L'Histoire de France vue par San-Antonio Frédéric Dard Le commissaire San-Antonio #00 Paris ne s'est pas fait en un jour, et la France ne s'est pas faite toute seule ! Les plaques de nos rues et les socles de nos statues portent les noms des responsables : ça va de la rue Vercingétorix à la rue Charles de Gaulle. Et pourtant le nom le plus important est absent de nos places, de nos avenues, de nos boulevards et même de nos impasses : celui de Bérurier. Or, ce sont les Bérurier qui ont vraiment fait la France. Avec leurs mains, leur sang et leur sueur. Avec leur esprit aussi. Soucieux de réparer cette criante injustice, j'ai essayé de reconstituer leur trajectoire dans le temps. Comme le langage, l'Histoire se doit de rester vivante ; c'est pourquoi je me suis attaché à en secouer la poussière, à en « plumeauter » les toiles d'araignée, à en dédorer les tranches, les couronnes et les auréoles et à la saupoudrer d'éclats de rire. Un petit travail de réfection, quoi ! Il m'a permis de constater qu'on nous avait doré l'Histoire de France avec cette même poudre aux yeux qui sert aussi à nous dorer la pilule ! SAN-ANTONIO Frédéric Dard L'Histoire de France vue par San-Antonio AVERTISSEMENT Ce livre a ceci de commun avec le très respectable Annuaire des Téléphones, c'est qu'on n'est pas obligé de le lire en commençant par le commencement. Oh ! mais alors pas du tout ! Comme beaucoup de gens, il n'a, j'en conviens, ni queue ni tête, ce qui facilite grandement son exploration. Si une période de l'Histoire de France (ouvrez le ban) vous intéresse particulièrement, cherchez à la table des matières les pages qui la concernent et commencez par elles afin de vous mettre en train. Si vous n'avez aucune idée préconçue et si vous ne faites pas de différence entre Charlemagne, Napoléon III ou Charles XI (vous n'êtes pas forcément intelligent) ouvrez donc ce bouquin n'importe où et laissez-vous aller, tout comme le fait au long de cette narration mon camarade Bérurier. Que vous dire encore ? Oh ! oui : ne laissez pas tramer ce livre à la portée de toutes les mains. Il est très instructif certes, mais il n'est pas pour autant destiné aux enfants de chœur. Et si d'aventure les enfants de chœur l'achètent (j'y compte bien, d'ailleurs) qu'ils évitent de le montrer à leurs parents. Ce petit avertissement est uniquement destiné à vous exciter un brin, tous, car il faut toujours donner aux adultes l'illusion que certaines lectures leur sont réservées, tout en faisant croire aux enfants que ces mêmes lectures leur sont interdites. De cette façon, les uns et les autres achètent le livre en grand secret et ça fait marcher l'édition. Cela dit, il est bon d'avoir deux ouvrages de cette épaisseur par ménage, ne serait-ce que pour asseoir dessus les chérubins qui hélas ! étudient le piano. Tant de gens se sont déjà assis sur l'Histoire de France ! San-Antonio. A tous les Étudiants de France, qui sont mes amis ; et à PATRICE DARD, dont je suis l'ami.      SAN-ANTONIO. AVANT-PROPOS HORS DE PROPOS MAIS QUI VIENT A PROPOS La maison Parapluie ressemble à une étable lorsque les vaches sont aux champs. C'est que, depuis quelques jours, les malfaiteurs ne « malfont » plus. En effet, ils ont entrepris une grève revendicative pour protester contre la multiplication des signaux d'alarme dans les banques. Non pas que ces appareils bruyants les gênent particulièrement dans l'exercice de leur profession, mais ils incitent les employés de banque à l'héroïsme. Conséquences directes : messieurs les hommes sont obligés de leur tirer dessus afin de les faire tenir tranquilles, ce qui leur vaut de graves ennuis lorsque, d'aventure, nous les arrêtons. Donc, apathie générale dans les joyeux locaux de la police. On entendrait voler les mouches, si les mouches se hasardaient céans. Pas folles les guêpes ! Les pieds sur le cuir râpé de mon sous-main, les mains croisées sur le ventre dans la pose idéale du Privé américain attendant le démarrage d'un premier chapitre de série noire, j'attends pour ma part qu'il soit l'heure d'aller ailleurs. Je rêvasse à des futurs probables. Quand l'époque vous paraît un peu fadasse, il est bon de se réfugier dans l'avenir. Je me dis que plus tard, on sera sorti de la grande torpeur saccharinée. Les marchands de bagnoles vendront des fusées d'occase. Y aura des dépanneuses cosmiques pour aller récupérer les gus en rade entre Mars et Vénus. Les congés payés pique-niqueront en scaphandre auto-nome dans la Grande Ourse. Et le panier ne sera pas duraille à coltiner vu l'absence de pesanteur. Notez bien que de nos jours et sur notre planète de pères de famille, la pesanteur ne nous gêne pas tellement aux entournures. Excepté l'intelligence des gardiens de la paix, il n'y a rien de vraiment lourd autour de nous. Le poids du monde, on peut le connaître avec un pèse-lettres. Il suffît de ne pas éternuer au moment de la pesée ! Ici-bas, tout est plume et silence. Le bruit de notre planète, c'est la rumeur indécise que vous balbutie un coquillage vide. Mais les humains se balancent à tout va de grandes poignées de poudre-aux-yeux, comme on balance des confetti. Ils naviguent d'illusions en désillusions, vaille que vaille, en s'efforçant de croire qu'ils existent… Il y a des moments, pourtant, où l'homme moderne se rend compte qu'entre une incongruité de lapin et lui il n'y a pratique-ment aucune différence : c'est quand il descend de sa voiture. Hors de son auto, il est foutu, l'homme moderne. C'est un cul-de-jatte en péril. Il se tue généralement au volant de sa bagnole, mais c'est seulement quand il est à pied qu'il a conscience d'être mortel ! Alors il se trouve des excuses, de la qualité de celles qu'inventent les gens de théâtre pour expliquer les mauvaises recettes. Vous les avez déjà entendus bavasser sur la question, les comédiens, les magiciens, les baladins ? Un poème ! C'est dans ces moments-là qu'ils vadrouillent dans le vrai lyrisme. Il y aurait un lexique à écrire sur les bonnes formules réconfortantes qui servent de paravent aux échecs. Le public n'est pas venu ce soir parce que, deux points à la ligne : « Il fait trop chaud, il fait trop froid, il fait trop de vent. Parce qu'on est au début du mois, parce qu'on est à la fin du mois, parce qu'on est au milieu du mois. Parce que c'est lundi, parce que c'est mardi, ou mercredi, ou jeudi, ou vendredi. Parce qu'on est samedi et que demain, ce sera dimanche ; ou parce qu'on est dimanche, veille de l'impitoyable lundi. Il est resté chez lui, le public, parce que c'est le terme, parce qu'il a changé de bagnole, parce qu'il y avait l'Homme du XX siècle (le perfide) à la télé ! Parce que de Gaulle parlait ! Parce que le Premier ministre ne parlait pas. Parce que ça va être Noël, parce que ç'a été Noël. Parce qu'il se réserve pour le Salon de l'Auto. Parce que la Reine de Patagonie est en visite officielle à Paris. Parce qu'il va y avoir des élections. Parce que la vie augmente. Parce que c'est la rentrée des classes. Parce qu'il y a des grippes ! Parce qu'il ne saurait pas où garer sa voiture. Il n'est pas venu parce que c'est un tocard ! Un grand crétin multiple et anonyme à la couennerie couleur de muraille ou de papier de salle à manger à fleurs ! » — T'as l'air morose ! remarque une voix qui fait irrésistiblement songer à des pommes de terre jetées dans de l'huile bouillante. Mon valeureux camarade Bérurier vient d'entrer. Ses joues rouges comme des pommes de Californie racontent des hectolitres de beaujolais. Il porte un complet Prince de Galles dans les vert sombre. Les poches du vêtement sont gonflées d'objets mystérieux et pesants. Bérurier ressemble à un gros âne bâté. Sa chemise rose s'orne de trous brunâtres produits par les cigarettes. Sa cravate bleu ciel sert d'écrin à un reliquat de jaune d'œuf. Il ne s'est pas rasé depuis l'avant-veille. C'est un exploit inexplicable que réussit Béru d'une façon permanente : on peut le voir quotidiennement, il est resté pas-rasé-de-deux-jours avec une constance qui tient du prodige. Son chapeau de feutre au bord large et gondolé lui compose une auréole couleur de margelle. Saint Béru ! Introuvable sur le calendrier, mais connu dans tous les bistrots de Paris ! Je considère avec cordialité les cent dix kilos de brave homme proposés à mon amitié. Le haut du pantalon est dégrafé et il manque trois boutons à la chemise rose, si bien que le contemporain du Gros a une vue imprenable sur son nombril tourmenté, ombragé de poils vigoureux et duquel rayonnent quantité de cicatrices. — Je ne suis pas morose, Gros, expliqué-je. Je réfléchis ! Il a un rire pareil à un sac de noix vidé dans le grand escalier de l'Opéra. — Tu m'étonneras toujours, San-A. Réfléchir sans y être obligé, c'est du vice. Il relève de trois centimètres le bord de son chapeau et essuie un peu de sueur sur son front prolétarien avant d'avouer : — Moi, je réfléchis jamais en dehors des heures de travail. Ayant dit, il fait hurler le dossier d'un fauteuil en prenant place sur l'un de ses accoudoirs. — T'as lu le baveux, ce matin ? demande-t-il en ex-trayant un journal qu'il a dû récupérer dans la lunette d'un ouatère public. — Non, aujourd'hui mes problèmes personnels me suffisent. — Y a un article marrant dont au sujet duquel je veux te demander une explication. Il lit de sa belle voix entretenue par Astra : — Des spéléologues découvrent des inscriptions dans une grotte de la Côte-d'Or. On pense qu'il s'agit d'une fresque relatant les faits d'armes de Vercingétorix. — Intéressant, conviens-je, mais je ne vois pas pourquoi cette nouvelle t'émeut. Il brandit sous mon nez un cliché représentant la fresque en question. — Tu vois, San-A, le mec avec un bitos à ailerons. La flèche dit que c'est lui Vercingétorix… — Effectivement ! — Juste à côté de lui y a son Gaulois d'ordonnance, tu asperges ? — Très bien. — Mate-le attentivement et dis-moi à qui qu'y ressemble ? Je regarde et un sourire velouté pare mon physique de séducteur. — A toi, Grosse Pomme ! — Je te le fais pas dire ! exulte Sa Majesté. — Tu me le fais dire, mais c'est vrai. — Comment t'expliques la chose ? — Facile, un de tes ancêtres a sûrement été le compagnon de Vercingétorix. Le Gros rougit un peu plus, ce qui équivaut à dire qu'il devient violet. — Tu crois ? — Pourquoi pas ? — J'aurais eu un ancêtre qui aurait vécu au temps des Gaulois, moi ! balbutie-t-il avec une modestie fondamentale qui fait les âmes pures. — Tout le monde, mon Béru, tout le monde ! C'est une chaîne qui a démarré par Adam ou par un gorille, peut-être même par un poisson, et dont nous sommes provisoirement les derniers maillons. Il hoche son mufle puissant, s'arrache délicatement un poil de nez, torche d'un revers de main la larme ainsi occasionnée et murmure : — Je vais te faire un aveu, Gars : moi, l'histoire, j'y ai jamais rien pigé. Oh ! je sais qu'il y a eu Henri IV, bien sûr, mais je serais pas fichu de te dire s'il était le fils de Jeanne d'Arc ou de Catherine de mes Dix Six. Il hoche sa pauvre tête déserte et continue. — C'est kif-kif pour les Louis et les Charles. Par exemple, est-ce que Louis XIV a vécu avant ou après Louis XIII ? Pour moi, c'est mystère et bulgome. Je me paume ! — Lis un livre d'histoire, ça s'arrangera. Il renifle, gêné. — J'ai essayé. Mais je décroche à la deuxième page. Ça me fait roupiller, j'y peux rien. Son cas me parait en effet désespéré. — Et pourtant, insiste Béru, je sais que ça m'intéresserait. Rien que les bribes que je connais, comme par exemple Napoléon et Richelieu délivrant le tombeau du Christ à Mathusalem, ça me passionne pire que les bandes dessinées de France-Soir ! Il regarde ses ongles déguisés en faire-part de deuils et s'en grignote quelques millimètres qu'il recrache adroitement sur mon sous-main. — Si tu voudrais, toi qui es calé, tu me raconterais tout ça, qu'au moins j'aie pas l'air d'une truffe quand je sors dans le monde. A ma moue, il pressent un refus et se fait implorant. — Enfin quoi, j'ai la photo d'un parent à moi avec Vercingétorix dans le journal et je suis pas fichu de savoir ce qui lui est arrivé ! Un cas de conscience se pose pour moi. Ai-je le droit de ne pas étancher cette belle soif de savoir ? Ai-je le droit de laisser croupir le cher Béru dans les limbes de l'ignorance ? Cet homme de bien veut savoir d'où il vient, et par qui ! C'est beau, c'est noble, c'est généreux, et combien français, ce besoin de grimper à son arbre généalogique pour aller dénicher le ouistiti de ses débuts. — Je suis certain que t'aurais la manière de m'expliquer le topo, San-A. Puisqu'en ce moment on se les roule, plutôt que de gamberger à des choses qui servent à rien, raconte-moi un peu ce qu'ils ont fait, les Bérurier, puisque tu le sais ! Je fais claquer mes doigts, ce qui, chez moi, ponctue toujours mes graves décisions. — O.K., Gros ! Installe-toi, ouvre grandes tes portugaises et tâche de ne pas t'endormir si tu ne veux pas recevoir un seau d'eau à travers la physionomie ! Tu y es ? — J'y ai ! — D'ac ! Alors on va commencer par Vercingétorix, puisque c'est lui qui sert toujours de chapitre number one dans les manuels. — Voilà… PREMIÈRE PARTIE LA GAULE LE MOYEN AGE Première Leçon : VERCINGÉTORIX ET CÉSAR — Aussi loin que puissent porter nos mirettes de taupe dans le Musée Grévin de l'Histoire, on n'aperçoit — avec ou sans le concours des Frères Lissac — qu'un défilé de gars sans-gêne, venus d'un peu partout afin de vérifier si notre patelin est bien le pays de cocagne annoncé à l'extérieur. Ces visiteurs ont été — et sont encore — si nombreux, que cette bonne bouille de Durand (en nette régression quoi qu'on en dise, et si tu ne m'en crois consulte l'annuaire) est en droit de se demander s'il existe réellement une race française, tellement les chiares de ses aïeux ressemblent à leurs voisins de palier. Parce que chez nous, c'est kif-kif le burlingue des objets paumés : tout ce qui radine sur le territoire nous appartient au bout d'un an et un jour ! Pour être français, il suffit d'habiter la France. Car, à l'inverse de ce qui se passe dans les autres pays, ce ne sont pas les Français qui font la France (ils auraient plutôt tendance à la défaire) mais la France qui fait les Français. — Arrête tes divulgations, supplie Béru. Je me paume. Qu'est-ce que t'entends par là, Gars ? Je considère cette bouille d'Aryen congestionné et je m'explique : — Prends un Suédois, par exemple, ou bien un Coréen ou un Bulgare ; bref, prends n'importe quoi sauf un Anglais, cette race occupant une place à part dans la famille des mammifères bipèdes et bimanes, et expédie ce Suédois, ce Coréen ou ce Bulgare dans un pays autre que le sien : mettons en Espagne. Ça donnera quoi ? Simplement un Suédois, un Coréen ou un Bulgare habitant l'Espagne ! — Cette couennerie ! murmure le Gros. — Attends ! Mais au lieu d'envoyer ces gens-là en Espagne, installe-les à Pont-d'Ain ou à la Garenne-Colombes et tu obtiendras illico des Français. C'est un mystère, Gros ! Et c'est ce mystère qui fait que la France est un pays qui ne ressemble pas aux autres ! Maintenant, voyons un peu comment elle a démarré, la France ! Tu n'es pas sans savoir que jadis elle s'appelait la Gaule ! — Fais confiance, ça va revenir, ricane l'Hénorme. Je poursuis, sans tenir compte de son interruption. — Quand tu discutes la question avec M. Dupont, tu le vois se rengorger en parlant des Gaulois. Le Gaulois, c'est notre fierté nationale ; et pourtant, quand on y regarde de plus près, on se rend compte qu'il était made in Germany, le Gaulois, tout comme les bons appareils d'optique et les chambres à gaz. Seulement il était à ce point représentatif qu'on l'a annexé définitivement. Je crois que ce qui nous séduit chez lui, c'est son côté mastar. Il nous rassure, tu comprends ? A notre époque de ramollis, il faut du poil sur la poitrine de notre pedigree. Note bien que j'ignore si les Gaulois ressemblaient vraiment au portrait qu'on nous fait d'eux. Mais pour toujours, le Gaulois restera un grand costaud avec des lampions bleu-candide, des douilles qui lui pendent jusqu'au valseur, des bafies en guidon de course et un de ces casques à plumes comme on n'en trouve même plus chez le fripier de l'Alhambra. C'est très important, la plume, dans l'imagerie populaire, Béru. — En somme, murmure le Graves, les Gaulois, c'est comme qui dirait nos Indiens à nous ? La formule me paraît judicieuse. Je le dis à Bérurier qui, du coup, ne se sent plus. — Dis voir, San-A., enchaîne-t-il. Si le Gaulois était à plumes, ou peut se demander si la Gauloise était pas à poils ? Sa remarque me fait tressaillir. La Gauloise ! Quel manuel d'histoire la mentionne, cette humble délasseuse de guerriers. Exceptée la vaillante Régie des Tabacs, qui s'est jamais soucié d'elle ? Personne ! Aucun historien n'a (avant moi) rendu hommage à cette obscure grand-mère ; et si nous n'avions pas la preuve que les Gaulois portaient des cornes, on serait presque en droit de se demander si elle a existé. A Paris où la femme est roi, comme dirait Suzy Solidor, nul n'a jamais songé à la Lutécienne. Je suis donc heureux et fier de réparer ici la muflerie des historiens. — Eh ben, gronde Béru, continue, mon pote, j'sus tout ouïe ! — Où en étais-je… Ah oui ! les Gaulois ! C'étaient des vrais sauvages. Ils passaient leur temps à se chicorner entre eux et vivaient du produit de leurs chasses et de leurs pêches. — Les tableaux de chasse, je les imagine d'ici, rêvasse Béru. « Mammouth et compagnie ». Dis, Gars, le cuissot de mammouth grand veneur, ça devait pas être dégueulasse. Et là, au moins, t'en avais pour deux personnes ! Je m'abstiens de lui dire qu'à l'époque gauloise le mammouth n'existait plus. A quoi bon surmener cet appareil poussif qu'est le cerveau de Bérurier ! — Les Gaulois n'étaient pas encore abonnés à Maison et Jardin, continué-je. Ils vivaient dans des huttes au bord des rivières. — La villa « Sam'Suffit », quoi ! Comme celle de mon ami Flumet qui s'est installé un wagon désinfecté de la Essènecéef sur son lot de pêche ! — Exactement ! Les Gaulois ne croyaient pas en Dieu, ils adoraient le soleil ! — Et pourquoi pas ! les défend mon camarade. Le soleil, au moins, on est sûr qu'il existe. La preuve : on est obligé de se cloquer de la crème Nivéa sur le dargif pour se protéger de ses audaces ! Je prends le parti de ne plus relever ses interruptions et de poursuivre contre vents et marées. — Leurs prêtres s'appelaient des druides, ils portaient des robes blanches… — T'es sûr que c'étaient pas des Dominicains ? — Non, ça n'en était pas ! Armés d'une faucille d'or, ils allaient cueillir le gui dans les chênes ! Béru pousse un barrissement qui fait trembler le couvercle de mon encrier. — J'en connais un de druide ! Il vend du gui au coin de ma rue pour la Saint-Sylvestre. Mais il porte pas de robe blanche ; seulement un futal de velours et une canadienne. — Tu vas la fermer, oui ! m'insurgé-je. Il se renfrogne. — Ben quoi, je m'intéresse, balbutie ce bon élève. Je le console d'un clin d'yeux. — L'amour de la guerre entraîna les Gaulois hors de la Gaule, en Italie. Ils entrèrent dans Rome et brûlèrent la ville ! — Je croyais pourtant que Rome était ville ouverte ? — Pas en ce temps-là ! La citadelle de Rome s'appelait le Capitole ! — Je sais, tranche doctement le Gros. Ben oui, s'explique-t-il en découvrant mon air incrédule. Depuis que j'étais mouflet je savais que Rome était le Capitole de l'Italie ! — Le Capitole était une forteresse, hé, Analphabètes ! Les Romains s'y étaient barricadés. Les Gaulois ont voulu donner l'assaut à cette forteresse. Une nuit, ils sont arrivés en loucedé au pied des remparts avec la panoplie du parfait assiégeant. Tout le monde roupillait à l'intérieur du Capitole. Mais les oies qui s'y trouvaient les ont éventés et se sont mises à crier… — C'étaient des zouaves pontificaux ? — Je ne parle pas de zouaves, mais d'oies ! Des oies : coin-coin ! — Ah bon : Qu'est-ce qu'elles foutaient là ! Ta forteresse, c'était un élevage, ou quoi ? — Les Romains élevaient ces oies en l'honneur de la déesse Junon ! — Junon ça devait être quéqu'un dans le genre de Berthe, ma femme. Elle aussi elle adore les oies. Avec des marrons, comme pour les dindes ! — Pour en revenir à celles du Capitole, elles ont réveillé les Romains. Ceux-ci sont accourus et ils ont jeté les Gaulois du haut des remparts ! — Oh ! ce valdingue ! Descendez on vous demande ! Un rire aussi large que les fesses d'une couturière illumine la face rubescente de Bérurier. Il imagine l'assaut. Le gag des oies, ça l'a mis de bonne humeur, le chéri. — Ç'a été le commencement de la fin pour les Gaulois, enchaîné-je. A partir de ce moment-là ils ont commencé à reculer surtout que les Romains devenaient de plus en plus puissants. Un beau matin, les Gaulois se sont retrouvés en Gaule. — Comme quoi ils auraient mieux fait d'y rester et de se fout' la peignée entre eux, philosophe mort ami. Quand on se castagne à la maison, on casse p'être les vitres, mais ça r'garde pas les voisins ! — Pendant un certain temps, ils se sont tenus peinards, à boire de l'hydromiel… — De I'hydromiel ? — Oui : un spiritueux fabriqué avec du vin et du miel. Ils buvaient ça dans le crâne de leurs ennemis. — Ma belle-sœur de Nanterre aussi en fabrique, de I'hydromiel, me révèle Béru. Il rigole. — Seulement s'il fallait l'écluser dans le crâne de piaf à mon beau-frère ça serait le modèle verre à liqueur pour jeune fille lymphatique. — Il arriva que les Romains touchèrent un général célèbre. — Eux aussi ! — Le leur s'appelait Jules César. A la tête de ses troupes, il entreprit la conquête de la Gaule. — Comme le nôtre, en somme ! Sauf qu'il était d'origine italienne au lieu d'être d'origine allemande ! — Ils fonçaient à travers la Gaule comme les panzers en 40. C'est alors que ton petit camarade Vercingétorix s'est manifesté. Il regroupa les troupes gauloises pour s'opposer à l'envahisseur. Il parvint à chasser les légions de César de Gergovie et il les poursuivit jusque dans la Côte-d'Or ! — Je le vois venir ! La Côte-d'Or, avec tous ses vignobles, c'était tentant, se pourléche le valeureux Béru. Le Vosne-Romanée, comparé à I'hydromiel, tu permets ! — C'était tentant, mais ça ne porta pas chance à Vercingétorix. Battu par les troupes de César il se réfugia dans Alésia. César fit le siège de la ville. Et Vercingétorix dut se rendre pour éviter à ses hommes de mourir de faim ! Monté sur son plus beau cheval, il alla déposer ses armes aux pieds de César. — Comment t'est-ce qu'ils pouvaient mourir de faim s'ils avaient encore des bourrins ! s'étonne le Gros. Le steak de canasson, c'est pourtant fameux, surtout avec des pommes frites ! — L'histoire reste évasive à ce sujet. — Et qu'est-ce qu'il lui est arrivé au Vercingétorisque ? — César le fit prisonnier et l'envoya à Rome où il le fit égorger cinq ans plus tard. Ainsi donc, pour conclure cette première leçon, Gros, il faut convenir que notre Histoire commence par une défaite ! — Ce qui n'empêche qu'à l'heure où tu causes, tout te monde chez nous a sa bagnole et son poste de télé, branche le Mahousse. Lecture : LES GAULOISERIES DU GAULOIS BÉRURIX Une sonnerie de corne d'auroch éclata dans le camp. Le soldat Bérurix tressaillit au fond de son sommeil. — A la soupe ! murmura-t-il. Il ouvrit les yeux et se mit sur son séant, il eut alors une vision consternante de la réalité. Sous sa tente, près de lui, un druide dormait, en chien de fusil. Sa faucille d'or accrochée à un piquet scintillait doucement dans la pénombre. Bérurix écarta la peau de zébi qui servait de rideau à la tente, et fit la grimace : il faisait un temps à ne pas mettre un Romain dehors ! Le ciel était bas de plafond et un vent aigre hurlait dans les arbres. La sonnerie se répéta. Cela faisait longtemps déjà qu'elle n'indiquait plus la soupe. Le soldat Bérurix se gratta violemment l'entrejambe. Depuis un certain temps il hébergeait de la vermine. Bérurix était un homme sociable, aimant la compagnie ; mais l'idée que ses locataires se nourrissaient de sa personne, alors que lui la pilait depuis des semaines, le chagrinait. Allez donc exercer des représailles sur des poux intimes. Tout ce qu'il pouvait entreprendre contre eux, c'était de les paniquer avec ses gros ongles richement calcifiés. Hélas, les tenaces bestioles se souciaient autant des ongles de Bérurix que les Romains cernant le camp se souciaient de sa francisque ! Une grande agitation naissait dans le camp d'Alésia. Des hommes couraient sur l'esplanade en coiffant leurs casques. Les couvre-chefs étaient de deux sortes. Il y avait les casques à plumes pour ceux dont les mœurs étaient mal définies, et les casques à cornes pour les hommes mariés. Un vieux Gaulois à moustaches fripées passa devant la tente de Bérurix. — Y a alerte ? questionna ce dernier. Le vieux Gaulois (qui avait nom Pinuchix) secoua la tête. — C'est le général qui va causer, annonça-t-il d'une voix bêlante. Avec ses cornes, il ressemblait effectivement à un vieux bélier triste. Il avait l'œil chassieux, et le cou pareil à un sarment de vigne. — Encore ! bougonna Bérurix. Toujours du Blabla[1 - Expression gauloise dont le sens est mal défini, mais qui doit signifier « parloter ».] quoi ! Et après ses belles paroles il nous fera chanter tous en chœur la « Gergovienne ». Comme si on avait tellement de forces à dépenser ! Pinuchix approuva d'un hochement de tête, ce qui déséquilibra son casque, et s'éloigna d'un pas pauvre en calories. Bérurix rentra dans sa tente et s'approchant du druide endormi, lui donna une solide claque sur les fesses. — Allez ma gosse ! lança-t-il au prêtre, c'est l'heure ! Le druide s'étira en bâillant. Un sein rond et dru s'échappait par l'échancrure de sa robe blanche. — Remise ta laiterie, conseilla Bérurix, à tes signes extérieurs de richesse les potes s'apercevraient vite que t'es pas un druide ! Docile, l'ex-dormeuse remit l'évadé dans sa geôle. — Et tes bacchantes ? sursauta Bérurix. Qu'est-ce t'as fait de tes bacchantes, môme ? — J'ai dû les perdre en dormant, soupira la compagne du guerrier. Elle se mit à chercher dans les peaux jonchant le sol. Ses gestes alourdis par le sommeil devinrent fiévreux. — Je ne les retrouve plus ! sanglota la jeune femme. — Nous v'là chouettes ! se lamenta le soldat Bérurix. Sans moustaches t'es pas sortable, sois logique ! Le faux druide se prit la tête à deux mains et se mit à réfléchir. — Je les avais ôtées et posées sur ma descente de natte, — se souvint-elle tout à coup. Bérurix blêmit. — Nom de soleil ! jura-t-il grossièrement, je les ai fumées ! — Quoi ! s'étrangla sa camarade de tente. — J'ai cru que c'était de la barbe de maïs, tu comprends ? — De la barbe de maïs, les moustaches de grand-père ! s'indigna-t-elle. Elle se mit à pleurer à la pensée que ce trophée familial s'était envolé en fumée. Très embêté, Bérurix fourrageait dans ses poux de corps. — Je m'excuse, balbutia-t-il, affaibli comme nous sommes, ça n'a rien d'étonnant qu'on fasse des erreurs. — Mais qu'est-ce que je vais devenir, sans moustaches ! protesta la fille. J'ai pris des risques terribles pour te suivre parmi la troupe et voilà où j'en suis réduite à cause de ton étourderie. Le vaillant Bérurix tapotait sur son bouclier en fredonnant « Au gui l'an neuf ». — Et c'est tout ce que tu trouves à répondre ! fulmina le faux druide. Bérurix releva la tête. Ses joues amaigries étaient flasques comme des fesses de vieille fille. Une lueur glaciaire scintillait en son regard famélique. — Je vas réparer ça, ma gosse, promit-il. Puisque j'ai pris la moustache pour de la barbe de maïs, les autres prendront bien de la barbe de maïs pour de la moustache, non ? — Et où en trouveras-tu, du maïs, gros malin ? Le Valeureux étendit sa main vers la campagne environnante. Par-delà les fossés creusés par les Romains, des champs et des vignes opulents se succédaient à l'infini. — Je vais aller t'en chercher. — Mais tu risques la mort ! — Je la risque pour toi, mon chou… Il répéta avec une infinie nostalgie : — Mon chou… Ses yeux hallucinés évoquaient des choux odorants cuisant dans une marmite avec un filet d'aurochs. Un peu de salive humecta la commissure de ses lèvres. — On est gaulois ou on ne l'est pas, trancha-t-il. La galanterie avant tout. J'ai fumé tes moustaches, faut que je t'en procure d'autres. Le général va causer. Il en aura pour un moment. J'essaierai de filer du camp, pendant que les autres truffes l'écouteront. Il s'agenouilla auprès de la fille et lui donna un baiser aussi ardent que l'incendie de Rome. — Si tu trouves du maïs, murmura-t-elle, ne prends pas seulement sa barbe. J'ai tellement faim, mon chéri, si tu savais. Les traits du guerrier assiégé se durcirent. — Les temps sont loin où notre chef cuisinier Rémondix Oliverix nous mijotait l'oie farcie à la Junon ou la cervelle de Romain en gratin, soupira-t-il. Il se leva et sortit d'un pas décidé. Debout sur un bouclier d'apparat tenu par quatre de ses plus athlétiques guerriers, Vercingétorix parlait. Il était grand, beau, jeune, brave et noble. Sa chevelure d'un blond fâcheusement vénitien (fâcheux étant donné les circonstances) étincelait à la pâle lumière d'un soleil timide qui parvenait parfois à trouer les nuages bas. Ses yeux myosotis étincelaient. Il avait le nez fort, ce qui a toujours été considéré comme un signe de noblesse et d'énergie. — Mes amis ! commença-t-il. Les choses étant ce qu'elles sont, et Alésia ce que vous savez, je viens de prendre une décision capitale… Il y eut un frémissement dans la foule des guerriers qui se pressaient à ses pieds. Satisfait, Vercingétorix promena sur ses féaux compagnons un regard empreint d'orgueil et de reconnaissance. — A partir de maintenant, poursuivit-il, nous allons continuer. Les Romains espèrent nous réduire par la faim. Ils déchanteront. Leur patience aura des limites. Un jour leurs troupes aspireront à retourner dans leur pays. Ce jour-là, alors, nous sortirons de cette place forte… — Les pieds en avant, ricana le soldat Bérurix qui passait à proximité. Tu causes, tu causes, mon général. Ou t'as des réserves de viande séchée ou tu te nourris d'espoirs… Et Bérurix, tournant discrètement le dos à la foule, se coula vers les fortifications. La voix ample et persuasive du grand chef le poursuivait, tenace : — La Gaule restera gauloise ! continuait Vercingétorix. Nous n'accepterons jamais aucune ingérence étrangère… Des hourras, des vivats, lui coupèrent poliment la parole. Bérurix atteignait les fortifications composées de longs pieux dont la pointe effilée était tournée vers l'extérieur, lorsqu'une voix l'interpella : — Qui va là ? Notre ami se retourna et aperçut une sentinelle gauloise à quelques mètres de lui. Il sourit à son camarade. — T'affole pas, Duconix, rassura le chasseur de moustaches. Je vais aux goghs[2 - Mot gaulois signifiant : toilettes.]. — Tu as bien de la chance, grommela sombrement la sentinelle. Et, discrètement, elle tourna le dos à Bérurix qui en profita pour escalader la palissade. Ce que la famine lui faisait perdre en forces, il le gagnait en agilité. Lorsqu'il fut au sommet de la palissade, il défit ses molletières de cuir, les lia bout à bout et les attacha à l'un des pieux en prévision de son retour car, depuis l'extérieur, l'escalade s'avérait impossible. Puis il se laissa couler en deçà des fortifications. Chose curieuse, malgré les périls qui l'environnaient, il ressentit un délicieux sentiment de liberté. D'un pas prudent, l'échine arquée, il s'approcha du fossé ceinturant la place forte. Bérurix émit un petit sifflement approbateur. C'était du beau travail. Ces Romains, tout de même, ils étaient ce qu'ils étaient, mais question boulot ils ne craignaient personne ! Une boue fangeuse croupissait au fond de ce fossé. Bérurix s'y engagea. Les miasmes le laissaient indifférent car il n'avait jamais eu le sens olfactif très développé. C'était toujours à lui qu'on refilait les morceaux de venaison les plus avancés. Le franchissement du fossé fut long, pénible et périlleux. Mille fois, Bérurix faillit périr enlisé dans la vase qui le happait. Mais la faim guidait ses pas. La faim et l'amour. Car il comptait bien ramener une moustache de rechange à sa bonne amie. Larirette était une compagne fidèle et docile. Pour ce qui était du repos du guerrier, elle en connaissait un bout ! Il n'y en avait pas deux comme elle, de Lutèce à Lugdunum, pour réussir le grand écart à l'envers sur la peau d'ours rembourrée. Une merveille ! Quant à l'hydromel, elle te vous le préparait mieux que la barmaid de la Grande Caverne à Gergovie qui, pourtant, connaissait son métier ! Bérurix était noir et cloqueux lorsqu'il émergea du redoutable fossé. Il aperçut une fumée, non loin de là. En rampant dans les hautes herbes il s'y dirigea. Malgré ses narines atrophiées, il percevait des senteurs de cuisine et une grande émotion stomacale le dévastait. Après bien des reptations, il arriva à l'orée d'un champ où des soldats romains avaient planté leur tente. Il s'agissait d'un poste avancé. Des hommes du Jules César s'apprêtaient à déjeuner. Bérurix aperçut des grappes de maïs enfilées sur un bâton. Elles servaient à confectionner la polenta. Bérurix crut défaillir en apercevant, miraculeusement réunis : la barbe végétale dont il rêvait pour Larirette (il avait ainsi surnommé sa douce amie à cause de la faucille qui lui servait à couper, non pas le gui, mais des joncs) et des mets cuits à point. Son dernier repas avait été constitué par un rat crevé qu'il avait partagé l'avant-veille avec Larirette et ce n'était pas un mets digne d'un Gaulois ! Comme Bérurix s'apprêtait à foncer au péril de sa vie sur les plats cuisinés romains, une ravissante Gauloise sortit de la tente des envahisseurs. Elle était blonde et jolie, et chantait en voix de soprano « Vercingétorix, qu'est-ce que tu risques ? » une chanson ironique composée par les Romains afin de tourner en dérision le valeureux général ennemi. Ils la répandaient sournoisement dans la population occupée afin de saper le crédit dt Vercingétorix. « Ah ! les vaches ! soupira Bérurix, la propagande n'a pas de secrets pour eux ! » — C'est servi, gazouilla la jeune Gauloise. Trois Romains beaux comme des dieux sortirent de la tente. L'un d'eux prit la jeune fille à la taille et lui donna des baisers dans le cou, ce qui la fit glousser d'aise. La nature éminemment gauloise de Bérurix s'insurgea. — Être doublé par des Ritals, nom de Soleil ! balbutia-t-il. Un second soldat de César vint renifler le plat. — Madré de Dio ! fit-il (en latin), ma qué tou couisines comme ouné déesse ! — Pas de blasphème ! intervint le troisième qui semblait d'humeur austère. Ils s'assirent en rond et c'est alors que le soldat Bérurix, ne pouvant plus contenir sa faim ni son indignation, bondit sur le groupe, francisque en main ! Il maniait cette arme à deux tranchants avec une habileté rare. En moins de temps qu'il n'en faut à un raton laveur pour cisailler les pilotis d'une hutte, Bérurix fit voler les trois têtes. La Gauloise en avait lâché sa louche à potage. Béru lui plaça deux baffes qui eussent fait éternuer ses défenses à un mammouth. — Roulure ! hurla-t-il. Traînée ! Collabo ! Tu vas voir tes tifs ! Il entreprit de couper la chevelure de la fille ; mais le fil de sa francisque était émoussé, aussi Bérurix lui coupa la tête pour aller plus vite. Ensuite de quoi il se jeta sur le déjeuner de ces messieurs, consomma sans respirer trois galettes de polenta, but une bouteille de Pommardix et considéra dès lors la vie sous d'heureux auspices[3 - La scène se déroulant en Bourgogne, pas tellement loin de Beaune, on pourrait écrire sous d'heureux hospices.]. Il déchira la tunique d'un romain décapité et la transforma en sac pour coltiner le reste du repas. — Qui va là ! C'était à nouveau la sentinelle. — Tu vois bien que c'est moi ! fit Bérurix. — Qui, toi ? insista le Gaulois de guet. — Bérurix, voyons ! L'autre s'approcha avec défiance du tas de boue noire qui parlait et remuait sous ses yeux. A travers ce cloaque ambulant il identifia effectivement son compagnon. — D'où viens-tu ? — Des cagouinsses ![4 - Autre mot gaulois signifiant « Toilettes ».] — Tu es tout crotté ! — Justement, je suis tombé dedans ! Mais la sentinelle ne cacha point son incrédulité. Il se livra à une rapide inspection et découvrit le ballot de victuailles que Bérurix s'efforçait de dissimuler. — La moitié pour toi si tu écrases le coup ! proposa Bérurix. Un instant, la faim faillit l'emporter sur le devoir. La sentinelle huma la nourriture, mais elle secoua la tête. — Service, service, murmura-t-elle. Jugulaire-jugulaire. Allez, ouste ! amène-toi ! Bras croisés, l'œil sévère, la jambe cambrée, Vercingétorix examinait le Bérurix penaud qui se tenait devant lui. — La honte soit sur toi ! fit-il d'un ton qui flétrissait. T'abaisser à aller chaparder la nourriture des Romains ! J'en rougis. Qu'on te mette à mort ! Vous êtes bien d'accord, vous autres ? demanda-t-il en se tournant vers le front des troupes. — Oui ! Oui ! Oui ! mugirent (avec les cornes à leurs casques ils paraissaient réellement mugir) les guerriers assiégés. Bérurix en eut froid dans le dos et mal partout. Ses compagnons, ses braves et joyeux copains votaient sa mort avec une frénésie répugnante. Sa mort à lui qui s'était montré si gentil, si jovial et si serviable avec chacun ! La rage lui fouetta le sang. — Mon général, fit-il, d'accord, vous me couperez la tronche, mais est-ce que vous me permettez de placer un dernier mot auparavant ? — L'homme qui va mourir a le droit de s'exprimer, répondit noblement Vercingétorix. Bérurix prit une profonde aspiration. — C'est parti, comme en 14 avant Jésus-Christ[5 - La scène se passant en 52 avant Jésus-Christ, la boutade révèle une certaine science prémonitoire !], lança-t-il. Et d'attaquer aussi sec : — Mon général, mes amis. Vous vous carrez le doigt dans le lampion jusqu'à vous toucher le fond du calbar lorsque vous pensez que les Romains vont se lasser. Est-ce qu'on se lasse des vacances ? La vérité, c'est que ces petits rigolos sont en vacances chez nous (peut-être qu'un jour c'est nous qu'on ira en vacances chez eux, mais en attendant ils sont ici et pas mécontents d'y être). Je viens de me payer une petite expédition dans leur camp, j'admets. Ça m'a permis au moins de voir des choses. Ces messieurs ont tout ce qu'il faut pour rigoler et s'amuser en société : de la bouftance, du piccolo et des nanas. Ils mangent et boivent nos récoltes et, sauf vot' respect, mon général, ils passent nos souris à la casserole que si le Pape existait ça en serait une bénédiction. Je viens d'en étendre trois qui se payaient une de ces Gauloises à bout filtre que vous sortiriez d'Alésia pour en manger, tout Vercingétorix que vous êtes ! Et nous, ici, pendant ce temps on se serre la ceinture d'un cran de plus par jour. Bientôt on aura bouclé la boucle, faites-moi confiance. L'herbe à lapin, c'est bon pour nourrir les lapins, mais pas des guerriers. Dans quelques jours, quelques semaines au plus, ils s'amèneront, les Romains, musique et César en tête, avec la fleur à la lance, et tout ce qui leur restera à faire ce sera de balayer nos carcasses pour que le camp fasse moins désordre. Mon général, vous pouvez maintenant me faire sectionner le cigare, je préfère canner pendant qu'il me reste encore des calories. Bérurix se tut et essuya d'un revers de bras la sueur qui emperlait son front. Un profond et inquiétant silence régnait maintenant dans l'assistance. On attendait des mots de Vercingétorix : il les prononça. — Quelle solution proposes-tu donc, Bérurix ? demanda le général avec dédain. Va jusqu'au bout de ta pensée ! Bérurix haussa les épaules. — Mon général, on a bouffé tous les rats qui se trouvaient dans Alésia. Maintenant les rats, c'est nous. N'attendons pas la mort, stupidement. Quand on est clamsé, c'est râpé. Mais tant qu'on vit l'espoir demeure. Rendons-nous ! Ça nous fera peut-être mal à l'orgueil, mais en tout cas ça nous fera du bien à l'estomac ! Se laisser mourir de faim en chantant « Je suis un fier Gaulois à tête ronde », c'est facile. Mais avoir le courage de se rendre, ça oui, c'est un exploit. Il se tut. Quelques secondes d'un monstrueux silence succédèrent à sa profession de foi. Puis une immense clameur s'éleva d'Alésia. — Pour Bérurix : hip hip hip hurrix ! Hip hip hip hurrix ! Alors, le fier Vercingétorix blêmit. Sa tête blonde s'inclina. Soudain, il donna un coup de talon afin de marquer sa détermination. — Qu'on m'amène mon cheval blanc, qu'on ouvre les portes de la ville et qui m'aime me suive ! « Ça y est, le voilà qui se prend pour Henri IV ! » pensa le prophétique Bérurix. Ce fut le tumulte. Chacun s'agitait, puisant dans l'esprit de reddition une nouvelle fièvre, sœur jumelle de ses ardeurs guerrières. Les Gaulois venaient de comprendre, grâce à Bérurix, que se rendre est une façon de combattre. Pendant qu'on se faisait beau pour aller se soumettre, Bérurix regagna sa tente. Il était trop fatigué pour aller jeter ses armes au pied de Jules. Il sentait confusément que l'ingrate Histoire oublierait et son nom et le rôle déterminant qu'il venait de jouer. Il savait que Vercingétorix aurait droit plus tard à sa statue et à son nom dans les manuels comme tous les généraux. Mais Bérurix n'en ressentit aucune amertume. Lui, il allait faire l'amour et essayer de mourir le plus tard possible. C'était un programme simple mais qu'il entendait réaliser. — A quoi penses-tu ? lui demanda Larirette un peu plus tard, lorsqu'il l'eut comblée de ses bienfaits. Bérurix lui sourit. — Je gambergeais, ma gosse. J'étais en train de me dire qu'il vaut mieux avoir des pantoufles qu'une légende. C'est plus confortable. Et comme il la voyait en train d'effilocher de la barbe de maïs, il ajouta : — Plus la peine de te cloquer des postiches, fillette ; maintenant je sens qu'on va apprendre les bonnes manières !      Extrait de « Commentaires sur la guerre des Gaules » par César Pion. Deuxième Leçon : LES FRANCS — CLOVIS — Formidable ! s'émerveille le Gros. Je sens que cette fois je m'éduque pour de bon, San-A. Jusqu'ici, j'avais beau m'être abonné à « Rustica » et lire chez le coiffeur le « Readère digéré », ça clochait côté intellect. Maintenant je vais étinceler en société… Je ne peux m'empêcher d'être sceptique. Meubler l'intellect de Béru est chose plus difficile que de vendre des ventilateurs à un philatéliste. Il gratte d'un ongle calciné le jaune d'œuf décorant sa cravate. — Tu sais ce que je suggère ? On va descendre écluser un petit gorgeon au troquet du coin. Ça me donne soif, tout ça ! Je souscris à sa requête en moins de temps qu'il n'en faut à un contractuel pour décorer votre pare-brise, et nous voici installés dans l'arrière-salle d'un estaminet discret. — Et après ? demande Bérurier, quoi t'est-ce qui s'est passé ? Je me paie un petit viron rapide dans l'entrepôt de ma mémoire. — Après, fils, les Romains ont occupé la Gaule. — Longtemps ? — Quatre cents ans ! Il n'en croit pas ses trompes d'Eustache. — Et nous qu'on se plaignait en 40 ! Ils avaient aussi de la Gestapo, les Romains, San-A ? — Non, mon gros. C'étaient des gens civilisés. La preuve : ils ont défriché et cultivé votre pays. Ils y ont tracé des routes… — Du temps qu'ils y étaient, ils auraient aussi pu faire des autoroutes, observe pertinemment le Majestueux. Parce que si on compte sur nos gouvernants à raison de cinquante centimètres par an, c'est pas demain qu'on fera Lille-Nice sans changer de trottoir ! Il fait signe au loufiat de remettre nos verres à jour. — Tu permets que je poursuive ? — Et comment ! Tu sais que je biche comme un pou ! L'Histoire, c'est bien plus beau que tes histoires. — Les Romains ont bâti également des villes, continué-je. A l'heure où nous mettons sous presse, Gros, les plus beaux monuments français, c'est à eux que nous les devons ! Ça lui humecte le regard. Béru, c'est un tendre. Il a la reconnaissance à fleur de cils. — Alors, en somme, les Gaulois sont devenus collabos ? — Exactement ! Ça leur a au moins permis de s'éduquer, comprends-tu ? Si tu es un être raffiné, plein de grâce et de distinction, c'est à eux que tu le dois ! — On va arroser ça, dit-il en vidant son verre. Ah ! les braves gens ! J'eusse pas cru ! — Note bien, rectifié-je, poussé par ce souci d'équité qui ne m'abandonne jamais, sauf lorsque je ne peux pas faire autrement, note bien, Gros, qu'ils ont été plutôt durailles avec les premiers chrétiens, soyons juste ! — Esplique ! — Une centaine d'années après la mort de Jésus-Christ, la religion chrétienne s'est répandue en Gaule. — Eh ben ! mon pote, les nouvelles se déplaçaient à l'allure limace ! ricane le Monstrueux. T'imagines, si Johnny Hallyday avait vécu de ce temps-là ! On serait pas été près d'en entendre causer ! — Les Romains qui étaient païens persécutèrent les premiers chrétiens. Le Gros donne du poing sur le guéridon de marbre. — Nom de D…, jure-t-il. Ça me revient. Je peux même te dire qu'ils ont martyrisé Félix Pothin et Sainte Blanquette ! Vrai ou faux ? Plus Ben-Hure si mes souvenirs seraient exacts. Je retiens mon hilarité. — Ils le sont, Gros. Douze sur dix ! — Merci ! Ça me fait plaisir de constater que je suis pas si ignorant que je croyais. Mais dis voir, les Romains, question curaterie, ils se sont vachement rattrapés depuis, non ? — Tu parles ! — Du coup ils ne permettent plus que le Pape soye pas rital ! C'est des excessifs dans leur genre. — Seulement, après quatre cents ans d'occupation, ils ont été virés de Gaule par un peuple venu de Germanie. — Notre maladie de Rhin commençait, plaisante aimablement Sa Majesté. — Tu l'as dit ! Ce peuple était le peuple Franc ! Qu'est-ce qui te fait rire ? — Des frisés qui s'appelaient Francs, moi je me marre ! C'eusse t'été des Marks, je veux bien, mais des Francs ! Ya de quoi se mettre du sucre en poudre sur la choucroute, non ! Il devient grave et murmure : — Je pige pourquoi le Général dit qu'il est d'origine allemande. En somme on est tous plus ou moins chleus ? — On est un peu tout, Gros. Notre pays est un creuset où s'opèrent des alliages de races. Pour en revenir aux Francs, ils se sont établis au nord de la Gaule et ont fondé le premier royaume français. Tu sais comment il s'appelait, le premier roi de France ? — Ben, François Premier, fatalement ! dît le Gros et de détailler : François parce que ça vient de France et Premier parce que c'était le premier. Y a des moments que tu me prends pour je sais pas quoi ! T'oublies que tu causes à un inspecteur principal qui en sait long comme un rouleau de papier hygiénique sur le chapitre de la déduction ! — Il ne s'appelait pas François Premier, il s'appelait Mérovée, Gros ! tonné-je. Bérurier est interdit. Il ouvre et referme la bouche à plusieurs reprises avant d'avouer, d'une voix contrite : — Jamais vu ce blaze nulle part, même pas dans le Bottin où que pourtant on en trouve des pas banaux ! — Tu as dû entendre au moins parler de son petit-fils ? — J'ai pas z'eu cet honneur non plus, grommelle le Renfrogné. — Clovis ! La bouille du Gros revient an beau fixe. — Clovis, le gars du vase ? — Soi-même ! C'est lui qui a achevé la conquête de la Gaule en virant les Romains. Il avait épousé une bergère carrossée par Chapron : Clotilde. Faut te dire que le gars Clovis, question amour c'était aussi une drôle d'épée ! La cafetière-verseuse, le sifflet magique, la brouette indonésienne, le gant de velours, le papillon soudanais, la calotte glaciaire, le médium enchanté, le lézard peureux, la badine mérovingienne, le tapis volant, la charge de la Brigade sauvage et la clarinette à fausses notes, il connaissait tout ! — L'enveloppe cachetée aussi ? s'intéresse Béru. — Aussi ! — Les 4 bayonne-au-même-clou également ? — Tout, je te dis ! Il était païen, poursuis-je, et Clotilde était chrétienne. — Y avait de l'eau dans le gaz chez eux, je m'en doute ! — Pas du tout, car ils s'aimaient. Clotilde cherchait à convertir son bonhomme. Elle allait y parvenir, lorsque leur môme qui s'appelait Ingomir est mort ! — Comment voulais-tu qu'il vive avec un prénom pareil ? philosophe le Gros. — Le gars Clovis s'est grouillé de faire un autre chiare à sa bonne femme. Les races royales, c'est comme les réchauds à fondue : faut pas les laisser s'éteindre. Et voilà que le deuxième mouflet tombe malade le lendemain de son baptême ! — Coup dur pour le Clergé, admet le Gravos. Il devait vachement tiquer, Cloclo ? — Tu parles. Il commençait à se dire que le Dieu des Chrétiens n'avait pas les Mérovingiens à la chouette ! Mais Clotilde a tellement prié que le gosse a guéri. — Un miracle, quoi ! D'autant que la pénicilline devait pas exister à cette époque. — Malgré ce miracle, Clovis n'était pas pleinement convaincu de la nécessité de sa conversion. Ce qui l'a décidé, c'est la bataille de Tolbiac contre les Alamans. Les choses se passaient mal pour lui et il allait ramasser la dérouillée lorsqu'il a eu la bonne idée de s'adresser au Dieu de Madame. Donnant, donnant : tu me refiles la Victoire et je me fais chrétien ! Le bon Dieu, qui aime parfois les coups de poker, a suivi. Clovis a été vainqueur ! Le Gros est émerveillé. — Voilà une histoire qui manque pas de sel, convient-il. — D'autant plus, renchérisse, qu'elle se termine par un baptême ! Ce dernier a eu lieu à Reims ! C'est là que Clovis est allé faire à Dieu le Dom Pérignon de sa personne ! Les rois de France devenaient catholiques ! A partir de ce moment-là, les évêques se sont alliés à Clovis et l'ont aidé à finir sa conquête de la Gaule. — Comme en Espagne pour Franco, quoi ! Je vide mon verre. — En conclusion, c'est une femme, tu vois, qui, indirectement, a permis l'unité de la France ! Le vaillant Béru a un sourire blasé. — Elles se sont bien rattrapées depuis, les friponnes ! assure-t-il en homme qui sait de quoi il parle. Si on aurait qu'elles pour faire l'Union, maintenant, la France ressemblerait vite fait à la salle Wagram un soir où Delaporte s'explique avec le Bourreau de mes thunes ! Puis, haussant les épaules avec fatalisme, il murmure : — N'empêche que ton Clovis, tout ce qu'il a laissé, c'est son nom à un coquillage. — Ça ne s'écrit pas de la même façon, Gros ! — Tout ce que tu voudras, y me fait penser à un bigorneau, ce mec-là ! Son coup du vase de flageolets ou de soissons (je me rappelle plus quelle sorte de haricots c'était) je le trouve minable. — Tu connais l'anecdote ? — Dis, tu permets ! Son guerrier casse un vase et il y coupe la tranche ! Moi, si j'agissais comme ça avec notre femme de ménage toutes les fois qu'elle casse quéque chose on me ferait passer aux Assiettes ! Mais vu que c'est Clovis, on apprend ça à nos mômes des écoles comme si ce serait un fait d'armes ! Ah ! je te jure : fous-moi ministre de l'Instruction Nationale et tu verras comment que je te ferai sauter ce chapitre des manuels ! — Tu aurais tort, assuré-je. Il est si pittoresque ! Alexandre Dumas n'a jamais rien écrit de mieux dans le genre ! Lecture : LA MÉSAVENTURE DU FÉAL BÉRURIS OU L'AFFAIRE DU VASE DE SOISSONS, COMME SI VOUS Y ÉTIEZ ! En ce jour de Noël, la ville de Reims était en fête. Le Champagne coulait à flots et un grand concours de populo[6 - Mot d'origine gallo-romaine signifiant « peuple ».] se pressait aux abords de l'église où se dérou-lait un événement capital : le baptême du roi Clovis. Ce dernier — qui n'était pas le premier venu — se tenait à loilpé[7 - Autre mot gallo-romain signifiant « nu ».] dans la piscine d'un baptistère nouveau modèle conçu et réalisé par Hidéalsthandhar. Malgré la saison et les courants d'air qui rôdaient sous les hautes voûtes, il n'avait pas froid. Lorsqu'on accomplit le destin de la France on n'a jamais froid. Lorsqu'on dorme l'exemple non plus. Clovis était le premier du lot à recevoir le sacrement du baptême. Sa sœur, qui répondait au doux nom d'Alboflède, et trois mille de ses guerriers attendaient patiemment leur tour de recevoir l'eau purifiante. La mitre de l'évêque saint Rémi (qu'on appelait Rémi tout court à cette époque, étant donné sa grande modestie) se mit à scintiller d'un éclat surnaturel. — Courbe la tête avec douceur, Sicambre, ordonna le prélat ; brûle ce que tu as adoré ; adore ce que tu as brûlé. Clovis inclina la tête et, ce faisant, adressa un clin d'œil à son féal Béruris, lequel se tenait debout près du baptistère. Au signal, Béruris se mit à reculer lentement jusqu'à l'autel. A cause de la solennité exceptionnelle de l'instant, personne ne lui prêtait la moindre attention. Béruris était un garçon athlétique et un tantinet grassouillet. Son visage zébré de cicatrices attestait de sa vaillance. Depuis toujours, Clovis lui confiait des missions délicates. N'était-ce pas ce même Béruris qu'il avait dépêché quelques années auparavant à la cour du cruel Gondebaud pour adresser à Clotilde sa demande en mariage ? La belle jeune fille se morfondait chez ce vilain tonton qui l'avait rendue orpheline en égorgeant papa-maman. Béruris s'était présenté à elle déguisé en mendiant. Suivant la coutume, Clotilde avait lavé les pieds du visiteur. L'unique bain de pieds du soldat Béruris ! Et quel bain de pieds ! Une future reine de France vous fourbissant les orteils, c'était un souvenir de qualité ! Chaque fois qu'il croisait l'épouse de son souverain, Béruris en devenait écarlate d'émotion et il avait des fourmis rétrospectives dans les nougats. Il avait remis à Clotilde l'anneau d'or par lequel Clovis s'engageait et des larmes avaient brillé dans les yeux de l'adolescente. Ah ! c'était la belle époque ! Depuis, l'ambiance avait considérablement changé. A cause de cette même Clotilde, voici qu'à cette heure tous les Francs se faisaient catholiques à la chaîne. Il y avait queue devant le baptistère. Les premiers arrivés étaient les premiers servis ! L'évêque Rémi possédait une sacrée technique. Ou plutôt une technique sacrée. Avec lui, en deux coups de cuillère à apôtre, on se retrouvait chrétien et pas tellement content de l'être dans le fond ! Lorsqu'on est païen de père en fils depuis le fond des âges, c'est dur de se confier à un Dieu tout neuf pour les beaux yeux d'une reine trop mystique ! Le soldat Béruris se trouvait maintenant seul derrière l'autel. Son regard habituellement braqué sur la ligne bleue des Vosges ne perdait pas de vue le vase précieux que Clovis convoitait. Béruris ne lui trouvait rien de rare, au vase. Mais les caprices des grands ne sont pas analysables par l'homme du peuple. Peut-être le roi désirait-il s'en servir comme cendrier ou bien le faire monter en lampe ? Là n'était pas la question ! Comme il s'agissait d'un vase sacré, Clovis ne pouvait décemment demander à l'évêque de le lui offrir. Le plus simple était donc de le faire voler. Béruris avança une main agile à travers les fleurs décorant le maître-autel et saisit le vase par son unique anse. Après quoi, d'un geste prompt il le dissimula dans les plis de son manteau. Lorsqu'il eut repris sa place dans la colonne de guerriers à baptiser, ses yeux croisèrent ceux de Clovis. D'un battement de paupières, il fit comprendre à son souverain que le coup avait réussi. Béruris reçut soudain un coude au creux de l'estomac. — A la queue comme tout le monde ! gronda un des guerriers. — Mais j'étais là ! protesta Béruris. — Si tu y étais, t'avais qu'à y rester. Ça fait deux heures qu'on attend d'être baptisés. Chacun son tour, pas de favoritisme. T'as pas une carte de Grand Invalide, que je sache ! Béruris possédait un certain nombre de qualités, mais la patience ne figurait point parmi celles-ci. — Et ta sœur ? demanda-t-il. Est-ce que je te demande si elle s'est fait baptiser par les Grecs ! Un deuxième soldat voulut mettre son grain de sel. A l'occasion d'un baptême collectif, il s'en estimait sans doute le droit. — Pinusis a raison ! chuchota ce juge-arbitre volontaire. Fallait pas quitter ta place. Maintenant va te coller au bout de la file ! — Suffit ! aboya Béruris, c'est pas parce que t'as fait colbac que ta peux te croire tout permis ! Môssieur se prend pour un gardien de la paix, je suppose ? Un murmure de protestation courut dans l'assistance. Saint Rémi donna un coup de crosse qui se répercuta longuement sous les voûtes. Soucieux de ne pas commencer à se mettre le clergé sur le paletot alors qu'il venait tout juste d'entrer dans la grande famille chrétienne, Clovis s'avança, l'œil sévère. Il se fit expliquer la cause du remue-ménage et décréta en montrant à son féal Béruris le bout de la cohorte. — Ils ont raison : va te mettre à la queue et recueille-toi ! Une rage noire s'empara de Béruris. C'était bien ça, l'injustice des grands. Il pillait l'église pour satisfaire la cupidité de son roi et ce dernier le mortifiait devant tout le monde en guise de remerciements. C'était trop ! — Et mon c…, c'est du vautour ? aboya Béruris, perdant tout self-contrôle. D'un geste rageur, il lança le vase au pied de son souverain. Le vase se brisa en quatorze morceaux exactement. Clovis blêmit. Il loucha sur les débris dispersés à ses pieds, puis regarda l'évêque qui se cramponnait à sa crosse ! Il devina sans peine que les choses allaient se détériorer très vite avec l'Église s'il n'y mettait bon ordre. — Ramasse ! ordonna-t-il. Béruris, douché par son éclat, avait les doigts de pieds eu bouquet de violettes. Son cœur cognait fort et il regrettait de s'être ainsi laissé emporter. Il s'agenouilla pour collecter les morceaux du vase. Clovis hésita. Il pensait qu'après la cérémonie un sacré rififi[8 - Expression gallo-romaine dont le sens exact ne nous est pas encore parvenu.] éclaterait côté clergé. L'évêque Rémi qui n'était pas une lavasse voudrait en avoir le cœur net. Or, le prélat avait des manières bien à lui pour inciter les hommes à se mettre à table ailleurs que devant une table de communion. S'il apprenait le pot aux roses à propos du vase, lui, Clovis, ne serait pas encore sorti de l'auberge avec la pacification de la Gaule. D'un geste prompt il tira son épée et, avec un léger pincement de cœur toutefois, décolla proprement la tête du pauvre Béruris. — Clovis, voyons ! protesta l'évêque pour la forme. Il eut un petit sourire évangélique. — Ce voleur l'avait bien mérité, j'en conviens, mais c'était un homme de votre suite et… Alors Clovis l'interrompit. — Monseigneur, répondit-il, je ne fais qu'obéir à vos enseignements : après avoir adoré ce que je brûlais, je brûle ce que j'ai adoré. Il essuya la lame rougie de son épée à la tunique de feu Béruris et fit signe à des soldats d'évacuer sa dépouille. Onze hommes, qui n'attendaient qu'une occasion de filer, obéirent. Ils charrièrent les restes de Béruris hors de l'église. Comme ils avaient déjà été baptisés et qu'ils trouvaient le temps long dans le temple, comme par ailleurs il faisait un beau soleil d'hiver sur l'esplanade, ces onze hommes, sur les conseils de l'un d'eux qui avait nom Raymondus Kopis, organisèrent un jeu de ballon avec la tête parfaitement ronde de Béruris. Le stade de Reims était né !      (Imité de Grégoire de Tours.) NOTA : Ainsi donc, contrairement à ce qu'apprennent sottement les historiens aux élèves des Cours élémentaires et moyens, l'affaire du vase de Soissons n'a pas eu lieu à Soissons en 486, mais à Reims dix ans plus tard. On se perd en conjectures à propos de cette erreur. Mais la version qui prédomine est que la première narration de l'incident fut rédigée par un historien soissonnais. Que la bonne ville de Soissons nous pardonne cette rectification ; mais la vérité avant tout ! Cette vérité nous oblige à dire que jamais, et pour cause, Clovis n'a prononcé les paroles célèbres « Souviens-toi du Vase de Soissons ! » D'ailleurs pourquoi solliciterait-on la mémoire d'un monsieur à qui l'on vient de fendre la tête ! Troisième Leçon : DAGOBERT — CHARLES MARTEL — PÉPIN-LE-BREF — CHARLEMAGNE Le vin blanc cassis étincelle dans les yeux de Bérurier. — Et après Clovis ? demande-t-il. Pas d'erreur : l'Histoire le passionne pour de bon. — Après Clovis, Gros, il y a eu du suif dans le royaume. Clovis avait quatre fils. Des gars pas intéressants du tout, style blousons dorés. Ces garnements se sont tous plus ou moins entretués sur les bords. En tout cas le royaume a été démembré vite fait. D'ailleurs, d'une manière générale, chaque fois qu'un caïd de l'Histoire a réussi l'unification du pays, il a eu comme descendants des lavedus qui ont coulé la baraque. Après eux, tout était à recommencer. C'est à se demander comment la France est encore debout sur ses pattes, la pauvre bête. Bérurier se mouche bruyamment, admire son mouchoir et déclare doctement en le repliant. — Tous les fils à papa c'est pareil ! Ils arrivent au monde avec un bol gros commak et ils se croient sortis de la cuisse de Gulliver. Moi, j'aurais été roi de France, mes mômes, c'est pas par des percepteurs que je les aurais instruits, ah ça, non ! Je les flanquais à la communale, recta ! Et je donnais le mot aux instituteurs pour qu'ils leur savatassent les noix ! Pas de carrosse, pas d'argent de poche : un vélo pour leurs étrennes et encore : d'occasion ! Il regarde sa montre-bracelet en nickel poinçonné. — C'est l'heure de la croque, remarque-t-il, car rien ne lui échappe. Tu vas venir casser une graine à la maison. Je commence par refuser, mais, devant l'insistance de mon valeureux camarade, je finis par céder et nous voilà partis chez lui. Dans la voiture, Béru ne me laisse aucun repos. — Bon, nous avons donc dit que les mouflets à Clovis étaient des tocassons. Moi, les tocassons je ne veux pas m'y attarder. C'est à cause de pourquoi j'aimerais que tu poursuivisses par les mecs intéressants. La première belle bouille après Cloclo, c'était qui ? — Dagobert ! fais-je. Il barrit. — Celui qui prenait sa braguette pour sa poche-revolver ? — Celui-là même, Béru. Ce fut le seul descendant de Clovis qui eut un règne pacifique et glorieux. Il refit le grand royaume et le gouverna sagement avec l'aide de son Premier ministre. — Qui c'était, en ce temps-là ? Guy Mollet ? — Non, Gros : saint Éloi ! Il se donne une claque sur les jambons. — Tu parles, je me rappelais plus la chanson. Je crois qu'il fait allusion à la ronde enfantine bien connue, mais il me détrompe en entonnant d'une superbe voix de basse galvanisée : « Saint Éloi avait un fils qui s'appelait Ocului, « Et quand saint Éloi forgeait, son fils Ocului soufflait. » Il se tait et déclare après un temps de réflexion : — Ce qu'il y a de sympa chez Dagobert, c'est qu'il ait pris un orfèvre comme Premier ministre. Ça prouve qu'il était pas fiérot. Il se racle la gorge. — Ce Dagobert, il était aussi chouette à la ville qu'au trône ? — C'était un sacré paillard, le renseigné-je. Comme il n'avait pas de lardon avec Gomatrude, sa première femme, il l'a répudiée pour épouser une bergère moins stérile. Seulement, avec la seconde ça n'a pas mieux gazé. — C'est pas lui, par hasard, qui était diminué du calcif ? suggère l'Honorable. — Non : il s'est mis à draguer pour dénicher les pucelles en état de marche. Et il a fini par en trouver une à Senlis. La légende affirme qu'il s'est enfermé avec elle trois jours et trois nuits ! Bérurier est enthousiasmé. — Oh ! pardon, le grand service alors ! Avec rince-doigts et couvert à poissons ! Il me cligne de l'œil dans le rétroviseur. — Senlis, moi aussi j'y ai passé des véquendes avec des souris, mais trois jours et trois noyés dans la même marmite, c'est de la performance où je me suis jamais hasardé. Les vingt-quatre plombes du Mans ou le Bol d'or sont enfoncés ! Et ça a boumé du côté Prénatal ? — Magnifiquement, puisque la môme en question l'a rendu père ! — Elle pouvait faire ça pour lui, plaisante le Gros, lui l'avait bien rendue mère ! — A partir de ce moment, ça l'a déclenché, notre ami Dagobert. Question bagatelle, il est passé pro et il a eu jusqu'à quatre concubines à la fois ! — Chapeau ! admire Béru. Faut avoir de l'estom' avec tous les accessoires. Nous roulons un instant en silence et il ajoute : — S'il passait son temps à se déloquer pour faire reluire ces dames, y a rien d'étonnant qu'il ait mis un jour son bénard à l'envers ! Et après Dagobert ? Nous sommes stoppés à un feu rouge. Près de moi, une ravissante môme au volant d'une Bozon-Verduraz décapotable me fait des sourires. Je lui virgule mon œillade ? ?assassine numéro 18 bis, celle que j'emploie dans les encombrements de voitures et les concerts symphoniques. — Après Dagobert, enchaîné-je… Mais le regard de la gosse est irrésistible. Je me penche hors de la portière. — Mande pardon, mademoiselle, puis-je vous demander ce que vous faites lorsque vous êtes descendue de votre véhicule à essence ? — J'attends le moment d'y remonter, répond-elle à brûle-pourpoint. — Commence pas ton cinoche, supplie Béru, faut toujours que tu montes en gringue avec les frangines. T'as un vrai chalumeau oxhydrique dans le kangourou, San-A, c'est pas tenable ! Dis-moi plutôt ce qu'il est advenu après le roi Dagobert ! Je cherche, je ne trouve pas… Au feu rouge suivant, la môme est toujours à ma hauteur. — Je connais un feu qui reste à l'orange dans un quartier tranquille, lui lancé-je, pourquoi n'irons-nous pas le visiter un de ces quatre soirs ? Ça marche. Cette friponne doit avoir les paupières en tricot Rasurel, car elle n'a pas froid aux châsses. — Pourquoi pas ? — Où est-ce que je vous retrouve ? — A la Brasserie Martel, rue du Grand Charles ! A cinq heures cet après-midi, ça vous va ? — O.K. ! Vous me reconnaîtrez facilement : j'aurai le sourire de Rudolf Valentino au coin des lèvres. Un sifflet d'agent met fin à notre flirt. Je reviens à Béru. Grâce à cette môme, je me rappelle maintenant la figure intéressante qui s'annonce dans l'ordre chronologique de l'Histoire. — Je ne crois pas me gourer, mais après Dagobert il y a eu ces fleurs de naves de rois fainéants, puis enfin Charles Martel. — Les rois fainéants ! s'étonne le Gros, intrigué ; quézaco ? — Des rois dont on ne trouve le blaze que dans les bouquins vachement documentés. Ils ont à nouveau torpillé le royaume, fatalement : ils passaient leur vie dans des chariots tramés par des bœufs ! — Oh ! dis donc ! le mur du son, ça les empêchait pas de ronfler ! C'est ça qu'on appelle suivre le bœuf ! — Seulement le bœuf les a conduits tout doucement à la faillite. « Ces rois laissaient flotter les rubans, tu comprends ? Alors, naturlich, les larbins se goinfraient. Le Royaume était administré par les Maires du Palais. » — Mettre la France en gérance libre, faut être drôlement cossard en effet, convient Béru. Il était maire, Charles Martel ? — Oui, mais lui c'était quelqu'un de pas mal dans son genre. — Qu'est-ce qu'il a fait ? — Il a arrêté les Arabes à Poitiers… — Tandis que notre Charles à nous, il les a arrêtés à Évian… T'as raison : l'Histoire, c'est un perpétuel recommencement ! Nous parvenons dans la rue de Bérurier. Il ne me laisse même pas le temps de remiser ma voiture. — Et après Martel ? — Pépin-le-Bref, dis-je, préoccupé par ma manœuvre, car je n'ai pas trois centimètres de battement pour loger mon carrosse entre une camionnette et un triporteur. — Il était marchand de parapluies, ce gus-là ? — C'était le fils de Martel. — Il a ratatiné le royaume, alors ? — Pas du tout. — Pourtant tu me causais que les fils de cracks c'étaient des lavasses ? Je descends de calèche avant de répondre. J'ai la gorge plus sèche qu'une vieille fille perdue en plein Sahara. A force de me faire parler, il me déshydrate, Béru. — Nous arrivons à une période d'exception, Bonhomme-la-lune. Pépin était le fils de Charles Martel et le père de Charlemagne. Trois belles figures de musée ! La France a touché le tiercé dans l'ordre à cette époque… — Revenons à ton Pébroque, décide le Mahousse qui n'a que faire de mes considérations et qui demande du précis. Qu'est-ce qu'il a maquillé, cézigue, dans l'Histoire, à part de porter un nom qu'on dirait une enseigne de chez C.C.C. ? — Comme son papa Charlie, il n'était que Maire du Palais. Mais lui en a eu classe de servir la soupe aux rois fainéants. Il a forcé le dernier Mérovingien à partir à la pêche et il a fondé sa propre dynastie. — Il a eu raison, affirme le Mastar. J'eusse été à sa place j'en faisais autant. Faut toujours se mettre à son compte quand on peut. Et à part ça ? — Il a fondé les Etats de l'Église. — De quoi je me mêle ! Comme si les Papes avaient besoin d'un roi de France pour gagner de l'artiche : avec des quêtes et le dernier du culte, ils se défendent déjà pas mal ! Et du côté slip Éminence, comment qu'il se comportait, le Tom-Pouce ? — Tout ce que je peux te dire, c'est qu'il a épousé Berthe au grand pied. — En grandes pompes, ajoute Bérurier qui ne dédaigne pas la plaisanterie. Nous grimpons l'escalier du Gros. Son rire sonore dérange les araignées en train de tisser contre le mur. — Elle avait des bateaux lavoirs en guise de mocassins, cette souris ? — Elle en avait au moins un, car ça s'écrit au singulier. — Ça doit être commode pour faire du patinage artistique. Tout de même, tu parles d'un couple : un bonhomme qui s'appelle parapluie et une dame qu'avait un pinceau comme une enseigne de bottier, ça devait valoir le jeton pour un mateur qui aime les sensations délicates ! Béru donne un énergique coup de sonnette sur l'air de « Tagada gada veux-tu souffler dans ma trompette ». Sa baleine vient ouvrir. Ce matin, B.B. (Berthe Bérurier) c'est un spectacle à ne pas manquer. Il est réservé toutefois aux adultes, car si un jouvenceau s'amenait chez le Gravos, la vue de cette ogresse le dégoûterait du beau sexe pour le restant de ses jours et le petit malheureux se consacrerait à la jaquette flottante. Elle porte une robe imprimée représentant des nénuphars sur un fond lie de vin. Cette réussite de la couture française ménage une vue étourdissante sur la poitrine de la dame. J'admire la résistance de son tombereau à bretelles. Je ne sais pas s'il était prévu pour une charge utile de cinquante kilos, l'outil de la maison Scandale, mais il fait son devoir, vaille que vaille, je vous jure. La gravosse a les bajoues à étage. C'est au troisième au-dessus de l'entre-côte que démarrent les poils de sa barbouze. Elle a le menton comme un cactus dans la force de l'âge, Berthy ! Et ses lèvres ressemblent à deux limaces en plein flirt. Il y a de la graisse par-dessus son rouge baiser. Ses pommettes enflammées n'ont pas besoin de fond de teint. Elle est coiffée à la Sheila, ce qui pour une dame de son âge et de son embonpoint frise l'indécence. Vous mordez un peu le topo ? Une évadée de la foire du trône. Et ça minaude, ça, Madame ! Ça se prend pour l'autre B.B. ! — Commissaire ! Quelle bonne surprise ! — Je l'ai invité à croquer, explique Béru. On est en pleine discussion et on ne pouvait pas se permettre de mouler la converse. T'as de quoi becqueter, au moins ? Berthe explique qu'elle a des tripes à la mode de Caen, un gigot aux haricots rouges et un reste de choucroute. Béru prévient que ça ne suffira peut-être pas, mais je le persuade du contraire et nous voici bientôt réunis autour de la table bérurèenne. — Ta sais comment qu'elle s'appelait, la bourgeoise à Pépin-le-Bref ? demande-t-il à brûle-pourpoint à sa moitié[9 - Admirez l'euphémisme !]. M Bérurier commence par le commencement, c'est-à-dire qu'elle demande qui est Pépin-le-Bref. Doctement, son hurluberlu le lui apprend, car le savoir, c'est comme la vérole : ça se refile automatiquement. — Pépin-le-Bref, c'était le fils à Guillaume Tell, dit-il. Sa mère c'était une Dupalais… Il fronce le sourcil et se tourne vers moi. — S'il y a gourance, arrête-moi, dit-il, mais je crois bien que c'est ça, hein ? Guillaume Tell, le zig qui s'est payé les ratons à Poitiers, et la mère Dupalais, son épouse, ont eu pour garnement le petit Pépin, et le Pépin a marida une dénommée Berthe ! — Parfait, Gros, pouffé-je, tu as une mémoire à ton échelle : elle est éléphantesque. Madame Béru minaude. — Elle s'appelait Berthe ! Voyez-vous, comme moi ! — Vanne pas, la stoppe Béru, son surblaze c'était au Grand Pied ! Paraît qu'elle avait un sabot de Noël format canoë, c'te pauvre reine ! Du coup ça la plonge dans le marasme, notre Berthe à nous, c'est-à-dire notre Berthe aux grands pieds. Béru fait basculer dans son assiette une brouettée de choucroute garnie, puis, s'adressant de nouveau à sa légitime, il lui gazouille : — Ces bonshommes et ces bonnes femmes de l'Histoire de France, tu peux pas savoir comment qu'ils étaient salingues dans leur genre. Tu vas me dire que les distractions manquaient : pas de bagnole, pas de téloche, pas de ciné ; bon je veux bien, mais tout de même, c'étaient des supermans de la bagatelle ! Tiens, le roi Dagobert : trois jours et trois nuits avec une sauterelle dans un hôtel de passe de Senlis ; vrai ou faux, San-A ? — Tout ce qu'il y a d'exact, renchéris-je. Voilà la Gravosse qui se met à roucouler comme un élevage de tourterelles. Elle dit avec des yeux luisant d'un louche appétit que c'est pas raisonnable. — Trois jours et trois nuits, ajoute-t-elle d'un ton rêveur… Ah ! il y avait des hommes en ce temps-là ! Béru ouvre son usine à distiller des couenneries, une francfort normalement constituée est prête à se poser sur son toboggan à boustifaille ; mais le Mahousse suspend son geste d'enfourneur pour questionner : — Cette Berthe, qu'est-ce qu'elle a fait ? — Une chose considérable, que jamais personne n'a réussie depuis, réponds-je ; elle a fait Charlemagne. — L'Empereur à la barbe fleurie ! récite Berthe qui a de la culture à rendre jaloux un Beauceron. — Justement non, douce amie. La Vérité historique m'oblige à dire que Charlemagne ne ressemblait pas du tout au portrait poétique qu'on nous fait de lui. C'était un Teuton grand et gros avec une tête ronde enfoncée dans les épaules. Il ne portait pas de barbe mais une simple moustache à la Brassens. — Tu me croiras si tu voudras, murmure Bérurier, mais je le préfère commak. J'ai jamais pu piffer les barbouzards. Mais dis voir, pourquoi qu'on l'appelait Magne, ce Charles-là ? Il était apparenté à la famille d'Antonin Magne ? — Pas à ma connaissance. Magne signifiait grand ! — D'où l'expression « faire ses magnes ». — Voilà ! — Et comme turf, qu'est-ce qu'il a maquillé, ton moustachu ? — Que font les monarques soucieux de s'assurer une bonne place dans les manuels, Gros ? — La guerre ? — Ben voyons ! — Et contre qui qu'il l'a faite, la guerre, ton Chariot-les-belles-baffies ? — Contre qui un Français fait-il la guerre ? Contre l'Allemagne, contre l'Italie et contre les Arabes ! — Encore les ratons ! soupire Béru, moi que je croyais que le problème datait de 1954 ! Et un Charles comme toujours ! Il brandit un pouce en spatule et énumère : — Charles Guillaume Tell, Charles Antonin Magne, et Charles… — Pas de politique ! tranche Berthe. Elle découpe le gigot avec une maestria stupéfiante. On se croirait dans une émission T.V. de M. Etienne Lalou : en direct de l'Hôpital Beaujon ! On aimerait être mouton pour avoir ses guitares débitées en tranches par B.B. — Et à part des guerres, est-ce qu'il faisait aussi l'amour, Charlemagne ? s'inquiète-t-elle en tirant une langue des plus comestibles. — Une splendeur ! la rassuré-je. Il a eu cinq femmes légitimes ! — Le voyou ! minaude Berthe. S'appliquant à Charlemagne, l'expression ne laisse pas que de paraître irrévérencieuse. — Il a répudié les deux premières et enterré les trois autres, révélé-je au couple d'ogres. Ça laisse Bérurier rêveur. — Cinq bonnes femmes, ça doit te meubler une existence, apprécie le Mastar. II passait son temps à la mairie, Charly ! Oh ! dis donc, la fleur d'oranger, il se la faisait livrer comme du fourrage par pleines charretées ! Puis, réfléchissant, il murmure : — J'ai idée qu'en ce temps-là les frangines étaient moins résistantes que de nos jours. Charlemagne, il aurait épousé en premières noces une bourgeoise comme ma Berthe, il pouvait se l'arrondir pour les quatre z'autres mariages ! Berthe, faut le reconnaître — et c'est pas parce qu'elle est présente que je le dis — c'est de la personne qui te fait de l'usage. J'aurais pas ma santé et des copains, c'est elle qui se passerait cinq julots sur l'établi, fais confiance ! B.B. en violit de confusion. — Écoutez-le, roucoule-t-elle, il va finir par tout vous dire. Et son genou de frôler le mien pour confirmer les affirmations de son conjoint. Je décide de ramener dare-dare la conversation sur les durs chemins du savoir. — Charlemagne n'a pas fait que des guerres et des mariages, enchainé-je. Il a également fait des lois et fondé des écoles. Entre deux guerres, il les visitait lui-même, ces écoles ! — Pas fiérot, l'empereur, ricane Béni. Il jouait à M'sieu l'Inspecteur. Ça note qu'il avait des capacités. Je sais que moi je débarquerais dans la classe du certificat pour demander aux mômes comment on met chacal au pluriel je serais en pleine panique au moment de la réponse, rapport à l'instituteur qui, lui, la connaîtrait peut-être… Berthe se file en renaud contre son gorille. — Laisse causer le commissaire, ordonne-t-elle. Tu ne fais que de l'interrompre. Elle se tourne vers moi et me demande : — Charlemagne, Roland c'était bien son neveu, n'est-ce pas ? Béru ressort de sa bouche la demi-livre de mouton cuit qu'il vient d'y introduire pour libérer son admiration maritale. — Tu te rends compte si elle est calée, ma Berthe ! exulte le Gros. On l'aurait poussée dans les études qu'en ce moment elle serait peut-être institutrice ! — Votre érudition m'impressionne considérablement, fais-je à la Femme Savante. Ce compliment me vaut un délicat coup de genou. Quand on s'amène chez les Béru avec, sur les épaules, une physionomie de Don Juan, il vaut mieux se munir de l'équipement complet de hoqueteur sur glace : le rembourrage des genoux est indispensable. — Ma chère Berthe, là encore il convient de se méfier de la légende. Roland n'était pas le neveu de Charlemagne, et ce ne sont pas les Arabes mais les montagnards basques qui l'ont mis à mort. — C'est quoi, la légende ? tranche Béru en engloutissant ses flageolets. — Roland, neveu du Grand Empereur, formait l'arrière-garde de l'armée à son retour d'Espagne. Il s'engagea avec ses troupes dans le défilé de Roncevaux… Béru m'interrompt. — Dis voir, c'était pas la bataille de Marengo ? — Absolument pas, pourquoi ? — Roncevaux-Marengo, ça me rappelait vaguement quèque chose, excuse-moi. Alors, le voilà dans le défilé, tu disais ? — Un traître nommé Ganelon montra aux Arabes le chemin suivi par Roland et les Maures s'y ruèrent. — Ça a dû chicorner ferme. Il était dans les paras, Roland ? — Non, mais tu paries d'un rififi, mon neveu, comme dirait Charlemagne. Roland a dégainé son épée qui s'appelait Durandal ! — Mince ! Comme notre voisin du dessus, celui qui est sourdingue ! — A propos, coupe Berthe, il va venir boire le café. Le Mahousse se renfrogne. — En quel honneur ? — Il m'a porté mon filet à provisions depuis chez le crémier, allègue B.B. C'était la moindre des choses. Mais revenons à Roncevaux ! Je bois un verre de Juliénas et je poursuis : — Roland a donc buté des centaines d'arbis avec sa valeureuse rapière. Mais il a cédé sous le nombre. Percé de coups, il a pigé qu'il allait becqueter son bulletin de naissance, alors il a voulu briser son épée en la frappant contre un rocher — on avait du savoir-mourir en ce temps-là — mais c'est le rocher qui s'est fendu ! — Ma douleur ! s'exclame le Gros. Elle sortait pas du Bazar de l'hôtel de ville rayon quincaillerie, sa pelle à gâteau ! J'ai idée que la légende, elle nous prend pour des gougnafiers ! Je veux bien que Roncevaux c'est pas tellement loin de Lourdes, et que là-bas on a le miracle sur l'évier, mais il pousse un peu le client dans les orties, le légendeur ! Ou alors c'était pas une épée, mais un pic pneumatique qu'il maniait, Roland. T'es sûr qu'il faisait pas plutôt partie du génie ? — Je ne suis sûr de rien, Béru, je te transmets la légende telle quelle ! Comprenant qu'il ne la briserait point, il s'est étendu dessus et s'est mis à sonner du cor pour alerter son tonton Charles. — Il aurait dû commencer par là. Il manquait d'organisation, le gars ! Attendre de canner pour appeler du renfort, c'est pas malin ! — Attends : il a soufflé si fort dans sa trompe que les veines de son cou se sont rompues et qu'il est mort ! — Conclusion, dit le Gros, c'était peut-être un bon sabreur, mais pas un bon trompettiste. Je veux pas te vexer, San-A, mais ta légende à la mords-moi le neutron, elle ferait marrer Armstrong ! Lecture : LE CARNET SCOLAIRE DU PETIT BÉRUDBERG… ET SES CONSÉQUENCES ! Monsieur Bérudberg père était dans une rage terrible contre Carolus, son petit dernier, un gamin de dix ans, plus joufflu que le derrière d'une tapissière. L'enfant avait une tignasse carotte, des oreilles décollées, un nez en pavillon d'olifant et de grands yeux bleus pleins de curiosité et de surprise. Agitant le parchemin d'écolier sous l'appendice de son rejeton, Bérudberg père, tonnelier de son état, vitupérait : — Petit malheureux ! Attraper un zéro en calcul ! Et par l'Empereur encore ! Tu nous déshonores ! Carolus objecta timidement : — C'était difficile… Tu le sais, toi, combien ça fait deux fois quatre ? Interloqué, Bérudberg père se tut pour étudier la question. Ne lui trouvant pas de réponse satisfaisante, il para au plus pressé en giflant le garnement. — Je vais t'apprendre à défier ton père, misérable ! En tout cas, sache bien une chose : si tu ramènes un bulletin scolaire pareil la semaine prochaine, je te briserai les reins. Carolus s'éloigna en reniflant. M Bérudberg s'approcha alors de son mari, le front soucieux. — Je te trouve bien sévère avec cet enfant, reprocha-t-elle. D'autant plus que tu as déjà estropié son frère aîné qui avait raté sa page de Caroline. Si tu veux mon avis, je commence à en avoir ma claque de ces questions scolaires… Jadis, avant l'instruction obligatoire, les parents vivaient en bonne intelligence avec leurs enfants, mais depuis que le Grand Charles[10 - Qualificatif familier par lequel on désignait Charlemagne dans le peuple.] est au pouvoir, rien ne va plus. C'est des scènes à chaque instant ! Ah ! çui-là, avec sa politique de prestige, je te jure ! Comme Bérudberg père se trouvait une fois encore à court d'arguments, il gifla sa moitié afin de lui apprendre à garder pour soi ses sentiments politiques. Cinq jours après l'incident que nous venons de relater, le jeune Carolus pleurait derrière un buisson. Sa sœur, Amalberge, qui flirtait à quelques meules de foin de là avec le commis tonnelier de son père[11 - Un certain Contrepétri qui aimait à passer la main entre deux caisses pour boucher le trou du fût.] entendit ses sanglots et s'approcha de son petit frère. Amalberge était une belle fille de seize ans, dont le soutien-gorge n'était pas gonflé avec une pompe à vélo. Elle portait les cheveux longs et s'habillait aux Dames de France du Temps Jadis, un magasin réputé. Sa blondeur faisait honte aux abeilles. Elle s'enquit des raisons de ce chagrin, car elle aimait beaucoup son petit frère. Carolus expliqua, entre deux reniflements, que sa semaine scolaire avait été catastrophique et qu'il s'attendait à un bulletin des plus alarmants. Pressé par le frère éducateur de dire combien faisait cinq fois un, il avait eu la malencontreuse idée de répondre « Six » alors que tant d'autres possibilités s'offraient à son choix. De plus, n'avait-il pas écrit dans un devoir « Deus ex machina » en ajoutant un « s » à « machina » et n'avait-il pas affublé le mot « homo » de deux « M » dans sa composition latine ? Non content de cela, il avait employé le mot estropié dans une phrase incorrecte puisqu'en effet ce pauvre petit avait écrit textuellement : « hommo lave plus blanc ». Le frère s'était mis dans un grand courroux et avait expliqué à ce peu brillant élève quel crime grammatical il commettait en abandonnant lâchement le superlatif « plus » dans une phrase inachevée. « Lave plus blanc que quoi ? » avait demandé le frère d'un ton fort abrupt. « Lave plus blanc que ma tonsure ? Que ton nez ? Que la couronne de notre empereur ? » Bref, comme disait jadis Pépin, les choses se présentaient extrêmement mal pour le jeune Carolus qui s'attendait à une rossée à grand spectacle dans un avenir très imminent. D'autant plus que l'Empereur avait promis de lui cloquer une annotation pas piquée des charançons sur son parchemin scolaire. Les coups de trique allaient voler bas. La gentille Amalberge réfléchit un instant, puis entreprit de calmer les angoisses de l'enfant. — Écoute, dit-elle, hier, j'ai croisé l'Empereur qui se rendait à la chapelle. Il m'a souri et m'a caressé le menton. Je vais essayer de l'aborder ce soir lorsqu'il ira au rosaire et je l'implorerai pour qu'il se montre indulgent à ton égard. Carolus sécha ses larmes et sauta au cou de cette grande sœur, si compréhensive et si astucieuse. Charlemagne se rendait à la chapelle d'un pas maussade. Homme d'action, il n'aimait guère les oraisons et il considérait la prière organisée comme une perte de temps ; il préférait converser avec Dieu dans le courant de ses occupations. Il lui arrivait de prier dans les circonstances et dans les positions les plus diverses : sur le trône, aux ouatères, pendant les conseils avec ses missi dominici et même en besognant des pucelles aux sens engourdis. La prière sur terrain approprié le faisait bâiller. Pourtant, il se devait de donner l'exemple. Un Empereur a pour obligation de montrer à ses sujets le chemin du salut. D'ailleurs ses bonnes relations avec le Pape qui l'avait couronné empereur d'Occident le forçaient à des démonstrations de piété édifiante. Comme il arrivait sur le parvis, il aperçut une belle fille blonde et potelée qui le fixait avec un rien d'effronterie. Celui que d'aucuns appelaient « le père du monde » (en toute simplicité) ne pouvait résister à une œillade assassine, à une jupe retroussée, non plus qu'à un corsage généreux. Or, l'adolescente qui se tenait devant lui produisait avec une fausse innocence prometteuse ces trois sources d'intérêt à la fois. Charlemagne avait déjà remarqué la mignonne auparavant et le souvenir de cette fille comestible et tendre l'avait visité au cours de la nuit tandis qu'il honorait une de ses concubines. Il s'arrêta devant la blonde et rosissante enfant. — Quel est ton nom ? questionna l'Empereur d'Occident et des environs. — Amalberge, répondit-elle. — Joli nom, approuva Charlemagne en avançant une main conquérante vers le bustier de la susnommée. Las, les rondeurs qu'il s'apprêtait à pétrir lui échappèrent, car Amalberge venait de se laisser tomber à genoux devant son souverain. — J'ai une grâce à vous demander, Monseigneur, balbutia-t-elle. — Cause ! fit le Grand Charles d'un ton qui s'enrouait car la nouvelle position de la jouvencelle lui permettait une vue imprenable sur ses tétons. Ceux-ci étaient drus et fermes et se pressaient l'un contre l'autre dans le corsage tendu. — Il s'agit de mon petit frère Carolus Bérudberg, murmura Amalberge. Et elle exposa en termes hachés sa requête à l'Empereur. Les yeux exorbités, il ne se lassait pas de regarder les trésors soumis à sa sagacité. — Une bonne note, ça se mérite ! fit Charles qui, par de telles paroles méritait vraiment son surnom de Grand. Il en savait quelque chose, le pauvre ! Car, toujours poussé par son souci de l'exemple à donner, il suivait des cours du soir pour s'instruire (comment faire un bon inspecteur si l'on n'est pas apte à juger les devoirs des élèves ?). Les résultats n'étaient pas des plus brillants puisque, la veille encore, il n'avait obtenu que 3 sur 10 à sa composition d'orthographe et 4 seulement à son problème sur les aiguières communicantes ! Les larmes en vinrent aux yeux d'Amalberge. — Si ton frère n'est pas capable de retenir, cette bonne note, poursuivit Magne, c'est à toi de la mériter par ta docilité. Suis-moi ! Il regarda autour de lui. Il aurait bien rebroussé chemin pour conduire cette pucelle au Palais, mais il aurait eu droit aux crises de jalousie de ses concubines et même de son épouse du moment ! La chapelle lui parut être un endroit suffisamment discret pour abriter ses débordements. Il aida Amalberge à se relever et la fit entrer dans le saint lieu. La fraîcheur de l'endroit et son obscurité ne firent qu'attiser le feu qui coulait dans ses veines impériales. A peine dans l'édifice, il se jeta sur la pauvrette avec l'intention de la violer. Saisie d'une frousse noire, Amalberge se débattit. Elle allégua que la sainteté du lieu n'était pas propice à ce genre d'entreprise ; mais Charlemagne fit valoir son titre d'Empereur « couronné de Dieu » pour apaiser les scrupules de la fillette. Quand on a reçu sa couronne du Pape, une église peut vous servir d'alcôve sans que Dieu y trouve à redire ! Et comme la gente Amalberge ne l'entendait point ainsi, il la pourchassa à travers la chapelle et finit par la rattraper. Mais emporté par son ardeur, Charles la saisit malencontreusement par le bras. Il y eut un craquement suivi d'un grand cri qui attira force moinillons. Amalberge avait le bras cassé. Cet accident stupide contraria fort le souverain. Paillard, mais honnête ! D'autant plus que tout le clergé rappliquait en force : les en noir, les en blanc, et les en couleurs ! L'Empereur gratta l'endroit de sa personne que l'imagerie populaire devait par la suite affubler d'une barbouze niagaresque. Être Charlemagne et se trouver dans une situation aussi ridicule, ça la fichait mal ! Le maître de l'Occident et des départements limitrophes se tourna alors vers le maître-autel (qu'il avait failli prendre pour un hôtel de maître) et son regard chagriné tomba sur la statue rayonnante de la Vierge Marie. A qui d'autre pouvait-il demander secours ? Charles eut un élan d'intense ferveur et, comme les femmes — sauf Amalberge — ne savaient pas lui résister, il obtint d'emblée le miracle attendu : l'os de la jeune fille se ressouda devant l'assistance émerveillée qui se répandit illico en actions de grâce. Impressionnée par l'extraordinaire aventure qu'elle venait de vivre, Amalberge ne fit plus aucune résistance pour suivre son Seigneur et Maître en un endroit plus discret et plus confortable où elle put se remettre de ses émotions et en éprouver de nouvelles. A partir de ce jour, le petit Carolus Bérudberg fut toujours le premier en classe. Il obtint brillamment son B.C.G. (Brevet Carolingien de Germanisme), puis, quelques années plus tard, son B.A.C. (Brevet Aptitude Carolingienne) avec mention très bien. Mais les conséquences du miracle ne seraient pas dignes d'être rapportées si elles s'arrêtaient là. En effet, l'Église allait bel et bien canoniser par la suite Amalberge[12 - Il convient de signaler au lecteur que l'aventure d'Amalberge est rigoureusement authentique. (Note de l'Éditeur.)]. Petites causes grands effets. Si le jeune Bérudberg (dont le nom devait, à la suite d'altérations successives, se transformer en Bérurier) avait été un élève doué, jamais sa sœur n'aurait connu la gloire très rare de la canonisation et celle, plus terre à terre, mais cependant plus rare encore, d'être… inaugurée par le plus grand des monarques[13 - Au lieu de l'être par un apprenti tonnelier plus apte à mettre des barriques en perce.].      (D'après RABAN MAUR) Quatrième Leçon : LES NORMANDS — LES CAPÉTIENS — PHILIPPE-AUGUSTE — SAINT LOUIS — LES CROISADES Au caoua, comme annoncé précédemment, un coup de sonnette virulent vient meurtrir nos trompes d'Eustache. — Ça, fait Béru-le-Vaillant, pas besoin de demander qui c'est : y a que ce sourdingue de Durandal pour martyriser une sonnette de cette manière. B.B. va ouvrir et, effectivement, le voisin du dessus pénètre dans l'antre béruréen. C'est un type plutôt vioque, avec la pomme d'Adam comme un jeu de cartes qu'il aurait avalé, des tifs rares et gris qu'il rebrousse sur son dôme et maintient avec de la gomma ou des punaises. Il porte un futal de velours aussi côteleux que lui, une veste d'intérieur à brandebourgs et des pantoufles armoriées (car il mérite un titre nobiliaire par le camarade de bureau d'un ami de son père). Mais son ornement number one c'est son appareil acoustique. Une vraie centrale thermonucléaire en ordre de marche. Y a un pavillon style la voix de son singe au-dessus de ses étagères à mégots, avec une boîte pour la batterie, un caisson calorifuge pour le modulateur de fréquence et le coffre à outils pour les dépannages d'urgence ainsi que le cric hydraulique en bandoulière… Bref, c'est du modèle d'avant-guerre (je parle of course de celle de 1870). Le bonhomme est plutôt pas sympa, avec son regard en binocle et son nez qui ressemble à une piste de slalom. Présentations. Pas commode. Berthe mugit mon blaze dans l'entonnoir de Durandal. Béru est obligé de joindre son bel organe à celui de sa légitime. Enfin le visiteur a pigé. — Oh ! très bien ! approuve-t-il. Commissaire San-Antonio, je suis au courant. San-Antonio, c'est votre nom ? — Et commissaire, c'est son prénom ! vocifère le Gros, agacé. — Alexandre, voyons ! proteste Berthe qui paraît avoir un coup de béguin pour l'acoustique. — Qu'est-ce que ça peut fiche, ce qu'on lui dit, puisqu'il a du béton armé à la place des tympans, ricane sombrement l'Enflure. Cette vieille guenille vient nous faire tartir juste au moment où que ça m'a l'air de devenir passionnant. S'il se tient pas tranquille, je lui fous son standard en dérangement ! Où en étions-nous, San-A ? — A Charlemagne. Bon, le Père du monde clabote comme tout un chacun et aussitôt ses héritiers foutent la gabegie en morcelant le gâteau impérial… — Attendez-moi ! implore B.B. depuis sa cuistance où elle prépare le jus. Je ne veux pas en rater ! Vous devriez mettre M. Durandal au courant, pour qu'il puisse suivre ! — Tu charries ! fulmine Béru, s'il faut lui bonnir le résumé des chapitres précédents, on sera encore là demain ! Néanmoins, il se penche sur le pavillon de son invité. — San-Antonio nous raconte l'Histoire ! hurle-t-il à s'en faire péter les ficelles. L'autre hoche la tête en souriant. — J'en connais une autre, fait-il, celle du perroquet qui plumait une perruche en lui disant « T'es trop belle, je te veux à poil » ! Il se marre comme un bossu. — Je vous parle de l'Histoire de France ! barrit Béru. « ON » en est aux mouflets de Charlemagne, des espèces de gouapes qui ont vendu la ferme et les chevaux. Allez, continue, San-A, maintenant que je l'ai affranchi, et n'oublie pas de te mettre sur l'amplificateur si tu veux pas que ce vieux pot te fasse répéter même les virgules ! Berthe nous verse d'odorants cafés, et, après une première gorgée, je poursuis mon cours d'Histoire à marches forcées ! — A la mort de Charlemagne, et tandis que l'Empire se morcelle, voilà les Normands qui radinent ! — Par la Gare Saint-Lazare, je suppose ? fait Béru qui a toujours son sens de la déduction affûté. — Eh, non, patate ! Ils arrivaient du Nord. Normands, ça veut dire hommes du Nord. Ils venaient de Scandinavie… Suède, Norvège, Danemark ! Ils fuyaient leurs terres froides pour conquérir des contrées plus fertiles. Montés dans d'immenses barques, ils s'élançaient sur la mer qu'ils appelaient la route des cygnes ! — T'es sûr que c'était pas sur le lac du bois de Boulogne ? s'exclame Béru, épris de vérité historique. J'ai jamais vu des cygnes sur la mer, moi ! — Tu vas la fermer ! proteste Berthe. C'est pas tenable si tu te mets à objecter. — J'ai le droit de piger, non ! clame le Mahousse dont l'honneur est en cause. Je suis pas comme ce vieux débris (il désigne Durandal) qui roupille déjà derrière ses câbles à haute tension ! Je calme la colère de l'époux et je me hâte d'enchaîner. — Ces nord-men, ou normands, envahirent la France et firent le siège de Paris. Au début, il y eut du suif, mais le roi Charles le Simple écrasa le coup en mariant sa fille Gisèle au chef des envahisseurs, un dénommé Rollon. Il lui donna pour dot un territoire qu'on appelait la Neustrie et qui, par la suite, prit le nom de Normandie, vous saisissez ? — Voilà, voilà, fait Berthe. Je réalise maintenant la chanson « Je veux revoir ma Normandie ». C'étaient les réfugiés neustrons qui devaient la chanter, n'est-ce pas, Commissaire ? — Pourquoi pas, ma douce amie… Béru est tout renfrogné dans son fauteuil-club. Je lui demande la raison de cette mine déconfite et il explose. — Tu te figures que c'est marrant de se savoir d'origine étrangère, San-A ? Maman était normande, tu saisis ! Alors ça me fait marrer d'apprendre que j'ai du raisin suédois dans les conduits. Mon dabe aurait su l'histoire dont tu causes, jamais il aurait marida ma vieille. Il était bien trop patriote : un homme qu'a fait Verdun du premier au dernier jour et qu'en a ramené tellement de médailles que, quand il voulait lacer ses pompes les jours de 11 Novembre, il fallait qu'on l'aide à se redresser tellement ça lui faisait du poids sur le placard ! Le Gros essuie un pleur composé d'un dixième de navrance, de deux dixièmes de ancœur et de sept dixièmes de juliénas. — Enfin, bon, balbutie-t-il, tandis que sa généreuse compagne lui pétrit la main pour lui exprimer sa compassion, poursuis tout de même… Je déguste ma tasse de Mokarex. Mes amis sont tout ouïe, sauf évidemment le père Durandal qui hoche la tête de temps en temps pour donner à croire qu'il participe. — Les rois qui se sont succédé après Charlemagne et jusqu'à Philippe-Auguste, fais-je, n'ont pas laissé un grand souvenir. Les Louis I , Louis II, Louis III, etc… Les Robert II, les Henri I et autres Philippe I sont les maigres maillons d'une chaîne en toc dorée à la fleur de lys. Je vous citerai tout de même pour mémoire l'ami Hugues Capet parce qu'il fonda la dynastie des Capétiens, mais à quoi bon s'étendre sur ces bonshommes qui se servaient de leur sceptre pour se gratter le dos ou faire tomber leurs pellicules ? — T'as raison, approuve véhémentement Bérurier, du reste je t'ai demandé de ne me causer que des tout grands. Fort de cette approbation, j'aborde donc d'une salive régénérée le chapitre du camarade Philippe-Auguste. Durandal qui sent, à un discret frémissement de l'air, que ça va se corser, règle son transistor à pédales sur les grandes ondes. Il ouvre ses vasistas et je le vois passer une paluche faussement négligente sur le dossier de Berthe. M'est avis qu'il aime le gras-double, Durandal. Depuis qu'il a mis la main à son panier chez le crémier, il lui est arrivé des trucs, au sourdingue. Le coup de foudre, c'est capricieux. Vous rencontrez des bonnes femmes pendant des années dans l'escadrin sans penser à autre chose qu'à leur dire bonjour, et puis un matin, comme ça, en les apercevant, l'envie vous prend de baisser votre grimpant au lieu de soulever votre bada. Les mystères de l'humain, quoi ! Ça ne s'explique pas ! Le constipé des feuilles se met à titiller d'un doigt mandolinesque la nuque de Berthe. Ça lui fait un court-jus, à la Gravosse. Les papouilles, faut pas lui en promettre ! Quand on la met en chantier, cette dadame, y a des heures supplémentaires à prévoir, moi je vous le dis ! On dépasse le devis initialement prévu. — Donc, poursuis-je, R.A.S. avant Philippe-Auguste. — Qu'est-ce qu'il a fait ce mec-là ? se pourléche Béru. — De grandes choses. — Et pourquoi qu'il portait pas un numéro comme tout le monde, ton Auguste ? — Officiellement, c'était Philippe II, Gros. Mais les rois, c'est le contraire des fils d'hommes célèbres. Un fils à papa qui en a dans le bide cherche à se faire un prénom ; un roi, il naît avec un prénom ; par contre, si c'est pas une lavasse, il doit se faire un surnom. Nous l'avons déjà vu pour Charlemagne qui aurait dû être tout bêtement Charles I . Philippe II, lui, c'est devenu Philippe-Auguste le Conquérant. — Qu'est-ce qu'il a conquéri ? questionne Berthe d'une voix qui se pâme un peu sur les bords because les attouchements de M. Durandal. — Il a repris aux Anglais les provinces que ceux-ci nous avaient sucrées à la suite de coups fourrés. — C'est bien fait ! mugit le Gravos, soudain rasséréné. — De quoi s'agit-il ? s'informe Durandal. — De Philippe-Auguste ! tonitrue mon cher camarade de volière, vous savez, Durandal : le mec qui a filé l'avoinée aux rosbifs ! Ah ! y me botte, ce monarque-là, San-A ! Et qu'est-ce qu'ils nous avaient chouravé comme provinces, les clergymanes ? — La Touraine, le Poitou, le Maine, l'Anjou… — L'Anjou ! s'indigne Béru ; ils nous avaient pris l'Anjou, ces tantes ! Tu te rends compte que sans Philippe-Auguste le muscadet aurait pu être anglais ! — Ainsi que la Normandie, complété-je… Ça fait flétrir son enthousiasme comme du désherbant sur un pot de réséda. — La Normandie a appartenu aux rosbifs, t'es certain ? — Officiel, Gros ! — Alors si un de ces sagouins a frayé avec une de mes ancêtres j'ai peut-être aussi du sang « britiche » dans les tuyaux ? — Probablement ! C'est la grande fiesta en musique. Il se déchaîne, Béru, Il clame que ses veines c'est pas le tout-à-l'égout ! Du sang suédois, ça l'emballe pas, mais enfin il se fait une raison, vu que la Suède est un pays qui en vaut un autre ; seulement du sang anglais, c'est pas tenable ! Il réfute ! Il veut se faire faire une transfusion générale avec rinçage préalable au beaujolais ! Pour se calmer, il va chercher la bouteille de calvados. Et brusquement sa rogne et sa hargne, sa grogne et sa rancœur fondent comme glace à la pistache au soleil. Il brandit son flacon ambré. — C'était pas possible qu'ils nous ratiboisent la Normandie, affirme-t-il avec ferveur. Du calva, il y a que des gosiers français qui savent le boire ! Nous nous employons à accréditer cette affirmation du Gros et sur les instances de Berthe, je reprends mon cours interrompu. — Philippe-Auguste a été l'un des plus grands monarques du Moyen Age. Il était petit, avec la peau basanée. Pas de prestance, pas de grâce, et il avait perdu un œil à la suite d'une maladie. Mais ses qualités remarquables en ont fait l'idole de son peuple. — Qu'est-ce que ça peut foutre qu'il aye eu un lampion bidon, déclare Béru, puisqu'il a viré les Anglais (son dada !). — Le règne de Philippe-Auguste est intéressant à plusieurs titres, fais-je, doctoral, principalement parce que c'est lui qui a donné à notre pays sa première Grande Victoire Nationale. — Marignan ? hasarde le Mollusque. — Non : Bouvines. En 1214 ! — Mince, s'exclame mon auditeur. Ç'a été lui le gagnant de la première guerre de 14 ! — C'est vrai… Et d'ailleurs, tu sais qui il a battu à Bouvines, ce cher homme ? — Les Anglais, tu causais ? — Pas seulement eux, mais aussi les Allemands qui s'étaient alliés avec ces Messieurs d'Outre-Manche. — Tiens, y a longtemps qu'on n'avait pas parlé d'eux ricane le Magnanime. Décidément, les années 14, ça leur réussit pas aux frisottés ! — De qui parlez-vous ? demande le sourdingue. — De Philippe-Auguste ! tonne l'étonnant et détonant Béru. Le sourd baisse l'intensité de sa turbine à ultra-sons. — Encore ! — Si ça te dérange, mon pote, va te faire accorder l'harmonium ! s'indigne cet assoiffé de savoir ; vous entendez, le père Haute-Fidélité qui vient au renaud parce qu'on s'attarde un peu sur Philippe-Auguste ! C'est bien l'esprit radical-socialiste du bonhomme ! Berthe met fin aux vitupérations en me gazouillant de sa voix de soprano ébouillantée : — Et sur le plan… amour, votre Philippe-Auguste, il était dans la tradition française, j'espère ? Du coup, Béru la ferme pour écouter mes confidences. — Il s'est marié trois fois, leur apprends-je. — Ah ! tout de même, murmure Berthe légèrement déçue. — Et aux dires de certains historiens, c'était pas une affaire exceptionnelle. Par exemple, sa seconde dame, Isambour de Danemark, il n'a pas été capable de l'honorer la nuit de ses noces. — C'était peut-être l'émotion ? suggère Béru qui connaît la vie et ses misères. — Non, c'était plus grave : la panne complète, quoi ! — Mince, ça doit être vexant pour un roi à la redresse de rouler sur la jante. Qu'est-ce qu'il a fait ? Il a pris des pilules Duralex ? — Non : il a bouclé sa dame dans un couvent. — Oh ! la pauvre ! s'apitoie B.B. Ce ne sont pas des procédés ! — Et pourquoi pas ! rigole son compagnon de plumard, fallait bien qu'il trouve une solution ! Quand on est reine on est reine ; elle pouvait pas se rabattre comme j'en connais sur le coiffeur du coin ! Berthe rougit et son regard papillote. Le Mastar se fait âpre. Il défend son pote Philippe-Auguste qui sut si vaillamment rendre le muscadet et le calva à la France. — Faut être juste, poursuit-il, une Danoise, peut-être qu'il avait pas envie de mettre le couvert avec elle. Sans compter que dans son couvent, j'ai l'idée qu'elle devait pas tellement se faire tartir, la brave dame. Ne confondons pas : y a couvent et couvent ; le sien était pourvu du confort moderne tu peux me croire ! Eau chaude, chauffage central, télé et Frigidaire. Et même, va-t'en savoir si, lorsqu'elle en avait classe de se faire un solo de guitare, le jardinier polisson grimpait pas dans sa carrée manière de prendre le thé ? — De qui est-il question ? glapit brusquement le père Durandal ! — De Philippe-Auguste ! hurle le Gros. — C'est pas possible ! s'exclame le voisin, mais qu'est-ce qu'il y a donc tant à dire sur lui ? Béru, dont le parfait savoir-vivre n'est plus à vanter, sert une nouvelle tournée de calvados. — Tu peux poursuivre, me dit-il, engageant. — D'autant plus volontiers, acquiescé-je, que nous atteignons une très douce époque de l'Histoire de France : Louis IX ! — Qui c'était ce pèlerin ? — Pèlerin est un terme qui lui conviendrait parfaitement, Gros, car il est plus connu sous l'appellation de Saint-Louis ! — Le musicien ? s'informe cette femme savante qu'est B.B. Sa question me trouble un peu. — Je n'ai jamais ouï dire que le petit-fils de Philippe-Auguste fût mélomane, chère amie. Certes sa qualité de Bienheureux nous permet de supposer qu'il joue du luth au paradis en compagnie de ses collègues du calendrier, mais de là à lui donner le surnom de musicien… Elle est obstinée, la Baleine. Quand elle a une idée de derrière la coupole, comme dit l'autre (ce merveilleux camarade préposé aux dépannages mnémoniques) elle ne l'a pas d'ailleurs ! — Enfin, insiste-t-elle, pincée (pincée par Durandal, surtout), je ne rêve pas : hier j'ai entendu à la radio un morceau de jazz-bande qui s'intitulait Saint-Louis blouse ! — Rien de commun, ma douce Berthe, le Saint-Louis auquel vous faites allusion est une ville des États-Unis… Il est revendicatif, Béru, dans son genre. Le patrimoine national, il le défend en force. — De quel droit les Ricains se servent-ils de nos saints pour baptiser leurs bleds ? s'insurge-t-il. Est-ce qu'on donne des noms amerlocks à nos villes, nous ? — Pas à nos villes, mais à nos habitudes, ce qui est pire, digressé-je. Ainsi on va au snack manger un hamburger et boire un apéro on the rocks. Ça fait partie des échanges internationaux, ça, Grosse pomme, faut y passer ! Là-dessus, nous revenons à notre sujet. — C'est le seul roi qu'ait jamais été canonné ? s'inquiète mon élève. — Le seul. — Ça devait pas être un marrant, le gars ! — Te goure pas, Gros, tu vas voir qu'à l'occasion il savait se faire rigoler. Le jeune Louis IX n'avait que 11 ans à la mort de son père. C'est sa daronne, Blanche de Castille, qui assura la Régence en attendant sa majorité. C'était quelqu'un de bien, M Blanche… Nouvelle interruption du Colosse. — C'est crevant, quand j'étais militaire, moi aussi j'ai connu une M Blanche : elle tenait un claque à Montbrison. C'était une personne très réservée, polie avec tout le monde, et qui te menait sa boîte tambour battant ! — Vous parlez toujours de Philippe-Auguste ? se tourmente le sourdingue dont la paluche investigatrice se permet des patrouilles tout ce qu'il y a de hardies dans le Roux et Combaluzier de notre hôtesse. — Mais, non, hé, navet ! On en est à la vioque de Saint-Louis : Blanche de Castagnettes. Il se tourne vers moi : — Une Espagno, naturellement ? — Oui, Béru, et une souris à poigne. Tu penses bien que les seigneurs, en réalisant qu'ils avaient un roi de onze berges, ont essayé de faire les marioles. Mais M Blanche avait une main de fer dans un gant de velours ! Elle leur a tenu la dragée haute à ces bons messieurs. Et tout en menant la France à la baguette, elle s'occupait de l'éducation de Loulou. Elle en a fait un garçon pieux, fort, juste et prudent. Lorsqu'il a pris le manche, il connaissait son boulot de roi. Léger cri de Berthe. C'est M. Durandal qui vient de lui meurtrir une glande avec sa chevalière. — Qu'est-ce qui se passe ? s'inquiète le Sourdingue. — Rien, rien, assure B.B. plus rouge qu'une écrevisse ébouillantée dans l'assiette d'un cardinal. Mais le Mastar a des doutes, brusquement. Ses formidables sourcils opèrent leur jonction sur le front de l'Hénorme. Il regarde Durandal, puis sa Dame, branle le chef et murmure à mon endroit : — Ça va, poursuis, San-A ! M'est avis que si l'homme au Sonotone ne cesse pas ses privautés, on risque d'assister bientôt à une séance mémorable. — Louis IX, donc, est un roi juste et bon. Il gouverne bien… — C'est comme pour la conduite des bagnoles, observe le Gros : t'en as qui sont plus doués que d'autres, ça ne s'explique pas ! — Je vous ai déjà dit qu'il était également épris d'équité. La petite histoire nous le dépeint en train de rendre la justice sous un chêne ! — Il devait quand même avoir l'air gland, plaisante cette puissante émanation de l'esprit français. Tu t'imagines, de nos jours, la Correctionnelle au Bois de Boulogne, avec le panier pique-nique et le butagaz de campinge ? Ça voudrait payer, non ? L'image me paraît assez séduisante et m'amuse. Durandal profite de la détente pour continuer ses explorations mammaires. — Saint-Louis ne rendait pas la justice qu'à ses sujets ; il réglait aussi les litiges qui surgissaient entre les souverains étrangers, même si la chose lui coûtait des possessions. — Un digne homme, quoi, fait Berthe, en état de semi-hypnose. — Tu permets, réplique son Gros, si on en a fait un saint, fallait qu'il aye du répondant à la base. L'Église, tu la connais, Berthe, hein ! Prudente, elle est ! Avant de canonner un bonhomme, espère un peu, elle prend des renseignements chez sa concierge. Imagine que le Saint-Louis on lui vote son auréole au rayon luminaire du Vatican et qu'après on découvre qu'il tirait des chèques sans provision ou qu'il allait se faire faire le javelot chinois chez des mordeuses de draps de lit, tu juges de l'effet produit ? Du coup, c'est tout le calendrier qu'est mis en cause. Tu peux plus t'appeler Pierre, Paul ou Jacques sans te demander si ton Saint Patron c'était pas un quelconque tricard ou un sournois de la faribole ! Et côté amour, si je crois piger, c'était le régime nouilles à l'eau fatalement ? — Pas du tout. Saint-Louis était vraiment un bonhomme très à part du commun des mortels : il adorait sa femme légitime ! — Comment s'appelait-elle ? roucoule Berthe. — Marguerite de Provence ! Hélas, Blanche de Castille qui était très collet monté surveillait étroitement leurs ébats conjugaux. Lorsque Louis IX voulait remplir ses devoirs, il devait demander la permission à Môman qui ne l'accordait pas toujours ! — Moi, je n'eusse pu supporter une belle-mère pareille ! s'indigne B.B. — Quelle vieille chouette, cette mère Blanche ! renchérit le Gravos. Si on n'a plus le droit de faire reluire bobonne quand on a une tierce à cœur, autant se faire moine tout de suite ! Moi j'aurais été la jeune dame, comment que je te lui aurais appris son qu'est-ce que Dieu à la belledoche ! Surtout que si elle était de Provence, la Marguerite en question, elle devait avoir du bagout ! — Pour moi, révèle Berthe, Blanche de Castille, elle brimait par jalousie. Une refoulée, si vous voulez mon avis. C'est veuve, ça veut sauver l'honneur à cause de la France qui la regarde et le désir rentré ça lui monte au cerveau. Il n'a pas réagi, Saint-Louis ? — Au début, dis-je, il voyait sa femme en cachette, en faisant surveiller le couloir. — C'est honteux ! assure Bérurier, distribuer de l'extase avec un larbin pour faire le vingt-deux ; moi j'aurais pas pu ! Quand il y avait alerte, il devait avoir l'air fin, l'auréolé, de dire au revoir à sa bergère. — Sans compter, approuve Berthy, que c'est pas bon pour la santé ! — C'est pourquoi il a fini par trouver une astuce, notre grand roi, révélé-je. Ils sont en suspens. Berthe en oublie la main de Durandal qui défait mine de rien la fermeture Éclair de son armure. — Qu'est-ce qu'il a fait ? demande âprement mon ami. Il a expédié sa daronne dans une maison de retraite, où il s'est mis en République ? — Non : il a entrepris une croisade et il a embarqué Marguerite avec lui ! — Elle a dû salement renauder, la vieille, pour ce vilain tour ! — Tu parles ! Mais Louis IX avait le bon prétexte : sa foi chrétienne, comprends-tu ? — Au fait, demande Béru, les croisades, c'est bien les gars qu'allaient porter des chrysanthèmes sur le tombeau du Christ ? — Oui, Gros. Et ils avaient quelques mérites à le faire, parce qu'il leur fallait des mois pour aller à Jérusalem et des batailles sanglantes pour y pénétrer. — Les chrysanthèmes devaient être un peu fanés à l'arrivée, non ? — Les guerriers aussi. Le tombeau de Notre Seigneur était aux mains des infidèles. Tant que c'étaient les Arabes qui occupaient les lieux saints, ça boumait : ils permettaient les visites organisées. Mais du jour ou les Turcs se sont installés dans la région, ç'a été fini. C'est pourquoi, dès 1095, les croisades ont commencé. Béru hoche la tête. — A cause que dès le début, ils l'ont pas amené au Père-Lachaise, le tombeau du Christ, au lieu d'aller si loin se tirer la bourre ? — Ils n'y ont pas pensé, Gars. Ou s'ils y ont pensé, ils ont préféré se ménager un prétexte de dénoter quand l'envie de changer d'air les prenait. Pour Saint-Louis, par exemple, ç'a été un voyage de noces. Il a eu, note bien, un tas de démêlés là-bas et il a été fait prisonnier. Mais en ce temps-là on pouvait racheter sa liberté. Bref, il a passé du bon temps en Palestine avec sa légitime. — Dis, il était pas tellement bon, pour un saint, ton Louis Chose ! — Pourquoi ? demande Berthe. Sa Majesté Bérurier I s'explique. — Lui, il partait à la guerre sainte avec sa Nana, mais ses glorieux troupiers, eux, ils abandonnaient la gerce au foyer, la laissant aux prises avec toutes les tentations ! — Tu oublies la ceinture de chasteté, Gros ! — Quelle horreur ! clame Berthy. Mais Alexandre-Benoît ne partage pas son indignation. Le système le laisse même rêveur sur les bords. Visiblement il a la nostalgie de ce sous-vêtement barbare. Il aimerait assez boucler la vertu de sa donzelle avant de partir pour une enquête, et enfouir la clé dans sa poche avec son mouchoir par-dessus. — C'est les serruriers qui devaient se régaler, souligne-t-il. — Mais non, Gros. Il s'agissait de serrures à système. — Et quand le bonhomme se faisait buter, dis ? Tu parles si la pauvre veuve devait se grouiller de réclamer ses objets personnels, au défunt ! Parce que finir ses jours avec un piège à loups en guise de slip, ça n'a rien de joyce ! Lorsque la clé était paumée pour de bon, il ne lui restait plus qu'à se placarder un écriteau : « Fermé pour cause de décès ». Il hoche la tête, ses pommettes rougeoyantes expriment sa bonne humeur. — Et pendant ce temps-là, en France, comment ça marchait ? — On a eu droit à une seconde Régence de la mère Blanche ! — La deuxième devait être encore moins marrante que la première, réfléchit le Mahousse, la douairière avait pris de la bouteille, et puis tu penses que de savoir son lardon aux Philippines avec sa bru, ça lui arrangeait pas le caractère, à ce filet de vinaigre ! Ah, les femmes de chambre ont pas dû l'avoir belle à c't' époque ! C'était pas le moment de casser des potiches chinoises ou de laisser brûler le cassoulet ! Et quand est-ce qu'il s'est décidé à rentrer chez Môman, Saint-Louis ? — Quand il a su qu'elle était clamsée. — Pas bête, le monarque ! Saint, mais futé dans son genre ! Et qu'est-ce qu'il a fait, une fois de retour à Paname ? — Il a institué les bobinards. C'est pas le moindre de ses mérites[14 - Authentique.]. Il en a les larmes aux yeux, Béru. — Le cher homme ! Je comprends qu'on en ait fait un saint, murmure-t-il, la voix mouillée. Et après ? — Quelques années plus tard, il a entrepris une autre croisade : la huitième dernière. Mal lui en a pris, car il est allé mourir à Tunis. — C'est Bourguiba qu'a dû être empoisonné, rigole le Gros. Et de quoi t'est-ce qu'il est mort ? — De la peste ! Mon éminent escholier appuie un index boudiné sur sa paupière inférieure et abaisse celle-ci de quelques centimètres, nous découvrant par ce simple geste un œil de bœuf sanguinolent. — La peste, mon œil, assure-t-il ; après son coup des bobinards, c'est de tout autre chose qu'il aura canné. Seulement, comme on l'a fait saint, on a écrasé l'affaire vu qu'elle aurait nui à son standinge. Lecture : LE TOUR DE GARDE DU VALET BÉRUYER — Vingt-deux, voilà le roi ! murmura le valet Béruyer en enfouissant précipitamment ses dés dans sa manche. Son partenaire, le palefrenier Pinuchon, beaucoup moins vif que lui de geste et d'esprit, mit un certain temps à rafler sa mise. Les deux hommes jouaient depuis un bon moment dans une antichambre du château de Pontoise où le bon roi Louis IX, sa femme et sa digne mère séjournaient. Louis IX ayant horreur des jeux (parce que, disait-il, ceux-ci amollissent l'âme et ouvrent les portes au vice), ses serviteurs s'entouraient de précautions pour rouler les bobs[15 - Expression usitée au XIII pour parler d'un jeu de dés.]. — Taille-toi ![16 - Autre expression de la même époque signifiant « va-t'en ».] ordonna Béruyer à son compère en soulevant une portière. Pinuchon ne se le fit pas dire deux fois et s'évacua illico. On eût dit que la muraille venait de l'absorber. Comme la portière retombait, le roi entra dans la pièce. Il était vêtu d'une robe sombre et avait mis ses pantoufles et sa couronne d'intérieur. Il tenait en guise de sceptre une branchette de chêne cueillie pendant une séance du Tribunal Civil de Vincennes et s'en caressait le lobe d'un petit mouvement anxieux. — Oh ! Béruyer ! fit-il — et son visage s'éclaira — je suis bien aise de te trouver là. Le Saint-roi aimait bien ce grand gaillard à l'air déluré et au sourire riche en canines. Béruyer s'inclina très bas et attendit les ordres. Louis paraissait intimidé. Il se racla le gosier, cherchant ses mots ou n'osant prononcer ceux qui lui venaient. — Écoute, mon garçon, soupira le souverain, j'entends avoir une conversation d'ordre privé avec Sa Majesté la Reine de France. Mais je ne voudrais pas que la Reine Mère en sût un mot ! Béruyer avait déjà compris. Son Seigneur et Maître se sentait d'humeur à « agacer », mais comme il vivait sous la férule de Blanche de Castille, il s'entourait de nulle précautions pour visiter sa femme en dehors des heures d'ouverture. Ce côté furtif mettait du piquant dans les relations du couple royal et Béruyer se disait qu'il devait être somme toute très agréable de se comporter avec sa légitime comme avec une maîtresse. — Sire le Roy, fit-il en mettant un genou à terre et un « i grec » à roy, je saurai être l'oreille qui écoute, l'œil qui guette et la main qui prévient ! C'était bien dit à lui et le Souverain qui avait la parole facile lui témoigna sa reconnaissance en lui remettant une bourse rebondie. Car c'était un signe de Louis IX : il avait toujours les bourses pleines. Rassuré, le roi se glissa dans l'appartement de son épouse. Demeuré seul, le valet compta ses pièces. Ça n'était pas la première fois que semblable mission lui était confiée et Béruyer songeait que si le désir du roi pour sa bourgeoise ne désarmait pas, sa fortune à lui serait bientôt faite et qu'il pourrait rentrer au village natal afin de prendre femme et de s'établir tavernier. Il avait déjà en tête l'enseigne de son futur établissement « Au Trou de Serrure ». En effet, c'est en attrapant des orgelets au cours de ces guets amoureux qu'il aurait amassé l'argent nécessaire à l'achat de sa taverne. Le valet enfouit la bourse dans son escarcelle et commença à jouer les sentinelles d'alcôve avec une grande conscience professionnelle. Il se tenait à l'orée du long couloir conduisant aux appartements de Marguerite de Provence et sondait la pénombre de cet interminable vestibule en faisant des projets, ce qui est une agréable façon de tromper le temps. En hommage à la Reine Marguerite dont l'attrait physique aurait indirectement assuré sa fortune, il se spécialiserait dans le débit du rosé de Provence. La moindre des choses ! Il éternua, car il se trouvait en plein courant d'air. « Pourvu que la reine mère ne prenne pas froid dans cette foutue baraque de Pontoise ! » songea Béruyer. En effet, le décès de la douairière, en supprimant l'objet de sa délicate mission, tarirait la source de ses revenus occultes. Du bel or, bien sonnant et pas trébuchant du tout qui, vu la façon furtive dont il lui était remis, échappait à toute déclaration fiscale. Le couloir restait aussi vide que la conscience d'un Sarrasin. Béruyer bâilla et, pour se désennuyer un brin, traversa l'antichambre afin de gagner le trou de la serrure royale car le digne valet ne dédaignait pas prendre un jeton exceptionnel. Voir s'ébattre un couple royal, ça n'est pas à la portée de toutes les rétines ! Il se disait que plus tard, il écrirait probablement ses mémoires dans Gaule-Soir. Si le brave garçon avait pu se douter qu'un jour Louis deviendrait saint, sa satisfaction n'en aurait été que plus grande ! Voir se reproduire un roi c'est bien, mais voir se perpétuer un saint, c'est encore mieux ! Le spectacle valait le courant d'air sournois qui lui aiguisait l'œil. Cette Marguerite, tout de même, c'était quelqu'un ! Pour la technique et la fougue elle était de première bourre. En admirant ses frétillements, Béruyer se disait que parmi toutes les filles « folles de leur corps » qu'il fréquentait, pas une ne lui venait à la cheville ! Marguerite de Provence, c'était la reine incontestée ! Si la mère Blanche avait assisté à ces prouesses sur traversin, elle en aurait fait une maladie ! Depuis que le comte de Champagne était parti, elle rancissait à vue d'œil, la pauvre vieille ! Sa mauvaise humeur créait dans l'entourage un tel malaise qu'on s'ingéniait à lui éviter tout ce qui était susceptible de l'irriter. D'où l'expression « Pas un mot à la reine mère ! » Béruyer arracha avec peine son œil de la serrure. Bien lui en prit. Comme il parvenait à l'extrémité du couloir, il vit surgir la silhouette rasante de Blanche de Castille. Le féal serviteur bondit à la porte de la Reine et toqua sur l'air bien connu de « j'ai mes haut-de-chausses qui pompent l'eau ». Il y eut une exclamation de regret, quelques soupirs désabusés, puis un claquement, de porte dérobée. La reine mère entra, l'œil soupçonneux. — Sire le Roi est-il là ? s'informa-t-elle. Béruyer mit un genou en terre et déclara qu'il n'avait point vu son souverain et que la Reine Marguerite se trouvait seule en ses appartements. Comme preuve de ce qu'il avançait, il entrouvrit la porte légèrement et Blanche coula un regard acéré dans la vaste chambre où flambait un feu de bûches. A la faible lueur qui pétillait dans la cheminée monumentale, la vieille femme aperçut sa bru seule sur sa couche et qui paraissait endormie. Elle grommela des imprécations pour fustiger cette fille qui passait son temps à paresser alors que tant de tâches ménagères la sollicitaient et referma la porte avec humeur. — Je vais rejoindre messire mon fils en son cabinet, dit-elle ; priez la Reine de nous y retrouver sans tarder. Et elle disparut dans un frou-frou de traîne. Le valet obéissant entra donc dans la chambre et s'approcha du lit. Il y découvrit la reine, en tenue plus que légère et encore à demi pâmée. L'étreinte inachevée qu'elle venait de subir l'avait plongée dans une demi-inconscience ponctuée de plaintes et de soupirs embrasés. — C'est toi, mon Loulou ! haleta la Souveraine. Presse-toi d'achever ce que tu as si bien commencé, j'en serais fort aise ! — Madame ma Reine, bredouilla le pauvre valet aussi rouge qu'une brassée de pivoines. Il s'approcha avec le cœur remonté jusqu'au gosier. Marguerite leva sur l'arrivant un regard chaviré. Dans l'état où elle se trouvait, la pauvre n'avait plus la force de réaliser que l'homme qui se tenait devant elle n'était pas son mari. Elle tendit des bras passionnés à Béruyer qui se laissa tomber sur la couche royale. Il n'osait encore commettre ce crime de lèse-majesté[17 - Dans le texte original, le chroniqueur avait écrit lèse-majesté avec un « B », mais nous avons pris sur nous de corriger. (l'Éditeur).]. Quelque chose lui meurtrit les fesses. Il regarda : c'était le rameau de chêne abandonné par le roi. Un gland tomba du lit. — Vite ! supplia la Reine. Alors Béruyer jeta les feuilles de chêne. Il n'en avait rien à faire, n'étant pas susceptible de devenir général. Ses dernières hésitations s'envolèrent. « Après tout, se dit-il avant de s'abandonner, la vie est courte et nous ne sommes pas des saints ! »      Inspiré des chroniques du Sire de Joinville (le Pont). Cinquième Leçon : PHILIPPE LE BEL — LA TOUR DE NESLE — LA GUERRE DE CENT ANS A la douzième rasade de calva, Bérurier commence à flotter dans une tendre somnolence. Je me dis qu'il est temps d'arrêter là mon cours d'Histoire. Mais Béru, c'est bébé qu'on endort : sitôt qu'on cesse d'agiter le berceau, le voilà qui se remet à brailler. — T'arrête pas ! bougonne-t-il. Je veux connaître la suite ! — Mais tu roupilles, hé, grosse larve ! — Absolument pas ! Je me relaxe : nuance ! Après la famille Saint-Louis, qu'est-ce tu annonces ? — Si, si, poursuivez ! supplie B.B. qui subit un autre charme : en l'occurrence les attouchements persévérants et téméraires du sonotonisé. Le sourdingue croit que la supplique s'adresse à lui et sa paluche se fait de plus en plus fourrageuse. Y'a vraiment des salaces qui n'ont pas froid aux phalanges ! — Après Saint-Louis, oublions son fils Philippe III et passons à Philippe IV, dit le Bel ! — Pourquoi le Bel ? argumente Béru d'un ton comateux. — Parce qu'il était beau ! — Alors pourquoi qu'on disait pas le Beau ? Le Bel ! Je te demande un peu, il était de la pédale ? — C'est du vieux français ! — Ah bon ! Cette fois il s'endort pour de bon. Je ne sais pas si ma situation vous paraît enviable, mes amis, mais à moi elle me donne le masque ! Discourir sur l'Histoire of France devant trois personnes, dont l'une est sourde, la seconde endormie et la troisième complètement pâmée, c'est une performance qui vous fait regretter de ne pas avoir embrassé la carrière d'homme-oiseau ! Le sommeil du Gros a l'air de tenir bon. La Gravosse, perdant toute dignité, subit un baiser miauleur de son voisin qui risque de devenir pour de bon son voisin de dessus ! J'ai bonne mine, moi, avec ce pauvre Philippe le Bel ! Mon histoire, je vais donc la prendre sous le brandillon et me l'emmener balader, car si les choses continuent d'évoluer, elle va bientôt prendre son panard, la Berthe aux grandes lattes ! Pas fiérote, la dame ! Devant son Julot endormi ; ça doit être riche comme sensation. La notion de danger accentue la volupté, c'est connu. Vous avez des gentlemen qui sont incapables de prendre leur fade ailleurs que dans le grand hall du Printemps ou la salle principale de la Galerie Charpentier un jour de vernissage. Je m'apprête à les mettre, jugeant ma présence superflue, lorsqu'il se produit un incident technique de la plus haute gravité. Le coude du dormeur glisse de la table où il prenait appui. Ça réveille la Big Tronche qui ouvre ses yeux de myosotis à la-sauce-marchand-de-vin. Et que découvre-t-il, sur les rives hideuses de la réalité, le Gravos ? Sa femme, oui, sa propre épouse, recevant de ses trente-deux dents (d'origine ou d'occasion) la muqueuse du père Durandal. Ce cauchemar finit de réveiller Béru. Il s'arrache à son fauteuil et bondit sur le couple en émettant sur la longueur d'ondes de 120 kilocycles un cri qui ferait tourner une mayonnaise normalement constituée. Mais le sourd qui est débranché ne perçoit pas la clameur de détresse. Alors Béru l'empoigne par le fil du sonotone et le soulève. Durandal qui est en plein cirage essaie de sourire aimablement par autodéfense. Une formidable mornifle éteint ce sourire. Une seconde beigne lui fait éternuer son râtelier et une troisième le démunit de son appareil acoustique. Il est silencieux dans le courroux, mon Béru. Il est grand dans la rage et beau dans la haine ! Sa bonne femme assiste à la corrida d'un œil résigné. Entre deux « couac », Durandal demande ce dont à propos de quoi il s'agit. Mais le Gros n'est pas explicatif. Il brille. C'est un méthodique du passage à tabac. Un vrai technicien ! L'orfèvre du quai du même nom ! Il fignole ! Il sait faire alterner les manchettes aux directs, les coups de pouce dans les yeux aux coups de genoux dans les bijoux de famille ! En moins de temps qu'il n'en faut à un gardien de la paix pour comprendre une histoire marseillaise, Durandal est en loques, en sang, en mille, en panne ! Laissant derrière soi des bris et des débris de matériel sur le terrain, il se retrouve bientôt sur le paillasson de Bérurier. Ce dernier revient, altier, congestionné, suffoquant mais vainqueur. Il se masse les francforts d'un geste doux et noble. Il suçote quelques-unes de ses multiples ecchymoses puis s'approche de Berthe. Vais-je assister à une seconde manche ! Que non point ! Contre toute attente, il caresse tendrement la nuque de sa baleine et déclare : — En a-t-elle du succès, cette gourgandine ! Si j'aurais pas été là, ce satyre allait se livrer à des voies de fêtes. Berthe renchérit. Elle déclare que ce Durandal c'est un moins que rien, un sournois aux intentions louches. On croit avoir un bon voisin, discret et tout bourré de savoir-vivre parce qu'il vous charrie votre panier, et puis c'est un serpent qu'on réchauffe dans son sein. Quand on mate les dunlopillo grand standing de la Berthe, on se dit qu'il a de quoi se réchauffer, le serpent à Durandal. Elle embrasse son bonhomme parce que c'est un vrai courageux. Pas le genre de mari complaisant qui n'ose pas affronter les incorrects. Non ! Il sait prendre ses responsabilités, Alexandre. C'est Alexandre le Gros. Elle dit avec des trémolos dans la glotte que s'il arrivait quelque chose à l'un des deux, elle se demande ce qu'elle deviendrait ! Sans protecteur, la vie c'est dur à affronter. Faut la force. Elle, elle ne se sent pas capable ! Une femme, c'est une femme, et puis voilà tout. Un roseau dans le vent, quoi ! Il lui faut son tuteur, sinon elle est comme un ruban léger pris dans la tempête de l'existence. Ça le fait chialer comme l'ardoise d'un urinoir, Béru. Il pleurniche que c'est pourtant vrai. Bref, la concorde la plus douce règne dans le ménage. Berthe ramasse les morceaux de sonotone avec une balayette et la pelle à ordure. Béru décrète qu'il faut arroser son exploit et ouvre une bouteille de vin blanc champagnisé. Il l'a été par un marchand de limonade, champagnisé, son faux champ. Tout ce qu'il produit c'est de la mousse. On dirait qu'on vient de débrancher un extincteur à mousse carbonique. Quand la table a eu son taf, il nous reste tout juste un fond de verre qu'on se partage symboliquement. Maintenant c'est lui qui la tient par la taille, la Grosse Bertha ; deux pigeons s'aimaient d'amour tendre. Comme race de pigeons, les Béru, ce seraient plutôt des colombins ! — Et si après ce petit intermédiaire on poursuivait ? décrète mon hôte. T'en étais à Philippe le Bel… — On l'appelait le Bel car c'était un magnifique bonhomme blond, avec des traits harmonieux et baraqué comme un athlète ! — Il devait bien porter la couronne, gazouille B.B. — Comme un pape ! renchérit le Dodu. — Non, rectifié-je, il la portait comme un roi. Il a agrandi encore la France et affirmé l'autorité royale. Seulement, pour établir son autorité, il lui fallait du pognon, beaucoup de pognon. On assure qu'il a fabriqué de la fausse monnaie ! — Et t'appelles ça un grand roi, San-A ! s'exclame mon élève. — En politique, Béru, les moyens importent peu : seuls les résultats comptent ! — Tout de même… Comment veux-tu avoir de la considération pour un gars qui imprime des faux talbins ? — Toujours est-il qu'il a fortifié le pays ! Mais Bérurier reste sceptique. — D'après ce que je vois, c'est pas d'aujourd'hui que notre monnaie part en brioche ! — Laisse continuer le commissaire ! intime sa gente dame. Qu'est-ce qu'il a fait de rare, votre Philippe-Abel, Commissaire ? — Une foule de choses : car exemple, pour la première fois il a convoqué les États-Généraux, car il s'est mis en pétard contre le pape à propos d'impôts que le clergé refusait de payer ! — Il a bien fait ! clame le Gros. — En convoquant les États-Généraux, le roi tenait à s'assurer l'assentiment de la nation pour entrer en lutte contre le souverain pontife. — C'était comme qui dirait un référendum, en somme ? — Oui. — Et il a eu sa majorité ? — Dans un fauteuil ! Quand un chef d'État pose une question à la nation, Béru, c'est qu'il est certain qu'elle répondra oui, sinon il ne prendrait pas ce risque ! Un référendum, c'est un verre de sirop qu'on fait boire au peuple lorsqu'on a une pilule à lui administrer. — Vous disiez qu'il avait fait des tas de choses, coupe Berthe, peu sensible à ces considérations politico-philosophiques. Quoi donc encore ? — Il a détruit l'ordre des Templiers. — J'ai vu ça à la télé, se souvient cet éléphant de Bérurier. Des moines qui faisaient la foiridon, hein ? Ces messieurs ramassaient du pognon et ils débloquaient avec le crucifix, sans parler des joyeuses partouzettes-maison ! Ils se jouaient entre eux la grande scène des Artilleurs au monastère. Dame ! à force de porter la robe on finit par être enclin, c'est fatal ! — Tout de même, des hommes ne peuvent pas rester chastes toute une vie, plaide B.B. J'espère que l'Église va bientôt permettre aux curés de se marier ! — Les curés d'aujourd'hui n'auront pas ce bonheur, affirme sentencieusement le Gros pour qui les conciles n'ont pas de secrets. Mais leurs enfants, je dis pas… Il revient à Philippe-le-Bel. — Je le vois très bien, le roi en question : un grand avec une voix grave. Il les a fait rôtir, les Templiers, hein ? — Bravo, Béru. — Et pendant ce barbe-cul, le big boss des Templiers, un vieux barbouzon, a jeté un sort au roi, vrai ou faux ? Même que ça aurait eu des conséquences par la suite ! — C'en a eu beaucoup, mais la principale a été de permettre à M. Maurice Druon d'écrire six forts volumes sur la question ! Je me recueille et je poursuis : — Mes chers amis, il est impossible de parler du règne de Philippe-le-Bel sans faire mention de la Tour de Nesle ! — Je connais tout ça, assure l'érudit. Et il déclame en prenant la voix timbrée à zéro franc vingt-cinq d'un pensionnaire du Français : — Si tu ne viens pas z'à la Gardère, la Gardère ira-t-à-toi ! — Tu confonds, Gros. C'est pas dans le même film d'Hunebelle ! le stoppé-je. La Tour de Nesle se trouvait en face du Louvre, de l'autre côté de la Seine. — Sur l'emplacement des établissements Poulman ? — Voilà ! Elle a commencé à abriter des drôles d'orgies, cette masure ! — Pas possible ! s'exclame Berthe qui trouve un regain à mon exposé. — La femme du king, Jeanne de Navarre, se faisait un peu tartir au Louvre. Son bonhomme s'occupait davantage du royaume que d'elle. On dit qu'elle grimpait certaines nuits à la Tour de Nesle pour s'amuser un peu avec des étudiants ! — Elle avait que l'embarras du choix, le quartier Latin est à deux pas, fait Béru. Puis il s'échauffe. — C'est toujours pareil avec les femmes des gros brasseurs. Pendant qu'ils se décarcassent, ces dames vont se faire pétrir la cellulite par des godelureaux. Ou alors elles partent en croisière sur des yachtes tandis que leur mironton se défonce le bulbe pour leur gagner de quoi claper du caviar et s'acheter des dessous en vison blanc. Une jalousie rétrospective l'anime, qui s'étend à tous les riches mais infortunés maris du monde. — J'espère qu'il l'a coincée en flagrant du lit, sa bergère, ton Lebel ? — Jamais ! Pas folle, la reine ! Une fois qu'elle avait consommé ses jeunots, elle les faisait enfermer dans un sac et jeter à la Seine ! — En v'là une idée, elle croyait que c'était comme les allumettes, que ça ne pouvait servir qu'une fois ? — La prudence, mon vieux. Elle supprimait un témoin à charge ! — A charge, gouaille l'Enflure, faut voir si ça serait pas plutôt le contraire… Brèfle, le Philippe n'y a vu que du bleu ? — En tout cas il n'a rien dit. Mais c'était reculer pour mieux sauter ; car vingt ans plus tard, ce sont ses brus qui l'ont utilisée, la fameuse tour. Il avait trois fils et une fille, Philippe. Pour la fille, pas d'histoire : on l'a mariée au roi d'Angleterre. Mais les garçons ont épousé trois cousines : Blanche, Jeanne et Marguerite de Bourgogne. — Oh ! j'y suis, affirme Bérurier, ravi. Marguerite de Bourgogne, elle s'appelait pas Mary Marquet de son nom de famille ? — Tu confonds, Gars. Mary Marquet a interprété son personnage avant-guerre. Une sacrée pétroleuse, celle-là ! — Mary Marquet ? — Non, Marguerite de Bourgogne. — Tes Marguerite historiques, qu'elles soyent de Provence ou bien de Bourgogne, elles aimaient jouer au sifflet-ravageur, on dirait ? — Ces trois petites dévergondées battaient tous les records. Leur belle-sœur, la reine d'Angleterre, les a mouchardées au roi. — Qu'est-ce qu'on leur a fait ? se tourmente Berthe qui compatit intensément. — On les a tondues et enfermées dans des cachots affreux. — Seulement ! s'exclame Béru, déçu. — Ah ! tu trouves que ça n'est rien, toi, proteste son tas de saindoux. Tondues, passe encore : ça repousse. Mais les cachots de cette époque, brr ! — Ça ne valait sûrement pas le Carlton, convient le Gros. — Ce sont les amants surtout qui l'ont senti passer, poursuis-je. — Pas possible ! entonnent en chœur les époux. Ils se regardent, l'un attendant que l'autre prenne l'initiative de la question, mais comme ça tarde, ils lâchent avec le même ensemble : — Qu'est-ce qu'on leur a fait ? Je souffle un peu sur leur curiosité pour l'attiser, puis j'explique : — Pour commencer, on leur a coupé… l'objet du délit et ses accessoires. — Qu'entendez-vous par là, Commissaire ? n'ose comprendre Berthy. — Ma parole, t'es rudement prude dans ton genre, ma petite Berthe ! s'exclame Béru. Tu te rends compte : ces pauvres gars, comme ils devaient se sentir seuls après le coup de rasoir ! — Et ça n'était qu'un hors-d'œuvre, si j'ose dire, enchaîné-je. — Drôle de hors-d'œuvre, murmure Béru qui imagine le supplice. — Après cela, on les a écorchés vifs ! Puis écartelés ! Et enfin on leur a coupé la tête ! — Et tu dis que c'est leur belle-sœur qui avait annoncé la couleur au roi ? — Oui, par jalousie de femme. Disons pour sa défense qu'elle était mariée à un homosexuel. — Pourquoi qu'elle serait pas plutôt été aussi à la Tour, au lieu de rapiner ? Surtout qu'avec un mari de la jaquette elle aurait eu droit aux circonstances exténuantes, non ! Un qui devait avoir le cœur en ciment armé, c'est ton Lebel. Faire des atrocités pareilles à des braves types qui n'ont fait que se servir du matériel que le Bon Dieu leur a fourni, je proteste. Et les maris, qu'est-ce qu'ils en disaient ? — Ils la bouclaient, à cause du père. — Je vois ce travail : des navetons ? — Après la mort de Philippe-le-Bel, ils ont régné a tour de rôle, mais très peu de temps… — Y avait la rubéole au Louvre ? — Il y avait surtout de l'arsenic. A cette époque, le poison s'administrait aussi facilement que de l'aspirine. — Bref, valait mieux boire son Évian fruité à même le goulot ? — Et comment ! Donc ils sont morts jeunes, et sans laisser d'enfants mâles. Or, en ce temps-là, une loi interdisait aux femmes de monter sur le trône. — J'ai lu un truc à ce sujet, sursaute le Gros. Ça s'appelait, si mes souvenirs sont exacts, la loi salingue. — Salique ! — Chicanons pas, boude mon ami. — Comme les femmes n'avaient pas le droit de régner, c'est le fils d'Isabelle, la belle-sœur délatrice, Edouard III d'Angleterre, qui a fait valoir ses droits à la Couronne de France. Après tout, il était le petit-fils de Philippe-le-Bel, lui aussi, comprenez-vous ? Son dernier descendant mâle ! — Mais tu disais que le bonhomme de cette dame était de la joyeuse pédale londonienne ! s'étonne mon élève qui commence à s'y perdre. — Faut croire qu'il était à voile et à vapeur, puisqu'il a eu un héritier ! Sa Majesté cligne de l'œil. — J'ai idée que cette Isabelle devait pas avoir la blancheur Persil, elle non plus. — Bref, coupé-je. Toujours est-il que son rejeton a décidé d'être roi de France ! Une guerre a donc commencé entre lui et Philippe de Valois, neveu de Philippe-le-Bel, qu'on avait déjà sacré. Savez-vous combien de temps elle devait durer, cette guerre ? — Non ! clament les époux. — Un siècle, lancé-je. Béru hoche la tête et murmure après un temps de réflexion : — Comme la guerre de Cent Ans, alors ? J'en reste baba. — Mais c'était la guerre de Cent Ans, Gros ! — Tu mendieras tant ! Il pousse du coude son cétacé. — Cent piges de riflette, Berthe, tu juges ? Il devait avoir des champignons sous le casque, le fantassin, quand il rentrait dans ses foyers ! Lecture : LES FAUTES DE GOUT DU BARBIER BÉRUDAN Louix X (dit le Hutin) passa sa main maigrichonne sur ses joues rasées de frais tout en examinant sa pauvre figure dans la glace que lui tenait, Bérudan, son barbier. Il songeait, mélancoliquement, qu'il avait plutôt une pauvre gueule pour un roi de France. Être le fils d'un monarque surnommé le Bel et trimbaler cette physionomie de sacristain, c'était vraiment une ironie du sort. — Je vous fais les pattes, Sire ? interrogea le gros Bérudan. Le Hutin hocha la tête. C'était inutile. Lors, Bérudan[18 - Tout porte à croire que ce barbier était apparenté à Buridan, le rescapé de la Tour de Nesle, l'homme qui avait plus d'un tour dans son sac, puisqu'il était parvenu à sortir de celui dans lequel Jeanne de Navarre l'avait fait coudre.] se mit à lotionner copieusement les joues du roi afin de les débarrasser de toutes traces de savon. Philippe de Valois, le cousin du Hutin, souleva la portière de la tente. — Alors, mon cousin, interpella-t-il, on se prépare pour la fête ? — On se prépare, murmura Louis X. — Pour un homme qui va se marier incessamment, vous ne paraissez guère enthousiaste, mon cousin ! observa Valois avec un brin d'ironie. Louis X était un être faible qui éprouvait sans cesse le besoin de se confier, même à ceux qui pouvaient (comme c'était le cas de Philippe) se réjouir de ses malheurs. Il désigna un délicat portrait accroché à un pieu de la tente. Le tableau était magnifique. Il représentait une ravissante fille blonde aux yeux d'azur dont les traits harmonieux émouvaient par leur finesse et leur grâce. Il s'agissait du portrait de Clémence de Hongrie, que le roi allait épouser quelques heures plus tard sans l'avoir encore jamais vue. — Je redoute tout de la rencontre qui va se produire, Philippe, avoua le Hutin. — Pourquoi diable, mon cousin ? Le Hutin désigna sa triste figure jaunâtre qui se reflétait dans le miroir. — Elle est si belle et je suis si laid ! Valois partit d'un grand éclat de rire. — Allons donc, Louis ! Vous n'êtes point si mal que cela ! Et puis vous êtes roi. Quand on est roi, on n'est jamais laid ! Quelque peu réconforté, Louis se leva pour contempler de plus près l'image de sa fiancée. Clémence arrivait de Naples pour le mariage qu'on allait célébrer à Saint-Lyé en Champagne. Cette nouvelle union effrayait le Hutin, pas seulement pour la raison qu'il venait de donner, mais parce qu'il avait mauvaise conscience. Époux malheureux de la frivole Marguerite de Bourgogne, il s'était rendu veuf de la débauchée en la faisant proprement étrangler dans son cachot de Château-Gaillard. Les remords ne le taraudaient pas outre mesure : après tout, la gueuse n'avait eu que ce qu'elle méritait. Mais le Hutin redoutait la Justice divine et la malédiction du Grand Maître des Templiers sur son bûcher le harcelait jour et nuit. Valois, qui l'avait rejoint devant le tableau, eut un hochement de menton admiratif. — Par Dieu, comme elle est belle ! soupira-t-il avec un peu d'envie. — Il paraît qu'elle est mieux encore au naturel, renchérit le roi, flatté par la remarque. N'est-ce pas, Bérudan ? — C'est le soleil fait femme, répartit le barbier. Valois considéra ce gros bonhomme aux paupières bouffies et à la bouche charnue. — Tu la connais donc, l'ami ? — J'ai eu l'honneur d'être dépêché à Naples par Messire le roi avant ses représentants chargés de demander la main de Madame de Hongrie, expliqua le barbier. Valois regarda son cousin avec étonnement. Expédier son barbier pour une telle mission, c'était bien là une de ces idées saugrenues dont le pauvre Hutin avait le secret. — Je me fie beaucoup au jugement de Bérudan, expliqua Louis X en rosissant (il avait le teint trop plombé pour pouvoir rougir vraiment). Et il poursuivit : — Avant de solliciter la main de Clémence, je tenais à m'assurer qu'elle était agréable d'aspect. Bérudan me l'a certifié. Ce tableau que j'ai reçu par la suite n'a fait que confirmer ses dires. Dans son for intérieur, Philippe de Valois rendit hommage à la prudence du souverain. Il se dit que si le Hutin montrait autant de jugeote dans la gestion de l'État que pour ses propres affaires, il pouvait peut-être assurer un règne potable malgré sa bouille en graine de courge ! — Parle-nous d'elle, Bérudan, ordonna le roi à son barbier et confident. Bérudan essuyait minutieusement le rasoir en or et nacre dont il usait pour couper les quatre poils qui végétaient sur les joues caves du souverain. Il prit une mine extatique pour déclarer : — Madame de Hongrie n'est que grâce et jeunesse. Son regard ressemble au ciel d'été, sa peau a la couleur des roses et si je puis me permettre, Sire, elle doit en avoir le velouté. La gorge de Philippe de Valois se serrait. Il enviait ce minable cousin qui, avec sa mine chagrine, recevait du Seigneur Dieu ces deux merveilleux présents que sont le trône de France et une ravissante princesse pour y prendre place à ses côtés. Valois sortit pour regarder l'heure à son cadran-solaire-bracelet. — Eh bien, mon heureux cousin, déclara-t-il, il est l'heure de nous mettre en selle pour aller au-devant de cette huitième merveille du monde ! Il faisait un temps maussade, mais le soleil brillait dans le cœur du roi. Sa conversation avec son cousin avait dissipé ses secrètes angoisses et il chevauchait gaillardement à la tête de son escorte. Sur son passage, les habitants de Saint-Lyé, ravis du spectacle, jetaient des fleurs sous les sabots des chevaux en acclamant le roi. Après quelques kilomètres d'un galop soutenu, la troupe aperçut au loin la litière de la Princesse. Alors, le cœur de l'ex-époux de Marguerite de Bourgogne se mit à cogner plus vite et plus fort. Après un temps d'arrêt, il s'élança en direction du cortège qui venait à lui. La litière de Clémence stoppa. Le Comte de Bouville, qui convoyait la future épousée depuis Naples, en descendit, s'inclina devant son maître et dit avec emphase : — Sire, voici Madame de Hongrie ! Louis X (dit le Hutin) s'approcha de la portière. Son regard faisandé plongea à l'intérieur du véhicule et il sentit son enthousiasme se racornir comme de la salade par une nuit de gel. La fille qui se tenait sur la banquette était grande, épaisse, sans grâce. Elle avait de gros yeux proéminents et inexpressifs, bleus certes, mais certaines huîtres aussi le sont ! Elle avait des cheveux filasse et le sourire le plus niais de la terre. « Impossible ! Je fais un cauchemar », songea le roi. De son côté, en contemplant ce petit être maladif, au teint jaune et aux yeux fiévreux, Clémence de Hongrie songeait : — Il n'est pas laubé[19 - Mot hongrois signifiant « Beau ».] le roi de France ! S'il me fait des chiares[20 - Mot hongrois signifiant « Enfant ».] on va au désastre, car ce seront des enfants de Hutin ! — Soyez la bienvenue, Madame, balbutia le roi d'une voix blanche. Et, se reprenant, il fit les présentations de ses parents et familiers à l'arrivante. Lorsque Philippe de Valois s'inclina, quand ce fut à son tour d'être présenté à Clémence, il adresse une œillade sardonique au Hutin. Et, un instant plus tard, il lui chuchota à l'oreille : — A votre place, mon cousin, je changerais de barbier ! Après la cérémonie, le roi se retira en ses appartements pour subir sa toilette de nuit. Il devait cette fois se préparer une autre fête dont le déroulement lui paraissait plus hasardeux que la première. Il se sentait glacé de bas en haut, et plus en bas qu'en haut ! Sa figure hermétique, ses lèvres crispées au point qu'elles ressemblaient à une cicatrice mal refermée, n'échappèrent pas à Bérudan, lequel s'activait pour mettre Louis X en condition en l'oignant d'onguents parfumés et en lui brossant les cheveux. — Sire, balbutia-t-il, vous semblez déçu ! Le Hutin eut un petit rictus mauvais. — Ah, tu crois ? — On dirait, j'en demande pardon à Votre Majesté, que vous ne ressentez pas ce profond bonheur qui emplit généralement le cœur d'un nouvel époux. Du coup, le roi éclata. Montrant le portrait de Clémence d'un index rageur, il tonna : — Où as-tu pris que la Reine est à la semblance de ce portrait ? Il y a entre les deux la différence qui sépare un ange d'une vache ! Et tu m'avais promis qu'elle était encore plus belle que sur la toile ! — Mais elle l'est, Sire, répondit le malheureux Bérudan (que dans l'intimité ses familiers appelaient Béru). Pour ma part, n'en déplaise à Votre Majesté, je la trouve des plus engageantes et des plus appétissantes ! — Que ne puisses-tu prendre ma place ! maugréa Louis X. Le Hutin venait de comprendre, mais un peu tard, que des goûts et des couleurs il ne faut jurer de rien ! Telle fille qui semble un laideron aux yeux d'un roi peut paraître une déesse à ceux de son barbier. Dans sa petite âme recroquevillée, Louis X cherchait quelle vengeance il pourrait bien tirer de Bérudan. La mort, c'était banal. La torture bien mesquin. A l'homme de pensée conviennent des représailles rares. Soudain, le visage du roi s'éclaira. — Puisque tu trouves Madame de Hongrie la plus belle d'entre les belles, fit-il d'un ton hutin (par la suite le mot devait perdre son « h » beaucoup trop aspiré pour bénéficier d'un « m » bien davantage en bouche), cite-moi quelle dame de ce château est la plus laide d'entre les laides. Bérudan partit d'un franc éclat de rire. — Sans contestation, Sire, c'est bien dame Guillemette, la lingère. Et j'espère que cette fois vous me ferez l'honneur de partager mon avis. Elle a septante ans passés, plus une seule dent, un menton qui rejoint son nez, des yeux chassieux et qui louchent à vous en faire prendre le torticolis. Je ne parle pas, par charité, des verrues à aigrettes qui constellent son visage, non plus que de son déhanchement, de sa boiterie et de la platitude de son corsage… Le roi riait, pour la première fois depuis qu'il avait rencontré Clémence. — Par les cornes de Satan, pouffait-il, que voilà une description véridique de la personne ! Puis, sonnant ses serviteurs, il leur enjoignit d'aller quérir dame Guillemette, ce qu'ils firent avec étonnement mais célérité. Un instant plus tard, la lingère était là, en chemise de nuit, toute chaude du lit qu'elle venait de quitter, avec ses cheveux gris en pluie devant son visage de sorcière et ses pieds semblables à des sarments de vieille vigne nus dans des chausses trop grandes. Louis X regarda la vieille avec délectation. — Mon bon Bérudan, dit-il enfin, un bon barbier doit toujours se mettre autant qu'il le peut à l'unisson de son maître. Tandis que je vais connaître la Reine, toi, tu vas besogner à ma santé dame Guillemette que voilà. Bérudan devint d'un beau vert et, effaré, se mit à balbutier. — Mais, Sire, comment le pourrais-je ! — Je veux que tu prennes plaisir avec elle, trancha le roi. Mes serviteurs demeureront avec vous et m'en rendront témoignage. Si tu faisais preuve de carence, eh bien, je te ferais à l'aube accrocher au gibet de Montfaucon puisqu'aussi bien la pendaison rend une virilité posthume à ceux qui l'avaient perdue ! Et, sur un geste péremptoire, il abandonna son malheureux barbier aux mains de la vieille Guillemette qui gloussait d'aise, ravie de cette aubaine nocturne. Quand les coqs champenois se mirent à chanter pour annoncer le jour nouveau, le roi abandonna sa nouvelle reine après avoir vécu en sa compagnie des instants d'une grande qualité qui le remirent de ses désillusions. Il se rendit tout droit dans la chambre où Bérudan et Guillemette venaient de passer la nuit. — Et alors ? lança le Hutin. Quelles nouvelles de cette lune de miel me donnez-vous, ami Bérudan ! Le barbier cligna de l'œil et hocha la tête avec modestie tandis que le plus vieux des serviteurs-témoins annonçait : — Sire, non seulement votre barbier a pu honorer dame Guillemette, mais de plus il l'a fait par trois fois et c'est sur les supplications de la Dame qu'il ne l'honora point une quatrième ! Le Hutin regarda la mine épanouie de Bérudan, puis celle plus que défaite — mais ô combien apaisée — de la vieille, et il partit d'un franc rire. — Sire, murmura Béru, j'ai une requête à vous présenter. — Dis toujours, nous aviserons… — Je voudrais que vous m'accordiez la main de dame Guillemette, car vous avez grandement raison, Sire : je n'ai pas les goûts de tout le monde !      Écrit anonyme découvert en Champagne dans les caves Moët et Chandon. Sixième Leçon : JEANNE D'ARC : ses voix, sa vie, son œuvre, sa mort ! On se croirait à la fin d'un repas de noces ou d'un banquet d'anciens combattants. — T'en va pas ! supplie Bérurier. — Encore ! insiste sa Baleine. — Non, répond fermement le Commissaire San-Antonio (cet être d'élite qui n'a peur de rien, pas même des mouches et dont la vaste intelligence n'a de comparable que son sens de l'humour). Lors, les deux conjoints (joints pour le meilleur et pour le pire) se mettent à scander de la voix, du talon et du poing : — Il dira ! Il dira ! Il dira ! Un vrai marécage, ces Béru. Pour s'en dépêtrer, il faut le concours du Génie. Ça n'est pas le génie d'ailleurs qui me manque, vous le savez, mais mon bon cœur, me rend vulnérable. Je contemple, amusé, ces deux énormités mafflues, bajouteuses, rubescentes, mal dentées, qui vocifèrent sur l'air des lampions (lampions dont ils ont et la forme et le rayonnement) : — Il dira ! Il dira ! Berthe se permet même une variante puisque, pour donner plus de force à sa requête psalmodiée elle affirme, d'un ton quasi menaçant : — Il causera ! Il causera ! Je regarde ma montre. J'ai strictement rien à fiche, mais il convient de regarder l'heure d'un œil soucieux lorsqu'on a l'intention de se débiner de quelque part. — Écoutez, fais-je, plus que Jeanne d'Arc et je m'en vais ! Un « Aaah ! » intense et voluptueux s'échappe de leurs lèvres dévoreuses. — C'est un morcif de roi, Jeanne d'Arc, leur fais-je, vous en convenez ? Ils branlent le chef en mesure. — Que savez-vous d'elle ? interrogé-je histoire de mesurer l'étendue de leurs connaissances en la matière. — Elle…, attaque B.B. Mais son Jules lui coupe civilement la parole. — Te fatigue pas, San-A, on a vu le film ! — Alors résume-le-moi. Il se gratte la nuque et déclare : — Elle gardait ses moutons à Dom Pérignon en tricotant une layette. Puis un adjudange lui a causé, je me rappelle plus si c'était Saint-Martin-la-Garenne ou Saint-Philippe-du-Roule, peut-être les deux à la fois. Brèfle, il lui disait d'aller sauver la France. Elle y a t'été et ces fumelards d'english, pour se venger, lui ont fait le coup du bonze inflammable. C'est seulement quand elle a été déguisée en charbon de bois qu'ils se sont dit : « Mince, y a gourance, on vient de rôtir une sainte ». — Que voilà donc admirablement résumée l'histoire de la plus rare des femmes, admets-je. Vraiment, Béru, ton sens du raccourci confondrait M. Deibler s'il vivait encore ! Nous allons étudier plus en détail « l'affaire Jeanne d'Arc ». Mais auparavant, pour bien le comprendre, voyons où en était la France lorsque les voix célestes se firent entendre. — On pourrait écluser un petit coup de rouge ? suggère le Gros dont la langue ressemble à un plancher de cage à oiseaux. — Inutile, pour moi ce sera le verre d'Évian du conférencier, tranché-je. Berthe me le verse sous le regard hostile de son mari qui désapprouve. H O, c'est l'ennemi originel de Sa Grosseur ! Je le conduis aux abords de l'horreur en buvant. Et je réattaque : — La guerre de cent piges a terriblement éprouvé la France. On note au cours de ce siècle imbécile des fortunes diverses. Tantôt les Anglais envahissent presque entièrement le territoire et régnent en maîtres. Tantôt il y a des réactions françaises et on leur fait repasser le Pas-de-Calais. Nous serions injustes si nous passions sous silence le Camarade Charles V et son pote Du Guesclin. Ils ont usé leur existence à malmener les Rosbifs. Charles V et son général d'élite étaient tellement liés d'amitié qu'ils ont poussé leur sympathie mutuelle jusqu'à décéder la même année. A leur mort, la France était redevenue forte. — C'est fou ce que les Charles ont pu rébecqueter la France, remarque Bérurier, frappé. Tu crois que ça vient du prénom, Gars ? — Ne te précipite pas sur les idées toutes faites, Bonhomme. Il y a toujours des exceptions pour confirmer les règles. Ainsi, le fiston de Charles V s'appelait aussi Charles et pourtant son règne à lui a drôlement tourné en eau de boudin ! — Pas possible ? — El est devenu jojo en partant châtier un de ses seigneurs turbulents. Insolation, disent les uns, excès de consanguinité, affirment les autres. Faut reconnaître qu'ils se mariaient un peu trop entre cousins, Messieurs les Sires. Alors il en résultait des tares. — Fatal, coupe Béru. C'est comme pour les bêtes de race : à force de vouloir la préserver, la race, tu finis par la déguiser en jus de chique. Rien ne vaut les corniauds. Selon moi, la monarchie, San-A, elle aurait pas tant chipoté pour les unions, on l'aurait peut-être encore. Un roi de gouttière, ça pourrait valoir le coup. M'est avis, d'ailleurs, que maintenant les princesses le pigent, le danger. Regarde voir en Angleterre, par exemple la Margaret : elle s'est farci un pékin de la maison Photomaton. Nature, à ce tarif-là, leur pedigree aux gars de Buquingame ça va vite devenir le catalogue de la Samaritaine. Mais ils ont raison : la santé avant tout. Quand tu as les éponges mitées, le foie comme une morille et du yaourt dans les veines, un blason c'est pas ce qui te donne des couleurs, même s'il est, comme on dit dans le charabia hiérarchique, de gueule de raie sur champ d'avoine ! Berthe lui coupe la parabole. — Un roi cinglé, ça la fichait mal. On lui a mis la camisole ? — Ou l'équivalent, gente dame. — Fais confiance qu'elle était en or massif, la camisole, ricane Bérurier. De ce temps-là ils portaient des slips de soie et des boucles de jarretelle en diamant. La vraie débauche ! Qu'est-ce qu'ils ont fait de ce roi siphonné à la cour ? — On l'a placé sur la voie de garage. Mais c'est sa bonne femme, Isabeau de Bavière, qui s'est mise à débloquer. C'était une gourgandine de première grandeur qui se farcissait un tas de types, à commencer par son beau-frère. La cour de France a bientôt ressemblé à un lupanar. C'était à qui ferait le plus bel étalage de ses vices ! Les yeux globuleux de dame Berthe luisent comme ceux d'un carnassier. — Quelle honte ! fait-elle pourtant, histoire de chiquer à la bourgeoise vertueuse. — Isabeau, continué-je, était une espèce d'ogresse ravissante qui usait de ses charmes et de l'assassinat avec une égale insouciance. Elle bradait ses filles, les faisait tuer lorsqu'elles devenaient gênantes et déshéritait son propre fils. Profitant de la folie de son bonhomme, elle a vendu la France aux Anglais. Bérurier libère une série d'imprécations variées dont la moins virulente n'est cependant pas publiable dans un ouvrage de cette haute tenue littéraire. — Bref, insisté-je, à la mort de Charles VI-le-Dingue, le king d'Angleterre a été proclamé roi de France, de même que le Dauphin qui avait ses partisans. — Alors, m'interrompt dame Bérurier, la France avait deux rois ? — Exactement. Et vous conviendrez que c'est trop ! Notre pauvre vieux pays a été divisé en deux clans : les Armagnacs et les Bourguignons. Béru pousse un soupir qui gonflerait la voilure d'un trois-mâts école. — Alors des Français ont soutenu la candidature du roi d'Angleterre ! — Les faits sont là, Gros ! — Écœurant, dit-il. Le Dauphin dont tu causes, il devait pas avoir la jactance facile. Moi, je serais été à sa place, j'allais faire un drôle de ramdam dans les carrefours, aie confiance ! — Charles VII était un timide. De plus il avait des doutes à propos de sa naissance. — Comment ça ? — Quand on a pour mère Isabeau de Bavière, tu penses qu'on doit se demander si papa c'est pas en réalité le garçon boucher ou le voisin de palier ! « Il s'appelait peut-être Bérurier, le vrai père du nouveau roi de France, va-t'en savoir. » Ça l'émerveille, mon Béru, cette hypothèse. Du coup, c'est sans rancune qu'il se met à penser à Isabeau de Bavière. — Pourquoi pas, après tout, murmure-t-il. Il était comment, ce Charlot-là ? — A vrai dire, morphologiquement, il ne te ressemblait guère. C'était un freluquet indécis. De la mauviette écrasée par le poids de sa couronne, laquelle pourtant n'était pas bien grosse au moment où débuta son règne. Il était bourré de complexes, le pauvre lapin. Mais le destin veillait. Une femme venait de perdre le royaume de France, une autre allait le sauver. — Jeanne d'Arc ? récitent les Bérurier. J'adresse un hochement de tête complimenteur au couple. Berthe et Alexandre-Benoît ressemblent à un attelage pour chariot de roi fainéant. — Oui, mes chers amis : Jeanne d'Arc. Berthe a un gentil gloussement pour saluer l'apparition de la Pucelle dans notre conversation. Béru, qui aime prendre ses aises pour mieux vivre les instants d'exception, délace ses chaussures, les ôte, et ses orteils libérés se mettent à frétiller dans ses chaussettes trouées comme de la friture de poissons dans des bourriches. — Jeanne d'Arc s'est donc manifestée dans une période de grand désordre et de misère, fais-je. Le pays divisé, ruiné, pillé, s'en allait à vau-l'eau… — C'est en Italie ? demande le Gros. — Quoi donc ? — Volo ? — C'est pas un bled, c'est une expression, hé, truffe ! Elle signifie à la dérive… — Mande pardon, balbutie l'Hénorme, on a beau z'avoir de la culture, y'a toujours des bricoles qui vous échappent ! Alors ? — La France était conditionnée pour adopter un héros ou une héroïne. Elle avait besoin d'un sauveur. En période troublée, il suffit qu'un gars arrive au moment opportun en criant « Je vous ai compris » pour qu'il fasse le plein. Le messie de service n'a qu'à dire qu'il entend des voix pour s'assurer celles des électeurs. Donc, voilà le climat au moment où la môme Jeanne fait parler d'elle. A Domrémy, aux confins de la Champagne et de la Lorraine, on se trouvait en plein fief du Roi de France. Les dabuches de Jeanne étaient des bouseux tout ce qu'il y a d'aisé contrairement à ce qu'imagine le public qui se la représente fille de serfs. Gens extrêmement pieux, ses parents souffraient de la situation et débitaient des rafales de chapelets pour demander au ciel aide et assistance. — Ils se doutaient pas que leur gamine allait arranger le coup, salive ma grosse Pomme. C'est poilant tout de même, d'avoir une petite sainte à la maison et de pas le savoir. Si ça se trouve, ils y flanquaient des tabassées, à cette môme, sans se gourer que plus tard on allait refiler son blaze à toutes les institutions religieuses de France et de Lavoir. — C'est la destinée, ça, philosophe notre chère Berthe. On ne peut pas deviner. C'est comme pour Lourdes avec Bernadette Scoubidou, là encore la famille se doutait de rien. — Jeanne, poursuis-je, était une gosse sensible. A force de voir chialer ses vieux sur la cause perdue du roi de France, elle a eu des vapeurs. Un jour qu'elle gardait les moutons en filant sa quenouille en bâton, des voix célestes se sont élevées. L'Église affirme — et nous n'avons aucune raison d'en douter — qu'il s'agissait de celles de Saint-Michel, de Sainte-Catherine et de Sainte-Marguerite… — Du beau monde, apprécie Béru, lequel possède son calendrier sur le bout du doigt. — Ces messieurs dames conseillaient à Jeanne d'aller lever le siège d'Orléans et de faire ensuite sacrer le dauphin à Reims. — Pauvre chou, pleurniche la Baleine. Ça a dû lui faire une frayeur, ces voix ! — Tu parles que si elle avait le hoquet ça lui l'a guéri ! fait le Gros, toujours pratique, Aftère ? — Jeanne a parlé de son ordre de mission à son vieux qui s'est mis à faire tout un suif : pieux mais incrédule qu'il était, le père d'Arc. Il a affirmé à la gamine qu'il préférait « la noyer de ses propres mains plutôt que de la laisser partir avec des gens de guerre ! » Une discussion béruréenne éclate. Madame donne raison à M. d'Arc, alléguant que la place des jeunes filles pubères n'est point dans l'armée et que Saint-Michel et ses camarades avaient eu du culot de confier une pareille besogne à une adolescente. Son Vigoureux riposte en traitant le père de Jeanne de mauvais patriote. Il fait valoir que depuis Jeanne, on a vu beaucoup de demoiselles dans l'armée, y occuper un poste actif. Je mets fin à la controverse en leur apprenant qu'en fin de compte d'Arc a mis les pouces et que sa fille est allée à Vaucouleurs pour parler de sa mission au seigneur de Baudricourt. — II a dû être estomaqué ? s'amuse mon coéquipier. — Tout de suite il l'a envoyée chez Plumeau, la Jeannette ! Mais elle a su se montrer éloquente. A la fin, il lui a donné une bafouille pour Charles VII ainsi que quelques hommes d'armes chargés de l'escorter jusqu'à Chinon. — J'espère que c'étaient des garçons sérieux ? demande hypocritement la Gravosse. — L'histoire ne le dit pas. Elle déplore cette absence de détails. — Le roi avait été prévenu de l'arrivée de la jeune fille. Et à la cour, on se payait déjà la fiole de la môme. On la prenait pour une cinglée. — Faut se mettre à leur place, dit Béru. Nous, maintenant on sait qu'il s'agissait d'une vraie sainte pur sucre et que son auréole avait rien à voir avec la maison Wonder, mais le roi Machin, lui, il avait le droit de se poser des questions… — Il a fait mieux que se poser des questions : il a tendu un piège à la jouvencelle. Avant de la recevoir, il a laissé sa place sur le trône à un de ses familiers et lui-même s'est dissimulé parmi la foule des courtisans. — Pas tellement patate, ton Charles VII ! Qu'est-ce qui s'est passé ? — Un miracle ! Jeanne est allée droit à lui ! — Chapeau ! dit Béru, respectueux. Puis, récupérant un peu il hasarde : — Elle avait peut-être vu sa photo dans Paris-Match ou ailleurs, note bien ? — Impossible ! Ces moyens de diffusion n'existaient pas en ce temps-là ! objecté-je. C'est Berthe qui met un terme à notre indécision. — Puisqu'elle était sainte, je ne vois pas ce que vous trouvez de surprenant là-dedans. Elle avait le don de double vue, voilà tout ! — Mais bien sûr, admet Béru, frappé par une telle évidence : voilà tout. Alors le roi l'a prise au sérieux quand il a vu qu'elle le reconnaissait ? — D'autant plus qu'elle lui a assuré qu'il était vraiment le rejeton du roi de France, ce dont il doutait très fort, le pauvre biquet. Ça l'a dopé et il a mis une armée au service de la Pucelle. Jeanne a pu délivrer Orléans. — Elle était réellement pucelle ? m'interrompt la Gravosse en rougissant. — Il paraît. Mais Béru a des doutes. — Elle l'était peut-être au départ de Do-Ré-Mi-Fa-Sol, dit-il, mais après le siège d'Orléans, faut envisager qu'elle avait viré sa cuti dans l'intervalle. Une belle gosse comme je la suppose, avec des guerriers en pleine bourre, elle avait beau être ensaintée elle pouvait pas résister. Ensuite ? Son « ensuite » ressemble à une sébile qu'il me brandit sous le nez à tout bout de champ. — Ensuite, toujours soucieuse de remplir le programme tracé par ses « vois », elle a emmené le roi se faire sacrer à Reims ! — Il devait avoir l'air un peu pomme, ce chétif, de se laisser driver par une fille ! Le roi des nouilles, qu'on a sacré ! Ou alors, victime de ses sens qu'il était. T'es certain, San-A, qu'il se la payait pas en loucedé, notre Jeanne d'Arc Nationale ? Une petite manière derrière le trône pendant que les femmes de ménage passent l'aspirateur dans la pièce à côté, tu sais, ça va, ça vient ! — Alexandre, voyons ! sermonne Berthe aux gros flotteurs. Tu causes d'une sainte ! Le Gros rétorque qu'on n'est saint qu'une fois mort et que de son vivant, la Pucelle ne justifiait probablement pas son surnom. Ils en viennent à hausser le ton. B.B. défend farouchement la vertu de Jeanne. — Et tu oublies qu'elle portait une armure ! s'exclame-t-elle, à bout d'arguments. — Et alors, tu en déduis qu'il fallait un fer à souder pour filtrer avec elle, Grosse ? A fermeture Éclair qu'elle était, l'armure ! Tu t'imagines peut-être pas qu'on la déboulonnait chaque fois qu'elle se rendait aux toilettes ! Les armures, t'en parles comme si ça serait la carapace d'un homard ! Mais ça s'enlevait et ça se remettait facile. Il me prend à témoin. — Berthe se figure qu'il fallait un ciseau à froid pour pouvoir leur prendre la température, aux archers, quand ils avaient la fièvre ! Explique-lui un peu qu'une armure c'était pas plus difficile à démonter qu'une carrosserie de 2 chevaux ! Je donne les apaisements requis et je me hâte d'enchaîner. — Donc elle a fait sacrer Charles VII, battant ainsi de vitesse le roi d'Angleterre qui n'avait pas encore été sacré Roi de France. — Et la belle Isabière de Baveau, elle vivait toujours ? — Toujours ! Mais elle était devenue une grosse mémé adipeuse. Je te prie de croire qu'elle renaudait vilain devant les exploits de Jeanne. Elle lui gardait un brandon de son âtre, à cette Pucelle qui venait contrecarrer ses projets. « Après le sacre, Charles VII s'est désintéressé de la guerre en général et de Jeanne d'Arc en particulier. Logiquement, la Pucelle aurait dû regagner ses moutons et se mettre à tricoter des cottes de maille pour les soldats. Seulement elle avait contracté le virus. Elle est repartie en guerre et elle a été blessée en voulant conquérir Paris… » — Parce que Paris se trouvait en zone occupée ? — Mais oui ! Le roi préférait vivre en province, il était pour la décentralisation. — Il avait bien raison, l'approuve Berthe. Avec toutes les odeurs d'essence qu'on respire ici… — Lorsque Jeanne a été rétablie, elle est allée batailler à Compiègne et c'est là que les choses se sont gâtées. Les Bourguignons l'ont faite prisonnière et l'ont vendue aux Anglais ! Béru branle le chef. — Je les aurais pas crus comme ça, avoue-t-il. J'ai des tas de copains Bourguignons, ils seraient incapables de faire une crasse pareille à quelqu'un ! Des vignerons, agir aussi malproprement, c'est pas digne ! Remarque, il vaut mieux avoir vendu Jeanne d'Arc aux Rosbifs plutôt que la récolte. Et alors, ils l'ont brûlée ? — Oui, après un jugement inique au cours duquel on a déclaré qu'elle était sorcière. — Affreux, affreux, affreux ! brame par trois fois et de gauche à droite Berthe Bérurier. — Il a fallu attendre plus de cinq cents ans pour que le brave petit boxeur Alphonse Halimi la venge au Palais des Sports de Londres, ajouté-je. — C'est long, admet Béru. Mais dis-moi, San-A, pourquoi que ses saints qui l'avaient embarquée dans ce merdier ne sont pas venus renier une grosse averse sur son bûcher au moment où le bourreau actionnait son Flaminaire ? — Probablement parce qu'il fallait qu'elle aille jusqu'au bout de son destin pour devenir la sublime image que tu sais ! Beaucoup de gens, vois-tu, Béru, sont plus utiles à leur pays morts que vivants. Lorsqu'elle combattait, Jeanne était raillée, controversée ; on doutait d'elle et de sa mission. Une fois réduite en cendres, elle est devenue un emblème et la France s'est ressaisie. Elle n'a été vraiment Jeanne d'Arc que parce qu'elle est morte. Si elle avait vécu et bouté tous les Anglais hors de France, il est probable qu'ensuite elle se serait mariée et aurait eu des gosses avant de devenir une grosse dondon comme Isabeau de Bavière, avec trois mentons et des varices. Elle serait sortie de l'épopée par la porte de la cuisine ! « Or on ne fait pas des statues avec les mères de famille, Béru. Jeanne, il la fallait avec un étendard à la main, non avec un biberon. Elle n'a pas sauvé la France en étant guerrière, mais en étant combustible. » — En tout cas, fait Béru, elle a gagné sur tous les tableaux, la petite friponne, puisqu'elle a sa statue aussi bien dans les églises que sur les places publiques. Et le roi Charles Chose, qu'est-ce qu'il en a dit de tout ça ? — Oh, lui, c'était un petit libertin. Les pucelles ne l'intéressaient que lorsqu'elles cessaient de l'être grâce à ses bons soins. Il a coulé des jours passionnés en compagnie de sa favorite qui s'appelait Agnès Sorel. — Attendez, me stoppe B.B. Agnès Sorel, c'était une grand-mère de Cécile Sorel ? — Non, ma chère amie, c'était sa fille ! Lecture : LES DIABOLIQUES ASTUCES DU GARNEMENT BÉRUROI M d'Arc referma pensivement la porte de la bergerie et regarda s'éloigner sa fille. Jehanne poussait gentiment le docile troupeau devant elle et marchait d'un pas léger vers les pâtures. Avec sa paire de quenouilles sous le bras, elle avait bien l'air de ce qu'elle était, à savoir d'une gente jouvencelle timide et douce. — Tu sembles tourmentée, femme ? lui déclara M. d'Arc qui survenait en poussant une brouette. — Cette enfant me donne quelques inquiétudes, révéla-t-elle. Les bras de la brouette en tombèrent des mains du père d'Arc. — C'est sa santé qui te tourmente ? En effet, je la trouve bien pâlotte, ces derniers temps. — Non, dit la brave épouse, ce n'est pas sa santé mais son moral. Vois-tu, mon homme, je crains que notre fille devienne folle de sa tête. — Un début de pléonasme[21 - Maladie découverte au XV siècle, consécutive à une répétition de maux.], sans doute, murmura d'Arc père. — Elle prétend qu'elle entend des voix tandis qu'elle garde les moutons. — Elle se prend pour…, commença d'Arc. Mais il s'arrêta court, car il manquait de point de comparaison. — En tout cas, poursuivit-il, elle les garde bien mal les moutons. Hier encore un agnelet a disparu. Si ça continue, on ne va bientôt plus pouvoir l'envoyer en champ. Il cracha dans ses mains calleuses et assura en reprenant les manches de sa brouette : — D'ici que ça soit elle que j'envoie paître, il n'y a pas loin ! Il allait poursuivre sa besogne, mais sa femme le stoppa. — Sais-tu ce qu'elles lui disent, ses voix ? — Que veux-tu qu'elles lui disent, puisqu'elles n'existent pas. Ça se passe dans sa pauvre tête. Il va falloir lui donner de la tisane d'ellébore. — Jehanne prétend qu'il s'agit des voix de Saint-Michel, de Sainte-Marguerite et de Sainte-Catherine. — Sainte-Catherine ! Du carrosse où vont les choses elle la coiffera sûrement, soupira le père d'Arc en se signant. (Il était analphabète mais il savait se signer !). Tout à son tourment, sa digne compagne poursuivit : — Ces bienheureux lui ordonnent, paraît-il, de sauver la doulce France et d'aller faire sacrer Messire le Dauphin Charles à Reims ! Imagines-tu, mon homme, l'énormité de la chose ! Voilà cette pauvre Jehannette qui n'est pas capable de « fumasser » l'étable prête à partir en guerre contre les vilains Anglois ! Le papa d'Arc éclata d'un rire franc et loyal à cette plaisante perspective. Mais le visage soucieux de sa dame dissipa vite son hilarité. — Je vais aller surveiller ça de plus près, décida-t-il. Si des saints parlent à notre fille, je veux entendre ce qu'ils lui racontent. Je suis son père après tout ! Et, plantant là sa femme et sa brouette, il partit vers les pâtures en rasant les buissons. Le dénommé Amédée Béruroi était un mauvais plaisant d'une seizaine d'années, au regard sournois, plein de vilaines intentions. Ses parents étaient deux soiffards incorrigibles — et que personne d'ailleurs n'avait jamais tenté de corriger — aussi le jeune Amédée s'était-il élevé tout seul, à force de chapardage et de mendicité. Comme en ces temps de disette, les aumônes se raréfiaient, le jeune malandrin se trouvait aux abois. On le voyait rôder aux abords des métairies avec des filles mal embouchées, guettant les rares volailles qui fouillaient un fumier pauvre en calories. Béruroi avait déjà essuyé de sérieux coups de triques, voire même des coups de fourches. Néanmoins il était parvenu à tordre le cou de plusieurs volailles et plus d'un coq du village était décédé de mort violente avec encore un dérisoire cocorico dans le gosier. Ce matin-là, tapi derrière une haie d'aubépines en compagnie de deux traîne-fesses de la région : Fantine et Lanlaire, le mauvais sujet guettait l'arrivée de la pieuse Jehanne d'Arc et surtout de son troupeau. La jeune fille ne l'intéressait pas car il détestait les pucelles, mais par contre il avait une prédilection pour le mouton surtout accompagné de flageolets. — La v'là ! souffla-t-il. Les gourgandines qui l'accompagnaient se plaquèrent contre le sol et restèrent immobiles. M d'Arc pénétra dans le champ et, tandis que ses bêtes s'égayaient dans l'herbe tendre, elle installa son pliant et se mit à filer sa quenouille. — A nous de jouer ! chuchota Béruroi dans un souffle. Il fit signe à Lanlaire, qui était une grande bringue aux cheveux emmêlés et aux jupons plus troués qu'un filet de pêcheur. Elle arrondit ses deux mains en conque devant sa bouche et se mit à psalmodier d'une voix languissante et presque plaintive : — Jehanne… Jehanne… La gente bergère tressaillit, pâlit, trembla. Ses narines se pincèrent, son regard devint fixe et elle se laissa tomber à genoux. — Nous sommes les envoyés de Dieu, trémola Lanlaire… Jehanne se signa. — Mon nom est Sainte-Catherine, poursuivit la petite garce. Jehanne, tu dois sauver la France… Lanlaire se retenait de pouffer. N'en pouvant plus, elle fit signe à sa camarade Fantine, une petite rousse au visage criblé de son, de prendre la relève. Rendant sa voix caverneuse par le même procédé, la deuxième fille poursuivit. — Va lever le siège d'Orléans, Jehanne ! C'est moi, Sainte-Marguerite, qui te l'ordonne au nom de Dieu ! Chasse le vilain Anglais pour rendre la France à notre gentil sire le Dauphin Charles… Les mâchoires de la future sainte se crispèrent. Elle était devenue comme étrangère au monde. Béruroi montra aux deux filles un petit agneau qui harcelait le pis de sa mère à quelques mètres de là. Les deux traînées comprirent et s'éloignèrent en rampant tandis que le garçon poursuivait l'opération. — Allô ! Allô ! Ici l'archange Saint-Michel qui vous parle, claironna le luron, en prenant la voix d'un merveilleux bateleur d'estrades nommé Jehan-Jacques Vithal, lequel vendait de la Jouvence de l'Abbé Lopez sur les champs de foire de la région. Jehanne d'Arc joignit ses mains, ferma ses yeux, et inclina sa jolie tête blonde. — Il faut que tu sauves la France, Jehanne. Délivre Orléans et ensuite va faire sacrer le Dauphin à Reims… Tandis qu'il exhortait ainsi la Pucelle, ses deux compagnes capturaient l'agneau dont les bêlements de détresse ne parvenaient même plus aux oreilles saturées d'extase de la bergère. C'est alors que le charme fut rompu par le père d'Arc qui se précipitait sus aux voleurs en brandissant un gourdin. Ce fut la débandade, les filles lâchèrent l'agneau pour détaler, tandis que de son côté Béruroi battait en retraite. Après qu'il eut bien couru, hurlé et gesticulé — en pure perte — le père de Jehanne revint hors d'haleine auprès de sa fille toujours à genoux. — Espèce de petite idiote ! gronda le fermier, tu vas enfin finir ces simagrées, oui ! La Pucelle eut un tressaillement de médium éveillé en sursaut et considéra l'auteur de ses jours avec des yeux béants d'incompréhension. — Père, murmura-t-elle d'une voix aussi blanche et bleue que son futur étendard, mes saints sont revenus me parler ! — Finis donc de blasphémer, imbécile. Tu es folle dans ta tête, ma pauvre fille ! Tes saints, je leur ferai mes dévotions à coup de fourche, la prochaine fois ! Mais la jeune fille n'avait cure des invectives paternelles. Une farouche résolution faisait briller son regard d'azur. — Je dois aller délivrer Orléans, père, décida-t-elle, Messire Saint-Michel l'a ordonné, de même que Mesdames Sainte-Marguerite et Sainte-Catherine ! Ensuite, je ferai sacrer notre bien-aimé Dauphin Charles à Reims. — Mais c'est qu'elle le croit, ma parole ! gémit Jacques d'Arc. Voilà t'il pas que ces sacripants lui ont tourneboulé la tête à cette petite folle ! C'était le fils Béruroi qui te parlait depuis ce buisson, ma fille. Je l'ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles ! Il te racontait des balivernes tandis que ces gourgandines de Fantine et Lanlaire volaient un de mes moutons à ton nez et à ta barbe ! Jehanne secoua la tête. — Les apparences sont trompeuses, père. Il vous a paru que Béruroi disait cela, mais en réalité, même si les mots sortaient par sa bouche, c'était bien Messire Saint-Michel qui parlait. Je vais aller à Vaucouleurs trouver le seigneur Baudricourt afin de le mettre au courant ! — Et tu te feras arrêter comme hérétique ! se lamenta d'Arc. Car enfin, ma fille, entendre des voix célestes, c'est pas catholique ! Il la ramena en grondant à la maison, la boucla à deux tours de loquet dans sa chambre, puis, s'adossant à la porte, il soupira en s'essuyant le front : — Qu'est-ce que j'ai fait au Bon Dieu pour avoir une fille pareille ! A tant faire, j'aurais préféré en avoir une qui ait le feu quelque part !      (D'après « Mon camarade Jeanne d'Arc » de Dunois.) INTERMÈDE POUR PERMETTRE A L'HISTORIEN DE REPRENDRE SOUFFLE ET DE PRENDRE LANGUE… Quatre plombes viennent de sonner au beffroi de mon bracelet-montre. J'ai le bocal plein de plumes. Ils sont gentils, les Béru, mais il va falloir qu'ils me votent des crédits pour l'achat de mon Aspro chasseur de migraine. Je trouve que ça commence à bien faire. Je prétexte un rendez-vous et je dénote, abandonnant B.B., en pleine passion de Jeanne d'Arc. Le Gravos descend avec moi pour acheter Historia au kiosque voisin. Un petit galop d'essai qu'il tente, manière de garder la forme jusqu'au cours prochain que je lui laisse espérer pour un futur très imminent. Je mate le ciel plombé de Paris. Il en a vu passer, des héros et des obscurs ! — Tu vas rejoindre la souris de tout à l'heure ? demande mon camarade d'épopée. — Quelle souris ? froncé-je-les-sourcils-je. — Celle que t'as chambrée sur les champs-Zé et qui t'a filé la ranque à la Brasserie Martel. Je ne m'en souvenais plus, de cette friponne. Heureusement que la mémoire du Master est plus affûtée que la mienne. — Tu as vu juste, Béru. Je vais aller tondre un peu le gazon dans son jardin secret. Sur ce projet rose praline, je quitte le Mahousse. Il est pas cinq heures lorsque j'investis le café indiqué par la charmante automobiliste. Et pourtant elle est déjà là. Un joli bijou de famille, moi je vous le dis. Au volant de sa tire, elle ressemblait un peu au buste de Marianne, en plus sexy ; mais quand on la contemple dans sa totalité, on s'aperçoit que madame sa Maman n'a pas lésiné sur la matière première. Faudrait douze Miss Univers mises bout à bout pour arriver à fabriquer un second sujet comme cette demoiselle. Elle est châtain clair, avec des mèches dorées. Moi je peux pas résister à ça. Ça me court-circuite le nerf rachidien, et j'ai illico le grand zygomatique qui se prend les pieds dans ma thyroïde. Elle porte un petit tailleur Chanel dans les tons grège, avec des nœuds de velours coquins aux manches et au col, ainsi qu'un chemisier de soie vert foncé. L'essayer c'est l'adopter, mes fils ! Son rouge à lèvres est de la couleur que j'aime et je suis certain qu'il a également le goût que j'aime. Si je m'écoutais, je ne mangerais que de ça pendant deux jours et vingt nuits. — J'avais l'impression que vous ne viendriez pas, me dit-elle. Naturellement je m'indigne. Puis je me présente. Elle me connaît de nom. Ça flatte ! Elle s'appelle Anne Debogeux : j'aime et ça sonne bien. Elle sait parler, rire et se taire : trois qualités indispensables chez une femme. On commence par causer de la pluie et du Bottin devant deux Piper-Menthe. Elle veut savoir comment on mène une enquête : je le lui dis. Je la questionne poliment sur elle afin de lui montrer que je ne m'intéresse pas qu'aux locataires de son soutien-gorge. Paraît qu'elle fait les Beaux-Arts. Elle en est à sa dernière année. J'applique mon plan de compagne number 8. Les regards-badins-mais-qui-ne-peuvent- s'empêcher-de-devenir-fixes-lorsque-le-charme-est-trop-fort. Style « Je ne veux pas lui lui montrer que j'ai le coup de foudre ». Ça biche, merci. Elle ne fait pas trop de manières pour accepter une balade en voiture. Les frondaisons du Bois de Boulogne nous accueillent. Je roule jusqu'à la Seine, je me gare sur le parking proche de Longchamp et je fais à Anne Debogeux le coup du mimi ravageur. Elle est tour à tour : réticente, consentante et ravie. Jeux de mains, jeux de vilains. La Seine fait comme la vie : elle suit son cours. Avec cette petite Beauzardeuse, j'ai l'impression d'avoir tiré un numéro gagnant de la loterie amoureuse. C'est une demoiselle ravissante, point bête et ennemie des complications. Elle aime l'existence sous toutes ses formes et les miennes lui plaisent. Nous avons une conversation en morse à propos de ce que vous savez ; une autre en braille à propos de ce que vous ne savez pas. Puis la petite Anne m'avoue que je suis son genre, ce dont, très modestement, je n'ai pas encore douté. — Vous avez de joyeux amis ? me demande-t-elle tout de go. — Quelques-uns, je suppose, rétorqué-je. Elle m'embrasse le lobe et continue : — Vous êtes libre ce soir ? — Plus maintenant puisque vous allez m'inviter et que je vais accepter, pressens-je. Elle affirme que je suis un devin divin et me propose d'aller chez des potes à elle qui organisent une soirée costumée en leur hôtel particulier de Neuilly. J'objecte que je n'ai point de travesti sous la main, elle me répond « qu'à cela ne tienne ». Moi et mes drilles, nous n'avons qu'à nous rendre chez un costumier de ses amis qui se fera un plaisir de nous dégauchir des tenues adéquates. A vrai dire, j'ai horreur de ces manifestations mondaines. Plus exactement je les abomine car on s'y fait tartir sublimement douze fois sur dix. Des Marie-Chantal y font leurs follingues au subjonctif passé et des dadais à rougeole-mal-guérie se croient plus intelligents que Sartre, parce que leur maman a accouché d'eux dans la Bentley qui les emmenait à la clinique. Mais justement, le climat paraît convenir à mes dessins (je peux me permettre d'en avoir en compagnie d'une élève des Beaux-Arts), car je ne projette rien moins que de me rendre à ladite soirée en compagnie des Bérurier. Ce qui me colle dans le tiroir à malice cette idée saugrenue, c'est le côté costumé de la question. Montrer des tenues historiques à des abrutis qui essaient de piocher le Malet et Isaac par San-Antonio interposé me paraît être une bonne chose. L'illustration, c'est le chemin le plus court de l'ignorance au savoir. — Puisque vous avez la gentillesse de me convier à ces réjouissances, ma petite Anne, dis-je, je vais amener avec moi un couple extrêmement pittoresque. — Comme vous voudrez, me susurre à muqueuse portante la ravissante. Mes amies, ajoute-t-elle, vont être folles lorsqu'elles apprendront que vous venez[22 - Il faut vous dire que je suis particulièrement célèbre et apprécié dans les milieux estudiantins.]. Là-dessus elle me cloque l'adresse des réjouissances : Chez la Comtesse Scatolovitch, boulevard Maurice-Barres à Neuilly. J'ai en outre droit à celle de son costumier à qui elle va cuber pour annoncer notre venue tardive. Ayant pris note, je drive la charmante jusqu'à son véhicule à essence qui l'attend patiemment devant une porte cochère et derrière le papillon bleu dont un contractuel poète a décoré son pare-brise. Il y a des journées d'exception. Celle-là en est une. Je retourne à fond de train chez les Bérurier. En attendant l'heure du dîner, le Mahousse déguste un camembert onctueux comme un sermon d'évêque. — C'est pas vrai ! s'exclame-t-il en m'apercevant, tu as oublié quèque chose ? — Je viens vous chercher pour vivre une folle équipée, mes lapins, leur dis-je. Ce soir, nous allons à un bal costumé, vous et moi ! La Gravosse pousse des cris d'orfèvre. — Vous n'êtes pas sérieux, commissaire ! — Je le suis on ne peut plus. Ça se passe en l'hôtel particulier de la comtesse Scatolovitch à Neuilly. Il y aura tout le gratin parisien ! — J'aimerais mieux le gratin dauphinois, plaisante le Mastar. — Pas d'esprit, coupé-je, à l'impossible nul n'est tenu. Suivez-moi chez le costumier pour choisir vos travestis. — Mon rêve ! se pâme B.B. Le Gros est également ravi, mais il est centriste à l'idée d'abandonner ce magnifique camembert dans la force de l'âge. Il s'explique sur les raisons secrètes de sa navrance : — Le camembert, me dit-il, n'est vraiment bon que pendant quelques heures de sa vie. Un calandos extra à midi est mort le soir et lycée de Versailles ! Il porte sa boîte entamée jusqu'à mon œil, ce qui n'est pas grave, mais par la même occasion, il l'approche de mon nez et j'éprouve un léger vertige. — Voilà un Monsieur que je viens d'opérer juste au bon moment, me commente le Gros. D'accord, je pourrais le finir en rentrant, mais ce ne serait plus pareil. En ce moment il est prêt. Pendant que je cause, tiens, il commence déjà à dire bonsoir M'sieurs-Dames. « C'est quasiment comme une femme, quoi ! Faut profiter quand elle dit oui, parce qu'après elle dit non ! » — Tu te prépares, au lieu de bavarder ! fulmine la ravissante baleine en coiffant un chapeau que n'avait pas encore osé imaginer mon camarade Dubout. Le bitos en question a la forme d'une pagode qu'on aurait recouverte d'hortensias. Berthy enfile maintenant des gants longs comme ceux d'un policeman tandis que Béru déchire la page d'annonces de France-Soir pour emballer son camembert. Après un regard en biais à son épouse, il enfouit le tout dans sa poche intérieure et nous partons. Un qui ne regrette pas d'avoir embrassé sa pittoresque profession, c'est le fripier. Pour du bon temps, c'est du bon temps que nous nous offrons dans son vestiaire. Berthe Bérurier essayant des costumes, c'est une cérémonie qui vaut le Gala de l'Union. Nous avons le très rare privilège de pouvoir l'admirer tour à tour : en Diane chasseresse, en Marquise de Pompadour, en Marie-Antoinette, en Joséphine de Beauharnais, en Mimi Pinson, en Joconde, en Duègne, en Infante d'Espagne, en Dauphine (avec hennin Gordini), en Isabeau de Bavière, en Marguerite de Bourgogne (elle ressemble déjà à la tour de Nesle), en Gauloise, en Impératrice Eugénie, en Diane de Poitiers (Vienne), en Sans-Culotte (elle douée pour), en Catherine de Médicis, en Madame de Maintenant, en Vénus, en Vers et en Contretout. Chaque fois qu'elle s'affuble, le Gravos pousse des cris d'admiration. Son amour pour le Cétacé croît à vive allure. Il se rend compte de ses possibilités, à Berthe. C'est de la femme transformable et qui peut tout se permettre. Il n'a pas épousé une dame : il en a épousé vingt, trente, cinquante en une seule ! C'est grisant, non ? Un vrai meccano, cette B.B. ! Vous lui mettez un bout d'étoffe noué d'une certaine manière sur les endosses et ça devient instantanément quelqu'un de différent. Il en pleure sur son camembert, mon valeureux. Il attire mon attention sur les formes de sa Madame. Il dit qu'avec une carrosserie pareille elle peut tout se permettre, la Baleine. Il demande au costumier s'il n'aurait pas un reste de beaujolais parce que le plus méritoire des calandos, si on ne l'arrose pas, ça devient vite delà pâte dentifrice. Le costumier regrette : il est végétarien. Béru déplore. Il regarde l'heure : c'est trop tard pour convertir le loueur de haillons avant la fermeture de l'épicerie du coin. Une grande discussion éclate entre les Béru. Madame aimerait se loquer en ceci, aussitôt, le Gravos préférerait que ce fût en cela. On me demande de trancher. Alors j'ai l'idée du siècle. — Ce qu'il faut mes amis, c'est de l'originalité, affirmé-je. Vous devriez choisir l'un et l'autre un déguisement du second degré. — S'il y en a ici, je veux bien, accepte facilement Béru. Qu'est-ce que c'est comme tenue, le second degré ? Je m'explique. — Non seulement vous allez revêtir des costumes historiques, mais de plus, Berthe va se déguiser en homme et Béru en femme. Vous parlez d'un raffinement, non ? Ce sera le clou de la soirée ! L'idée les ravit. Avec l'aide autoritaire du fripier, qui commence à avoir envie de vivre sa vie tout seul, nous transformons Berthe en Du Guesclin et Béru en Joconde. Si vous les voyiez, vous seriez obligés de porter un corset de fer because vos côtes fêlées par l'hilarité. Le loueur de hardes soi-même, qui pourtant a déjà vu pas mal de c… déguisés en Napoléon, rigole sous sa moustache. — Et vous, Monsieur ? fait-il en me détranchant. Mon rêve, serait de me travestir tout bêtement en Commissaire San-Antonio. Mais je crains de choquer. Je me loque donc en Incroyable. — Tu fais un peu pédoque, reproche Béru. Berthe, qui s'y connaît en virilité (Elle a été nommée experte près des hôtels de passe de la Seine) proteste que je suis au contraire beau comme l'Apollon du Réverbère. Bref, nous sommes parés et nous quittons le superman de l'antimite. Septième Leçon : LOUIS XI — LES GRANDES INVENTIONS — LES GRANDES DÉCOUVERTES Si on l'écoutait, Alexandre-Benoît, c'est tout de suite qu'on irait jouer le grand air de « Coucou, nous voilà » sur la sonnette de madame la Comtesse. Je lui explique que le propre d'une soirée c'est de commencer le soir et, en attendant l'heure propice, j'entraîne mes compagnons dans un café voisin où notre arrivée fait sensation. Le bougnat manque avaler son râtelier en voyant débarquer dans son usine à limonade un Connétable Du Guesclin fort en tétons et une Joconde dont la trogne pourrait servir d'enseigne à son bistrot. Il se produit un grand silence dans la carrée. Les quatre-cent-vingt et unistes qui sévissaient au comptoir en mettent les dés dans leur café. Il y a juste un aveugle imperturbable qui continue de lire dans son coin « Autant en emporte le Vent » traduit en braille. Mais son chien est abasourdi. — De quoi t'est-ce qu'il s'agit ? balbutie le taulier en traînant ses pantoufles capitonnées princesse jusqu'à nous. Je lui explique de topo. — Pour moi, tranche la Joconde, ce sera une bouteille de beaujolais avec une paille car j'ai peur de fout' du picrate sur mon corsage. Du Guesclin, quant à elle, sollicite une menthe-limonade. Les consommateurs enhardis font cercle autour de nous. Il y a de l'effervescence à bord. Un chauffeur de taxi dit qu'on se croirait dans un Technicolor de Cecil Bédemille. Y a rien de plus facile à épater que les hommes. Ça commence tôt. Un bébé, vous lui offrez des jouets thermonucléaires ça le laisse froid, mais il est enthousiasmé par une cuillère à café ou par un tire-bouchon. Chez les adultes, c'est encore plus frappant. Ça leur semble naturel qu'on aille vadrouiller dans le Cosmos ou que les Amerlocks envoient la photo dédicacée de Rita Hayworth aux Hiroshimiens sous forme de bombe atomique. Par contre, faites-vous des moustaches-bidons avec un bouchon brûlé et ils s'attroupent pour vous regarder. La seule invention qui ait véritablement bouleversé le monde, c'est le poil à gratter ! On n'a rien trouvé de mieux depuis et on ne trouvera jamais rien de plus fort. Il y a des bonnes femmes qui se mettent des fortunes visonneuses sur le râble pour se faire regardera lorsqu'il leur suffirait de se coiffer d'une casserole afin de décupler le résultat. Lorsque la société bistrotière s'est gavée de nos tenues anachroniques, elle retourne à ses moutons. Béru s'épanouit dans sa robe. C'est fou ce qu'il peut ressembler à Monna Lisa dans son genre. Comme quoi la Joconde ça n'est que l'idée qu'on s'en fait. Foutez-lui des moustaches, un peu de vermillon sur le nez et c'est elle qui ressemblera à Bérurier ! — Puisqu'on a un peu de temps à user, murmure le Mastar en terminant son calandos, tu devrais continuer à nous dire l'Histoire, San-A. J'ergote, mais le Connétable se joint à la Joconde. — De toute manière, tranche mon ami, puisque tu vas toute nous la raconter, t'as intérêt à pousser les feux. D'aut' part, plus tu m'en diras devant Berthe, plus je le similerai parce que deux mémoires valent mieux qu'une. Vaincu, je soupire. — Où en étions-nous ? Berthy se hâte de faire l'aiguillage. — Jeanne d'Arc rôtie. Le roi sous le charme de la fille de Cécile Sorel. — Merci. Donc, Charles VII, monarque indécis et plutôt faiblard, finit son règne au petit trot. Quand il va canner, la France sera à peu près sortie de l'ornière. Le Dauphin Louis grimpe sur le trône… — Il était haut comment, le trône ? interrompt l'élève Béru. — Pourquoi ? — Pour savoir. On dit toujours que les rois montent dessus. Est-ce que c'est le trône qui est élevé ou bien est-ce qu'ils s'y tiennent debout ? — Le siège est sur un praticable. Il faut quelques marches pour y accéder. Un roi doit dominer, moralement et géographiquement ! — Et les reines, s'intéresse B.B., elles avaient droit à une estrade aussi ? — Légèrement en contrebas de la première, oui, ma tendre amie. — Un strapontin, quoi, tranche le camarade Monna Lisa. C'est logique : puisque les rois ne vivaient pas en République, ils pouvaient mettre la femme à sa vraie place. Sa Majesté hoche nostalgiquement la tête. Il se dit que la monarchie avait parfois du bon. Son regard dont on a accentué l'ovale avec un crayon à maquillage se pose sur sa femme. — Avant que tu poursuivisses, je voudrais te demander un renseignement : Du Guesclin, il avait de la moustache ? Je réfléchis. — Non, dis-je, j'ai vu une photo de son masque mortuaire : il n'en portait pas. Le Gros opine puis murmure à l'adresse de sa bourgeoise : — Il faudrait que tu te rases, ma Poule ! La Gravosse tripote ses aigrettes, pas contente. Je jugule une algarade possible en enchaînant : — Le nouveau roi s'appelait Louis XI. Ça fait bondir la Joconde. — Le vieux tordu qu'habitait Plessis-Robinson ? — Plessis-Ies-Tours, bonhomme ! Mais avant de parler de lui, il faut se débarrasser d'un préjugé qui nous coûte cher… — Et employer Astra ? — Il faut penser qu'avant d'être vieux, Louis XI a été jeune… Ça lui fait hausser les épaules à Béni, cette lapalissade. — Certaines figures historiques, m'expliqué-je, sont stratifiées sous un seul aspect. Louis XI, on se le représente sous les traits du regretté Charles Dullin, avec des jambes torses, le dos voûté, un nez crochu et un chapeau verdi, décoré de médailles de plomb. Bien sûr, il a été cela, le fils de Charles VII, mais auparavant il a été jeune et bagarreur. — Il s'intéressait aux femmes ? s'inquiète Du Guesclin. — Beaucoup, et il eut moult aventures, mais ce n'était pas un sentimental. Dans l'amour il n'aimait que la bagatelle ! Hors du pageot c'était un petit mufle. Son règne a surtout été marqué par sa lutte avec le duc de Bourgogne : Charles le Téméraire. Ils s'en sont joué, des mauvais tours, tous les deux ! Un vrai festival ! Ils se faisaient la guerre et des farces. Le Téméraire, comme son surnom vous l'indique, était à l'opposé de Louis XI. C'était un gars fringant, sot et emporté. Tandis que le roi, lui, avait la ruse du renard et préparait ses coups en loucedé. Au début, Charles le Téméraire a dominé la situation, mais en fin de compte c'est Louis XI qui l'a possédé. Le Téméraire l'a eu dans le baba et a été tué à Nancy. — Et qu'est-ce qu'il a fait, Louis XI ? demanda Bérurier en tapotant ses jupes. — Il a sucré des provinces au défunt duc de Bourgogne ! La France s'est trouvée encore agrandie. La féodalité était morte et on arrivait à la fin du Moyen Age. Bérurier commande une seconde boutanche de beaujolais-village afin d'arroser comme il sied ces bonnes nouvelles. — Pendant le règne de Louis XI, poursuivis-je, ça s'est mis à remuer dans le monde. François Villon a pondu ses ballades, n'ayant attendu semble-t-il, pour le faire, que l'invention de l'imprimerie. Ce bon Gutenberg allait lui donner satisfaction. — Comment t'est-ce qu'on imprimait avant Gutenberg s'inquiète le Gros. — On copiait à la pogne, mon gars. — Le pauvre gus qui se farcissait le Bottin Paris et Départements, tu parles d'un job ! — Sans parler des journaux, renchérit Berthe. Vous imaginez un peu, ceux qui écrivent le Figaro, s'ils devaient faire vite dans la nuit. — Et les éditions spéciales ! ajoute Béru-la-Joconde. Ils se mettaient des poignets de force, les rédacteurs, pour subvenir ! C'était pas le moment d'avoir des engelures ou la crampe de l'écrivain. — Je ne vous le fais pas dire, apprécié-je. Aussi vous comprenez que l'invention du père Gutenberg a été d'un intérêt exceptionnel. Grâce à lui l'instruction a pu se développer. Jusqu'alors les livres étaient si coûteux qu'il n'y en avait qu'un par village ! « Mais dans la vie, reprends-je après avoir bu un verre de bière, tout est équilibre. Lorsqu'une bonne chose se produit, une mauvaise l'accompagne. Presque parallèlement à l'imprimerie, on a eu droit à la poudre à canon ! Du coup, les méthodes de guerre ont été bouleversées. » — Avant la poudre à faire éternuer les bulletins de naissance, on se chicornait comment ? demande Béru. — Avec des arcs et des lances. — Oh ! dis : les premiers ploucs qui se sont fait défourailler dessus, ils ont dû avoir bonne bouille avec leur Eurêka à fléchettes et leurs z'hallebardes de Suisse ! Y a eu de la stupeur dans les rangs et un doigt de panique, non ? — On s'en doute ! Vous pensez bien qu'après ce truc-là, les cuirasses et les châteaux forts ne rimaient plus à grand-chose ! — Évidemment, fait le Gros. Un coup d'arquebuse dans les miches, même que t'as une armure, ça te gêne pour faire du bourrin. T'as raison de dire que ça remuait, du temps de Louis XI. — Et ce n'est pas tout. Outre les inventions, il y a eu les découvertes. Comme les navigateurs venaient de toucher la boussole, ils ont pris l'âme vadrouilleuse, c'était fatal. Le plus célèbre d'entre eux se nommait Christophe Colomb. — Je te vois venir, assure Béru, futé. — Avant lui, les gars s'imaginaient que la terre était plate et qu'il y avait un gouffre tout autour. Colomb, lui, se gaffait qu'elle était ronde et il a parié sa culotte qu'en filant plein ouest depuis les côtes espagnoles il finirait par arriver dans l'Inde ! — Et il l'a eue dans le dos ? — L'Inde ? Oui, puisqu'elle se trouve à l'est. Mais c'est l'Amérique qu'il a trouvée. — C'est comme aux Galeries Lafayette, estime M le Connétable : vous entrez pour y acheter un slip et vous ressortez avec un chapeau. — Votre exemple est savoureux, applaudis-je. Sur le moment, Colomb a cru qu'il venait de toucher l'Inde. — Ben, mon Colomb, quel oeuf ! gouaille Béru, bien persuadé que s'il s'était trouvé à la place de l'illustre navigateur il n'aurait jamais commis pareille méprise. — Voilà pourquoi les Peaux-Rouges furent appelés Indiens. — Ah bon, approuve le Gros, je me disais aussi… Tout de même, en apercevant les Ricains, le Christophe il aurait pu s'aviser qu'il y avait rien de commun avec les fakirs ! Bon marin, mais pas futé il était ! Berthe émet une question bouleversante : — On dit qu'il a découvert l'Amérique, mais y avait pas à la découvrir puisque du monde l'habitait. — Berthe a raison, approuve énergiquement le Jocond, vu depuis l'aut' côté de l'Atlantide, c'était aussi bien l'Europe qu'était à découvrir. En somme, si je comprendrais bien, c'est de sa faute à Christophe si on a le Coca-Cola, le chwingue-gomme et le cornet de béef ? — Il en porte indirectement la responsabilité, oui, mon fils. Moue éloquente de sa Seigneurie qui laisse tomber du bout des lèvres : — Et à part l'Amérique, quoi t'est-ce qu'il a trouvé d'autre, ton Colombey-les-deux-hindous ? — Il a découvert la manière de faire tenir un œuf debout sur une assiette, Béru, et ça, crois-moi, c'était plus difficile à trouver que l'Amérique. Lecture : L'EXPLOIT D'ALAIN BOMBÉRUBARD (DIT LE RAMEUR SOLITAIRE), ET CE QUI S'ENSUIVIT Bombérubard consulta le ciel et fit la grimace. Ordinairement, ce sont les cieux menaçants qui inquiètent un navigateur. En l'occurrence, les nues étaient d'une pureté affolante. Pas une goutte d'eau depuis tantôt une semaine ! Le malheureux avait la gorge pareille à une brique chauffée. Lorsqu'il voulait décoller sa langue de son palais, il devait aider du doigt à la délicate opération. Par moment il cessait de ramer pour plonger dans la mer perfide ses pauvres mains en compote. Depuis longtemps il ne pouvait se cracher dedans, étant à court de salive. Alain Bombérubard hocha la tête. Il ne pleuvrait pas de longtemps. Ses yeux hallucinés erraient sur la crête des vagues. Depuis combien de temps ramait-il de la sorte sur la mer Atlantique ? Des semaines ? Des mois peut-être ? La notion de durée disparaissait de son entendement. Il lui semblait qu'il avait fait naufrage depuis les premiers jours de sa pauvre vie et que depuis lors, seul dans sa barque, il tirait inlassablement sur les rames afin d'aller il ne savait où. Comme il déplorait que la boussole ne fut point encore répandue ! De plus, il n'avait jamais été fichu de reconnaître l'étoile polaire dans les nues ruisselantes d'étoiles. Mille fois, ses compagnons de bord avaient cherché à l'initier. Mais Bombérubard avait un gros caillou à la place du cerveau. On avait beau lui désigner la mâtine, bien blottie au sein de sa constellation, dès qu'il la perdait de vue il n'était plus fichu de la retrouver. Il ramait, ignorant s'il allait vers l'Est ou l'Ouest, le Nord ou le Sud, ou bien s'il tournait en rond. Vilain naufrage ! Et comme il regrettait de n'avoir pas coulé avec ses compagnons. Eux, au moins, se trouvaient dans le paradis de Messire Bon Dieu à l'heure présente. Ils avaient les pieds au sec et du vin plein les pichets, les salopards ! Tandis que ce brave Bombérubard, lui, s'escrimait sur les pelles de bois en poussant à chaque effort un gémissement de femelle en gésine. Au moment où « La Garde de Dieu » (tu parles !) son bateau, avait heurté un vilain récif au large des côtes de Camaret, Alain Bombérubard était occupé à colmater les fissures du canot de sauvetage avec l'étoupe enduite de poix. Le pauvre navire s'était ouvert comme les portes de l'église de Camaret un dimanche de procession et il avait coulé à pic. Bombérubard n'avait eu que le temps de trancher les cordages maintenant le canot à bord. En quelques minutes il s'était retrouvé seul dans sa coquille de noix sur une mer mécontente. Grâce à une ligne qui se trouvait dans la barque il avait pu pêcher assez de poissons pour se sustenter, et grâce à de nombreuses averses, il était parvenu à s'hydrater. Malheureusement, depuis une huitaine de jours, le ciel avait cessé de lui dispenser ces chiches présents. Bombérubard survivait en absorbant une espèce de mousse marine qui dansait à la surface des eaux sur de larges étendues. Ça ne valait pas un bon filet de sole ou une entrecôte marchand-de-vin, mais ces pâturages marins lui garnissaient néanmoins l'estomac. Il avait les mains en sang à force de tirer sur les rames et son dos le faisait cruellement souffrir. Le malheureux poussa tout à coup un juron et lâcha son matériel de propulsion. Il venait d'atteindre les limites de l'énergie et de l'espoir. Il avait suffisamment lutté. Maintenant il allait se confier à la volonté Divine et, comme on dit en Ecosse : laisser p… le shetland[23 - En Espagne on disait : le mérinos.]. La vague écumante saisit la barque, la malmena avant de la confier à une autre vague qui la refila d'autorité à une troisième. Bombérubard ferma les yeux, se laissa glisser dans le fond de la barque, et espéra très fort que la mort viendrait vite le délivrer et que ce serait facile. Pendant plusieurs heures, prostré, inconscient, il se laissa chahuter par les éléments, il lui semblait qu'il était chez lui, à Camaret, auprès de sa femme. Il l'avait laissée sans un sou, et, dans ses périodes de lucidité, Alain Bombérubard se demandait comment elle allait faire pour en gagner. Ah ! Camaret ! Il revoyait le doux pays natal ; avec son maire qui justement venait d'acheter un âne spécialisé dans les travaux publics. Il revoyait son humble logis et surtout le lit aux rideaux de serge rouge… L'hallucination aidant, il s'y croyait dans ce lit bien chaud, au flanc de son épouse dont il meurtrissait la cuisse certains soirs qu'il avait un peu trop forcé sur le calva. Bombérubard ouvrit ses yeux brûlés par la fatigue, par le sel et par l'éblouissement de l'eau. Ce qu'il vit le frappa d'incrédulité. Au-dessus de sa tête, quelque chose se balançait, et ce quelque chose n 'était autre qu'une branche de palmier. La présence d'un végétal de cette nature en plein Atlantique le sidéra. Au fond du canot il se mit à envisager la situation et à faire mille hypothèses dont en fin de compte la plus valable était qu'il ne se trouvait plus sur la mer. Bombérubard se dressa et un hymne de grâce monta à ses lèvres. — Merci, Dieu tout-puissant et miséricordieux ! lança-t-il, car il avait des usages. Il aurait aimé le dire en latin pour que le message parvienne plus vite à son destinataire, mais dans son état d'épuisement, c'était déjà un miracle qu'il sût encore le français. Le canot venait de s'échouer sur une plage de sable doré frangée de cocotiers. Ce paysage n'était pas breton pour un sol et Bombérubard pensa que son embarcation avait dérivé jusqu'aux côtes d'Espagne. Il mit pied à sable et, pour la première fois depuis fort longtemps, il marcha. Soudain, comme il commençait à chasser l'ankylose de ses membres, une horde d'hommes à la peau cuivrée et aux cheveux noirs arriva en courant. Ils avaient de la peinture sur le visage et sur la poitrine et leurs yeux flamboyaient. Bombérubard prit peur, mais lorsqu'il vit les arrivants stopper à quelques mètres de lui, il reprit quelque peu confiance. « Ce ne sont point des Espagnols », songea le naufragé. Ni leur morphologie, ni leur accoutrement n'étaient ibériques. A vrai dire, le rameur solitaire n'avait jamais rencontré d'individus aussi surprenants. Il leur sourit, mais les indigènes demeurèrent impassibles et l'un d'eux qui était plus peint et plus vieux que les autres lui adressa la parole dans un dialecte que Bombérubard ignorait. « Je suis descendu plus bas que l'Espagne », se dit-il, « et c'est sur les côtes africaines que j'ai abordé ». Il crut que l'homme rouge lui demandait s'il s'appelait « Hugues » car cette syllabe revenait à tout bout de champ dans la conversation. Le naufragé voulut rétablir la vérité et tenta de s'expliquer. Las, la chose fut impossible car ces sauvages ne comprenaient ni le français, ni l'anglais (en tout cas pas celui que parlait Bombérubard et que lui avait enseigné un vieux marin d'outre-Manche, le capitaine Berlitz). Pourtant, à force de gestes, il parvint à leur demander le nom de leur peuplade. — Amerloque ! Amerloque ! expliqua l'homme déguisé en colonne Morris. Puis il lança un ordre à ses hommes et ces messieurs se jetèrent sur Bombérubard, l'entraînèrent jusqu'à un poteau planté dans le sable où ils l'attachèrent solidement. La cérémonie qui suivit tenait du cauchemar. Soudé à son poteau, le pauvre enfant de Camaret regardait les hommes de couleur danser une ronde effarante qui lui flanquait le tournis. Après des heures de liesse frénétique, le chef leva la main et prononça quelques mots dans son dialecte guttural. La danse cessa ; un spécialiste s'avança en brandissant une lame effilée. Bombérubard réalisa que sa dernière heure était venue. Sans doute l'homme à la peau rouge allait-il l'égorger ? Il se crispa et la température de son sang tomba à moins zéro. Contre toute attente, ce ne fut pas sur sa glotte que l'homme appliqua la lame, mais sur son front. — Cadoricin ! Cadoricin ! hurlèrent les guerriers assemblés. La lame mordit dans le cuir chevelu, et commença d'exécuter un arc de cercle. — Vous allez me décoiffer ! protesta Bombérubard qui se montrait coquet parfois. Le barbare resta impavide et continua sa besogne. Du sang ruisselait sur le visage du rameur solitaire. Le plancton qu'il avait mangé le matin lui restait sur l'estomac. Il éleva son âme pure jusqu'à la Très-Sainte-Vierge-Marie. — Puisque vous m'avez sorti de l'auberge une fois, M Marie, tirez-m'en une seconde, implora-t-il, pour l'Amour de votre Fils. Et la Sainte-Vierge qui a ses têtes entendit ce nouvel appel. Des hurlements retentirent dans les rangs des hommes à peau rouge. Ils se bousculaient en désignant le large où trois magnifiques vaisseaux venaient d'apparaître ! Bombérubard vit que ces bâtiments battaient pavillon espagnol. Il en fut remué jusqu'au bout de l'âme. M la Vierge l'avait entendu et, pour le sauver, lui adressait des bateaux appartenant à Isabelle la Catholique, ce qui était tout indiqué ! Les choses furent vite réglées. Mis en fuite par les hommes blancs sortis du ventre des vaisseaux, les indigènes s'enfuirent dans la brousse après avoir abandonné quelques morts sur le sable. Des marins s'approchèrent du prisonnier et le délièrent en criant à tue-tête (et en espagnol, ce qui était leur droit le plus strict) : — Capitaine ! Capitaine ! Il y avait déjà un Blanc ! Un homme s'approcha, superbe dans des atours de satin. Il avait un regard de braise et faisait beaucoup de gestes en pariant. Il s'adressa au prisonnier (ou plutôt à l'ex-prisonnier puisqu'aussi bien Bombérubard n'avait plus ses entraves) et lui parla en italien, puis en espagnol et enfin en français. — Qui êtes-vous ? demanda le rameur solitaire. — Mon nom est Colombo Christofo, le renseigna le capitaine. Jé suis italiano, ma qué zé travaille pour il compto dé sa Mazesté Isabella la Catholica ! Jé souis chargé dé prouver que la terre est ronde et voilà qui est fait ! — Comment ça ? ne put s'empêcher de s'étonner Bombérubard. Le capitaine Colomb était du genre bavard. — Jé souis parti à l'Ouest per aller en Indes, expliqua-t-il complaisamment, et m'y voici ! — Et l'Amérique, c'est du poulet ? questionna Bombérubard de façon fort abrupte. Il démontra à ce naïf et sommaire Christophe Colomb que ni la flore ni les indigènes du pays qu'il venait de découvrir ne correspondaient à ceux des Indes. Ici les hommes étaient rouges et se prétendaient Amerloques. Colombo haussa les épaules. — Mettons que j'aie découvert l'Amérique et n'en parlons plus, fit-il, conciliant. — Je regrette, dit le rameur solitaire, mais ça n'est pas vous qui avez découvert l'Amérique, Messire Colombo. — Et qui c'est, alors, Madré de Dios ! tonna le capitaine qui n'aimait pas les contradicteurs. — Mais c'est moi ! assura Bombérubard. Moi tout seul. Venu des côtes bretonnes dans une simple barque à rames. Quand on vient de réussir un exploit pareil, on tient à en avoir le bénéfice moral, c'est logique, non ? Colomb serra les dents. — C'est à voir, fit-il, se retranchant dans un laconisme prudent. — C'est tout vu, coupa le naufragé. La performance sera homologuée dès notre retour en Europe par la F.E.D.[24 - F.E.D. : Fédération Européenne de Découvertes.]. — Vous y retournez à la rame en Europe ? s'étonna Colomb avec une fausse innocence qui laissa Bombérubard anéanti. — Pourquoi ? bredouilla le malheureux. — Mais, sourit Christophe, vous ne prenez pas ma flotte pour les long-courriers de la Compagnie Paquet, je suppose ! Puisque c'est vous qui venez de découvrir l'Amérique, allez donc annoncer la bonne nouvelle au Duc de Bretagne, mais allez-y par vos propres moyens ! Bombérubard baissa la tête. Son honneur national était en cause, mais il était trop épuisé pour ne pas se soumettre. Il y a des moments, dans la vie, où il faut mettre les pouces. Et puis ces hommes à peau rouge qui vous enlevaient le cuir chevelu comme un simple chapeau ne lui paraissaient pas fréquentables. Isabelle la Catholique se préparait bien du plaisir avec ces gars-là ! — Seigneur Colombo, soupira-t-il, vous avez raison, c'est bel et bien vous qui venez de découvrir l'Amérique. Christophe partit d'un grand rire et donna une bourrade affectueuse à son interlocuteur. Dans le mouvement, Bombérubard fut décoiffé, en ce sens que sa chevelure chut au pied de l'illustre Colomb. — Restez couvert, l'ami, dit-il, magnanime, au mangeur de plancton. Puis, baissant le ton il ajouta : — Et ne me cassez plus les claouis[25 - Glandes que les hommes de cette époque avaient particulièrement développées.] avec votre Amérique. J'ai dit que j'allais trouver les Indes, je ne m'en dédis pas. Officiellement, ce sont les Indes que j'ai découvertes, vous avez bien compris, l'ami ! — J'ai compris, s'empressa d'affirmer le brave Bombérubard. — A la bonne heure ! fit Colomb. D'accord, ajouta-t-il, je me suis trompé : la terre n'est pas ronde. Mais d'ici que les hommes en aient la preuve, j'aurai ma statue dans tous les ports !      (Confidences très secrètes de Messire Alain Bombérubard, marchand de morue à Camaret.      Faites sur son lit de mort à son fils aîné.) RÉSUMÉ-QUESTIONNAIRE RELATIF A LA PREMIÈRE PARTIE (Établi par le Commissaire San-Antonio à l'intention de Bérurier et rempli par ce dernier.) Q : COMMENT VIVAIENT LES GAULOIS ? R : Comme ils pouvaient ! Quand on n'a pas le gaz, ni l'eau sur l'évier c'est pas la peine d'acheter le Larousse gastronomique. Q : COMMENT S'APPELAIENT LEURS PRÊTRES ? ET COMMENT CÉLÉBRAIENT-ILS LEUR CULTE ? R : Ils s'appelaient les truites. Ils faisaient du boulot d'élagage, déguisés en gonzesses. Q : PAR QUI VERCINGÉTORIX FUT-IL VAINCU ? R : Par le général Alésia. Q : QUEL EST LE NOM DU PREMIER ROI FRANC ? R : Je m'en rappelle plus. Q : POURQUOI CLOVIS S'EST-IL FAIT CHRÉTIEN ? R : Ça le regarde ! Chacun son problème, comme on dit ! Q : QU'A FAIT CHARLEMAGNE AU COURS DE SON RÈGNE ? R : Il s'est rasé tous les matins puisqu'il avait pas de barbe ! Q : QUELLE A ÉTÉ LA GRANDE VICTOIRE REMPORTÉE PAR PHILIPPE-AUGUSTE ? R : Tu t'en souviens, toi, Berthe ? Moi non plus. Mais je peux dire que c'était en 1914. Q : QUI A ASSURÉ LA RÉGENCE DU ROYAUME PENDANT LA MINORITÉ DE SAINT-LOUIS ? R : Blanche Montel. Q : SAINT-LOUIS A-T-IL ACCOMPLI UNE BELLE TACHE ? R : Tu parles ! Même qu'elle a laissé une auréole ! Q : DE QUOI LES BRUS DE PHILIPPE-LE-BEL SE SONT-ELLES RENDUES COUPABLES ? R : De faire la lanterne japonaise ; le coupe-cigare magique ; le gobe-mouche africain ; la tabatière sans couvercle ; le fouignozof savonneux ; ma couronne où je pense ; la gargouille fantasque ; le piège à Comte ; la patinette glissante ; le dortoir en folie ; et le petit doigt inquisiteur à des messieurs qu'elles ne connaissaient pas ! Q : JEANNE D'ARC A-T-ELLE RÉELLEMENT SAUVÉ LA FRANCE ? R : Elle a fait le plus gros, mais elle a laissé du boulot pour d'autres sauveurs professionnels. Q : QUEL ÉTAIT LE GRAND ENNEMI DE LOUIS XI ? R : Son percepteur, sa concierge, son foie ou sa belle-doche, probablement. Les hommes, qu'ils soyent rois ou manœuvres, c'est bien toujours les mêmes trucs qui les font tartir ! DEUXIÈME PARTIE LA RENAISSANCE Huitième Leçon : Charles VIII — Louis XII — FRANÇOIS I L'hôtel particulier de la Comtesse Scatolovitch, croyez-moi, ça n'est pas de l'H.L.M. En parvenant devant la façade, flanqué de mes deux compagnons, je suis pris d'une courte appréhension, car le faste de la demeure m'intimide. C'est pourquoi mon index réticent hésite à chatouiller le bouton de la sonnette. L'arrivée des Bourgeois de Calais met fin à mes affres. Voilà des gars qui ont l'esprit d'économie. On ne peut pas dire que leur travesti les ait ruinés. Après la tenue d'Eve et le costume de Tarzan, je ne vois pas d'accoutrement plus modeste : une simple limace et une corde, ça ne déséquilibre pas un budget. Apercevant la Joconde à Moustache et le Connétable dans son armure de carton argenté, ils se mettent à pousser des clameurs, les Bourgeois. Il y en a même un qui en perd ses clés sur le perron. Mis en confiance par leur hilarité, je me décide à actionner la sonnette (en marbre rose avec bouton de platine taillé dans la masse). Un larbin vient ouvrir dans un habit à la Française. Il a une bouille impavide, avec la mâchoire comme celle d'un poisson-chat sans moustaches, la raie au mitan, le regard couleur de stalactites (ou mites à la rigueur) et des étagères à mégots tellement décollées que sa tranche a l'air de vouloir s'envoler. — Il est déguisé en corsaire, ou quoi, le loufiat ! me chuchote le Gros. — C'est la tenue d'apparat, expliqué-je. — Comme pour les motards les jours de surboum à l'Elysée ? Le valet nous introduit dans un vestibule de marbre, à peine plus grand que le hall de la gare de Lyon et que décore la statue équestre, grandeur nature, d'Alexandre-le-Grand (la Comtesse, je vais l'apprendre dans un instant, est russe). Des portes de bronze avec incrustations de marbre sont ouvertes à deux battants sur le grand salon. Quand je vous aurai dit qu'un seul battant suffirait à laisser passer la caravane du cirque Barnum (la voiture de la girafe y compris), vous aurez une idée approximative des dimensions de la crèche ! A l'entrée du salon, se tient une toute petite vieille un peu malformée de la colonne, avec la tête frisottée comme celle d'une poupée-gros-lot de fête foraine. Elle est habillée en bacchante. Faut oser. Avec des rires frileux, des gloussements dindonesques et en roulant les « r » à ne plus en pouvoir, elle paluche les arrivants et leur affirme qu'ils sont les bienvenus. C'est bath, le savoir-vivre ! Ma petite amie Anne qui se tenait à l'orée de la pièce se précipite pour faire les présentations. — Grand-Maman, qu'elle bonnit à la vioque, voici le commissaire San-Antonio dont je t'ai tant parlé ! J'en suis comme un pot de vaseline sur la table de nuit de Charpini. Elle m'avait caché ça, la friponne ! Je lui demande les raisons de sa discrétion. — J'ai craint que vous ne redoutiez de vous ennuyer à une réception familiale et que vous ne décliniez l'invitation, m'explique-t-elle. Grand-mère est très jeune de caractère et, vous le voyez, l'ambiance est fumante ! Ça m'en a tout l'air. Je plonge pour le baise-main grand siècle. La mémé Scatolovitch se met à me virguler une tirade russo-française à propos du plaisir qu'elle a à nous accueillir, moi et mes copains. Quand elle parle, on a l'impression d'écouter la retransmission d'une course de chars romains sur du gravier. Béru, qui ne veut pas être en reste de bonnes manières se fend itou d'un mimi phalangesque. Seulement comme il veut parler en même temps, son baise-main tourne au désastre et son râtelier soudain désarrimé choit sur le tapis de Moyen-Orient. Les assistants croient à un gag et l'applaudissent. Berthe l'enguirlande, ce qui corse encore la scène. — Ce sont de véritables clowns que vous nous avez amenés, me remercie Anne. Elle me demande de la faire danser. J'étudie sa requête et je finis par lui accorder avis favorable. Nous voilà donc partis sur la piste cirée pour un slow-adhérent plus langoureux qu'une chanson de Tino Rossi enregistrée sur velours côtelé. L'orchestre doit comporter au moins une vingtaine de musicos. En habit s'il vous plaît. La vieille à frisettes fait bien les choses et elle ne peut pas donner un thé dansant sans faire rappliquer dare-dare la Philharmonique de Berlin. Il y a des lampions partout : une féerie. La fête vénitienne, mes frères ! Versailles et ses fastes, à côté, c'est la foire du Trône. Je ne peux pas évaluer le nombre de pékins travestis qui se pressent ici, mais je vous affirme qu'il y avait moins de trèpe au dernier Racing-Reims du Parc des Princes. Pour corser les sensations extatiques, ma cavalière danse comme une déesse. C'est plus une partenaire, c'est une bande Velpeau. Elle se tient si étroitement plaquée contre moi que j'ai l'impression d'être né avec elle dans mes bras. On termine la danse cinq minutes après que la musique se soit arrêtée. Je me dis alors qu'il est temps de surveiller un brin les Bérurier. Mes petits monstres sont lâchés dans l'assistance et c'est le genre de couple qu'on ne doit pas laisser vagabonder dans le grand monde sans muselière. Je m'excuse donc auprès de ma gentille camarade d'abdomen et je pars à la recherche des deux ignobles. Il y a des zigs qui se demandent comment elles font, les anguilles, pour se rendre chaque année dans la mer des Sargasses afin d'y jouer au sifflet dans le sifflet. Ça les épate que les anguiliettes de l'année qui barbotent à Pont d'Ainou à Vemeuil-sur-Avre trouvent le chemin de la fosse marine. A ceux-là, moi, je répondrai que je connais encore plus épatable dans le genre : c'est la manière dont mon Béru a le chic pour foncer au garde-manger, partout où il débarque. Il a un sacré radar, le frangin ! Je le trouve en bonne place au buffet somptueux dressé dans un salon attenant. Avec sa baleine ils nettoient un plat de toasts au caviar d'Iran. On a fait cercle autour de Monna Lisa et du Connétable Du Guesclin. On les encourage. Faut les voir décrasser, les Béru's ! Un toast ne fait qu'une bouchée. C'est à celui qui finira le plateau le premier ! Un instant B.B. mène la marque. Elle a pris de l'avance, la dévoreuse. Mais l'armure ça la bloque. Béru, au contraire, s'épanouit dans sa robe jocondesque. Petit à petit, je le vois refaire son handicap. Il n'est bientôt plus qu'à cinq toasts de sa bergère, plus qu'à quatre, plus qu'à trois ! Les assistants font Hooo hisse ! pour l'encourager, mais il n'a pas besoin de supporters. Irrésistible qu'il est, le Mammouth ! Sa foulée, c'est un grand moment de l'histoire humaine. Congestionné, d'accord, admettons, mais superbe ! Et la technique : une rareté ! Il cueille le toast à pleine pogne pour bien assurer sa prise. Il ouvre béant son clapoir. Et d'un geste auguste de semeur il enfourne. Sa botte secrète c'est le gros coup de respiration qu'il prend au même moment. Il connaît sa dose thoracique. D'un seul reniflement, et avec un synchronisme fantastique, il s'assure d'une autonomie respiratoire suffisante pour le becquetage du toast auquel il règle son compte en deux coups de ratiches. Cric, croc ! Et c'est parti. Il a dû être pompe d'effluents dans une vie antérieure, Béru, c'est pas explicable autrement. Son coup de gosier, c'est de l'art hissé au sublime, quelque chose comme la « Nuit Étoilée » de Van Gogh ou la Cinquième de Beethoven. Une autruche ferait une dépression nerveuse en le voyant exercer, mon pote. Maintenant les deux maflus sont à égalité. Berthe a un sursaut d'énergie. C'est de la femme vaillante. Une Jeanne d'Arc de la bouffe ! Elle trouve des ressources insoupçonnées pour continuer la lutte. Elle ne veut pas être battue. C'est l'égalité de la femme française qui est en cause, son droit de vote peut-être ! Elle le sent ! Ça la dope ! Une nation dont la femme se soumet à l'homme c'est une nation décadente. Elle n'a pas le droit de céder. Elle ira jusqu'au bout, sans sels Eno, sans Alka Seltzer et sans la moindre cuillerée de bicarbonate. Le bon combat à la loyale, quoi ! Elle ne veut rien devoir aux dopings. Si elle gagne, ce sera sans artifices et si elle perd, elle pourra garder la tête haute sous le heaume ! Béru fait signe qu'on lui serve à boire. Des gens dévoués lui versent un verre à eau de vodka. Entre deux toasts il l'engloutit. Berthe, un instant, a cru qu'il calait, que c'était l'abdication chez le Gros, un signe de faiblesse, cette vodka : mais c'est mal connaître la Smirnoff. D'un seul coup voilà notre amie comme qui dirait neuf et disponible. Cette fois il place son démarrage éclair. Maintenant les toasts disparaissent comme si c'étaient des belons. Berthe se laisse dépasser. Elle becte de plus en plus difficilement. Y'a quelque chose qui se coince dans sa dragueuse. Les rouages se bloquent. C'est pas le manque de graisse, oh ! non, de ce côté-là elle est parée. Son drame, c'est le manque d'air. Y a le moral aussi qui est atteint. Quand la foi disparaît, c'est tout un système de vie qui se trouve compromis, mes fils ! Sans elle, plus d'énergie. L'être pantelle et s'affaiblit. C'est hémorragique comme conséquences. Inversement, le Gros qui voit poindre les rayons dorés de la Victoire passe le grand développement et s'envole. Berthe attaque un ultime toast d'un geste sans âme. Ses quenottes carnassières font soudain les timides. La couvée d'esturgeons répandue sur le pain bis paraît la déprimer. Elle grignote un petit bout gros comme une virgule. Mais cette virgule, en réalité, c'est un point final. La voilà qui renonce. Tout le monde frissonne, saisi par la grandeur du moment. Il est des défaites qui ennoblissent, celle de Berthy est de celles-là. Une larme perle au bord de ses vasistas. Un Henri IV ému la console. Une Charlotte Corday lui verse deux doigts de whisky. Un César-Impérator lui exprime l'admiration générale. Une Blanche de Castille lui masse les tempes. Elle est adoptée par l'assistance. Mes Béru remportent un gros succès d'estime. Alexandre-Benoît, héros magnanime de cette lutte ardente et noire (noire puisqu'il s'agissait de caviar) s'évente doucement la perruque. Il retient quelques borborygmes, en libère d'autres plus turbulents, et déclare avec le sourire modeste du vainqueur que tout ça n'est rien et qu'il fera mieux la prochaine fois. Malgré cette affirmation, on le devine un peu saturé. Lorsque l'intérêt dont il est l'objet se désunit, il va s'abattre sur un canapé comme un albatros épuisé s'abat sur un récif. Je l'y rejoins. — Qu'en penses-tu ! s'inquiète-t-il. Je pose ma main sur son épaule. — Soldat, fais-je, je suis content de vous ! Il a un soupir convulsif, puis son beau visage altier s'épanouit comme un volubilis aux approches de l'aube. — Tiens, fait le Gravos, pour me permettre de reprendre souffle, tu vas me causer un peu d'histoire. Devançant mes protestations, il s'empresse d'ajouter : — Dis-moi pas que l'endroit est pas choisi ! On se croirait au Musée Grévin, ici. Montre-moi un chouîa les costars avec leurs références… On en était à Louis XI. Mec, tu l'aperçois dans les parages, ce citoyen ? Je me détranche farouchement et je finis par découvrir un individu chafouin dont la tenue et la morphologie évoquent irrésistiblement le gamin de Charles VII. — Là-bas, dans l'embrasure de la fenêtre, le Béru désigné-je. — Le tordu qui fait du gringue à cette tarderie ? — Soi-même ! Admire le bada verdi avec les médailles. La cape de drap gris, les chausses ternes, le cheveu raide… Bérurier-le-Débonnaire fait la moue. — Pas reluisant, ton roi de France ! Je veux pas vexer la monarchie, mais il avait la dégaine clodo. Quand il recevait un king étranger et qu'ils allaient ranimer la flamme sous l'Arc de Triomphe, y devait faire un peu miteux sur les Champs-Elysées. Surtout qu'en général, les souverains en visite ils se collent leur couronne des dimanches pour venir à Pantruche ! Réprobateur, il branle le chef. — Et après ce macaque, San-A, qu'est-ce qu'on annonce ? — Charles VIII ! — Mince, encore un Chariot, c't'une marotte ! Dis-moi tout de suite : il y en a eu combien jusqu'à ce jour ? — Onze, réponds-je. Berthy qui a surmonté sa défaillance vient nous rejoindre. — De quoi vous causez ? s'informe la douce pâquerette. — Tu le devines pas, non ! objecte son vainqueur. — De l'Histoire ? — En personne, assure le Gros. San-A se préparait à dire sur Charles VIII. Vas-y, San-A ! — Il n'avait que treize ans à la mort de papa Louis XI. C'est sa frangine, Anne de Beaujeu, qui a assuré l'intérim. Une fille pleine de jugeote ! Sa grande idée c'était de réunir la Bretagne au royaume. — Pourquoi ! m'arrête B.B., la Bretagne n'était pas française. — Non, elle était bretonne. Bérurier secoue la tête. — Quand je pense que j'ai aussi du sang breton par un ami de ma mère ! Des étrangers, voilà ce que nous sommes tous, nous autres Français. D'où que tu soyes originaire, t'apprends que jadis c'était pas français. Pour les autres patelins, c'était du kif ? — C'était du kif, oui, Béru. — Alors en ce cas pourquoi que les hommes se tirent la bourre pour les frontières, le patriotisme et tout le toutim drapeauteux ? — C'est une question qu'on ne doit pas se poser, Béru, ni surtout poser à des contemporains si l'on ne veut pas passer pour un galeux. Ne dis jamais à personne, que la seule vraie patrie de l'homme c'est l'homme, parce qu'alors on te prendrait pour un fou, un illuminé, un communiste, un anarchiste, un décadent, un dévoyé, un refoulé, un apatride, un barbare, un inadapté ou pour un poète, ce qui est pire que tout. Laisse faire les cartographes. Tout le monde croit à leur job bien qu'ils dessinent les frontières en pointillés et qu'ils aient une gomme dans l'autre main, toujours prête à effacer le tracé en cours. — Alors, cette Anne de Beaujeu, que vous causiez ? s'impatiente la Gravosse. — Elle arrive, beau Connétable. C'était une môme aussi habile que son dabe. Pour annexer la Bretagne, elle a usé d'une astuce très simple, elle a marié son jeune frère à l'héritière du duché breton : Anne. — Elles s'appelaient toutes les deux pareil ? s'étonne Berthy. — Yes, Madame. — Le château des rois de France c'est devenu les deux Anne se tord le Mastar. — Je le replacerai, promets-je[26 - Dont acte]. Donc Charles VIII épouse la petite Bretonne et se met à régner. Ce fut dommage pour la France. Louis XI et sa môme étaient des personnes sages, et qui avaient du chou. Mais le Charles, lui, il était plutôt braque. Au lieu d'administrer le magasin de France gentiment, il est parti en guerre contre les Ritals afin de conquérir le royaume de Naples. — Quelle idée ! S'il aimait Napoli, il avait qu'à aller y passer ses vacances, comme tout le monde ! réprouve Bérurier, porte-parole de la sagesse ! Et alors, il l'a conquéri ou quoi, ce fameux royaume ? — Pour commencer, oui. Mais si les guerriers napolitains furent battus, leurs bonnes femmes prirent une éclatante revanche. — Toutes des Jeanne d'Arc, les Napolitaines ? s'étonne Berthe. — Non. Elles ont battu l'armée française parce qu'au contraire, elles n'étaient pas des saintes. Ces dames dont les charmes ne sont plus à vanter depuis que le Touring-Club existe, ont plongé les soldats français dans des délices mauvaises pour la forme d'un militaire. L'occupation napolitaine ç'a été paradisiaque, mes amis. Du moins pendant quelque temps car nos troufions ont vite contracté une sale maladie. — La chtouille ? devine Béru. — Elle-même, Gros. Et fais confiance, elle était plutôt mauvaise à cette époque. Les fantassins à Charles VIII avaient le bigoudi-verseur qui partait en brioche, et leur moral avec lui. Un vrai fléau ! Tout le monde y avait droit : les généraux comme les hommes de troupe ! — Et le roi ? interroge Berthe, retenant son souffle. — Lui aussi, chère Berthy. Il aimait la bagatelle et il a eu son petit cadeau ! Ces messieurs ont fini par abandonner leurs conquêtes (les conquêtes territoriales et les autres) pour le go home inévitable. — C'est leurs bourgeoises qui ont dû être contentes, ricane Sa Majesté. Ces dames qui sautent sur leurs glorieux guerriers, histoire de pavoiser et qui constatent que Popaul s'est fait la valise pendant le voyage, c'est décourageant, non ? Ils avaient droit à une pension de grands invalides, au moins, les pauvres biquets ? — J'en doute, Gros. — II y avait pire ! renchérit Berthe dont la rapidité de vue est plus fulgurante que l'éclair. Je parle de ceux qui pouvaient encore faire du service et qui leur ont passé ce vilain mal à leurs dames, vous imaginez un peu ! Au lieu de s'apitoyer, ça le fait glousser, Béru, cette idée. — Notez que la vérole, quand tout le monde l'a c'est plus pareil : ça ressemble au service militaire ou aux impôts. Et alors, ton Charles VIII, Gars ? Je lui objecte que ça n'est pas mon Charles VIII et que s'il m'était permis de m'approprier un personnage historique, ça n'est pas celui-là que je choisirais. — Il a perdu ses conquêtes, dis-je. — Comme les Gaulois ? se souvient le Gros. Décidément l'Italie, ça nous réussit pas au point de vue guerre. Les mandoliniers, ils n'ont l'air de rien, mais ils finissent toujours par se dépatouiller ! Quoi z'encore à signaler à propos de Charles VIII ? — Un fait extrêmement important pour lui : il est mort ! — De sa super-variole ? — Non ! il s'est cogné la tranche dans un couloir d'Amboise, paraît-il. — T'es sûr que c'est pas quelqu'un qui lui a fait déguster une infusion de manche de pioche ? — Le mystère reste entier. Après lui, c'est son beau-frère Louis d'Orléans qui met la main sur le sceptre. Il devient Louis XII. Que je vous affranchisse à propos de ce beau jeune homme. Louis XI l'avait forcé à épouser Jeanne, l'une de ses filles, une môme qui ressemblait à la fée Carabosse en moins bien. Ce pauvre Loulou en avait sec comme vous devez le penser. Être obligé de faire un trou dans le matelas pour y loger la bosse de sa dame pendant qu'il lui jouait « Monte-là-dessus », c'est pas marrant pour un prince. « Donc, à la mort de son beauf, Louis, devenu XII de son nom de famille, a pris le béguin de la jeune veuve et de la Bretagne qu'elle représentait ! » — Il ne faut pas médire, reproche Berthe. Le deuil, ça leur porte à la peau, à certains hommes. Vous en avez qui mettent des draps noirs à leur lit quand ils reçoivent la visite d'une dame ! — Ah ouais ? se rembrunit Béru, et comment que tu sais ça, toi, Bertha ? T'as connu un zig de chez Borniol ? — On me l'a dit, répond hypocritement la mystérieuse. Mais je vous interrompis, Commissaire, poursuivez ! — Bref, Louis XII a demandé le divorce et, l'ayant obtenu il s'est remarié avec la veuve Charles VIII. Si bien que cette duchesse de Bretagne a été deux fois reine de France. Une performance, hein ? — J'admets, dit le Gros. Seulement il a dû avoir des désillusions, Monseigneur Loulou. — A cause ? — Tu m'as dit qu'il avait été poivré à Napoli, le Charles VIII. Donc il avait fait une passe à sa Bretonne, qui l'a faite à Louis XII. Pour le coup il aurait mieux fait de rester avec sa bosco, Louis XII. Sa portée aurait été plus conforme. M'est avis que la famille de France devait un peu boiter des deux flûtes à partir de ce moment-là ! — Tu oublies la Providence, Gros. Louis XII n'a pas eu de garçon. Et dans l'ensemble ça n'a pas dû être un mauvais roi puisque le Petit Larousse l'appelle le Père du Peuple. Il a, lui aussi, fait des guerres d'Italie qu'il a perdues comme son devancier ; c'était une marotte de l'époque, ce besoin d'aller voir Naples avant de mourir ; pourtant il a diminué les impôts et ça, le peuple français ne l'oublie jamais. Je vais cueillir une coupe au buffet et je la déguste en connaisseur. Du Dom Pérignon, vous pensez, avec un millésime qui ferait chialer d'humiliation un centenaire ! Un sourire danse dans la foule bigarrée, celui d'Anne, ma chère Anne. Je la vois venir, ravissante dans ses haillons. — Je vous cherchais partout, reproche-t-elle. Béru qui louche sur-le-champ, demande à la demoiselle s'il peut écluser une boutanche à lui tout seul, vu que le buffet est abondamment garni. Un peu estomaquée par les manières de mon camarade, elle fait signe que « yes » puis se met à me présenter à des jouvencelles frôleuses. On se bouscule dans la volière pour me refiler des œillades assassines et des soupirs capables de regonfler votre roue de secours. — V'là le Boss qui fait ses épates, lance la voix hargneuse du Révérend Bérurier. Les Miss Berlingot se retournent. — Qu'est-ce qu'elle veut, celle-là ! proteste une donzelle dont le corsage doit être plus exploré que la grotte Azur de Capri. — Celle-là, ma gosse, si sa femme serait pas présente, fait le Mahousse en désignant le Connétable Du Guesclin, elle pourrait vous faire assister à une drôle de prise d'armes ! Sa voix de mêlé-cass est une révélation pour la jeune fille dont la vue est moins au point que le soutien-chose. — Mais c'est un homme ! s'exclama-t-elle pour la plus grande joie de tous. — Si vous avez deux minutes et si Berthe le permet, je peux vous prouver que vous méritez dix sur dix pour la réponse, riposte notre Valeureux en buvant une même coupe. La mousse du Champagne lui picote le nez. Il expulse par de multiples orifices l'excédent de gaz carbonique absorbé et dit en retroussant ses manches pour découvrir ses jambons couverts de poils astrakanesques : — Mordez la Joconde, mes Poules, C'est pas au Louvre que vous trouverez la pareille. Celle-là, quand on l'expédie aux States, y a pas besoin de la fout' dans un emballage climatisé. Une ovation salue la déclaration. Je leur présente mon illustre collègue ; aussitôt les demoiselles se pâment. A leur âge, on a la pâmoison facile. Un peu de sirop d'Halliday sur trente-trois tours, un doigt (ou deux) de San-Antonio et c'est parti ! Béru, elles ont ligoté ses exploits dans mon œuvre[27 - C'est avec quelques hésitations préalables que j'use de ce mot. Mais après tout, on parle bien de l'œuvre de certains Académiciens qui n'ont jamais écrit que leur lettre de candidature !] alors vous pensez si elles le connaissent. On le fête, le cher ange. On le tripote, on tire les poils de ses oreilles, on lui donne des bisous. On lui fait des menous. Des goudous-goudous. Des papouilles. Des gratouilles. Des chatouilles. Notre ami ne se sent plus. Son Connétable renaude ferme. Va y avoir une drôle de battue dans les salons de la Comtesse si je ne veille pas au grain. Les héros, lorsqu'on les a sous la main, on veut s'assurer qu'ils sont bien en chair et en graisse. Comme il s'agit d'un culte, on met le doigt dedans afin d'être bien certain que vos sens ne vous abusent pas, que c'est du réel ! — Faudrait voir à ne pas détériorer mon bonhomme ! mugit brusquement la Vache-qui-rit, à bout de patience. Les petites guenuches matent le Connétable et commencent à se payer son heaume. Ce que voyant, Berthe Du Gueslin annonce qu'elle va gifler. La menace est redoutable si l'on considère les battoirs de Madame ! Le temps n'est plus loin où l'on va nous flanquer dehors à coups de savates dans la salle des fêtes. Faut assurer les arrières, car un peuple qui ne peut plus s'asseoir est un peuple facile à soumettre. La position assise, c'est la marque la plus fondamentale de l'irrévérence et du selfcontrôle. Un peuple debout est prêt à marcher au pas. L'indépendance des hommes, c'est pas dans le tréfonds de leurs âmes qu'elle loge, mais dans leur coccyx. — Allons ! Allons, mesdemoiselles ! sermonné-je, ne bousculez pas la Joconde ! Et, usant de cette emprise que j'ai sur les foules en général et les foules féminines en particulier, je me mets à chambrer les mômes. — Voyez-vous, mes Miss, dis-je, nous sommes dans une somptueuse demeure pleine de personnages historiques et je vous parie cent kilos d'oignons contre une larme de crocodile que vous ne pouvez pas me donner l'ordre chronologique des souverains français. Ma petite colle produit son effet. Elles moulent Béru et sa Gravosse pour essayer de relever le défi. — Mes amis Bérurier et moi-même, continué-je, étions en train de réviser notre Histoire de France. Voulez-vous jouer avec nous ? — Oui, oui, oui ! font les petites sauteuses. — Parfait, mes choutes, alors pour commencer il y a une grosse bise à la clé pour celle qui me dira qui a régné après Louis XII. On se croirait dans une salle de classe tout à coup. Ça s'entre-regarde, ça fronce les sourcils, ça marmotte des trucs, ça fait claquer ses doigts… L'une des gamines se décide et propose Louis XIII (elle n'est pas passée loin). Une troisième dit tout net que c'est Henri II (faut avoir quelque chose dans le buffet). Pas une ne se sort de cette question. Elles repasseraient leur bac, ce serait scié. Notez bien que ces petites bêcheuses, tout ce qu'elles décrochent comme diplômes, c'est le Chamois de bronze à Courchevel. Ma petite Anne s'efforce de son côté. La première elle annonce qu'elle donne sa langue. Je lui dis « chiche » ce qui me vaut un certain succès d'estime. — C'est François I ! révélé-je d'un ton claironnant. Berthy Béru bat des mains. — Oh ! chic ! s'exclame-t-elle. J'ai toujours eu le béguin de lui ! — Tu le connais donc ? s'inquiète son pachyderme. — Il jouait dans un film de Fernande ! explique la baleine. Mais ça ne rassure pas mon ami pour autant. — J'aime pas, Berthe, que tu te laisses aller à des émois avec un type de la monarchie. Faut jamais se monter le bourrichon. Dis-toi bien que malgré toute ta séduction, ça ne pourrait jamais coller, toi et un roi ! — Et pourquoi, siouplaît ? — Tu es bien trop indépendante ! La B.B. qui était encore à 80 degrés depuis l'affaire des jouvencelles se remet à bouillir vite fait. Elle rétorque qu'elle peut s'adapter à toutes les conditions sociales et que si François I lui faisait du gringue, elle saurait parfaitement se comporter avec ce monarque dont le collier de barbe la laisse rêveuse. Béru s'emporte à son tour et affirme tout net qu'il ne faudrait pas que ledit François I s'avisât de venir jouer les jolis cœurs à la maison, car cela risquerait de faire du vilain. Je les stoppe en leur apprenant que François I est mort depuis 1547 et que tout grand roi qu'il ait été, il lui serait impossible de faire la cour à B.B. L'assistance se tirebouchonne. Soulagé, Béru éteint ses angoisses avec une deuxième boutanche de rouille. — Et alors, François I ? demande à brûle-pourpoint M Bérurier, née Lacourge. — C'était a la fois le cousin et le gendre de Louis XII. En effet, il avait épousé sa fille, Claude de France ! Louis XII n'avait pas d'héritier mâle. Il savait donc que la couronne allait revenir au cousin François. Pour renforcer la position de ce dernier et laisser sa descendance dans le coup, il lui a fait épouser sa fillette, âgée de neuf ans ! Ça ! s'exclame dans l'assemblée ; Berthe surtout tonitrue. Elle dit que Robert Hossein est enfoncé et clame bien fort son mépris pour ce roi inconscient qui filait sa gamine dans le pageot d'un barbu. — Lors du mariage, précisé-je, François, qui n'était pas encore I , n'avait lui-même que quatorze ans ! Il est est donc peu probable qu'il eût déjà de la barbe. — Un peu précoces, les mômes de l'époque, admire le Gros. Moi, évoque-t-il, à quatorze berges j'étais commis-laitier et bien sûr je bricolais un peu la patronne pendant que son vieux fabriquait les yaourts : mais de là à pouvoir me marida ! Surtout avec une princesse de neuf ans ! C'est à touche-poupée qu'ils jouaient ces chérubins ! Son délicat langage faisant rougir quelques demoiselles, je m'empresse de poursuivre : — Dès qu'il fut roi, en 1515… Pour la quatre-vingt-dix-millionième fois, Sa Turbulence m'arrête : — 1515, San-A, il me semble que ça me rappelle quelque chose. Ce serait pas la bataille de la Marne ? — Non, mon gars, c'est celle de Marignan ! — Œuf corse ! Où avais-je la tranche ! Et même que c'est le François I qui l'a gagnée. Par exemple, je ne sais plus contre qui ! — II l'a remporté sur les Suisses ! Il est incrédule. — T'es' louf, Mec. Les Suisses sont pas assez cé-o-ènes pour faire la guerre. Eux, sortis de l'Emmenthal et de la montre-bracelet, ils jouent pas les Attila ! — Détrompe-toi, Grosse Bouille, autrefois ils étaient les archers de l'Europe. — Probable qu'à force de finir leurs jours avec des jambes de bois et des manches vides, ils ont préféré se lancer dans la fabrication du chocolat et du coucou de salon ! — Toujours est-il que sous François I ils ont été battus. 1515, c'est la date historique la plus célèbre pour nous autres. La seule qu'un Français retienne jusqu'à son dernier souffle. — Selon moi, affirme Bérurier, si à peine sacré ton François I a fait la guerre, c'était pour profiter de la date qu'était facile à retenir. Le pensionnat des zoziaux qui nous cerne s'esclaffe de plus belle. — C'était un gars à la coule, conviens-je, et il est fort possible en effet que cet aspect de la question l'eût séduit. Dans toute guerre il y a des prolongements imprévus. Charles VIII avait ramené d'Italie le mal de Naples, François I , lui, en ramena Léonard de Vinci. C'est cette différence qui fait la grandeur d'un roi. Les campagnes d'Italie que la France a tour à tour gagnées, perdues, regagnées et reperdues, ont valu à notre pays la plus noble des conquêtes : celle de l'Art. En Italie, François a contracté le goût du beau. Il a compris ce qu'étaient la peinture, la sculpture, le décor ! La grandiloquence, le délire artistique, bref, l'italianisme l'ont touché. Son goût du faste et de l'apparat vient de là-bas ! Comme certaines des souris présentes sont élèves des Beaux-Arts, une discussion s'engage. Nous parlons de fasteNiccoio dell' Abbate, de Jean Goujon, etc., ce qui ne tarde pas à incommoder les Béru. — Bon, le François I , il a eu une cour avec une plume dans le prose ; passons, et à part ça, qu'est-ce qu'il a fait ? — Il a encouragé les lettres et les arts ! — Comme tout le monde, riposte le Gros, agacé. Lui, ce qu'il encouragerait plutôt, c'est la gastronomie. — Mais, m'emporté-je, tu ne comprends donc pas que ç'a été une sorte de préfiguration du Grand Siècle. Que de gloires diverses se sont manifestées : tu parles d'une affiche ! Rabelais, Clément Marot, Louise Labé, Maurice Scève, Ronsard, Montaigne, Jean Goujon, Cellini et le cher Pierre Lescot à qui François I a fait reconstruire le Louvre… — C'est pas parce qu'on bricole le Louvre qu'il faut se croire tout permis, affirme sentencieusement le Gravos. En ce moment Malraux le fait passer à la peau de chamois, c'est pas à cause de ça qu'on lui élèvera une estatue ! — Non, conviens-je, ce ne sera pas à cause de ça ! Des garçons attirés par les filles, comme des mouches par de la mélasse, se joignent à nous. Ils nous prêtent une attention un peu crispée. L'un d'eux, plus boutonneux qu'une soutane, voyant que nous parlons de la Renaissance, tient à mettre son grain de sel. Paraît qu'il prépare une licence, ce bijou. Son papa est dans l'Import-Export et il reprendra le chéquier, plus tard. Fatalement faut être instruit pour acheter du cacao ou du tapioca aux jeunes nations africaines et pour revendre ces denrées à des grossistes européens. Le voilà qui commence à nous faire tartir avec la Réforme, monsieur le bubonique. Il nous place Luther, alors que Béru, c'est plutôt le côté Bayard ou Belle-Ferronnière de François I qui l'intéresse. La religion, Béru, c'est un truc qui lui échappe un peu. Il croit en Dieu, comme tout un chacun. Il n'est pas contre un peu de latin aux enterrements et il admet les baptêmes et les premières communions, sources de bombances, mais faut pas lui casser le goupillon à double carène avec le schisme catholique. C'est un gars qu'a le Calvin triste. Sa figure se met à pendre comme un drapeau en berne et il commence à se vidanger les caries dentaires du bout de la menteuse en faisant de petits bruits vipérins. Au beau mitan de la discussion, un ronflement sonore éclate. Ça ressemble à une fusée de Cap Canaveral au moment où l'ingénieur chargé de la mise à feu crie « Nom de D… » en anglais. On regarde le Connétable Du Guesclin qui en écrase, la visière de son casque au ras de sa bouche béante. — Vous voyez, jeune homme, reproche le Mastar au phraseur, l'effet de vos histoires de défroqués sur Madame ? Il en est soufflé, l'homme à thèses et il se tait illico, troublé. Brusquement, j'avise à quelques pas de là, affalé sur une banquette, un François I ventripotent. — Regardez, le désigné-je. Le voici, François I ! Le Gros se dirige vers le personnage en question. Il s'agit d'un vieux podagre qui doit avoir des varices et porter un bandage herniaire. La barbe noire du zig se décolle. Béru se penche sur lui et l'examine. — Tu crois que le vrai avait cette bouillie en coin de rue sinistrée, San-A ? interroge-t-il à la cantonnade. Le François I a du mal à réaliser que c'est de lui qu'il s'agit. Il mate son interlocuteur avec un effaremment des plus comiques. Encouragé par les rires qui fusent de notre groupe, sa Majesté ne se sent plus. — T'es sûr qu'il avait un durillon de comptoir façon ballon de rugby ? poursuit-il en tapotant la bedaine du malheureux. Et qu'il avait aussi un œil qui disait m… à l'autre ? Et ses guitares, Gars, Louis XV, déjà, qu'elles étaient ? Il saisit le bout de barbouze décollé et l'arrache. — J'espère que son piège à macaroni tenait un peu mieux que ça, ou alors il devait pas avoir l'air flambard, le roi de France, s'il paumait sa barbichette pendant un mimi-ravageur ! — Madame, je vous en prie ! proteste le François I débarbé en reculant devant la main dévastatrice de cette Joconde en délire. Ça l'amuse, Béru. C'est farce comme situation, voilà ce qu'il pense, notre cher et délicat poète. — C'est pas de ma faute si vous êtes mon genre, mon pote, répond-il en faisant sa voix la plus féminine possible. Vous auriez dû vous déguiser en bonhomme Michelin, mais à part ça vous avez tout ce qu'il faut pour démolir le standing d'une ménagère de ma classe ! Vous avez le teint un peu plombé, mais avec quelques tasses de thé des Familles ça doit s'arranger. On trépigne dans l'assistance. Le type mis sur la sellette essaie de se draper dans sa dignité, mais c'est duraille lorsqu'habitant le seizième arrondissement on porte des fringues du seizième siècle. Il finit par battre en retraite, ce qui contrarie un tantinet ma jeune hôtesse. — C'est l'Emir de Kamalpartou, explique-t-elle. Béru a entendu, il se ferme. — Fallait le dire, alors son teint bistre c'était de naissance ? Moi je croyais à une crise de foie. Puis, se tournant vers moi : — Il avait le teint comment, François I ? — Fleuri. C'était un gai luron, délicat, paillard, aimant la bonne vie et les jolies filles. Sa cour était la plus scandaleuse d'Europe. Il ne pouvait voir une femme convenablement carrossée sans éprouver dare-dare des démangeaisons dans le trémolaire bougnazé. — T'entends, Berthe ! clame Bérurier. Mais Berthe continue d'offrir son meeting Orlyesque. En ce moment, elle bruite l'exercice acrobatique d'une escadrille de Vampires. Son Jules la réveille discrètement en lui flanquant un coup de savate dans les tibias. La frêle fleurette des champs (d'épandage) coupe les gaz et remue. Derrière le heaume, sa voix feutrée demande à Béru pourquoi il la réveille en pleine nuit. Le Gros soulève la visière du casque, nous découvrant ainsi la bouille écarlate de sa baleine. — Tu avais fermé les volets ? bredouille la dame, mal éveillée. Elle mate les alentours et reprend conscience. — Mande pardon, gazouille la fauvette des bois, je crois que je m'étais un peu assoupie. Que fait-on ? — On continue de dire sur François I , la renseigne le Gros Chérubin. Paraît que c'était un terrible du tiroir du bas, hein, San-A ? — La petite et la grande Histoire sont pleines de ses prouesses galantes ! — Sa cour, traduit Béru, c'était un vrai f… II calçait toutes les frangines qui draguaient à sa portée. Le Connétable retire son heaume. Elle veut tout entendre. — On affirme qu'il lui arrivait d'honorer ses favorites jusqu'à dix fois par nuit ! Les demoiselles gloussent, énervées par la précision. Béru, lui, hoche la tête. — Tu parles d'un appétit ! Il avait un marteau pneumatique dans le kangourou, je m'explique pas, sinon ! — En ce début de siècle, continué-je, trois monarques exceptionnels régnaient sur l'Europe, et même sur le monde. C'étaient… Allons, mesdemoiselles ! Voyons un peu si vous le savez ? Mais les souris ne mouftent pas. C'est le boutonneux de la Réforme qui récite à toute vibure : François I , Henri VIII et Charles Quint ! — Merci, Mademoiselle, lui dis-je. Et je reprends mon cours. — Trois souverains de ce poids, c'est beaucoup en même temps. Et puis trois c'est pas un chiffre. Ces bons sires ont passé leur règne à s'allier et à se tirer dans les tiges alternativement. — Lequel c'était qui faisait le mieux marron les deux autres ? demande Béru. — Charles Quint sans aucun doute, assuré-je. Il fut nommé empereur alors que notre François national guignait le poste. On disait de Charles Quint que jamais le soleil ne se couchait sur ses États. De l'Autriche à l'Amérique du Sud, il en avait un paquet ! — Un colonialiste, quoi ! résume Béru. II a bien fait de canner parce que de nos jours c'aurait t'été sa fête ! — François I était jalmince comme un teigneux de voir la puissance du roi d'Espagne. Il a voulu s'allier au roi d'Angleterre, Henri VIII, vous savez : le gros qui a eu six femmes, qui a envoyé le Pape chez Plumeau et qui bouffait le poulet avec les doigts. — Un mec qui savait vivre, conclut Béru. Dommage qu'il eusse t'été anglais. Je le vois assez dans le rôle du roi de France. Et il ajoute finement : — Il devait toujours être en état d'alerte avec ses six reines ! Le jeu de mot est mauvais, mais faut le faire. Il y a quelques protestations des demoiselles à qui le régime biscotte ne réussit pas ; pourtant dans l'ensemble on apprécie. — Ce projet d'alliance a donc provoqué l'entrevue du Camp du Drap d'Or sans lequel l'imagerie française ne serait que ce qu'elle est. — Watt Isis ? demande mon ami. — Pour épater le roi d'Angleterre, François I a mis le paquet. Les tentes du camp étaient tissées de fil d'or. A l'intérieur, il y avait des tapisseries, des pierres précieuses, des mets délicats, des filles resplendissantes… — J'aurais aimé être l'invité d'honneur de la semaine, rêvasse le Gros. — T'as l'esprit de lustre ! lui reproche hargneusement son paquet de saindoux, ça te perdra, Alexandre-Benoît ; ça te perdra ! Béru explique qu'il n'y a pas de mal à vouloir connaître le Drap d'Or. Il a toujours été attiré par le beau, le délicat, et la meilleure des preuves c'est qu'il a épousé Berthe. La voilà calmée, l'ogresse. Il a l'air comme ça d'un voltigeur Béru, mais ne vous y fiez point ; en réalité, c'est un diplomate. — Le Rosbif a dû en prendre plein les carreaux, non ? murmure-t-il. S'il radinait de la Tour de London, ton Henri VIII, avec ses reines aux ratiches format Gaveau, le Drap d'Or pour lui ç'a été le Cinérama. — Un peu trop même, car il n'a pas pardonné ce déploiement de luxe à son collègue français. Notre excellent camarade François I , des concerts du Louvre, a commis une immense erreur de psychologie. Il a voulu éblouir sans comprendre qu'en éblouissant il humiliait ! Quand les deux rois se sont séparés après avoir bien fait la foiridon, Henri VIII a couru signer un traité d'alliance avec le rusé Charles Quint. Ce dernier détenait la vraie puissance, il pouvait se permettre d'être modeste. — C'est comme les soyeux lyonnais, compare Bérurier. Ils roulent dans de vieilles Dauphines ou dans des Arondes, alors qu'ils pourraient offrir des Cadillac à leur femme de ménage. Et qu'est-ce que ça a donné, cette alliance ? — François I en a eu sec. Mais c'était pas le genre de sire à se cailler le raisin parce qu'il y avait des ratés dans le carburateur. Il a tout de même fait la guerre à Charles Quint et il l'a eu dans le dos à Pavie. — Jamais entendu causer. — Parce qu'en France on ne donne aux rues et aux bistrots que des noms de victoires. Sur les Champs-Élysées il y a le Marignan, mais tu peux toujours chercher le Pavie dans l'Annuaire. Pour en revenir à François, Charles Quint l'a fait prisonnier. — Ça la fiche mal ! — Pas tellement ! Notre roi était si populaire que lorsqu'il a été emmené à Madrid pour l'incarcération on l'a accueilli comme un vainqueur et non comme un prisonnier. C'était à se demander si ça n'était pas plutôt lui qui avait fait Charles Quint prisonnier ! — Il a dû renauder, l'Arlequin ? — Et comment ! Du coup il l'a fait fiche au mitard, le François. — Il a pu s'évader ? — Un truc formidable l'a sauvé : Éléonore, la frangine de Charles Quint, est tombé amoureuse de lui. Elle a fait des pieds et du reste pour le tirer de ce piège à rats. François I qui avait de la veine dans son malheur lui a promis le mariage. — Mais il était déjà marida ? — Non, car il était devenu veuf très tôt, sa jeune femme ayant eu la noble idée de canner avant la campagne. Comme Charles Quint ne pouvait décemment détenir son futur beauf prisonnier, il l'a renvoyé au Louvre en port dû. — C'est très intéressant, affirme Berthe. Et a-t-il tenu parole, au moins ? — Mais oui : François a épousé Éléonore. C'était un gentleman. Par exemple, une fois marié, il ne s'est guère occupé d'elle. — Elle lui disait rien ? s'étonne Béru. Pourtant, une Espago, c'est bon pour le plumard. Elles ont le sang chaud, les Andalouses. — François I avait son propre cheptel, comprends-tu ? L'habitude est une seconde nature. Quand tu remets le couvert dix fois de suite avec la même nana, faut croire qu'elle t'inspire, non ? — Et Arlequin, il l'a su que son beauf ne taquinait pas la jarretelle à sa frangine ? — Tout se savait. — Je vois ça : Minute ou le Canard Enchaîné devaient faire des gorges chaudes ? Sans causer des potins de la Commère dont au sujet desquels il faut savoir lire entre les lignes. S'il l'a appris, ce dédain, Arlequin, il a du être dans tous ses états ? Béru ne réalise pas la nature de nos sourires et nous considère avec étonnement. Sa Dulcinée prend le relais de l'interrogatoire historique. Elle veut connaître les principaux actes de François I . — Il en a commis un qui sur le moment parut sans importance, révélé-je, mais qui, par la suite, devait être gros de conséquences. — Et quoi donc ? me demande-t-on à l'aronde. Le garçon pustuleux va pour répondre, mais je le devance car je n'aime pas qu'on me sape mes effets. — Il a marié son fils, le futur Henri II, à une parente du pape… Et savez-vous comment se nommait cette jeune personne ? Le binoclard une fois encore veut le dire. Je lui fourre précipitamment une saucisse-cocktail dans le clapoir, mine de rigoler. — Elle s'appelait Catherine de Médicis ! Le tollé général m'indique que les personnages vénéneux de l'Histoire sont peut-être plus réputés que les personnages bénéfiques. C'est, une fois de plus, le Gros qui exprime le mieux le sentiment général : — Ben mon salaud ! Un silence. La Berthe dévorante demande : — Il est mort jeune ou vieux, François I ? — A cinquante-deux ans ! — Dans les bras de sa femme, naturellement, dit-elle, sarcastique, tous les hommes qui ont fait « la vie » meurent dans les bras de leur épouse. — Pas lui. Il aimait trop ses maîtresses. — Cette Éléonore, reconnaît Sa Majesté, elle avait le caractère en or ! Et de quoi il est clamsé, le beau-frère d'Arlequin ? — Sait-on jamais de quoi meurt un roi ? Sa vie de barreau de chaise l'avait vieilli avant l'âge. Par exemple, il a eu une grande joie avant de trépasser : celle d'apprendre le décès de son ami Henri VIII. — C'est marrant qu'ils soyent morts la même année, ces chenapans, fait Béru. Et le troisième, qu'est-ce qu'il a fait ? — Charles Quint ? Eh bien, après la mort de ses grands rivaux, il s'est ennuyé, fatalement. Quand tu es en affaires ou en bisbille avec Henri VIII et François I et que ces deux gaillards lâchent la rampe, tu sombres vite dans le morose, Gros. Lui, après avoir traînassé sa mélancolie une dizaine d'années encore, il a abdiqué et s'est retiré dans un monastère. — Il a bien fait, ratifie Bérurier après une courte méditation. Somme toute, quand t'as plus d'amis ni d'ennemis valables, quand ton foie se mite et que Popaul répond absent à l'appel, c'est ton intérêt de passer la pogne. Faire l'Empereur lorsque le cœur n'y est plus, c'est sûrement pas une sinécure. Lecture : LE RÉGICIDE DU JOAILLIER BÉRURON Messire Béruron, joaillier en la bonne ville de Paris, à deux pas du Louvre, avait tout pour être heureux et il le savait, ce qui constituait un élément de bonheur supplémentaire. Il s'agissait d'un homme de bien, boutiquier mais presque honnête, ce qui, du point de vue confort intellectuel, est appréciable. Il avait la tête de tout le monde, autre qualité indispensable si l'on veut jouir au maximum des jours que le Seigneur vous accorde. Sa santé était bonne. Il pouvait, sans crainte de voir son estomac, sa rate ou son gésier protester, boire frais et manger salé, ainsi que le recommandait le docteur Rabelais. Il avait un beau commerce, prospère et élégant, et surtout, oh ! oui, surtout, Béruron jouissait (le mot est irremplaçable) de la plus belle femme qu'un mari ait jamais conduite à l'autel, ou un amant à l'hôtel. Adeline Béruron clouait d'admiration tout homme normalement constitué qui d'aventure portait les yeux sur elle. C'était une admirable blonde, à la peau de lait, à la taille fine, aux seins mignons mais durs et à la bouche couleur de cerise mûre. Elle parlait doux et dans un langage très châtié, car Adeline s'était instruite auprès d'un de ses oncles curé et parvenait à vous dire en latin ce que d'autres ont tant de mal à vous dire en français. Sa beauté n'avait d'égal que son maintien. Cette personne savait rester vertueuse sans avoir l'air prude. Elle recevait les compliments sans s'insurger, mais, par son attitude, elle montrait au galantin qu'il devait en rester là. Son charme délicat avait contribué à l'essor du magasin de joaillerie tenu par le Sire Béruron, son mari. Moult seigneurs venaient chez eux acheter les babioles dont ils comblaient leurs favorites, pour le plaisir d'admirer cette élégante boutiquière qui constituait, comme l'assurait son mari, et il était bien placé pour en juger, le plus beau joyau du magasin. Lorsque les amis de Béruron lui parlaient de sa condition, avec des inflexions pleines d'envie dans la voix, ils terminaient toujours par « Si la fée Marjolaine entrait dans ta boutique et te demandait de formuler un souhait, lequel donc ferais-tu, puisque tu jouis de tous les biens terrestres ? », alors, le visage de Béruron s'emplissait de gravité et il répondait chaque fois, sans même se donner le temps de la réflexion, en homme sûr de la permanence de son ambition : — J'aimerais devenir le fournisseur de notre sire le bon roi François, premier du nom ! Ce vœu ne correspondait pas à un sentiment de cupidité, mais d'orgueil. Or, il arriva un jour qu'un des seigneurs clients des Béruron entendit ce souhait et qu'il le rapporta au Roy. Il précisa au souverain que la femme du joaillier était assurément l'une des plus jolies filles de son royaume et cette précision fut suffisante pour qu'aussitôt François I éprouvât l'envie de vérifier la chose. — Qu'on dise à cette dame de venir me soumettre les plus belles pièces de sa boutique ! ordonna-t-il. Lorsque Béruron apprit que le Roy désirait voir sa collection, il revêtit ses plus beaux atours, réunit ce qu'il avait de mieux en fait de bracelets, de colliers et de bagues, glissa les pierres précieuses dans un écrin tendu de soie, et courut au Louvre. En voyant entrer ce gaillard rougeaud dans la salle de son petit Conseil, François I fronça les sourcils et devint maussade. Il salua à peine l'arrivant obséquieux qui, l'échiné cintrée, lui proposait mille merveilles éblouissantes. François I fourragea dans le lot, du bout de ses doigts blasés, un peu comme une couturière fourrage dans sa boîte à boutons. — C'est tout ? demanda-t-il sèchement. Le cœur de Béruron devint dur comme un caillou et le souffle lui manqua. — Sire, bredouilla le pauvre homme, ces bijoux sont les plus beaux qu'un joaillier puisse vous soumettre. — S'il en est ainsi, trancha le roi, je me fournirai donc chez les Vénitiens ou les Florentins, comme d'habitude. Béruron manqua de s'évanouir devant ce cuisant échec. — Tu n'as pas d'autres pièces à me montrer ? insista le Roy. — Aucune autre qui fut comparable à celles-là. — Je veux tout de même les voir, trancha François. Mais cette fois, l'ami, fais-les apporter par ta femme. De jolies mains forment un présentoir plus digne d'un roi ! Béruron en eut mal dans toute la poitrine. La réputation de son souverain n'était plus à faire. Il comprit qu'en réalité le roi de France s'intéressait plus à sa femme qu'à sa marchandise. Il balbutia des promesses, dit au roi qu'il allait essayer de réunir d'autres joyaux, et se retira, meurtri jusqu'à l'os. En le voyant revenir, la tête et le reste bas, Adeline comprit sur l'instant que son époux venait de subir une cruelle désillusion. Elle le questionna et Béruron, en mari confiant, lui narra sa visite au roi. La chère Adeline haussa imperceptiblement les épaules, puis baisa tendrement la joue de Béruron où le sang tardait à circuler. — Mon ami, lui dit-elle, vous vous créez en vain de bien graves tourments. Imaginez-vous que ma visite au Louvre présenterait un danger pour notre chère union ? Si m'en croyez, laissez-moi y aller. Je saurai me comporter vis-à-vis de notre sire le Roy en honnête épouse que je suis, et lui vendre vos bijoux en bonne commerçante que je crois être aussi ! Ragaillardi, Béruron étreignit sa femme sur son cœur en lui disant des mots gentils pleins de reconnaissance et de tendresse. Qu'elle était belle, Adeline Béruron, lorsqu'elle franchit la porte du cabinet royal, rosissante d'une juste émotion. Ses atours bleus exaltaient sa blondeur et donnaient une bonne réplique à son regard couleur de ciel. Elle s'avança jusqu'au fauteuil du roi dans un froissement d'étoffes neuves, s'agenouilla devant son seigneur et attendit. Elle avait vu François I à plusieurs reprises, lors de ses déplacements dans sa capitale, mais de loin et mal, car chaque fois, le monarque se déplaçait au milieu d'un cortège de courtisans et de gens d'armes. La majesté de ce Louvre dont le luxe était le plus grand d'Europe impressionnait fort Adeline. — Relevez-vous, la belle, dit le roi avec un sourire satisfait, car cette aimable joaillière lui convenait fort. Et approchez-vous pour me montrer un peu ces merveilles qui ont cependant moins d'éclat que vos yeux et moins de douceur, j'en suis sûr, que votre peau ! « C'est parti ! » songea avec émotion Adeline. Le roi, d'un geste impérieux, l'attira contre lui. Il passa une main sur la croupe d'Adeline et de l'autre reçut les pierres qu'elle lui présentait. Ce jour-là il les trouva fort belles, bien qu'elles fussent de qualité inférieure à celles que lui avait déjà soumises le mari. Il fit l'emplette de tout le lot en songeant : « C'est de la bricole, mais ça peut toujours servir à récompenser les petites gens de mon entourage. » Ensuite de quoi, il dit à la dame Béruron : — Il me plairait, ma belle, de vous avoir ce soir en ma couche royale. J'enverrai mes gens vous quérir en votre échoppe à la nuictée, soyez donc prête. Tant de simplicité dans l'énoncé d'un désir qui provoque généralement chez le commun des mortels un tas de circonlocutions, anéantit Adeline. — Mais, Sire, bafouilla-t-elle… La chose n'est pas possible ! Le visage un peu fripé du roi qui avait déjà passé la cinquantaine se crispa. — Ça, Dame Béruron, ignorez-vous qu'impossible est un mot qui n'a plus droit de cité en mon royaume ? — Mais, mon mari…, soupira la digne épouse dans un râle. — S'il s'agit du grand diable niais et sanguin qui m'a visité hier, ne vous plongez pas en grand souci pour lui, il n'en vaut pas la peine ! — Il ne voudra jamais ! C'est un mari affectueux et par conséquent jaloux ! François I balaya l'argument d'une pichenette. — Volonté de roi fait loi, la belle, récita-t-il, car il versifiait comme… un roi ! Que le manant ne s'avise pas de l'oublier s'il ne veut pas se retrouver demain à Montfaucon[28 - Montfaucon, le gibet de Paris, qui s'élevait non loin des actuels studios de la R.T.F. aux Buttes-Chaumont, c'était déjà tout un programme, non ?] pour y danser sa dernière gigue ! C'était catégorique. Adeline comprit que la vie de son époux était entre ses mains, ou plus exactement entre ses jambes. Elle dit au roi qu'elle se tiendrait prête à l'heure convenue et se retira d'une démarche flageolante. — Je le savais, fit seulement Béruron lorsque sa femme lui eut fait le résumé de sa visite royale. Les trois mots, bien qu'anodins, traduisaient tout son désarroi de brave homme, tout son désespoir, toute sa faillite morale. Béruron répéta douloureusement : — Je le savais ; tu es trop belle, ça devait arriver. — Si vous le désirez, mon ami, je partirai en province chez ma mère avant l'arrivée de l'escorte chargée de me conduire au Louvre ? Seulement, évidemment, murmura Adeline, il y a Montfaucon… Béruron frissonna. Il était allé plusieurs fois à Montfaucon les dimanches de pendaison, lorsqu'il y avait matinée ou soirée. Il ne se sentait pas la vocation d'un pendu. — Montfaucon, Montfaucon, soupira le malheureux. Ah, Adeline, que le tien ne l'est-il aussi ![29 - Nous n'hésitons pas à relater ici la hardiesse des paroles prononcées par Béruion car elles sont authentiques ! (Note de l'Éditeur).] C'était en soi une formule de renoncement. Adeline le comprit et s'en fut se préparer un bain aux plantes aromatiques. A tant faire d'être forcée, autant soigner la présentation. Surtout lorsque c'est un roi qui s'empare de votre honneur. Béruron demeura plusieurs heures consécutives dans un était de prostration intégrale. Il se reprochait sa vanité qui l'avait conduit droit dans cette affreuse alternative : mourir ou être cocu, l'un n'excluant pas l'autre du reste ! La réputation du grand roi François était éloquente. Son règne avait été jalonné de ces caprices scandaleux. Progressivement, la haine s'installait dans le cœur du joaillier. Une haine froide, totale, inguérissable. Si, à cette heure, il avait pu approcher le souverain, il l'eût poignardé avec plaisir. La rage qui submergeait Béruron ressemblait à l'eau d'un torrent qui grossit le lit de celui-ci, puis déborde en balayant la nature. Béruron n'y tint plus. Il cria à sa femme occupée à s'ablutionner qu'il sortait faire une course et retira la chevillette fermant la porte. Le brave homme marchait vite, en rasant les murs. Il n'avait pas grand chemin à suivre pour se rendre en le logis de dame Pinuchette, la veuve d'un bon camarade à lui, décédé depuis peu d'un mal ramené de ses campagnes d'Italie. Il trouva cette dernière affalée dans un fauteuil derrière sa fenêtre. Ce n'était point tant son état de veuve qui rongeait la dame que la vilaine maladie léguée par son pauvre défunt. La digne personne n'avait pas quarante années d'âge, mais elle en paraissait au moins le double. En apercevant Béruron, elle ressentit une surprise qu'elle ne pensa pas à cacher. Depuis longtemps, le vide s'était fait autour d'elle. Les veuves, lorsqu'elle ne sont pas belles, rebutent les amis ; mais quand de surcroît elles sont notoirement vérolées, le plus cauchemaresque des épouvantails obtient de moins bons résultats dans l'art somme toute délicat de circonscrire les velléités d'approche. — Messire Béru ! s'étonna-t-elle (se rappelant le diminutif dont son époux usait avec le visiteur). Quelle surprise ! Béruron jaugea la dame d'un œil empli d'effroi. Il se demanda un instant s'il pourrait réaliser ses projets, mais sa haine toute neuve (bien que froide) le portait ! Il s'approcha de la veuve fort civilement et lui dédia son plus engageant sourire. — Dame Pinuchette, vous allez peut-être trouver que c'est grande honte de venir vous trouver pour vous tenir le langage que vous allez ouïr, et pourtant je ne puis faire autrement, entama-t-fl. Intriguée, la dame le fit asseoir devant elle et attendit. — Figurez-vous, ma belle, enchaîna Béruron, que cette nuit l'âme de votre mari m'a envoyé un songe. Dans ce songe il me disait que vous vous languissiez derrière votre croisée et il en éprouvait grand-peine. Il pleurait, le cher homme, en déclarant que vous étiez encore jeune et pleine d'appétit pour les plaisirs du corps. Ce qu'il disait était tellement riche en regrets que par ma foi j'en ai pleuré aussi en dormant. Des larmes ruisselèrent aussitôt sur les joues creusées par le mal et la solitude de dame Pinuchette. Elle dit en sanglotant qu'elle reconnaissait bien là la délicatesse et les qualités d'époux du mort et qu'en effet, il est triste lorsqu'on n'a pas encore doublé ses vingt ans de se mettre seule au lit et de ne faire l'acte d'amour qu'en pensée. Béruron toussota et, après une dernière hésitation, attaqua. — Pinuchette m'a chargé d'une mission, ma belle. Foi d'honnête homme, que la vertu de mon Adeline s'envole en fumée si je mens[30 - Au point où en était la vertu d'Adeline, il ne risquait plus grand-chose à jurer sur elle !] il m'a demandé comme un service de venir vous frotter le lard[31 - En vieux français dans le texte.], histoire d'apporter quelque chaleur dans votre foyer éteint. Jamais, depuis Jeanne d'Arc, femme ne fut plus éberluée par une déclaration que dame Pinuchette. Elle regarda Béruron, rougit, détourna les yeux et soupira. Pour une surprise c'était une surprise. Et d'autant plus agréable que dame Pinuchette avait toujours trouvé Béruron à son goût. Il était grand, vigoureux, avec l'œil coquin et la lèvre humide. Et puis sa position sociale la flattait. La femme est séduite fort souvent par des qualités annexes. C'est ce qui explique que tant de barbons délabrés ont de la chance en amour. Elle jalousait Adeline, dont l'éclat lui faisait mal aux yeux et la pensée de la cocufier, fût-ce à la demande expresse de son ex-conjoint, n'était pas faite pour diminuer son plaisir. Pourtant, oui, pourtant, dame Pinuchette appartenait à cette race de femme honnêtes qui sont incapables de mouiller les noix qu'elles vendent pour les rendre plus lourdes. Elle libéra une bonne demi-douzaine de nouveaux soupirs avant de murmurer : — Messire Béruron, c'est là en effet bien étrange songe que vous envoya mon pauvre mort. Il est vrai que la solitude morale et physique sont dures épreuves pour une personne jeune encore et qui raffolait des plaisirs de l'alcôve. Pourtant… Béruron, qui s'était mis dans l'idée de caramboler la dame et qui s'était de plus habitué à cette idée, fronça les sourcils. — Pourtant, reprit-elle, je dois vous dire que je suis affligée de par sa faute du mal cruel dont il a défuncté. — Je sais, murmura Béruron. Le regard de son interlocutrice vint fouiller ses yeux. — Et vous êtes prêt néanmoins à assurer la mission qu'en songe il vous a confiée ? — Je suis prêt ! répondit hardiment Béruron en priant le ciel pour que « l'Intendance suive ». — Mon devoir m'oblige de vous décrire la façon dont Pinuchette est mort. Il n'avait plus ce que vous pensez, la chose étant partie morceau après morceau comme une pomme qu'on croque… Béruron prit une profonde inspiration. L'image était dure à encaisser. — Naturellement, poursuivit-elle, ses dents avaient été effeuillées bien avant le reste. Ses cheveux restaient dans la main, la fièvre le faisait trembler, il… — Arrêtez, arrêtez, ma commère, bredouilla Béruron. J'ai ouï déjà tout ce qu'il y avait à ouïr sur le mal de Naples. Il sourit à ses projets. — Mais pour moi, la chose importe peu. Et si vous voulez bien de moi pour échauffer vos sens, eh bien, par Saint-Éloi, patron des orfèvres, je suis votre homme ! Et il le fut ! En regagnant sa boutique, Béruron était la proie d'une grande inquiétude. Non pas qu'il redoutât les conséquences de son acte, au contraire il les espérait très fort, mais parce que dame Pinuchette s'était montrée terriblement ardente au jeu et qu'elle avait mis notre homme sur les genoux. « Du diable si après une telle séance, je suis encore capable d'honorer mon Adeline », pensait-il. Mais lorsqu'il fut chez lui et qu'il vit son épouse attifée comme une reine, (déjà) avec de l'eau de senteur par tout le corps et ses cheveux bien arrangés, ses craintes se volatilisèrent. Jamais Adeline ne lui avait paru plus désirable. Ah ! ce cochon de François I n'allait pas s'embêter. Avec un rien d'orgueil il se dit que sa femme était bien digne de figurer dans la couche d'un roi. Il lui fit part de ses intentions, mais Adeline qui se soumettait ordinairement de bon gré regimba. — Mon ami, fit-elle, voyez comme je suis apprêtée, vos élans déferaient le bel ouvrage. Béruron rétorqua aigrement qu'il n'en avait rien à f… — Je suis encore le mari ! déclara-t-il ; et j'ai le droit de m'emparer de ma femme quand bon me semble, non ? Bien qu'en cédant au Roy, Adeline ne fît que se soumettre à une volonté supérieure, elle ressentait dans son intimité un sentiment de culpabilité. Il n'était point l'heure d'irriter un bon mari victime d'une bien cruelle aventure. La notion de devoir doit toujours prévaloir dans le cœur d'une honnête épouse, surtout lorsqu'elle est sur le point de coucher avec un autre homme. Elle s'abandonna donc. Béruron était en verve ce jour-là. Les nerfs sans doute ? Il donna à sa chère Adeline les mêmes satisfactions qu'à la veuve Pinuchette. Son ardeur était celle du coureur grec qui porte la flamme de gloire depuis sa source sacrée jusqu'à l'urne (non moins sacrée) qui l'attend ! * * * François I fut pleinement satisfait par sa nouvelle conquête qu'il honora souventes fois par nuit et ce pendant beaucoup de nuits. Il surnomma Adeline « La Belle Bérurière » et lui prouva par mille cadeaux son attachement. La Belle Bérurière n'en fit qu'un au souverain. Mais de taille, puisqu'il devait en mourir l'année suivante. Ainsi se perpétra, de galante façon, le régicide le plus délicat de l'Histoire.      (Textes retrouvés attribués au Maître François Rabelais) Neuvième Leçon : HENRI II — CATHERINE DE MÉDICIS — FRANÇOIS II — CHARLES IX — ET HENRI III (Reine de France) La mémée Scatolovitch se pointe avec des cris de petite souris qui roulerait les « r ». Elle désire connaître l'objet de cet attroupement dans l'aile gauche du grand salon. Anne lui explique qu'à la faveur du bal costumé, le très illustre San-Antonio donne un cours d'Histoire de France. La petite vioque répond que c'est une trrrrrès bonne idée et qu'elle veut en êtrrrre. On lui offre un fauteuil Louis XIII repensé par Voltaire et retapissé par Napoléon III. Les musicos, vexés de voir la défection de la piste, rouscaillent sur leur estrade et parlent de se mettre en grève. Ils tentent de secouer l'apathie de la salle en jouant du twist mais ça ne produit aucun effet. Alors ils risquent le paquet, le fin des fins : « La Marseillaise ». Là encore gros bide ! « La Marseillaise », maintenant, sans son interprète officiel, ça ne veut plus rien dire. La « Petite Tonkinoise » ou bien « Elle me fait poète-poète » capteraient davantage l'attention. Il y a des interprètes qui marquent trop une œuvre pour qu'elle demeure efficace lorsqu'elle est jouée par d'autres. — Je connais trrrrrès mal l'Histoirrrre de notre bien chèrrrrre Frrrrrance, fait la surdaronne d'Anne. Expliquez-moi cherrrr ami ! Béru, toujours obligeant, la rancarde. — Il vient de me finir François I et il va m'attaquer le chapitre de son garçon qu'a épousé Catherine de mes Dix-six ! Ça promet, pas vrai, Mémé ? J'ai entendu causer de cette moukère et il m'en reste des frissons dans le recteur[32 - Béru intervertit très souvent les mots. Ici il a employé recteur pour rectum, c'est du moins ce que nous a affirmé son traducteur officiel, le Commissaire San-A.]. La petite vieille fossilisée se trémousse. — J'ai entendu aussi parler. Magnifique ! J'écoute ! Les demoiselles se sont assises en rond sur le Téhéran. Les boutonneux les cernent, à califourchon sur des chaises. Bath tableautin, mes fils : une image pour la postérité. Votre San-Antonio bien-aimé discourant, debout devant cet éventail de personnages en costars d'époque ! C'est pas du tout venant, admettez ! Je frappe dans mes mains pour requérir l'attention. — Mes amis, fais-je, ceux d'entre vous qui porteraient les costumes des personnages que je vais appeler sont priés de venir à mes côtés ! J'annonce : — Henri II ! Catherine de Médicis ! François II ! Charles IX et Henri III ! Il se fait du remue-ménage dans les coursives. Cinq personnes se présentent. Mais mon affure se goupille mal, because j'ai droit à deux Catherine de Médicis et à trois Henri III. — Les grands esprits se rencontrent ? gouaille Béru, à l'adresse des Henri. L'un d'eux se fâche. — Oh ! vous, la vilaine, pas de sarcasmes, ça me donne sur les nerfs ! zozote-t-il. Mon Béru fronce les sourcils. — Mais cette pauv'guêpe a ses vapes ! tonitrue-t-il pour la plus grande joie des assistants. — Comme le vrai Henri III ! le renseigné-je. — Pas d'insultes, parce que je griffe ! fait la belliqueuse Henri III. Ils se ressemblent, tous les trois. D'aimables blondinets, pâles, aux yeux de biches fiévreuses et à la lèvre humide. Béru qui n'est pas un enfant de Sodome ne leur fait pas de cadeau. — Des boucles d'oreilles ! brame-t-il, je vous demande un peu ! Et aussi des bagouses ! Ah ! si j'aurais vécu à cette époque, t'aurais vu ce boulot, San-A ! La Maison Chochotte, j'allais te la remettre dans le droit chemin ! Enfin, brèfle, passons. Tu disais donc ? Je désigne les trois Henri III confuses, et les deux Catherine de Médicis hostiles. — Les personnages que voilà vous donnent sans le vouloir une notion valable de l'importance qu'eurent les vrais. Ils constituent une mesure de célébrité. Parmi l'honorable société qui a rivalisé d'imagination : pas un Henri II, pas un François II, pas un Charles IX, mais deux Catherine de Médicis, trois Henri III (dont un avec bilboquet) et j'ai déjà dénombré, discrètement, huit Napoléon, cinq Louis XIV et une demi-douzaine de Marie-Antoinette. L'Histoire a jugé. Le temps a situé à jamais les héros qui l'ont constituée. Ce n'est pas sur l'instant qu'on peut réaliser les véritables dimensions des rois, des généraux ou des présidents ; lorsqu'on est au pied de la montagne, il est impossible d'avoir conscience de sa hauteur, pour cela il faut du recul. Ainsi, la gloire de notre empereur Charles XI n'est pas mesurable présentement. Certes il est grand, mais ses mensurations réelles, ce sont nos petits-enfants qui les connaîtront. Lorsqu'ils se rendront, dans quarante ou cinquante ans, à une soirée comme celle-ci, il conviendra de compter ceux qui se déguiseront en Charles XI pour savoir exactement ce que ce bon monarque aura été. Le vrai bilan, ils le feront inconsciemment, en choisissant de lui ressembler, fût-ce pour s'amuser un soir. Car la gloire d'un homme, mieux que les historiens, c'est le musée Grévin qui en rend compte ! On m'applaudit. Quelqu'un m'assure que je devrais faire de la politique, vu que je sais causer aux foules. J'ai du mordant. Les harangues terribles, dirait Breffort. Une nana travestie en Manon me réclame un autographe et, pendant que je le lui signe, me demande si je ne pourrais pas lui accorder un entretien privé demain. Je lui réponds que c'est à envisager. Puis, comme l'auditoire fervent continue d'attendre et d'espérer des mots de moi, comme en particulier l'Avantageux qui me roule des gobilles suppliantes, je reprends. — Donc François I suit dans la tombe son compère Henri VIII. Après le Drap d'or de la foirinette, le drap blanc du suaire. Son fiston Henri lui succède et prend le titre d'Henri II. Je le plains rétrospectivement. Ça ne doit pas être commode de succéder à François I . Avant toute chose, il y a un écueil à éviter : ne pas essayer de ressembler à papa. Henri II qui est un timoré tombe dans le piège et poursuit dare-dare la politique paternelle. Quand on est le fils de Lucien Guitry, on n'a qu'une ressource : devenir Sacha Guitry. Henri II, lui, oublie de devenir Henri II. Il a passé à côté de son règne et c'est pourquoi, pas un seul d'entre vous n'a, ce soir, eu envie de devenir Henri II. Tout ce qui en reste de ce roi, c'est un vilain style de buffet. Et pourtant Henri II, lui, n'avait rien dans le buffet, si je puis me permettre ce mot approximatif… Je claque des doigts en direction du buffet. Douze loufiats gantés de blanc et qui boivent mes paroles en croquant des amandes salées s'empressent. Je vide une coupe de champ' et je continue. — Au début, ça ne se passe pas trop mal pour Riton. Il continue la lutte contre Charles Quint puis contre Philippe II, le fils de celui-ci, et remporte la victoire. Le traité de Cateau-Cambrésis nous vaut les trois évêchés qui sont présents à toutes les mémoires : Metz, Toul et Verdun. — Pour ce qui est de Verdun, grommelle le Gros, y aurait peut-être mieux valu pas la récupérer, on aurait pas eu tant de gars bousillés en 14–18 pour la conserver ! J'opine pour lui être agréable. — Par contre, par ce même traité, nous abandonnons toute prétention sur l'Italie. — C't'aussi bien, tranche le Gros. Si l'Italie aurait été française, où est-ce qu'on serait allé en vacances ? — L'armée française se permet en outre de filer une rouste aux Anglais et de reprendre Calais ! — Eh ben, explose Béru, où que t'as vu que c'était une patate, l'Henri II ? Son vieux avait pas fait mieux ! — Il a été patate sur le plan des guerres de religion, Gros ! Le dadais boutonneux qui nous avait luthiné avec Luther pousse un très joli bêlement. — Repos ! lui lance le Gros qui, visiblement, ne peut pas l'encadrer. — Une partie de la France s'était convertie au protestantisme, rappelé-je. Sous l'impulsion de Calvin, la religion nouvelle s'était développée chez nous. De grandes familles comme les Condé s'étaient faites les champions de la Réforme. Aussi le pays fut-il terriblement divisé. « Henri II avait la prestance et l'élégance de son vieux, mais il n'en possédait ni le panache ni l'intelligence. C'était un type austère qui se laissait mener par le bout du nez. Sa femme Catherine de Médicis et surtout sa maîtresse, Diane de Poitiers, eurent une grande influence sur lui. « Il avait connu Diane tout môme et il était tombé amoureux d'elle. Elle avait vingt piges de plus que lui. Mais, chose extraordinaire à une époque où les femmes de trente-cinq berges étaient considérées comme des vieillardes, à quarante, Diane jouait encore les Dianes au bain. Les ans n'avaient pas prise sur sa beauté. Elle fut la favorite du roi pendant toute la vie de ce dernier. » — Et ta Catherine, elle acceptait ? s'étonne Berthe. Moi, à sa place, j'aurais mis le holà ! — Quand on est issue des milieux financiers de Florence et qu'on épouse le roi de France, ma brave B.B., on s'accroche aux draps du lit royal ! Catherine a fait le poing dans son escarcelle en attendant son heure. — Et elle a sonné, son heure ? demande timidement Anne. — Elle a sonné quand on a sonné la dernière heure de son Jules. Car, ce qu'il y a de plus pittoresque dans la vie de Henri II, c'est sa mort. Si vous en avez le goût, le temps et l'occasion, feuilletez des manuels scolaires ou voire même le dictionnaire. On vous résume en quelques lignes le règne de Henri II. On vous dit qu'il était le fils de François I et qu'il est mort dans un tournoi ! — Ah ! c'est lui, font en chœur une vingtaine de voix. — Vous voyez ! dis-je. Vous saviez qu'un roi était mort dans un tournoi et vous ignoriez son blase. On sait aussi qu'un roi est devenu fou, mais pas moyen de mettre un nom dessus. Ces pauvres bougres étaient promis à l'oubli. — Qu'est-ce c'était un sournois ? n'a pas honte de demander Béru. — Pas un sournois : un tournoi, Gros, avec « T », comme tarte ! Tu as bien vu des gravures, que diable ! Les chevaliers en armure, se chargeant à cheval dans un champ clos, la lance en avant. — Oh ! oui, je mords le circus : une espèce de corrida sans taureau, quoi ! Sa définition lui vaut des sourires dont il n'a cure. — Voilà ! approuvé-je. C'était le gros passe-temps des seigneurs à l'époque. Henri II en raffolait. Il rompait souvent des lances pour les beaux yeux de sa Diane. — Ça devait être une belle bête, admet Sa Majesté. Nous, on a eu une chienne qui s'appelait Diane ; pour le garenne elle craignait personne. Une vraie Diane chasseresse ! c'était une espagnole-bretonne. — Merci du renseignement, dis-je sèchement, agacé par ces interruptions continuelles, je le verse au dossier. — Fais pas ta sucrée ! proteste Béru, je disais pour causer. Il prend la Comtesse de Scatolovitch à témoin. — Vous parlez d'un apôtre ! fait-il en me désignant. Ah ! ma pauvre Mémé, si vous sauriez comment il est mélomane dans son genre. L'honorable daronne m'invite à poursuivre et je m'exécute. — Henri II, qui voulait affermir la paix avec l'Espagne venait d'accorder la main de sa fille Elisabeth au fils de Charles Quint. Tout au long de l'histoire on se rend compte que les filles de roi ont servi de monnaie d'échange. Leur virginité scellait des traités. Quand on s'était bien entre-tué et qu'on voulait reprendre souffle, on mariait les enfants pour se donner un prétexte de se faire la grosse bibise fraternelle. Donc, Henri II virgule sa fillette à Philippe également II. Pour fêter l'événement, il a organisé de grandes réjouissances. Or, qui disait réjouissances disait tournois. — Dans ces cas-là, le roi passait en fin de première partie ou en vedette ? demande Bérurier. — En vedette, bien entendu. — Et les autres pommes devaient se laisser culbuter exprès, non ? Moi quand je jouais aux dominos avec grand-père, il me filait une avoinée lorsque je gagnais. Alors, à la fin, je faisais exprès de paumer ! C'est humain, non ? — En ce temps-là, Gros, on avait le sens de l'honneur plus développé. Quand un seigneur combattait pour les yeux de sa dame, il mettait le paquet, roi ou pas ! — Tout dans le muscle et rien dans la lanterne, soupire le Talleyrand du pauvre. La diplomatie, ça ne les étouffait pas, tes armuriers. Moi j'eusse z'été seigneur, je me laissais étaler recta et ensuite je me faisais voter une pension d'invalidité permanente par le roi. Comment t'est-ce qu'il eusse pu me la refuser du moment que c'est lui-même qui m'aurait déboité l'humeur russe ou le père Ronnet. Les copains se tapent sur les jambons ! On n'a jamais fait mieux que mon Béru pour détendre l'atmosphère. — La mentalité n'était pas la même, coupé-je. Toujours est-il que le roi a combattu plusieurs seigneurs sous les couleurs de sa chère vieille Diane. — Elle avait toujours vingt ans de plus que lui, à ce moment-là ? demande étourdiment B.B. — Toujours, ma doulce amie. Elle approchait de la soixantaine et Henri la désirait toujours autant. Sourire rassuré de Dame Berthe qui se voit encore de belles années sur le balcon. — Pour moi, assure le Mastar, elle avait des trucs. Sauf le respect que je dois à Madame la Comtesse, la mère Poitiers devait le bourrer de cantharide, ce pauvre Riquet. Ou alors elle connaissait des recettes inédites, style le blaireau-vadrouilleur ou le double « v » à ressort. II se tait, mais son visage reste alourdi par des arrière-pensées saugrenues. — Bon, alors, le sournois ? — Henri II a voulu rompre une lance avec un seigneur anglais qui s'appelait Montgomery. — Le maréchal ? — Non, un de ses ancêtres, le chef de la garde écossaise du Roi. Le choc a été si violent que la lance de Montgomery s'est rompue, soulevant le heaume du casque royal et s'enfonçant dans l'œil du roi. Un frisson secoue mon auditoire. — Ça devait le gêner pour regarder par les trous de serrure, déplore le Majestueux. — Henri II est resté debout sur son cheval et il a murmuré « Je suis mort ». — Y se croyait à l'Opéra. L'opéra ça finit toujours par un mec qui brame pendant une plombe qu'il est clamsé. — Seulement, lui, il ne s'est pas relevé pour saluer. On l'a transporté dans sa chambre et on a mandé son toubib : Ambroise Paré. — Il se mouchait pas du coude, admire le Gros. Avoir comme médecin un mec dont auquel on donne son blaze à des rues, c'est flatteur. — C'est flatteur, mais pas efficace pour autant, Gros. Ambroise Paré est surtout célèbre pour avoir servi de modèle à des peintres. A part ça, il aurait inventé la ligature des artères à ce qu'on raconte ; moi je veux bien, mais ce que je constate, c'est qu'il n'a pas eu de fion avec sa clientèle. Comme vous allez le voir, ses illustres malades n'ont jamais fait de vieux os. En ce qui concerne le brave Henri II, Ambroise Paré n'est pas parvenu à le sortir de ce mauvais pas. Les moyens dont disposait la chirurgie étaient nettement insuffisants alors. « Après dix jours d'agonie, il est mort. Ç'a été le coup de pistolet du starter pour Catherine de Médicis. Cette digne veuve qui avait été reléguée au second plan, bafouée, humiliée, cocufiée, a pris les choses en main. Quand je dis les choses, c'est du royaume qu'il s'agit. » — Tu parles qu'elle devait avoir une fameuse envie de se mettre à jour, gouaille le Monstrueux. J'ai idée que la Diane de Poitiers ne l'a pas eue chouette ! — Et comment ! Catherine l'a fait chasser de la cour. — Pour une Diane, être chassée, c't'un comble, se marre l'incorrigible. Et qu'est-ce qu'elle a fait ? Elle est rentrée à l'Hospice, vu son âge ! Vioque comme elle était avec plus de roi salingue pour lui filer sa jouvence elle avait droit à Pont-aux-Dames, facile ! Avec retraite anticipée… — Elle s'est réfugiée au château d'Anet où elle a terminé ses jours dans le souvenir et le recueillement. Un sanglot. C'est Berthy, toujours bonne cliente pour les affaires de cœur. Elle vit le drame de Diane de Poitiers, la Baleine. Se payer un roi alors qu'on frise la soixantaine et le voir disparaître aussi sottement, c'est triste. Voilà une dame qui faisait illusion malgré son carat. On l'adulait, on la vénérait. Et puis du jour au lendemain elle s'est retrouvée sur le pavé de sa Cour d'Honneur à Anet, en pleine cambrousse ! Vieille en un instant, qu'elle est devenue, Diane de Poitiers. Le coup de lance meurtrier, ç'a été pour elle un coup de baguette maléfique. La fin de son règne et de sa beauté. Depuis la « Porteuse de Bred » et le « Maître de Forges » elle n'a jamais rien connu de plus triste, Berthe. Faut qu'on la remonte à coups de Veuve Cliquot. Du coup, ma Comtesse Scatolovith est navrée de bas en haut. Sa soirée délirante, elle veut pas la voir tourner au vinaigre. Alors, de sa voix montée sur roulement à billes, elle me supplie de continuer. Tout le monde se joint à elle. Comprenant que la soirée fait roue libre, les musicos remballent leurs fanfares et s'approchent pour profiter aussi du grand savoir San-Antoniesque. Je fais recette, les gars ! Vous parlez d'une affluence. Si j'avais su, j'aurais installé un tourniquet à l'entrée du salon. A dix balles par tête de lard, j'assurais mon avenir ! — Au moment de sa mort, Henri II avait quatre fils vivants. Trois devaient régner. Les écoliers ont associé ces quatre monarques dans un alexandrin fameux. Je déclame en chantonnant. — Henri deux, François deux, Charles neuf, Henri trois ! Vous pouvez vérifier, les douze pieds y sont. Et si l'on était scrupuleux, on pourrait même dire qu'il en a quinze car, dans le lot, trois de ces rois ont été de vrais pieds dans leur genre. Au décès prématuré d'Henri II, l'aîné de ses chiares, François, n'a que quinze ans. Les peintres de l'époque nous ont laissé de lui l'image d'un gamin joufflu aux yeux aussi expressifs que ceux d'un gardien de la paix. Il porte sur la tête une sorte de coiffure bizarre qui ressemble à un entremets. Signe particulier : il avait épousé Marie-Stuart. — Alors l'entremets que tu causes, c'était une omelette, rigole le Facétieux. On sourit poliment à cette finesse. Je poursuis. — François II était de constitution fragile. Comme ses aïeux, il aimait l'amour et la chasse. Il ne devait pas s'en remettre. Courir le cerf et faire vibrer Marie-Stuart étaient deux exercices violents nécessitant une belle santé. François qui ne l'avait pas en est mort avec un maximum de célébrité et de discrétion. Il n'a régné qu'un an de 1559 à 1560. Il aurait pu faire au moins un enfant pendant cette année-là, mais non. Le temps qu'on imprime ses nouvelles cartes de visite, il était mort. La petite Marie qui ne s'entendait pas avec sa belledoche est repartie pour son Écosse natale où elle devait se faire décapiter quelque vingt-cinq ans plus tard. — Et d'un, brame le Bourru. — Oui, renchéris-je en caressant tendrement la hanche de ma chère petite Anne. Et d'un ! Lorsque son aîné se fait la valoche, son frangin Charly annonce ses couleurs. On l'appelle Charles IX. Mais il a dix ans et c'est Maman Catherine qui est régente. Une drôle de femme, cette Catherine. Dans les bouquins, on la représente vêtue de noir, un peu bouffie, avec l'œil vif. Elle ressemblait, en moins bien, à Pauline Carton. Ç'a été un personnage ! D'origines plutôt humbles pour une reine, le teint bistre, la séduction absente, elle n'était au départ destinée qu'à pondre des petits princes et elle s'est bien acquittée de cette tâche. — Tu trouves ! ricane Béru, tes petits princes, à ce que tu racontes, ils devaient avoir la myxomatose pour se dessouder en chapelet ! — Bref ! poursuis-je. Elle semblait faite pour diriger la France, cette petite Italienne, à peu près comme Bérurier ici présent, pour être préfet de police ! Le Gros fulmine, remonté par les rires du public : — T'as le comparatif qui roule sur la jante, San-A ! Colle moi-z'y seulement préfet de police et tu verras comment que je te la décongestionnerai la circulation ! Primo, je supprime aux bagnoles l'autorisation de rouler dans Paris. Seules y auraient droit ma chignole à moi et celle de mes potes auxquels je ferais un mot de permission. Deuxio, à l'estérieur, on ferait un tirage au sort des plaques minéralogiques, comme pour la Loterie Nationale. Je m'esplique. Le gros lot aurait le droit de rouler toute la semaine, d'un tirage à l'autre. Et les autres une journée ou une heure suivant l'importance du lot. Et ceux qui se finiraient par un seul chiffre gagnant auraient juste la permission d'aller faire de l'essence. Ça me donnerait le temps d'aménager des routes et des parkinges, comprenez-vous ? Dans Pantruche même, c'est pas les endroits qui manquent, mais on n'ose pas. Supposez que l'État rachète les Galeries Lafayette, le Printemps, la Samaritaine, Notre-Dame de Paris, le Grand-Palais, la Chambre des Députés et le Sénat (surtout eux qui ne servent plus à rien), le Louvre et les jardins de l'Elysée… Vous me suivez ? On transforme le tout en garages, ça permet de caser combien de voitures, dites voir un peu un chiffre ? Des dizaines de milliers ! Bon. Après cette première tranche de travaux, je supprime la navigation sur la Seine. Et que fais-je ! Vous voulez le savoir ? Nous voulons. Alors il expose : — La Seine, je fais creuser un canal qui irait de Charenton à Asnières pour me débarrasser de sa flotte. Et dans son lit je fais une route qui traverserait Paname d'Est en Ouest ! Large, bordée d'arbres, ce serait l'idéal. Bon, je désinfecte ensuite la ligne de métro Porte de Clignancourt-Porte d'Orléans et je la transforme en tunnel routier. Il veut nous expliquer sa troisième tranche de projets, mais j'intercepte la communication. — Catherine de Médicis avait la même façon excessive de régler les gros problèmes puisque, pour régler les différends religieux, elle a fait massacrer les protestants. — Ben, fallait bien en finir, objecte le Mahousse. Quelques réformés présents au bal protestent, mais Béru leur assure qu'il partagerait ce même point de vue si au lieu des huguenots elle avait bousillé les catholiques. Selon lui, ce qui importe avant tout, c'est l'ordre. Pour l'assurer, tous les coups bas sont permis. — Au début de sa régence, exposé-je, la mère Médicis était pleine de bonnes intentions. Elle avait pour la seconder fait appel à Michel de l'Hospital, un homme équilibré et tolérant. Mais deux grandes familles divisaient le pays : les Guise, catholiques exacerbés, et les Bourbon-Vendôme, protestants ardents. Les uns et les autres versaient de l'huile sur le feu. Ce qui explique les embrasements répétés dont notre pauvre pays souffrait. Ça a dû la doper, Catherine. A la fin elle a perdu les pédales… — Avec un fils comme Henri III, fait le Gros, elle avait pas de mal à les retrouver ! Chacun renchérit, sauf nos Henri III de service qui n'osent plus ramener leurs fraises depuis le dernier éclat du Monstrueux. — C'est elle, enchaîné-je, qui a monté le bourrichon à son fils Charles IX, pour qu'il appuie sur le bouton de la Saint-Barthélemy. Quand on se met à deux pour commettre une saloperie elle paraît plus légère, du moins sur le moment. Charles IX a dit banco. Le massacre a donc démarré. On s'est d'abord payé l'amiral de Coligny, l'un des chefs huguenots. Puis une frénésie de meurtre s'est emparée des soldats et du peuple de Paris tout entier. Ce genre de fiesta c'est comme le twist : c'est communicatif. Rien qui chavire plus que l'odeur du sang. Au matin on dénombrait deux mille morts ! — Mazette, c'était un petit Hiroshima dans le genre, apprécie Bérurier. Tu parles d'une catacombe ! — Mais le massacre a fait une deux mille unième victime. — Qui ça ? — Le roi. Le remords l'a miné, ce pauvre Chariot. Il a essayé de s'étourdir en faisant la java, seulement quand ta conscience n'a pas la blancheur Persil la santé s'en ressent. Deux mille morts à ton palmarès, ça te fait plier les cannes, Gros. Le roi a traînassé quelques années puis il a rejoint son frelot au pays où les couronnes se déguisent en auréoles. — Tu me fais rigoler avec le remords, fait le Gros qui, précisément, ne rigole pas. Dans c'te famille les joints de culasse résistaient pas, voilà tout ! C'était le docteur Paré qui le soignait aussi, Charles IX ? — De même qu'il avait soigné son père et son frère ! Le Gros secoue sa belle tête d'intellectuel surmené. — A ce compte-là ils auraient mieux fait de consulter le guérisseur. La fiente-de-pigeon-à-la-toile-d'araignée, ça vaut peut-être pas les antibiotiques, mais c'est préférable à des coups de bistouri mal placés. Nous opérons une pause-champagne. Les jeunes commentent les faits historiques qui viennent de leur être rappelés. Le boutonneux qui me réserve un chien de sa chienne essaie de me brûler la fin des Valois en discourant sur Henri III, mais personne ne l'écoute. Faut que ça soit moi qui dise, sinon, ça perd son charme. La même chanson virgulée par Aznavour ou par votre concierge ça fait deux trucs différents, non ? Surtout si votre concierge a une jolie voix, et pourtant c'est la même chanson ! Un vieil Henri IV mité vient me demander discrètement s'il a le temps d'aller aux ouatères avant que ça soit son tour. Je fais une rapide estimation. Henri III mérite qu'on s'étende sur lui, si j'ose dire. Car il a bien marqué son règne le cher mignon. — Allez, fais-je gravement, mais ne vous éternisez pas, et si vous rencontrez Ravaillac en route, faites semblant de ne pas le reconnaître ! Quelques minutes plus tard, le groupe se reforme comme un essaim d'abeilles sur une branche d'arbre. La comtesse Scatolovitch elle-même établit la comparaison. Elle ajoute de cette belle voix chantante et rocailleuse tout à la fois : — Et trrrrrès cherrrr hami, c'est vous qui êtes la reine de l'essaim. Ça fait tordre Béru, cette comparaison. — Dites, Mèmère, l'interpelle-t-il, c'est pas parce qu'il va nous causer d'Henri III qu'il faut traiter le commissaire de reine. Parce qu'alors, lui, d'ici qu'il ait viré sa cuti de ce côté-là y aura du beaujolais qui défilera à la halle aux vins. Le petit entracte a permis à tout un chacun, et même aux autres, de recharger ses accus (ou de les décharger suivant les petits besoins de la cause). Aussi sont-ce des visages rayonnants et apaisés qui se tournent vers le soleil[33 - Ne jamais laisser passer une comparaison conventionnelle, même si votre modestie doit en souffrir. Quand on fait dans le pompier (comme dirait une péripatéticienne de mes relations) le lecteur se sent « comme chez soi ».]. — Or donc, dis-je, ce triste et faiblard Charles IX décède après un règne furtif qui n'aura laissé dans l'histoire que le sombre souvenir d'un massacre qui lui fut escroqué par sa mère. Ses ultimes paroles sont des mots de regret. Au moment de raccrocher la couronne de France au porte-manteau, il est hanté par les victimes de la Saint-Barthélemy. Et pourtant, il continue de vénérer sa mother. Il dit « Ma mère » en mourant. Cette vieille houri de Catherine, vous le pensez, n'hésite pas à exploiter ça pour se recogner la Régence une fois encore. — C'était une gonzesse dans le genre de Blanche de Castagnette, fait observer le Gros. La gérante intérimaire qui fait des extras pour un oui ou pour un non et qui se goinfre. — Exactement, approuvé-je. — Cette tarderie, continue mon camarade, elle n'aurait pas été reine mère, elle faisait fortune dans la vente des tableaux, je parie, italienne comme elle était ! — Possible, Gros. — En pleine Renaissance, fait l'Énergumène dont l'éducation marche à pas de géant, c'est sûrement le job idéal, une galerie de peinture. Quand t'avais Saint-Raphaël, le Titan, Fra-Diavolo, Léonard de Vincennes, etc., à brader, c'était du gâteau de faire renter l'artiche. Tu cloquais les toiles de peintures de ces messieurs aux rois et aux papes sans te faire de mousse. C'est de la clientèle huppée, et qui lésine pas sur le prix vu que c'est le contribuable qui douille ! De nos jours, c'est sûrement plus duraille, quoi qu'on en dise. D'abord t'es obligé de dénicher des peintres et de faire croire au public qu'ils sont génitifs. Et puis faut se défendre contre les copieurs. Picasso, c'est pas dur à reproduire, mais essaie de te refarcir la Joconde pour voir ! Tu peux user ta boîte d'aquarelle, Mec, et te dévitaminer le système nerveux avant d'obtenir un résultat ! Cette fois on l'applaudit carrément. Il le mérite ! Rendons hommage sans restriction à l'intelligence et au bon sens béruréens. Il déguste les acclamations et d'un geste seigneurial me fait signe de poursuivre. — Catherine de Médicis avait un faible pour son fils Henri. Elle l'appelait « Mes yeux » ! Comme au départ, vu son ordre chronologique dans la famille, il n'était pas destiné à devenir roi de France, elle avait intrigué pour le faire élire roi de Pologne, le trône étant vacant ; un petit lot de consolation, quoi ! Quand un acteur ne fait plus rien à Paris, il va tourner des films à Rome. — Une maman-gâteau, en somme ! résume Béru. Note bien que la Pologne, faut se la farcir, surtout l'hiver. — En tout cas, il était roi, et c'est ce que la vieille Médicis souhaitait. Henri, ça ne l'emballait pas outre mesure car il était follement amoureux de Marie de Clèves, princesse de Condé et l'idée de la quitter… — Stop ! fait le Mahousse. Faut éclairer not' lanterne, Gars. Henri III, tout le monde le sait et toi-même t'en causais y a pas un instant, était de la jaquette flottante. Et voilà que tu prétends qu'il aimait une princesse ! Dis : elle avait des moustaches, la princesse, pour justifier ! Je calme l'ardeur de mon ami. — Le propre de l'homme, c'est de devenir ce qu'il est en puissance, philosophe-je. Henri III, au départ, semblait avoir des mœurs orthodoxes. Il aimait les femmes et se comportait au plumard comme un vrai bonhomme. La preuve en était qu'il adorait la princesse Marie. Il a eu le cœur déchiré lorsqu'il est allé régner sur les Polaks. Mais sa bonne étoile veillait. A peine installé, voilà qu'un courrier de Madame sa Dabuche lui annonce que le frère Chariot est mort et qu'il est devenu roi de France en jouant au bilboquet à Cracovie. Jamais faire-part de deuil n'a causé plus de joie à quelqu'un. Il s'est mis à gambader dans son palais de glaces en clamant : « Mon grand frère est mort, mon grand frère est mort. » Les Polaks ont pris peur. C'était le manque de bol, avouez ! Ils venaient de se faire débloquer un monarque et déjà ce dernier rentrait chez sa mère ! Henri III a été obligé de s'enfuir de Pologne à la sauvette, sinon ils l'auraient gardé de force, boulonné à son trône. — C'eût z'été de la couennerie, affirme Bérurier. Quand t'as plus envie de rester sur le trône, t'as plus envie, voilà tout ! — Il est donc revenu en France à brides abattues. Sa Maman est allée l'attendre à Bourgoin (Isère), petite ville renommée pour la qualité de ses brioches et qui s'est couverte de gloire en donnant le jour à mon illustre confrère Frédéric Dard. Effusions, mimis mouillés, fanfares, Te Deum, banquets, feux d'artifice ! Ça commençait bien. Mais voilà-t-il pas que quelques jours plus tard, alors que ce brave Henri III se promettait des retrouvailles à ta cosaque (revenant de Pologne il était conditionné) avec sa Marie, il apprend que la pauvre dame est morte en couches à la fleur de l'âge. — C'est pas possible, sanglote Berthy. Les demoiselles reniflent éperdument. Il y a de l'émotion plein le salon. La petite flûte de l'orchestre se mouche avec un bruit de saxo ténor. — Et alors ? questionne froidement Béru que les bandes dessinées de France-Soir ont endurci sur le plan amours déçues. — Le pauvre Riri s'est effondré. On a craint que sa raison ne chavire. La mère Médicis n'en menait pas large. Et un qui se frottait déjà les paluches, c'était le duc d'Alençon, le jeune frère du roi ! Il se voyait déjà roi de France itou, contre toute attente. Son rêve ! Il commençait à se dire, le pauvre, en voyant tous ses aînés défiler sur le trône les uns après les autres, comme des anciens combattants sur celui du restaurant où ils célèbrent leur banquet annuel, que son tour à lui allait fatalement arriver, que c'était mathématique. Il en voulait, de la couronne. Y'avait pas de raison qu'il reste en rideau sur la voie de garage, sans sceptre et sans numéro ! Au besoin il était prêt à aider la providence réticente. Un petit coup d'arsenic dans le potage du frangin, ça n'engage à rien ! La neurasthénie d'Henri ça lui semblait de bon augure à d'Alençon (qui d'ailleurs avait pris le titre de duc d'Anjou depuis l'avènement de son dernier frère). Il jouait Carambolage avant la lettre. Faut avouer qu'il y avait de l'espoir. Notre Henri faisait de l'eau de toutes parts. Au lieu de gouverner l'État, il brodait des napperons, ce pauvre trognon. Le point d'Alençon, justement c'est son fort, un comble, non, ou un présage ! Catherine de Médicis, qui ne s'était jamais payé la moindre layette malgré sa tripotée de lardons, n'en revenait pas. Elle a réagi vilain et a obligé son petit chouchou à se marier, se disant que ce serait bon pour ce qu'il avait, une épouse. — Il a marida le capitaine de la garde ! plaisante aimablement le Gros. — Pas du tout, il s'est farci Louise de Vaudémont, une belle Lorraine dont il avait subi le charme avant son stage en Pologne. Mais la chère petite n'a pas su le garder dans le droit chemin. Aussitôt marié, Henri s'est lancé dans la noire débauche avec ses Mignons. Ç'a été tout de suite des orgies crapuleuses et le style fraise, boucles d'oreilles, bilboquet. Bref, c'est donc à partir de son mariage, qu'Henri III est devenu reine de France ! Les trois Henri III de la soirée se font toutes petites dans leur coin, effarouchées, les chères biquettes, par l'attention goguenarde dont, elles sont brusquement l'objet. La plus futée remise son bilboquet dans son falzar où il doit se sentir bien seul, le pauvre. — Et quoi t'est-ce qu'il s'embourbait, Riton ? demande l'Hénorme, y avait du cheptel correspondant à ses vices à la Cour ? Béru ne me laisse pas le temps de répondre et continue sur sa lancée baveuse : — C'est vrai qu'un roi a tous les droits. Les larbins et les seigneurs s'exerçaient sûrement mine de rien dans leurs appartements afin d'être parés pour si des fois le Roi leur donnait leur chance. Au lieu de travailler leur deltoïdes, le matin, au lever, ils devaient s'exercer au bilboquet maison ! — Béru ! sermonné-je, tu t'exprimes devant des jeunes filles. Mais il secoue sa noble tête fourmillante d'idées neuves. — Je pense à toutes ces jolies duchesses qui faisaient ballon. On a dû enregistrer une chute verticale des naissances à cette période-là, non ? Y avait plus que les manœuvres qui faisaient encore l'amour comme leurs papas ; tous les autres se mettaient au diapason, c'est recta. Il rigole : — Qu'est-ce que je dis « recta » ; c'est recto qu'il faut employer ! Faisait pas bon être page au château ! Des pages, il en a tourné quelques-uns, ce sagouin ! — Catherine de Médicis se faisait un sang d'encre, reprends-je. Surtout que son plus jeune fils venait de mourir et qu'Henri III n'avait pas de descendant. — Attends, attends ! clame le Mastodonte, tu dis que son plus jeune chiare venait de canner, c'est du duc d'Alençon que tu causes ? — Oui, monsieur. — Alors lui aussi il était construit en pâte de verre ? Quand je te disais qu'ils avaient chopé la myxomatose dans cette famille ! Leur Henri II de père devait avoir des charançons dans les valseuses, probable. Ou alors c'est la vieille Catherine qu'avait importé un virus napolitain. Sur le lot, si je récapitule, y avait tout juste l'Henri III qui possédait la santé, comme quoi le turlututu ça conserve son homme ! — Son homme est une expression impropre pour parler de lui, puisqu'il n'était pas fichu de procréer. — Rigole pas, San-A. Qu'est-ce que tu veux qu'il procréasse, ton Charpini monarchique ? C'est pas avec l'adjudant de gendarmerie du coin que tu risques de remporter la prime au plus beau bébé de France. Faut de la main-d'œuvre féminine. La Louise, comment qu'elle s'arrangeait ? Elle se faisait reluire au Lion Noir ou bien elle se lançait dans le gigot à l'ail ? — Elle se résignait, Gros. — C'est pas un métier, affirme Bérurier-le-docte. Non c'est pas un métier, la résignation. Et ensuite, ta pédale royale, qu'est-ce qu'elle a fabriqué ? — Pendant qu'il faisait ses galipettes, la France était déchirée entre catholiques et protestants. Le duc de Guise d'un côté, le roi de Navarre de l'autre ; ah ! ça ferraillait ferme, les épées n'avaient pas le temps de rouiller. Bien qu'il fut catholique, Henri III préférait encore Henri de Navarre à Henri de Guise. Le Roi de Navarre était un mec sympa, sincère. Un loyal ! D'ailleurs nous allons bientôt parler de lui. Tandis que le duc de Guise, lui, rêvait de se mettre à son compte et de coiffer la couronne. Il avait des circonstances atténuantes. Lorsqu'on se chicorne pour un roi qui fait du point de croix et dort avec les messieurs de sa suite, on doit éprouver l'envie de prendre sa place. Mais Henri III ayant été mis au parfum du complot prit les devants et fit assassiner Guise à Blois. Une aubaine pour les historiens et les metteurs en scène de télévision ! Ce meurtre est un des points culminants de l'Histoire, plus par son intensité dramatique que par ses conséquences. L'antichambre de Blois avec les hommes d'armes embusqués derrière les tentures ! Le duc lardé de coups d'épée, le roi surgissant une fois le forfait accompli et murmurant « Qu'il est grand », ça fait partie du folklore français, ça aussi. Ça se vend bien. On en redemande, à Épinal et sur les antennes, au cinoche, et dans les librairies. Par exemple il y a un détail qu'on oublie de mentionner dans l'euphorie : c'est le second assassinat du lendemain, celui du cardinal de Guise, frère du précédent. Ah ! Henri III, quand il délaissait le canevas pour s'occuper du ménage, il n'avait pas besoin de se référer au télex-consommateur pour faire le marché ! Il te vous expédiait l'affaire en deux coups de rapières. Dans le fond, c'est à des déterminations de genre qu'on reconnaît les grands rois. Car contrairement aux apparences, il était de la race des grands souverains. Il avait l'envergure, la classe, la volonté d'un vrai monarque. — Seulement il faisait de la broderie au crochet, conclut brutalement Béru. Tout ce que tu voudras, San-A, mais c'est pas conciliable, le pouvoir et la flûte enchantée. — Au contraire. Le peuple a failli se révolter. Il en avait sa claque d'assister à toutes ces turpitudes pendant que lui se serrait la tringle. A Paname surtout ça chauffait, comme toujours. Le Parigot a le sang vif. Henri III qui se terrait dans les alcôves de Blois ne savait plus à quel saint se vouer. C'est alors qu'Henri de Navarre lui a proposé de s'unir pour pacifier le royaume. Heureux de l'aubaine, Henri III a accepté. Les deux beaux-frères, provisoirement réconciliés, ont marché sur la capitale. — Et ça a boumé ? questionne le Glouton. — Pas pour Henri III. A Saint-CIoud il a reçu un matin la visite de Jacques Clément, un moine qui avait un mot de recommandation dans la main gauche et un poignard dans la main droite. Pendant que le roi lisait sa lettre, Jacques Clément l'a poignardé. C'était un type un peu demeuré. Les ligueurs, anciens partisans des Guise, l'avaient dopé à mort, allant jusqu'à lui faire croire que, grâce à certains onguents dont on lui oignait le corps, il était invisible. Il avait la matière grise en cale sèche, Jacques Clément. Toujours est-il qu'il a poignardé le roi. Vlan ! En plein bide ! Et ce avec un misérable petit couteau format cure-dents, qui aurait fait rigoler un boy-scout. Henri III est resté jusqu'au bout pareil à elle-même. « Oh ! la méchante ! » s'est-il écrié. « Il m'a tué ! » Béru, bien entendu se met à ricaner. — Comme son dabe, alors ! Le père qui morfle un manche à balai dans le lampion crie qu'il est mort et le fils, avec une lame dans la boîte à ragoût, annonce qu'on le tue. Y avait de l'emphase à cette époque, Gars ! On partait en beauté en poussant le grand air du final. Cela dit, si la Bâloise-Vie avait assuré cette p… de famille, elle aurait pas fait de bénefs. Tu parles d'une épidémie, mon neveu ! Les pompes funèbres devaient pas dételer leurs corbillards ! Y en avait toujours un sous pression, heureusement que les bourrins pioncent debout ! Et il est mort de sa césarienne, la Rirette ? — Le lendemain. Mais auparavant il a désigné Henri de Navarre comme son successeur. C'était la fin des Valois, ces bons messieurs du seizième ! — Ils habitaient le Louvre ? s'inquiète Béru. — Ouï, c'était leur résidence principale, pourquoi ? — Eh ben, qu'est-ce que tu débloques, c'est pas dans le seizième, le Louvre ! — Je te parle du seizième siècle, Gros, pas du seizième arrondissement ! — Excuse-moi si je te demande pardon, plaide Bérurier ; on peut se tromper. Il réfléchit et fait la moue. — Pour nous résumer, dit-il, si qu'on expecte François I qui a encouragé les lettres et les lézards, ces Valois, ils valaient pas le coup de cidre ! Prenons le dernier, puisqu'on en cause ; qu'est-ce qu'il a fait de son règne ? Ballepeau ! Il a tué des gens comme les Guise qui seraient morts sans son aide un jour ou l'autre. Mais à part ça ? Comme je reste coi, le boutonneux débite à toute vibure de sa petite voix hargneuse : — Il a commencé le Pont-Neuf ! Il a rectifié le calendrier à la date du 10 décembre 1582 et il a fait construire le couvent des moines de Saint-Bernardin. Ça ne l'époustoufle pas, Béru. Mais alors pas du tout. — Écoute, mon pote, fait-il au Monsieur Champagne des Facultés, si c'est tout ce qu'il a annoncé sur son pedigree, Henri III, c'est pas la peine de nous péter une pendule. Parce qu'à ce compte-là, sous son règne à lui, Vincent Auriol a fait beaucoup mieux ! Lecture : ET CE FUT LA FÊTE DE L'ESTAFETTE BÉRUGUISE Une dame d'atours entra précipitamment dans les appartements de la reine mère. Catherine de Médicis qui décachetait à la vapeur le courrier de l'État avant qu'il fut remis au nouveau roi Henri releva la tête et fronça les sourcils. — Ma qué, ma fille, zé vous a déjà demandate plous dé modératione ! sermonna la Florentine. — Madame, balbutia la dame d'atours, il vient d'arriver un grand malheur. Catherine ôta ses besicles avec un calme qui fit l'admiration de l'arrivante. Depuis son installation à cette cour de France, Catherine avait eu tellement de « grands malheurs » qu'elle avait fini par en prendre l'habitude. Lorsque votre jeune époux vous cocufie aux yeux du monde entier avec une vieille bougresse, lorsqu'il meurt tragiquement en tournoi, lorsque vos enfants défunctent l'un derrière l'autre comme dégringole un jeu de quilles et qu'un soir de faiblesse vous avez déclenché le massacre de la Saint-Barthélemy, vous êtes cuirassée contre les coups durs. — Parlate ! enjoignit calmement la reine mère. Elle songeait amèrement que la période de tranquillité (ce véritable aspect du bonheur terrestre) qu'elle venait de traverser s'achevait. Il lui avait été doux de retrouver Henri, son préféré, alors qu'elle le croyait à jamais parti dans les froidures polonaises ; et plus doux encore de lui avoir confié cette couronne de France qui lui seyait mieux que l'autre. — Une estafette vient d'arriver à Lyon[34 - Ville où Henri III et sa maman séjournèrent lorsque le nouveau roi de France revint de Pologne.], dépêchée par Monseigneur le prince de Condé… — Oune staffetta ? répéta Catherine de Médicis. La dame d'atours tendit à la vieille femme un pli dûment cacheté… La reine mère le tourna et le retourna pour s'assurer que les sceaux n'avaient point été brisés. — Comment vous savez qué cesté ouna grande malhor ? grommela la reine mère. — Parce que le messager m'a annoncé l'affreuse nouvelle ! Madame la princesse de Condé est morte en couches, au 30 octobre passé. Catherine de Médicis éprouva une surprise assez vive. Non pas à cause de la mort de Marie de Clèves, princesse de Condé, mais à l'idée que son mari eut été capable de la rendre grosse. Puis, ce moment d'incrédulité surmonté, elle songea à son pauvre Henri qui adorait la défunte et qui allait avoir un gros chagrin à un moment où le pays pavoisait pour l'accueillir. Elle fit sauter les cachets de cire et parcourut le parchemin. La triste nouvelle y était bel et bien annoncée, en caractères pointus et tremblés. La Florentine soupira par trois fois et congédia la chambrière d'un geste sec. Demeurée seule avec le vilain message, elle se demanda comment apprendre ce malheur à son cher fils. Enfin elle prit le pli et gagna les appartements du roi en se disant qu'elle aviserait sur place. Henri III faisait une partie de « fignedé »[35 - Jeu très en vogue sous le règne d'Henri III.] avec une suivante de sa mère. Il sourit à Catherine lorsqu'elle entra dans sa chambre. — De quoi s'agit-il, chère mère ? demanda le roi en s'efforçant de celer son impatience. — Le courrier, mes yeux, fit laconiquement la Florentine en déposant le funeste message sur un meuble Renaissance des plus authentiques. Puis elle se retira sur la pointe des pieds, n'ayant pas le cœur d'assister à la douleur du pauvre garçon. Quelques heures plus tard, les gardes royaux qui montaient la faction devant la porte entendirent un petit cri escamoté suivi d'un bruit de chute. Ils se précipitèrent dans la chambre du Roy et trouvèrent ce dernier gisant, les bras en croix, sur le parquet avec le faire-part dans sa main crispée. * * * Le malheureux Henri III gémissait misérablement dans son lit à colonnes, tapant sur celles-ci lorsque le chagrin faisait place à la rage. Parfois, la peine se mue en colère. L'être accablé par le mauvais sort s'insurge contre lui. — Calmez-vous, mes yeux, suppliait Catherine en étanchant d'un fin mouchoir les larmes royales. Calmez-vous, de grâce[36 - Elle disait cela avec l'accent italien, mais étant donné la solennité de l'instant nous renonçons à l'exprimer.]. Un roi doit être fort et supporter le malheur la tête haute ! Le roi de France et de Pologne réunies hoqueta. — Comment la tiendrais-je droite, cette pauvre tête, maintenant qu'elle est pleine du plomb de mon désespoir[37 - C'est pas du Valéry, mais faut le faire !]. Ah ! maudit soit cet affreux Condé qui osa rendre enceinte ma bien-aimée. — C'était son épouse, objecta Médicis qui aimait s'appuyer sur la logique. Le cher Henri vitupéra après le prince de Condé, jurant de lui arracher l'arme du crime de ses propres mains. Comme il se montrait par trop grossier et qu'il hurlait à fêler les vitres, Catherine de Médicis gronda : — Pensez ce que vous voudrez de Condé, Sire, mais au moins dites-le avec des fleurs de lys ! Ce propos apaisa quelque peu Henri III. — Qui pourra me dire de quelle façon la pauvrette a rendu sa belle âme, Madame ma mère ? Cet affreux parchemin m'annonce sa mort mais se garde bien de fournir des détails… Ah ! C'est affreux ! C'est intolérable ! C'est… — J'y pense, trancha la Florentine, l'estafette qui a apporté le pli pourra peut-être vous renseigner. Elle ne doit pas encore avoir rebroussé chemin. Ayant dit, elle enjoignit à des laquais d'aller quérir le messager du prince. Ce dernier parut bientôt, les yeux bouffis de sommeil. Pendant que le roi pleurait, lui, essayait de récupérer. La mort de Marie de Clèves les avait épuisés l'un et l'autre sous des formes et à des titres différents. — Ton nom ? demanda rudement Henri III à travers ses sanglots. — Béruguise, Sire. Et l'estafette songeait, en voyant ce beau visage dévasté par le chagrin, que ce sire-là était un pauvre sire et même un très triste sire. Henri III considérait son interlocuteur avec un intérêt passionné. Béruguise était un jeune homme athlétique, aux traits réguliers et à la taille bien prise. Il avait le mollet cambré, le menton hardi et l'œil vif. Sa grande fatigue en creusant ses traits leur donnait un certain romantisme. En considérant ce visage doux et mâle, le roi éprouvait une émotion bizarre, dont il avait quelque mal à définir la cause. — Madame ma Mère, balbutia Henri en se tournant vers Catherine, cet homme me fait songer à quelqu'un et je ne parviens pas à trouver à qui… — Il est un fait, reconnut la reine mère, que sa physionomie évoque également quelque chose en moi. Je suppose que tu faisais partie du service de la princesse, mon garçon ! demanda-t-elle à l'estafette. — Oui, Madame. Je ne l'ai jamais quittée. Avant son mariage avec Monseigneur le Prince de Condé j'étais déjà au service de son honoré père… Un pleur perla au bord de sa paupière et ruissela sur ses joues poudrées par la poussière des grands chemins. En termes simples mais efficaces, il parla de la jeunesse de Marie, de ses rêveries dans le grand parc solitaire et pas toujours glacé du château… Il sut dire combien la belle jeune femme avait soupiré après le duc d'Anjou lorsqu'il était parti pour la trop lointaine Pologne et quelle joie la pauvre avait ressentie à l'idée de son retour. — Ah ! le bel ange ! s'exclamait Henri ! Ah ! l'infinie douceur ! Et ses larmes redoublaient tant et tant qu'à la fin Madame, mère du Roi, agacée par ce débordement lacrymal, quitta la pièce pour ne plus voir ça. De son côté, Béruguise songeait avec émotion qu'un roi capable de tant pleurer un amour mort ne pouvait que faire un grand roi, car il était bon et sensible. Tout à coup, Henri cessa de sangloter et se figea. Il avait le regard tragique. — Je sais ! déclara-t-il d'un ton de médium. Je sais… En serviteur déférent, Béruguise se garda de questionner son souverain. Les paroles des grands étaient chose mystérieuse dont il n'avait pas à connaître. Henri III tremblait de tout son corps. — C'est à elle, murmura-t-il, à elle qu'il ressemble. Dans sa candeur, Béruguise ne comprit pas que le « il » s'appliquait à lui. — Ta mère a servi chez les parents de Marie, n'est-il pas vrai ? — Oui, Sire, en qualité de lingère. Le roi était frappé par cette lumineuse découverte : l'estafette ressemblait comme… un frère à la chère disparue. Nul doute qu'il ne fût un bâtard du père Clèves qui avait toujours été prompt à la bagatelle. Dans l'abîme de désespoir où il était plongé, Henri crut voir sa chère Marie en personne. Il se précipita sur le brave Béruguise et le pressant dans ses bras, se mit à le couvrir de baisers passionnés en haletant : — Oh ! ma chère âme ! je te retrouve donc enfin ! Malgré son grand embarras, en sujet soumis, Béruguise n'osait repousser les élans du monarque. Il subit sans broncher ses baisers et ses caresses, se laissa entraîner jusqu'au lit à baldaquin (d'époque) et si ce qui suivit ne lui fut pas toujours agréable, il s'en consola en songeant que tout le monde n'avait pas le privilège d'être appelé « Ma petite femme adorée » par le roi de France. Ce qui, par contre, le surprit plus que tout le reste, ce fut le fait que le souverain l'appelât « Marie » au cours de ces transports en commun. Aussi, à la fin de la petite cérémonie, Béruguise s'enhardit-il à apporter une rectification qu'il jugeait souhaitable. — Mon prénom n'est pas Marie, mais Célestin, Sire, murmura-t-il. Henri III refoula l'objection. — Qu'importe ! fit-il. Pour moi, tu as pendant un instantété Marie, et c'est cela seul qui compte ! Il était pensif et venait de découvrir le chemin d'une félicité qu'il ignorait jusqu'à cet instant. Cette félicité apaisait sa peine et lui ouvrait la perspective d'un avenir possible. Il sourit à son initiateur involontaire. — Je t'interdis de retourner dans la maison du méchant Condé, ma petite fleur, fit-il à Béruguise. J'entends désormais te garder auprès de moi. — J'en serai ravi, Sire, fit la pauvre estafette en réprimant une grimace. Le roi lui flatta la croupe d'un geste tapoteur. — Et à partir de maintenant, je ne veux plus qu'on m'appelle Sire, mais « Sa Majesté », décréta Henri III en zozotant un peu, ça fait plus féminin ! — Comme Sa Majesté voudra, dit Béruguise. Et il sortit à reculons, ce qui était de la plus élémentaire prudence !      Extrait de « Les Grands moments des Grandes Reines » par le Marquis Kipran du Rhon. Dixième Leçon : HENRI IV — SES FEMMES — SA POULE AU POT ! Il est si tard (comme dirait Anton Karas, le compositeur de Café Mozart) que les pendules n'osent plus sonner. Je louche avec art et distinction sur le cadran de mon horloge individuelle et je m'aperçois que Baudelaire était dans le vrai lorsqu'il écrivait : « Il est plus tard que tu ne crois ». Je pique une plongée devant la comtesse Scatolovitch et je lui demande la permission de me retirer sur mes terres. — Déjà ! s'exclame la vieille petite souris pleine de jouvence, mais vous n'y pensez pas ! Vous l'aurez remarqué au passage, la phrase qu'elle vient de dire ne lui permet pas de rouler les « r » puisqu'elle n'en comporte aucun. L'assemblée se récrie. Un connard assure qu'il veut danser la danse du tapis, mais les jeunes filles qui sont plus portées sur l'Histoire de France que sur le Téhéran lorsque c'est le cher San-Antonio qui l'enseigne, envoient le malotru chez Plumeau (la première porte au fond du couloir) et me supplient de leur narrer encore Henri IV. J'objecte que nous en aurions pour trop longtemps car il y a énormément à dire sur ce roi. Mais le vieil Henri IV déplumé qui me demanda naguère la permission d'aller mettre sa vessie à jour crie à l'abus de confiance. Ne voulant pas passer pour un sauteur aux yeux de ce fossile, j'accepte de raconter le règne prépondérant de ce bon roi sans lequel le bouillon Kub n'aurait peut-être jamais existé. Un petit coup de périscope préalable sur le front des troupes pour vérifier leur état de fraîcheur. Berthe s'est rendormie et cette fois c'est du sans escale. Son bonhomme Michelin bat des stores, prêt à accompagner Madame dans son rêve à deux places. Ça m'étonnerait qu'il soit en état de suivre mon cours ; et ça me navre parce que, lorsqu'on a entrepris une œuvre d'une pareille envergure et d'aussi longue haleine, l'idée de devoir bisser les grands airs est affolante. Je me penche sur lui et je lui souffle dans l'oreille avec un telle compression que je pourrais déboucher ainsi l'évier le plus récalcitrant. Le Gros sursaute et s'enfouit l'auriculaire dans le cornet. Tout en l'agitant frénétiquement, Sa Majesté proteste contre ces voies de fait. — Attache ta ceinture, Gros ! déclaré-je, et cale-toi les ramasse-miettes avec des morceaux d'allumette, on arrive à Henri IV ! Le Joconde saisit le poignet (mousquetaire) d'un d'Artagnan proche pour consulter la montre d'icelui. Ce faisant, il tord et luxe le poignet de l'intéressé. Hurlement du quidam dont l'avant-bras ressemble maintenant à une branche cassée. — Quatre heures moins vingt ! remarque paisiblement le Gros sans s'émouvoir, c'est plus le moment de débloquer sur Henri IV, San-A. Je vas reprendre ma bonne femme sous mon bras et dire tchao à Mame la comtesse. Demain j'ai décidé d'aller à la pêche vu que j'ai une autorisation toute espéciale pour aller taquiner la tanche dans l'étang de mon ami Flumet, le restaurateur. La tanche, vous savez ce que c'est ? Elle reçoit sur rendez-vous, comme les dentistes. Passé neuf plombes du mat y a plus que les follingues qui se laissent piquer, les autres sont déjà revenues de la chasse aux astèques. Or, l'autorisation que je vous cause n'est valable que pour la journée. Concluez vous-même ! II donne une bourrade à sa bergère. La Baleine dégringole de son siège et on s'empresse de la palanquer et de soigner ses contusions. — Écoute, Gros, tonné-je. Je viens de promettre Henri IV à l'honorable assistance et je tiendrai parole. Seulement ne compte pas sur moi pour te faire une deuxième séance par la suite. Béru réfléchit, se frotte les noix, regarde Berthy, plus qu'aux trois quarts schlass et murmure : — Henri IV, si tu le prends sur ce ton je m'en passerai. J'ai vécu jusqu'à ce jour, je continuerai. D'autant plus que je connais les rudiments à son propos. — Ah vraiment ? Béru avance son pouce masqueur-de-pièce-de-cinq francs et récite : — Il avait un ministre qui s'appelait Sully Pradhomme, il aimait le pot-au-feu, et il a été assassiné à Gaillac. Les rires lui rendent compte de l'imperfection de ses connaissances. Il se drape alors dans sa robe et sa dignité, rajuste l'armure de son connétable et s'apprête à partir. Les jeunes vierges l'entourent en protestant. Une petite friponne brune comme l'Andalousie lui noue ses bras autour du goitre. — Non, non, non ! chantonne-t-elle, vous ne partirez pas ! Ça lui met du balancement dans l'horloge, au Graves. Bourra, mais perméable, c'est comme ça qu'il est. Il coule à la petite agrippeuse (déguisée justement en Agrippine) son regard gélatineux des jours avec. — Vous me posséderez toujours, avec des moustaches pareilles, virgule-t-il à la tendre enfant qui, du coup, en laisse retomber ses brandillons. Béru repousse son connétable dans le fauteuil qu'il vient de quitter. — D'accord, consent le Phénomène, mais plus qu'Henri IV, ensuite je décambute : j'ai mes lignes à préparer. — Où en étais-je resté ? demandé-je. J'ai le crâne qui tangote un brin : la fumaga, le gros débit parolier, le champ', ça vous brouille les cellules grises. Béru explique. — L'Henri III morfle l'Opinel du cureton dans le domaine[38 - C'est vraisemblablement de « l'abdomen » que Béru veut parler.] et ça lui fait cracher son bulletin de naissance. Mais avant de se farcir la virouze ultime au Père-Lachaise, il dit que le roi de Lazare doit lui succédaner. V'là ou t'as laissé quimper, Gars ! — Merci, dis-je. Donc, Henri de Navarre succède à Henri IV Lui aussi régnait déjà sous l'appellation contrôlée d'Henri III. Il était Henri III de Navarre, le voici qui devient Henri IV de France. A tous les points de vue, c'est une promotion. Un grand règne démarre. Mais il démarre mal car, ne l'oublions pas, Henri IV est protestant. Or il n'y a pas eu de roi de France protestant jusqu'alors et le peuple ne veut pas en entendre parler. Bataille, rebataille (notamment à Ivry-la-Bataille, justement, qui s'appelait Ivry-de-l'Eure à l'époque). Le brave Henri a contre lui p… de Ligue. Cette fois, les Guise étant butés, c'est Mayenne qui combat à la tête des ligueurs enragés. — C'étaient des ligueurs fortes, lâche Bérurier, mutin. Ça n'amuse pas. Il a semé le calembour et n'a récolté que le silence. Il s'arrache un poil de nez afin de se faire chialer un peu, recueille sa larme d'un coup de langue preste et me mimique de poursuivre. J'obtempère. — Henri IV, c'est le copain de l'Histoire. Quand on l'évoque, on se sent tout de suite à son aise. Il y a de l'amitié, de la vie heureuse tout autour de sa personne. Et puis il est sale et pue l'ail, ce qui le rend plus humain. — C'est vrai qu'il avait un cheval blanc dont à propos duquel on demande toujours de quelle couleur il était ? s'inquiète le Terrible. — Exact, Gros. — Il aurait pas dû caracoler sur un bourrin blanc, affirme péremptoirement mon ami. On lui demande la raison de cette remarque. — Ben réfléchissez, fait-il, si Henri IV était cradingue, un bidet carrossé par Persil devait le faire sembler plus cradingue encore ; c'est tellement salopant, le blanc ! Nous admettons le bien-fondé de l'objection. — Pendant deux ans, poursuis-je, ça continue de se frictionner ferme entre huguenots et catholiques. Les catholiques étaient plus nombreux, mais les huguenots avaient Henri IV à leur tête. Un chef comme lui donne le moral. Or, le moral, c'est le nerf de la guerre avec le fric. Du pognon, le Béarnais en manquait, mais du courage il faisait la distribution gratuite tous les matins au petit déjeuner. « Ralliez-vous à mon panache blanc ! disait-il à ses boy-scouts, vous le trouverez toujours sur le chemin de l'honneur. » — Décidément, le blanc, ça le tourmentait, ton navarin, ricane son enflure. — La guerre religieuse se poursuivait donc, toujours avec des fortunes diverses pour réemployer l'expression appropriée. Une fois les catholiques remportent le pacson, une autre fois ce sont les protestants. Henri IV triomphe à Ivry et à Arque, mais ces victoires sont de fausses victoires. En fait il n'est pas assez fort pour les exploiter et il piétine aux portes de Paname sans pouvoir investir la ville. Les Anglais lui proposent alors un coup de main en échange de Calais qui les a toujours empêchés de ronfler, mais il repousse avec indignation la proposition. C'est un patriote, Henri. Huguenot, mais Français avant tout. On se file des roustes mais on n'émiette pas le territoire. Au bout de deux ans de ce micmac il fait aux parigots le coup du « Je vous ai compris », et change de religion. Pour un coup de théâtre, c'en est un. Tout le monde en reste comme les deux ronds du Bey du Rhâ Dada. Par contre, à Paris, c'est du délire car il avait la cote d'amour, ça ne se discute pas. Il y a des gars qui sont faits pour être vedettes et qui n'ont qu'à paraître pour fasciner ; d'autres qui peuvent se peindre la colonne Vendôme en vert et se carrer douze plumes de paon dans le valseur en déclamant la tirade du Cid ou les stances à Sophie sans parvenir à s'imposer. On le savait que le Béarnais était un mec de première. C'était pas une pédale, lui ! On le voulait pas parce qu'avec les questions religieuses on ne peut pas chahuter, mais dans le fond on l'avait au béguin, Navarre. — Et encore, note Béru, y avait pas toujours la télé à c't' époque, si mes renseignements sont bons. Pour s'imposer, il jouissait pas de la causerie de fin d'année ou de l'appel au peuple sur fond de Marseillaise. Fallait qu'il y aille à la main, ce bon sire. Directo du producteur au consommateur. Une gousse d'ail en guise de micro et hop, je te connais bien ! Va gagner ta vie, mon Riri ! On rit. On cesse de rire. Je continue : — Il déclare à ses copains huguenots, un peu désemparés par sa décision, que « Paris vaut bien une messe » et se fait baptiser à Saint-Denis par l'évêque de Bourges. Ç'a été la fiesta fin du siècle ! Les historiens professionnels prétendent que ça ressemblait à des noces : celle du Roi Henri avec la France ! Béru sanglote soudain. L'émotion à quatre plombes du mat, ça ne se contient plus ! Et puis, faut reconnaître que l'image est chouette et vous porte à la cocarde. Inoubliable, ce tableau allégorique du Béarnais épousant Marianne. Fleurs et couronne ! Et perlouzes à tout va : L'essayer c'est l'adopter ! On les imagine les calvinistes et les papistes, réunis dans la grande émotion fraternelle ; remisant dans le magasin aux accessoires leurs épées, leurs bibles et leurs goupillons pour l'embrassade monstre. Lassés de s'enguirlander, ils se couvrent de guirlandes, mutuellement. Je t'aime comme tu es, baptisé ou pas. Et vive Henri qui a bien voulu se laisser mettre son grain de sel sous l'aqueux des fonts baptismaux ! Merci, Monsieur Mégalo ! Ça, c'est du noble ! Oh ! il y a bien eu des ligueurs acharnés pour ne pas apprécier le coup bas, pour chiquer à l'illégalité et dire que c'était de la frime, cette abjuration, un gros coup de pube bidon. Tout le monde s'en doutait que dans son for intérieur, Henri s'en tamponnait la barbiche, des sacrements, et que ce qui l'intéressait c'était uniquement les clés de Pantruche. Il passait par l'église pour entrer, comme certains Lyonnais vont au clandé en traversant l'église Saint-Nizier. Mais après ? Du moment que les apparences étaient respectées, hein ? Le pape Clément VIII, auquel les ligueurs avaient remonté le bourrichon, s'est un peu fait tirer la bulle pour authentifier le baptême. Mais enfin tout est rentré dans l'ordre. Les Espagos qui aidaient les ligueurs ont été faits marrons. Ils n'avaient plus qu'à rengainer leurs rapières, les caballeros. Si tu n'en veux pas, je la remets dans ma soutane ! Nach Madrid ! Les Caudillos sont lourds dans le sac ! Une fois sacré Roy de France (pas à Reims pour une fois, mais à Chartres) Henri IV s'est mis au turf. Il avait dépassé la quarantaine et c'était un gars posé. Il a retroussé ses manches pour balayer le champ de bataille comme on balaie la salle de bal pleine de serpentins et de bouchons de champagne. Fini de se châtaigner pour l'au-delà. Le Bon Dieu, qu'on soit catholique ou protestant, il se débrouillera toujours en fin de compte. C'est lui qui décidera où sont les justes et les tocards, les sincères et les tartufes, les gentils et les sournois. Qu'on calanche sous une étiquette ou sous une autre, il choisira qui il voudra pour placer à sa droite ! C'est Lui qui fait la table, là-haut. Il aime pas que ses bonshommes se filent l'avoinée en son Nom. La bannière forte, le goupillon transformable en gourdin, l'entonnoir à vin de messe, l'hostie arsénieuse, il n'en a jamais parlé, Jésus. Il s'est jamais laissé coltiner en palanquin, ni virguler de l'encens, ni coiffer d'une pièce-montée décorée par Cartier ! Il a jamais fait la quête ! Il n'a jamais giflé personne, le fiston au Barbu-suprême ! C'était un vrai bonhomme ce bon Dieu. Sans doute marchait-il sur les eaux parce qu'il y avait des récifs de corail plein la mer Rouge. S'il ressuscitait Lazare, c'est probablement parce que ce dernier avait le sommeil léger ; et je pense qu'il a pu fournir des pains à tout le monde parce que l'Intendance suivait, mais c'est-y pas plus gentil comme ça, dites-vous ? Vous y tenez vraiment à la magie Bondieusarde ? Il vous le faut à tout prix le miracle de service ? L'Olympia ou le Palladium de Londres, ne vous suffisent donc pas dans le domaine de la prestidigitation ? Vous ne préférez pas cette magnifique idée qu'un jour notre globe décadent, plein de connards et de pestilence, a touché un vrai brave homme ? Il avait une enseigne au néon au-dessus de la tête, bien sûr, mais tous les magasins en ont. Lui il vendait de l'amour, de l'espoir, du pardon, de l'indulgence. Il ne la faisait pas payer cher sa bonne marchandise : un sourire, une promesse et il répondait merci à ceux qui lui criaient M… quand il leur disait mange ! Mais je m'égare. On parlait de ce sacré Henri IV. Ou plus exactement, de cet Henri IV sacré à la sauvette et qui allait faire son métier de roi. Enfin ! On en touchait un régul. Un pur. Un qui ne profitait pas des circonstances pour s'acheter la Joconde ou régler ses querelles personnelles. Un roi qui ne se croyait pas sorti du fion de Jupiter, mais qui entendait user de son autorité pour faire le bien de son peuple. Il voulait leur éviter la guerre, aux Français ; leur assurer la bouffe et la tranquillité. Ses ministres, Sully mis à part, c'étaient pas Messeigneurs de Meschoses, mais des zigs du tout-venant qui s'appelaient Bellièvre, Sillery, Villeroy ou Jeannin comme vos copains de bureau ou comme le monsieur qui fait un trou, le matin, dans votre ticket de métro. Avec eux il remet l'industrie en route, il assainit les finances, il organise le commerce. Il ne joue pas au bilboquet, le nouvel Henri, mais il développe l'élevage du ver à soie. Il met fin aux passions religieuses en promulgant l'Édit de Nantes. — Qu'on appelle aussi l'Édit Gueducu, pas vrai ? coupe le Monstrueux. Je le foudroie d'un long regard acéré. — Rendors-toi, Baudruche, l'heure de tes pauvretés est passée. Et me voilà reparti, après cette misérable interruption, sur le panégyrique de mon petit copain Henri. — Il construit ! Il organise ! On lui doit la plus belle place du monde, la place des Vosges. Il veut que tout le monde bouffe à sa faim. Il est le promoteur de la poule au pot. — C'est lui qu'aurait dû s'appeler Godefroy de Bouillon, ironise le Spirituel. Mais San-Antonio poursuit, animé par l'exaltation la plus noble : — Il s'est voulu le père du peuple, et il l'a été. Non pas à la manière du colonel, père de son régiment, mais comme un véritable chef de famille soucieux de bien-être de ses lardons. Je vide la coupe qu'une main pitoyable propose à mon gosier fourbu. — Maintenant, mes amis, je connais la question qui va m'être posée, soit par le Bérurier de service, soit par l'un de vous : « Et la vie sentimentale du roi Henri ? » va-t-on me demander. — Tout juste, Auguste, riposte Béru. — Eh bien parlons-en, en effet. Et n'ayons pas peur des mots. Jusqu'ici nous avons pu nous rendre compte que, sauf de rares exceptions, nos rois avaient un point commun : ils raffolaient de la bagatelle. Henri IV se devait de respecter la tradition et même de faire mieux encore en améliorant les performances sur traversins homologués. Lui qui a prononcé tant et tant de phrases célèbres devait déclarer un jour à l'un de ses familiers, parlant de son zigomar-à-tête-chercheuse : « Jusqu'à quarante ans j'ai cru que c'était un os. » La phrase peut sembler immodeste, mais quand on connaît la probité de ce bon sire, on est bien obligé d'en tirer les conclusions qui s'imposent. D'ailleurs, son tableau de chasse est là pour attester du bien-fondé de la confidence. Ce gaillard mal lavé, aux senteurs d'ail et de graillon qui, paraît-il, puait en outre le bouc, a passé tant de souris à la casserole que vouloir en dresser la liste complète serait folie. Jamais avant lui aucun monarque n'était entré aussi délibérément dans la chambre à coucher des jeunes filles. Notez bien qu'en vrai gentleman, il les faisait épouser ensuite par des copains à lui, soucieux de préserver leur honneur après avoir pulvérisé leur vertu. Mais arrêtons-nous sur l'aspect officiel de sa vie sentimentale. Lorsqu'il est jeune roi de Navarre à la cour de France, sous son cousin Charles IX, ce dernier lui fait épouser sa frangine Marguerite de Valois. Au lieu de porter ce nom, il eut mieux valu qu'elle s'appelât Marie-couche-toi-là. Il y a eu bien des demoiselles légères dans la lignée des filles de France, mais aucune n'a été aussi pétassière que la Reine Margot ! Son homonyme, l'autre Marguerite (celle qui était de Bourgogne comme les escargots) malgré ses prouesses tour-de-Nesliennes ne lui arrive pas à la cheville. Margot avait un incendie entre les jambes et elle passa sa vie à essayer des extincteurs qu'aucun ne put jamais éteindre. Son appétit sexuel était si dévasteur qu'elle s'est farci jusqu'à ses frangins. Ça choque, mais admettez que ça donne la mesure de son tempérament. La luronne s'est tapé sa famille, ses amis, ses domestiques, les passants, les archers, et jusqu'à son mari, bien que ce mariage fût décidé pour des raisons politiques (on essayait de mettre un frein aux guerres religieuses en unissant une catholique à un protestant). Un vrai gobe-mouches ! Un piège à mâles ! Tout le monde en était outré : ses frères incestueux comme sa Catherine Médicis de mère. Une seule personne se désintéressait de ses frasques et c'était précisément celle qui aurait dû s'en émouvoir, je veux parler de son époux. Henri de Navarre était un homme juste. Il avait encorné tellement de maris qu'il admettait fort bien d'être cocu à son tour. J'ai même dans l'idée qu'il admirait la frénésie de sa Guiguite. Il avait épousé une partenaire à sa mesure. A eux deux c'était la vraie hécatombe plumardière. On pouvait pas rester vierge dans leur entourage, c'était pas possible, même avec des calbards en fonte renforcée. Pendant un temps, tout a bien marché. Et puis un jour, Henri III qui avait succédé à son frère Charly a fait un scandale à propos des fredaines de Margot et l'a virée de la Cour. Henri de Navarre s'est dit qu'il ne fallait pas se montrer plus royaliste que son prédécesseur. Il a laissé flotter les rubans d'autant plus volontiers que sa femme était stérile. Margot a donc transporté sa lampe à souder les prépuces en exil. Mais ça ne l'a pas affectée outre mesure, cette chérie. Du moment qu'elle avait un ou deux bonshommes à mettre dans son plumard chaque nuit, elle n'en demandait pas plus. Pendant qu'elle ravageait la province, Henri nouait un amour forcené avec Gabrielle d'Estrées. Lorsque Navarre devint roi de France, sa favorite n'eut plus qu'une idée : devenir officiellement la reine qu'elle était virtuellement. Pour cela, bien sûr, il fallait faire annuler le mariage d'Henri IV avec Marguerite. Un détail ! Le pape n'avait rien à refuser à cet ancien protestant converti. Seulement Sully, le bon Sully, fidèle ami et judicieux conseiller du roi, s'est mis à ruer vilain dans les brancards. Il ne voyait pas ce mariage d'un bon œil, lui. A son avis, ça pouvait devenir une grave source d'emmaverdavemavents plus tard, au moment de la succession. La belle Gabrielle avait déjà eu des enfants d'Henri, pas homologués, bien sûr, donc pas régnables et qui un jour chercheraient des patins à ceux qui naitraient avec pedigree de l'union en question. Il n'avait pas envie de préparer un tel foutoir au pays, Sully, qui s'occupait davantage des mamelles de la France que de celles de la mère d'Estrées. Henri se tâtait. Il serait certainement passé outre à l'avis de son ministre car la Gaby avait d'autres arguments à faire valoir, et elle, c'était pas dans le tuyau de l'oreille qu'elle les chuchotait, seulement elle est morte un beau matin, empoisonnée. Pas par des champignons : par un citron ! Faut redire aussi que le citron c'est traître quand on est pétasse et qu'on veut absolument se faire épouser par le roi de France. Le chagrin d'Henri IV n'est pas racontable. Au moins deux jours qu'il a duré ! Ensuite de quoi, le Béarnais s'est consolé avec une autre souris qui s'appelait Henriette d'Entragues. Henri et Henriette ! Ça fait titre de roman ! Sully a vite compris que la France n'avait pas gagné au change et que le même problème allait se reposer. Il ne pouvait pas se résoudre toujours de la même façon, le problème, des fois que la nouvelle n'aime pas le citron ! Alors il a marié d'autorité son roi à Marie de Médicis afin, assurait-il, de renflouer le trésor car il n'y avait pas plus riches que les Florentins à c't' époque. La raison d'État a décidé Navarre, et puis, une bergère de plus à tringler, c'était pas fait pour l'effrayer ! Comme prévu, le pape s'est fait un plaisir d'annuler son premier mariage avec Marguerite. Marie devenait Reine de France ! Les mêmes initiales ! Y avait même pas besoin de changer la broderie des draps ! Une qui est drôlement montée au renaud, c'est Henriette d'Entragues. L'atmosphère est devenue vraiment moche au Louvre. Alors pour calmer ces dames, Riri leur faisait des mômes simultanément. Mise en bouteille au Château ! Quand elles se chamaillaient trop fort, il allait se reposer les trompes d'Eustache dans le pageot d'une troisième nana. C'était un monsieur vachement équilibré ! Ça aurait dû continuer comme ça longtemps, pour le plus grand bien des jeunes filles et du peuple français réunis. Mais un jour que le roi se baguenaudait en carrosse rue de la Ferronnerie, le dénommé Ravaillac s'est précipité sur lui pour lui mimer « L'Hirondelle du Faubourg » : trois coups de couteau près du cœur, y a plus de sang ! — Et il a causé, Henri IV, après s'être fait trouer le placard ? rigole Bérurier. Il a dû vaporiser de l'historique, œuf corse ! Dans le genre « C'est pour la France que je clabote » ? — Il a parlé, fais-je, et ce qu'il a dit lui ressemblait. Il n'a pas hurlé « Je suis mort », comme Henri II ou « Le vilain moine m'a tué, tuez-le ! » comme Henri III, non, simplement il a balbutié : « Ce n'est rien. » Et il est mort. Ses dernières paroles ont été en somme à l'image de sa vie : apaisantes, optimistes. S'il avait survécu à ses blessures, il aurait pardonné sans doute à son agresseur. Béru hoche la tronche. — Pourquoi qu'il a fait ça, Ravaillac ? — On ne l'a jamais su, Gros. Il a subi la question sans parler et il est mort avec son secret. Certains assurent que l'assassin a été payé par une des souris du roi, peut-être même par sa femme ; d'autres y ont vu une séquelle des guerres religieuses… Mais en fait le mystère demeure entier. Comme chaque fois, le Béru tire une juste conclusion de la leçon. Il le fait d'une voix gluante de sommeil. — Ben, mon pote, ils avaient pas de veine les Henri. Henri II se prend de la ferraille dans le cigare. Henri III en déguste dans le baquet et Henri IV dans l'horloge, sans causer de l'Henri Déguisé qui a eu droit lui aussi à son infusion d'acier trempé ! Faisait pas bon porter ce prénom dans la famille royale. — Très juste, ma grosse pomme. Aussi Henri IV fut-il le dernier roi de France à s'appeler Henri. — Ce qu'a pas empêché la monarchie de partir en brioche, San-A. Je te le fais remarquer. Lecture : QUAND BÉRURIAC SE FÂCHE ! Depuis un instant, le buveur considérait son voisin de table avec une attention soutenue. — T'es pas d'ici ? demanda-t-il enfin après avoir vidé son verre et fait signe au tavernier de lui apporter un pichet. — Non, convint Béruriac, je ne suis pas d'ici. Il avait le teint chaud, la barbiche roussâtre et l'œil lourd d'un homme qui pense trop ou pas du tout. — T'es d'où ? demanda le premier buveur. — D'Angoulême, fit Béruriac, peu liant. L'autre poussa une exclamation. — Comme moi, ou presque ! jubila-t-il. Moi je suis de Touvres ; tu te rends compte. — En effet, admit Béruriac, c'est pas loin d'Angoulême ! — Tu veux dire que vu d'ici c'est quasiment pareil ! On va trinquer, Pays ! On va trinquer ! Et d'autorité il emplit le verre de son compagnon. Sa cordialité ne parvenait cependant pas à dérider le grave Béruriac. — J'ai tout de suite vu que t'étais un gars de par chez nous, fit l'aimable pilier de taverne. Le visage, les yeux, je sais pas, y a comme qui dirait un air de famille. — Ça se peut, soupira lugubrement Béruriac. — Comment c'est, ton nom, l'ami ? — Célestin. Célestin Béruriac. — Moi mon petit nom c'est François, tiens, buvons encore un coup à la santé du roi de France et de Navarre ! Le poing musculeux de Béruriac s'abattit sur la table, renversant les gobelets d'étain qui s'y trouvaient. — J'aimerais mieux boire à la santé de toutes les ribaudes de Paris, de tous les coupeurs de bourses, de tous les usuriers ; j'aimerais mieux boire à la santé des Espagnols et même des Anglais ! Il se tut, à court de souffle. François hocha la tête et deux plis rapetissèrent son front. — Eh ben, Pays, fit-il, le moins qu'on puisse dire, c'est que tu n'as pas l'air de le porter dans ton cœur, notre Henri ! — Comment le porterais-je en mon cœur alors que ma gueuse de fille le porte en son sein ! tonna Béruriac. L'autre mit un temps à réaliser. Enfin il comprit et balbutia d'une voix apitoyée : — Tu veux dire que notre Sire Henri a daigné honorer ta fille ! — Mince d'honneur ! se lamenta Béruriac. On s'en serait bien passé. Et il raconta son histoire en termes hachés. — Je suis fauconnier. J'ai une gamine unique que m'a laissée ma pauvre femme, laquelle est morte en couches. Cette petite, c'est toute ma vie ! Quinze ans ! Belle comme le soleil, et plus blonde que lui. Y a pas plus doux, plus docile que cette enfant… « Ça fait six mois, ce sacripant de Béarnais chassait du côté de Pontoise où je tiens mon oisellerie. Satan devait guider ses pas car il a pris soif, le vilain bouc, et avisant notre maison dans la forêt, il a envoyé chercher un pichet de vin. Par les tripes du diable, c'est ma douce Isabelle qui est allée le lui servir. Une occasion de voir le Roi de France, ça ne se laisse pas passer. Et voilà que le gueux prend envie de cette petite ! La chasse lui avait fouetté les sangs et il se sentait d'humeur paillarde, le porc ! » — Ah, ça, rigola François, tu peux le dire, mon compère, qu'on a en ce moment le plus polisson de tous les rois. Il a forcé ta fille ? — Oui, fit sombrement Béruriac en se voilant le visage. Et il l'a rendu grosse ! J'ai essayé de demander audience auprès de ce salaud d'Henri IV pour obtenir réparation, mais il n'a même pas voulu me recevoir et ses gardes m'ont jeté à la rue en me faisant dévaler l'escalier sur les reins, ils ont ajouté que si je me représentais, c'est par la fenêtre qu'ils me balanceraient, et sans l'ouvrir encore ! Béruriac se mit à sangloter à sec. Sa forte poitrine semblait héberger le tonnerre. Ça faisait comme un bruit de vent dans une grotte. Le compère François en fut impressionné. — Je comprends ta colère, Pays, fit-il d'une voix conciliante. Mais dis-toi que ta fille aurait pu être violée par un malandrin. Avoir un rejeton signé du roi de France c'est tout de même un honneur, que tu le veuilles ou pas ! Béruriac saisit son camarade de beuverie au col. — On voit que c'est pas ta fille qui a le ventre comme un potiron ! souffla-t-il. Une gamine plus douce et plus pure que les anges du ciel, souillée par ce goret mal lavé ! Y penses-tu, mon compère ! Ah, si je pouvais approcher ce misérable… — Henri IV n'est pas un misérable, se rebiffa Maître François qui était royaliste à tout crin. Jamais la France n'a connu meilleur monarque ! Bien sûr il est porté sur la cuisse fraîche, c'est son seul défaut. Mais on doit le lui pardonner par égard à sa belle gestion des affaires du pays ! Satisfait de sa diatribe, il voulut vider son gobelet, mais Béruriac, mort de rage, le lui fit éternuer d'une terrible mornifle. Les deux « pays » allaient en venir aux mains lorsqu'à l'extérieur il se fit un grand bruit de chevauchée. On entendit croître et s'enfler des vivats. François laissa tomber son poing vengeur. — Qu'est-ce qui se passe ? cria-t-il au gargotier debout dans l'encadrement de sa porte. — Le roi ! fit l'autre, par-dessus son épaule. C'est bien la première fois que notre bon sire Henri passe par la rue de la Ferronnerie ! — Ventre Saint Gris ! s'écria Maître François enthousiasmé, je vais enfin pouvoir l'applaudir, notre bon Béarnais ! Il repoussa le cabaretier d'une bourrade afin de se porter au premier rang des badauds. Le carrosse avançait sous petite escorte, tiré par quatre chevaux portant les couleurs royales. Comme on était en mai et qu'il faisait beau, les stores de la voiture étaient remontés, ce qui permettait au bon roi Henri de répondre de la main aux vivats de son peuple. — Vive le roi ! se mit à hurler Maître François ! Dieu protège le roi ! Longue vie à notre sire bien-aimé ! Il s'enivrait de sa propre allégresse. Il était heureux de pouvoir contempler l'aimable souverain qui souriait dans sa barbe poivre et sel. — Longue vie ! répéta-t-il. Longue vie au roi ! Comme le carrosse se trouvait à sa hauteur, François fut bousculé par un individu vigoureux qui se mit à courir sur la chaussée en direction du cortège. Tout se déroula alors comme dans un cauchemar. François reconnut son copain de cabaret, le colosse Béruriac. Il vit scintiller une lame dans la main droite du gaillard et se rendit compte de ce qui se passait. — Non ! hurla-t-il. Non, pas ça ! Oh ! non ! Il s'élança à son tour sur les talons de Béruriac, mais l'autre possédait de plus longues jambes que les siennes et avait pris plus d'élan. Déjà il était au carrosse. Déjà il avait mis le pied sur un des rayons de la roue arrière. Déjà son bras armé se levait. Personne autre que le brave François ne comprenait les desseins de l'homme. On le prenait — le roi, les seigneurs de sa suite, le public et les gardes — pour un spectateur plus frénétique que les autres. Il y eut plusieurs brefs scintillements. Maître François sentit grincer toute sa chair comme si elle subissait les coups de lardoir à la place de son cher roi Henri. Il se jeta sur Béruriac, l'arracha du carrosse et voulut le terrasser, mais l'autre était bien plus fort que lui. D'un coup de coude dans les gencives il lui fit lâcher prise, détala, et se fondit dans la foule avant même que la suite du souverain eut réalisé le drame. François resta immobile, bras ballants, les yeux rivés sur le hideux manche du couteau planté dans la poitrine du roi. Il y eut soudain un grand cri. C'était Monsieur de Montbazon qui se tenait au côté du Souverain qui le poussait. — Vous êtes blessé, Sire ! — Ce n'est rien, balbutia Henri. Il vomit un flot de sang et s'abattit en avant. Ce qui suivit, Maître François ne le comprit jamais très bien. On lui sauta dessus, on le ceintura, on le frappa. Il cria, pleura, jura que ça n'était pas lui qui avait frappé son cher Sire, mais on l'entraîna malgré ses protestations. — Ne le tuez pas sur place ! recommanda une voix autoritaire, ne refaisons pas le coup de Jacques Clément ! On le tira pas les pieds, jusqu'à un bâtiment qui se trouvait être l'hôtel de Gondi. Il y eut bien des remous en cours de route. On lui donna bien des coups de pied, on lui lança bien des cailloux. Enfin le calme se fit et des messieurs graves et calmes lui demandèrent les raisons de son acte. — Ce n'est pas moi ! gémit le pauvre homme. Au contraire, je me suis précipité pour retenir l'homme armé d'un couteau. Des témoins vous le affirmeront ! Il y eut deux témoins, en effet, deux braves hommes qui avaient tout vu, telle la servante des trois orfèvres. Les gens de police embarrassés délibérèrent. On décida de prendre l'avis de Monsieur de Sully. Pendant ce temps François croupit dans un cul-de-basse-fosse plein de rats et de salpêtre, maudissant le fâcheux concours de circonstances qui l'avait amené à trinquer avec un régicide dix minutes avant l'accomplissement de son forfait. Après moult délibérations très secrètes, il fut décidé en haut lieu que l'homme arrêté « porterait le chapeau » puisqu'aussi bien le véritable meurtrier s'était enfui et qu'on n'était pas certain de remettre la main sur lui. La police venait déjà d'en prendre un coup avec cette histoire d'assassinat. Elle ne pouvait pas se permettre de surcroît de laisser le meurtre impuni. Voir des choses pareilles en plein dix-septième siècle, comme l'avait fait remarquer Sully, c'était à peine croyable. Tuer un chef d'État aussi important dans la rue, devant tout le monde, dépassait l'entendement. On liquide discrètement les deux témoins et on décréta que le prisonnier était bien l'unique coupable. L'appareil judiciaire se mit alors en branle. Avant que de lui appliquer la question pour la forme, on procéda à l'interrogatoire d'identité du « régicide ». — Je m'appelle François, hoqueta ce royaliste forcené. — François comment ? — François Ravaillac. Tout en transcrivant, l'huissier haussa les épaules et dit qu'avec un nom pareil on ne pouvait qu'être l'assassin d'Henri IV.      (Extrait des Archives secrètes de l'hôtel de Gondi) PETIT INTERMÈDE DESTINÉ AUX PÊCHEURS A LA LIGNE Henri IV une fois traité, nous prenons congé de la Comtesse Scatolovich et de ses jeunes clientes. Mon agenda est bourré de rendez-vous. C'est l'idéal de ces sortes soirées, mes fils. On s'y assure le cheptel d'une semaine. Je crache les Béru devant leur clapier et je rentre at home (comme on dit en Savoie) avec du sable de carrière plein mon regard limpide. En arrivant à la maison, je trouve dans le vestibule de notre pavillon un mot de Félicie, ma brave femme de mère, m'annonçant qu'il y a un poulet en gelée au Frigidaire. A cette heure indécente, la nouvelle me touche peu. C'est de deux draps de lit que j'ai envie. Il y a toujours un moment où l'homme le plus dynamique éprouve confusément le besoin d'en finir : c'est quand il a sommeil. Je grimpe l'escadrin en me cramponnant à la rampe. J'ôte à la diable ma tenue d'Incroyable et je me coule dans l'habitacle de ma fusée : destination Rêves-Roses-Country ! Illico, j'en écrase comme un rouleau compresseur. * * * Des bruits me chatouillent le subconscient : celui du moulin à café de Félicie, en bas ; puis un klaxon de bagnole et enfin la sonnette de la grille. Des éclats de voix, des rires… Un silence pendant lequel je retourne dans le sirop. Cette fois on toque à ma porte. Pas besoin de demander qui c'est. II n'y a que Félicie pour frapper de cette façon discrète. Elle ne vous bouscule pas le sommeil, cette chérie. Elle vient vous chercher dans les vapes, sur la pointe des pieds. Lorsque je parviens à ouvrir un store, je l'aperçois, comme à travers un verre dépoli. Ou plutôt j'aperçois son sourire. Il est placé devant elle comme un paravent. J'y réponds par un autre sourire. Chaque fois ça me paraît magnifique qu'elle soit là, M'man, à mon petit réveil. On grandit, on devient un sale bonhomme avec des préoccupations et des vices, et votre Vieille est toujours là, discrète et attentive, avec le visage un peu plus blanc, les cheveux un peu plus gris, les yeux un peu plus résignés. Je m'éveille tout à fait, je lui tends une main qu'elle embrasse. Une vieille dame qui vous fait un baise-main ça pourrait sembler idiot, non ? Mais je crois qu'avec Félicie c'est plutôt quelque chose de bath, de simple. Tout ce qu'elle fait : ses gestes les plus quotidiens, ses habitudes les plus furtives, ses moindres déplacements dans la maison dégagent je ne sais quoi de sédatif, c'est comme un parfum qu'on aimerait et qui vous apporterait des joies morales et sensorielles que les autres parfums ne procurent pas. — Tu es rentré bien tard, mon Grand. C'est pas un reproche. Simplement elle constate, et elle s'inquiète. — Quelle heure est-il, M'man ? — Dix heures. Monsieur et Madame Bérurier sont là. Je me dresse, furax, avec un discret mal de crâne mondain. — Quoi ! — Ils vont à la pêche et sont passés nous prendre. Ils ont de quoi pique-niquer et insistent pour que nous les accompagnions. — Pas question ! tonné-je, j'en ai ma claque de ces deux monstres ! Je me les suis déjà farcis toute la journée d'hier à leur raconter l'Histoire de France depuis Vercingétorix jusqu'à Henri IV, ça suffit ! — Merci pour eux ! « lugubre » le Gros en apparaissant. Discret, Béru ! Il entre dans votre chambre à coucher comme dans une pissotière. C'est beau une nature simple. — Écoute, Grosse Pomme, m'excusé-je, j'ai besoin de récupérer un peu, moi. J'ai la menteuse qui me brûle encore, tellement j'ai jacté hier. — Tu serais pas bonnard pour solder des poissecailles à la criée, observe-t-il, très Régence. Je l'ai douché. M'man est navrée, bref, la journée démarre à cloche-pied. — Vu l'heure méduse à laquelle on s'est balancé dans les torchons, explique-t-il galamment à M'man, j'ai raté ma pêche du matin. Mais comme il faisait un gros soleil et que mon permis de pêche n'est valable que pour la journée, on s'est dit, moi et Berthe, qu'on pouvait se payer une petite séance de pique-assiette en amis. Je voudrais pas vexer Môssieur vot' garçon, chère Maâme, mais pour ce qui est de vous aérer les soufflets il a tendance à toujours remettre à une date ulcérée, non ? Il m'attaque vilain, l'obèse. M'man proteste que je la sors beaucoup, ce qui n'est pas tout à fait vrai. Alors je l'interroge du regard. On a un langage à nous, Félicie et moi. Oh ! c'est pas le code belotard avec appel indirect ou la méthode sémaphore et fait reluire. Nous deux, on marche à l'éclat. A la bulle de Champagne. Je lui demande de l'œil gauche : — Ça te tente ? Elle répond du droit : — Comme tu voudras, mais ça ne me déplairait pas. Faut dire que M'man, du moment qu'elle est avec moi, son bonheur est total. Je pourrais lui proposer une virée dans les mines de sel de Silésie ou une descente en bathyscaphe qu'elle serait aussi bien portante. Je rabats mes draps et je joue les lions de la Métro. — Écoute, Gros. Je veux bien vous suivre, mais à une condition : aujourd'hui, il ne sera pas question d'Histoire de France. J'ai besoin de faire relâche. Cette nuit, je me suis payé un de ces cauchemars avec Isabeau de Bavière, Charles VI et Charles le Téméraire qui ressemblait à une super-production hollywoodienne. Ça lui noue un peu l'œsophage, à l'Affreux. Je le vois bien, à ses gobilles monstrueuses et à sa bouche en trou du tronc du culte que c'était ça, son intention secrète, et qu'il est déçu jusqu'à la sève. — Comme tu voudras, Gars, soupire-t-il. J'espère que t'as pas cru que je suis venu vous chercher juste à cause ? — Je ne l'ai pas cru un instant, mens-je, mais je préfère te prévenir, voilà tout. Là-dessus je demande à rester seul pour m'ablutionner et donner à mes joues ce velouté dont les dames raffolent. Une demi-heure plus tard nous déhotons. M'man a mis son ciré noir et a tenu à emporter le poulet en gelée. Elle s'assied à l'arrière de la tire du Gros avec Berthe. « Les Messieurs devant ! » a décidé cette dernière qui m'a l'air de vouloir me chambrer. C'est un bijou, Berthy, ce morning. Elle a mis des pantalons d'homme (des anthentiques, avec braguette, bretelles et poches revolver). Ça lui fait un dargif comme à une jument livreuse de limonade. Là-dedans son armoire normande prend un volume fantastique. On se dit qu'il n'y a plus de siège en ce monde susceptible de l'héberger. Un valseur pareil ça se met dans un tombereau. Comme elle a décidé de jouer à bloc les George Sand (elle a pris goût au travesti), elle s'est farci une chemise de son bonhomme et a enfilé son blouson en faux-daim-véritable. Et puis, parce que dans cette misérable vie il faut toujours aller au bout des choses, elle a relevé ses cheveux et coiffé une casquette. Le Gros prétend qu'elle fait gigolette ; moi je veux bien. Peut-être qu'il a raison après tout. Pour sauvegarder sa féminité, ou du moins, pour la signaler au passant malhonnête, B.B. s'est mis des boucles d'oreilles grosses comme les lustres du grand salon de l'Elysée. Elle ressemble à son Gravos, malgré tout. C'est là qu'on pige qu'un phénomène de mimétisme s'opère chez les vieux conjoints. Béru, maussade, depuis que j'ai annoncé qu'il n'y aurait pas classe aujourd'hui, déclare que sa bonne femme a l'air d'une vieille gougnace. Mais au lieu de suifer, elle se marre, B.B. Une mangeuse de bonshommes comme elle ne s'arrête pas à ce genre de sarcasmes. Elle est au-dessus de ça. Elle a une réputation qui fait parler la jambe comme le bas Marny. — On va loin ? m'enquiers-je. — Dans l'Est, fait le Gros. T'occupe pas, San-A. Si t'as encore de la sciure dans les mirettes tu peux en écraser, avec moi z'au volant t'es tranquille. Ce disant, il écrase un pauvre toutou errant qui changeait de poubelle. Nous prenons la route de Troyes. Béru, au fil des bornes, se détend et entonne le Chant des Matelassiers, son hymne bien connu. A l'arrière, Félicie et Berthy échangent des recettes de cuisine. On roule commako pendant une bonne heure, après quoi Sa Majesté prend une route départementale, puis une route communale, puis un chemin vicinal et enfin un sentier aux ornières chaotiques et nous atterrissons sains et saufs devant un vieil étang nénuphardeux dont l'eau fangeuse ressemble à du goudron fraîchement (ou plutôt chaudement) répandu. — C'est ici que ça se passe, déclare le Gros en coupant les gaz de son moteur pour en libérer d'autres qui lui sont plus personnels. C'est pas beau, la nature, dites-moi un peu ? « Et voilà le pavillon de pêche de mon ami Flumet dont au sujet duquel il m'a donné la clé pour qu'on puisse jouir du Butagaz. » Tout en parlant, il désigne le pavillon en question. Il s'agit d'un vieux wagon de la Essencéeff qui date assurément des premiers balbutiements du rail. — Ce sacré Flumet, tout de même, gronde l'Hénorme avec un chouia de jalousie dans l'inflexion, il ne se refuse rien question confort. Vous avez vu ? C'est un wagon de première classe ! Pendant qu'il prépare les lignes, les dames investissent le « pavillon de pêche » lequel, quoi qu'en dise Béru, pèche par le confort. Des banquettes branlantes et un réchaud de campeur constituent tout l'ameublement. Le Gravos suggère qu'on pourrait casser la croûte avant de pêcher. Il ne se fait pas d'illusions quant aux captures possibles. Du moment que l'heure carpeuse est passée, il n'y a plus de raison de se bousculer. On va faire faire trempette aux vers rouges et si une carpe vadrouilleuse est tentée, et bien elle n'aura qu'à se goinfrer. C'est le selfservice poissonnier. P't'être qu'une maladroite restera piquée à l'hameçon après tout ! Je mate l'étang bourbeux et je fronce le nez because les miasmes. Ça m'étonnerait que la gent aquatique se bouscule là-dedans ! Ou alors c'est le genre pas comestible : le poisson à pattes qui fait du footing en forêt à l'occasion, ou bien le goujon noir et gluant, tombé directo du Secondaire. Je fais part de mes doutes à mon camarade et il hausse ses vigoureuses épaules de déménageur. — Fais-moi pas ricaner, Gars ! On dirait que tu connais ballepeau sur la carpe. Elle aime l'eau peinarde, si tu veux tout savoir. C'est pas du sujet de rivière ou de torrent. Ceux qui voudraient la risquer dans le grand Canot du Coloradon se feraient des berlues ! « M'est avis que tu confonds avec la truite. J'ai eu sorti des carpes larges commak dans les mares que pour savoir que c'était de l'eau fallait mettre le pied dedans ! » Il renifle un bon coup et amorce. Dans ses gros doigts maladroits, le ver se trémousse comme un perdu. Tant bien que mal, Béru empale cet infortuné habitant du sous-sol sur un hameçon gros comme le harpon d'une baleinière. L'appât éclate entre ses doigts. Sa Majesté se suce les francforts afin de leur restituer leur sens tactile et recommence sans s'impatienter. Le second ver est enfin placé sur sa rampe de lancement. Il ressemble au cours de la Seine dans le Bassin Parisien, car il est embroché en pointillés. Après un rapide sondage de l'étang, Béru règle la position du bouchon et lance la ligne en criant : — Va gagner ta vie ! C'est pas pour tout de suite, vu que l'hameçon accroche au passage une branche de saule venue pleurer sur ces berges romantiques. Béru commence à perdre patience. Il grimpe dans l'arbre pour dépiquer cet abruti de ver qui se prend soudain pour un ver à soie et bouffe des feuilles au lieu d'aguicher les carpes. Seulement, vous pensez bien que Béru sur un arbre, si l'arbre en question n'est pas un baobab géant, ça ne peut pas aller très loin. En moins de temps qu'il n'en faut à un percepteur pour vous faire regretter une année de labeur, la branche qui le supporte ne le supporte plus et se rompt avec un bruit de cargo éperonnant un iceberg. C'est du Laurel et Hardy de la bonne époque. Faut être spectateur passionné de la chose pour y croire. Et même… Il y a des moments où l'on doute de ses sens, où l'on se dit qu'ils trahissent, ces cinq petits minables. Un hurlement. Un plouf somptueux ! Le Gravos se retrouve dans la fange ; sacrant, barbotant, geysérant, nageotant jusqu'à la berge, s'agrippant, le sacripant, à une touffe de roseaux, pensant qu'ils vont lui servir de point d'appui, s'apercevant que non, prenant enfin ma main secourable et se hissant hors de son aquarium à carpes. Il est cloaqueux, noirâtre. On dirait qu'il joue le « Salaire de la Peur ». Dans toute cette vase on ne voit plus que les deux trous clairs de ses yeux et le trou rouge de sa bouche qui vitupère. Jamais il n'a eu plus l'air d'un bouseux, le Béru. Jamais il n'a été aussi limoneux, l'homme dont la cravate ressemble à une bande de limonaire ! Il tousse, il éternue, il crache quelques têtards en veine d'exploration. Il a déjà adopté la respiration branchiale, mon Gros Immonde. Il est enfin né d'un marécage. C'est un nouveau règne de l'humain qui démarre. Une nouvelle espèce de mammifère. Il est au paroxysme du miasme. Pestilentiel pour de bon, sans contestation. Il a l'horreur triomphante. Il vient d'aboutir, Béru. Sa destination première il l'a accomplie tout de même après bien des balbutiements, à force de chaussettes trouées, de jaune d'œuf sur son plastron, de barbes pas rasées, de bains jamais pris, d'ongles endeuillés, de négligences accumulées, de hardiesse dans le cradingue ; à force de ne plus se tenir au niveau de la décence il a fini par toucher le fond, ce qui est une manière d'arriver. Noir, d'un noir verdâtre, vénéneux, obscur, louche, et plus luisant qu'un veau fraîchement né, il frappe par son volume et par ses formes, il provoque une inexplicable admiration. On voudrait le figer à jamais dans la gloire marécageuse de cet inoubliable instant afin de pouvoir le montrer, le long des siècles, aux générations futures ! C'est devenu un sujet de vitrine. L'ample et froid silence des musées, voilà ce qui lui convient désormais. Pour le résumer, maintenant il faudra un panneau éducatif. Sa biographie, c'est sur le papier glacé d'un guide scientifique qu'elle devra figurer. On dirait que tous les fonds de mare de l'univers, tous les égouts des cités tentaculaires, toutes les fanges des marécages terrestres se sont groupés, ont uni leurs richesses obscures pour enfanter ce prototype qui les sublimise à jamais. Bérurier n'est plus un fils de ce siècle, c'est une création géologique du limon ; le Dieu de ce louche mariage de la terre avec l'eau : la boue ! Et savez-vous quelle est sa réaction première ? Se nettoyer ? Que non pas ! Il se précipite sur sa canne à pêche ! La Gaule, on ne peut pas l'abandonner, même dans les pires moments. — Il s'est tout de même dépiqué, le fumelard ! tonne-t-il en constatant que son ver gigote maintenant sur une palette de nénuphar. Et il lance la ligne, adroitement cette fois, dans la vase qu'il vient de visiter. Il bloque le talon de sa canne entre deux grosses pierres opportunes et passe sa manche ruisselante sur son front ruisselant, ce qui ne modifie aucunement son aspect. — On a eu des émotions, dit-il, mais enfin nous v'là parés ! — Tu espères que ça va bicher, maintenant que tu as engrené le coup au gras double ? demandé-je. Il fait craquer la boue de son visage en riant. — Là encore tu manques de connaissances, San-A. Le poissecaille, contrairement à ce qu'on nous cause, au plus tu fais du bruit, au plus qu'il est content. C'est un curieux. Quand y se produit du ramdam il se barre, nature, c'est sa première réaction ; puis vite il radine pour voir ce dont à propos de quoi il s'agissait, comprends-tu ? C'est magique. — Tu as de quoi te changer ? demandé-je. — T'inquiète pas pour Bérurier. J'ai une couverture dans mon coffre. Sans façon, il se déloque, étale, ses effets dans l'herbe baignée de soleil et enroule ses deux cents et quelques livres de saindoux dans la couverture annoncée. Il s'agit d'une loque informe et incolore, misérable comme un asile de nuit dont elle a l'odeur. Tout en se drapant dans ce péplum improvisé, le camarade Béru m'explique avec un clin d'œil polisson : — J'ai toujours une couvrante dans ma tire pour expédier le casuel quand y se présente. Lorsque tu proposes une balade à la campagne à une frangine, elle fait des fois du chichi pour s'étaler à cause de la rosée et des brindilles. Avec ça t'as réponse à tout. C'est le canapé rêvé pour les pique-assiettes. Ça emporte la décision, quoi ! Ah ! si elle pourrait parler, cette couvrante, elle t'en dirait des choses ! Berthe, sur le marchepied du wagon, nous crie « Hou-hou ». Le déjeuner est prêt. La Gravosse pousse des cris en voyant son bonhomme déguisé en roi-mage. Elle a droit à une volée d'explications qui la calment. Nous nous installons tous les quatre dans un compartiment de fumeurs. Les dames prennent le coin fenêtre et nous attaquons la bouffe. Onzième Leçon : LOUIS XIII — SA FEMME — SON CARDINAL — SON STYLE Au dessert, Béru va changer le ver de sa ligne. Il espérait confusément une prise, mais il est déçu. Le pauvre ver de terre n'a même pas été suçoté. Un calme plat règne sur l'étang. C'est à peine si une bulle perfide vient éclater parfois à la surface de celui-ci. Un peu amer, il revient au wagon-restaurant. Sa couverture entrouverte dévoile impudiquement ses jambes velues ornées d'archaïques fixe-chaussettes. M'man et B.B. préparent le café en s'époumonant sur un feu de branchettes, car la bouteille de Butagaz vient d'afficher « Relâche pour répétitions ». — Tu sais ce que tu ferais si t'étais un pote ? murmure mon camarade d'une voix torve. Je le vois venir et je feins de m'assoupir. Impitoyable, il me secoue le bras. — Tu me raconterais un peu d'Histoire, San-A. Si je te disais que pour moi c'est devenu une sorte d'espèce d'opium. Ce matin, en préparant mon caoua, je repensais à tout ce que tu m'as débité hier : Le François 1 , Henri IV et consoeurs… Et puis ceux d'avant : Saint-Louis, Blanche de Castagnette, Charlemagne, Clovis et toute la clique, quoi ! Dans ma mémoire ça ressemble au Châtelet. Si je t'avouais que je me sens bien au milieu de ces gens-là ; comme s'ils n'étaient pas morts. Va-t'en expliquer pour-quoi ! Il me semble que j'ai rendez-vous avec eux et que ce sont tous mes potes. C'est curieux comme les abrutis savent trouver de belles formules parfois. Quand le cœur prend la parole, il s'exprime toujours mieux que l'esprit. Voilà pourquoi les beaux parleurs professionnels font roupiller leurs auditoires alors que souvent des êtres frustes captivent avec des phrases boiteuses et des termes impropres. Je me sens bien, dans ce vieux wagon immobilisé à tout jamais dans les hautes herbes de cette campagne perdue. Au fond, c'est un sage, Flumet, le copain de Béru. Au lieu du cabanon modèle, il a fait traîner ici ce véhicule périmé et lui a donné une seconde vie. Un wagon de chemin de fer, n'est-ce pas ce qui permet le mieux d'admirer la nature ? Comme vue panoramique, on ne peut pas rêver mieux. Je m'allonge sur la banquette, les pieds posés sur celle d'en face dans la position classique du monsieur qui, mieux qu'une distance, s'apprête à franchir une durée. — Oui, ma Grosse, je vais continuer. C'est plus fort que lui ! Il se lève et m'embrasse. — Tu vois, San-A, fait-il avec de l'humidité au ras de la vitrine, t'es un chic type dans ton genre. Caustique, blagueur jusqu'à faire de ta peine quéquefois, mais toujours prêt pourtant à donner ce que tu as, que ça soye ton flouze, ton temps ou tes connaissances ! Puis, au comble de l'allégresse, il se rue à la portière, abaisse la vitre et hurle à la cantonade : — Mesdames ! Mesdames ! Venez vite, San-A va dire l'Histoire ! Dans sa précipitation, la couverture a glissé de son dos et le voilà avec pour unique vêtement ses archaïques fixe-chaussettes. — Remballe ta vertu, Béru ! ordonné-je, elle est à peine plus convenable que ta figure ! Il se marre et se confectionne un pagne artistique. Les dames reviennent avec un bidon de café odorant. Quand on voit surgir B.B., on a l'impression que c'est le contrôleur qui s'annonce avec son casse-noisette pour vous perforer le « titre de voyage ». — C'est vrai, cher commissaire, que vous consentez à nous dire encore ? minaude la grassouillette. — On ne peut plus vrai, tendre amie. Berthy se tourne vers M'man : — Chère Madame, rondejambe-t-elle, je ne sais pas si vous avez déjà entendu votre fils causer de l'Histoire de France, mais je peux vous dire qu'il est passionnant. Tasses de carton, pause-caoua. Naturellement, Béru crève son gobelet avec ses gros ongles calcifiés et le café coule sur son bide bouddhique. Les deux tiers du contenu se logent dans l'excavation qui lui tient lieu de nombril. Il hurle, il gigote. Berthe lui éponge l'abdomen avec sa casquette et tout rentre provisoirement dans l'ordre, à cela près qu'une grosse mouche bleue qui raffole des douceurs s'obstine à visiter l'ombilic du Gros, le café renversé étant déjà sucré. Berthe emplit un deuxième godet à son pachyderme. — Tu démarres, San-A ! supplie le Frémissant. Ma brave Félicie a l'œil qui frise. On dirait la maman de Caruso, au moment où ce dernier se ramonait les muqueuses avant d'attaquer l'Introduction du morceau de Faut dans l'Ouverture de la Fille de Madame Angot. — Eh bien voilà, commencé-je. En 1610, Henri IV est assassiné. Air connu : c'est son fils qui devient roi. Une fois de plus, le nouveau roi est un gamin. Il s'appelle Louis XIII. — Ça n'a pas dû lui porter chance, un numéro pareil ! objecte Berthe. — Ça ne s'est pas trop mal passé dans l'ensemble, la rassuré-je. Louis XIII fut un roi moyen. Il n'a pas le panache blanc de son papa Henri IV, non plus que la grandeur de son fils Louis XIV. Pour situer le bonhomme, je vais me référer aux pages historiques du Petit Larousse, ce vade-mecum du bon Français. Dans l'ouvrage en question, à la rubrique des Louis, Louis V par exemple a droit à quatre lignes de biographie, Louis IX (ou Saint-Louis) à quarante-quatre, Louis XIV à cent-une et Louis Louis XIII à vingt et une ! « On peut donc considérer le Larousse-d'après-les-pages-historiques comme l'applaudimètre de l'Histoire. Vingt et une secondes de bravos pour le fils du Béarnais. C'est honnête, c'est même pas mal. Mais ça ne fracasse pas les tympans. A partir de Louis XIII et à une exception près, désormais tous les rois de France se prénommeront Louis, ce qui facilite grandement leur classement chronologique. En ce qui me concerne, j'éprouve une tendresse tout particulière pour Louis XIII. Et ceci pour deux raisons : il a doté l'ameublement français du plus beau de tous les styles, et l'imagerie du plus beau des uniformes, celui des Mousquetaires. « Mais reprenons par le commencement. A l'assassinat de papa, il a neuf ans et toutes ses dents. Ça ne suffit pas pour gouverner la France. C'est donc maman, Marie de Médicis, qui assume la Régence. Vous voyez à quel point l'Histoire est cyclique ! C'est en la potassant qu'on se rend compte aussi que les hommes meurent les premiers. » — Cette Marie de mes Dix-Six, demande le Gravos en soufflant sur son nouveau canna, elle était aussi vacharde que la Catherine ? — Un peu moins. Mais elle était bête, donc dangereuse. Elle avait ramené d'Italie une bande de petits requins parmi lesquels se trouvait un certain Concino Concini, bel aventurier sans scrupules qui avait décidé de faire fortune à la Cour de France comme d'autres se lancent dans l'Import-Export. — Et il y est arrivé ? demande voracement l'avide Béru. — Magnifiquement, puisqu'il a réussi à truster les plus hauts grades, les plus hauts titres, les plus hautes fonctions : Maréchal, Marquis, Super-Intendant ! — Comment qu'il s'y est pris ? demande B.B. — Comme les castors, ma gente amie. — Il a barbillonné la Gérante, je parierais ? devine le Gros qui maintenant connaît le processus classique des fortunes de cour. — Exactement ! Marie de Médicis ne jurait que par lui et le gavait de pognon. C'était tellement scandaleux et décourageant que ce pauvre Sully, qui avait économisé l'artiche du Trésor en trimant comme un charbonnier, a donné sa démission. — Tu parles qu'il y avait de quoi ! approuve Béru en rajustant son pagne. C'est déjà pas marrant de canner des impôts pour la Force de Frappe, mais quand au lieu de payer un jouet au général ton grisbi va dans tes fouilles d'un barbe, ça doit méchamment écœurer le contribuable ! — Concini, poursuis-je, s'appelait le Maréchal d'Ancre. — C't'un surbiazo qui conviendrait plutôt à Lazareff, note mon ami au passage. Pourquoi qu'il avait choisi ce nom ? Il faisait dans la presse, lui aussi ? — Il s'agissait du nom des terres picardes qu'il avait acquises avec le blé remis par Marie de Médicis. — Il devait drôlement la réussir, la veuve Henri IV, j'ai idée, pour qu'elle se laisse aller à lui cloquer le Trésor Public, à ce petit futé ! Le Tourbillon florentin, selon moi, n'avait pas de secret pour lui. — C'est bien mon avis. Mais tout ça il allait le payer, espère un peu. Gros, L'Histoire, par moment, c'est moral comme les Contes de Perrault. Concini jouai ! les gros bras au Louvre sans prendre garde au petit Louis XIII qui grandissait en douce. Il lui faisait savater les miches et donner le fouet à tout berzingue, le prenant pour un locdu. Cupide mais insouciant : c'est latin, quoi ! — Tu disais donc que le môme Louis XIII grandissait, coupe Bérurier. — Oui. On l'avait marié de bonne heure avec la petite Anne d'Autriche, histoire de mettre fin aux guerres avec l'Espagne. — Je vois pas le rapport, s'étonne B.B. — Anne d'Autriche était la fille du roi d'Espagne. Vous vous souvenez, dear Berthe, combien ce pays était puissant alors. Ses possessions s'étendaient à travers toute l'Europe et cernaient la France, ce qui nous gênait pour respirer. Une fois de plus, on essayait de résoudre des difficultés politiques en mariant deux gosses. Mais c'était reculer pour mieux sauter, si j'ose me permettre cette image à propos d'épousailles. — Tu t'égares, fait sinistrement observer le Mastodonte. L'Espagne, en s'en tamponne le plexus, vu qu'on sait maintenant ce qu'elle est devenue. Si y aurait pas le Real de Madrid on n'en causerait plus qu'à l'époque des vacances. Parle-nous de Louis XIII et laisse filer le bouchon avec les Espagos. Je virgule un coup d'œil à ma Félicie. Elle baigne dans son jus, M'man. C'est de l'attraction inédite, les gars ! Vous pouvez tripoter les boutons de votre poste de téloche et chatouiller le canal de la deuxième chaîne, jamais vous ne capterez du pareil sur les ondes hertziennes. M. Margaritis l'engagerait dare-dare, mon Béru, pour son super gala de fin d'année, s'il le voyait. Et tous les autres aussi : Maïs-Thé-Céleri de Sa Noix en tête ! — Louis XIII, donc, laisse pousser ses petites ailes en remâchant sa rancœur. Et puis, un beau jour de 1617, n'en pouvant plus, il organise avec son ami de Luynes l'assassinat de Concini. Ce dernier se présente au Louvre un matin, comme tous les matins, avec les dégourdis de sa suite. Un seigneur le cramponne par le bras : « Au nom du roi, je vous arrête » qu'il lui dit. « Moi ? » que répond le maréchal d'Ancre, mais en italien. Il ne s'est pas plutôt exclamé que les pistolets se mettent à défourailler. Concini meurt. Ses suivants deviennent des fuyants et les seigneurs de la cour se répandent dans les couloirs en criant : Vive le Roi ! Car effectivement, Louis XIII, fort de son coup d'éclat, se met à régner vraiment. « En apprenant l'assassinat de son Jules, la Régente se dit que ça risque de chauffer pour ses plumes. « Vous avez eu l'occasion de constater à quel point, jadis, les liens du sang importaient peu. Des mères qui empoisonnaient leurs enfants, des enfants qui trucidaient leurs parents ou leurs frangins, on en rencontre à chaque chapitre. C'est pourquoi Marie, oubliant les belles séances de « J'te veux, tu m'as » passées en compagnie de Concini clame que le roi a bien fait, ramasse son embrasse-en-ville et file à Blois. « Pendant qu'elle accomplit cet acte de bravoure, la nouvelle se répand dans Pantruche. Oh ! cette joie, mes amis ! Le peuple de Paris qui ne pouvait encadrer ni la reine mère ni son gigolpince, se met à danser d'allégresse. On n'en croit pas ses oreilles. On veut en croire ses yeux ! Alors on court au cimetière où les restes de Concini viennent d'être inhumés. On les déterre ! Pas d'erreur ! C'est bien lui ! Joies ! délices mais pas d'orgues ! On traîne le cadavre dans la rue ! On le souille ! On le larde ! On le découpe ! On le mange ! Parfaitement, vous avez bien entendu ! il s'est trouvé des exaltés pour se faire cuire le cœur de Concini et pour le dévorer devant la foule en délire. » — Le cœur ? dit B.B. avec une moue. Pourquoi pas un morceau plus riche ! — Si vous pensez à celui que je pense, Noble Dame, c'était trop tard car on les lui avait déjà coupées ! Maman est toute pâlotte ! — C'est effrayant la populace en colère, dit-elle. Béru hoche la tête. — Notez, fait-il, que le Concini serait été mort de tuberculose, évidemment c'aurait pas été ragoûtant. Mais du moment qu'on l'avait abattu en pleine santé, ma foi… Je considère l'Enflure avec effroi. — Tu aurais été capable de manger le cœur de Concini, Béru ? — Pourquoi pas ? dit-il. Y a bien eu des gars qui l'ont fait. Faut se reporter à l'époque, Gars, et tenir compte de la rogne des gens. Fais un tour d'horizon dans ta conscience couleur d'hermine et dis-moi un peu si par moment tu boufferais pas la rate du ministre des finances quand tu reçois ta feuille rose ! Évidemment, vu sous cet angle, l'argument se défend. L'anthropophagie, c'est le point culminant de la haine, c'est son bouquet final. Sa noblesse, peut-être, après tout ? Quand on déteste trop quelqu'un, au point qu'aucun supplice terrestre n'est plus apte à étancher cette haine, le manger doit constituer l'ultime recours. Béru pousse plus loin encore sa plaidoirie en faveur des gastronomes qui consommèrent le cœur de Concino Concini. — Y a une chose qu'il faut aussi considérer, San-A, c'est qu'ils l'ont fait cuire. Je trouve ça assez élégant, somme toute. — On avait affaire à des gourmets, admet Berthy. Notez que personnellement, à part les tripes, j'aime pas les abats… — C'est Louis XIII qui aurait dû le becter, son Consigné. — Concini, rectifie ma Félicie. Béru lui vote une courbette, laquelle déguise son bide dénudé en accordéon. — Merci, voilà déjà que j'estropiais son blaze. Bon continue. Concini est clamsé et la reine mère à Blois, ensuite qu'est-ce qui se passe ? — De Luynes, le grand copain du roi, gouverne. Il le fait tant bien que mal, car c'est un batailleur, pas un diplomate. — Et le roi, pendant ce temps, il vend des moules ? — Presque ! C'est un gars bizarre, ce Louis XIII. Il a de l'allure, il est intelligent, sensible. Il s'efforce d'établir son autorité, mais il souffre d'un complexe terrible : il est impuissant. Nous enregistrons dans l'auditoire un double cri de commisération. Ce sont les Bérurier qui s'apitoient. — C'est rarissime, hein ! fait le Gravos. Vu que jusqu'alors il y avait plutôt carambolage au palais ! Lorsque tu songes aux prouesses de François I , d'Henri IV et console, t'as peine à croire que Louis XIII avait le slip en berne ! — Quand je vous disais que le 13 porte malheur ! explose Berthy. Et un roi, vous pensez si ça la fout mal ! — Exactement ce que pensait la pauvre Anne d'Autriche ! assuré-je. Voilà une jouvencelle qui franchit les Pyrénées pour faire dodo avec le roi de France. Connaissant la réputation de ses aïeux, elle escomptait des délices rarissimes, la petite chérie. Toutes ses copines, avant le départ, lui disaient qu'elle avait de la chance et qu'elle allait avoir les doigts de pied en bouquet de violettes. On le savait que le Louvre c'était une préfiguration du One Two Two de la rue de Provence, et qu'on y passait des nuits vibrantes. Ces rois de France, c'étaient les plus grands démolisseurs de sommiers de la création. Leur véritable sceptre se trouvait où vous devinez. Le rêve de toutes les princesses in the World, c'était de venir en goûter un peu, de la vie française. Or, la gentille Anne d'Autriche se pointe. A l'arrivée, ça carburait : jolie bouille, le jeune roi. Belle prestance. La hanche fine, la jambe longue, la moustache déjà Louis XIII et l'élégance prometteuse. Et puis, la nuit arrive et qu'est-ce qui se passe ? Sa Majesté rentre dans sa chambre et se met au plumard toute seule ! il faut que la mère Médicis (qui est italienne, donc qui aime l'amour) vienne tirer son chiare par les nougats pour l'expédier chez Annette. Et lui, il y va, l'oreille basse. Le reste aussi. Y a rien de plus déprimant pour un monsieur dont la virilité appartient à la famille des mollusques que de se farcir une nuit de noces. Surtout quand toute la France regarde, attend, retient son souffle. Il voudrait être ailleurs, le monsieur en question. Bien loin, dans ses pantoufles à ligoter son France-Soir, le grand orgasme du soir ! — Alors qu'est-ce qui s'est passé ? halète B.B. — Ils ont fait une belote, vu le cas de force majeure ? suppose le Gros. — Paraîtrait que ce soir-là le roi aurait réussi à assurer son service. Des témoins affirment qu'il a pu honorer la reine. — Des témoins de complaisance, mouais, grommelle le Sceptique. Le roi leur aura donné un petit château à chacun pour qu'ils fassent courir le bruit qu'y avait pas plus Casanova que lui ! « Parce que je vais vous dire une bonne chose, m'sieur-dames, on est impuissant ou on ne l'est pas. Quand on l'est pas, on l'est pas. Mais quand on l'est, tu peux te faire projeter le Parc aux Cerfs en Vistavision ou prendre des infusions de cantharide à tous tes repas, c'est pas ce qui te mettra du remontant dans le fil à plomb, Bonhomme ! Il lui a peut-être fait un concerto de guitare à l'Anne d'Autriche (d'autant qu'elle était Espago, tu dis), il lui a peut-être fait la machine à cacheté ; les enveloppes, le petit dépanneur radio, le doigt magique, la morsure brûlante, la compresse humide, le malaxage vertical, le pas de vis à l'envers ou le taille-crayon à moustaches, oui, je veux bien en convenir, mais il ne lui a sûrement pas fait la plongée sous-marine, le sifflet pétrifié, l'embrocation cosaque ou le bâton du Maréchal Polisson ; sûrement pas ! » — Je suis assez porté à admettre ta thèse, approuvé-je. La preuve en est qu'il est resté vingt-deux ans sans pieuter avec sa bonne femme. — Vingt-deux ans sans homme ! s'égosille Berthy. Son Gros la calme du geste. Ce qui l'intrigue, ça n'est pas la force d'âme de la souveraine, mais le fait que Louis XIII soit retourné dans son lit après ces vingt-deux ans de chasteté. — Qu'est-ce qui lui a pris de remettre le couvert ? demande mon ami. Il a eu le retour d'âge bénéfique, ou quoi ? — Il devait assurer sa descendance, Gros. — Va-t'en l'assurer avec une peau de banane ! flétrit le Mastodonte. Qu'est-ce qu'il pouvait espérer ? — La réussite de ses projets puisque, effectivement un Dauphin lui est né. Et quel Dauphin ! Vingt-deux ans de bouteille, mais ça a donné Louis XIV ! Ma grosse gonfle fait un signe de dénégation. — Pas à moi, dit-il ! Raconte ça aux mômes des écoles si tu veux, mais pas à moi. Ton Dauphin, il se l'est fait tricoter par un pote ! Et sa nuit avec la reine c'est pour sauver les appâts rances. Fallait qu'il soye homologable, le Louis XIV ! Né de père inconnu, pour un roi de France, ça fait trop désordre. — Là encore j'adopte ton argument, Béru. — Ce que je me demande, fait B.B. c'est comment la reine s'est arrangée pendant tout ce temps-là. Elle était frigidaire ? — Pas le moins du monde. Mais Dieu merci il y avait de la visite au Louvre. Buckingham, d'abord, ce beau seigneur anglais qui tomba amoureux d'elle et qui inspira si fort mon confrère Alexandre Dumas. Et puis d'autres gentilshommes bien de leur personne. — Et le roi ? Il avait pas de vices cachés, vous êtes certain ! — C'est peu probable. Il était pieux, grave et chaste. Il eut deux favorites cependant, mais ses rapports avec elles demeurèrent platoniques. La première fut Mademoiselle de Hautefort. — Hautefort et fais reluire ! plaisante le Contrôleur des Wagons-lits ! — Ça n'a pas été le cas ; il se contentait de lui faire des vers. La seconde fut Mademoiselle de La Fayette ! — Celle des Galeries ? — Une ancêtre. Mais la vie dans l'entourage de Louis XIII était tellement poilante qu'elle a fini par entrer dans les ordres, parce que le couvent était plus rigolo. Après elle, il a eu un favori ! — Nous y voilà, fait Berthe, pincée. Je n'osais pas le suggérer, mon cher ami, mais je pensais que ce Louis XIII avait des mœurs olé-olé ! — Vous n'y êtes toujours pas, Belle amie. Une fois pour toutes, chez lui, tout se passait dans la tête ! Qu'il eut été amoureux du jeune Cinq-Mars, ce n'est pas douteux, mais il n'y eut jamais rien de plus entre eux. Barrissement de Béru. — Qu'est-ce que t'en sais, mon pote ? T'es toujours là à avancer des choses, comme si que t'aurais passé plusieurs existences dans la table de nuit des rois à tenir compagnie à leurs pots de chambre ! Quelqu'un qui ne donnerait pas sa place pour un boulet de canon, c'est M'man. Elle est pliée en deux, ma brave Félicie. Ça fait un bout de moment que je ne l'ai pas vue se divertir pareillement. — Nous nous sommes étendus sur l'impuissance de Louis XIII ; examinons maintenant sa puissance, enchaîné-je. — Oh ! tu sais, quand un monarque met son calcite en portefeuille, sa puissance… — Détrompe-toi, Louis XIII l'a été. Et cela grâce à un homme prodigieux : le Cardinal de Richelieu, le plus grand Premier Ministre de notre Histoire après Debré ! — C'était le frère de Drouot ? demande Son Altesse. — Un camarade de carrefour seulement. Ce jeune prélat ambitieux entra dans les ordres presque accidentellement. Son frère, qui était évêque de Lucon, se retira dans un monastère et Armand du Plessis reprit la charge pour qu'elle ne soit pas perdue ! A cette époque, on gérait un diocèse comme maintenant une quincaillerie. On achetait le fonds, quoi ! Pour en revenir à Richelieu, je vais faire appel à l'applaudimètre Larousse afin de vous situer son importance. Alors que Louis XIII a droit, je vous le répète, à vingt et une lignes, Richelieu, lui, a droit à vingt-cinq lignes. Soit quatre lignes de plus pour le ministre que pour le roi, une fois de plus les chiffres parlent ! Ce merveilleux cadeau, ce fut Marie de Médicis, à la fin de sa disgrâce, qui le fit à la France. Elle ne se doutait pas qu'elle introduisait au Louvre son futur ennemi. Le reste de son existence, elle le passa à essayer de faire tomber du piédestal où elle l'avait juché cet homme remarquable. Elle n'y parvint pas à cause de la sagesse du roi. — Il était trop lié avec Louis XIII, n'est-ce pas ? demande Félicie. — Non M'man, tu n'y es pas. Leurs relations furent très étranges. Les deux hommes ne s'aimaient pas, je crois même qu'ils se détestaient franchement, et pourtant chacun d'eux n'eut jamais que l'autre pour ami sûr. Le roi avait confiance dans l'intelligence et la perspicacité de Richelieu. Richelieu avait pour but sacré de servir les intérêts du roi. Il fut une sorte de nouveau Maire du Palais. Un Mussolini dévoué à Victor-Emmanuel. Au cours de sa prestigieuse carrière, il appliqua un triple programme : anéantir les protestants en tant que parti politique, abaisser les seigneurs et affaiblir la puissante Maison d'Autriche. Il réussit dans cette dure entreprise. Et pourtant il eut le pays entier contre lui, à commencer par les deux reines. Mais, avec le soutien de son roi, il triompha de toutes les difficultés et déjoua tous les complots. Ah ! ce n'était pas une lavasse. Il avait une police très au point et il frappait vite et fort. Il n'hésita pas à faire décapiter le cher Cinq-Mars, ex-favori de Louis XIII parce qu'il avait comploté avec l'Espagne pour saquer Richelieu. La Bastille était bourrée de monde ; on y trouvait des gens de toutes les conditions car l'Éminence ne faisait pas de détail : les nobles comme les manants dégustaient lorsqu'ils ne marchaient pas droit ! Ce fut un authentique monarque. Il avait son palais, sa police, son armée. Richelieu fonda cette Académie Française où, si j'en crois certaines rumeurs je vais être reçu incessamment[39 - Après la publication de ce livre fleuve — mon élection ne fait aucun doute — vous m'imaginez avec le bicorne, l'habit couleur de poisson avarié et l'épée au côté prononcer l'éloge d'un quelconque professeur STROUMPF, illustre inconnu auquel on devra un traité de puériculture ou le manuel du parfait planteur de macaroni ? Les nanas se bousculeront sous la coupole pour voir la troupe me présenter les armes, à moi qui les leur ai présentées si souvent, à elles !]. Mes « élèves » méditent un moment, puis Béru soupire : — Ils ont peut-être bien géré la France, les duettistes Louis XIII-Richelieu, mais ça ne devait pas être marrant. Un roi qui a une bulle de savon dans le kangourou et un cardinal, tu parles d'une fiesta sans musique, mon neveu ! — Te goure pas, Gros. Richelieu, malgré la pourpre cardinalice, en donnait pas sa part aux chiens pour ce qui est du dodo-à-ressorts. Incrédule, qu'il est, soudain, le Mahousse. Ça meurtrit ses idées préconçues, cette pensée d'un cardinal courant le guilledou. Un moine, il veut bien, c'est de tradition ça fait paillard, chanson de carabins et tout. Mais de la part d'une éminence, il trouve que c'est choquant. Je lui explique que la noblesse d'église en ce temps-là était sans rapport avec celle d'aujourd'hui. Et, pour pousser sa réprobation aux ultimes limites, j'ajoute : — Je peux même te dire qu'il s'était mis en ménage avec sa nièce, notre Richelieu. Si on compare sa vie sexuelle à celle du roi, on s'aperçoit que les deux hommes étaient complètement différents. Le roi séduisant repoussait les assauts des dames et Richelieu qui aimait les bergères se faisait envoyer chez Plumeau la plupart du temps. — Et pourtant, rêvasse B.B., un cardinal, ça doit être diablement excitant ! Le Gros s'emporte contre la salacité de sa conjointe. Qu'elle le cocufie, c'est une chose, mais pas avec le clergé, nom de Dieu ! Il pourrait pas admettre. — Physiquement, demande B.B. rêveuse, à quoi ressemblait-il, le cardinal ? — Tenez, dis-je en lui tendant mille francs anciens, je vous offre son portrait. C'est une édition numérotée qui vaut dix nouveaux francs, ne la perdez pas ! Elle regarde la gravure avec ses bons yeux gros de vache bretonne sollicitant le taureau. — C'est curieux, fait-elle, j'avais jamais eu l'idée de regarder. — Ça vous donne une preuve supplémentaire de l'importance de Richelieu. Ça n'est pas le portrait de Louis XIII qui figure sur les billets trois cents ans plus tard, mais celui de son ministre. — Il devait être bel homme, admire Berthy. — Avec son col Claudine et son béret, y ressemble au petit chaperon rouge, ton marchand de burettes ! Et puis aussi à la Ninon, tu trouves que ça fait sérieux ? Tu rencontrerais Monseigneur Felting coiffé commak que tu écrirais au pape pour protester ou que tu te ferais musulwoman. Mais Berthy demeure farouchement sur ses positions : Armand du Plessis, duc de Richelieu, lui a tapé dans l'œil, et désormais il est clair que les billets de dix balles auront pour elle une signification particulière. Elle ne les considérera plus jamais comme de la vulgaire monnaie. — En conclusion, dis-je, Louis XIII fut un bon roi parce qu'il laissa gouverner la France par Richelieu. Et Richelieu fut un grand ministre parce qu'il sut où étaient les intérêts de la France et qu'il les servit corps et âme. Signalons que cet homme clairvoyant sut toujours bien s'entourer. Lorsqu'il était jeune, il eut comme confident et conseiller le père Joseph, un religieux plein d'astuces ; puis, quand il fut vieux, il prit au contraire à ses côtés un jeune gars tout ce qu'il y a de futé et dont nous parlerons longuement plus tard : Jules Mazarin. Quand il mourut, en 1642, bouffé par les ulcères, il désigna le petit Mazarin au roi pour lui succéder. Louis XIII ne devait survivre que quelques mois à son ministre. Il était tubard et lâcha la rampe après une interminable agonie en mai 1643. Cette agonie lui permit de mettre ses affaires en ordre avant de prendre congé. Il commença par faire baptiser le Dauphin alors âgé de cinq ans en lui donnant Mazarin pour parrain, ce qui était une façon éclatante de renforcer la position de celui-ci. Puis il organisa la future Régence en homme pondéré qu'il était. En somme, il tenait à sauver les meubles. — Et c'est peut-être pourquoi on trouve tellement de Louis XIII chez les antiquaires aujourd'hui, conclut pertinemment Béru. Lecture : Exclusif : Un document inédit d'Alexandre du Mât LES SURPRENANTES RÉVÉLATIONS DU MOUSQUETAIRE BÉRUGNAN… Par une froide matinée du mois de décembre 1637, Anne d'Autriche se tenait embusquée dans l'embrasure d'une fenêtre du Louvre. Une neige molle coulait sans bruit le long des vitres. Elle fondait instantanément au contact du sol, pour se transformer en une boue visqueuse dans laquelle glissaient les sabots des chevaux. Le ciel était d'un noir d'encre. Anne, qui s'ennuyait prodigieusement dans ce palais glacial, laissa retomber le rideau pour s'approcher de la vaste cheminée où un feu de bûches pétillait. Il était insuffisant pour chauffer la vaste pièce et surtout le cœur de la reine qui songeait à son Espagne natale toute baignée d'un soleil glorieux. Les années de vie à la cour de France avaient fini pas altérer son moral. Cela faisait plus de vingt ans qu'elle s'étiolait, sans joies véritables et surtout sans enfants, entre un mari impuissant, triste comme un bonnet de nuit, et un cardinal aux pensées tortueuses qui ne lui pardonnait pas d'avoir jadis repoussé ses avances. Une de ses dames d'honneur s'avança vers elle. — Madame, dit-elle, il y a là un mousquetaire qui insiste pour vous parler. — Que me veut-il ? demanda Anne d'Autriche, surprise. — Il n'a pas voulu le dire, Madame. Il prétend que c'est secret. La reine fronça les sourcils. S'agissait-il encore d'un piège de Son Éminence ? Pourtant, un mousquetaire ne pouvait être la créature du Cardinal, car l'antagonisme entre les gardes de Richelieu et les mousquetaires du roi continuait de couver et il se produisait fréquemment des étincelles. Anne se dit que, par contre, le machiavélique ministre était fort capable de lui dépêcher un faux mousquetaire afin de tromper sa confiance et d'endormir sa méfiance. — Quel est son nom ? demanda-t-elle. — Sergent Bérugnan, Madame. Anne d'Autriche hocha la tête[40 - L'expression « Branler le chef » nous a paru trop osée pour parler d'une reine.]. — J'ai ouï ce nom, fit-elle. Mais je ne connais point l'homme. Dites à La Porte de venir immédiatement. Quelques instants plus tard, le fidèle valet de chambre de la reine se présenta. — Sa Majesté a besoin de moi ? — Pierre, fit la souveraine qui, bien que reine, savait se montrer familière, connaissez-vous un sergent des mousquetaires nommé Bérugnan ? Pierre La Porte était pour Anne le plus précieux des auxiliaires. Ses fonctions de valet de chambre de la reine n'étaient que théoriques. En fait, il lui servait de confident, de conseiller, de Bottin, d'espion et de pense-bête[41 - Si nous osons nous permettre.]. Ce garçon était à ce point précieux que la reine et ses amies l'avaient surnommé S-V-P. — Si fait, Majesté, répondit La Porte, je connais. — Alors traversez l'antichambre et faites-moi savoir si l'homme qui s'y trouve et Bérugnan ne font bien qu'un[42 - A cette époque, on manquait de simplicité même dans le langage courant.]. La Porte s'inclina très bas. Son absence dura à peine une minute. Il réapparut moins d'un quart d'heure plus tard avec un visage serein. — L'homme de l'antichambre et le mousquetaire Bérugnan ne forment qu'une seule et même personne, Majesté, affirma le précieux valet. — Vous pensez donc que je puis avoir confiance en lui ? demanda Anne d'Autriche. La Porte dessinait une figure géométrique dans la buée des vitres. Cette figure était un carré. Pour préciser, il s'agissait d'un carré de valet. — Sans aucun doute, Majesté, répondit-il. — Très bien, dit la reine. Faites entrer ce mousquetaire et laissez-nous seuls. Le valet introduisit le visiteur. Après quoi, La Porte prit la porte. Anne d'Autriche regarda l'arrivant et lui trouva fort belle allure. Traçons le portrait de ce dernier d'un seul trait de plume. Le sergent Bérugnan avait presque trente-deux ans. Il n'était pas grand mais bien pris. Il avait le visage ovale, le nez un peu fort et bombé, le menton court et rond, l'oeil pétillant, la lèvre jouisseuse. Il avait du poil aux bras, sur les épaules, sur la poitrine, dans le dos, sur le ventre et le bas ventre, le long des jambes et même au cœur selon les gens qui le connaissaient bien. Son appétit était féroce. Dans ses meilleurs jours, au sortir du carême, il était capable de manger un veau entier pendant son week-end[43 - Mot composé importé à la cour de France par Buckingham et qui, à l'époque, signifiait fin de semaine.]. Infatigable, il pouvait parcourir cent lieues d'une seule traite, car il montait à cheval comme un centaure. Il déchirait avec les dents un jeu de quarante-huit cartes (c'est-à-dire de cinquante-deux duquel, par galanterie, il sortait les quatre reines) et transformait une enclume en plat à barbe d'un seul coup de poing. Il buvait seize litres de vin par repas sans éprouver la moindre migraine. Au lit, c'était la meilleure affaire de la compagnie des Mousquetaires. Ses prouesse laissaient ses compagnons humiliés. Il était capable de mettre sur le flanc une dizaine de femelles en une seule nuit après les avoir honorées au moins six fois chacune. Il était gascon comme la lune, assurait son ami Aramis, l'étroit mousquetaire dont parle Gérard Calvi et avant de quitter la demeure de ses ancêtres pour venir tenter fortune à Paris, son père l'avait pris entre trois yeux (car il était borgne) et lui avait dit dans ce beau patois béarnais qui faisait le charme du roi Henri IV : — Mon cher fils, c'est par son courage et sa loyauté que l'homme d'aujourd'hui fait son chemin à la cour. Vous savez manier l'épée aussi bien que la fourchette ; de plus, vous avez un poignet d'acier et un jarret de veau dans un gant de velours, profitez-en pour vous imposer. Ne craignez que Dieu et le roi. Placez votre honneur au-dessus de tout et votre virilité partout où vous en aurez l'occasion. Vous savez lire, écrire et compter jusqu'à dix, c'est plus qu'il n'en faut pour viser haut. Vous êtes jeune et brave. La jeunesse vous passera mais pas la bravoure ! Au contraire, cette dernière devra croître en vous comme une plante vivace dans un jardin bien exposé et que le jardinier n'oublie pas d'arroser. Vous serez brave parce que vous êtes gascon, certes, mais surtout parce que je suis votre père du moment que vous êtes mon fils. Ne vous hâtez point de prendre femme. Épousez d'abord l'aventure. Et quand votre nom rayonnera, quand votre bourse sera gonflée et que votre épée fera trembler, revenez au pays pour y chercher une payse. Les Béarnaises ont le secret d'accommoder les restes de viande froide. Là-dessus, il l'avait béni, lui avait remis un peu de monnaie et avait donné une grande claque sur le derrière de son cheval panard afin de le faire démarrer. Tel était — d'un seul trait de plume, ai-je promis — l'homme dont la plume du chapeau balayait le parquet d'Anne d'Autriche. La reine, qui s'y connaissait en hommes, avait enregistré cela entre deux battements de cils, car non contente d'être espagnole, elle était en outre perspicace. — Que désirez-vous, sergent ? demanda-t-elle au nouveau venu. — Si j'ai l'audace de solliciter un entretien particulier avec ma Reine, fit Bérugnan, c'est qu'il y va pour elle de son honneur et de sa sécurité. Il parlait net, d'une belle voix dans laquelle perçait ce beau patois béarnais qui faisait le charme du roi Henri IV. Le Béarn ! C'était le chemin de l'Espagne comme la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre. Anne d'Autriche y pensa fort et ses yeux merveilleux qui avaient fait battre tant de cœurs dans tant de poitrines s'emplirent de larmes. Le reine voulut se bassiner le visage avec l'eau de senteur d'une cuvette située sur une table Louis XIII située derrière Bérugnan. — Otez-vous de là que je m'humecte ! ordonna-t-elle. Comprenant l'intention de sa souveraine, le mousquetaire prit la cuvette et, mettant un genou en terre, la présenta à Anne d'Autriche qui fut touchée par cette attention. L'arrivant la troublait fort. Il émanait de lui une sensualité extraordinaire à laquelle Anne était aussi sensible qu'à cet accent béarnais qui faisait autrefois le charme du roi Henri IV. Elle conjura — pour un moment — le feu de ses joues. Et, s'étant ressaisie, murmura simplement : — Parlez ! — Oh ! ma Reine, soupira Bérugnan. Oh ! ma Reine… Il disait ces mots non seulement avec l'accent de ce Béarn si proche de l'Espagne, mais de plus avec nostalgie. Une deuxième fois, la reine frissonna. — Madame, attaque Bérugnan, reprenant du courage, est-il vrai que, soucieuse d'apporter votre contribution personnelle au relèvement financier du Trésor Public, vous ayez annoncé la vente prochaine de vos fameux ferrets de diamants ? Dites-le-moi, je vous en conjure, pour l'amour du ciel et pour l'amour de vous, ma Reine ! — C'est vrai, fit Anne. Je dois les donner solennellement demain au super-intendant des finances qui les mettra en vente et réservera le produit de celle-ci à l'achat de charrues américaines. — N'en faites rien, Majesté ! lança alors le mousquetaire qui eût presque crié s'il n'avait pris la précaution de parler à voix basse. N'en faites rien, car un immense scandale éclaterait alors ! — Mon Dieu ! fit simplement Anne d'Autriche en blêmissant et en portant simultanément la main à sa poitrine à l'intérieur de laquelle battait son cœur de reine. — Mon Dieu, Mousquetaire, reprit-elle, que me baillez-vous là ! Bérugnan posa la cuvette qu'il tenait toujours et ramassa son chapeau dont la plume d'autriche balayait le plancher d'Anne d'Autruche. — Madame, voici une dizaine d'années, vous remîtes ces ferrets au Duc de Buckingham. Son Éminence en eut vent et souffla au roi d'exiger de vous que vous les portassiez au bal de la cour, tout ceci est exact, n'est-ce-pas ? — Ça l'est, cria la reine, dans un souffle. Et après ? — Vous chargeâtes alors d'Artagnan d'aller les récupérer en Angleterre chez Sa Grâce. — Et il s'acquitta magnifiquement de sa mission, fit la reine. Bérugnan baissa la tête. — Hélas, non, Madame. Depuis dix ans, cet homme ambitieux qui a maintenant le grade de lieutenant dans notre glorieuse compagnie et qui est en passe de devenir capitaine, dupe son monde. Il n'est pas plus gascon que ne l'était Concini. — Que me dites-vous ! balbutia la pauvre Anne. Bérugnan, d'un geste ample de son bras terminé par la main qui tenait le chapeau à plumes, balaya une fois de plus le parquet d'Anne d'autruche. — Cet homme a modifié l'orthographe de son patronyme, Majesté. Son nom, qu'il a le front d'écrire D.A.R.T.A.G.N.A.N., s'écrit en réalité D.A.R.T.A.N.I.A.N. en un seul mot, sans « g » mais avec un « i ». Et pour aller au bout de la vérité, ma Reine, il n'est pas gascon mais arménien. Un silence glacé comme les mains d'un serpent s'abattit alors entre la reine et son visiteur. Anne d'Autriche ressemblait maintenant non point à une fille de la Maison d'Espagne, mais plutôt à une princesse nordique en pleine hibernation. Pâle et froide, elle paraissait s'être changée en statue de glace. — Se peut-il, mon ami ? fit-elle dans un soupir que Bérugnan perçut cependant car il avait l'oreille aussi fine que l'ardoise de son petit Liré. — Cela est, Majesté. Mais il y a pire. L'ignoble individu vous a honteusement abusée avec cette histoire de ferrets. Il en a fait confectionner de faux, et c'est ceux-là qu'il vous a remis, tandis qu'il cédait discrètement les vrais à un joaillier marron d'Amsterdam. Sa Majesté comprend maintenant pourquoi la fortune du scélérat est allée si vite ? C'est le diable que cet homme-là ! — Il faut prévenir le roi ! fit la reine qui, dans cet instant de faiblesse, éprouvait un immense besoin de protection. — Impossible, Madame, Dartanian vous tient. Prévenir Sa Majesté équivaudrait à lui avouer qu'à un moment ou l'autre vous vous séparâtes des ferrets ! — C'est vrai ! convint la reine en se tordant les poignets avec son autre main. C'est très vrai ! — Je ne le fais pas dire à sa Majesté ! se lamenta le brave mousquetaire. Anne d'Autriche se prit la tête de sa main restée libre. — Mais comment avez-vous appris cette vilenie, mon bon Bérugnan ? — Il y a trois jours à peine, Majesté, par une fille pour laquelle Dartanian eut des bontés et avec laquelle il eut des faiblesses. Il la jeta en Seine ensuite pour lui faire perdre la mémoire, se rendant compte du danger que constituait le réceptacle de pareils secrets. Mais, par un hasard extraordinaire, je passais par là. Ayant tout vu depuis l'autre rive, je sautai à l'eau et j'eus le bonheur de repêcher cette malheureuse. De la sorte je sus tout. Madame ma Reine, si vous remettez ces ferrets au super-intendant, on découvrira qu'ils sont faux et votre vie s'achèvera soit sur l'échafaud, soit dans un cul-de-basse-fosse ! Cette pensée m'est intolérable. Je ne puis admettre que votre beauté si rayonnante allasse s'étioler dans le salpêtre d'une prison ! Je suis venu pour vous sauver ! — Impossible ! fit la reine en larmoyant, car elle ne parlait pas que l'espagnol et le français. — Rien n'est impossible à l'homme qui veut sauver sa reine, Majesté. Mon honneur et ma vie vous appartiennent. Je suis venu pour brûler l'un et l'autre sur l'autel de votre culte. — Que faire ? — Je vais devenir un voleur, pour vous préserver, Majesté. Voici mon plan : vous allez immédiatement me remettre ces ferrets. Je quitterai le Louvre sans éveiller l'attention puisque c'est mon jour de congé. Je chevaucherai jusqu'à la nuit. Lorsque l'ombre aura envahi la terre de sa noirceur opaque, je m'arrêterai en quelque carrière où, entre deux blocs de rocher, je pulvériserai les faux ferrets, après quoi je répandrai leur poudre sur les eaux d'une rivière. Ensuite, eh bien, mon Dieu, j'irai cacher mon opprobre en quelque lieu discret si Dieu le permet, ou je mourrai de la mort honteuse des droits communs si les gardes me reprennent. Ma seule chance est que vous ne découvriez officiellement le larcin que demain. Ces vingt-quatre heures de liberté me sont indispensables. A chaque mot sorti des lèvres de Bérugnan, la reine, transportée d'un fol espoir, acquiesçait. Et pourtant, quand il se fut tu, elle secoua négativement la tête en signe de dénégation. — Je ne puis accepter pareil sacrifice. Votre vie, soit ! Votre honneur jamais ! — Entre celui d'un mousquetaire et celui de sa reine, il n'y a pas à hésiter, Majesté ! objecta fermement Bérugnan. C'était bien dit à lui et Anne d'Autriche le comprit parfaitement. D'ailleurs, à travers son cœur de reine battait conjointement un cœur de femme ; et qui plus est de femme bernée par la vie, environnée de périls, cernée de gens acharnés à sa perte, une femme qui était la proie des complots et la victime désignée de puissances occultes. Des larmes à peine salées (on est reine ou on ne l'est pas) coulaient sur ses joues blanches d'angoisse et non pas de Castille, comme c'était le cas pour la mère du réputé Saint-Louis. — Mon cher, mon noble, mon généreux Bérugnan, hoqueta-t-elle. Votre sacrifice ne pourra pas s'inscrire dans l'Histoire puisque, aussi bien, il est secret ; mais du moins demeurera-t-il dans mon cœur jusqu'au dernier jour de mes jours. — Ainsi soit-il ! conclut Bérugnan qui avait été enfant de chœur dans son jeune âge. Il s'agenouilla et baisa la robe de la souveraine, laquelle, éperdue de reconnaissance et chavirée par la mâle odeur de cuir et de sueur qui montait de cet homme ainsi que par ce pur accent béarnais qui avait fait le charme d'Henri IV, sentait croître son trouble. Ce frisson qu'elle avait cru être tour à tour de froid, puis de peur et ensuite de reconnaissance, devenait un frisson amoureux. Elle releva le bas de sa robe qui obligeait cet être noble à s'incliner au ras du sol afin qu'il eut moins à se courber. Mais elle le releva de telle façon que Bérugnan oublia soudain toute humilité pour ne plus prêter attention qu'à son vis-à-vis et le regarder dans les yeux. Ce qui passa par la suite se passa vite et sur un lit. Lorsque deux êtres d'exception subissent cet irrésistible appel des sens, ils ne peuvent lutter contre le feu qui les embrase. Leur embrasement devint un embrassement, puis une étreinte plus étroite. « Elle fait l'amour comme une reine », se disait Bérugnan au comble du délire en songeant qu'il n'était pas natif de Bourg-la-Reine pour rien ! « C'est un vrai mousquetaire ! » pensait de son côté Anne d'Autriche, qui pour être espagnole n'en était pas moins connaisseuse en la matière ! A la fin, hagards (comme disait Saint-Lazare) ils se désunirent pour le meilleur et pour le pire. — Mon Dieu, qu'ai-je fait ! se lamenta la malheureuse (mais comblée) souveraine en se voilant la face de ses deux mains restées libres. — L'amour, Madame ! répondit respectueusement Bérugnan. Ah ! comme il me sera doux de mourir, maintenant et combien indifférent de voir flétrir mon honneur et celui de mes aïeux ! Le temps qui continue sa route inexorable autour des cadrans d'horloge passait. Ils en eurent brusquement conscience et Anne courut chercher la cassette renfermant les terribles ferrets. Elle prit ces derniers de sa main restée libre et les fourra, après leur avoir décoché un regard de haine au passage, dans le gant de Bérugnan. — Maintenant, partez, Bel-Amour, fit-elle. Et si, comme je l'espère de toute mon âme, vous vous dirigez vers le nord, prenez ce sauf-conduit qui vous permettra de passer sans encombre les lignes espagnoles. Si vous allez à l'est, prenez-le également, de même que si vous allez au sud puisque les forces de mon père nous enserrent. Le mousquetaire ne se le fit pas dire quatre fois, ni trois et même deux. Il s'inclina et partit après avoir balayé le parquet de la reine avec son chapeau. Tout en chevauchant à bride abattue dans la campagne enneigée où les chemins ravinés traçaient sinistrement les méandres sinueux de leurs noires ornières, Bérugnan revivait son exaltante aventure. Vingt-quatre heures de répit suffisaient à un cavalier de sa trempe pour se mettre à l'abri des poursuites. Il jubilait. — Mon père n'était qu'un imbécile, de me prêcher le courage et l'élévation de pensée. Je vous demande un peu ! Douze ans d'honnêteté m'ont rapporté quoi ? Plus de cent cicatrices et un misérable grade de sergent ! Alors qu'en dix minutes de jugeote j'ai réussi à me faire remettre une fortune et à me farcir la reine de France ! Sans compter que j'ai, en plus, déconsidéré à jamais ce salaud de d'Artagnan aux yeux de la reine. Elle va la saquer tant qu'elle pourra et ça m'étonnerait qu'il fasse une carrière, lui qui est si service-service et qui passait son temps à me houspiller ! Il prit un instant pour laisser souffler son cheval et en profita pour admirer les merveilleux ferrets de diamants qui étincelaient dans la lumière éblouissante de cet été torride. « Il vaut mieux se servir de son intelligence que de son épée ! » cria-t-il joyeusement. Il oubliait déjà qu'il s'était servi d'autre chose encore et n'y resongea que le 5 septembre de l'année suivante lorsque, contre toute attente, un Dauphin naquit à la cour de France. Bérugnan qui menait grande et joyeuse vie dans les Flandres compta les mois écoulés sur ses doigts. — … et neuf, fit-il, par ma moustache, le compte y est bien ! Il éprouva alors la joie simple et noble du semeur en songeant que s'il avait amputé le Trésor Public de quelques dizaines de milliers d'écus, il avait en revanche offert Louis XIV à la France ! RÉSUMÉ-QUESTIONNAIRE RELATIF A LA DEUXIÈME PARTIE Q : QUELLE REINE REDEVINT REINE A LA MORT DE SON MARI ? R : Ça serait pas Henri III, des fois ? Q : COMMENT S'APPELAIT LE GRAND ENNEMI DE FRANÇOIS I ? R : Léonard de Vinci, sûrement. Parce qu'au prix qu'il a dû lui acheter la Joconde ! Q : LEQUEL DE CHARLES QUINT, D'HENRY VIII ET DE FRANÇOIS I EST MORT LE DERNIER ? R : Dis-moi un peu à quoi que ça rime une question pareille vu qu'ils sont cannés tous les trois ! Q : COMMENT EST MORT HENRI II ? R : Comme un c… Il avait pas besoin d'aller se battre dans un sournois, surtout contre un Anglais ! Y serait resté gentiment assis sur son trône qu'il vivrait peut-être encore ! Q : QUEL ROI A ORDONNÉ LE MASSACRE DE LA SAINT-BARTHÉLEMY ? R : Catherine de mes Dix-Six, cette bêtise ! Tu me prends pour un amnésique sans mémoire ! Q : HENRI III A-T-IL EU BEAUCOUP D'ENFANTS ? R : Oui : avec son bilboquet ! Là, t'es drôlement feinté, hein, San-A ? Q : PARLE-MOI DE L'ŒUVRE D'HENRI IV. R : Il a composé la ligne du Culte en revenant de Nantes. Q : COMMENT S'APPELAIT LA SECONDE FEMME DU BÉARNAIS ? R : Sully de Médicis ! Tant que tu auras que des questions aussi fastoches à me poser, je suis preneur ! Q : QUEL ÉTAIT LE NOM VÉRITABLE DU MARÉCHAL D'ANCRE ? R : Consigné Consinistre ! Q : RICHELIEU ÉTAIT-IL UN HOMME D'UNE GRANDE VALEUR ? R : Mille anciens francs ! Y a pas de quoi se monter le bourrichon ! TROISIÈME PARTIE LES TEMPS MODERNES Douzième Leçon : LOUIS XIV — SES RAYONS — SES POMPES — SES ŒUVRES Le Gravos somnole. Je le secoue. — Mort de Louis XIII, fin de section ! C'est là que je descends ! Il sursaute. — C'est pas vrai, j'ai roupillé ? — Et moi aussi. Tu m'as largué pendant la lecture et je me suis offert une ronflette-party juste après. — Où sont les dames ? — Elles font la vaisselle, dis-je en désignant M'man et B.B. autour du petit brasier au milieu duquel flambent les gobelets et les assiettes de carton. — Allons voir la ligne où ce qu'elle en est, décrète Béru en bâillant. Nous descendons du wagon à contre-voie pour être plus vite à l'étang. — Nom de Zeux ! brame le Mugissant, je vois plus le bouchon ! Effectivement, sa balise ne figure plus à la surface des eaux. Il cramponne la canne à pêche. Le bout de ligne décrit immédiatement un arc de cercle très prononcé tandis que ça s'agite ferme à l'extrémité du fil. — Y a du monde sur la ligne ! observé-je finement. — Le filochon ! crie l'Enflure. Prépare-toi pour l'accouchement sans douleur, gars. Tel que c'est parti, on va retirer un sous-marin de là-dedans. C'est bien pour dire que la fortune vient en pionçant. Tu as l'épuisette en main ? — Je l'ai. — Alors sois prêt à toute éventualité ! recommande mon ami, avec le visage soucieux du monsieur contrôlant le Strategic-Air-Command. Il tient sa canne d'une main souple. Le fil tendu comme la jarretelle d'une jeune fille dans la loge d'un cinéma décrit une ronde folle. — Rappelle-toi que ça doit être un Monsieur, jubile Bérurier. C'est du beefsteak de trois livres qui se prépare, San-A. Je le noie un peu pour lui casser les pattes. La carpe a des réactions qu'on peut pas supposer. Faut drôlement la fatiguer avant de l'opérer. Ses commentaires sont ceux d'un grand patron détaillant pour ses élèves les phases d'une délicate intervention. — Mollo… Vas-y cocotte, énerve-toi, t'auras beau te démener c'est dans la poêle à frire de l'ami Béru que tu vas terminer ta culture physique. Si tu cherches à déc… avec moi t'auras pas le dernier mot, ma Belle, j'aime mieux te prévenir tout de suite ! Vise un peu, San-A ! Mademoiselle fait ses caprices ! La Danse du Sabre qu'elle m'interprète. Elle se prend pour Lumignon de chez Rina. Regarde : je lui donne un peu de mou pour qu'elle se croye sauvée des airs, et puis je lui tire un peu sur les naseaux, commako, histoire de lui faire le coup de la douche écossaise, à cette chichiteuse… Il se tortille drôlement, Béru. Il en oublie de soutenir sa couvrante impudique qui, à nouveau, déballe ses richesses au grand jour. II n'en a cure. — Tu veux te faire la valise dans les roseaux, Mignonne ! poursuit ce scientifique du bambou. Excuse un peu si je suis pas d'accord, mais j'ai des principes. Maintenant il va être temps de faire surface. Tu vas mater, San-A, la façon dont à laquelle j'opère. Sitôt qu'elle a le pif hors de la flotte je la fais zigzaguer en surface pour la saouler. Tout est dans le poignet, comme chez les collégiens. Si tu as le malheur de lui permettre une secousse, elle te dit « bons baisers à mardi ». Faut du vaseline dans les relations. T'as toujours la filoche parée pour l'empaquetage final, San-A ? — Toujours, Monseigneur. — Quand elle se laissera glisser sur le flanc, ça voudra dire qu'elle met les pouces. A ce moment-là, tu incinères l'épuisette par en dessous et tu relèves. Mais pas d'énervement. La plus légère fausse manœuvre et on va à la catastrophe. T'avais bonne mine de me dire que l'étang à Flumet était pas poissonneux.. Il se tait, inquiet, car la carpe, n'est pas encore soumise. Elle lui file de violentes secousses dans le crin-végétal. — Tu te rends compte d'une vitalité ! fait-il observer. Je vois parfaitement ce qui s'est passé. Elle s'est piquée juste la lèvre supérieure. Si je tire trop fort je lui fais un bec-de-lièvre et elle m'échappe. Tout est dans Fart et la manière de la décourager, comprends-tu ? Mais il a beau faire, dès qu'il tire sur sa canne à pêche ça bouillonne vilain. Ce n'est que lorsqu'il donne du mou que la carpe cesse de gigoter pour s'enfoncer dans les profondeurs cloaqueuses. — Si tu ne te décides pas, fais-je remarquer, on sera encore là demain. J'éternue. J'ai dû prendre froid dans son abominable wagon plein de courants d'air. — Jockey ! admet Béru. On va risquer l'opération. Et il se met à tirer le plus lentement possible. Un éclat métallique parcourt la surface de l'eau noire. Je m'avance dans le bourbier avec l'épuisette. Allons, bon ! V'là que j'ai les pieds dans la flotte à c't'heure. Avec mon début de rhume, c'est pas la thérapeutique idéale ! — Grouille-toi de harponner ton cachalot, Gros, je commence à ne plus trouver ça joyce. — Plus basse, l'épuisette, San-A ! Plus basse ! Que si tu lui touches le bide avant qu'elle soye in the pochette, cette petite gueuse va nous donner le coup de rein libératoire. C'est là, le crucial de la capture. Un qui débloque avec l'enfilochage il n'a plus qu'à aller se faire considérer par les Grecs ! Elle pige tout de suite le topo, la carpe. Il m'agace singulièrement, le Vaseux. — Ta carpe, Gros, elle est tout de même pas licenciée en philosophie ! protesté-je. A t'écouter, on pourrait croire que c'est Einstein en personne que tu tiens au bout de ta ligne ! — Fais gaffe, San-A ! Fais gaffe, v'là la minute de vérité ! J'enfîloche, je remonte l'épuisette. Il pousse un cri de liesse. — Faut-il vous l'envelopper, c'est pour aller loin ? hurle cet heureux Terre-neuva. Deux secondes plus tard il pousse une bouille qui ferait avorter une guenon sur le point de mettre bas. Ce n'est pas une carpe qui fit au fond de l'épuisette ruisselante, mais un ventilateur de voiture. L'hameçon du Mahousse l'a griffé par une vis. Chaque fois qu'il tirait, les pales de l'objet se déguisaient en hélice de moteur, d'où cette résistance mobile. Je pars d'un formidable éclat de rire. — Dis voir, Bonhomme, les carpes de ton étang, elles viennent du Creusot ! C'est avec une drague qu'il faut pêcher ici ! Je sors le ventilateur du filet et le présente au Gros déconfit. — Tu mettras ça sur ta cheminée. Béru. C'est plus beau que certaines sculptures modernes et comme trophée, ça se pose là. Vert de déception et de rage rentrée, le Mastar se saisit du ventilateur limoneux et le balance loin de lui. Mais le vent souffle fort. Aussi l'objet joue les boomerangs et au lieu de respecter la direction du jet, décrit un large arc de cercle avant de pulvériser le pare-brise de la bagnole. Nous rentrons donc at home en plein courant d'air. Le lendemain matin, je suis brûlant de fièvre. Mon thermomètre habituel me confirme la chose : 39,2. Du coup, voilà ma Félicie dans tous ses états. — Te tracasse pas, M'man, la rassuré-je, c'est une petite grippe saisonnière. Ça va me donner l'occasion de flemmarder un peu dans la maison. Du coup, ça la rend secrètement toute contente, ma Vieille. Elle dit qu'elle va téléphoner au toubib, ce que je lui interdis formellement, alléguant que si on me bourre de saloperies je risque de faire une véritable maladie. On ne devrait jamais chercher à homologuer ses maux, sinon ils se prennent au sérieux et n'en finissent plus. Y a pas plus cabot qu'un microbe. Si vous le traitez par le mépris, neuf fois sur dix il se retire dans ses appartements ; mais essayez de le traquer avec des trucs en « inné » ou en « biaz », et le voilà qui se fiche en pétard et qui joue les empêcheurs de danser en rond. Je suis obligé de transiger vilain avec Félicie. Elle y croit ferme à la science d'Hippocrate quand il ne s'agit pas d'elle. Son rêve c'est de me faire gober des cachets, de me compter des gouttes et d'accueillir « la-dame-des-piqûres », une solide gaillarde qui te vous plante sa seringue dans les noix comme une crémière plante une étiquette dans une motte de beurre. On discute ferme, M'man et moi. C'est du marché âpre, du maquignonnage forcené. On arrive à un statu quo. Elle consent à surseoir à la venue du toubib, mais en revanche je me farcirai de l'Aspro, de l'infusion de bourrache et un cataplasme de farine de lin. Et si ce soir le thermomètre débloque encore, alors ce sera le coup de grelot à qui-de-droit ! Cette question étant classée, je prends une pose adéquate dans mon plumard pour rêvasser. Félicie me propose le baveux qui est du jour comme les œufs-coque, mais je refuse. Ce matin, les nouvelles extérieures ne m'intéressent pas. Le monde n'a qu'à tourner sans moi. Aujourd'hui je fais relâche. C'est bon de se mettre « out » de temps à autre. Je mijote donc quelques centimètres au-dessus de la réalité. Plus rien n'a d'importance. Je suis bien. Au bout d'une heure de cette demi-léthargie, je réagis un peu. Vous le connaissez, votre San-A, mes amours ? C'est un homme d'action. Le farniente, il se le déguste à petites doses seulement ; même quand il a le raisin qui bout. Félicie m'apportant un reste de sirop des Vosges, je lui réclame mon magnétophone. — Tu vas dicter du courrier ? s'inquiète-t-elle. — Mais non, M'man, tu me prends pour un homme d'affaires ! J'ai seulement envie d'enregistrer des trucs qui me passent par le cigare ! Elle se dit que c'est un effet de la fièvre et qu'il ne faut pas me contrarier afin d'amadouer le thermomètre. Félicie, elle croit encore que les soucis donnent de la fièvre. Elle arrange ma petite installation. Me voilà seulâbre dans ma chambrette, avec la minuscule lumière verte du voyant lumineux. Sur mon oreiller, ce micro c'est un drôle de copain. Indiscret et attentif je vous le dis ! Je préférerais une nana blonde, mais si j'avais une bergère dans mes toiles c'est moi qui l'écouterais et non pas elle. Je mate la lézarde du plaftard. Elle aussi c'est une amie. Je ne la remarque que lorsque je suis malade. D'une angine à l'autre je la trouve forcie. Son motif s'élabore millimètre par millimètre, donnant une forme à mes rêveries de grippé. Aujourd'hui, elle ressemble à une fleur de lis un peu déformée. Je ferme les yeux. Le petit chuchotement électrique du magnétophone se met à me vriller les nerfs comme la roulette d'un dentiste. Alors, pour combattre son sifflement continu, je parle. « Mon vieux Béru ! » Le « u » de Béru distend le petit voyant vert qui palpite dans la pénombre. Au-dehors, le tonnerre roule dans le ciel de Saint-Cloud. « Mon vieux Béru, répété-je. A cause de ta partie de campagne d'hier, je me trouve au pieu avec une crève carabinée ». Je m'arrête. Je dois avoir une des ces voix de mélécass-galvanisé qui n'est pas dans un sac de couchage. Qu'importe ! « Afin de ne pas interrompre ton éducation et pour te préparer à l'agrégation d'Histoire, je vais donc poursuivre ton instruction grâce à mon magnétophone. Je te ferai parvenir la bande que tu pourras te faire passer sur l'appareil dont la vénérable Maison Parapluie a bien voulu nous doter (on n'arrête pas le progrès). « Cette méthode — provisoire — offre un incontestable avantage : elle m'épargne tes interruptions stupides et abrutissantes. Vu ? Bon, je poursuis. « En 1643, donc, le grave, le frêle, le chaste Louis XIII, celui à qui l'appareil reproducteur servait uniquement d'enjoliveur, décède. Comme il a eu le temps de préparer sa croisière dans l'au-delà il a prévu pendant la minorité du petit Louis XIV un Conseil de Régence composé d'un tas de gens. A ce conseil, sa dadame Anne d'Autriche qu'il tient pour une patate n'a droit qu'à une voix. Satisfait de ce sale tour qu'il joue à sa souris, il meurt apaisé. « Anne d'Autriche chiale. De rage ! Tout au long de sa vie elle a été bafouée, humiliée, tenue à l'écart des affaires par Louis XIII et par Richelieu. Au moment où elle pourrait enfin prendre sa revanche, un testament stupide continue de la diminuer. Cette fois, elle renâcle. La vie est brève, elle veut en profiter, cette chérie. Se taper un impuissant, si j'ose dire, pendant plus d'un quart de siècle et être cocue pour finir c'est pas supportable. La mère d'Autriche rue dans les brancards. Aidée de Mazarin qu'elle a séduit, elle fait casser le testament par le Parlement et se fait nommer Régente à part entière. Son môme n'a que cinq ans. Ça représente des beaux jours en perspective. En pleine euphorie, elle épouse secrètement son complice Mazarin… » Je me tais. La sueur coule sur mon front. Je l'essuie d'un revers de pyjama et je continue, identifiant le zonzonnement du magnétophone à la respiration avide du Gros. « Je sais ce que tu vas m'objecter, Béru. Comment un cardinal a-t-il pu se marida ? Laisse-moi te répondre que Jules Mazarin était cardinal mais pas prêtre. Diplomate du Vatican, il avait été envoyé à Paname par le Saint-Siège. Là, Richelieu avait découvert les qualités de ce garçon intelligent et l'avait mis dans le circuit. Au bout d'un certains temps, Julot avait pigé toutes les ressources que lui offrait la France et s'était fait naturaliser. Le v'là donc marié à Anne d'Autriche. Elle avait un coup de flou terrible pour sa calotte ! Ils sont heureux et se mettent à driver le royaume. Mais manque de bol : la Fronde éclate. Comme son nom l'indique, c'est une guerre civile pas très méchante du point de vue sanglant. Mais ça risque de coûter chérot à la monarchie absolue édifiée par Henri IV, puis par Louis XIII. Le Parlement d'abord, les Princes ensuite, se révoltent. La Régente, son fils, son Jules sont obligés de quitter Pantruche pour se terrer à Saint-Germain. Sale période pour le pays. Les provinces sont pillées, les récoltes incendiées, des épidémies se déclarent un peu partout. Mais Jules Mazarin tient bon et laisse passer l'orage. A la fin, c'est lui qui gagne et l'autorité royale est restaurée. Au passage, donnons un coup de baba grand siècle au dénommé Saint-Vincent-de Paul, l'abbé Pierre de ces temps de famine. Il était l'aumônier des galères et il a tout mis en œuvre pour soulager les souffrances, aidé en cela par un cardinal dont le nom ne peut que te plaire, puisqu'il s'appelait Bérulle ! » Félicie entre à nouveau, avec de l'aspirine vitaminée, j'interromps le cours de mes émissions. — Ne te fatigue pas, surtout, recommande M'man, alarmée par la sueur qui mouille mon oreiller. — Au contraire, fais-je, je suis en train de raconter Louis XIV à Béru, c'est un gentil exercice de sudation aussi efficace que ta bourrache. Elle hoche la tête et m'essuie le front avec une serviette imbibée d'eau de Cologne. — Tu n'as besoin de rien, mon Grand ? — Non, M'man, tout est au poil, je m'écoute guérir. Demain il n'y paraîtra plus. Elle sort, je rebranche le magnéto. Le petit voyant lumineux me refait de l'œil. « Excuse-moi, Gros, c'était mon aspirine. Où en étais-je ?.. Attends-moi une seconde, je me fous en marche arrière ». Les bobines enroulées à toute vibure font entendre leur chant ridicule de mouettes enrhumées. J'écoute mes dernières phrases et j'enchaîne : « O.K. ! Me revoilà, Gros. Donc, la Fronde s'écrase et le ménage Mazarin-Anne d'Autriche poursuit son petit règne pantouflard. Pendant ce temps, Louis XIV déshonore les dames d'honneur de la Cour. C'est un futile, un cavaleur. Rien ne permet de penser qu'il deviendra le plus grand de nos rois. Il est amoureux d'une nièce de Mazarin : Marie Mancini. La jeune vierge en question n'était pas jojo mais elle avait du charme. En tout cas suffisamment pour que le roi en devînt follement amoureux. Cette gamine avait une idée de derrière le réchaud : se faire jucher sur le trône. Il était foncièrement pour, Louis XIV. D'autant plus que, pour s'exprimer comme chez la baronne de Truquemuche, elle ne voulait pas lui céder. Le Mazarin des familles avait là une sacrée occasion d'affermir sa dynastie. C'était un zig qui aimait le faste, le pognon, les œuvres d'art et les honneurs ; mais il s'était consacré à la France et à la monarchie et il a empêché ce mariage. A lui aussi je tire un coup de bitos. C'est beau de faire passer son devoir avant ses intérêts. « Il a donc séparé les tourtereaux et s'est grouillé de marier Louis. Devine à qui ? A l'Infante d'Espagne, naturlich. Y avait rien de changé sous le (roi) soleil ! On croyait toujours arrêter le rififi entre les deux pays en collant les infantes espagos dans le pageot des rois de France. Mais chaque fois c'étaient des grosses berlues politiques, vu que la castagne reprenait et que souvent on se chicornait justement à cause de la dot ou des droits de l'épousée qu'on voulait faire valoir ! Bref, Julot aussi y a cru, à la paix par la bagouze. Cette infante d'Espagne s'appelait Marie-Thérèse et crois-moi, elle n'avait rien de Brigitte Bardot ! Un peu naine sur les bords avec une bouille de Carlin ; y avait pas de quoi s'acheter un slip en bronze afin de rester correct en sa compagnie. « Louis XIV, malgré tout, lui fait une fleur. C'était pas un affligé du rez-de-chaussée comme son papa officiel, lui ! Il avait de quoi faire face à ses engagements. Néanmoins il n'allait pas passer sa vie en chien de fusil devant la niche de sa reine. Une fois les épousailles accomplies et consommées, le brave Louis a voulu renouveler le cheptel et a volé au secours de son frangin dont les mœurs spéciales ne faisaient pas l'affaire de sa femme, Henriette. Ah ! oui, parce que j'ai oublié de te le dire hier, Béru, mais Louis XIV avait eu un petit frère. Celui-là, c'était certainement le gars Mazarin qui l'avait mis en chantier. L'hérédité jouant. Monsieur portait des robes. Pas celles du cardinal, celles de Coccinelle. On renouait avec le bon vieux temps d'Henri III. Ce que voyant, et trouvant sa belle-sœur à son goût, Louis XIV s'est mis à lui faire du gringue. C'est beau la famille, non ? On a mugi au scandale à la Cour. Le Cardinal de Mazarin s'est fichu en crosse ! Il jouait les pions, Jules. C'était un cauchemar de pucier que cet homme-là ! Défense de flirter avec sa nièce ! Défense de calcer Madame ! Et de remonter le bourrichon à Anne d'Autriche, comme quoi ça n'est pas des manières ! Et d'alerter cette folle guêpe de Monsieur pour lui dire que son frangin lui faisait du contre-carre ! Le démon rapporteur, je te dis ! Y a eu du suif dans la famille royale. Alors, Louis XIV, qui était un docile de la braguette, a moulé Henriette pour se consacrer à Mademoiselle de La Vallière ! « Tu serais là, Gros, tu me demanderais si cette La Vallière est la créatrice de la cravate du même nom. Eh ben oui, justement. Pas tellement jolie, Louise de La Vallière. Mais du charme ! Elle boitait ! Mais on ne s'en apercevait que lorsqu'elle marchait ! Au demeurant une ramoneuse de tuyaux épatante, mais qui avait de la pudeur ! Louis XIV s'est mis à l'adorer. « Là-dessus, Monsieur Mazarin est mort. Fallait bien que ça arrive. Ça arrive à tout le monde. A ce propos, j'espère que ma grippe n'est que passagère ! Le règne de Louis XIV commence réellement. D'ailleurs le roi l'annonce lui-même dans une déclaration au Parlement demeurée fameuse : — Jusqu'ici, dit-il, j'ai laissé le volant au camarade Mazarin, mais maintenant je chope le manche et je vais passer la quatrième ; qu'on se le dise ! « —  Le Grand Siècle va démarrer. Le Roi-Soleil, qui jusque-là roulait en codes, allume brusquement toutes ses Wonder. A partir de 1661 seulement, donc par conséquent avec un handicap de soixante ans, il va faire le dix-septième siècle ; celui de l'élite ! Un exploit inégalé. Mais aussi, quelle heureuse conjoncture ! Quelle concentration de talents ! Mords un peu le générique, Gros, on n'a jamais pu réunir une telle distribution depuis sur une affiche. Au théâtre : Molière, Racine et Corneille ! A la poésie : La Fontaine et Boileau ! En chaire : Bossuet et Bourdaloue. En philo : La Rochefoucauld et La Bruyère ! Aux P.T.T. : Madame de Sévigné ! A l'Intérieur : Colbert. A la Guerre : Louvois ! A la batterie : Vauban ! A l'Information : Saint-Simon ! Les décors sont de Mansard, Le Brun et Le Nôtre ! Orchestre sous la direction de Lulli et de Couperin ! Directeur de la photographie : Le Nain, Champaigne, Poussin, de La Tour ! Et la mise en scène est de Louis XIV ! Le plus long règne (72 ans) de notre Histoire commence. On joue « si Versailles m'était bâti » à guichets fermés. L'apothéose de la monarchie ! La France à l'apogée de sa gloire et de sa mission domine l'Univers. Partout dans le monde on parle, on pense, on mange, on aime français. En 1710, à Lima, on jouera les Femmes Savantes ! Nous rayonnons, de tout l'éclat de ce Roi-Soleil qui, comme le disent si justement Darras et Noiret, ressemblait à un Épagneul avec sa perruque qui lui battait les épaules. Son astuce number one, à Louis XIV ? l'Étiquette. Il a pigé que pour régner, contrairement à ce qu'affirme un proverbe idiot, il ne s'agit pas de diviser, mais au contraire de grouper. « Alors il regroupe les Seigneurs autour de son auguste personne pour mieux les éblouir. C'est en somme sa façon de les tenir à l'œil, comprends-tu ? « Il les comble d'honneurs et crée des charges pompeuses et stupéfiantes telles que celle de « Contrôleur des perruques ! » Il les noie dans les flots de dentelles ! Il les étourdit dans les lumières de ses fêtes ! Il les fatigue à coups de bals et de chasses ! Il les mate en leur faisant jouer les larbins, mais de telle manière qu'ils se battent pour lui tendre son papier hygiénique ou pour lui verser sa camomille du matin. Loulou avait réglé ses journées avec la rigueur de la S.N.C.F. Il voulait que tous ses sujets dotés d'une montre et d'un almanach pussent dire ce que le roi était en train de faire à toute heure de la journée. Cette règle, qui aurait pu passer pour de la routine, transformait en une espèce d'office la journée du roi. On célébrait un culte dans l'accomplissement des besognes les plus quotidiennes et les plus pauvrement humaines. « Bouge pas, voilà M'man, je te continuerai tout à l'heure ! » Félicie, en effet, vient d'entrer dans ma chambre. — Ça ne va pas, mon Grand ? — Mais si, pourquoi ? — Je t'entendais parler… Tu dictes encore ! Elle a dû croire que je délirais, la pauvre chérie. — Je ne dicte pas, M'man. Je révèle. Bérurier aura sa dose d'Histoire malgré ma grippe ! Elle hoche la tête et sourit : — Crois-tu qu'il assimile bien ? — Peu importe. Et puis, vois-tu, ça me fait plaisir de réviser. — C'est vrai ? s'attendrit-elle, bouleversée soudain par ce mot qui lui rappelle mon temps scolaire. — Depuis que je procède à cette récapitulation, je comprends une chose qui, lors de mes études, m'avait échappé, M'man. — Quoi donc ? murmure-t-elle en s'asseyant au bord de mon lit et en me prenant la main. Son geste est affectueux, certes, mais il comprend une part de ruse : mine de rien, elle tâte mon pouls. — Je comprends, M'man, que les grands hommes n'ont été que des hommes. Les noms ronflants de l'Histoire c'est de la poésie, rien que de la poésie. Tout au long de la route, on rencontre des gars que le hasard et l'ambition ont placés au pouvoir et qui se sont doré le blason en dorant la pilule de leurs contemporains. C'est toujours le même procédé, le même truc, devrais-je dire : donner à croire aux autres qu'on n'est pas comme eux. Vivre en se faisant célébrer ! Créer un mythe autour de sa personne, s'envelopper de mystère ou d'oriflammes ! Une maison en or et un tombeau en marbre sont les éternels accessoires du grand homme ! Mais le grand homme n'est grand que par la connerie des autres ! Ce n'est même pas un borgne chez les aveugles, non : c'est un aveugle parmi les aveugles, mais qui prétend voir ! Et les autres croient qu'il voit parce qu'il leur raconte des trucs, des choses et des machins. Poésie, te dis-je ! Je préfère les chanteurs ! — Tu es sévère, mon Grand ! Elle n'aime pas la rébellion, M'man. Elle vote « oui » parce que, pour elle, c'est le plus chouette mot de la langue française après mon prénom. — Du moment que nous avons besoin d'être dirigés et que des gens assument cette responsabilité, reprend-elle, on ne peut que les aider à le faire. Pourquoi toujours regimber, Antoine ? — Par principe, M'man. — Ce n'est pas un bon principe, mon Grand. Tu devrais essayer de dormir un peu. — J'ai eu mon taf. — Tu ne veux pas boire quelque chose ? Quand on a de la fièvre, il faut éliminer. — D'accord, sers-moi un verre de tisane. Je bois. Elle est contente. Chaque gorgée, c'est un grand plaisir que je lui procure. Elle imagine mes microbes entraînés par ce raz de marée, submergés, noyés, foutus ! La voilà repartie. Je suis brusquement environné de silence et d'ombres illustres. Que reste-t-il de ce somptueux dix-septième siècle ? Une culture ? Une certaine forme de pensée ? Des musées ? Des statues équestres sur les places ? Je donne un coup de pouce au magnéto. « Allô, Gros ! C'est re-moi ! Il faut que je te dise une chose : Louis XIV, malgré ses rayons, il était… comme la lune ! Tout à l'heure, je me suis laissé embarquer par un enthousiasme stupide. J'ai fait des trémolos, des effets de voix et j'ai eu tort ! Ça devait provenir de mes 39 de fièvre. J'avais le thermomètre en forme de fleur de lis ! « Le Roi-Soleil ! Je te demande un peu ! Il doit bien se marrer, le soleil, encore que lui aussi il soit en train de s'éteindre ! « Louis XIV a employé également son règne à faire la guerre. On s'est encore battu comme des chiffonniers si bien qu'à sa mort la France était à genoux. Bagarre contre les Espagos pour pas changer. Mazarin a dû l'avoir sec, là-haut, quand il matait le communiqué ! Bagarre aussi contre les Habsbourg. « Des victoires, ça, oui. Mais c'est ce qui coûte le plus cher, une victoire. Je te les épargne. J'aime pas parler de guerres. On est obligé d'apprendre par la suite la date des traités et c'est ce qui te fait chuter dans les examens. Le traité de Westphalie et celui des Pyrénées, qu'est-ce qu'ils signifient maintenant ? On le sait qu'un pays c'est un accordéon qui s'étire ou se referme suivant les époques. « Tu vas m'objecter que Louis a construit Versailles. Soit ! Mais cette fantaisie a coûté les yeux de la tranche ! Pendant qu'on lui bâtissait son Grand Temple, au Dieu en dentelles, les péquenots claquaient du bec ! Et maintenant, Versailles, faut l'entretenir pour que des touristes amerloques puissent aller coller leur chewing-gum dans les moulures des appartements royaux ! D'ailleurs, ce château, il n'est pas si beau que ça. Majestueux d'accord ! Mais pas vraiment beau ! J'aurais préféré que son père s'en occupât. Parle-moi du Louis XIII, ça tient le coup ! C'est viril et sobre et harmonieux ! Mais avec le Louis XIV on se lance dans le fromage. C'est le style Shell (que j'aime pas) : y a de la coquille Saint-Jacques partout. S'il avait pu se faire faire des meubles à perruques il les aurait commandés. Et son plumard, dis-moi, tu l'as vu ? Il craignait pas les cauchemars, le souverain ! Quant aux nanas qui venaient l'y retrouver, elles devaient se faire reluire en Gevacolor et se prendre pour « Sissi Impératrice ». Faut admettre à propos des nières qu'il se défendait pour la gymnastique sous baldaquin, Louis XIV. Après la Signorina Mancini, la senorita Marie-Thérèse (celle qui rit quand on la sacre) et Miss Cravate (autrement dit Louise de La Vallière) le voilà qui tombe éperdument dingue de la Montespan. Elle, elle lui fait Montespan dans l'œil et lui, il lui fait Montespan dans la lune, comme dirait l'ignoble Bérurier qui m'écoute. Cette gredine a mis le paquet pour séduire le roi. C'était une drôle de vénéneuse qui avait davantage confiance dans la magie noire que dans ses charmes. Elle était en cheville avec une horrible sorcière (la dame Monvoisin, plus connue sous l'appellation de La Voisin) laquelle, avec son petit ami Guibourg, célébrait des messes ultra black et procédait à des sacrifices humains. Ces braves gens achetaient des bébés à des pauvres et les égorgeaient sur le corps nu de la Montespan. Comme cette dernière croyait en la magie, elle était certaine d'obtenir le résultat escompté, comprends-tu, Gros ? Et étant sûre de l'obtenir, mon Dieu, elle l'obtenait, car c'est la foi qui sauve, même si cette foi prend sa source dans les veines d'un nouveau-né. Bref, elle est arrivée à ses fins. Un beau matin, Louis XIV l'a inscrite à son palmarès avec mention spéciale du jury. Et comme c'était une inquiète, dans le fond, la marquise criminelle, elle s'est mise à le bourrer de cantharide et autres mystérieux aphrodisiaques, son gros Loulou, pour le tenir en forme. Ça l'a tellement dopé, le monarque, qu'il lui a fait sept gosses sans respirer. Quand on est roi-soleil, on n'a pas le droit de se priver. C'est pas Versailles qu'il aurait dû habiter, mais un clapier. Juges-en plutôt, Grosse Pomme, je te dresse un petit bilan de ses prouesses. Il a fait six gosses à sa légitime, quatre à La Vallière, sept, donc, à la Montespan, plus une bonne demi-douzaine à des dames ou à des demoiselles de passage, ce qui représente un total d'environ deux douzaines de chiares. On peut, à ce tarif-là, espérer (ou redouter) avoir de la gelée royale dans les tuyaux. Faudrait qu'un matheux se livre à un calcul de progression pour cerner mieux le problème. M'est avis que ta bouille bourbonienne peut s'expliquer de cette façon. Tu serais un reliquat de bâtard que ça ne me surprendrait pas. « Pour en revenir à Louis-Casanova XIV rendons-lui justice tout de même. Il aimait les nanas, mais il ne s'est jamais laissé mener par le bout du tarin qu'il avait fort et par conséquent facile à empoigner. S'il a fait des folies pour Madame Tricotin-Montespan, ç'a été en dehors des affaires. Cette sacrée Montespan a commis des dégâts, malgré tout. Lorsqu'une petite frôleuse virgulait des regards trop salaces au roi, elle la faisait empoisonner pour clarifier la situation. Le poison, elle l'administrait aussi délibérément que de l'aspirine. Elle en refilait même au roi quand elle était jalouse ! Rappelle-toi que Louis XIV a dû avoir une fameuse santé pour vivre soixante-dix-sept ans en étant bourré de poison et d'excitants de toutes sortes. C'était un petit Raspoutine dans son genre, le frisé ! Mais un jour, la vérité a éclaté. « On a arrêté la Voisin et sa clique. Le San-Antonio de l'époque a brillamment mené son enquête et a découvert la participation de la Montespan à ces sacrifices humains. On a prévenu Loulou. Le pauvre Gros n'en revenait pas. Comprenant à quel danger il avait échappé, il s'est grouillé d'envoyer la marquise dans ses terres. Puis il a écrasé le coup. Les grandes affaires finissent toujours commak, tu ne l'ignores pas. Le scandale a pour lui deux atouts maîtres : le silence et le temps. Les pièces prouvant la culpabilité de la favorite furent détruites et tout rentra lentement dans l'ordre. Par la suite, l'épagneul vieillissant se tourna vers la religion et prit pour seconde femme la gouvernante des enfants de la Montespan : la veuve du poète Scarron qui allait bientôt devenir Madame de Maintenon. Il l'épousa clandestinement en 1683, si mes souvenirs sont exacts. « C'était pas une marrante cette vieille bigote ! Le genre servante de curé. Elle fut une bonne dame de compagnie pour ses vieux jours et le fastueux Roi-Soleil vit ses rayons s'éteindre au contact de cette banquise. « Son interminable règne s'acheva tristement. Le Trésor était vide, le peuple affamé commençait à rêver de 1789 en 1715. Sa mère de Maintenon mise à part, Louis XIV n'avait plus auprès de lui que son arrière-petit-fils le duc d'Anjou, futur Louis XV. A une époque où l'on était un vieillard à quarante piges, ce roi de soixante-dix-sept berges faisait figure de fantôme. On se demandait si ça n'allait pas durer toujours. Une politique ne peut être prise au sérieux que si elle est neuve. La sienne avait enterré plusieurs générations et l'on ne pouvait plus la supporter. Il ne réchauffait plus personne, le Roi-Soleil ! De temps à autre, il recevait bien un illustre étranger, histoire d'amuser le public (c'est une recette éprouvée et qui subsistera longtemps), mais ça ne suffisait plus à cacher la mélancolie de cette fin de règne. Le Frisé, par sa prodigieuse vitalité, était devenu un triste fossoyeur. La mort eut enfin pitié de ses sujets et l'embarqua le 1 septembre 1715. « Il y eut de grandes réjouissances dans tout le royaume pour célébrer l'événement. « Moralement, la Révolution française commençait, mon Vieux Béru, mais sur le moment personne ne le sut ! « Voilà. C'est tout ce que j'avais à te dire sur Louis XIV ». Dans l'après-midi, M'man qui a des courses à faire va déposer ma bobine magnétique à la Maison Viens-Poupoule. En fin de journée, un planton de la boîte me la rapporte. Sa Grosseur a pris connaissance de la leçon. Il a effacé la bande et a eu la gentillesse de m'enregistrer le message suivant : « Mon Vieux San-A. Merci pour le cours enregistré. Je l'ai écouté deux fois de suite, dont une avec Pinaud qui regrette de pas avoir participé aux premières leçons. Tu m'aurais pas dit que t'avais 39 de fièvre que je l'eusse deviné. C'est pas pour te vexer mais t'as la volte-face rapide. Dans le cours dont à propos duquel tu as bien voulu me faire, tu commences par me dire que Louis XIV est le super-crack de l'Histoire et ensuite, après ta salve de suppositoires, voilà que tu le traites de va-de-la-gueule. Faudrait savoir ! Attends une seconde ! Qu'est-ce que ta dis, Pinuche ? » Un petit ronronnement de conversation inaudible dans l'appareil. Puis la voix du Gros redevient présente, épaisse, grasse comme de la petite friture. « Oui, Pinaud ici présent me fait remarquer que Versailles c'est une chouette masure et il pige pas tes sargasses à ce propos. Je suis de son avis. Fallait le faire, mon pote ! Le plus beau palais du monde, c'est quand même nous qu'on l'a ! Tu dis que les bouseux crevaient de faim à l'époque, bon, admettons. Mais tu penses sérieusement que si qu'on aurait pas construit l'H.L.M. à Loulou, ils auraient eu de la jaffe en quantité suffisante ? Des clous ! Un ministre aurait enfouillé l'artiche. Et même ça valait le coup que des mecs claquent du bee pour que la France jouissât d'une merveille aussi merveilleuse. Où est-ce que notre Général recevrait les Souverains étrangers à c't'heure, sinon ? A l'Hôtel du Poux Nerveux, réponds voir ? Autre chose : les bonshommes que tu m'as récités : les peintres, les esculpteurs, les écrivains et les écrivaines, s'ils ont percé, c'est grâce à Louis XIV. Moi je les ai pas lus, mais y a des gens qui les connaissent, surtout à l'étranger. Crois-moi, San-A, ça n'était pas un mauvais sujet ce roi et je me réjouis de lui ressembler un peu. De profil surtout, à ce que dit Pinaud. Si tu trouvais une photo du monsieur j'aimerais comparer. C'est ma Berthe qui en prendrait plein les chasses, pour le coup, si je lui démontrerais que je suis descendant d'un roi pareil, ne serait-ce que par l'intermédiaire d'une bonne de bistrot. « Pour l'histoire de ma ressemblance, y a pas que le profil : faut voir itou du côté de la bagatelle. Avec la différence toutefois que Bérurier, il a pas besoin qu'une Mme de Sacripan le gave de paradisiaques ! Ton Gravos, il est branché sur le courant lumière et il assure le service de jour aussi bien que le service de nuit. « Cela dit, j'espère que ta grippe ce sera rien. Est-ce que t'as essayé le coup des chapeaux ? Tu le connais sûrement, mais je te le réitère. Moi, v'là comme je pratique : je fous un bitos sur mon édredon et je me mets à écluser du vin rouge bien sucré et bien poivré jusqu'à ce que j'en voie plusieurs. Pour les dames, la dose c'est deux chapeaux, mais pour les gringalets de notre acabit, c'est au moins quatre ! Des que tu vois quatre badas sur ton pageot, tu roupilles et le lendemain t'es guéri. Personnellement j'opère avec du picrate d'épicier, mais j'ai idée qu'avec du Pommard ça ne doit pas être déplaisant. Pinaud se joint à moi pour t'adresser le bonjour. Je signe verbalement ton Bérurier XIV ». Lecture : L'ASTUCE DES LÉBERUL OU LE MOYEN DE S'EN SORTIR Le cortège filait cahin-caha sur la route ravinée. Un rideau de peupliers tristes coupait la ligne d'horizon. Il pleuvait depuis Chagny et les hommes qui escortaient la voiture étaient trempés jusqu'à l'os. Au pas butant des Chevaux on comprenait la fatigue générale. Le chef du convoi, Joachim Lebérul, un solide sous-officier, pensait qu'il restait encore cent lieues à faire avant d'atteindre la capitale. S'il ne ménageait pas ses montures et leurs cavaliers, il risquait fort d'éprouver en cours de voyage quelques désagréments. Pourtant, comme son village natal n'était distant que de quatre lieues, il exhorta ses hommes. — Holà, compagnons, dit-il. Je connais, plus très loin d'ici, une fameuse auberge où nous pourrons trouver le gîte et le couvert pour la nuit. Le gargotier a une cave qui vous fera rougir les oreilles, mes braves ! Un peu de courage et vous m'en direz des nouvelles ! Ces bonnes paroles firent trouver à chacun pour quatre lieues d'énergie, et la petite troupe qui se composait de six hommes et de dix chevaux atteignit à la nuit tombante l'auberge de « L'Écu de France et du Roi Soleil réunis ». En voyant s'arrêter dans sa cour une voiture aux volets baissés, flanquée de valeureux cavaliers, le tavernier distribua force coups de pied aux marmitons et aux servantes afin de faire naître sur leurs lèvres ces sourires de bien-venue qui font les bonnes maisons, puis il se précipita, l'échine en équerre, à la rencontre des arrivants. En ces temps de disette, le commerce marchait mal. Cela faisait plusieurs jours qu'il n'avait pas vu de clients, aussi le digne homme était-il décidé à dorloter ceux que le ciel lui dépêchait. — Une chambre de maître et une chambre de valet ! aboya Lebérul. Le tavernier ouvrit des yeux ronds. — Mais, monsieur, bredouilla-t-il. — Oui ? grogna le sous-officier qui détestait les objections. — Combien donc êtes-vous ? murmura l'hôtelier. — Sept personnes en tout, répondit Lebérul. La chambre de maître, je la partagerai avec mon prisonnier, expliqua-t-il en montrant la voiture hermétiquement close, et mes hommes bivouaqueront dans la chambre de valet ! Lebérul était un petit futé. S'il avait vécu seulement cent ans plus tard, il eût fait un excellent journaliste car il avait le don de « grappiller » sur les notes de frais. Sur celle qui concernait son équipée, il ne manquerait pas de compter sept chambres. Comme le voyage au Piémont avait duré une vingtaine de jours, le bénéfice ainsi réalisé serait assez coquet. Par contre, Lebérul savait vivre et s'il forçait ses hommes à cohabiter, du moins ne lésinait-il point sur la nourriture. « Un ventre plein donne aux hommes courage et raison », se plaisait-il à répéter. — J'espère que ta pitance est bonne, l'ami ! fit-il à l'aubergiste. Que vas-tu nous donner à souper ? — Que diriez-vous d'une magnifique omelette au lard, ainsi que de chapons cuits à la broche ? J'ai en outre des fromages qui font se pâmer les plus fins gourmets et je puis vous confectionner une tarte dont vous me direz des nouvelles. Lebérul décréta qu'il se contenterait du menu, à la condition toutefois que l'on y ajoutât un porcelet ou un agneau. — As-tu toujours ton Beaune et ton Chablis ? demanda-t-il. — Toujours, monsieur l'Officier. Je vois que monsieur l'Officier est un habitué ? — Ce serait malheureux. Je suis du pays, l'ami. Agénor Lebérul, mon aîné, habite encore, si Dieu l'a conservé en vie, le hameau des Handouillettes ! — Oh ! si fait, admit le gargotier sans enthousiasme. Lebérul vit la mine renfrognée de l'hôte. — Tu le connais ? demanda-t-il. — Je le connais. — Comment va-t-il ? — Tout d'une fesse, monsieur le sous-officier, fit l'autre en supprimant brusquement la promotion qu'il avait généreusement accordée à l'arrivant pour entrer dans ses bonnes grâces. — Explique-toi, l'ami. Et rapidement si tu ne veux pas que j'écrive mon nom sur ta bedaine avec la pointe de mon épée ! Du coup, le tavernier retrouva son enthousiasme. — La vie est dure en campagne, monsieur l'Officier. Monsieur votre frère a eu des ennuis familiaux. Berthe, sa femme, l'a quitté pour s'enfuir avec un pommadin de passage. Depuis le cher homme se laisse aller. — Cornes du diable ! soupira Lebérul Cadet, ce pauvre Agénor a toujours été faible, veule et cornard. Il fit signe à ses hommes de desseller les montures, puis, s'approchant de la voiture, il tira le fort verrou dont elle était extérieurement pourvue. Curieux comme un écureuil, l'aubergiste s'approcha. — A tes fourneaux, l'ami ! hurla Lebérul en le refoulant d'une bourrade. La curiosité coûte cher à notre époque ! Le tavernier détala jusqu'à ses cuisines, sans se le faire répéter. Mais une fois dans la chaleur rassurante de ses fourneaux, il s'embusqua derrière la fenêtre. Dans la nuit tombante hachée de pluie, il vit descendre un homme enveloppé dans un grand manteau au col relevé et coiffé d'un chapeau à très larges bords enfoncé bas sur la tête. Il était impossible de voir son visage. L'aubergiste dépêcha une de ses servantes qui, peu rassurée, guida Lebérul et son prisonnier jusqu'au premier étage. — Je vais vous faire du feu ! fit la fille en s'approchant de l'âtre où un fagot tout préparé n'attendait plus qu'une flamme pour se mettre à crépiter. Elle se pencha, sa chandelle à la main. Lebérul regarda la belle croupe tendue et avança une main émue. C'était le pays natal qu'il tripotait. Le bon pays bourguignon. La servante se crut obligée d'émettre un gloussement d'aise. — Cessez vos insanités devant moi, je vous en prie, fit le prisonnier. Sa voix avait une résonance étrange, métallique. Surprise, la fille se tourna vers lui et poussa un hurlement de terreur car l'homme portait un masque de fer qui lui emboîtait toute la tête. — Allons, calme-toi, bécasse ! sermonna Lebérul. Mais la fille, livide, reculait en direction de la porte. — Ce gentilhomme souffre d'un mal de peau qui enlaidit son visage, expliqua Lebérul, très embêté car on lui avait recommandé la plus grande discrétion. Il porte un masque afin de ne pas outrager la vue de ses contemporains. C'est louable à lui. La servante était déjà partie. — Qu'aviez-vous besoin de l'épouvanter ! pesta Lebérul. — Je ne cherche à épouvanter personne, riposta l'homme au masque de fer. Enlevez-moi cette figure de métal et vous verrez que la mienne ne fait pas hurler les filles ! Le sous-officier haussa les épaules. — Si ça ne tenait qu'à moi, je le ferais volontiers, Monseigneur, dit-il gravement. Mais ma mission consiste à vous conduire à la Bastille dans le minimum de temps et avec le maximum de discrétion. Je m'en tiens là. Ayant dit, il donna un tour de clé à la porte, mit la clé dans sa poche, et s'approcha de la cheminée où maintenant le fagot embrasé chantait la jolie chanson du feu de bois. L'homme au masque de fer ôta son manteau et son chapeau et s'étendit sur le lit tout habillé. Lebérul et son prisonnier soupèrent en tête à tête, comme ils le faisaient depuis une huitaine de jours déjà. Ils ne parlaient pas. On avait recommandé à Lebérul d'observer le plus complet silence avec l'homme qu'il était chargé de transférer. Quand le repas fut terminé et que le chef d'escorte se sentit la panse pleine et le cœur noble, il se mit à songer à son malheureux frère qui végétait à une demi-lieue de là. « Je vais aller lui rendre une petite visite », décida-t-il. Cette louable intention posait cependant un problème : celui de la surveillance de son prisonnier. Ce dernier étant au secret et ne devant communiquer avec personne d'autre que lui, il ne pouvait en confier la garde à ses gens. Heureusement Lebérul avait plus d'un tour dans son sac. Il sonna la servante et lui enjoignit de lui ramener une chaîne et un fort cadenas, ce qu'elle s'empressa de faire, plus morte que vive. — Monseigneur, dit alors Lebérul, je vais vous prier de me pardonner, mais il est indispensable que je m'absente un moment, aussi vais-je vous enchaîner à ce lit. Depuis des années, l'autre avait subi trop de brimades pour s'offenser ouvertement du procédé. — Faites comme vous l'entendez, monsieur, répartit-il non sans noblesse. Vous n'êtes pas un prisonnier d'État, vous, et il est juste que vous alliez trousser les jupons. Lebérul se garda de détromper le masque de fer et il le fixa fort adroitement au montant du lit. Après quoi il s'assura que sa fenêtre était bien pourvue de barreaux. Puis il ferma la porte à clé et posta un de ses hommes dans le couloir par mesure de sécurité. * * * Agénor Lebérul cherchait en vain le sommeil. Enroulé dans des hardes près de sa cheminée où mourait un méchant feu, il subissait d'atroces douleurs d'estomac. Ce jour-là il s'était nourri d'orties bouillies. Ce mets délectable pour un canard l'avait laissé insatisfait. Il eut préféré le canard, bien que cet animal fut en somme de l'ortie bouillie assimilée. Le galop d'un cheval le fit tressaillir. A cette heure tardive, dans ce hameau ignoré des routes passantes, la venue d'un cavalier tenait de la magie noire. Le malheureux se demandait si ça n'était pas la mort qui, le prenant en pitié, venait enfin le chercher. Troublé, malgré cet espoir insolite, il se dressa. Le cheval s'arrêta devant sa chaumière. Un poing rude ébranla la porte démantelée. — Qu'est-ce que c'est ? bégaya Agénor Lebérul. Pour toute réponse, le vantail s'écarta et une forte silhouette s'encadra dans l'ouverture. Lebérul prit un tison dans la cheminée pour allumer la chandelle, puis il éleva la maigre flamme et vit le visage de l'intrus. Il fut un temps pour se rappeler cette trogne colorée d'homme bien nourri. Enfin il reconnut l'arrivant. — Joachim, mon frère ! s'exclama-t-il. Les deux hommes s'étreignirent. Agénor pleurait, d'émotion. Ses larmes redoublèrent lorsque le soldat tira de son manteau un poulet froid et une miche de pain. — C'est Notre Sainte Mère Marie qui t'envoie, fit-il, j'allais mourir. Je ne tiens plus debout. Et, tout en se précipitant sur la nourriture, il résuma sa pitoyable condition. — Je ne vis plus que par miracle, pleurnicha-t-il, parodiant sans le savoir une phrase célèbre de Fénelon. Je n'ai plus rien : ni terre, ni argent, ni courage, ni femme, La pauvrette s'est enfuie et je ne saurais lui en tenir rigueur du moment que je n'avais plus que mon amour à lui mettre sous la dent[44 - Dans son état d'extrême faiblesse, Agénor Lebérul ne percevait plus l'équivoque de certaines de ses phrases.]. Joachim essuya une pleur. — Et toi ? fit son frère avec envie, que deviens-tu ? Ta position m'a l'air florissante ? — Je suis adjudant de gendarmerie, fit Lebérul cadet. La place est bonne, je n'ai pas à me plaindre. — Que fais-tu au pays, tu es en perme ?[45 - A cette époque, « perme » était employé comme diminutif de « permission ».] — Non, en mission. Le mot impressionna l'affamé. Agénor venait d'enfourner un pilon. Ses lèvres, graisseuses pour la première fois depuis des années, laissèrent échapper un soupir d'intense satisfaction stomacale. — En mission ? Quelle mission ? Joachim hésita. Mais il se dit que si on ne se confiait pas à son frère, à qui pourrait-on se confier ! — Tu as entendu parler du masque de fer ? demanda-t-il. — Non, s'étonna Agénor, qu'est-ce que c'est, une société secrète ? — Non ! Un mystérieux prisonnier d'État qui moisissait dans les geôles de Pignerol au Piémont depuis des années et que je transfère à la Bastille de Paris. — Qui c'est, ce prisonnier ? — Nul ne le sait, chuchota Joachim. Justement, il porte un masque de fer pour qu'oncque ne puisse voir ses trait. — Il en a de la chance, soupira Lebérul aîné. Sa remarque fit sourciller le gendarme. — Que dis-tu là, mon frère ? — Que ce bougre de masqué a bien de la chance, réitéra Agénor. Voilà un garçon qui est logé, nourri, promené aux frais du roi ! Et cela à une période où tout le monde est sur le point de manger son semblable ! Mais après ta situation, mon frère, c'est la sienne que j'envie le plus. Cette façon de voir les choses choqua beaucoup Lebérul cadet qui s'efforça de ne rien laisser transparaître de sa réprobation et qui prit congé de son aîné en formulant des promesses évasives. C'est donc avec la satisfaction du devoir accompli que le sous-officier gravit l'escalier de l'auberge. En parvenant sur le palier du premier, il fronça les sourcils. La sentinelle qu'il avait placée devant sa porte ronflait comme un sonneur, couchée en travers du couloir. Deux bouteilles de Chambertin lui servaient d'oreiller. Elles étaient vides comme le cœur de la Montespan, Lebérul administra des coups de botte rageurs dans les côtelettes du dormeur. Mais l'homme gorgé de vin ne parvint pas même à soulever un millimètre de paupière. Ulcéré et vaguement inquiet, Lebérul se précipita dans la chambre. Il poussa un soupir de soulagement en apercevant son prisonnier toujours enchaîné sur son lit. — J'espère que le temps ne vous a pas paru trop long, Monseigneur ? murmura-t-il en s'approchant pour déchaîner Monsieur X. Il faillit crier de surprise en constatant que la main de l'homme au masque de fer était glacée. Il palpa le prisonnier et découvrit alors avec horreur qu'il avait cessé de vivre, ce qui revenait à dire qu'il était mort. En essayant de se défaire de sa chaîne, l'H au M de F[46 - Mon éditeur m'a demandé d'économiser sur les caractères.] avait fait décrire un tour mort à celle-ci. Il s'était malencontreusement pris le cou dans le piège improvisé et était mort étranglé. — C'est pas possible, balbutia Lebérul. Je fais un mauvais rêve ! Allons, Monseigneur, ne plaisantons plus… Secouez-vous ! Je vous en prie ! Debout ! Mais on a beau exhorter un mort et lui parler poliment, il n'en devient pas obéissant pour autant. — Je suis perdu, fit le malheureux Lebérul. Voilà où mon bon cœur m'a conduit. C'est à cause de mon goret de frère que… Il s'arrêta. Une idée venait de le saisit par le bout de la cervelle. Pour être adjudant de gendarmerie, il faut en avoir. Lebérul en avait ! Sans perdre un instant, il roula le mort dans son manteau, et, l'ayant chargé d'une secousse aisée sur ses robustes épaules, il rebroussa chemin et galopa jusqu'au hameau des Handouillettes. Agénor Lebérul ne pouvait toujours pas dormir, car il avait trop mangé. Néanmoins, cette forme d'insomnie ne lui déplaisait pas et il pensait avec tristesse que d'ici quelques heures les crampes rongeuses l'empêcheraient à nouveau de fermer l'œil. Il entendit, rompant le silence nocturne, le crépitement creux d'une galopade. — Serait-ce mon frère qui reviendrait ? espéra-t-il. C'était son frère. — La nuit est donc si froide que tu es tout pâle ? fit-il à Joachim. Celui-ci hocha la tête et, s'avançant sur son aîné, lui prit les deux mains avec frénésie. — Agénor, murmura-t-il, te rappelles-tu tes paroles de tout à l'heure, lorsque tu enviais le sort du masque de fer ? — Par le Dieu Tout-Puissant, je comprends que je m'en souviens ! — Il s'est produit une chose terrible en mon absence, révéla Joachim. Et il narra le drame à son frère. — Ce que j'ai à te proposer est extravagant, fit-il, mais si tu acceptes, tes vieux jours sont assurés et ma vie est sauve. Prends la place du défunt. Tu es de sa taille ; plus maigre que lui bien sûr, mais on rembourrerait tes vêtements et au bout de quelque temps, à force de manger de bonnes choses, tu engraisserais. Si l'aîné des Lebérul avait eu quelques hésitations, la dernière phrase de son frère les aurait balayées. D'un commun accord, ils se mirent au travail. Joachim rentra le cadavre, tandis que le brave Agénor préparait des outils. L'opération de « démasquage » s'avérait difficile, car il fallait ne pas endommager le masque afin de pouvoir le réemployer. Suant à la chandelle, ils œuvrèrent près d'une heure au-dessus du cadavre allongé sur la table, semblant se livrer à une quelconque intervention chirurgicale. Enfin le dernier rivet sauta, les charnières rouillées du masque grincèrent et le visage de fer fut arraché du visage de chair. Aussitôt, les deux compères poussèrent un grand cri et tombèrent à genoux en se signant (ils se signaient du même nom étant frères). — C'est le roi ! balbutia Agénor. C'était bien effectivement la figure bourbonnienne de Louis XIV qu'ils avaient sous les yeux. Une figure bouffie par la détention et blême de n'avoir pas été au contact de l'air depuis tant et tant d'années ! — Je crois comprendre, chuchota Joachim au bout d'un moment. — Quoi donc ? interrogea son aîné dans un souffle. — Des bruits courent à Paris. On chuchote que notre roi Louis avait un jumeau. Cela posait un grave problème de succession. Les rois, qui rêvent toujours d'avoir un garçon, sont bien malheureux lorsqu'ils en ont deux à la fois. C'est un de trop. Et on a fait disparaître l'un d'eux… — Le choix n'a pas dû être facile, songea tout haut Agénor. — C'est encore un coup de Richelieu, affirma Joachim. Assurer la succession dans l'honneur et dans la dignité, c'est signé ! Je comprends que Louis le Quatorzième ait fait masquer et emprisonner cet homme. Il ne pouvait pas non plus le laisser vagabonder. Après avoir encore émis de multiples et pertinentes considérations, ils inhumèrent le mort dépouillé de ses vêtements dans le champ voisin. Après quoi Joachim affubla son frère du masque de fer. Le petit jour commençait à poindre lorsque les deux frères rallièrent l'auberge. Le tavernier était déjà levé, ainsi que les hommes de l'escorte. Ceux-ci ouvrirent de grands yeux en voyant arriver leur chef flanqué du prisonnier. Mais Lebérul cadet calma leur stupeur. — Monseigneur le prisonnier avait trop mangé d'omelette et souffrait de nausées, je l'ai emmené faire un tour ! expliqua-t-il. Holà, mes drôles, vidons la bouteille de vin blanc du matin et en selle ! La route est encore longuette qui nous sépare de la Bastille. Un instant plus tard, la petite troupe quittait le pays, laissant dans la riche terre bourguignonne le cadavre de celui qu'une stupide loterie (combien nationale) avait privé du trône de France. Agénor Lebérul joua magnifiquement son rôle jusqu'en 1703, date à laquelle il mourut gavé de bonnes choses, d'attention et d'honneurs.      Extrait de : Le Masque de Fer en pantoufles (Mémoires de Nini-Podchien, nièce du Gouverneur de la Bastille) Treizième Leçon : LA RÉGENCE — LOUIS XV Les températures se sont adoucies. Le thermomètre extérieur marque vingt degrés tandis que mon thermomètre intérieur (ô combien) en annonce trente-huit. Du coup, Félicie est toute guillerette. Elle m'arrache la promesse que je garderai la chambre aujourd'hui encore. Je m'exécute. Le coup des chapeaux préconisé par le docteur Bérurier, de la Faculté de Gras Double de Caen, paraît m'avoir réussi. Ma chambre est inondée de lumière. Une abeille tapote le carreau pour demander le droit d'asile et il y a des fleurs fraîchement coupées dans un vase. Ces notations pour vous faire toucher du nez le bien-être délicat qui m'environne. Pensant y être parvenu, merci, je vous dirai donc qu'un coup de sonnette déchire le silence du pavillon, comme une marchande de poissons déchire un journal pour envelopper ses maquereaux. Quelques secondes après ce coup d'olifant, M'man introduit mon aimable collègue (et malgré tout ami) l'inspecteur principal Pinaud. Pinuchet, vous le connaissez tous, vous qui faites partie de la grande famille de mes féaux ; mais pour les nouveaux venus non encore initiés au folklore san-antoniesque, je vais vous le définir en trois mots, comme dirait mon camarade Alexandre Dumas (l'homme qui aurait dû écrire « Dix petits Nègres », vu qu'il en avait tant à son service !). Pinuche, c'est Baderne-Baderne ! Il est gentil, doux et enrhumé. Il est maigre, il a le cheveu terne, la moustache mitée et nicotinisée, l'œil chassieux, la paupière tombante, le nez comme une échine de chèvre. Il rabâche. Il est bavard et obstiné dans son bavard de monocorde qui coule de sa moustache comme l'eau grise d'un caniveau. Il a des fringues fatiguées, des chemises dont les cols sont retaillés dans des étoffes bizarres. II porte des caleçons longs (mais ça c'est à titre strictement confidentiel) et son chapeau de feutre rabattu par-devant eut ravi Louis XI. Il entre avec le sourire aux lèvres et une bouteille de rhum sous le bras. — Alors, ce malade ? fait-il pour se mettre en voix. — Tiens ! fais-je, Pinuski ! C'est gentil d'être venu jusqu'ici, mon Révérend. — Le dérangement n'est pas grand, affirme l'aimable loque. Justement je suis allé chercher ma 202 au garagiste où je l'avais menée pour la révision des quatre cent mille kilomètres… Ils viennent de lui faire l'opération coup de fouet ! — La pauvre bête, de la flagellation à son âge ! déploré-je, en lui désignant un siège. Il déboutonne un lardeuss zébré de cicatrices. Le vêtement est d'un violet assourdi. Comme je m'étonne de cette délicatesse de ton, le Navré s'explique : — C'est mon pardessus gris, tu te rappelles ! — Tu l'as fait teindre ? — Non : retourner. Pour la deuxième fois ! Il déboutonne le pardingue incriminé et le dépose soigneusement sur son dossier de chaise, ensuite de quoi il s'assied. — Bérurier aurait voulu venir, malheureusement le Vieux lui a confié un petit travail. Il paraît que ta fièvre est tombée ? — Avec un bruit sec qui m'a réveillé. Et toi, Déchet, comment te sens-tu ? Il parvient à prendre une mine plus désolée encore. — Mon pylore n'en fait qu'à sa tête, dit-il. En plus de ça, j'ai ma sciatique qui me taquine. Le temps changerait que je n'en serais qu'à moitié surpris. D'autant que mes cors me flanquent des lancées très pénibles. J'ai aussi des picotements dans le genou où j'ai fait mon épanchement de synovie l'année dernière. Et alors, où je suis inquiet, mais alors très inquiet, c'est quand je respire ! — Ça devrait te rassurer, au contraire, ricané-je. — Si je respire très très à fond, je ressens comme qui dirait un coup de couteau dans le dos. — Alors respire modérément. Évidemment, si tu te goinfres d'oxygène, tes soufflets font une indigestion. — Tu crois ? espère-t-il. — Officiel ! — Bon. Tu permets que je me défasse un peu, il fait chaud chez vous. Le Vieux Morpion porte de longs gants gris tricotés par M Pinaud. Ils sont troués aux extrémités et chacun de ses doigts ressemble à un minuscule bébé emmailloté. Il a l'air d'un vieux veuf négligé et, chose curieuse, M Pinaud ressemble à une veuve résignée (d'ailleurs les veuves sont toujours résignées). Il me raconte les plaies variqueuses de cette dernière, la gastrite de son cousin germain, le pilon débloqueur de son oncle l'unijambiste qui a laissé sa guitare gauche à Verdun, et il va passer aux convulsions du petit dernier de son neveu lorsque je lui déclare qu'il me les brise menu et que nous ne sommes pas à Lariboisière. Son silence mortifié est de courte durée. Pinuche contre-attaque en mettant le Gros sur l'établi. — Béru m'a chargé d'une requête, fait-il. Il voudrait que tu lui enregistres un nouveau cours d'Histoire. Je ne sais pas ce qui lui arrive, mais il est terriblement mordu. D'ailleurs, je dois convenir que c'est très intéressant, surtout de la manière alerte dont… Je fais le bec de canard en opposant à mon pouce le reste de mes doigts. — Béru me fatigue, assuré-je. En souriant, Pinuchet fouille lentement ses poches et en sort un morceau de nappe en papier constellé de taches graisseuses. Entre cet archipel réalisé par Astra, le Mastar a tracé quelques lignes de sa belle écriture qui ressemble à du fil de fer barbelé. Je lis : « Fais pas ta mauvaise tranche, San-A. Maintenant on se tient plus, Berthe et moi. Hier soir j'y ai rapporté ta causerie. Je m'ai rappelé de tout : la marquise de Sévigné qu'a empoisonné Louis XIV, le mariage secret de Mandarin avec la reine d'Autriche, les nobles que le roi s'entourait pour coller des étiquettes, etc. Donc, il nous faut la suite. « Avis. » Je souris tendrement à cette missive béruréenne. Le moyen de résister à une telle pression ? — Tu vois, me dit Pinaud, il avait prévu ta rebuffade. Bérurier, vois-tu, c'est un sacré type dans son genre. Il n'est pas très intelligent mais il n'est pas bête pourtant. C'est un cancre attardé dans la société des grandes personnes. Il a pour toi une admiration sans limite. — Oh ! ça va, Fossile, je vais vous la donner, votre ration de savoir. Branche le magnéto, et tu vas voir. Il s'active mollement en tétant avec un bruit sifflant son mégot éteint qui ressemble à une carcasse d'insecte. — Je le pose sur la table de nuit ? interroge le Chassieux. — Yes, mon Révérend. Je le regarde manipuler au ralenti mon bouffe-blabla. — Tu devrais faire faire aussi l'opération coup de fouet à ton dentier, Pinuchet, conseillé-je. — A cause ? s'étonne le digne homme. — Ton filtre à voyelles est encrassé ; il commence à te faire une mâchoire de brochet. C'est mauvais, quand on se fripe, d'avoir le menton en support de cigare ! De ses doigts hésitants, la Vieillasse palpe cette partie de lui-même qui a tendance à débloquer parce que, précisément elle est débloquée. — Tu fais bien de me prévenir, fait-il. M Pinaud me presse également d'aller chez le dentiste. J'ai des difficultés d'ordre alimentaire. Dans les viandes, je ne peux plus me permettre le nerveux, quant aux poissons, il ne faut pas y songer, surtout quand ils ont trop d'arêtes. — En somme, si tu ne réagis pas, le temps viendra, inexorable, où tu ne te nourriras plus que de purée et d'huîtres. J'actionne le magnétophone. Je souffie dans le micro comme le font tous les ingénieurs du son, histoire de m'assurer que l'appareil est bien apte à déguster mon verbe. — Eh bien, allons-y, dis-je. Salut, Gros. Je te remercie pour ta lettre sur papier hygiénique à en-tête. Je vois qu'en effet tu assimiles bien. Aujourd'hui nous allons étudier Louis XV ! — Un joli coco, celui-là ! décrète Pinuche qui a des reliquats de savoir dans son entrepôt à radotages. — Silence, la Vieitlasse ! intimé-je. Nous sommes sur l'antenne. Tu l'as deviné, Gros, cette stupide intervention est signée Pinuche. — Pas si stupide que ça, fait le Détritus en se penchant goulûment sur mon micro. Tout le monde sait bien que Louis XV fut un roi dévergondé. « Après moi le déluge », disait-il. Je lui arrache ce que mes confrères épris de conventions dénomment « la petite passoire d'ébonite » lorsqu'ils veulent parler du téléphone ou du micro sans appeler un chat un chat ! — Justement, Pinuski, je ne suis pas d'accord sur ce cliché historique. Les premiers manuels scolaires commencent à traiter Louis XV de puant personnage et cette fâcheuse réputation ne fait que croître et enlaidir à mesure qu'on change de cycle. J'ai un faible pour ce roi, moi. Il y a, en ce qui le concerne, une grande injustice à réparer. Mais avant de parler de lui, reprenons les choses à la mort de Louis XIV le Grand, ce Roi-Soleil qui fit le grand siècle ; un grand siècle qui lui appartient pleinement au point qu'il est entré dans l'histoire sous le vocable de Siècle de Louis XIV ! « Loulou le Tout Grand » se décide donc à faire graver une ultime fois son blaze dans le marbre et la romance de la succession reprend. A nouveau, l'héritier du trône est un gamin de cinq ans ! On croit rêver devant la constance du fait. L'arrière-petit-fils de Louis XIV se prénomme Louis également. Il est beaucoup trop jeune pour gravir les marches du trône, alors on va mettre le pays en régence. Louis XIV, imitant son papa, établit avant de mourir un système de Régence de son cru. Pour éviter les coups bas, il déclare sur son testament que plusieurs personnes devront faire cuire le pot-au-feu de la Maison France. Son neveu Philippe d'Orléans ne sera qu'un marmiton parmi les autres. Comme toujours, tout le monde dit banco. Le roi clamse et, évidemment, Philippe fait annuler le testament. Le voilà Régent à part entière. « Qui est-il, cet Orléans ? Un curieux bonhomme à la vérité. Très intelligent, spirituel, beau parleur. Mais dépravé à faire rougir des patronnes de maisons closes. « Les Français en avaient marre des guerres de Louis XIV. Ils aspiraient à l'après-guerre. Ça bottait Orléans justement. Du coup, le Français raccroche son fusil pour déboutonner son falzar. Il est fermement décidé à rigoler. Et te Régent donne l'exemple. Ça me rappelle la blague du péquenot qui va acheter une voiture chez un marchand d'occases. « Avec ça lui assure ce dernier vous partez à neuf heures du soir de Paris et vous êtes à Orléans à dix ». Et le terreux lui répond : « Qu'est-ce que j'irais faire à Orléans à dix heures du soir ! » Ce qu'on allait faire chez Orléans à dix heures du soir, mon Béru ? Je te laisse le soin de l'imaginer. Depuis le dessous de table enchanté jusqu'au tohu-bohu géant, tout y passe. Au cours de ces soupers fins, après le dessert on s'enchevêtrait en couronne ! Les premières arrivées étaient les premières servies ! Les nappes servaient de drap de lit et le Régent, à ce qu'on raconte, était partouze à la fois ! » Toux discrète de Pinaud. — La Vieillasse semble choquée, fais-je dans le micro-phone. La Guenille essuie un pleur gélatineux et proteste. — Je trouve que tu parles durement et avec beaucoup d'irrespect de gens qui ont malgré tout fait la France et qui, vu ta conjoncture de l'époque et contenu de ce que… C'est un soumis, Pinuche. Il s'incline devant l'état de fait. L'anti-révolutionnaire-né. Toute promotion lui paraît irrévocable. — Compte tenu de ce que tu es gâteux, coupé-je, je te prierai de me laisser poursuivre. C'est mon compteur électrique qui tourne en ce moment ! — Gâteux, moi ! bougonne-t-il en faisant le simulacre de se fâcher. — Un gâteux soumis : la pire des espèces. C'est sans espoir. Tu es juste bon à faire un contractuel. Tu deviendrais le ainsi gâteux aux amendes ! J'ai calambouré à l'intention du Gravos et je crois déjà voir son rire somptueux de tuyauterie fatiguée. Pinaud rallume l'embryon de mégot qui est de permanence au coin de ses lèvres. Il consume à la haute flamme fumeuse de son vieux briquet deux millimètres de moustache et soupire : — C'est bien là l'ingratitude humaine. Je viens prendre de tes nouvelles et je me fais insulter. Alors je vais chercher mon absolution dans son cœur généreux, irrigué par le vin blanc-cassis. — En même temps que mes nouvelles, tu prendras bien un verre de muscadet ? Il est pour. M'man nous monte une boutanche du frigo et nous trinquons. L'incident étant clos, je me reconsacre à Bérurier. Un homme se penche sur son poussif ! — Quoi qu'en eut dit le Débris assis près de moi, Gros, le régent Philippe d'Orléans c'était pas quelque chose de frais. « Il a été le pape du vice ; le pèlerin de la culotte baissée ! Il avait pour complice l'abbé Dubois, un drôle de salingue surnommé Dubois dont on fait les pipes. En ces temps licencieux où l'on se mettait délibérément à l'aise, la perruque grand siècle gênait. Elle tombait trop bas, ça devait coincer les boutons de braguette. Alors les hommes ont cessé de ressembler à des épagneuls et on a vu s'amorcer le style Louis XV. Guidée par un tel Régent, la France sombra vite dans un encanaillement général. Du haut en bas de l'échelle sociale, la dépravation étendait ses ravages. Les Finances s'en ressentirent et partirent en eau de boulin. Le 2 septembre 1714, je m'en souviens comme si c'était hier, il ne restait dans le Trésor Royal que pour trente heures de carburant liquide. Pour une fin de mois duraille, c'était une fin de mois duraiIle ! Fallait aviser. Philippe d'Orléans fit alors confiance à un aventurier écossais appelé Law. Ça te dira durement quelque chose à cause de la rue Quincampoix où il avait son burlingue et du petit bossu qui y jouait les lutrins. Law savait jongler avec les fafs. Un Écossais, tu penses, c'était fatal ! « Il fonda la première Bourse de Paris et remplaça la belle mornifle métallique par des talbins de mauvais papier. Il créa des actions sur le Comptoir des Indes. Ce fut l'opération Coup de Fouet pour les Finances. Tout le monde crut que c'était arrivé, que Law avait trouvé le moyen d'assurer l'opulence, la big martingale nationale. La Révolution Française fit encore un grand pas en avant à cette époque. La plupart des gens s'imaginent que c'est la misère qui donne aux hommes le besoin d'unité ; erreur ; c'est le pognon. Tant que les pauvres sont pauvres, ils ont le sentiment de ne jamais pouvoir accéder à une position importante et ils mijotent dans leur résignation mais le jour où un pauvre ne l'est plus, il pige que dans ce bas monde tout est possible et qu'entre un valet milliardaire et un noble ruiné, la différence joue en faveur du valet. Or, grâce à Law justement, l'on vit rue Quincampoix des valets s'enrichir et descendre du carrosse auquel ils s'agrippaient pour l'acheter à leurs maîtres en pleine dèche. Ce jour-là, la monarchie absolue mourut dans le tohu-bohu de cette petite rue. Née dans le marbre et les lumières de Versailles, elle sombrait en plein quartier des Halles. « Le système de Law se termina bien entendu par une banqueroute, pourtant il avait provoqué confusément une prise de conscience dans le peuple. Cet Écossais sans scrupules contribua sans le vouloir et sans le savoir à la chute de la Royauté presque autant que les écrits de Rousseau ou de Voltaire. Par ailleurs, malgré la faillite de l'État, les entreprises de Law avaient ranimé l'Économie. » Pinaud lève timidement la main. — Au fond du couloir à droite, lui lancé-je. Mais il secoue la tête pour m'indiquer qu'il ne s'agit pas de « ça ». — Depuis un instant, fait-il, tu t'exprimes comme un prof. Tu devrais revenir à un langage plus simple. N'oublie pas que tu parles à Béru. La Vieillasse a raison. — Ton intervention étant enregistrée, Chère Vieille Ruine, je laisse à notre bon ami le soin d'apprécier. Le Dabe blêmit. — Efface, supplie-t-il. Je ne voudrais pas que notre bon Alexandre prenne ça en mauvaise part. — J'effacerai après. Pour le moment je poursuis. La France est en train de virer. Il se passe quelque chose dans les cerveaux. Le Régent qui ne s'en fait pas continue ses galipettes. Sa fille, la duchesse de Berry, l'imite. La foiridon est totale. Et pourtant ce temps, que devient Louis XV ? Eh bien, il grandit. II a pour précepteur Fleury, l'évêque de Fréjus. Le brave prélat lui enseigne tant bien que mal son métier de roi. Le jeune Louis XV chasse, c'est son unique plaisir. Il ne fait même pas attention aux gonzesses. On l'a fiancé, bien entendu, à l'Infante d'Espagne pour ne pas changer. C'est une gamine qui vit à la Cour afin de recevoir une éducation française en attendant de recevoir le roi dans son lit. Louis XV ne la voit presque pas et s'en tamponne le grain de beauté. De plus, il n'a pas envie de régner. Son titre et la situation lui suffisent. Aussi, lorsqu'en 1723 le Régent clabote d'un coup de sang (y a tout de même une justice immanente), Louis, qui n'a encore que treize ans, confie les guides au duc de Bourbon, un zig tout ce qu'il y a de tartignole, bête comme un plumeau et qui s'est scandaleusement rempli les fouilles grâce au système de Law. Ce gus était fait pour administrer l'État comme toi, Béru, pour être archevêque de Paris. A peine installé à son poste, ça se met à bouillonner sous sa perruque. Truffe mais combinard qu'il était, le duc. Il se dit avec sa petite cervelle bourbonienne : « Le roi est de santé fragile, il tousse au moindre courant d'air. Il aurait les soufflets mités que ça ne m'étonnerait pas. S'il clabote, la couronne va valdinguer sur la tasse de son cousin Orléans, mon ennemi intime et moi, duc de Bourbon, je ressemble du coup au duc de Bordeaux qui ressemblait à son frère, son frère à son père et son père à Monluc. De là je conclus que ma seule chance de garantir mes arrières, c'est bien sûr que le roi vive, mais surtout qu'il se grouille d'assurer sa descendance. Seulement avec cette infante de mon Escurial qui n'a pas huit ans, on n'est pas prêt de toucher un Dauphin. Le plus simple c'est donc de renvoyer la mouflette chez son dabe et de trouver au roi une gerce en état de marche ». « Il porte alors son attention sur Marie Leczinska, la fille de l'ancien roi de Pologne Stanislas Leczinski. Ces derniers étaient en pleine purée comme tous les monarques en chômage et vivotaient en Lorraine. Ils n'attendaient plus qu'une chose de la vie : qu'on donnât le nom de Stanislas à une porte de fer forgé de Nancy. C'était modeste comme aspiration, convenons-en ! Ils ne se gaffent pas, ces bons Polaks en exil, que leurs anges gardiens sont en train de fourbir leur bonne étoile au Miror. A Paris, le Premier ministre persuade son jeune souverain que pour le petit coucher Leczinska c'est exquis. Pas contrariant, Louis donne son accord. Ensuite de quoi, on met à la petite infante sa robe des dimanches, on lui achète des sucettes et on la colle dans le premier autobus pour Madrid avec un mot d'excuse pour ses parents. Devant une muflerie aussi fracassante, la noble Espagne rue dans les brancards du carrosse, fais-moi confiance. Le Philippe V d'abord vire le corps diplomatique français avec perte, fracas et coups de pompe dans les noix. Dans les cours d'Europe on commence à se dire que la France prend de drôles de manières et qu'elle ne va pas tarder à se moucher dans les rideaux si ça continue. En France, d'ailleurs, on n'est pas très content non plus de ce mariage. Larguer une riche Infante d'Espagne pour une nana qui n'a, en fait de dot, qu'un slip et son contenu ; et ce à un moment où la colonne des revenus a la blancheur Persil dans le Grand Livre des Finances, ça fait un peu léger, faut connaître. Mais le Bien-Aimé se fout du tiers (état) comme du quart. « La jeune reine est gentille, pas mal de sa personne et plus vieille que lui de sept ans. Voilà Bourbon paré. La dame est apte à la reproduction. Louis et Marie se mettent au boulot sans tarder et ils feront dix gosses en un rien de temps. Bravo Prénatal ! » — Tu n'aurais pas encore une petite larmichette de muscadet ? m'interrompt Pinaud, je me dessèche à t'écouter. Je lui verse et il fait mine de regarder ailleurs pour ne pas avoir à dire « assez ». — C'est passionnant, fait-il avant de boire. D'après ce qu'il ressort, ce Louis XV était en somme une vraie nouille ? — Erreur, protesté-je. C'était un garçon timide, tout simplement. Il était moins autoritaire que Louis XIV, donc plus intelligent. Son drame, c'est d'avoir cru que les autres étaient plus capables que lui et de s'en remettre à eux alors qu'ils ne le valaient pas. « Comme le duc de Bourbon débloquait, Fleury, l'évêque de Fréjus, a fait le barrage. Il avait beaucoup d'autorité sur son élève. On a viré Bourbon et le cardinal Fleury a pris sa place derrière le bureau Louis XIV du Premier ministre de Louis XV. Un bon vieux, dans le fond, ce Fleury. Pas beaucoup de panache, mais une certaine jugeote. Il essaya de rétablir les finances et fit quelques guerres, mais juste pour dire… Contre l'Autriche d'abord, afin d'essayer de rétablir le beau-dabe de Louis XV sur son trône, puis avec l'Autriche contre le roi de Prusse. Frédéric II jouait les gros bras en Europe. Pendant ce temps, bien sûr, la valeureuse Albion s'entretenait la voile en coulant à l'occasion quelques-uns de nos bateaux. « Louis XV, que ses épousailles avaient déclenché, s'est lancé à l'assaut de la famille de Nesle. C'est un nom prédestiné décidément et qui a toujours évoqué des parties galantes. Les trois Orfèvres à lui tout seul, le Bien-Aimé, il s'est farci les quatre frangines à la file. Et pourtant elles ressemblaient à des grenadiers, les filles Nesle. Mme de Mailly avait un pif mahousse ; sa sœur la Marquise de Vintimille (tout le monde descend, prière de préparer ses passeports pour la douane) reniflait des targettes et mesurait deux mètres, une autre dont je ne me rappelle plus le blaze trimbalait un dargif de chez Dunlopillo et il n'y avait que la dernière, Mme de la Tournelle (vous prenez le quai, c'est tout droit) qui était un peu pas mal. Malgré ses manières maniérées, Louis XV, il aimait les grosses charpentes. Son rêve, à ce coquin, c'eût été les Peter's sisters. Du coup, il l'aurait eue sa ration de Tanagra-double. Quand il a eu passé les Nesle à la casserole, il s'est rabattu sur une petite roturière nommée Poisson. C'était sa façon à lui de faire maigre. Comme la présence de cette favorite mal née indisposait la Cour, il a transformé la femme-poisson en Marquise de Pompadour. N'était-ce pas plus gentil comme ça ? » — Excuse-moi, stoppe Pinuski, mais il va bientôt falloir que je parte. C'est encore long, Louis XV ? — Il m'en reste trente mètres dans la bobine, Vénérable loque. — Fais vite, vu que j'ai rendez-vous chez le radiologue pour mes clichés de l'estomac. Figure-toi que lorsque je mange des crudités, j'ai comme des brûlures… — Et t'as peur d'un chou-fleur ? — On pense tout de suite à ça, avoue la Vieillasse. M'est avis qu'ils ne sont pas près de le trouver le sérum anticancéreux, messieurs les toubibs, avec tout le pognon que ça leur rapporte, cette misère ! Ils auraient bonne bouille de liquider ce fléau au moyen d'une petite piquouze à dix balles. Vous imaginez cette famine dans les rangs des blouses blanches ? Le cancer, c'est leur minimum vital garanti. Avec cette brave bête, ils sont certains de ne jamais piler la faim et d'avoir leurs vacances à Capri assurées. Et puis quoi, si on le guérissait, les gens n'auraient plus que la ressource de claquer dans un accident de bagnole ; or, comme la circulation n'est pas encore complètement désorganisée, ça risquerait de durer. Je bonnis mon point de vue à Pinuche. Naturellement il en rit. Les hommes, depuis toujours, ont pris l'habitude de se marrer quand on leur dit la vérité. Y a que le mensonge qui les fasse goder. L'illusion ! La fumée ! Leurs quatre vérités, ils les lisent dans la Clé des Songes exclusivement. Peut-être qu'ils ont raison, je sais pas ? Il est certain que la réalité n'a pas bonne mine et que si on la fardait pas à outrance on ne pourrait pas cohabiter longtemps avec elle. Alors on lui passe du fond de teint, du Rouge Baiser, du vert aux paupières, du marron aux sourcils et on crie bien fort qu'elle est belle et sexy. Comme la plupart du temps elle sent la mort ou la m… on la parfume, on la couvre de fleurs. Mais les fleurs aussi meurent, non ? Alors ? Où il est le béneff ? Sursis ? Oui, sursis ! Le but de tout ! Le grand objectif, c'est quelques minutes ou quelques années de plus à vivre. Et on fout des médailles de sauvetage à des gars qui ont à ce qu'on raconte idiotement sauvé la vie, vous avez bien entendu ? sauvé la vie à leur semblable. Comme si on pouvait SAUVER une vie ! Faudrait tout de même se décider à réviser un peu le vocabulaire, les gars. Ça aiderait les petites têtes à prendre conscience. Commencer par remplacer les médailles de sauvetage par des médailles de prolongation. Alors les titres du Parisien Libéré ou du Pharisien Ulcéré seraient libellés ainsi : « Un garçon de quatorze ans prolonge la vie d'un de ses camarades qui se noyait. » Ce serait plus honnête. Ça en inciterait à aller baiser la Terre Sainte… ou la tapineuse du coin selon leur tempérament. — A quoi songes-tu ? demande doucement la Vieillasse. — A la mort de Louis XV, réponds-je. Bouge pas, Vieux Rat, je le termine. « Le roi, donc, devient dingue de la petite Poisson. Une nana pas si frétillante que ça du reste. Elle était même vaguement frigide, à ce que je me suis laissé dire. Du poisson congelé, quoi ! C'est un gros défaut chez une épouse, mais une rare qualité chez une maîtresse. Quand un homme a une épouse frigide, il l'abandonne pour courir la gueuse. Lorsqu'il a une maîtresse frigide, il la garde. Peut-être espère-t-il arriver un jour à lui transformer la calotte glaciaire en brasero ? Peut-être trouve-t-il plus de poésie à l'adultère lorsque celui-ci se perpètre avec une partenaire réservée ? Point d'interrogation à la ligne ! « Toujours est-il que la Pompadour devient virtuellement tout à la fois Premier ministre et Reine de France. C'est elle qui prend toutes les grandes décisions, qui déclare les guerres et rédige les traités de paix. Elle fait punir ceux qui lui font sentir la modestie de ses origines et exile qui lui déplaît. Dans ses mains, un duc ou un ministre ne pèse pas plus lourd qu'une noisette véreuse. Bref, ce rôle tout-puissant, nous l'avons déjà vu jouer par des tas de gourgandines au long de notre Histoire. « Avec la marquise de Pompadour, la vie sexuelle de Louis XV tourne à la frénésie. Il garde sa froide maîtresse mais se tape en série des jouvencelles toutes neuves. Un sacré composteur, ce Louis-là ! Son sceptre devait faire le salut scout : toujours prêt ! « Il a inscrit les plus beaux exploits amoureux de notre patrimoine (de Saint Bernardin) au Parc-aux-Cerfs. Des pommes se figurent que l'endroit en question était un parc dans lequel des demoiselles à poil couraient au clair de lune, poursuivies (et rattrapées) par des cerfs et par le roi. En fait, il s'agissait plus simplement d'un quartier de Versailles où le Bien-Aimé possédait quelques couchodromes. Mais ce qui s'est passé dans ces cinq-à-l'aube n'est pas racontable. Je t'en bonnirais le dixième, mon pauvre Gros, que je me ferais moucher par la censure. L'amour grâce à Louis XV est devenu du boulot d'orfèvre, crois-moi et c'est pourquoi je conserve toute mon estime à ce fin monarque. « Il savait, dans son élégante sagesse, que les batailles perdues ou gagnées importent peu puisque d'autres, toujours, viennent remettre en question les résultats des précédentes. Mais il a fait de l'amour ce qu'il est aujourd'hui : un art magnifique où le Français — je le dis sans chauvinisme, crois-le bien — a su maintenir sa prédominance. Il a dû se soumettre dans toutes les disciplines, le Français : militaires, culturelles, artistiques. Mais il est demeuré envers et contre « toutes » un prince de la braguette ! Il ne se découvre plus toujours dans l'ascenseur quand il y a des dames ; il passe devant son épouse pour monter dans le métro, il abandonne le suprême de volaille pour construire des usines à hamburger's steaks, il met quarante-huit heures pour perdre la guerre contre l'Egypte et tes camelotes qu'il fabrique sont les plus coûteuses du monde, mais au plumard il reste le maître du terrain ! « Ça ne s'explique pas, ça non plus. C'est dans la nature des choses. « Des siennes ! » Je me tais pour ficher un godet de muscadet. Je me sens en pleine forme. Mon virus grippal a définitivement lâché prise. Comme la Vieillasse rassemble ses hardes, je le jugule. — Laisse tes bas morceaux sur cette chaise, Pinuche, je vais terminer afin que tu puisses remettre cette bande — ô combien magnétique — à l'ami Béru. Et San-Antonio récupère le micro. — Dis voir, au passage, Béru, la Pompadour avait à sa botte le chef de la police. Et sais-tu comment s'appelait ce prestigieux fonctionnaire ? Berruyer (ou Berryer, j'ai lu plusieurs orthographes à son propos). Tu vois, ma Grosse, comme tes aïeux ont étroitement participé à l'Histoire ! Allez, on se finit le père Louis XV car Pinaud est pressé d'aller récupérer ses photos d'intérieur. La Pompadour est morte. Louis XV, pour se consoler, est tombé dans les bras d'une pétasse. Une vraie. Elle s'appelait Jeanne Bécu. On s'appelle comme on peut. Elle était fille de joie. Il vaut mieux être fille de joie que fille de peine. D'un coup de baguette magique, le roi en fit la comtesse du Barry. C'était gonflé de sa part, mais il le fit ! Et là encore, je sollicite un coup de bitos pour le Bien-Aimé. On ne m'ôtera jamais de l'idée que ce type-là était un vrai démocrate. Il avait pigé que l'important, ça n'est pas le blason qu'une dame a sur le corsage, mais le contenu de ce dernier. Vive Louis XV ! Il est allé jusqu'au bout de la seule chose qui l'eut réellement intéressé st qui soit réellement intéressante : l'amour. « Après avoir fait marquise la fille d'un boucher nommée Poisson, il faisait comtesse une respectueuse appelée Bécu, je ne dirai jamais assez combien je trouve que c'est beau, que c'est généreux ! Et un petit bilan pour conclure ! Un ! Que faut-il reprocher à Louis XV ? Une seule chose ! D'avoir été Louis XV à une époque où il eut encore fallu être Louis XIV. Mais est-il raisonnable de reprocher à un monsieur de ne pas être son arrière-grand-père ? Je pense que non ! Alors détaillons. Il a perdu le Canada (Je n'ai pas su garder Montcalm, disait-il) et les Comptoirs de l'Inde. Soit. Mais ce faisant il évitait bien des ennuis à nos contemporains. Si nous les avions conservés, cela eut fait des peuples que notre Général serait obligé d'aller « Je-vous-ai-comprendre » un de ces jours. Vrai ou faux ? « Par contre Louis XV a offert la Corse à la France. Et quand on pense que l'année qui suivit l'achat de l'île de Beauté aux Génois, Napoléon y naquit, que quelque cent cinquante années plus tard, c'était au tour de Tino Rossi d'y voir le jour, on mesure pleinement l'importance d'un tel cadeau ! Un cadeau ? Non : une faveur ! « Outre cet inestimable présent, Louis XV dota Paris de la place de la Concorde, la plus grande place du monde. Où eut-on guillotiné son petit-fils sinon ? Pardonnons-lui l'École Militaire et l'église Saint-Sulpice. Après tout, ce dernier monument a fait beaucoup pour la vessie de Raoul Ponchon. Et applaudissons-le pour le Petit Trianon, cette merveille de grâce. L'amour devenant polisson et élégant, le mobilier l'est devenu également. La légèreté, la gaieté, le confort ont remplacé les monuments catafalqueux d'autrefois. Le style Louis XV était né, qui devait survivre à toutes les misères de la France puisqu'on le rencontre partout : en Amérique, et chez Lévitan comme à l'Hôtel Crillon. Alors ? Faisons le point, Béru. Pendant que Louis XV faisait l'amour, Jean-Jacques Rousseau, Voltaire et Montesquieu, eux, préparaient la Révolution. N'est-ce pas l'un des tout grands mérites de ce bon roi que de les avoir laissés faire ? « Et sous son règne surgit une invention qui n'a pas fini de nous ravir : la mayonnaise. Rien que par elle, son règne est un grand règne. « Il mourut dans d'atroces souffrances le 10 mai 1774. Ses membres pourris par la variole partaient en lambeaux. Son visage était boursouflé et noirci. En rendant le dernier soupir, ce corps qui en avait tant provoqué était déjà décomposé et la mort n'emporta vraiment que ses restes. Amen ! » J'arrête le magnéto et je regarde Pinaud. Il pleure ! Lecture : UN GROS CAPRICE DU BANQUIER BERRUCHEUL — Vous en avez parlé à votre maman, Antonia ? demanda Philippe Berrucheul en saisissant d'un geste souple la taille de la jeune fille. Elle était belle. Il était beau. Elle était brune, avec la peau mate, l'œil de braise, la bouche admirablement dessinée et le nez rectiligne. Il était blond, avec le teint clair, l'œil couleur des mers du Nord, la lèvre sensuelle. Elle avait dix-huit ans. Il en avait vingt-huit. Ils s'aimaient. Leur rencontre s'était effectuée par le plus grand — et le plus sournois — des hasards, lors d'une promenade que Berrucheul faisait dans la campagne environnant Ajaccio. Le jeune banquier était venu surveiller la création d'une succursale de sa banque, la B.N.C.I. (Berrucheul Nationale of Compagnie des Indes) dans l'île de Beauté. Il était arrivé à bord de son bateau personnel « Le Bien-Aimé » une quinzaine auparavant et avait mouillé dans le port d'Ajaccio. Il continuait dans les environs. Le climat et le pittoresque de la Corse le charmant, il faisait de grandes randonnées solitaires à travers les maquis sauvages. C'est au cours de l'une d'elles qu'un après-midi, le riche Français avait aperçu Antonia Ramolino au moment où un chien perdu (sans collier) la poursuivait de ses assiduités. Courageusement, Berrucheul avait assommé l'animal au moyen de sa canne en or massif. Le coup de foudre ! Au premier regard le contact s'était établi entre les jeunes gens. La prestance et la richesse de Philippe avaient ébloui Antonia. Sa qualité de Français aussi, car la réputation du roi Louis XV dépassait les frontières et les mers et rejaillissait sur ses sujets. Comme la jeune fille tardait à répondre, Berrucheul insista. — Dites-moi, mon amour, vous avez parlé à votre maman ? Antonia fit un signe d'acquiescement. — C'est non, n'est-ce pas ? se lamenta Philippe. Elle regarda autour d'elle peureusement et, ne voyant personne, s'enhardît à lui prendre le bras. — Ma mère comprend la situation, mais il n'y a rien à faire. Jamais mon père, ni mon frère, ni mon oncle Buonaparte ne me laisseraient épouser un étranger. Jamais ! — Et si je vous enlevais ? demanda spontanément le richissime jeune homme. Elle sursauta. — On voit que vous ne connaissez pas mes compatriotes ! Les Corses sont des gens intraitables qui ont le sens de l'honneur terriblement développé. Malgré votre fortune, ils ne toléreraient pas que je vous épouse. Et si je m'enfuyais avec vous… où que nous allions, ils nous retrouveraient et nous tueraient l'un et l'autre ! — L'un et l'autre, vous êtes sûre ? bredouilla Berrucheul. — Moi, peut-être pas, réfléchit Antonia, mais vous en tout cas, ça ne fait aucun doute… Cette perspective n'enchantait guère le garçon. Quand on est un banquier dynamique dont les affaires sont prospères, on ne se sent pas une vocation d'homme traqué. Et pourtant… pourtant il adorait cette fille et ne pouvait se résoudre à renoncer à elle. — C'est lamentable, à la fin, s'emporta Philippe. Nous avons tout pour être heureux et à cause de stupides traditions… Comme il disait ces mots, les branches d'un arbousier s'écartèrent et Antonia devint verte en voyant surgir son frère aîné. — Qu'est-ce que vous venez de dire ? demanda ce dernier en brandissant un pistolet d'arçon dont la vue désarçonna Berrucheul. — Moi ? fit le banquier. — Vous venez de parler de nos stupides traditions, non ? J'ai bien envie de vous faire déguster un peu de plomb pour vous apprendre à vivre. — Jovani ! cria Antonia, ne fais pas cela, pour l'amour de Dieu. Le jeune Corse haussa les épaules et planta le canon de l'arme dans sa ceinture. — Écoutez, l'ami, fit-il. Ma sœur n'épousera jamais qu'un Corse ou un Génois puisque nous sommes génois. Si vous la revoyez une seule fois, je vous abats. Et si vous n'avez pas levé l'ancre demain matin, je vous abats aussi ! Pâle, les traits crispés et l'estomac contracté, Berrucheul salua Antonia. — Adieu donc, douce Antonia, soupira-t-il. Je pars contraint et forcé. Mais sachez au moins que je vous aimerai toujours. Là-dessus, il tourna les talons, tandis que la malheureuse jeune fille se précipitait sur la poitrine de son frère en sanglotant. — Que veux-tu, murmura Jovani, comme on dit dans les pages roses : Dura lex, sed lex. * * * Un mois après cet incident, le marquis de Choiseul était en train de dicter du courrier à sa dactylo lorsqu'on vint lui annoncer que Philippe Berrucheul, le banquier bien connu, demandait à l'entretenir. — Faites entrer et laissez-nous, ordonna le ministre. Il était intrigué par cette visite. Berrucheul père s'était terriblement enrichi sous Law et il avait eu la satisfaction de voir son fils développer l'affaire au lieu de la couler comme le font généralement les fils. Il trouva son visiteur amaigri, avec les yeux cernés et la mine longue. « Oh ! Oh ! songea Choiseul, les affaires bancaires iraient-elles aussi mal que celles de l'État ? » — Quel bon vent ? demanda-t-il tout haut en pressant la dextre du visiteur. Berrucheul risqua un maigre sourire. — Monseigneur, dit-il, connaissez-vous la Corse ? Choiseul se renfrogna, car il avait horreur qu'on le collât en géographie. Après une toux interminable qui lui donna le temps de réfléchir, il murmura : — C'est en Afrique du Nord, ça, n'est-ce pas ? — Pas encore, sourit de plus belle Berrucheul. Il s'agit d'une île ravissante située dans la Méditerranée et qui appartient aux Génois. — Ben voyons, où avais-je la tête ! fit le ministre. — J'en arrive, dit Philippe, et je puis vous assurer, Monseigneur, que c'est l'un des plus beaux coins du monde ! — En vérité ? — Je vous en donne ma parole. Je ne connais qu'un défaut à cette île, Monseigneur… — Il y a des serpents ? supposa Choiseul. — Non, Monseigneur, c'est qu'elle n'est pas française ! Choiseul se rembrunit. « Toi, mon Berru, je te vois venir, pensait le marquis. Tu as dû mijoter des affaires là-bas et tu veux me convaincre d'entreprendre une guerre pour conquérir ce pays ! » — Qu'y puis-je ? demanda-t-il sèchement. — L'acheter, Monseigneur ! répondit très simplement Philippe. Son interlocuteur en fut éberlué. — L'acheter ! Vous me la baillez belle ! — Monseigneur, poursuivit Philippe, les gouvernements s'obstinent à faire massacrer des hommes pour conquérir des pays qu'ils reperdent aussitôt. Il serait tellement plus facile de les acheter. Avec l'argent qu'on dépense à faire les guerres, on pourrait acquérir les territoires. Personne ensuite ne songerait à se libérer, puisque la vente serait faite en bonne et due forme à la satisfaction de tous. Lorsque j'acquiers un habit chez mon fripier il ne vient pas protester ensuite qu'il a réfléchi et que je dois le lui rendre. L'esprit revanchard disparaîtrait. Croyez-moi, les vraies conquêtes se font chez les notaires, pas sur les champs de batailles ! Choiseul opina. II y avait du vrai dans ce que disait le banquier. Pourtant il jugeait son vœu irréalisable. Que feraient les généraux si les marchands assumaient les responsabilités géographiques ? Comment obtiendrait-on des décorations et que ferait-on des drapeaux ? Que deviendraient les armuriers ? — Utopie, fit-il en soupirant. — Non, Monseigneur. Pour tout vous dire, en revenant de Corse, je suis passé par Gênes. J'ai vu là-bas les autorités et je leur ai demandé si elles envisageraient éventuellement de céder la Corse à la France moyennant une somme rondelette. Elles m'ont répondu — tenez-vous bien — que oui ! Choiseul devint tour à tour, rouge, blanc, puis bleu, préfigurant ainsi le futur drapeau français. Ne pouvant contenir sa colère, il donna un coup de poing sur son sous-main. — Mais, Monsieur le banquier ! tonna le ministre, de quoi vous mêlez-vous ! Depuis quand un sujet de Sa Majesté a-t-il qualité pour entreprendre délibérément des pourparlers au nom de la France avec un pays étranger sans être mandaté ! — Monseigneur… balbutia Berrucheul. Choiseul était remonté. — Et que voulez-vous que nous en fassions, de la Corse, je vous demande un peu ! Nous avons perdu nos colonies, sans grand regret d'ailleurs, car elles étaient fort éloignées, et vous voudriez que je vide les caisses de l'État pour acheter une île ! Si j'avais une île à acheter, ce serait l'Angleterre, Monsieur Berrucheul, et non la Corse. Comme cela, au moins, nos bateaux pourraient naviguer tranquillement ! Il se tut, tira sur ses manchettes de batiste, puis s'éventa légèrement du plat de la main. — Excusez-moi, reprit-il d'une voix plus égale, vous m'avez quelque peu fait sortir de mes gonds, mon cher ! Berrucheul, qui avait pris une mine contrite pour laisser passer l'orage, releva le front et déclara : — Vous ne m'avez pas laissé achever, Monseigneur. Je pensais acheter la Corse pour mon propre compte et l'offrir à mon pays afin qu'elle devînt territoire français. Cette fois, Choiseul devint bleu, blanc, puis rouge. — Vous plaisantez ! bredouilla-t-il. — Absolument pas, Monseigneur ! Absolument pas ! Vous le savez peut-être, feu mon père a réalisé une très grosse fortune, beaucoup plus importante que ce qu'on imagine. Il est juste qu'une partie de celle-ci soit consacrée au prestige du royaume. Je donne les fonds pour l'achat de la Corse, et je ne veux surtout pas que mon nom paraisse dans cette affaire à cause du fisc : signes extérieurs de richesse, c'est mauvais. Cette transaction doit par conséquent rester secrète. Alors Choiseul, les yeux baignés de larmes, se leva, prit Berrucheul aux épaules, le baisa sur les deux joues. — Ah ! mon ami, murmura-t-il, quel grand cœur ! Quelle abnégation ! Merci, merci, merci ! Je suis confus à l'idée que la postérité m'attribuera le mérite de cette emplette. — Ainsi vous acceptez ma proposition, Monseigneur ? — Comment refuser un don pareil ! Je l'accepte au nom du roi. Au nom de la France ! Oh ! nom de Dieu ce que je suis content ! « Ça y est, jubila le tenace banquier, ma chère Antonia est à moi, puisque devenue française ; en m'épousant, elle épousera donc un compatriote et sa rigide famille n'aura plus rien à dire ! » Au comble de l'allégresse, Choiseul prît son visiteur par le bras. — Vive la Corse ! cria-t-il. Puis il entraîna Berrucheul vers la mappemonde décorant un angle de son bureau. — Soyez gentil, mon cher, ajouta-t-il, montrez-moi donc où ça se trouve !      (Extrait du Journal anecdotique du règne de Louis XV de RASEUR) Quatorzième Leçon : LOUIS XVI… ET CE QUI S'ENSUIVIT Rien de tel qu'une petite grippette pour vous mettre en forme. C'est un peu comme un abcès de fixation, aussi me pointé-je au bureau frais comme un nez de chien[47 - L'expression « frais comme un gardon » me paraît périmée.]. Je serre les mains avides qui m'espéraient ; je dis « que-ça-va-beaucoup-mieux-merci » et je vais potasser les dossiers posés sur mon établi. Au bout d'un moment, Bérurier fait une apparition théâtrale. Assez stupéfiant, le Dodu, ce morning ! Il porte un immense blue-jean râpé et constellé d'étiquettes made in U.S.A., un polo vert pomme, un blouson de cuir noir à col de fourrure, des chaussures de basket et une vraie toque en faux astrakan. L'essayer c'est l'adopter ! Pour vos réceptions mondaines, mesdames, pour les noces et les banquets, pour les baptêmes et les enterrements, faites appel à Alexandre-Benoît Bérurier. Il parviendra toujours à détendre l'atmosphère. La somptuosité de ses trouvailles vestimentaires, la percussion (et les répercussions) de ses réflexions apporteront toujours autour de vous joie et santé, car une boutade signée Bérurier, c'est de la rigolade assurée. — Tu vas à un nouveau bal costumé ? m'étonné-je. L'Étonnant, le Détonnant, l'Irréinventable Béru hoche sa pauvre hure brouillée par le Brouilly. — C'est rapport à une enquête dont je me livre dans les milieux blousons dorés, explique-t-il. Comme j'ai besoin de fouinasser chez les yé-yé, faut que je me mettasse à l'unisson ! — Béruyéyé ! fallait voir ça avant de mourir, conviens-je. — Reconnais, Gars, que le « Blougin » c'est ma longueur d'onde ! — En effet, ce futal de toile te moule comme un cigare. Pour le poser, tu te fais éplucher, je suppose ? — J'ai la technique, San-A. Je me couche sur le lit, les flûtes relevées. Berthe tire sur une des jambes et la bonne sur l'autre. Moi pendant ce temps je donne des coups de reins pour faciliter le décarpillage ! — Le spectacle ne doit pas laisser indifférent, conviens-je. Il caresse la rude étoffe du blue-jean. — Dans notre job, faut se tenir au courant. Dans le vent, quoi, comme on dit. Mais dis voir, je t'ai pas encore remercié pour Louis XV ? Ça nous a beaucoup plu, à moi et à Berthe, j'avais emporté le mégalophone du bureau et on se l'a fait jouer trois fois hier soir. D'autant plus qu'à la téloche y avait que du rasoir. Une conversation religieuse dont à propos de l'unité de l'église. Ils avaient réuni des curetons de toutes les religions. Y avait le père Dupanloup, le rabbin Desbois, le pasteur Ysé, et le mufti Ben Durant, plus un curé à barbouze de l'église orthopédique. Ces braves gens ont attaqué en disant comme quoi toutes les Églises devraient infusionner. Moi j'étais pour. Paraîtrait du reste que Popaul le Vadrouilleur, ça serait dans ses visées. Et puis ces bons messieurs se sont mis à défendre leur crémerie et le vin de messe a vite tourné au vinaigre ! T'aurais dit des représentants de commerce en plein suif. Chacun jurait que c'était son produit le meilleur et que celui des autres c'était de la toupie de chansonnette ! On les aurait pas minutés qu'ils se seraient filé la pater à force de se virguler des objections culsoutanées. Un vrai désastre ! Moi, tu vois, je serais été Jésus-Christ que j'intervenais en pleine émission pour les mettre au surplis. Je te leur foutais un miracle sur 819 lignes, mon pote, que tout le monde en aurait causé. Parce qu'à mon sens, pour le bien de l'Église, c'est pas des radoteurs qu'il faut mais un grand miracle. Jusqu'ici, les miracles c'est toujours des petites filles berlinguées qui en ont eu l'imprimeur ; et ça se passe dans des grottes obscures. Mais suppose un peu qu'on aye droit un de ces quatre soirs à un miracle télévisé, tiens : en pleine Eurovision au cours d'un France-Écosse afin qu'il y ait un maximum de monde. T'as le Bon Dieu qui s'annonce et qui dit deux mots aux téléspectateurs. Pour le coup, intervilles, ils peuvent aller se rhabiller ! Je dis Dieu, mais en admettant qu'Il veuille pas se déranger, Il envolerait quelqu'un de sa Maison militaire ou bien son chef du Protocole, hmm ? « Quoique je ne voie pas pourquoi Dieu viendrait pas en personne sur le tube catholique du moment que le Général y vient, lui. » Il se tait et s'apaise. — Ton idée est bath, comme toutes tes idées, ma Grosse Brioche, seulement, si le Bon Dieu apparaissait, les téléspectateurs penseraient que c'est un truquage. Crois-moi : le Seigneur a bien raison de réserver ses miracles aux petites filles ; c'est encore la manière la plus adroite de les faire accepter par les incrédules. Le Yé-yé bâille démesurément, ce qui me permet une vue panoramique absolument imprenable sur ses poumons, son pancréas, son gros côlon et son intestin grêle. — Pour en revenir à Louis XV, fait-il, compliment. T'as su nous le faire aimer. C'était un gars bien. Tu dis que la Pompadour était frigidaire, mais ça n'a rien d'étonnant vu qu'elle s'appelait poisson ! Il me flanque un coup de coude et s'esclaffe. — Et puis c'est peut-être pas vrai. Le roi faisait courir ce bruit pour pas qu'on la lui chourave ; intelligent comme je m'en doute, y'aurait rien eu d'étonnant. — A propos de Louis XV, je crois avoir omis de te dire qu'un fanatique a voulu l'assassiner. Un certain Damiens. Ce dernier l'a frappé d'un coup de canif au moment où le monarque montait en carrosse. — Qu'est-ce qui lui a passé par la tranche, à cet hurlu-berlu ? — Le peuple commençait à faire des bulles, Gros. — Et ça été grave ce coup de cure-dents ? — Une simple égratignure, mais on n'en a pas moins exécuté Damiens et si je te parle de cet attentat c'est pour te citer une phrase du condamné car c'est l'une des plus belles de l'Histoire. Comme on lui annonçait qu'il aurait la main droite brûlée au soufre, qu'il serait dépecé, écartelé, etc., Damiens a hoché la tête et a simplement répondu « La journée sera rude ». — Pas mal, convint Béru. Il regarde l'heure. — Faut que j'allasse, dit-il. — Où ça, Ignominie en blue-jean ? — A mon enquête. Un jeunot a fait un n'holdupe hier dans une hostellerie du Bois. Il avait une cagoule et y se déplaçait à bord d'une petite Triomphe rouge à bandes blanches. Je m'ai fait dresser la liste des Triomphes immatriculées dans la Seine et la Seine-et-Oise biscotte je pense que c'est quelque fils à papa de la région qui a joué les Al Capote pour se donner des sensations. Alors je commence ma petite tournanche de prospection, tu viens avec moi ? Il me désigne la fenêtre pleine de beau temps. — Y a du soleil, ça te donnera des couleurs. — O.K., Fils. Le démon de l'enquête me tenaille déjà. Je ne suis pas mécontent de repiquer un peu au truc, car cette période d'inaction commence à me peser. — Montre un peu ta liste ! II me la tend. J'y trouve une bonne centaine de noms. — Dis voir, Gros, le petit gangster à cagoule, il l'a peut-être volée, la Triumph, pour faire son coup ? — Aucun vol de Triomphe n'a été signalé depuis plus de deux mois ! Je parcours le répertoire. Il y a huit voitures rouges sur le lot, mais aucune n'est mentionnée comme ayant des bandes blanches et je conseille à mon subordonné de commencer par visiter néanmoins les propriétaires de celles-ci. Nous partons. Direction Neuilly. En cours de route, Sa Majesté ignominieuse me tanne pour avoir la suite de l'Histoire. Vu que j'ai entrepris cette œuvre de salubrité publique, je me dois de la poursuivre. — J'ai peut-être un peu gazé sur Louis XV, fils. Il y avait encore beaucoup de choses à dire à son propos. Ses guerres, par exemple, bien que je n'aime pas parler de ça… Sais-tu qu'il a remporté la victoire de Fontenoy ? — Non, rétorque loyalement Son Ampleur, et je m'en fous. — C'est toujours le même topo : On en veut à Louis XV dans les manuels et on cherche à le diminuer, poursuis-je malgré tout. Encore une fois, grâces soient rendues à la courageuse Régie des Tabacs qui vient de créer une nouvelle marque de cigarettes baptisées « Fontenoy ». Elle n'a pas peur de prendre ses responsabilités, cette marchande de fumée. Fontenoy ! Le Maréchal de Saxe y battit les Anglais. Alors, si tu le veux bien : un coup de bitos ému au passage. J'aurais dû aussi te parler du chevalier d'Eon. — Là, ça me dit quelque chose, fronce-les-sourcils-t-il. — D'Eon : un beau chevalier blond qui se déguisait en nana au point qu'on le prenait pour une gerce. Louis XV voulut se le faire, c'est te dire s'il y avait gourance ! — Un travesti, quoi ? — Certains assurent qu'il était vraiment homme, d'autres jurent qu'il était femme. Je pense qu'on pourrait trouver un dénominateur commun en affirmant que ça devait être une aimable fiote à voile et à vapeur. Le roi qui ne pouvait en faire sa maîtresse en fit son espion. Eon accomplit des missions en Russie et en Angleterre. Avec le Masque de fer, il fait partie de ces points d'interrogation de l'Histoire qui sont la providence des historiens. Mais passons. Oui, passons pour arriver à Louis XVI. — Fin de section ! rigole l'Obèse. — Non, disons plutôt section halte ! Au sujet de ce pauvre garçon, une chose saute aux yeux. — Sa tête ? ironise Béni. Je hoche la mienne. — Eh bien voilà, si tu dresses la liste des rois, tu t'aperçois que tous les Louis ont été gratifiés d'un qualificatif… Ça démarre par Louis I le Débonnaire et Louis II le Bègue, et ça se termine par Louis XII le Père du Peuple, Louis XIII le Juste, Louis XIV le Grand et Louis XV le Bien-Aimé en passant par Louis VI le Gros, Louis VII le Jeune ou Louis VIII le Lion. Or, Louis XVI n'est que Louis XVI. C'est si j'ose dire, Louis XVI tout court ; on aurait pu l'appeler le Sectionné ou le Malchanceux ; mais non : on l'a laissé seul avec son fatidique numéro et sa tête sous le bras. — Tu sais, fait l'Important, Ça se passe de commentaires. Dès que tu dis Louis XVI on pense à la bicyclette à Chariot. Un roi qui y va du cigare, c'est pas fréquent tout de même ! — Non, Béru, ça n'est pas courant, aussi le jour où le couperet lui a dégringolé sur la nuque, ça n'est pas seulement un roi qui a été décapité, mais des millénaires de préjugés. On a coupé la tête à toute la monarchie, et maintenant les derniers rois de ce monde ont la tranche juste posée sur les épaules. Il suffit d'un courant d'air, ou d'une bousculade pour qu'elle roule dans la poussière. Cela fait songer à la blague du bourreau chinois qui tranchait les têtes avec une dextérité telle qu'un jour, un supplicié qui se trouvait au bout d'une file de condamnés lui demanda : « Pourquoi ne m'avez-vous pas coupé la tête à moi ? » « Le bourreau chinois ricana : « Ah ! je ne vous ai pas coupé la tête ? Eh bien essayez donc de faire « non » et vous verrez ! ». « Les ultimes têtes couronnées, maintenant, n'osent plus faire non. Car, non seulement leurs couronnes, mais leurs têtes également tomberaient. » Béru conduit mollement. Il n'a pas encore fait remplacer son pare-brise et a mis un carton pour se protéger de l'air, en y perçant deux trous afin de pouvoir regarder à travers. — A cause qu'ils l'ont passé à la tondeuse ? demande-t-il. C'était une peau de vache, Louis XVI ? — Non, au contraire. Ce fut l'être le plus doux et le plus inoffensif de notre monarchie. — Eh bien alors ? — Justement, Béru… Dans l'état où se trouvaient les esprits, un roi tyrannique aurait peut-être pu sauver le morcif. Louis XVI, lui, en a été incapable. Il eût fallu une main de fer dans un gant de fer, et le pauvre Gros n'avait qu'une pattemouille dans un gant de coton. — Pourquoi que tu l'appelles le pauvre Gros ? Il était mahousse ? — C'était toi, lavé et rasé, dis-je. D'ailleurs vous vous ressemblez un peu. Ton côté bourbonien, toujours… A la mort de Louis XV, son grand-dabe, il avait vingt berges. Quand il s'est vu roi, il a eu les jetons, ce timoré. « Je suis trop jeune pour porter un tel fardeau », gémissait-il. Ça faisait ricaner tout le monde, tu penses ! A son âge, ses prédécesseurs régnaient depuis belle lurette ! Louis XIII, par exemple avait déjà bousiller Concini pour avoir le champ libre si tu te souviens… Louis XVI n'avait donc aucune aptitude pour exercer ce métier. Voilà pourquoi il était plus petit après son règne qu'avant. — Je m'ai laissé dire qu'il était serrurier de son second métier ? interroge le Mahousse. — Exact, Gros. Nous comprenons mieux à quel point le pauvre Loulou a été victime d'une erreur d'aiguillage. Le principe de la monarchie était voué à l'échec puisqu'il portait à la tête de la nation des êtres incapables de la gouverner. Cet homme qui eût sûrement fait un excellent serrurier n'a pas su être un roi potable, déplorons-le, mais voyons un peu ce qu'il était sur le plan humain. Nous avons dit un gros joufflu mollasson. Mou, il l'était plus encore par le bas que par le haut, puisqu'il est resté sept ans avant de pouvoir consommer son mariage ! De saisissement, le Gros oublie de mater par les trous du carton et nous percutons un camion à l'arrêt. Le véhicule télescopé s'avère être une citerne de l'U.M.D.P. Les employés de cette honorable et précieuse société font un foin du diable, ce qui défrise fortement Bérurier. Mon Valeureux les menace de les précipiter à l'intérieur de leur carrosse, à quoi ces messieurs rétorquent qu'ils se garderaient bien d'occuper une place qui revient de droit à mon camarade si l'on se réfère à sa mise, son aspect et son odeur. Je calme par des paroles véhémentes les esprits surchauffés et nous repartons. Béru a une grosse capacité de récupération. Deux cents mètres plus loin, il a déjà oublié l'incident. — Tu me bonnissais à propos de Louis XVI qu'il était flétri des joyeuses, San-A ? — Totalement, fais-je. Imagine un peu la déception de cette petite coquette de Marie-Antoinette radinant de la cour d'Autriche tout émoustillée en se disant qu'elle va avoir les nougats en bouquets de violettes (elle qui sentait déjà la violette) et qui, une fois au dodo, s'aperçoit que le gars Louis a sa durite éclatée ! — Ah, la pauvrette ! lamente le Compatissant. Se pointer de Vienne pour pieuter avec un désastre, c'est rosse ! Mais tu disais t't'à l'heure que ça avait duré sept ans, qu'est-ce qui s'est donc passé ensuite ? On lui a appuyé sur le disjoncteur ? — Un toubib l'a un peu bricolé et il paraît que ça se serait arrangé, la preuve c'est qu'il a tout de même eu des mouflets. — T'appelles ça une preuve, Gars ! plaisante le Monstrueux ; pour un crack de la Poule, c'est pas du vocabulaire hot-dog ! Sensitive comme je sais qu'elle était, la Marie-en-toilette, tu parles qu'elle a eu que l'embarras du choix pour se faire escalader le Mont de Vénus par des chevronnés du piolet polisson. — C'est à voir, Gros. Frivole, ça oui. Mais on n'a jamais eu la preuve qu'elle se soit farci un gigolpince pour de bon ! — T'es crédule quand ça te prend, pouffe mon Lascar. Tu te figures qu'elle convoquait les actualités Gaumont quand elle se faisait explorer le sous-sol ! Note bien qu'elle a droit à des circonstances toutes plus exténuantes les unes que les autres ! Le Gros Louis XVI avait beau être roi, si son périscope magnétique était branché sur ses godasses au lieu d'être sur sa cravate, on comprend que sa bergère lui ait fait de l'arnaque. Il réfléchit et ajoute : — Fatalement, la Révolution devait arriver. A force que le peuple voit ses rois clamser de la chtouille comme un simple sous-brigadier, ou ne pas pouvoir faire glousser bobonne, il a fini par piger qu'un monarque c'est un pégreleux ordinaire et que ce spectre qu'il tenait soi-disant de Dieu, c'était de l'abus en bâton ! Il se tait, car nous arrivons devant un immeuble cossu comme un chef de gare. Brève interview de la cerbère qui nous apprend que le fils du toubib possesseur de la Triumph rouge ne peut pas être notre garnement holdopeur. En effet il a emplâtré un platane (qui ne lui avait pourtant rien fait) la semaine précédente avec sa chignole. Maintenant la Triumph en question ne vaut guère plus de douze francs, et encore à cause de la médaille de Saint-Christophe qui est miraculeusement restée intacte. On coche donc le premier nom de la liste et on passe au suivant. Direction Boulogne-Billancourt. Sa Majesté, qui en a assez de jouer les girafes, ôte le carton-pare-brise. Les dents crispées dans le courant d'air, l'Obèse me réclame la vie sentimentale de Marie-Antoinette, Naturellement je lui parle de Fersen, ce brillant officier suédois qui se consacra au culte de l'Autrichienne. Je raconte les entrevues secrètes, les bals costumés et les parties de campagne au Trianon. — Je connais le Trianon, me dit-il ; pas çui de Versailles, çui de Villejuif ; j'allais y danser avec Berthe au temps des cerises. J'opine et je continue : — La femme de Louis XVI jouait à la fermière pendant que les paysans claquaient de faim. C'était une tête de linotte, cette souveraine. Elle a puissamment contribué à la Révolution elle aussi. Ce qu'il faut essayer de piger, c'est la conjoncture, Gros. Une France ruinée où fermentaient les grands philosophes avait à sa tête un roi ennuyeux et impuissant, maladroit comme un Auguste de cirque. Louis XVI, c'était un éléphant dans la galerie des Glaces ! On se fichait de lui. Ses propres frères : le comte de Provence (futur Louis XVIII) et le comte d'Artois (futur Charles X) contribuaient à le discréditer. Coup de frein Béruresque. — Est-ce que tu te fiches de moi, San-A ? m'interpelle-t-il d'un ton « abrute ». Ce serait tocard d'exploiter ma crédulité. — Que t'arrive-t-il, Tête-Creuse ? — Tu viens de me dire que Louis XVIII et Charles X ont z'été les frelots à Louis XVI ! — Et je ne peux que te le répéter ! — Enfin voyons, eux c'est au siècle dernier qu'ils ont régné, je le sais par mon grand-père dont le grand-père a été sergent-major sous leur règne ! Je souris tendrement à l'Amoindri. — Colle un peu d'huile dans tes méninges, Béru, et laisse-moi te citer des dates. Louis XVI est né en 1754 et Louis XVIII en 1755. Seulement le premier a été raccourci en 1793 alors que le second est mort de sa bonne mort en 1824. L'Histoire a été particulièrement dense à cette époque. Louis XVIII n'a régné que vingt-deux ans après son frère, mais dans l'intervalle, que d'événements ! Que de bouleversements ! Des livres et des livres ont été consacrés à ces quelques années au cours desquelles notre pays a opéré sa grande métamorphose. Il y avait le monde d'avant, il y a eu le monde d'après. Louis XVI était un rameau du Moyen Age. Le couperet du 21 janvier 1793 qui croyait sectionner ce rameau a, en fait, tranché les racines de l'arbre tout entier, un arbre plein de nœuds et de plantes parasites. On a guillotiné Sa Majesté Louis XVI et, vingt-deux ans après, c'est Monsieur Louis XVIII qu'on a couronné. Lorsqu'il était dauphin, ce dernier avait droit au titre de Monsieur ; en somme il le conserva une fois roi ! — Tu vas trop vite ! se rebiffe Béru, on n'en est pas encore à Louis XVIII. — Aussi m'empressé-je de refermer cette parenthèse, car avec ton pare-brise cassé elle provoque un courant d'air dans lequel ta cervelle duveteuse risquerait de s'envoler. — C'est tout de même dommage qu'il ait tourné en pommade, ce pauvre Gros, gentil comme tu dis qu'il était ! — Dommage pour lui, mais bénéfique pour le genre humain. La liberté qui végétait dans le cœur des humbles s'est mise à pousser dru quand on l'a eu arrosée de son sang, tricoloré-je. « Mais, pour ta compréhension, je' vais essayer de dénouer ce sac d'embrouilles en prenant les choses chronologiquement. Louis XVI est roi. Il choisit comme ministre Turgot… » — C'est de lui que vient le turbot-mayonnaise, San-A ? — Pas turbot, hé, pomme ! Turgot ! Avec un G, comme gland ! Ce Turgot était un bien digne homme, aimé du populo. Il s'était mis dans l'idée de régénérer les Français qu'il trouvait trop farfelus. Il mijota un plan d'éducation nationale destiné à prêcher l'honnêteté, la sévérité, la virilité d'esprit, etc. — C'était pas un marrant, ton Révérend ! — Aussi eut-il droit à une sacrée levée de boucliers, et Marie-Antoinette exigea du roi qu'il lui flanque ses huit jours ! « Parallèlement, notre brave Louis avait reçu la visite d'un dénommé Franklin, sujet américain, venu dans notre pays pour transmettre un S.O.S. car le télégraphe n'existait pas. En effet, les Ricains voulaient se débarrasser du joug anglais et ils comptaient sur nous pour leur prêter main-forte. Tout au long de notre histoire, quand un peuple quelconque a voulu chercher du rébecca aux rosbifs, c'est chez Durand qu'il est venu carillonner. Une fois de plus, on réagit bien et la France généreuse lève une armée commandée par La Fayette pour libérer le cher peuple amerlock. Le marquis s'acquitte magnifiquement de sa tâche et les English regagnent leur île. La nation américaine est née ! De là date cette indestructible amitié entre nos pays. Amitié qui survit envers et contre tout, malgré les dettes de guerre, de Gaulle et les films d'Hollywood. « Mais si on arrange les affaires des autres, les nôtres carburent plutôt mochement. Marie-Antoinette, devant l'incapacité totale de son mari, gouverne. Elle est bête et coquette, elle fait du gâchis. On la surnomme Madame Déficit. Dans son genre elle réussit l'exploit de faire l'unanimité. Mais elle la fait contre elle ! Le peuple la hait ! Les seigneurs la détestent et organisent des machinations pour la discréditer ; telle par exemple l'affaire du Collier… » Je m'interromps car le Gros vient de stopper son courant d'air à roulettes devant un immeuble neuf. Nous nous rendons chez un certain Bobichard. Il crèche au dixième étage dans un appartement panoramique d'où l'on a une vue imprenable sur les usines Renault et les gazomètres d'Issy-les-Moulineaux. Une bonne ravagée nous ouvre. Monsieur est en voyage. On s'en tamponne, vu que c'est le jeune homme de la maison que nous sommes venus vister. Il fait son gros dodo, le pauvre lapin. Je demande à la soubrette d'aller le réveiller. Pendant ce temps, nous poireautons dans un salon meublé uniquement avec des fauteuils de dentiste. C'est le nouveau style, le style Çanavéral. Le siège épouse la forme du corps. Tout est prévu, jusqu'à l'arrondi du bras pour tenir sa cigarette. Des mégotières sur tiges orientables poussent un peu partout sur la moquette, champ de tulipes lunaires. Sur une table roulante on voit encore, dans des assiettes, des reliquats de toasts et de petits fours. M'est avis qu'il y a eu java cette nuit dans la carrée. Béru, à bout de tentation, se lève et va rafler une poignée de toasts. — Qu'est-ce que c'est ? demande-t-il en me montrant sa provende. — Des œufs de lump, mon chéri. — Et c'est quoi, des œufs de lump ? s'inquiète le Vorace. — Ce sont, lui expliqué-je, des plombs de chasse qui ont le goût de hareng et dont les bourgeois se servent pour faire des toasts au caviar. Satisfait, il les croque à beaux chicots et, le groin plein, déclare en postillonnant ses plombs : — Tu allais causer de l'affaire du Collier au moment où qu'on est arrivé. Vas-y pendant que notre ouistiti se fringue. J'y consens. — Une ténébreuse affaire, Gros. Les éléments ? Un collier appartenant à de célèbres joailliers parisiens et valant une fortune. « Le cardinal de Rohan amoureux de la reine. Une femme cupide et intrigante : Madame de La Motte ! » — Joli nom pour une gourgandine, apprécie le Goinfre au passage. — Les joailliers avaient proposé le collier à la reine qui en avait très envie mais ne pouvait l'acheter, because les finances royales étaient raplaplas. Cela avait donné l'idée à la mère La Motte de placer un coup fourré de grande envergure. Elle connaissait l'amour du cardinal pour la souveraine. Amour impossible, Maire-Antoinette ne pouvant pas encadrer le prélat même quand il passait en lever de rideau à Notre-Dame. Elle fit croire à cette patate de Rohan qu'il pourrait s'embourber Madame Louis XVI s'il l'aidait à acheter le collier. Rohan, bon pigeon, marcha dans la combine, il négocia l'opération et avança le fric du premier versement. Dame La Motte bichait comme une poule devant la boîte à asticots d'un pêcheur endormi. Tu penses, elle avait le collier, sa fortune était faite ! — Parce qu'elle l'avait pas refilé à Marie-en-toilette ? — T'es louf, Gros ! Tes rouages se coincent ou quoi ? Je t'explique que c'était un monstrueux coup d'arnaque. — Et comment ça s'est terminé ? — Mochement. A la seconde traite, les bijoutiers qui ne voyaient rien venir sont allés faire du circus chez le cardinal. La pauvre Éminence en a eu sa calotte qui a failli prendre feu. Elle n'avait plus un kopek et ne s'était pas fait la Majesté, triste bilan ! Flairant du louche, les marchands de cailloux ont couru chez le roi. Loulou a ordonné une enquête et Madame de La Motte a été arrêtée. Seulement, au cours du procès, pas folle, elle a chiqué à la ténébreuse. Le côté « je sais ce que je sais », tu mords le cinoche ? Le peuple s'est mis à chuchoter que la reine était bel et bien mouillée dans ce coup-là et ça n'a pas réparé le standing en haillons de l'Autrichienne. Un lavedu en robe de chambre mauve, entre, sourcils froncés. C'est un jeunot d'une dix-neuvaine d'années, avec le teint blafard, des boutons éclairés au néon plein le menton, et la coupe de cheveux Beatles. Il nous enveloppe d'un regard aussi sombre qu'un enterrement. — Messieurs ? grince-t-il. Comme c'est au Gravos de jouer, je lui laisse prendre l'initiative des opérations. Sa majesté finit l'ultime petit four du plateau, sort sa carte de flic en la décorant au passage de crème chantilly et annonce : — Inspecteur principal Bérurier, et voici mon adjoint, le commissaire San-Antonio. Un peu insolite comme présentation. Pourtant le dénommé Bobichard Jérôme n'y prend pas garde. — La police ! se récrie-t-il, comme dans les romans de Madame Lacrima Christie. — Textuel ! riposte le Gros. Vous avez bien une Triomphe rouge, mon petit gars ? — Oui, mais… — Faites pas le mouton, mon petit gars, et causez-nous plutôt de votre emploi du temps d'hier. Béru s'épanouit. Il aime jouer les grands inquisiteurs devant moi. Il croit m'épater et il se dilate comme le bœuf qui se prenait pour une grenouille. — Mais, re-bêle et se rebelle le Jérôme Bobichard, je me demande de quel droit vous… — Vous demandez rien, mon petit gars, ça risquerait de vous faire chauffer le ciboulot. Contentez-vous de répondre à mes questions. Qu'avez-vous maquillé hier, disons entre quatre et six heures ? — J'étais au cinéma. — Et votre bagnole, mon petit gars, elle y était aussi ? — Je ne me suis pas servi de ma voiture hier ! déclare avec vigueur le fils à son papa. Ça me fait tiquer. Pourquoi le jeune homme a-t-il affirmé cela aussi précipitamment ? Et surtout avec tant de force ? — On peut la voir, cette chignole, mon petit gars ? s'enquiert le Monumental d'une voix faussement doucereuse… — Mais, oui…, bredouille Jérôme Bobichard. Si vous me permettez de passer un costume, je vais vous conduire jusqu'à mon garage. Le Gros permet. Lorsque le garçon est sorti, il me pousse du coude. — J'ai le renifleur en effervescence, San-A ! me confie le Sagace. « Ce jeunot ne m'a pas l'air franco. C'est le genre zoisif qui se passe des crèmes de beauté sur la vitrine et qui se parfume à la Fougère ou au Sirop des Vosges. Je m'ai laissé dire que dans la haute, ils prennent des bains de nouilles pour s'adoucir la peau. Tu crois que c'est vrai ? » — Sans doute, le satisfais-je. — Je me demande bien comment qu'ils font pour vider la baignoire ? — Tu m'as déjà fait la même réflexion dans un autre bouquin, Gros, le sermonné-je, évite de te répéter, ça fait mauvais genre ! Le Triumphateur revient, superbe dans un costar en soie sauvage bleu ciel. — Je tiens à vous prévenir, nous dit-il, que mon oncle est diplomate. Il a repris du poil de la bébête, le boutonneux. — Faut pas faire de complexe, le rassure Béru, le mien est garde-barrière et ça ne l'a pas empêché de faire huit gosses à sa femme malgré le passage des trains. Puis admirant son petit suspect, il déclare : — Ma parole, vous êtes beau comme la Belle Ferroviaire dont au sujet de laquelle Léonard Vingt-Six a peint la Joconde, mon petit Gars, s'embrouille l'Éduqué. Allez, en route. Il est loin, votre garage ? — Au sous-sol. Nous empruntons l'ascenseur. Tandis que cette magnifique réalisation des réputés Roux et Combaluzier nous fait perdre de l'altitude, Bobichard me dit : — Mon oncle le diplomate est consul de France en Hollande ! — S'il aime les tulipes, fi ne pouvait pas souhaiter un meilleur poste, admets-je. Et puis les Hollandais sont des gens si merveilleux. Conquérir la mer, dites donc, c'est un exploit ! J'ai idée que le jour où ils voudront organiser les jeux olympiques de ski ils se fabriqueront un petit Mont-Blanc et qu'ils cultiveront l'edelweiss pour changer. Écœuré et vaguement désemparé, le « petit gars » nous drive jusqu'à son box. Là, se trouve une jolie petite Triumph dernier cri. En l'apercevant, Béruyéyé fait la grimace et me distille dans les écoutilles : — Inscrivez pas de chance, Mec. Elle a pas de bandes blanches… Pourtant il fait l'exploration du véhicule d'un air docte afin de sauver la face. Le petit crevard le mate d'un œil évasif. Sa Majesté regarde à l'arrière du véhicule et découvre — ô ironie — un bouquin d'Histoire consacré à la Révolution Française. Le hasard n'est pas croyable lorsqu'il se met à faire du zèle. Radouci, le Mastar feuillette l'ouvrage. — Vous vous intéressez à l'Histoire de France, mon petit gars ? questionna-t-il d'une voix aussi moite que la flanelle d'un terrassier. — Je suis bien obligé, puisque je prépare une licence, riposte l'interpellé. Bérurier approuve. Pour lui, l'affaire est classée : y a maldonne, un futur licencié d'histoire ne saurait être l'auteur d'un hold-up. — C'est bien, déclare mon compère. Faut piocher dur, mon petit gars. L'Histoire, y a que ça. Quand on pense à tous ces potes en tas qui se sont succédé les uns derrière les autres à la suite pour édifier la France, on se sent tout petit petit. Pendant que le Gravos vaporise ses compliments, je m'installe au volant et j'actionne le démarreur. Ça tourne rond. Gentil moulin. Mais voilà que le San-Antonio convalescent devient brusquement songeur. — Jérôme, fais-je, vous n'avez pas utilisé votre voiture hier, dites-vous ? — Non, elle n'a pas quitté son box. — Quand l'avez-vous sortie pour la dernière fois ? — Avant-hier. — Sûr ? — Absolument certain. Je vous le jure ! — Dis voir, Béru, il pleuvait hier en fin d'après-midi, n'est-ce pas ? — A seaux ! affirme l'Enflure qui a de la mémoire et un sens hardi de la métamorphose. — Et avant-hier ? — Non ! Beau soleil… Un temps de printemps… Je sors du véhicule et je marche sur le petit crevard en soie sauvage. — Mon petit gars, parodiébérus-je. Vous avez sorti votre voiture hier. Pas la peine de nier ! — Je vous jure que non ! Le Mastar ne peut pas se contrôler. Son côté impulsif, c'est ce qui fait son efficacité. Il file une mandale bien à plat sur les joues boutonneuses de Jérôme. — Jure pas quand on te le demande pas, mon petit gars ! avertit le Gros. Puis, à moi, du ton blasé qu'il sait prendre pour se faire expliquer ce que son cerveau microscopique ne lui permet pas de concevoir : — T'as des indices, Mec ? — Yes, Monsieur l'inspecteur principal. Lorsque j'ai mis le contact, l'essuie-glaces de l'auto s'est déclenché, car il était resté branché. Conclusion, le jeune daim que voilà est entré dans son garage alors qu'il pleuvait à tout va et il a coupé le contact avant de stopper les essuie-glaces. Je me penche à l'avant de la voiture, de manière à amener mon regard investigateur (mais néanmoins velouté, surtout lorsqu'il vagabonde dans le corsage d'une dame) au niveau de la carrosserie. — Tu ne vois pas, ces deux traînées rectilignes sur la carrosserie, Béru ? Afin de déguiser un peu sa tire, Monsieur y avait collé deux bandes de papier adhésif. Pas bête comme détail. Ça frappe l'œil du témoin éventuel. Mais il a eu beau passer l'éponge sur son capot, la colle du papier a laissé des traces. Il bondit sur le flageolant Bobichard et le soulève par les revers de son fragile costar. — Espèce de petit gredin ! aboie le Molosse. Au lieu de préparer sa patente d'histoire, ça veut jouer les truands ! T'as pas honte… dis, voyou ? Une heure plus tard nous sommes de retour à la Grande carrée. Le petit minable ne veut pas reconnaître les faits malgré les indices accablants. — Laisse-moi le travailler au corps, me dit le Gros. Je lui ferai cracher le bidule et faudra bien qu'il me cause de l'endroit où qu'il a planqué le fric. Je laisse ces messieurs en tête à tête et je descends déjeuner au troquet du coin où Pinaud est en train de faire une partie de dames avec un collègue de la Mondaine. Poignées de phalanges. Comment-ça-va-pas-mal-et-toi d'usage. Tandis que les acharnés du pion se mijotent des coups vicieux et qu'on me mijote une blanquette de veau à l'ancienne, je pense à ce bêta de Bobichard. Qu'est-ce qui lui a pris de faire du hold-up, à ce garnement ? Une histoire de bergère, sans doute ? C'est toujours pour des femmes que les gars font des bêtises. Ils veulent tous leur conquérir le monde. Et quand ils le leur apportent, bien empaqueté avec une ficelle dorée, ces dames leur font la gueule parce qu'elles eussent préféré n'importe quoi d'autre, à condition que ça vienne de chez Hermès. Alors, toujours vaillants, les bonshommes repartent. Cette fois, c'est la lune qu'ils décrochent. Ils la passent à la peau de chamois pour qu'elle brille bien. Mais au bout d'un jour les bonnes femmes blasées la jettent à la poubelle. Vous n'avez pas remarqué ? C'est fou ce qu'on peut trouver comme lunes encaustiquées dans les poubelles ! Des lunes qui n'ont même jamais servi et qui ont l'air, ma foi, aussi c… que les hommes ! — Vous avez l'air tout triste, monsieur le commissaire, observe finement la serveuse en m'apportant mon picotin. Je lui pince les fesses, comme il se doit, afin de ne pas la désobliger. — On croit que les gens sont tristes alors qu'ils ne sont qu'hépatiques la plupart du temps, lui dis-je. Elle acquiesce et s'en va. Je chipote un brin. Mais l'appétit n'est pas au rendez-vous. J'ai peur que le Gros ne passageatabasse trop son jeune client. Il a l'habitude, de pratiquer des durs, Béru, des vrais coriaces qui encaissent les gnons en rigolant. Faudrait pas qu'il m'esquinte ce bébé-rose délinquant. C'est pas son tonton consul qui m'inquiète, à Jérôme, c'est sa fragilité. Je remonte dans les austères locaux de la Poule. Parvenu à mon étage, j'entends effectivement des bruits de tartes, ponctués de gémissements. — Tu vas causer, oui ! brame le Monstrueux. Cause tout de suite, sinon je remets le couvert ! Je m'avance, j'entrouve sans bruit la porte du burlingue et je coule un œil dans la pièce. Béru, en bras de polo, est assis sur le bureau, sa toque de fourrure rejetée en arrière, tandis que son « client » est recroquevillé dans le fauteuil des interrogatoires. — Ça vient ? insiste le Gros. — La récolte avait été mauvaise et le chômage sévissait, balbutie Jérôme. — Alors ? mugit Ivan le Terrible. — Plus d'argent dans les caisses, bredouille le jeune Bobichard. Je ne savais pas que son père était dans la culture. Son système de défense est bon : il plaide l'affolement devant les revers de fortune paternels. — Et alors ? tarabuste Bérurier. — Alors on a convoqué les États Généraux le 5 mai 1789. J'ai deux secondes virgule vingt d'hébétude, ensuite desquelles une gigantesque et silencieuse hilarité me secoue. On aura tout vu, mes amis ! Ne voilà-t-il pas Béru qui moleste un délinquant pour se faire raconter l'Histoire de France ! Je reste à mon poste d'observation pour jouir de la suite. — Lors de la convocation des États Généraux, les députés des Nobles, du Clergé et du Tiers-État perdirent plus d'un mois à se disputer sur la question du vote. Les premiers le réclamaient par « ordre », mais les représentants du Tiers le voulaient par tête, ce qui leur aurait assuré la majorité. Le 20 juin, les députés du Tiers-État se réunirent dans la salle du jeu de Paume et jurèrent de donner une Constitution à la France ! — Déjà ! s'ébahit le Gros. — Le roi voulut les chasser de la salle ; mais Mirabeau répondit : « Nous sommes ici par la volonté du peuple, et nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes ». Alors le roi céda et les États Généraux prirent le nom d'Assemblée constituante… Le Gros se mouche pour enfouir son émotion dans le carré de toile abjecte qui lui sert à étancher ses rhumes et ses chagrins et à nettoyer les bougies encrassées de sa voiture. — Et après, mon petit gars ? renifle Sa Tendresse. — Le roi renvoya Necker, son ministre, obéissant en cela aux conseils de son épouse ! — La s… ! tonne à tout hasard le Graves. Bobichard fait comme les dessins de Walt Disney : il s'anime. — Cette mesure déplut au peuple ; le 14 juillet, il se révolta et envahit les Invalides… Une gifle monumentale fait éternuer le jeune homme. — Ne cherche pas à me feinter, petit Gars ! C'est pas les Invalides, c'est la Bastille qu'il a envahie, le peup. L'autre sanglote. — Il a commencé par les Invalides, Monsieur l'Inspecteur, je vous le jure ! Il y a pris les armes qui s'y trouvaient et c'est alors seulement qu'il a marché sur la Bastille. Le gouverneur de celle-ci, de Launay, s'est tout de suite rendu et le peuple surexcité lui a coupé le cou ! — Et d'un ! clame Bérurier. C'est les prisonniers qui ont dû z'être contents ! — Les gens du peuple n'étaient jamais enfermés à la Bastille, affirme Jérôme Bobichard. Une nouvelle momifie le fait taire. — Toi, mon petit gars, tu serais faciste que ça m'étonnerait pas, décrète Béni. — Mais je vous jure…, sanglote le garnement. Comme Béru va le mettre en pièces, je m'avance. — Tout ce qu'il y a d'exact, Gros. La Bastille était presque vide et ne renfermait en tout cas que des gentilshommes ! Béru fronce les sourcils. — Oh ! oh ! Monsieur a les oreilles qui traînent, comme les setters irlandais ! bougonne-t-il. Puis, se penchant sur sa victime. — La suite ? — Voulez-vous que je vous parle de la nuit du 4 août ? demande le pauvre gamin ahuri. — C'est vicieux ? se pourlèche l'Ignominie-'yéyèe. — Elle marque l'abolition des droits féodaux ! bredouille Bobichard. — Alors elle m'intéresse pas, tranche le Gros. Ce que je veux, c'est de l'action ou de la fesse ! Y'a que ça qui me plaît dans l'Histoire. Plus les affaires d'empoisonnement aussi. Tiens, cause-moi un peu de la mort de Louis XVI pour voir si t'es calé ! — Elle a eu lieu le 21 janvier 1793. Un doublé à la face fait pavoiser le nez de Jérôme. — Je t'ai dit que je voulais pas de mensonges. C'est en 89 qu'on lui a fait la blaque du coupe-cigare, à Loulou. — Mais non, Gros, interviens-je. C'est bel et bien en 93. Entre la prise de la Bastille et l'exécution du roi, bien des événements se sont produits. Et si Louis XVI avait été autre chose qu'une balle de ping-pong renvoyée d'une raquette à l'autre, il aurait pu s'en sortir. Dans le fond, le peuple ne demandait qu'à l'aimer. Mais sa faiblesse gênait tout le monde. Il disait oui à tous, ce pauvre bonhomme. Tantôt il approuvait, tantôt il désapprouvait, si bien que rien n'était jamais acquis. Ses intimes comprirent qu'il allait mal tourner et en 91, Fersen, le Suédois amoureux de la reine, prépara la fuite de la famille royale. Manque de pot, ce malchanceux se fit reconnaître à Varennes et la populace furieuse le ramena à Paris. Il venait de perdre la face définitivement et à partir de cet instant la situation se détériora très vite. — Au fait ! Sa mort ! réclame le Sanguinaire. — Bouge pas, Sacrebleu ! Ça vient. Comprenant que c'était scié pour sa pomme, Louis XVI a traité secrètement avec l'étranger afin que les monarques voisins viennent le tirer de ce mauvais pas. Son trône, à ce pauvre biquet, c'était le tonneau de poudre avec la mèche allumée et il sentait déjà le roussi, Loulou. L'Autriche et la Prusse prirent alors ses patins et la France fut envahie. Devant le danger, l'Assemblée législative déclara « La Patrie en danger » ! Et alors, mon Béru, on assista à une chose magnifique dans un élan sublime, de toutes parts, des volontaires prirent les armes pour défendre le pays. « Ce fut un ramassis de savetiers, comme disait Brunswick, le général ennemi qui en rigolait. Mais cette armée de savetiers réussit le miracle de battre les années de métier, équipées et entraînées. Si nous devions en France ne plus célébrer qu'une victoire, c'est Valmy qu'il faudrait glorifier. Parce que Valmy est une victoire vraiment née de la volonté populaire. Au cours des siècles, le populo a toujours combattu contraint et forcé après avoir été convenablement conditionné. Mais pas à Valmy. On n'a eu ni à le forcer, ni à le payer, ni à lui promettre des médailles. Il est allé spontanément à la castagne parce qu'il voulait préserver sa liberté. Il a pris son fusil comme un mari trompé décroche le sien pour aller filer du plomb dans les miches des godelureaux de sa bourgeoise. Il venait de découvrir, le Français, que la France était une aimable personne prénommée Marianne et il voulait lui faire l'amour tout seul. » Survolté par son lyrisme, Béru devient tricolore et des refrains de Marseillaise lui bloquent la pomme d'Adam entre deux étages. Du coup, on a un peu oublié le délinquant. — Ah oui, Valmy, renchérit le chérubin, histoire de faire un coup de lèche à ces poulets-historiens. C'était le 20 septembre 1792. Le Gros renifle son émotion et soupire en me désignant Bobichard. — C't'une petite frappe honteuse, mais y'a pas, il connaît son manuel sur le bout de la langue. — Oui, fais-je, Valmy c'était bien le 20 septembre 92. Le lendemain, la Convention succédait à l'Assemblée législative et proclamait la République ! — J'eusse voulut t'y être à Valmy, s'étrangle le patriote. — Si tu t'y étais trouvé, mon Gros, tu aurais vu le général Kellermann mettre son chapeau à la pointe de son épée et crier « En avant ! Vive la Nation ! » — C'était un général prussien ? — Non, Béru, un général français. — A cause du blaze, j'eusse pas cru. — Il était strasbourgeois, mon fils. Et Paris continue de l'honorer en donnant son nom à un central téléphonique. Je suis heureux et fier, notons-le au passage, que ce central soit celui de mon éditeur, et pour le célébrer pleinement, je suis prêt à offrir un exemplaire gratuit de cet ouvrage à l'abonné dont le numéro de téléphone est Kellermann 1792 ! Enflammé, révolutionné de la cave au grenier, Bérurier gonfle la poitrine. — Vive la République ! crie-t-il. — Elle naquit donc dans l'apothéose de cette victoire. Ses promoteurs furent Danton et Robespierre, les deux grandes figures de la Révolution Française. La médaille de la République, en somme ; Robespierre étant l'avers et Danton le revers. A propos, sais-tu le nom du gendarme qui fracassa d'un coup de pistolet la mâchoire de Robespierre ? Et comme le Gros ne répond pas, je l'affranchis : — Merda ! Convaincu qu'il ne me croit qu'à demi, je poursuis son initiation : — Danton et Robespierre firent déclarer Louis XVI coupable de trahison parce qu'il avait comploté avec l'étranger contre ses propres sujets. Et le roi fut jugé. — Tu parles d'un procès ! Si le Frédéric Peau-de-Chèvre avait été là, pour faire le compte rendu, comment qu'il se serait régalé ! murmure le bon Béru. — Louis XVI se défendit comme il avait gouverné : en parfait gougnafier ! On avait découvert dans une armoire de fer des Tuileries des papiers établissant sa collusion avec l'ennemi. Au lieu de plaider l'incompétence du Tribunal, le lamentable monarque nia bêtement l'évidence, ergota et fit très mauvaise impression. C'est en fait, un couillon plus qu'un tyran que l'on condamna à mort à une voix de majorité ! — Une voix ! s'exclame le Gravos. II a bien failli ménager son indéfrisable, dis donc ! — Cette voix, déclare le prévenu Bobichard, on peut estimer qu'elle fut celle de son propre cousin le duc d'Orléans, dit Philippe-Égalité ! Il reçoit quatre tartes de Bérurier. — J'ai déjà dit que je voulais pas qu'on me chambre, hé Minus ! hurle-t-il. Espérer me faire croire que le cousin du roi faisait partie du tribunal révolutionnaire, c'est le genre de feinte-à-Jules que je tolère pas. Avant que le malheureux Jérôme ait eu le temps de s'expliquer, le Gros l'a propulsé d'un coup de tatane au valseur jusque dans le couloir où des gardiens préparent fiévreusement le tiercé du lendemain. — Foutez-moi ce minable au trou ! Lui aussi il va y aller du cigare un de ces quatre matins ! — A propos, tu as établi sa culpabilité ? demandé-je. — Et comment ! Il m'a craché le morceau en début de programme. J'ai sa déposition sur le burlingue. Bon, alors, cette mort de Louis XVI, San-A ? — Elle eut lieu le 21 janvier 1793, comme nous l'avons déjà dit. Louis XVI fut courageux. Une fois sur la guillotine, il voulut haranguer son peuple, mais le roulement des tambours couvrit sa voix. Il aurait dit qu'il priait Dieu pour que son sang ne retombe pas sur la France ! « Lorsque ce fut fait, l'aide du bourreau prit sa tête tranchée et la montra au peuple. A cet instant, les gens comprirent confusément que quelque chose d'inouï venait de se produire dans le monde ! » — Heureusement qu'il avait pas mis sa couronne des dimanches, fait le Gros en guise d'oraison funèbre. Car chez lui la voix de l'oraison finit toujours par l'emporter. Lecture : LES INITIATIVES DU COMPAGNON BÉRURIEZ Le feu de la forge embrasait le visage du jeune Béruriez, lui donnant fugacement l'aspect d'un démon jovial. Louis XVI essuya d'un revers de jabot son menton où dégoulinait une sueur prolétarienne et se mit à contempler son nouvel aide avec sympathie. Cela faisait deux jours qu'il avait engagé le jeune compagnon serrurier sur la recommandation expresse du maire serrurier du Palais. Depuis quelque temps, le roi œuvrait sur une nouvelle clé délicatement ouvragée qui lui donnait pas mal de fil (de fer) à retordre et la collaboration de Béruriez s'était avérée d'un grand secours. — Voilà le travail, Sire ! fit le garçon en retirant de la forge une clé incandescente qu'il plongea bien vite dans un seau d'eau. Il y eut un bruit de succion. Louis XVI regarda le travail et approuva, ravi. — Tu es très doué, mon garçon, dit-il. — Sire, fit le compagnon, encouragé, ça n'est point tant la partie artistique d'un ouvrage qui me passionne que son utilité. En bref, je me sens davantage mécanicien que serrurier. — C'est-à-dire ? fit le roi. Béruriez sortit de sa poche un papier plié menu et plus crasseux qu'un trottoir d'émeute. — Si Sa Majesté veut bien jeter un regard là-dessus, dit-il en, rugissant, c'est de moi. Louis XVI déplia le papier et l'examina. Il vit une espèce de rectangle, coupé au bas par un autre rectangle percé d'un rond et pourvu à son sommet d'un troisième rectangle. — De quoi s'agit-il ? demanda-t-il sans comprendre, car il ne comprenait jamais rien du premier coup. — D'un appareil à décapiter, fit Béruriez. Le roi écarquilla grands ses yeux inexpressifs. — Quelle drôle d'idée ! Béruriez s'expliqua : — Les exécutions capitales, Sire, m'ont toujours semblé chose ingrate. L'œuvre du bourreau, qu'il manie la corde ou la hache, représente un acte d'autant plus laid qu'il est perpétré délibérément, sans passion. Votre Majesté est bien d'accord ? — En effet, admit Louis XVI. — C'est pourquoi j'ai pensé qu'à l'époque moderne à laquelle nous vivons il serait bon de remplacer ce vilain geste par une machine. Sa Majesté m'objectera sans doute que ladite machine devra être déclenchée, ce qui nécessite tout aussi bien un geste homicide du préposé… — En effet, répéta le roi qui n'aurait rien objecté de semblable car il avait déjà grand mal à suivre la théorie de son assistant. — Je ferai valoir à Sa Majesté que le dit geste ne serait pas tout à fait semblable aux précédents car le bourreau n'aurait plus à manier la hache ou à nouer la corde. Il lui suffirait seulement d'actionner une manette. De plus, le supplicié serait assuré de ne pas souffrir, car la décollation s'opérerait rapidement. — En effet, redit encore Louis XVI qui usait toujours ses expressions jusqu'à la corde ! — Voici comment devrait fonctionner ma découverte, Sire. La lunette que vous voyez au bas de l'échafaud est divisée en deux. On soulève la partie supérieure et l'on engage la tête du condamné dans la partie incurvée ; ensuite de quoi on rabat la lunette supérieure, ce qui fait que le col est bien présenté et qu'il est immobilisé. En haut de ces montants de bois, il y a un couperet lesté d'une charge de fonte et stoppé par un cliquet dans les rainures des montants. Le bourreau n'aurait qu'à dégager le cliquet pour que le couperet tombe. — Bravo ! s'exclama Louis XVI, Oh bravo, mon ami ! Que voilà donc une judicieuse invention… Béruriez se rembrunit. — Seulement je me heurte à une grosse difficulté, Sire, avoua-t-il. — Et quelle est-elle ? — Elle concerne le couperet lui-même. Cette lourde lame en s'abattant ne fait pas que trancher : elle écrase. Cela risque de rendre l'opération très inesthétique. Le roi étudia la graphique et se mordit la lèvre. Il pensait avec lenteur, mais d'une façon obstinée. Au bout d'un moment, le visage poupin de Louis XVI s'éclaira. — Je crois avoir trouvé la solution de ton problème, mon garçon ! — Je n'en doute pas, Sire ! s'écria Béruriez en essayant de ne rien laisser paraître de son incrédulité. — Donne-moi une plume ! ordonna le roi. Le compagnon s'empressa. Louis XVI, en souriant, traça une diagonale dans le rectangle figurant le couperet, le transformant de ce fait en deux triangles rectangles. Il remplit de hachures le rectangle supérieur. — Il faut que le couperet ait cette forme, affirma-t-il. De la sorte, la section se fera en biais ce qui décuplera le pouvoir du tranchant. — C'est l'œuf de Christophe ! exulta Béruriez ; oh ! Sire, vous êtes génial ! — N'exagérons rien, balbutia le roi qui savait parfaitement où il en était. Il réfléchit et décida : — Je ne puis prôner moi-même cette invention, mon ami, je suis déjà si impopulaire que l'on dirait partout que je songe plus à assurer la mort de mes sujets que leur vie… Mais tu vas aller trouver le bon docteur Guillotin. C'est un chercheur et un sociologue. Ta découverte l'intéressera et peut-être te l'achètera-t-il un bon prix ? Béruriez remercia avec effusion et quitta l'atelier royal pour porter au docteur en question le résultat de leurs mutuelles cogitations. Louis XVI le regarda partir d'un œil bienveillant. « Il faudra que je fasse adopter ce mode d'exécution, songea-t-il. Il me parait moderne et, pour tout dire, très révolutionnaire. » Et il hocha la tête.      Extrait de « Mes Migraines et les différentes façons de les guérir » par Joseph-Ignace GUILLOTIN (Professeur d'anatomie à la Faculté de Paris). PETIT INTERMÈDE POUR PERMETTRE A BÉRURIER DE CROQUER LES GRANDES FIGURES DE LA RÉVOLUTION Le Gros voudrait que je blablate encore sur la Révolution Française, mais je suis saturé et je lui tends, en guise de réponse, le livre trouvé dans la Triumph de Bobichard Jérôme. — Force-toi, Béru, et ligote un peu ce texte trié sur le volet, il sera plus riche que moi d'enseignements. Il ramasse le bouquin et grommelle un merci pareil à une imprécation. Je me sens les cannes un peu faiblardes et je décide de me rapatrier à Saint-Cloud où Félicie m'a préparé du feu dans la cheminée, malgré le temps clément. Y a des moments où je me dis qu'elle aurait pu être anglaise, M'man : c'est quand elle prépare un feu de boulets dans notre cheminée de faïence. Toute la baraque devient alors british et douillette. On n'allume pas l'électrac afin de profiter de l'intimité et de la lumière des braises. C'est bath. En robe de chambre et pantoufles, me voilà allongé devant l'âtre, sur une peau de bique, à respirer l'odeur carbonique des boulets consumés. Ça picote le pif et ça me fait penser à ma petite enfance. Chez nous, d'ailleurs, tout me fait penser à mon enfance ; c'est ça le principal intérêt d'une maison. Quand on s'est mis à quatre pattes pour escalader un escalier, il ne peut plus devenir un escalier comme les autres. Non, jamais ses marches ne s'ajustent à l'échelle humaine ; elles conservent pour toujours leur aspect redoutablement abrupt. La fin de la journée se traîne dans cette ambiance incertaine. Pour vraiment apprécier le temps, il faut rester à plat ventre sur un parquet, devant une cheminée, à écouter le bruit du feu. Ce qui m'a toujours bouleversé, c'est que les hommes aient inventé les distractions. Se distraire, c'est en somme tâcher d'oublier le temps et par conséquent le perdre ! Le perdre vraiment, définitivement et si bêtement ! On va regarder jongler des Chinois, jouer des musiciens, pleurer des comédiennes. On va perdre du fric sur un tapis vert, on essaie de lancer une boule contre un cochonnet ou d'abattre un beau faisan doré qui fait si joli dans le ciel simplement pour oublier la minute qui passe, pour se rapprocher plus vite de la mort, quoi ! On a hâte d'aller se blottir dans ses bras tentateurs. Alors on tire comme des perdus sur la bobine où le fil de notre vie est entortillé. Et ça se dévide à tout berzingue dans le noir des cinés ou devant le petit écran de la télé. Ça se dévide au bistrot, dans les plumards garnis de jolies mômes, à la chasse, à la noce à Lulu, au banquet des futurs anciens je-sais-pas-quoi, à la Galerie Galliera, aux concerts Lamoureux, à l'Alhambra-Maurice-Chevalier, dans les bouquins de San-Antonio, dans France-soir, chez le coiffeur, au Parc des Princes, à bord de votre Triumph rouge. Il n'y a que dans les mines de charbon que ça ralentit un brin, ou bien dans un hall de chez Renault, ou sur la route quand on est cantonnier ou cantinier, ou chez le toubib qui vous demande de ne plus respirer derrière la vitre inquiétante de son périscope à éponges, ou à Fresnes, ou chez le réparateur de ratiches, si guestapiste avec sa roulette à turbine qui vous bouffe la tête. Niais le temps ne marche réellement à tout petits pas que lorsqu'on le retient par la veste et qu'on s'arc-boute. C'est-à-dire dans le train, à condition de ne pas dormir, ou devant sa cheminée… On regarde grouiller les petites secondes éperdues, fourmilière toujours affolée. Elles vous cavalent sur la main, dans le dos, partout, étonnées de ne pas vous embarquer dans leur frénésie et irritées de vous voir si raisonnable. L'homme sage, c'est celui qui s'étend sur le sol pour y attendre sa fin. Alors, là oui, il a l'illusion de dominer le temps, de lui p… à la raie, ou plus exactement au cadran. La plupart des gens se figurent que c'est cyclique le temps. Ils pensent sincèrement que la journée commence à zéro heure pour se terminer à minuit pile et qu'ensuite tout recommence. Ils sont certains que les mêmes secondes, les mêmes minutes et les mêmes heures resservent quotidiennement et le mêmes mois aussi dans l'année. Y'a que l'année qu'ils veulent bien changer, mais pour cacher le caca au chat ils célèbrent l'événement à coup de Champagne et de serpentins, ces patates ! Ils croient que c'est jouissif de décrocher le dernier wagon pour en atteler un autre ! Le réveillon, qu'ils appellent ça, sans se gaffer qu'au fond il s'agit en fait d'un petit morceau de veillée funèbre. L'étonnant, voyez-vous, mes amis, c'est que depuis le début de tout, pas une seconde n'a jamais resservi. Pas une resservira, même quand l'insecte se sera enfin dressé sur ses pattes de derrière pour à son tour imposer son règne et que les Suisses ne feront plus de montres, oui, même alors les secondes continueront de pleuvoir sur l'éternité et de se renouveler impitoyablement, inexorablement. — Tu n'entends donc pas le téléphone, mon Grand ? s'étonne Félicie qui vient d'entrer. Je sors de ma torpeur méditative. — Non ! — Veux-tu que je réponde ? — Non, laisse… Je rampe jusqu'à la tablette du téléphone, je m'empare de l'appareil, le pose devant moi sur la peau de bique et, toujours vautré, je balance le « Allô ? » d'usage. C'est l'organe plantureux du Gros qui m'asticote les trompes. — Re-salut, Gars ! tonitrue-t-il. C'est pour te dire que je viens d'avoir une longue conversation, au gnouf, avec le dénommé Bobichard Jérôme et que j'en ai appris tout un paquet ! — Il a d'autres délits sur la conscience ? — Je te cause à propos de l'Histoire, mon pote ! Il m'a dit des trucs sur la Révolution que tu ne peux pas te figurer. Je parie qu'à c't' heure c'est moi qu'es capable de te coincer. « Tu devineras jamais quand c'est que Danton et Robespierre sont morts ! » — En 1794, réponds-je. Le premier en avril et le second en juillet. La déception du Gros fait dans l'appareil un bruit de papier froissé. — Tu le savais donc ? — Tu vois ! Mais vite il se ragaillardit. — Juste un an après le roi, c'est pas banal, non ? D'après le gamin, Danton c'était un gros pas beau avec une trogne de Saint-Bernard et qui aboyait fallait entendre ! Quand il montait dans les tribunes y avait de l'électricité dans le stade ! Le petit loustic de Bobichard a insinéré qu'au début de sa carrière, le Danton, il était plutôt du genre arriviste. Je lui ai fait regretter ces sous-entendus, naturellement, car je permets pas qu'on chahute la mémoire d'un monsieur qui a aidé à créer la République. Le petit crevard m'a raconté aussi qu'il avait un peu tiédi au moment de la Terreur et que Robespierre l'avait fait décapiter. Là encore j'y ai mis deux baffes pour lui apprendre à colporter des ragots qu'il était pas seulement là pour savoir s'ils sont été vrais ! Mais où il m'a fait plaisir, le voyou, c'est quand il m'a appris que Danton n'a pas voulu éviter l'abbaye de Monte-à-Regret en se taillant à l'étranger. Il a dit comme ça qu'on n'emportait pas la France à la semelle de ses souliers, y devait pas avoir des semelles crêpe, le gars. Chez nous, c'est ce que Berthe me reproche, justement : de l'apporter la France, à la semelle de mes pompes. Paraît que je lui salope ses parquets. Je pose l'écouteur sur la peau de bique pour me relaxer tout à fait. Il a une voix tellement timbrée, l'Affranchi, qu'à cinquante centimètres du combiné on l'entend distinctement. — Si tu veux que je te dise tout, San-A, Robespierre, je l'aime moins. Il était député d'Arras, comme Guy Mollet, et c'était le genre froid et cassant. Une petite terreur à lui tout seul, quoi ! La guillotine, c'était son instrument de travail « Numbère ouane ». Il aurait vécu qu'il allait en faire fabriquer en série et que tout le monde aurait fini par pouvoir acheter la sienne au B.H.V. ! Il est allé éternuer dans la sciure à son tour. C'est fou le nombre de zigs qui se sont fait raccourcir ces années-là ! Et pas seulement des particularités, mais de simples particuliers aussi. L'épuration, quoi ! Y a toujours des périodes où que les gens profitent de ce que ça cafouille pour assouvir leurs petites rancunes. Et pour foirer, ça foirait drôlement en France, après la mort de Louis XVI. Tous les rois des alentours ont eu les flubes et se sont collationnés contre la France. Y se disaient que si ça devenait épidémique, la Révolution, on allait pas tarder à trouver des couronnes pour pas cher au marché aux puces ! En France, des départements se sont révoltés aussi. Les Vendéens, surtout, qui revoulaient la Royauté, ces noix ! Ah ! on l'a senti passer ! Mais la République a triomphé tout de même… Un silence. — Tu m'écoutes, Gars ? — A pleins tympans ! hurlé-je. — Jockey ! J'ai cru qu'on était coupés. On a eu des officiers républicains à la hauteur qui ont conquéri la Belgique, puis la Hollande. Si bien que les rois qui s'étaient contusionnés pour nous filer la rouste ont été forcés de signer la paix : à Bâle ! De là sûrement l'expression « Peau de Bâle et balai de crin ! » Un nouveau petit temps qu'il emploie à déglutir. — Reconnais que je t'en bouche une surface, hein ? Un de ces quatre matins tu vas me retrouver à la Sorbonne ! — Ça n'aurait rien de surprenant, dis-je, paraît qu'ils manquent de balayeurs là-bas ! — Je vois que tu me prends pas au sérieux, fait-il. T'as tort. Je m'éveille à la science, San-A. C'est très net ! Faut te faire à cette idée. A preuve, j'emporte le bouquin pour vérifier des choses à la maison. Y a des noms que je veux en savoir plus long à leur propos, comme par exemple Marâtre, qu'une dénommée Charlotte Cornet a ratatiné aux bains-douches, ou comme le Fouquet's en ville qui faisait décapiter tout un chacun. Rappelle-toi d'une chose, c'est que le meilleur job, à l'époque, c'était celui de bourreau. S'il était payé à la tête du client, il devait se faire beau gosse, le Deibler. — C'est tout ce que tu avais à me dire, Béru ? — Pourquoi ? s'attriste-t-il, je pensais que ça te ferait plaisir qu'on se fasse un bout de Révolution, comme ça, au téléphone ! — Écoute, mon pote, soupiré-je, la Révolution n'a eu qu'un enfant, un bébé magnifique qu'on a baptisé d'un nom composé. On l'a appelé « Déclaration des droits de l'homme ». C'est un peu longuet, mais c'est un beau nom. L'article quatre de ce document précise : La Liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Or toi, citoyen Béru, tu es en train de nuire à ma quiétude en bivouaquant sur ma ligne téléphonique d'une façon abusive. Un déclic vexé me répond. Me voici enfin comme ma ligne : libre ! Quinzième Leçon : NAPOLÉON I AVANT… PENDANT… ET APRÈS ! Assis à son bureau, sa tangue pointée, le Gros achève de calligraphier laborieusement un texte de carte postale au moyen d'une plume dite sergent-major. Comme tous les cancres, il récite les mots qu'il trace. Je m'assieds pour écouter religieusement : — … à part ça rien de neuf. J'espère qu'il en est de même pour toi. Moi et Berthe on t'embrasse très fort en attendant de le faire de vive voix. Ton neveu respectueux. Alexandre-Benoît. — Et voilà le turbin ! exulte la Grosse Gonfle en jetant sa plume avec dégoût. C'est l'anniversaire à ma tante Valentine, celle de Bourg-en-Bresse qu'est veuve sans enfants. Il sort son portefeuille, vide le triste contenu de celui-ci sur le buvard du sous-main et se met à piocher dans les immondices ainsi déballées, jusqu'à ce qu'il trouve un timbre-poste. Il se met à humecter le derrière de Marianne avec une langue qui ressemble à un fruit de mer oublié sur la place du marché. — On n'arrête pas le progrès ! déclare-t-il. — Pourquoi ? — Avec leur manie de parfumer la colle des timbres ! L'idée est pas mauvaise, note bien ; mais où je suis contre c'est qu'on les parfume à la menthe. Faudrait qu'y ait des parfums divers, chacun choisirait çui de sa convenance. Parce qu'enfin t'as des gens qui sont allégoriques à la menthe. Moi, je serais l'État, je ferais des timbres au café au lait, pour le matin. Des au Pernod pour la fin de la matinée. Des à la choucroute pour le midi. Des au cognac pour l'après-midi et des au beaujolais-saucisson à l'ail pour le thé de cinq plombes. Comme ça, tout un chacun y trouverait son blaud. — Ça arrivera, Gros, le rassuré-je. L'essentiel, c'était d'avoir l'idée. Une fois que la trouvaille est faite, ça roule tout seul, t'as des paquets de chercheurs dans ton genre qui se penchent dessus et qui l'améliorent. Il est tout jovial, mon Béru, ce morning. Il a troqué sa tenue yé-yé de la veille, contre un costar prince-de-Galles dont les carreaux sont un peu fêlés mais qui garde néanmoins une certaine apparence. Chose stupéfiante, il a changé de chemise, ce qui ne lui était pas arrivé depuis un certain nombre de semaines, et il s'est rasé. Il fait dix ans de moins, le Gros, lorsqu'il n'a plus son piège à jaune d'œuf. — T'es printanier comme un mois d'avril, observé-je. Il se penche sur un morceau de miroir logé dans son tiroir et donne un petit coup de pouce à la mèche rebelle qui pend de son front comme une grosse virgule désemparée dans un paragraphe de Daniel Rops. — J'ai rembour, explique-t-il. — La belle occase ? — Sensas, une actrice ! — Non ? — Yes, mister. Et c'est du sujet d'élite, carrossé par Chapron. Une avant-scène commak, mon pote, avec deux gaillards d'avant en pleine santé. Et alors, par derrière, des flotteurs que quand elle marche tu te demandes si c'est pas la pleine lune en personne qui change de quartier. — Et tu l'as trouvée où, cette merveille ? — C'est elle, San-A, qu'est venue me trouver. Elle crèche dans ma street, le gros immeub neuf du coin, tu vois la masure ? Cette môme est en train de tourner un film aux studios de Billancourt et on y a chouravé un bijou de valeur pendant qu'elle était sur le plateau. Elle veut pas faire de suif en portant plainte parce que ça ferait mauvais genre, alors un commerçant du coin y a conseillé de faire appel à moi pour que je lui maquille une petite enquête dans le genre officieux, tu mords ? — C'est la gloire ! affirmé-je. — De ce fait, s'abstient de contredire Bérurier, je m'ai mis un peu en toilette pour aller draguer dans le studio. C'est un endroit où ce que tu côtoies de la vedette, nécessairement. Or la vedette ça se fringue. Conclusion : faut jouer les ducs de Houinesort si tu veux te sentir à ton aise. Il se lève pour me faire valoir sa silhouette. Dans le mouvement il renverse son encrier dont le contenu choit sur son pantalon. Il trouve aussitôt une série de douze jurons dont trois m'étaient absolument inconnus pour stigmatiser l'accident. Puis, avec une présence d'esprit magnifique, il pose son falzar et va le nettoyer au lavabo. Au bout d'un moment, il réapparaît en fixe-chaussette, calcifs courts et chaussettes dépareillées (l'une est grise avec des trous noirs, l'autre est à damiers violets et jaunes). — Je crois que c'est parti, se rassérène l'Abominable déculotté en étalant son cache-misère sur le radiateur. Un futal presque neuf que je mets seulement depuis trois ans, avoue que c'est pas de bol ! Là-dessus le bigophone grésille. Je décroche : c'est le Vieux qui demande à nous voir d'urgence. Béru et moi. Je lui dis que nous montons tout de suite. Béru est épouvanté par cet appel. — Je ne peux pas remettre mon futal tout mouillé, plaide-t-il ; de quoi t'est-ce que j'aurais l'air ? — Viens comme tu es, risqué-je, pensant qu'il va me flanquer son tampon-buvard au visage. Mais il acquiesce car, fervent adepte du système D, il a déjà décroché un rideau de la fenêtre et s'en confectionne une mignonne jupette ! — Paré, déclare-t-il en m'emboîtant le pas. Le Dabe, je vous en ai si souvent parlé que j'ai un peu l'impression de faire une séance de rabâchage in door en remettant ça dans le descriptif à son sujet. Pourtant je dois bien penser aux nouveaux San-Antonistes. Je demande donc aux autres de sauter quelques lignes et d'aller m'attendre en fumant une cigarette au paragraphe suivant. Le Vieux, dit le Boss, dit le Dabe, dit le Tondu, c'est du bonhomme de grande classe. Le cerveau de la Poule. Il a pas de tifs sur la théière, mais à l'intérieur ça se bouscule, croyez-moi ! Élégant, racé, le regard couleur d'eau de roche, le geste noble, les lèvres minces, le ton sec et l'énergie à fleur de peau, tel se présente notre grand patron. Il a un tic : il se caresse la coupole du plat de la main ou lustre ses boutons de manchette en jonc massif entre le pouce et l'index. Dans les cas graves, il va s'adosser au radiateur du chauffage central, histoire de se réchauffer le baigneur. Un seigneur dans son genre ! En voyant entrer Béru travesti en mousmé, son regard se fronce comme la jupe d'un Écossais. — Qu'est-ce que ça signifie ? demande-t-il d'une voix peu tendre. Le Gros explique, s'excuse, et le Dabe qui a l'habitude des fantaisies béruriennes se retient de rigoler. — Messieurs, fait-il, j'ai une petite mission à vous confier. Un de mes amis est producteur de films. Il tourne en ce moment à Billancourt et a eu la désagréable surprise de constater qu'on lui avait volé un stylographe de prix ! — M… ! s'écrie le Gros. Nouveau sursaut de M'sieur le Directeur. Je lui raconte alors la démarche que la jeune actrice voisine du Gros a faite chez lui la veille. Le Tondu branle le chef ; c'est son droit, que dis-je ! sa fonction qui veut ça ! — Petite affaire, sans doute, dit-il. Je suppose qu'il s'agit là de chapardage, mais comme les victimes tiennent à s'assurer la plus grande discrétion, voyez cela vous-mêmes bien que ces délits relèvent du commissariat de police. Je m'offre un petit ricanement méphistophélique. Le Vieux me jette un œil glacé. — Qu'est-ce qui vous amuse, San-Antonio ? — La langue française et ses nuances, Patron. Le Français a mis au point un tas de termes gentillets tels que : chaparder, resquiller, marauder, subtiliser, chiper, barboter, faucher, escamoter qui tous signifient en somme voler. Sur cette forte remarque je m'évacue, emmenant la folle Bérurière dans mon sillage. Un instant plus tard, le Gros réhabite son pantalon et nous mettons le cap sur Billancourt. Comme nous usons de mon véhicule, il parcourt le journal en cours de route et tout à coup s'exclame : — Tu sais ce qu'ils tournent dans les studios de Billancourt, San-A ? — La main du Masseur ? — Non : la Vie passionnée de Joséphine de Beauharnais ! C'était bien la bobonne à Napoléon ? — Dix sur dix, Gros. — Tu vois, jubile-t-il, le hasard continue de s'occuper de nous. Juste comme t'allais me dire l'Empereur, v'là qu'on va être mêlés à sa vie privée… — La vie de Joséphine au cinoche, ça doit valoir le coup de cidre, ça encore ! Il replie méticuleusement son baveux et, hypocrite comme un marchand de bagnoles d'occase, insinue : — Tu pourrais m'affranchir un brin à propos de Napo, pour que j'aie pas l'air trop pomme si on le rencontre sur le plateau ! — On en parlera plus lard ! Lors, Bé-Rû, le célèbre clown du Poulman Circus, se fâche tout bleu. — T'es féroce avec mon standinge, Gars. T'oublies un peu qu'à travers moi, c'est le prestige de la Poule qu'est sur le tapis vert. Comment ! On est chargés d'une petite enquête mondaine dans le doigté et t'accepterais que j'ignorasse à propos de Napoléon alors qu'on va sur un plateau où qu'on tourne la vie de sa dame ! Tu veux que je te dise, San-A ? tu le fais exprès. Ton rêve serait de me voir humilier. Bien crêpe, bien balourd, c'est commak que tu le veux, ton Béru, reconnais ? T'as peur qu'il risquasse de t'éclipser auprès du beau monde, alors tu l'amoindris exprès. — Planque ta sébile, Gros, m'insurgé-je, la mendicité est interdite sur le territoire ! — En somme, insiste l'à-carreaux, tu me moules au seuil de l'Empire ? — Mais non, je vais te le tricoter main, ton Napoléon. Il n'ose laisser exploser sa joie de peur que, pour le taquiner, je le largue après que sa curiosité ait sorti son train d'atterrissage. — Pour nous résumer, côté Révolution, attaqué-je, voici les gouvernements qui se sont succédé : 1°) La Constituante ; 2°) La Législative ; 3°) La Convention ; 4°) Le Directoire. Reprenons donc les choses au Directoire. Nous assistons à une banqueroute morale de l'esprit révolutionnaire. Après la Terreur, le peuple gorgé de sang éprouva le besoin d'être dirigé par un homme calme et fort. Comme chaque fois, à une époque de violence, succédait une époque de désordre. Le Directoire était un gouvernement bourgeois, donc mollasson et incapable. Les Français attendaient un héros : ils l'eurent en la personne du général Bonaparte. — Un parent de Napoléon, je crois ? fait le Renseigné. — Son père spirituel, ricané-je. Faut expliquer à la pomme que le général Buonaparte et Napoléon ne furent qu'une seule et même personne. Il l'admet après quelques réticences. — Ce qui domine la carrière de Napoléon, poursuis-je, c'est avant tout son sens de l'opportunité. Il a toujours su se trouver là à la seconde où il fallait y être, dire ce qu'on attendait de lui et faire ce qu'il fallait faire pour prendre la situation en main. Tu vois, dès le départ, c'est symptomatique. Il fallait un héros, et il bondit, ardent, farouche, romantique et efficace, ce qui est rare. Un teint olivâtre, des yeux de braise, une mise négligée, c'est un héros à la Gérard Philipe. Il séduit et se fait craindre naturellement. Sa profession de foi politique ? Se rendre indispensable. La France, justement, a besoin d'un homme indispensable. Ce sont des crises sexuelles qu'elle a parfois, cette pauvre petite. Elle reste peinarde un bout de temps, détendue, léthargique, heureuse en apparence. Et puis brusquement elle prend des démangeaisons dans le fouignozof et il faut qu'elle se tape un preux chevalier, vite fait, n'importe où, sur un coin d'Elysée ou de Palais Bourbon. C'est pas du vice, c'est plus violent que le vice. Quand une vache se dresse sur ses pattes arrière on se grouille de la présenter à un taureau capable de mettre du nerf à l'ouvrage. C'est du kif pour notre France éternelle, mon pote. A certains moments, la voilà qui se dresse sur ses pattes de derrière : ça veut dire qu'elle a besoin d'un coup sauveur dans les galoches. Et, miracle, t'as toujours le sauveur qui piétine sur le paillasson en commençant de se déboutonner. La réussite, qu'on le veuille ou non, Béru, appartient à ceux dont le pantalon tombe le plus vite. Il en avait un à fermeture Éclair, Napo, parce qu'alors, pour s'embourber la France, ç'a été du rapide. Matons un peu le départ du gars. Corsico d'une famille qui avait du mal à mettre la poule-au-pot le dimanche, il entre comme boursier au collège de Brienne d'où il passe à l'École Militaire de Paris. Il en sort avec un rang très modeste ; 42 sur 58. — C'est pas si tartignole que ça, le défend le Gros. Je peux te dire que moi j'étais régulièrement 31 sur 32 et ça ne m'a pas empêché d'entrer dans la police pour y faire la brillante carrière dont au sujet de laquelle tu connais. Il sourit à son passé de cancre et murmure. — Le dernier de la classe, c'était un brave gars qui s'appelait Félix Duniais. Je le revois z'encore avec sa blouse noire. Il avait toujours du sauciflard dans son burlingue, biscotte son dabe était charcutier de son état. Il avait aussi une topette de gnole et comme il était pas chien il m'en refilait des biberonnées, au moment des compos surtout, quand il s'agit de se remonter le moral pour affronter les questions sournoises. On a passé notre certificat les mêmes années. — Vous vous êtes présentés combien de fois ? — Huit fois. Moi, je l'ai décroché assez brillamment, je dois modestement convenir, à la huitième reprise… — C'était un dix rounds ? ironisé-je. Mais l'Éduqué continue sur sa lancée : — Duniais, lui, a déclaré forfait. On a eu une petite période de froid tous les deux. La jalousie, c'est dans la nature humaine, il pouvait pas encaisser mon triomphe. Mais il en a pris ses parties, quoi ! Et voilà que des années plus tard je passe dans un petit bled du Morvan. Et qu'est-ce que je vois, en train de racler une tête de cochon devant sa porte ? — Duniais ? suggéré-je sans grand mérite. — Ah ! je te l'ai déjà raconté ? fait Bérurier. — Non, un simple pressentiment que j'ai eu, comme ça… Il me complimente et termine. — Eh ben, Félix m'a fait goûter sa camelote et je peux te dire une chose : c'est que j'ai jamais retrouvé un type qui sache aussi bien faire l'andouille ! — J'en connais un, moi, qui, à coup sûr, le fait encore mieux, certifié-je. — Qui ? halète le Dodu. D'un geste rapide j'abaisse le pare-soleil dont l'envers est muni d'une glace pour les passagères qui veulent se recharger le moule à bises après les excursions en forêt. — Regarde, le voici ! Il hausse les épaules. — T'as toujours l'esprit qui fait du rase-mottes, mon Gars. Un de ces jours tu vas rentrer dans un pylône à haute pension et tu comprendras ta douleur. Allez, continue au sujet de Naponaparte. Il sort de l'école, disais-tu ; aftère ? — Le voilà capitaine d'artillerie. Il se demande ce qu'il va faire de son brevet. Il ne veut jouer qu'à coup sûr, car, je te le répète, sa vie n'a été qu'une phénoménale partie d'échecs. Toulon est aux mains des royalistes appuyés par les Anglais. Bonaparte décide d'aller exercer ses talents dans le secteur. Il délivre Toulon et on le nomme général de brigade. Suit alors une période de flottement au cours de laquelle il se demande s'il ne va pas aller mettre son épée au service des Turcs. Il drague dans Paris, désemparé, désargenté, carambolant des blanchisseuses, car ce sera l'un des grands amoureux de l'Histoire. — Sans blague ! s'extasie Béru. — M. Guy Breton, dans ses très remarquables ouvrages consacrés aux histoires d'amour de l'Histoire de France, affirme qu'il eut plus de maîtresses que Louis XIV, François I et Henri IV réunis, et s'il le dit on peut le croire, car c'est un écrivain très documenté. — C'était le poinçonneur des Lilas, ton Bonaparte ! dit Sa Majesté. Ces petits Corses ont un tempérament du tonnerre ! Causes-en pas devant Berthe, des prouesses Napoléennes, notre voisin du dessous est d'Ajaccio et ça pourrait donner des idées à ma Gravosse ! Déjà qu'on a l'Île de Beauté sur notre calendrier des Postes et que ça lui fait pousser des soupirs que tu dirais des pneus qui se dégonflent… Il rit et d'un geste auguste m'indique qu'il me restitue le crachoir. — Napoléon, qui ne s'appelle encore que Bonaparte, cafarde ferme, continué-je. Et un jour, Barras, l'un des membres du Directoire, lui demande de lui prêter main-forte pour accomplir un gentil petit coup d'État. Napo, qui n'a rien de mieux a faire, accepte ; le coup réussit et Barras devient son obligé. Pour le remercier, il le fait nommer chef de l'Armée d'Italie d'une part, et, d'autre part, lui fait épouser sa maîtresse, une fameuse Marie-couche-toi-là terriblement dépensière qui était la veuve d'un général guillotiné en 93. La personne en question se farcissait tout Paris et les environs. Elle était originaire de la Martinique, ce qui lui donnait du piquant, et s'appelait Joséphine de Beauharnais. — C'est pas possible ! s'étrangle La Gonfle. — Textuel, mon fils. Napoléon la vit, l'aima parce qu'elle était belle et l'épousa parce qu'elle était vicomtesse. Ainsi, Barras et lui qui étaient déjà unis par un coup d'État le furent en outre par la créole. — Au fond, ils avaient servi dans le même corps, glousse l'Enflure. — Encore ébloui du coup de rein de Joséphine, Bonaparte partit pour l'Italie. A la même période trois généraux se consacraient à des campagnes diverses : Napoléon, donc à celle d'Italie, Jourdan à celle d'Allemagne et Hoche se préparait à envahir l'Irlande. « Sur les trois généraux, un seul obtint la victoire : Napoléon. Jourdan fut battu par l'archiduc Charles et Hoche par la tempête. Être vainqueur lorsque les petits copains ramassent la dérouillée, c'est encore plus beau qu'être vainqueur tout seul. « Dans l'existence, le plus sûr des alliés c'est un faire-valoir. La recette est toujours en vigueur, mon Gros Lapin : le méchant donne du relief au gentil et le cocu fait la gloire de Casanova ! Comment peut-on se rendre compte qu'un type est beau s'il n'y en a pas un moche à côté de lui ? Prenons notre cas, par exemple. Mon succès auprès des femmes est beaucoup plus spontané lorsque tu m'accompagnes. Et tout est à lavement, comme dirait un certain Bérurier. De Gaulle n'aurait pas eu une gloire aussi resplendissante si Pétain, dans le même temps, n'avait joué le rôle du vilain abject. Le second faisait don de sa personne à la France, ce qui donnait illico envie à la France de faire don de la sienne au beau jeune premier. Couvert de gloire qu'il était, Buonaparte, et pas manchot, contrairement à ce que prétend le calembour. Au Music-hall, le fin des fins consiste à savoir descendre un escalier. Dans l'armée ce sont les ponts qu'il faut savoir franchir. Bonaparte a fait un triomphe à Arcole ! T'as sûrement vu des gravures le représentant à la tête de ses grenadiers, un drapeau à la main, le buste cambré, la poitrine offerte, la mèche au vent. Bravo Cadoricin ! Un malheur ! Les Autrichiens eux-mêmes n'en sont pas revenus puisqu'ils sont restés sur le carreau. « Et pourtant, le pont d'Arcole, fais confiance, n'avait rien de commun avec celui de Tancarville vu que le ruisseau qu'il enjambe, l'Alpone, pourrait se franchir d'un bond avec un minimum d'élan. Mais il a su faire mousser le torrent, Bonaparte. Les Français qui ne connaissent pas la géographie ne se demandent jamais sur quel cours d'eau se trouve Arcole. Je connais l'endroit et je peux te jurer qu'il n'y a pas de quoi nous péter une pendule. Napo a vu le parti qu'il pouvait tirer de l'obstacle sur le plan publicité. Au lieu de faire travailler le génie il a travaillé dans le génie. Le pont est devenu un carrefour de sa gloire ! Croulant sous le poids des lauriers, acclamé, célébré, il est revenu… Une vraie idole, ce petit homme ! L'Aznavour de la baïonnette ! Des capacités d'ailleurs. Un sens tactique indéniable, une grande rapidité de manœuvre et nous allons vite nous rendre compte que c'est un grand administrateur. Il a de grandes qualités et de l'ambition. Mieux que cela, il a de la chance et, cadeau suprême des Dieux, de la mémoire. Ah ! la mémoire, mon Béru ! C'est quelque chose. Un homme d'État ne peut faire de carrière sans elle, car il doit se souvenir de toutes les promesses qu'il devra oublier. » — T'égare pas ! proteste le Gros. — De retour en France, après s'être gorgé de succès et avoir fait l'arc de triomphe à balancier à Joséphine, il pige vite qu'il est prisonnier de la guerre. Il s'impose par des victoires et c'est par de nouvelles victoires, toujours, qu'il devra se maintenir. Soucieux de fourbir sa légende, il part faire la guerre en Égypte. — Comme Guy Mollet ? — Oui. Mais il mettra plus de temps pour la perdre et ça se verra moins. Et puis il l'a faite contre les Anglais et non pas avec. Sur terre, il a remporté la victoire, bien sûr, mais pendant qu'il se châtaignait, les rosbifs coulaient la flotte française. Napoléon a failli revenir à pinces, ce qui représentait un bout de chemin. Pas fiérot, il est rentré une fois de plus au pays. En somme, il n'en partait que pour pouvoir y revenir. Cette fois il ne pensait pas qu'on tirerait des feux d'artifice en son honneur. Il revenait tout seul, à la sauvette, ayant laissé son armée au Sphinx… — Pour des soldats c'était le bath coinceteau, apprécie le Gros. — Mais vois-tu, Poussah, quand le public a décidé d'aimer un homme, ce dernier peut faire les pires couenneries, elles se transforment en faits d'armes. On l'accueille dans le délire, Bonaparte. Du coup, il se dit que le moment est peut-être venu de retrousser ses manches pour essayer de devenir Napoléon. « Il est doré par le sable du Nil. Le grand tourisme ça épatait encore à l'époque. Son haut fait, pour le populo, c'était simplement de radiner du Caire. Maintenant que n'importe quel congé payé va boire le pot à Damas et acheter son caviar à Moscou, fatalement on comprend mal l'épate égyptienne. » Bérurier bâille. — Je t'ennuie ? m'inquiété-je. — Non, c'est les tripes de mon petit déjeuner qui insistent, s'excuse l'Effroyable. Au contraire, vas-y, je suis tout ouïe. — Au retour de Bonaparte, ça cafouillait pour le deuxième Directoire. Un complot se tramait, avec Talleyrand et Fouché pour modifier la Constitution. Mais ces messieurs avaient besoin d'une épée pour étayer leurs arguments. Bonaparte arrive à point nommé pour leur fournir la sienne. On le nomme commandant de la garnison de Paris, C'est le coup d'État du 18 Brumaire qui ne s'accomplit en fait vraiment que le 19. L'équivalent de l'Assemblée Nationale s'appelait alors le Conseil des Cinq Cents. Il était présidé par Lucien Bonaparte, le frère de Napoléon. Logiquement, ça devait boumer. Mais les députés, en voyant rappliquer le petit général à la tribune, ont pigé qu'ils étaient biaises en canard et que la dictature menaçait. Alors ils ont chahuté le futur empereur vilain et l'ont conspué. — Avec son tempérament, il devait drôlement renauder, le gars ! plaisante le Vaillant. — Pas du tout, ce fut la seule fois de sa vie où il s'est montré lamentable. La tribune de l'Assemblée intimide toujours les types qui ont une idée derrière la tête. Il bafouillait, débloquait à mort. Ses freins ne répondaient plus et il avait lâché les pédales. Tant et si bien qu'un de ses potes lui a dit textuellement : « Sortez, général, vous ne savez plus ce que vous dites ». Et il est sorti. A cet instant-là, le coup était écrasé et la France avait toutes les chances de ne pas connaître l'Empire. Mais Napoléon a été sauvé par son frangin. Celui-ci a donné l'ordre à la garde de charger les députés. Et les grenadiers l'ont fait au son des tambours. Les mécontents se sont taillés par les fenêtres. On a pris une poignée de froussards et de sympathisants et on leur a fait voter à toute vibure une loi pour déclarer le Directoire K.O. et proclamer le Consulat. Napoléon devient enfin Premier Consul, voilà déjà dans l'antichambre de l'Empire ! — Et nous, constate Sa Majesté Béru I , nous v'là aux studios de Billancourt ! On déniche le producteur de la Régie. Il est en train de bigophoner à sa banque pour essayer de déguiser des chèques de producteur en chèques approvisionnés. Ça n'a pas l'air d'aller tout seul car la période de Mardi Gras est passée depuis belle lurette. Lorsqu'il raccroche, son front de producteur délégué est barré de rides. M'est avis qu'il faudrait administrer des aphrodisiaques à son budget pour lui donner un peu de remontant. Un film, c'est comme un bouton sur l'asperge : on sait quand il commence, on ne sait jamais s'il finira. Il regarde Bérurier et lance sèchement. — Vous n'avez pas lu l'avis dans le couloir ? — Non, bredouille l'Energumène. — C'est complet pour la figuration ! Je rigole et lui présente ma carte. Du coup il se détend et si un producteur délégué pouvait rougir de confusion, il rougirait probablement. — Excusez. Vous êtes gentils tout plein de vous déranger pour des broutilles. Entrez ! On s'installe dans deux fauteuils pivotants et Monsieur Cézetrantecinque (c'est son blaze), après nous avoir servi deux whiskies, et un Dubonnet de chez Cinzano (il y a des cendriers pour célébrer cette marque prestigieuse dans le salon de Joséphine de Beauharnais) nous raconte le pourquoi du comment du truc. Comme il signait des chèques hier soir (dans un moment d'inattention, ou par lassitude je suppose), il a été appelé sur le plateau pour régler un différend qui opposait le metteur en scène à sa vedette féminine. Dans sa précipitation, il a laissé son stylo sur le bureau. Lorsqu'il est revenu, l'appareil à calmer les créanciers avait disparu. La perte est assez considérable car il s'agissait d'un stylo à injection directe, en platine massif, avec capuchon en diamant taillé dans la masse. Une pièce de collection que lui avait offerte le Maharadja Lamoukhère pour le remercier d'avoir produit ce chef-d'œuvre du cinématographe intitulé « On expurge B.B. » Les allées et venues sont incessantes à la Régie. Comme personnel provisoirement sédentaire, il y a le directeur de production, le comptable, le régisseur et une secrétaire. Ces derniers paraissent être au-dessus de tous soupçons, selon M. Cézetrantecinque que, dans l'intimité on appelle 16–35, Mais faut voir… — Comment s'appelle ton actrice ? je demande à Bérurier. — Virginie d'Yrondel. Nous demandons après elle : on nous apprend qu'elle se trouve sur le plateau. Nous sollicitons la permission d'y pénétrer : on nous la donne. Le rouge est mis lorsque nous nous présentons devant le « B ». Une habilleuse attend portant douze cintres à habits garnis de robes sur son index. Nous attendons en sa revêche compagnie. Et puis le feu rouge s'éteint, les lourdes lourdes se délourdent et, comme à Waterloo la Vieille Garde, nous entrons dans la fournaise. Dans un décor Louis XVI, Joséphine de Beauharnais joue les dames Récamier avec à ses pieds un type au chapeau empanaché. — C'est Napoléon ? s'inquiète le Gros en me le montrant ; je le croyais loqué autrement, avec un dada de gendarme ? — Non, c'est Barras, fais-je. Il me désigne sa voisine, l'aimable Virginie. Elle est brune, jolie, piquante et possède bel et bien les rondeurs annoncées par Béru, aux endroits précis que le Gros m'a cités. Elle se tient appuyée au canapé de Joséphine. Présentations. Elle nous répand du sourire ensorceleur et m'apprend qu'elle joue Hortense, la fille de Joséphine. Discret comme un comique troupier, Béru me tire par la manche. — Tu vois, Gars, les méfaits du cinoche, me dit-il. On berlure le public que c'en est honteux parce que je suis bien sûr d'une chose : Napoléon n'a jamais eu de fille, c'était pas son genre ! — Lui, non, mais Joséphine en avait une lorsqu'ils se sont mariés. Elle l'avait eue avec le général de Beauharnais, son premier Jules. Il regarde complaisamment l'actrice interprétant Joséphine. Cette dernière n'est pas créole, mais on a forcé sur Bronzine de Molyneux, manière de lui donner la patine martiniquaise. — Elle s'en ressentait pour les généraux, décidément, cette bougresse. Puis, revenant à sa voisine : — Tu crois qu'elle était sensas, la vraie Hortense ? — Elle l'était, Gros. Au point que Napoléon se la serait farcie toute crue et lui aurait fait un lardon. — Sa belle-fille ! s'écrie le Plantureux. — Oui, il était pas conformiste pour ce qui était du solo de jarretelle. Il a marié Hortense à son frère Louis, si bien qu'elle était tout à la fois : sa maîtresse, sa belle-fille, sa belle-sœur et la mère de son premier enfant. Et tu vas voir comme le destin est bizarre : malgré toutes les astuces : les poses en coin de rue sinistrée, les feintes calendriesques (romaines ou républicaines) et les glotmucheurs superposables avec indications de durée, il n'arrivait pas à avoir de chiares avec sa Joséphine, alors avant de songer au divorce, il a pensé à faire de cet enfant qu'il eut avec Hortense son successeur. Mais l'enfant mourut en bas âge. Hortense en eut d'autres avec son mari, et c'est l'un d'eux, Louis-Napoléon, qui devait devenir, par la suite Napoléon III. Marrant, non ? Napoléon I comptait sur elle pour lui fabriquer un Napoléon II et elle lui fit un Napoléon III ! Quand je te dis, mon Béru, que l'Histoire est merveilleuse ! Il s'y perd un brin, le cher homme. Surtout qu'il est troublé par l'atmosphère survoltée du plateau. Il mate avec intérêt actrices et techniciens et fait des sourires larges comme des portions de tarte au metteur en scène, déguisé en metteur en scène : lunettes noires, blouson de daim, viseur en sautoir. — On la refait ! décide brusquement l'ingénieur du son, j'ai eu des craquements pendant le travelling. Les autres sont d'accord. On prévient le metteur en scène, pas contrariant, il est d'accord aussi. On nous expulse hors du champ. Silence ! Le rouge ! Prêt ? Moteur ! Ça tourne ! Annonce ! Joséphine 84 deuxième ! Partez ! Le Barras emplumé s'approche du divan. Il met un genou en terre et enserre de ses bras frénétiques les jambes de Joséphine. — Marie-Rose, ma bien-aimée ! attaque-t-il. Lors, la voix Béruréenne s'élève : — Y a gourance, mon pote ; pourquoi que tu l'appelles pas Joséphine ? Brouhaha ! Coupez ! Une voix demande quel est le c… qui se permet de troubler la prise. En termes véhéments, un petit crevard à pilules Pink explique un truc que j'ignorais, à savoir que Joséphine s'appelait de son vrai blaze Marie-Rose[48 - J'ai trouvé confirmation de la nouvelle dans l'ouvrage de Guy Breton.]. Le Gros s'excuse, se renfrogne, puis virgule une calembredaine pour sauver la face tandis que le chef-opérateur profite de la coupure pour faire mettre un mama devant un petit cinq cents qui ne demandait rien à personne. — Marie-Rose, c'est l'amour parfumé de l'époux, clame Sa Vermotisation ! Ça fait rire presque tous les machines, sauf deux qui n'emploient contre la menace morpionesque que de longs gants gris. On remet ça ! Barras annonce à Marie-Rose qu'il va la marida avec ce petit crevard de Napoléon. Elle proteste qu'il a pas le gabarit chasse-à-courre. Il insiste et promet de refiler de l'avancement à Bonaparte. Il aurait droit à une solde double pour Noël, aux allocations familiales, à une place assise dans les diligences, au salut civil, militaire et éternel et à un dessus de cheminée en onyx sur lequel seront gravées ses Victoires. Ça décide Joséphine. Elle dit que c'est O.K. et appelle sa petite Hortense pour lui annoncer qu'elle aura bientôt un papa natif d'Ajaccio. La môme répond que ça se corse et on crie « Coupez » vu que s'il y a beaucoup de pellicules sur le blouson du metteur en scène il n'y en a plus dans la caméra. Nouveau temps mort. Je cherche à questionner la petite Virginie, mais elfe doit rester dans la lumière que l'éclaireur en chef continue de bricoler car la pauvrette n'a pas encore droit à une doublure en dehors de celle de son manteau. — Et si tu continuais ? me demande Bérurier l'Avide. — Si je continuais quoi, Bouffissure ? — A m'informer sur Napoléon. Je l'ai pas encore croisé sur le plateau et je me promets de lui balancer quelques vannes documentées quand on le verra. — Soit, me soumets-je. Nous l'avons quitté Premier Consul. Il détient le pouvoir absolu, mais ça ne lui suffit pas. Il veut assurer son avenir. Il organise alors un plébiscite pour se faire nommer Premier Consul à vie ! — Oh ! Le Gourmand. C'est quoi t'au juste un phlébite ? — Un plébiscite, c'est un référendum, Gros. Et le peuple amoureux répond oui comme toujours, par trois millions et demi de voix contre huit mille ! Désormais il peut tout se permettre ! La France lui appartient. Mais ça ne lui suffit pas. Il détient le pouvoir, il lui faut le faste. Deux ans plus tard, en 1804, il est proclamé Empereur par le Sénat sous l'appellation non contrôlée de Napoleon I . Un nouveau référendum populaire confirme cette promotion à un pourcentage plus écrasant encore qu'au premier. Le petit Corse sans fortune a atteint les sommets. La palombe de l'île de Beauté est devenue un aigle aux serres aiguës. Maintenant il veut l'Europe. Il est assoiffé de conquêtes. C'est une sorte de désespéré de l'action. Il assure que la place de Dieu ne l'intéresse pas car il la considère — c'est sa propre expression — comme un cul-de-sac ! Il fait des bêtises. Des trucs moches. Par exemple il donne l'ordre d'enlever le duc d'Engbien réfugié au pays de Bade où pourtant il ne demande rien à personne. Ses sbires[49 - Qu'à l'époque on appelait les Imberbes.] le kidnappent et l'amènent en France et on le fusille à Vincennes. — C'est dégoûtant, crache Béru. Des procédés pareils, si on les emploierait encore de nos jours, le peuple s'ingurgiterait ! — Sans aucun doute, le rassuré-je. Mais tu n'as aucune inquiétude à avoir sur ce point, Gros. Nous vivons désormais dans un monde civilisé. Son sacre, reprends-je, est une merveille. C'est le Châtelet. Une opérette de Lopez dont la musique serait pourtant de Haendel. — Silence ! Le Rouge ! — Viens, sortons, j'étouffe ici, me fait Béru. En gagnant précipitamment la porte avant son verrouillage. Il se prend les pinceaux dans le câble du percheman, lequel en lâche sa canne sur la hure de Barras. Ça fait un drôle de cri dans les azimuts. Nous quittons le plateau sous une bordée d'injures. — Allons au bar ! décidé-je. C'est plein de frimants déjà peinturlurés pour le prêt à tourner, avec des Kleenex sous le menton pour pas tacher leurs cols. On commande à Roger, le sympathique taulier, deux Coca-Cola-Village fabriqués à Juliénas et je peux continuer ma dissertation. — Il s'est payé le Pape pour la cérémonie, apprends-je au Dévorant. Alors que Charlemagne était allé se faire couronner sur place, lui il fait venir le Souverain Pontife à Paris pour la circonstance, comme un simple aumônier, ce qui te donne un aperçu sur l'orgueil du Monsieur. Né de la Révolution hâtée, Napoléon a compris que le peuple est religieux et que les fêtes civiques ne bottaient pas les bouseux. Alors il veut renouer avec Notre Saint-Mère l'Église, et le gentil Pie VII bénit la couronne dont Napoléon se coiffe lui-même afin de bien montrer au peuple qu'il l'a gagnée à la force de ses biceps. Manteau d'hermine décoré d'abeilles d'or ! Traîne de douze kilomètres pour la Joséphine ! La famille Buonaparte est là, déguisée, emplumée, dorée, illuminée, soyeuse, satinée, décorée, chamarrée, endentelée, bijouteuse, anoblie. Tous sont rois princes ou ducs. Les copains ont été faits maréchaux. C'est l'apothéose B.O.F. ! Ce jour-là, Béru, la Révolution Française atteint à son apogée. Couper la tête d'un roi ça peut n'être qu'un mouvement d'humeur du peuple. Mais reconstituer les fastes Capétiens avec cette Cour d'arrivistes, c'est le bouquet final ! Dans son carrosse de verre et d'or, le petit Bonaparte contemple Paris qui l'acclame. Et que dit-il à l'un de ses frères en arrivant à Notre Dame ? Une phrase éminemment corse, éminemment républicaine aussi dans le fond ; il murmure avec l'accent de Christian Méry : « Oh ! dis, Joseph ! Si notre père nous voyait ! » Le Gravos torche une larme. — C'était sûrement un bon petit ! Et qu'est-ce qu'il a fait, une fois empereur ? — Ce que font tous les dictateurs, ma pauvre Loque : il a supprimé la liberté ! Je me rappelle une phrase de mon manuel lorsque j'étais au cours supérieur : « De rares journaux, affirmait-il, ne purent imprimer que ce qui était permis par le gouvernement ; les assemblées devinrent muettes et obéissantes »[50 - Histoire de France, par A. Aymard.]. Je fais signe à Roger de renouveler nos remontants ! — Personne n'a essayé de lui faire sa fête, à l'Empereur ? — Si, il y eut un complot en 1804. On devait l'enlever entre Paris et la Malmaison. Une sorte de Petit-Clamart quoi ! Mais ces plaisanteries réussissent rarement chez nous ! Les auteurs de celles-ci, Cadoudal et Pichegru, échouèrent lamentablement. On exécuta le premier et le second se pendit avec sa propre cravate ! — Et à part des guerres, il a rien fait, l'Empereur ? — Oh si, rendons-lui cette justice que justement il nous a donné, puisqu'il promulgua le Code Civil. Il fonda également les lycées, la Cour des Comptes, et institua la Légion d'Honneur qui devait récompenser tant de héros et faire tenir tranquilles tant de gens remuants ! Là-dessus, la mignonne Virginie, alias Hortense de Beauharnais, vient nous rejoindre pour nous parler du vol dont elle a été victime hier. Elle avait laissé un superbe médaillon en vitchbontz-pur-fruit sur sa table de maquillage pendant qu'elle allait subir les feux du plateau. Ils tournaient justement le grand plan des adieux d'Hortense à la Malmaison et à Joséphine réunies au moment ou, devenue reine de Hollande par son mariage avec Louis et la grâce de l'Empereur, elle dit au revoir à sa belle-sœur de maman. Bref, à son retour du plateau, le bijou avait disparu. Elle avait la clé de sa loge sur elle et le double de ladite clé est entre les mains du gardien, lequel est un homme d'une intégrité absolue (Médaille militaire, Croix de guerre avec palmes comme les canards). Je mijote un plan de bataille, moi aussi. Nous allons mettre un bijou de valeur au cou ou au bras d'une actrice. Elle le montrera à tout le monde, puis le laissera dans sa loge. Nous, nous serons embusqués dans la loge voisine après avoir percé un trou pour la surveillance et nous attendrons la suite des événements. Aussitôt dit aussitôt fait. Nous partons pour dénicher un joyau susceptible d'allécher le kleptomane. J'ai justement un copain bijoutier à Auteuil, il se fera un plaisir de me confier une pièce intéressante ! * * * Une fois sur les quais de la Seine, à cet endroit désenchanté de Billancourt où le fleuve cesse d'être un sujet de carte postale pour devenir un élément de la vie industrielle, le Gravos remet ça avec l'Empereur. L'épopée napoléonienne, ça l'émoustille. — Ce qui me plaît tout de même chez ce mec-là, me dit-il, c'est sa simplicité : avec son bitos noir pareil à un cendrier de bistrot et sa redingue grise, on peut pas dire qu'il chérait dans les nippes. Car enfin, s'il aurait voulu, il pouvait se loquer dans la matière rare et se fout' de la dorure jusqu'au slip, non ? — Tu as raison, il pouvait. Mais son ambition ne s'arrêtait pas, hélas ! à des détails vestimentaires. Le voilà qui se met à grouper, au camp de Boulogne, une troupe d'élite qui prendra le nom immortel de « Grande Armée ». Une flotte impressionnante est également rassemblée, car l'Empereur nourrit un grand projet : envahir l'Angleterre. — Ah ! le brave homme, exulte Sa Majesté. Puis après un temps de réflexion : — Qu'est-ce qu'il leur reprochait, aux Anglais ? — D'être anglais, Béru. — Bien sûr, où avais-je la tête ! Et il a réussi ? — Non. Sentant le danger, les rosbifs se sont allies dare-dare aux Russes et aux Autrichiens. Alors Napoléon quitte Boulogne et, à toute allure, le voilà qui traverse la France et l'Allemagne à la tête de ses légions. Il tombe sur les Autrichiens avant qu'ils aient eu le temps d'opérer leur jonction avec les Russes et leur flanque la pâtée à Ulm. Puis il poursuit sa marche victorieuse et met les Popoffs K.O. à Austerlitz sans crier gare. — Tu parles d'un terrible ! s'extasie Bérurier qui se croit soudain à Colombes à quelque match France-Europe. Nous roulons lentement dans la circulation de plus en plus dense. Nous passons devant les arènes de la R.T.G.[51 - Radio-télévision-gauloise.] et nous avons la chance suprême d'apercevoir M. Napoléon Zitronc au volant de sa voiture. — Le phénomène Napoléon, dis-je par association d'idée et plus pour moi-même que pour l'Ignare, c'est sans magnétisme sur ses hommes. Il est le sommet du romantisme militaire. Ses grognards clabotaient en criant : « Vive l'Empereur » ! C'est du fanatisme ou je m'y connais pas, non ? — Tu parles, apprécie l'Analphacon. — Faut dire qu'il savait leur parler. A l'issue d'Austerlitz, il dit à ses hommes : « Soldats, je suis content de vous ! Il vous suffira de dire : J'étais à la bataille d'Austerlitz, pour qu'on vous réponde : voilà un brave ! ». — C'est putain ![52 - Bérurier a voulu dire : p… Les lecteurs auront rectifié d'eux-mêmes.] avoue le Gros. — Ah ! tu peux le dire. Il goûtait la soupe au bivouac et pinçait l'oreille de ses grenadiers en les appelant par leur prénom. — Il savait leurs blazes à tous ? — On les lui soufflait. — Pas bête, ça ! Ça biche toujours. Le fin des fins, c'est de faire croire à chaque bonhomme qu'on n'a que lui en tête. Alors il se sent tenu à l'œil et fait du zèle. — Tu comprends admirablement la vie, mon Béru. Nous stoppons devant mon pote le marchand de métaux non ferreux. Je raconte à ce dernier le pourquoi du comment du chose et il me confie un clip en jonc massif avec incrustations de rugby et d'hémorroïdes. — Fais attention qu'on ne le barbote pas, je te signale que ça vaut deux cents points, ce machin-là. — Aie confiance en mon œil de lynx, le rassuré-je. Bérurier est frappé par une montre qui a la particularité de posséder un cadran complètement blanc. — C't' original, convient-il, mais pas pratique, faut pas avoir forcé sur le Chiroubles si on veut lire l'heure là-dessus. Un cadran solaire, ce serait plus pratique. Espérant un achat, mon camarade joncailler prétend que tout homme normal a dans la rétine, la géographie d'un cadran et le prouve en me faisant annoncer des heures différentes qu'il obtient en tournant les aiguilles. — Écoutez, fait le Gros, c'est pas mal, mais ça serait plus formidable si on enlèverait aussi les aiguilles. Découragé, le copain remise sa montre en écran de cinéma et nous repartons. — Et ses victoires ont continué ! insinue le Sournois, dès qu'il a blotti ses deux cent vingt livres dans mon bahu. — Elles ont continué : après Austerlitz il y a eu Iéna, puis Friedland, et Wagram… — Ah ! la Salle Wagram ! s'extasie le Dodu Redondant. Toujours des exclamations en marge du sujet, Béru, c'est un de ses vices. On lui parle de Grouchy et il répond Blücher. — En 1811, lui révélé-je, la puissance de Napoléon était fantastique. Jamais la France ne fut plus étendue, plus formidable que cette année-là. Jamais elle ne le sera. Elle comportait 130 départements. Napoléon était non seulement empereur des Français mais de plus roi d'Italie. Son frère Joseph était roi d'Espagne, son frère Louis roi de Hollande, son frère Jérôme roi d'Allemagne de l'Ouest. — N'en jetez plus, la cour impériale est pleine, plaisante l'Aimable. — Ne pouvant, comme je te le disais, avoir d'enfant avec cette pauvre Joséphine, il en a divorcé pour épouser Marie-Louise, la fille de l'archiduc d'Autriche. Bérurier me cramponne le bras. — Y a quéque chose qui carbure mal dans ton affaire, San-A. — Vraiment ? — Tu dis qu'il pouvait pas avoir de mouflets avec Joséphine, elle, elle en avait eu déjà avec son premier bonhomme. — C'est juste. — Conclusion, Napoléon, il était stérile. C'est fou ce qu'il y a comme mecs aux joyeuses fanées dans l'Histoire. — Napoléon a eu un fils avec cette mijaurée de Marie-Louise : le Roi de Rome ! — Le roi de Rome, mon œil ! Faut se gaffer des Autrichiennes, Gars. Souviens-toi de Marie en Toilette ! Son Louis XVI était empêché du stylo-à-boule, et pourtant elle lui a fait des chiares en veux-tu en voilà. — Bref, m'impatienté-je, il a répudié Joséphine, épousé Marie-Louise et il en a eu un enfant. Cet enfant ne devait jamais régner sous le nom de Napoléon II ! L'enfant du malheur ! A partir de sa naissance reconnaissons-le, la bonne étoile de Napoléon se met à pâlir. Il dévale la pente. Ses ennuis viennent d'Espagne. Ce fier peuple ne veut pas de Joseph comme souverain et la guérilla se développe. Les armées impériales, pourtant si puissantes, n'arrivent pas à livrer cette guerre de maquis. On dira plus tard que l'Espagne aura été leur tombeau. Et comble d'imprudence, Napoléon qui se croit invincible entreprend la campagne de Russie. Ça boume jusqu'à Moscou. Mais les Russes flanquent le feu à la ville. L'hiver arrive. L'intendance ne suit plus. La Grande Armée est obligée de battre en retraite, ce qui va permettre, quelques années plus tard, à Victor Hugo d'écrire ses plus beaux vers. — Et alors ? râle cet amoureux du suspense historique. — Et alors l'Empire se désagrège. Les défaites se succèdent. En trois ans la baraque est coulée, la France envahie, l'Empire abattu. Napoléon doit abdiquer et les alliés l'exilent, à l'île d'Elbe. — C'était près de la Corse, ça ? — Oui, Gros, et surtout de la France. Beaucoup trop près comme tu vas le voir. Pour tout te dire, jusqu'à cette période je n'admire chez Napoléon que sa chance et ses talents d'organisateur. Mais à partir de l'île d'Elbe, l'homme m'intéresse. Sa vraie grandeur s'est manifestée à cet instant. Jusqu'alors il a travaillé pour Sa gloire et, reconnaissons-le, pour la gloire, puisqu'il a tout perdu. Maintenant, il va travailler pour la Légende. Arrêt-Buffet. Nous revoici aux Studios. On arrange le coup avec Virginie. Notre amie passe le mot d'ordre à une petite starlette qui accepte de jouer les brebis piégées. La gosse, une gentille blondinette au nez retroussé, fait des effets de clip époustouflants. On dirait un chasseur berlurant l'alouette avec son miroir. Pendant qu'elle rutile ostensiblement, nous allons en catimini écluser des gorgeons en dégustant les rillettes du patron. La bouche pleine, la babine graisseuse, le chicot perforateur, le bout de nez rilletté, le couteau à la main, le costar éclaboussé, la cravate trempant dans son verre de rouge, le chapeau en auréole (Saint Béru, digérez pour lui !), le Gros me mastique à bout portant : — Et alors, Mec, tu t'endors sur le rôti ! Ça vient c't' île d'Elbe, ou quoi ! Quel tyran ! Bérurier, c'est le Napoléon du savoir ! — O.K., fils. Nous sommes donc en 1814. Napoléon, râpé, débarque à l'île d'Elbe. C'est un coin riant, fleuri et pour tout dire méditerranéen. L'ex-empereur fatigué est comme dégrisé. Il décide de mener désormais une petite vie de rentier pépère et d'écrire ses mémoires au soleil en buvant du chianti. Après tout, n'a-t-il pas eu le plus prestigieux destin de l'Histoire ? Mais un homme d'action reste un homme d'action. Alors, lentement la machinerie de ce grand homme, un instant stoppée, se remet à fonctionner. Il a une garde de huit cents grognards fidèles. Il les fait manœuvrer, leur fait tracer des routes, percer des ports, construire des bateaux. La lénifiante île d'Elbe devient une ruche effervescente où les abeilles impériales préparent un drôle de miel ! « Napoléon écrit à sa femme qui s'est réfugiée chez son papa à Vienne de le rejoindre avec son petit roitelet de Rome. Elle ne répond même pas à ses lettres, la gueuse languide ! Cette mauvaise épouse est déjà devenue la maîtresse d'un Autrichien : le général Neipperg, un grand pas beau décati. Elle a changé son fringant cheval blanc contre un borgne (car Neipperg joue les corsaires avec un bandeau noir sur le lampion). Le silence de sa femme désespère Napoléon. Un matin, il entre en coup de mistral dans la chambre de sa mère qui l'a rejoint en exil : « M'man, qu'il lui fait, ça me démange de retourner en France pour tenter un come-back mais je sais que c'est de la folie et que si ça rate tout est fichu, qu'en pensez-vous ? » « Alors, la calme, sage Laetitia Buonaparte, celle qui ne s'est jamais emballée et qui a répété pendant toute l'épopée impériale « Pourvou que ça douré ». Madame Mère, donc, répondit simplement avec une grandeur qui me fout des larmes aux châsses : « Mou fils, suivez votre destinée ! » « Et Napoléon la suit. II s'embarque clandestinement à bord d'un barlu qui — ô présage — s'appelle l'Inconstant ; et il fait voile vers la France en compagnie de ses hommes ivres de joie à qui il cloque la Légion d'Honneur par anticipation. » La gentille Valérie-Hortense entre dans le bar et s'approche de notre table. — Allez-y, dit-elle, ma camarade va déposer le clip dans sa loge. Nous bondissons dans celle de la douce enfant. Au-dessus de sa glace j'ai percé un joli trou. Le clip est juste en face, sur la tablette à maquillage. Maintenant il s'agit d'ouvrir grand son vasistas si je ne veux pas mortier pour deux cent mille balles de faux frais non remboursables dans les côtelettes. — Continue ! m'intime Béru, tandis que je garde l'œil rivé à l'orifice. — Il ne faut pas faire de bruit, Crétin, ça risquerait de tout compromettre. — On chuchotera, et puis après tout je m'en contrefiche de la joncaille de ces messieurs-dames. — Avant de poursuivre, cédé-je, il faut que tu saches qu'à la chute de l'Empereur les royalistes se sont grouillés de rappliquer d'exil, ayant le comte de Provence — autrement dit Louis XVIII — à leur tête. Le frère de Louis XVI avait pris du carat et de l'embonpoint à l'étranger. C'est un gros lavedu, goutteux, obèse, qui opère la Restauration. Ça manque d'éclat. Béru rit. — S'il avait la bedaine que tu dis, pas étonnant qu'il se soye lancé dans la restauration ! — Bravo, Gros ! Tu me le noteras sur un bout de papier, je le replacerai. Ce Louis XVIII et sa suite étaient mal vus. Les Français avaient sucré les biens des nobles à la Révolution et ça ne leur chantait pas de les restituer. De plus les officiers de l'armée napoléonienne furent remplacés par des officiers royalistes et les soldats n'apprécièrent pas. Napo savait tout ça en s'embarquant et il comptait beaucoup sur l'impopularité de son successeur pour réussir son coup. « Il débarqua à Golfe-Juan. Une plaque commémore l'événement et les touristes bronzés l'apprécient puisqu'ils s'asseyent dessus pour s'oindre d'embrocation. C'est la vie qui continue. « La partie la plus délicate de sa prodigieuse carrière commence. Napoléon sait que la Provence est royaliste, pour l'éviter il prend la route des Alpes. Un bâton à la main, il marche avec ses onze cents hommes[53 - Les huit cents grognards plus les trois cents soldats de l'île d'Elbe.] dans les défilés où il s'attend à être contré d'une seconde à l'autre. Mais dans les villages traversés, au lieu de lui barrer la route, on l'acclame. Il franchit deux cents kilomètres sans rencontrer la moindre résistance ; mais Grenoble est là, bourrée de troupes chargées d'anéantir le cortège. Que va-t-il se passer ? La rencontre s'opère dans la passe de Laffrey. L'instant est capital. Un silence de mort s'établit ! Tu imagines, Gros ? » — Je ! anglicise-t-il, la salive cotonneuse. — Napoléon se détache de sa troupe. Il s'avance, seul la redingote ouverte. Et il déclare : « S'il en est un de vous qui veuille tuer son Empereur, me voilà ! » — Et ils ont tiré ? articule péniblement le Monstrueux. — Non. Ils ont mis leur shako au bout de leur fusil et ont hurlé : « Vive l'Empereur ». C'était gagné. Napoléon devait dire ensuite : « Jusqu'à Grenoble j'étais un aventurier ; à partir de cette ville je suis redevenu un souverain ». « Sa marche continue, de plus en plus triomphale. Ceux qui ont pour mission de le stopper — tel le Maréchal Ney — se joignent à lui. Il arrive dans une apothéose indescriptible à Paris. Chateaubriand écrira, en parlant de cet exploit : « Cet homme qui a lui seul a envahi la France ». — Et le gargotier ? souffle Béru. — Quel gargotier, Gars ? — Le restaurateur, Louis XVIII ? — Oh ! lui, il était retourné en exil vite fait. — Il devait toujours avoir un b… — en ville préparé, ricane le Gros. Sa valise week-end était en permanence sous son plumard pour les émigrations-parties ! — C'est probable. D'ailleurs le nouveau règne impérial ne devait durer que Cent Jours. Mais quels cent jours ! L'Europe qui en avait sa claque de Napoléon s'est aussitôt coalisée pour le virer. Elle était rassurée par Louis XVIII, l'Europe. Elle se disait qu'avec ce gros lard podagre, les faits d'armes ne pouvaient avoir lieu que sur une table de piquet. Napoléon reprenant possession de la boutique, c'était les ennuis garantis. Pas de ça, Lisette ! Et je te mobilise à tout va : Anglais, Prussiens, Autrichiens, Russes ! Alors c'est le désastre de Waterloo morne-plaine. La Vieille Garde meurt. Pas un seul homme n'en réchappe. Cambronne y lance son mot historique et les grognards se laissent hacher sur place en criant : « Vive l'Empereur ! » Ils sont allés jusqu'au bout du courage et de la probité, jusqu'au bout du fanatisme et de la dévotion, jusqu'au bout de l'admiration, jusqu'aux limites du sublime. Napoléon est battu, abattu. Tout est fini à jamais pour lui. Il décide de se mettre sous la protection de l'Angleterre, cette vieille ennemie qu'il croit chevaleresque. Utopiste ! Si elle était chevaleresque, l'Angleterre ce serait pas l'Angleterre. Comment qu'il l'a dans le dossard, Napo ! Les Rosbifs l'embarquent vite fait pour Sainte-Hélène. — A ce propos, coupe le Mastar, j'ai jamais trop su où ca se trouvait, ce patelin. — C'est une île située presque au sud de l'Afrique, en plein Atlantique. Cette fois, l'Aigle n'a plus les ailes assez longues pour revenir. Parti des merveilleux rochers d'Ajaccio, il va finit dans les sombres cratères de cet îlot volcanique, gardé par un sinistre geôlier anglais qui lui mène la vie dure, l'humilie, le censure et l'étouffe. Né dans une île, selon l'image classique, il va s'éteindre dans une île après avoir dominé le monde et fait mourir des centaines de milliers d'hommes ! — Il y est resté longtemps ? — Six ans. Il a un chou-fleur, ça ne pardonne pas ! — Moralité, conclut Béru, il serait resté en Corse, Naessens aurait pu le guérir ! Je lui intime du geste l'ordre de la boucler. Dans la loge d'à côté, la porte vient de s'ouvrir. Une silhouette s'approche de la tablette à maquillage où brille le clip de mon copain. — Ça biche ? demande le Mastar dans un souffle. — Attends… Une main s'avance. Saisit le collier. — Vas-y, fonce ! lâché-je. Mon dog (c'est le dog de Bordeaux) bondit dans le couloir. J'entends des cris, des froissements d'étoffe, un gnon cartilagineux signé Bérurier. Lorsque j'arrive dans la pièce voisine, je trouve un Napoléon groggy serrant convulsivement le bijou dans sa main. Béru se masse les phalanges en reniflant. — Mate un peu, me dit-il tristement : c'était l'Empereur qui chouravait la quincaille. C't'un rôle qui vous marque un homme, y a pas ! * * * On se retrouve tous dans le burlingue de la Régie. Le producteur fustige comme il se doit l'acte inqualifiable de ce brillant comédien qu'est Evariste Nécreux. Se laisser aller à de telles faiblesses est indigne d'un garçon capable de vous jouer Napoléon depuis le siège de Toulon jusqu'à Sainte-Hélène. Penaud, le voleur, pardon, le kleptomane (car dans la bonne société il ne saurait y avoir de voleur) demande pardon et promet de restituer. On lui demande les raisons de son délit, pardon, de sa manie (car dans la bonne société il n'y a pas de délit). Et il consent à s'expliquer. II fait des folies pour son appartement meublé en Empire. Il collectionne les objets de l'époque napoléonienne, en bref il se prend pour Napoléon et je l'imagine chez lui, au milieu d'une foule de fantômes illustres, dictant des proclamations à des secrétaires imaginaires, répudiant Joséphine, se penchant sur le berceau du roi de Rome, dirigeant Austerlitz ou recomposant les statuts de la Comédie-Française comme le fit l'Empereur dans Moscou en flammes. Sa marotte lui coûte cher. Alors il chapardait afin de pouvoir s'offrir les pièces convoitées. Il promet de rendre le stylo et le bijou et de voir un psychanalyste. Que lui demander de plus ? Le producteur nous remercie chaudement et nous tend un chèque destiné aux œuvres de la police en nous recommandant de ne pas le mettre à l'encaissement avant la semaine prochaine. Nous le remercions et nous partons, enfin heureux du travail si rondement mené. — Je sais bien que c'était de la bricole, comme enquête, déclare le Gros, mais j'en garderai un bon souvenir, San-A. Entendre sur Napoléon et lui mettre la main au colbak pour conclure, c'est pas banal. Tandis que je roule vers Paris, il demande : — Tu m'as tout dit à son sujet, t'es certain ? — Oh ! sûrement pas ! assuré-je. On n'a jamais tout dit sur Napoléon. En général on en dit trop mais pas tout ! Si tu veux mon point de vue personnel, ç'a été un être ! moins exceptionnel qu'on se plaît à le trémoler. II a été l'enfant des circonstances. Mais à travers ses écrits je n'ai jamais senti une vaste intelligence. Son style était plat et morne, ses lettres d'amour feraient rigoler une bonniche et il n'y a guère que ses ordres du jour qui furent parfois à la hauteur de son personnage. Ce qui me séduit, chez lui, c'est son martyre. Je crois que le pauvre homme brisé et rongé par le cancer qui mourut à l'autre bout du monde au milieu de gardes-chiourme anglais est digne d'intérêt. Cette mort l'a grandi, beaucoup plus que ne l'eut fait un trépas sur le champ de bataille ou dans la gloire de sa cour. La preuve en est qu'au lieu de s'éteindre, son souvenir s'est mis à vivre dans le cœur des hommes. Le monde entier a senti l'immense absence de ce personnage insolite. On lui a voué un culte formidable et quand, vingt ans plus tard, on a rapatrié ses cendres, la France entière s'est pressée le long du parcours en criant encore : « Vive Napoléon ! ». — Complètement louf, puisqu'il était mort, fait objectivement remarquer l'Insensible. — Napoléon était mort, mais Napoléon III se préparait pour la fête, Gros. Le cercueil de son illustre tonton a été sa meilleure propagande. « Terminons-en avec Napoléon Bonaparte. Il y a deux façons de juger un homme d'État : sur le plan national et sur le plan humain. Il est évident que l'Empereur a servi la gloire de la France, mais moi qui n'y vois pas plus loin que le bout de mon cœur, je ne peux oublier qu'au cours de son règne il fit de la France une caserne et qu'à sa Seconde abdication, notre pays était saigné, ruiné, envahi. Et alors, Béru, je me répète la belle phrase que Thiers, le premier président de la Troisième République a prononcée et qu'on devrait graver au fronton des écoles : « Il ne faut jamais livrer la patrie à un homme, n'importe l'homme, n'importent les circonstances ». — Fermez le ban ! termine Bérurier en remontant sa vitre. Lecture : LA MALADRESSE DU GROGNARD BÉRURIER La mitraille faisait rage. Les salves succédaient aux salves. Napoléon venait d'affirmer à Soult que Wellington était un mauvais général et que les Anglais étaient de mauvais soldats. Toujours est-il que ces salauds tenaient bon. Leur général leur avait donné l'ordre de se faire tuer sur place en attendant l'arrivée des Prussiens. Curieuse façon de tromper le temps ! Les généraux ont toujours tendance à conseiller ce genre de distraction, car ordinairement ils sont hors d'atteinte sur un promontoire (il y a toujours des promontoires à chaque extrémité des champs de bataille afin de permettre aux généraux ennemis de jouer leur partie dans de bonnes conditions). C'est à cela que songeait le grognard Bérurier en rechargeant pour la nième fois son fusil. Un solide diable, ce Bérurier, dit Beau-Gosier, dit Joli-Coeur (il avait une moustache rousse), dit Pan-Pan-la-Tunique (car il visait toujours droit au cœur afin d'épargner le visage, selon les principes de son ancien chef le général Ney). Mais il commençait à en avoir sa claque des hécatombes en général et de celle de Waterloo en particulier. Autour de lui, les copains hachés par les boulets mouraient à qui mieux mieux en criant : « Vive l'Empereur ! ». En les voyant agoniser, Bérurier se disait qu'ils avaient une certaine santé, les frères, ce qui était vraiment une façon de penser ! Près de lui, le général Cambronne donnait du geste et de la voix pour exalter les survivants de la Vieille Garde ! — Feu ! Chargez !.. Joue !.. Feu ! « Il se répète », pensa le brave grognard en obtempérant néanmoins. Son regard croisa celui de Cambronne. — M'est avis, mon général, murmura-t-il, que pour ce qui est de la victoire, on ferait mieux de lui laisser notre adresse et de rentrer chez nous, car ça n'est pas pour aujourd'hui ! — Tire donc, imbécile ! hurla Cambronne, tu ne vois donc pas qu'ils faiblissent ! — Ils faiblissent peut-être, niais c'est nous qui clabotons, riposta Bérurier, dit Beau-Gosier, dit Joli-Cœur, dit Pan-pan-la-Tunique en épaulant son fusil. Il tira son coup et eut la modeste satisfaction de voir un Anglais de moins en face de lui. — Il faut tenir ! cria Cambronne. Grouchy est en route, il va arriver. Ordre de l'Empereur : se faire tuer sur place en l'attendant ! — M'est avis qu'il ramasse des pâquerettes, Grouchy, mon général, ou alors il aura été pris dans un encombrement d'affûts. — Le voilai cria Cambronne en montrant les ondulations d'une monstrueuse chenille bigarrée vers l'horizon. Cette annonce redonna du cœur aux survivants. Les valides rechargèrent leurs fusils. Tous, à l'exception de Bérurier qui regardait de son œil aigu l'armée fondant dans leur direction. Au bout d'un moment, il tapota l'épaulette de Cambronne (l'ardeur des combats rend familier). — Mon général, dit-il, je crois que vous n'avez pas le compas dans la jumelle. Ce ne sont pas des soldats français qui rappliquent ! — Que dis-tu, idiot ? tonna Cambronne qui avait son franc-parler. Et il vissa le petit bout de sa lorgnette dans son orbite. — Ces gars-là sont prussiens à vous dégoûter de la choucroute ! affirma péremptoirement Bérurier. Cambronne dut se rendre à l'évidence. Il laissa retomber sa lorgnette avec accablement. — Exact, soupira-t-il, ce n'est pas Grouchy… — Alors ça va être plus cher, se lamenta le grognard[54 - Certains historiens prétendent que Bérurier aurait dit en réalité « Ça doit être Blücher », ce qui est faux.]. Il y eut un instant d'hébétude dans la Vieille Garde. L'accablement, parfois, pétrifie les héros au plus fort de leur héroïsme. — Mais tirez, N… de D… ! vociféra Cambronne (sans employer de pointillés). Les salves recommencèrent. Les Anglais tiraient de plus en plus vite et les Prussiens se rapprochaient à toute allure. Alors Wellington prit un porte-voix. — Messieurs les Français, rendez-vous ! exhorta-t-il. — Il se fiche de nous ! gronda Cambronne. Mon porte-voix ! Où est passé mon porte-voix que je lui dise ma façon de penser ! C'était le grognard Bérurier qui venait de le lui subtiliser et qui, maladroitement, le cachait derrière son dos. — Écoutez, mon général, bredouilla-t-il, on pourrait peut-être se rendre en effet. — De quoi, misérable ! — Regardez : nous sommes à peine deux cents et nous allons tous y passer ! — Et le serment du Champ-de-Mars, alors ! tonna Cambronne[55 - La cérémonie à laquelle Cambronne fait allusion eut lieu sur l'esplanade du Champ-de-Mars. Napoléon, de retour de l'île d'Elbe, fit prêter serment à ses soldats, style vaincre ou mourir !]. — Je vous dis pas, mais la Vieille Garde est pratiquement anéantie, nous n'avons plus d'espoir ; la mort des derniers survivants que nous sommes ne servirait de rien, soyons justes ! Et il faut bien qu'il y ait des rescapés pour raconter l'événement à ceux de l'arrière ! Cambronne fut frappé par la justesse de l'argument. — Soit, fit-il, tu as raison, rends-moi mon porte-voix. Ravi, Bérurier s'empressa. Mais c'était un homme gauche ; dans le mouvement qu'il fit pourfendre au général son instrument de travail, il s'empêtra dans son fusil et sa baïonnette se planta dans les fesses de Cambronne, lequel poussa le « Merde » le plus retentissant de notre Histoire puisque les Anglais qui l'entendirent le considérèrent comme la réponse à leur question. Leur mitraille se remit à pleuvoir ! Et ainsi mourut Bérurier, dit Beau-Gosier, dit Joli-Cœur, dit Pan-Pan-la-Tunique ! Ainsi fut exterminée la Vieille Garde, socle de l'Empire ! Exterminée ? Non, le terme est impropre, puisque Cambronne mourut vingt-sept ans plus tard, à l'âge de soixante-douze ans ; ce qui, après tout, n'est pas tellement vieux pour un général !      (Extrait de « Promenades à travers les campagnes napoléoniennes » par de Briand-Château). RÉSUMÉ-QUESTIONNAIRE RELATIF A LA TROISIÈME PARTIE Q : ANNE D'AUTRICHE AURAIT CONTRACTÉ UN MARIAGE SECRET ; AVEC QUI ? R : Avec le Mazarin-Curaçao ! Q : CITE-MOI LES PRINCIPAUX PERSONNAGES QUI ONT ILLUSTRÉ LE GRAND SIÈCLE. R : Le nain Piéral avec ses poussins ! Y avait aussi Dalban, çui qu'a fait les foutrifications. Et puis Aldebert, un ministre drôlement gratteur. Maintenant comme z'auteurs y avait Bosselé, Corbeille, Boileau-Narcejac, la Racine et Saint-Simenon. Q : COMMENT S'APPELAIENT LES DEUX ÉPOUSES DE LOUIS XIV ? R : La première c'était une Espagnole et elle s'appelait Mademoiselle Linfante, maintenant son prénom… Quant en ce qui concerne la deuxième, je crois bien que c'est la Marquise de Sévigné. Q : ET COMMENT S'APPELAIT SA PLUS CÉLÈBRE MAITRESSE ? R : La marquise de Troubadour. Q : QU'À FAIT LE MARQUIS DE LA FAYETTE ? R : Il a travaillé pour la galerie. Q : EN QUELLE ANNÉE LOUIS XVI A-T-IL ÉTÉ GUILLOTINÉ ? R : Tu m'as déjà dit que c'était pas en 89, pourquoi t'insistes ? Q : QU'ÉTAIT NAPOLÉON BONAPARTE AVANT LE COUP D'ÉTAT DU 18 BRUMAIRE ? R : Il était corse. Q : CITE-MOI TROIS VICTOIRES NAPOLÉONIENNES. R : L'Avenue d'Iéna, la gare d'Austerlitz et la rue de Rivoli. Q : OU L'EMPEREUR A-T-IL DÉBARQUÉ A SON RETOUR DE L'ÎLE D'ELBE ? R : Sur la Promenade des Anglais ! QUATRIÈME ET (PROVISOIREMENT) DERNIÈRE PARTIE LA PÉRIODE CONTEMPORAINE (Depuis qui nous savons… jusqu'à qui vous pensez) Seizième Leçon : LOUIS XVIII — CHARLES X — LOUIS-PHILIPPE I — LA DEUXIÈME RÉPUBLIQUE — LE SECOND EMPIRE Y a grande nouba à la maison. Félicie, dans un moment de faiblesse, a invité les Bérurier à un couscous monstre. M'man, c'est vraiment la magicienne de la cuistance. On l'emmène dans n'importe quel restaurant et elle vous reconstitue les plats nationaux ou régionaux comme si elle les avait toujours mijotés. Un don, quoi ! A l'heure dite, le Gros annonce son arrivée en jouant « J'ai mes godasses qui pompent l'eau » sur l'avertisseur de sa diligence. Je vais ouvrir. Sa Majesté ressemble à Farouk du temps où ce dernier mangeait en Égypte. Il est coiffé d'une chéchia et il porte des lunettes de soleil malgré l'heure quasi crépusculaire. Sa baleine itou est coiffée d'une chéchia. Beau couple, mes enfants ! On a envie de les accueillir à coups de pied dans les fez. Berthe a acheté un bouquet de violettes pour M'man et Béru brandit une fiasque de chianti, car ce sont des gens qui savent vivre ; pour ce qui est des convenances, impossible de leur en remontrer ! Sans ambages, le Mahousse déclare qu'il a une faim d'ogre et qu'il adore le couscous. J'espère que M'man a prévu grand. C'est la ration travailleur de force qu'il leur faut, à nos invités. Quand on les reçoit, la popote on la fabrique dans une lessiveuse, Le côté petits plats cuisinés c'est pas leur genre, aux Béru. Ou alors ça leur tient lieu d'amuse-gueule (avec eux, ce mot composé prend une vérité terrible). Embrassades, compliments. Berthe a mis une robe de soie imprimée (elle adore ça) qui représente un paysage chinois avec coolies-porteurs, pagodes, flamants roses, rizières, grandre muraille et lotus bleus. Il n'y manque que le portrait de Mao Tsé-Toung ! Quant au Gros, il est en bleu croisé (du moins qui devrait l'être car il a grossi depuis 1939 et son costar, comme nos ouvriers, n'arrive plus à joindre les deux bouts). Félicie s'excuse. Sa cuisine l'accapare. La semoule, si on ne la remue pas sans arrêt dans le couscoussier, elle fait vite la colle par-dessous tandis que le dessus a la consistance du sable fin. Berthe dit qu'elle va l'aider. Si M'man a seulement un tablier à lui prêter pour préserver sa belle robe asiatique… M'man a. Ce tablier ne saurait envelopper B.B., mais il lui préserve le plus délicat : le devant. — On pourrait se farcir un coup de chianti en attendant la jaffe, suggère Bérurier. Je le vois venir avec ses petits pieds chaussés de 45 ! On va remettre la gomme historique. Heureusement que ça se tire, les gars, parce que je commence à avoir la calbombe en forme de bonnet phrygien, les jambes Louis XV, le nez bourbonien, et je contracte le tic célèbre qui consiste à passer la main dans le gilet (paraît que Napoléon faisait ça pour se réchauffer l'estom' où mijotait déjà le chou-fleur qui devait l'emporter). Effectivement, ça ne traîne pas. A peine sommes-nous au salon que le Mastar pleurniche. Je suis devenu pour lui le feuilletoniste de l'Histoire. « La fuite au prochain numéro ! » aurait dit Louis XVI à son retour de Varennes. Je débouche sa chère bouteille. J'aime le chianti, c'est un vin qui ressemble à son Italie natale. Il est léger, mousseux, joyeux et si joliment emballé ! — Écoute, mon pote, dis-je au Frère-Jean-des-Entonnoirs-de-la-police, je veux bien te finir, mais différemment. Jusqu'au Napoléon I inclus, les monarques qui se sont succédés à la tête de notre pays appartiennent à l'Histoire. Ils sont sculptés dans le marbre ou l'airain. On peut tourner autour de leurs statues : elles ne bougeront plus. De Napoléon I à la Troisième République, ils n'ont pas la même consistance : trop proches de nous, ils sont, tu piges ? L'Histoire est encore tiède. La preuve, tu m'as dit quelque part que le grand-père de ton grand-père avait servi sous Louis XVIII. On ne peut pas s'appesantir sur des bonshommes que le père de votre arrière-grand-père a connus. — Naturellement, se renfrogne le Maussade qui craint de voir tourner court sa distraction favorite. — Et, à partir de la Troisième République, alors, poursuis-je, peut-on appeler Histoire la suite des événements quand c'est la petite l'Illustration qui sert d'historiographe ? Je ne pense pas. Nous quittons Michelet pour Carmen Tessier et le Larousse historique pour l'album de famille. A partir du moment où l'on photographie les personnages célèbres, ils ne peuvent plus avoir vraiment de Légende, car ils ressemblent trop à votre cousin germain, à votre coiffeur ou à la dame qui vous fait le coup du fourreau fourré. Si Nicéphore Niepce avait vécu seulement trente ans plus tôt, je te parie n'importe quoi contre autre chose que Napoléon I serait moins grand ; seulement quand on a David, Vernet et Prud'hon comme photopraphes officiels. On peut affronter les manuels. On est paré. Ces messieurs vous apportent leur talent et leur poésie personnels. Ceux qui ont été mitraillés par la boîte carrée ne pouvaient plus espérer grand-chose. La plaque sensible, c'est fait pour Bardot, pas pour Edouard Herriot. A la rigueur, la photo-couleurs, si tu as un bel uniforme tu peux t'en tirer ; mais mate un peu les présidents des républiques, en noir et blanc, t'as l'impression de contempler des pingouins ! Marianne a l'air de jouer à Zig et Puce ! Attends, bouge pas, je vais chercher un bel album afin de te faire la dernière partie avec planches en couleurs. Je laisse le Gros un instant pour aller dénicher un ouvrage fortement illustré dont les pages sont molles, malgré leur papier glacé, à force d'avoir été tournées. Quand je fais retour, le Gros a posé sa cravate, sa veste, son soulier droit et son verre de chianti. Je remarque que le niveau du liquide dans la bouteille a considérablement baissé. Il aurait bu au goulot, le gros Effroyable, que je n'en serais pas autrement surpris ! — Surtout ne te gêne pas, recommandé-je, si tu as trop chaud tu peux poser aussi ton slip. Il me dit que ça va très bien comme ça et de ne pas me tourmenter pour lui. Nous nous asseyons côte à côte à la table et j'ouvre mon livre magique. — Prenons donc à la Restauration. V'là le Louis XVIII annoncé à l'extérieur, Béru. Mon Valeureux examine le frère puîné de Louis XVI d'un œil hautement critique. — Et ç'a été roi de France, ce machin-là ! s'exclame-t-il. Fallait vraiment que les Français n'aient pas le moindre Daladier à se fout' sur le trône pour accepter ce sac à lard ! Vise-moi un peu le souverain, Mec. Y me rappelle un père-la-colique que j'avais quand j'étais mouflet. — Tu as toujours aimé les œuvres d'art délicates à ce que je vois ? ironisé-je. — Toujours, fait Béru avec recueillement. Puis, se repenchant sur le portrait de Louis XVIII, lequel représente le roi dans son cabinet des Tuileries : — II avait une tranche pour boîte de pilules laxatives, tu trouves pas ? Avec c'te bouille et ses rhumatisses, il devait être aussi populaire qu'une crise d'eczéma, dis-moi tout ? — A peu près, admets-je. Il était arrivé, comme on disait alors, dans les fourgons de l'étranger, et c'est cela qui défrisait surtout nos aïeux. — C'est vrai ce que tu disais tout à l'instant, remarque gravement le Pertinent. — Que disais-je ? — A propos de ce qu'à partir de lui les temps sont tout près de nous. Tu viens de dire nos aïeux, ça renifle l'actualité déjà. — Le retour des Bourbons fut imposé à la France, poursuit le méritant San-Antonio, l'homme qui remplace le beurre, Michelet, Octave Aubry et les maris en voyage. Or, tu ne l'ignores pas, chez nous, on n'aime guère les gars imposés. — Parce que nous sommes assez imposés nous-mêmes s'empresse de calembourer le Béru bourru. — Au demeurant, m'acharné-je à continuer, ce roi, c'était pas un mauvais bougre. Il avait mené une vie triste en exil. Il était souffrant et radinait entre deux cannes dans une France qui avait rudement changé. Mais il fut mal conseillé. Tous les nobles qui rentraient at home et qui trouvaient les fermiers pieutés dans leur plumard à baldaquin l'avaient mauvaise et entendaient récupérer leurs biens. Le gros Louis ne pouvait pas se permettre le luxe d'être trop libéral. Alors il y a eu ce qu'on a appelé la Terreur Blanche. — C't'un film d'Alfred Gonocock, ce machin-là ! — Ç'a été beaucoup plus terrible qu'un film d'Hitchcock, gars. Les règlements de comptes ont ensanglanté encore la pauvre France épuisée. Le Maréchal Ney, accusé de haute trahison pour avoir aidé l'Empereur au lieu de le stopper à son retour de l'île d'Elbe, a été passé par les armes. — Ce serait maintenant il s'en tirerait, assure Bérurier, délicat sociologue lorsqu'il veut s'en donner la peine. Puis, tapotant d'un doigt impertinent la figure de Louis XVIII : — A propos de c't'enflé, plus rien à dire, on peut tourner la page ? — Attends, signalons qu'il accorda aux Français la Charte, ou constitution, faisant de sa monarchie une monarchie constitutionnelle. — Pas de salades, j'suis pas technicien, tranche le Mahousse. Sa physionomie s'éclaire. — Et bien entendu, M'sieur Bibendum avait lui aussi les pruneaux en chômage, comme son frangin Louis XVI ? — Pas du tout. Il se comportait très honorablement au pucier. — Pas possible ! Avec une brioche pareille, pour gâter bobonne y faisait le grand tour, non ? — Il devait avoir sa technique, je suppose. Sa maîtresse attitrée, Madame du Cayla, le menait par le bout du nez. — Valait mieux qu'elle l'attrapasse par ce bout-là, y avait sûrement plus de prise qu'ailleurs ! — Au sujet de cette dame, laisse-moi te rapporter une anecdote savoureuse… — Dis-la toujours, je jugerai, engage mon camarade, non sans prudence. — Elle se prénommait Zoé, Madame du Cayla. Un jour, un ministre entra dans le cabinet de travail du roi alors que Louis XVIII attendait sa maîtresse. « C'est toi, ma petite Zoé », demanda le souverain. Il fut fort gêné en découvrant sa méprise. Le ministre (je crois que c'était Decazes) raconta sa mésaventure au Palais et on le surnomma Robinson. — Quelle idée ! — Parce qu'il avait été cru Zoé ! — Et alors ? Décourageant, l'Hénorme. Je sais que l'à-peu-près en question ne mérite pas la Légion d'Honneur à son auteur, mais quand même… — Robinson, insisté-je, parce qu'on l'avait cru Zoé ! Robinson Crusoé, tu y es ? — J'osais pas comprendre, méprise mon ami. C'est vachement faiblard. On sent qu'ils usaient pas encore San-Antonio à c't'époque ! Je remercie d'une courbette. — Une dernière chose à propos de Louis XVIII : il est mort en 1824. Bérurier a la plus inattendue des réponses, la plus sans réplique des répliques. — C'était son droit, dit-il simplement. Et nous passons à Charles X par la seule magie d'un feuillet tourné. — Voilà, je te présente sa Majesté Charles X ! — Bel homme, apprécie Bérurier, en bavant sur le portrait équestre, tu es sûr que c'était le frelot de l'autre ? — Mais oui. Ça te choque ? — Un peu, mon neveu. Louis XVIII avait la silhouette barrique et une bouille de veau trop cuit, tandis que ce M'sieur, oh pardon : quelle prestance ! Quelle élégance ! La tête un peu trop allongée, p't'être, comme son cheval ! Vise-moi ces jarrets élancés, ces oreilles dressées, ces naseaux frémissants et cette longue queue panachée ! — Mais de qui parles-tu ? fais-je interloqué. — Du cheval, nature ! Le peintre l'a peut-être rebecqueté sir Pégaço, note bien, mais c'est du bel animal ; fais confiance que les enfants de ce bourrin-là ne charrient pas des tombereaux de fumier. Ils sont à Antoine ou dans le potager de M. Boussac ! Satisfait, le Mahousse nous sert une nouvelle tournée de chianti. — C'eût z'été un bon roi, ce Charles Quint, que je n'en fus point z'autrement z'étonné, décide-t-il. — Charles X, hé ! Mauviette ! — Mande pardon, avec tous ces numéros on s'y perd. Tu vois, San-A., j'aurais été dans la monarchie, je me serais jamais laissé renier un numéro comme à un bourrin de course. Quand tu mates la liste des engagés, comme on le fait en ce moment, tout ça ressemble un peu au Tour de France. Je les imagine, les monarques, avec des maillots de couleurs, des petites gapettes et de la musette ravitaillement dans le dos. T'as envie de dire : « Vas-y, Henri IV, tu les as ! » Ou bien : « Baisse la tête, Louis XVI, t'auras l'air d'un coureur ! » Ou encore : « Change de développement, François I , y sont pas loin ! » Avoue que ça serait de la fresque éloquente, tous ces souverains rangés sur la ligne de départ. Louis XIV en tête avec ses tifs jusqu'au pédalier et son maillot jaune de roi soleil, hein ? Et Henri III, reine de la pédale déjà de son temps ! Avec Napoléon, roi de la montagne ! Le Fausto Coppi de l'Histoire, nettement détaché dans les étapes alpestres ! Il s'anime, mon Gros Béru, s'essouffle, boit pour éteindre le feu ardent de l'exaltation. Et il reprend : — Ça serait facile à apprendre aux mômes, l'histoire, dans ces conditions. T'aurais les suiveurs : le duc de Guise avec ses boyaux dans les mains, et le pape Pie VII fourbissant la couronne impériale pendant la course ! Sans compter la caravane publicitaire avec les Croisés, les Sournois et tout le titoum ! L'imagination, ça la leur marquerait et les gosses se feraient plus tartir sur des bouquins constipés. — Faudra soumettre le projet à qui de droit, conseillé-je. Il s'évente le muffle. — Mais je suis là que je cause, que je cause, dis voir un peu Charles X ! — Avant tout, un petit fait divers pour nous mettre en verve. Il avait deux garçons : le duc d'Angoulême et le duc de Berry. Le premier avait épousé Marie-Thérèse de France, la fille de Louis XVI, c'est-à-dire sa cousine germaine et il ne pouvait pas avoir d'enfant. Barrissement du Dodu. Il ne se tient plus de joie. — Et en v'là encore un qu'avait un bouquet de muguet dans l'écrin à bijoux ! Ah ! C'te famille royale mon pote, tu parles d'un défilé de mollusques ! La baïonnette en pâte-à-chou, ils avaient ! Je continue en haussant le ton pour le faire taire : — Le deuxième, le duc de Berry était donc le dernier Bourbon susceptible de perpétuer la race puisque Louis XVIII n'avait pas d'enfant, tu suis le guide ? — Vas-y, vas-y, j'ai les trompes épanouies. — En 1820, un ouvrier sellier nommé Louvel a assassiné le duc de Berry devant l'Opéra. Il voulait éteindre la race des Bourbons. Mais son projet échoua. — Biscotte ? Le duc n'est pas mort ? — Si, Gros, il a expiré au foyer de l'Opéra, en présence de la famille royale au grand complet, ce qui est mourir en beauté, convenons-en. Seulement, à quelque temps de là, la duchesse de Berry accoucha d'un fils posthume : le duc de Bordeaux, qu'on surnomma l'enfant du miracle… — Et qui, étant duc de Bordeaux, ressemblait à son père comme deux gouttes d'eau ! chantonne l'Incorrigible. En effet, c'était pas de chance pour le pauvre assassin. — Le règne de Charles X n'a duré que six ans. C'était un monarchiste de la vieille école. Il appliquait les méthodes d'avant 89, et ne se rappelait déjà plus qu'il y avait eu la Révolution ! Il a promulgué des lois à la mords-moi-le-blazon, comme par exemple la loi sur le sacrilège (celui qui profanait l'hostie était passible de la peine de mort) et la loi sur la presse (défense de dire du mal de son gouvernement). — Quand on songe que ça s'est passé au siècle dernier ! s'insurge Béru, ça vous fout le vertige. — Les Français, l'ont eu, le vertige. D'où la révolution de 1830. Pendant trois jours on s'est châtaigné ferme dans Paris. Ces trois journées furent baptisées les Trois Glorieuses. Une fois encore, Charles X cramponna sa mallette-exil et retourna en Angleterre. Quand tu penses que quelques siècles plus tôt les rois d'Angleterre se déclaraient rois de France ! Ah ! ils ne songeaient plus à revendiquer la couronne. Car c'était devenu une couronne de pâtissier, en papier doré, que le moindre courant d'air vous faisait dégringoler de la tranche. Voici donc Charles X reparti dans la citadelle british. II y décéda six ans plus tard. Mais il avait, au cours de son bref règne, patronné la réalisation de deux choses très importantes et totalement différentes : le style Charles X dans l'ameublement (bois clairs, formes romantiques) et la guerre d'Algérie. — Sans blague ! s'exclame Béru. — Mais oui, ma Grosse. Certaines personnes se figurent que la guerre d'Algérie a commencé en 1954, quelle étroitesse de vues ! En fait elle a démarré très exactement le 25 mai 1830. D'accord, il y a eu une certaine trêve dans l'intervalle, mais il serait stupide de ne pas comprendre que c'est bien la même guerre qui se poursuivait ! Elle débuta bizarrement, mollement, devrais-je dire, par une louche affaire commerciale traitée entre des commerçants de Livourne et le dey d'Alger. Celui-ci qui avait été fabriqué s'en prit à notre consul qu'il ne pouvait pas souffrir et, au plus fort de la discussion, lui balança un coup de chasse-mouches sur le museau. La France s'estimant outragée, le premier ministre de Charles X envoya une frégate… — La Régie Renault existait déjà ? s'étonne l'Ignare. — Une frégate-barlu, pas une frégate-bagnole, hé Truffe ! Le bâtiment qui battait pavillon parlementaire vint jeter l'ancre dans le port d'Alger, ayant à son bord un négociateur. Mais les batteries du port envoyèrent la fumée, ce qu'apprenant, le gouvernement français décida une intervention armée. Il l'a décidée d'autant plus volontiers que nous n'avions presque plus de colonies à l'époque. La perspective de reconstituer un empire n'était pas déplaisante. Une flotte comprenant 450 barlus et près de quarante mille soldats fut donc expédiée. Aussitôt les Arbis organisèrent leur défense, ayant à leur tête l'émir Abdel-Kader. La guerre dura des années, puisque l'Émir ne se rendit qu'en 1847. Bugeaud termina cette très provisoire conquête de l'Algérie. C'était un homme bien, ce Bugeaud ; j'aimerais pour lui rendre l'hommage auquel il a droit, Béru, te lire un extrait de la circulaire qu'il adressa à ses officiers chargés des Affaires arabes. — Tu crois que c'est nécessaire ? bâille d'avance le Gros. — Rien n'est nécessaire en ce monde, hormis l'amour que les hommes doivent se porter, fœtus prolongé. Mais je te prie d'écouter ça… Je cramponne le bouquin et je lis : « Après la conquête, le premier devoir comme le premier intérêt du conquérant est de bien gouverner le peuple vaincu ; la politique et l'humanité le commandent également. Nous devons donc porter la plus grande sollicitude, la plus constante activité et une patience inébranlable dans l'administration des Arabes. Nous nous sommes toujours présentés à eux plus justes et plus capables de gouverner que leurs anciens maîtres, nous leur avons promis de les traiter comme s'ils étaient les enfants de la France, nous leur avons donné l'assurance formelle que nous leur conserverions leurs lois, leurs propriétés, leur religion, leurs coutumes. Nous leur devons et nous nous devons à nous-mêmes de tenir en tout point notre parole ! « Signé Bugeaud[56 - Écrits et discours de Bugeaud choisis par le général Azan.]. » J'abaisse le bouquin. — Qu'en penses-tu, Béru ? Il hoche la tête. — M'est avis qu'il n'a pas bien su se faire obéir, ton général ! — Il a reçu dans les jambes 110 000 immigrants français, espagnols, italiens et maltais. Ceux-là arrivaient pour gagner leur bœuf, l'État ne les payait pas pour jouer les Père de Foucauld, alors ils se sont mis illico à faire suer le burnous. Sa Majesté se lève, fait quelques pas dans le salon, s'approche de la croisée derrière laquelle un jour livide agonise. — Et de tout ça, que nous reste-t-il ? demande mon Éminent Penseur. Rien ! Rien ! — Mais si, fais-je, il nous reste la recette du couscous que nous allons manger tout à l'heure. Le Gros s'éclaire. Manger ! C'est le déclic merveilleux qui le met en liesse à la fraction de seconde. — En attendant la briffe, poursuis-je, viens mater la physionomie du dernier, de l'ultime roi de France : Louis-Philippe I qu'on aurait plutôt dû appeler Louis-Philippe Dernier. Bérurier examine l'intéressé. — C't' une poire, fait-il d'une voix paisible. Mais j'arrive pas à détecter si c'est une William ou une poire-curé. — C'était une bonne poire de toute manière. Un roi quasi républicain, Gros. Son père, Philippe-Égalité, avait voté la mort de Louis XVI si tu t'en souviens ! et lui il s'était battu à Valmy courageusement. — N'empêche qu'il s'est laissé cloquer roi comme une reine ! fait l'homme qui méprise l'euphémisme. — C'était en fait un roi-bourgeois. Mais sa simplicité était très pétassière car il tenait à plaire. Il se baladait dans Paname à pinces, avec un pébroque au bras, serrant des louches comme un député. Ça faisait bien dans le tableau. Ah ! on était déjà loin du Versailles de Louis XIV et encore loin du faste élyséen actuel. Néanmoins, malgré sa bonhomie, Louis-Philippe était un type autoritaire qui rêvait de puissance, tout comme les grands rois de jadis. En réalité, son parapluie était un sceptre ! Il eut de bons ministres, tel que Thiers. Tu vois : le mot est lâché ! Thiers. Nous sommes au seuil de la période actuelle. Thiers qui allait devenir président de la Troisième République. Sous ce règne, la conquête de l'Algérie s'opéra. Et surtout la vie économique connut un essor fantastique : les premiers chemins de fer firent leur apparition, les premiers bateaux à vapeur aussi. Le sort de l'ouvrier et du paysan était meilleur. La France devenait une grande puissance méditerranéenne et Paris la capitale intellectuelle de l'Europe grâce aux écrivains fameux qui y faisaient la pluie et le Bottin mondain. Un petit XVII siècle, en somme. On lâche le classicisme pour le romantisme. Des noms ? Ils vont te faire pâmer, j'espère : Lamartine ! Victor Hugo ! Musset ! Stendahl ! Gérard de Nerval ! Vigny ! Théophile Gautier ! Mérimée ! Baudelaire ! George Sand et surtout, oui, surtout, Balzac ! Je m'interromps pour aborder, bille en tête, mon élève attentif. — Balzac, Gros, ça te dit quelque chose au moins ? — Ben dame : Le central téléphonique ! proteste l'Obèse. — Triple ahuri ! Relent d'idiotie ! C'est le plus fameux romancier de notre littérature après Georges Simenon ! — Mais oui, où que j'avais le bulbe ? s'excuse-t-il. Je me rappelle même que son œuvre la plus célèbre c'est zéro, zéro, zéro, un ! — Bravo, Béru ! Revenons vite à Louis-Philippe Dernier. Malgré son attitude libérale, je t'ai dit qu'il avait bien l'âme monarchique. Il le prouva. Sous lui, seuls, les citoyens payant au moins deux cents francs (de l'époque) d'impôt avaient le droit de vote. Le peuple finit par s'en indigner et demanda l'égalité de vote pour tout le monde, riche ou pauvre. Le roi refusa. Alors la révolution de 1848 éclata. Louis-Philippe qui savait ce qu'était une révolution, puisque son papa était mort sur l'échafaud, abdiqua en faveur de son fils le comte de Pantruche, et, imitant son cousin Charles X, s'empressa de passer en Angleterre. Satisfaction béruréenne. — Le ferry-boîte devait pas chômer avec ces monarques qui se débinaient comme des marchands de cravates à la sauvette sitôt qu'il y avait du suif ! Puis, redevenant élève doué et attentif : — Tu m'avais annoncé que c'était le dernier roi et tu viens de dire qu'il a alambiqué en faveur de son chiare, faudrait savoir ! — C'est que les insurgés n'ont pas tenu compte de ce comte, mon lapin. Et ils ont proclamé la République. La Deuxième ! — Bravo ! — Te réjouis pas. Sais-tu qui ce peuple, qui venait de se battre pour acquérir le droit de vote, élit comme président de la Deuxième République ? — Dis voir ? donne-sa-langue-au-chat-il. — Le prince Louis-Napoléon Bonaparte, mon cher baron, ni plus ni moins ! Les Français sont comme ça, on ne les changera jamais ! — Montre le bonhomme ! Je tourne une nouvelle page. Napoléon III est là, en couleurs, qui nous attend derrière sa moustache salvadordalienne, avec son regard de penseur qui pense que les autres pensent qu'il pense mais qu'il n'y a pas besoin de penser pour donner l'impression qu'on pense. — Connais, laconise mon ami. Je l'ai souvent vu, ce Bédouin. Chez nous, quand j'étais petit, on avait sa bobine sur un couvercle de boîte à biscuits. — Depuis des années, il rêvait de régner sur la France et à deux reprises, avait tenté de se faire proclamer empereur, à Boulogne d'abord, à Strasbourg ensuite, mais les coups d'État ne se font pas en Province. Décider les habitants de Bécon-les-Bruyères ou ceux de Saint-André-le-Gaz à vous reconnaître pour empereur ne vous amène pas pour cela aux Tuileries. Alors Louis-Napoléon s'y prit autrement. Il comprit que cette petite révolution de 48 pouvait à la rigueur faire de lui un grand empereur. Sous Louis-Philippe, on avait ramené les augustes cendres d'Auguste et le fabuleux tombeau de marbre des Invalides entretenait dans le cœur des hommes la nostalgie des gloires passées. Quand on se prénomme Louis-Napoléon, on fait vite oublier le Louis. Un Louis, c'est si facile à perdre ! Et puis, notre camarade Bonaparte, condamné à la détention à vie après ses tentatives malheureuses, ne s'était-il pas échappé de prison, déguisé en maçon ? Cette aventure, à une époque où les romans d'Eugène Sue s'arrachaient, ne pouvait que le servir. C'était son pont d'Arcole, à lui. Il lui suffisait de calquer son comportement sur celui de son Formidable modèle ; de l'imiter, en petit, en tout petit ! Depuis que les hommes avaient acquis le suffrage universel, ils étaient moins regardants sur les faits d'armes. « Plus besoin d'aller faire des phrases devant les Pyramides par 50° à l'ombre ; une bonne campagne électorale suffisait. « Président de la République, pour ce Napo-là, c'était en somme le titre de Premier Consul du tonton. Il lui manquait son 18 Brumaire pour respecter la règle du jeu. Il le réalisa en 1851 en faisant dissoudre l'Assemblée et exiler dix mille personnalités royalistes ou républicaines, parmi lesquelles Victor Hugo[57 - Je ne puis résister à l'envie qui me point de reproduire ici quelques lignes empruntées à l'Histoire de la Littérature française de Kléber Haedens. « Victor Hugo est un monument national comme le Panthéon où il repose… Aucun rêveur n'aura rêvé avec Hugo ; aucun amant vaincu n'aura souffert avec lui ; aucun rieur n'aura ri en sa compagnie. Dans les conversations littéraires, son nom reviendra une fois sur mille ; peu de gens, après les avoir lus par devoir, reliront seulement une fois ses livres. Et toujours, le père Hugo continuera a s'enfler de cette gloire que donnent les plaques des avenues et les célébrations des centenaires.Il est le plus varié, mais le moins pur, le moins profond, le moins secret de nos poètes.Dumas crée le drame historique en 1829, avec « Henri III et sa cour », mais c'est pour « Hernani » que l'on se bat, en 1830. » Pour surenchérir sur Haedens, je déclare qu'en lui affectant l'humble billet de 5 francs, la France l'a enfin mis a sa vraie place ! »]. Il ne lui restait plus qu'à organiser un référendum pour ratifier ce coup de force. Ce plébiscite lui donna sept millions cinq cent mille « oui ». Il fit arrêter les quelques « non » pour que la situation fut vraiment éclaircie. » — Tu dors ! hurlé-je en apercevant seize mentons au lieu de huit sous la mâchoire inférieure du Dilaté. Il se redresse. — Moi ! Tu charries ! Je… Je… — Que viens-je de dire, élève Bérurier ? — Tu parlais du Général et de son référendum. — On potassait Napoléon III, Abruti ! — Mais oui, bien sûr, remarque ça se ressemble. Après tout, on peut confondre, hein ? — Donc, m'obstiné-je, même carrière que le vrai Napoléon. Le voilà Empereur. Il ne lui reste plus qu'à faire des guerres. Il les fait. Mais cette fois, il s'allie à l'Angleterre. On commence par torcher les Russes, à Sébastopol, puis les Autrichiens (afin de permettre à nos frères italiens d'acquérir leur indépendance) à Solferino. Pendant ce temps, Lesseps creusait le canal de Suez ! — Et il l'a creusé tout seul, s'étrangle le Gros. Tu te rends compte : en plein soleil, le temps qu'a dû lui falloir ! — Il avait droit à un litre de rouge par heure, l'apaisé-je. — Ah bon, je me disais aussi… — Le canal fut ouvert en 1869. L'année d'après, Napoléon III entraînait la France dans la guerre de 70 qui allait s'achever par le désastre de Sedan. Lorsqu'il capitula, l'Assemblée nationale proclama sa déchéance. Ça finit toujours de cette façon-là. Toujours, Béru, toujours, ne l'oublie pas ! — Pourquoi que t'insistes, s'effraie-t-il, je ne veux pas me présenter comme Napoléon IV, moi ! Il est allé en Angleterre aussi après sa chute ? — Oui. Toujours comme son tonton. Ils y vont tous. Mais les British ne l'envoyèrent pas à Sainte-Hélène. D'abord parce qu'il avait été leur allié, ensuite parce que Napoléon III, s'il avait été empereur, n'avait en tout cas jamais été un aigle. — A table ! crie M'man en entrouvrant la porte. Lecture : LA MAUVAISE TRADUCTION DE L'INTERPRÈTE BÉRURIER En ce 29 avril 1827, il faisait à Alger un temps splendide. M. Deval le consul de France, acheva son repas de fort bon appétit. — Vous êtes pressé, mon ami ? lui demanda son épouse. — Oui, répondit-il. J'ai rendez-vous avec le Dey pour discuter de cette sotte histoire de blé. Il paraît qu'il n'est pas content. — Hossein est un garçon impossible, fit M Deval. — Pas Hossein : Hussein, rectifia le consul. Posant sa serviette, il se leva et lança au domestique : — Dites à Bérurier, mon secrétaire-traducteur, de se tenir prêt, nous partons dans cinq minutes ! Les deux hommes arrivèrent au palais du Dey une demi-heure plus tard. Bérurier aida son patron à descendre de calèche. C'était un type musculeux, un peu bouffi des joues et dont le ventre s'arrondissait depuis qu'il habitait Alger, car il buvait beaucoup de mascara. Ils furent introduits dans la salle d'audience où Hussein les attendait, vautré dans ses coussins, en s'éventant de temps à autre pour chasser les mouches tenaces qui commençaient déjà à pulluler. Ils fit signe à ses visiteurs de s'accroupir près de lui, et, tandis qu'on leur servait des infusions de feuilles de rose (boisson que Bérurier abominait), entra séance tenante dans le vif du sujet. Il parla, avec une véhémence tout algérienne, de l'affaire désastreuse qu'avait été pour lui cet achat de blé. Les intermédiaires le lui avaient mis dans le dey et il avait beau être arabe à ne plus en pouvoir, il n'aimait pas ça. Bérurier, qui parlait pourtant fort convenablement la langue d'Hussein, avait du mal à suivre ses récriminations. Il les traduisit de son mieux, en s'employant toutefois à en atténuer la vivacité. En effet, Son Excellence n'était pas un homme très patient. Deval écouta sans mot dire, réfléchit un instant et déclara : — Dites à ce Raton[58 - Expression amicale dont se servaient les premiers Français vivant en Algérie, mais qui allait se perdre par la suite.] qu'on va essayer d'arranger ça au mieux des intérêts communs, mais recommandez-lui de gueuler moins fort, car j'ai les tympans fragiles. C'est alors que Bérurier commit une erreur de traduction qui allait avoir par la suite de terribles conséquences. Après avoir tortillé la réponse en arabe, il dit : — Son Excellence va faire le nécessaire pour vous donner satisfaction… Le Dey eut un sourire soulagé et fit une courbette. — Mais, poursuivit le consciencieux interprète, je vous prie de faire attention car elle prend la mouche facilement. Le Dey regarda le consul et vit une mouche sur le faux-col-à-manger-des-rahat-loukoums de ce dernier. Et Hussein crut que c'était à cette mouche-là que l'interprète faisait allusion. Gentiment, il voulut la chasser. Deval se dressa d'un bond. — Espèce de sale Arbi ! cria-t-il, c'est la France que vous venez d'insulter en ma personne. Vous aurez bientôt de ses nouvelles ! Venez, Bérurier ! Et il se dirigea vers la porte d'un pas rageur avant que Bérurier n'ait eut le temps de traduire sa colère au Dey. La guerre d'Algérie venait de commencer ! Dix-septième Leçon : LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE — L'ÉTAT FRANÇAIS — LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE — LA QUATRIÈME — LE TROISIÈME EMPIRE Les Bérurier à un couscous ? Il n'y a qu'à Cinq colonnes à la Hune qu'on peut trouver l'équivalent dans le genre. Leurs chéchias de papier ont déteint, because la sueur à base de suc gastrique, qui leur dégouline sur le fronton. De larges traînées écarlates décorent leur visage constrictor qui font penser à la façade d'un cinoche de quartier. Ils baffrent méthodiquement, puissamment. A les regarder, on comprend que la France a encore de la ressource et qu'elle ne finira pas comme ça. Le péril jeûne, c'est pas pour tout de suite, mes frères. Toutes les trois bouchées, ils éclusent un verre de rosé de province d'une succion pareille au bruit de la mer sur une plage de galets. Puis ils continuent leur chargement de becquetance, les yeux rivés sur la nourriture. M'man et moi, on s'est arrêtés de manger pour regarder le spectacle tout à notre aise. Quand c'est trop beau, on ne peut rien faire d'autre qu'admirer. — C'est bon, hein ? déglutit le Gros à sa baleine dans une espèce d'ardent spasme œsophagique. — Mmmmoui ! grogne la belle, en ponctuant d'un rugissement de lionne prenant son fade avec Brutus. Bientôt, Félicie et moi nous sommes obligés de faire la chaîne pour les ravitailler à la bonne cadence. M'man déverse dans leurs auges des louches et des louches de semoule, de légumes, de viande, tandis que son fils unique et préféré arrose le tout de piment. Ils sont violets, les ogres. Ils en deviennent presque noirs. Ce qui se passe dans leurs gésiers, c'est quelque chose comme l'année 93 en plus terrible encore ! Des gargouillis abominables en témoignent. — Tu leur mets trop de piment ! m'avertit Félicie, craintive. Le Gros marque un temps d'arrêt dont B.B. profite pour lui piquer une merguez dans son assiette. — Comment ! éructe-t-il, c'est du piment, ça ? — Que croyais-tu que ce soit, chipoteur ? — Ben, du jus de tomate, répond-il en se remettant à pelleter dans son tas de semoule comme un terrassier payé aux pièces. Y a de l'effroi dans le regard de M'man. Elle n'est pas accoutumée aux sensations violentes, Félicie. Dans son cœur noble, l'inquiétude souffle en tornade. Elle se dit que c'est pas possible, des humains pareils, qu'il y a mal-donne ; que ce couple va exploser. Pourtant, sa grand-mère qu'était fermière élevait des gorets, d'après ce qu'elle m'a souvent raconté ; elle devrait se souvenir ! — Antoine ! balbutie-t-elle, effrayée. Je la rassure. Les Béru ont toujours des tripes en chlorure de vinyle. Les acides les plus corrosifs ne peuvent rien contre elles. Au bout d'une heure, le rythme ralentit. Et puis le plat est vide et nous avons l'accalmie. Le Gros se soulève pour dégrafer le dernier bouton de sa braguette, les trois premiers ayant délibérément pris la décision de le quitter. — Eh ben, ma vache, soupire-t-il, vous parlez d'une petite collation ! M'man lui demande s'il veut s'allonger, il la considère avec stupeur. — Mais non, chère Madame, pourquoi-ce ? Berthe ne peut rien dire. Elle s'est remplie jusqu'à la glotte et c'est pas le moment de la chahuter. Faut attendre les tassements de terrain. Béru me désigne l'album abandonné sur les desserts. — Avant le fromogogue, dit-il, tu devrais nous passer un petit documentaire, Mec. Juste sur la Troisième, manière de faire le coup du milieu. J'accepte pour apaiser les affres de Félicie. Si je ne parlais pas, elle serait obligée d'amener le plateau de frometons et alors on irait droit à la catastrophe avec Berthy. Je m'empare du livre. — Cet ouvrage est fort bien fait, assuré-je, puisque sur une double page nous avons les 14 présidents de la Troisième au complet. — Il y a eu quatorze présidents ? s'étonne le Gravos. — Pas un de plus, pas un de moins ! La Troisième a duré soixante-dix ans, soit à peu près le règne de Louis XVI. Quatorze bonshommes se sont donc succédé, pendant ce laps de temps. Ici, Thiers ! — C'est Riquet à la houppe ! plaisante mon invité donneur. — Montrez ! fait B.B. On la présente à M. Thiers. Elle lui borborygme au visage, ce qui n'affecte pas pour autant le sourire discret de ce cher homme. — Oh ! c'est un vieux kroumir, fait-elle. — Historien et homme politique éminent, je récite. Il s'employa à faire évacuer le territoire occupé. Il fut blackboulé au bout de deux ans de mandat et remplacé par le beau Mac-Mahon tout neuf et tout doré que voilà. Ce dernier, une fois président de la République, a cessé de porter l'uniforme. — Fringant, le mec, reconnaît le Couscousphage. T'as vu cette tripotée de médailles ? Avec ça sur le placard, il n'avait pas besoin de flanelle. — Si l'on classait les hommes politiques en se référant aux paroles historiques qu'ils ont prononcées, Mac-Mahon ne pourrait soutenir la comparaison avec son prédécesseur. Thiers a déclaré qu'il ne fallait jamais livrer la patrie à un homme. — Je sais, fait le Sentencieux. — Mac-Mahon, lui, visitant une région inondée a déclaré : « Que d'eau, que d'eau ! » et une autre fois visitant une école, il a dit à un élève : « C'est vous le nègre ? Eh bien, continuez ! » — Pour un général, il avait la parole facile, apprécie Berthe. Et après Monsieur Mahon, cher commissaire ? roucoule dame boa. — Jules Gréviste ! lit un peu hâtivement Béru. — Grévy, je pense, rectifie la gentille Félicie. Le Gros y regarde à deux fois et dit qu'en effet. — Quoi t'a à signaler à propos de lui ? insiste-t-il. — Rien, fais-je farouchement. Sa biographie tient tout entière sur sa pierre tombale : « Jules Grévy 1807–1891. Président de la République de 1879 à 1887 ». Ensuite nous passons à Sadi Carnot. — Pourquoi cet Arnot, a-t-il mérité le surnom de Sadique ? demande l'Ingénu. — Quel prude tu fais ! clame son épouse, il devait donner rendez-vous aux petites filles des écoles qui lui remettaient des bouquets et les emmener à l'Élysée par la porte de derrière ! Du coup, cette perspective fait glisser son couscous. Elle reprend souffle, couleur et sourire. — Vous êtes victime d'un léger malentendu phonétique, mes amis, leur apprends-je. Voyez : ils se prénommait Sadi et se nommait Carnot. — En voilà un drôle de blaze, c'est arabe, ça ? — Je l'ignore, doux Béru, mais je peux t'assurer qu'un certain Caserio n'aimait pas ça du tout puisqu'il assassina Carnot à Lyon. Depuis lors, les Lyonnais ont élevé une statue à Carnot, ce qui était la moindre des politesses. Cette statue se trouve sur la place de la République, tandis que la statue de la République se trouve place Carnot. Je vous passe les grands événements nationaux qui déroulèrent pendant les mandats de ces messieurs : le Boulangisme, la laïcité, la colonisation, le début du marxisme, l'affaire Dreyfus qui divisa la France en deux, et la construction de la Tour Eiffel qui la ressouda. Vouloir traiter de l'histoire à partir du moment où elle s'est écrite dans les quotidiens serait une œuvre gigantesque. On ne peut la voir en profondeur qu'en la fractionnant menu. Là n'est pas notre dessein. Donc, Carnot est assassiné. On le remplace par Casimir Périer. — Montrez ! supplie la Grosse. Je lui passe l'image. — Bel homme, il avait l'air puissant. Un peu premier communiant pourtant avec ses gants blancs à la main… — En tout cas, un modeste, détecte Bérurier : visez, il a mis son grand cordon de la Légion d'honneur par en dessous son gilet. Périer, le président qui fait « pschitt », se marre le sac à couscous ! — Il n'a pas présidé un an, dis-je. Il a démissionné. — Sûrement que la vie à l'Élysée lui semblait trop morose, décrète la baleine. — A son successeur, en tout cas, elle n'a pas paru morose, la vie à l'Élysée. Voici M. Félix Faure… On l'examine sans enthousiasme. Il est de ces hommes qui ne déchaînent ni l'hostilité ni l'allégresse. — Il est mort en faisant l'amour, leur apprends-je. — Tiens donc ! s'extasie B.B., refaites-moi le voir encore une fois… Elle étudie plus profondément le personnage. — C'est vrai qu'il avait un beau nez, admet-elle. Et puis, président, ça flatte. Ce sont des réflexions de ce genre qui font monter la température d'Alexandre-Benoît. — Alors c'est les Honneurs que tu regardes en t'affalant sur un plumard ! dit-il, pincé. J'enraie vivement la discussion en présentant le suivant de ces messieurs : le doux, furtif et redingote président Loubet. — Quéque chose de particulier ? demande le Gros. — Il a fait son septennat au petit trot. — C'est tout ce qu'on lui demandait. — Sous son septennat, il faut noter la séparation de l'Église et de l'État. — Bast, y se sont rabibochés depuis, va ! En ce moment, ça ne marche pas si tellement mal entre eux, je te le dis, San-A. On a beau êtes potes avec les Chinetoques c'est tout de même aux gars du Vatican qu'on refile artiche à la quête. Il éclate de rire en regardant les photos présidentielles. — Tous ces gus en bitos haut-de-forme, ça fait film de Chariot. Et la France continuait son petit bonhomme de chemin, sous eux, hein ? — Très bien même. Puisque l'on a appelé cette époque « La Belle Époque ». — Ce sont nos Vieux qui l'ont baptisée commak. La Belle Époque, c'est quand on a vingt ans, affirme le Penseur. Félicie, rosissante, déclare que ça n'est pas tout à fait vrai, et que la Belle époque, c'était vraiment une époque pas comme les autres. Elle a raison, M'man. Vingt ans, c'est plus beau en calèche, avenue du Bois, le long des becs de gaz à boules avec une dame fringuée comme pour le french cancan à vos côtés. Vingt ans en complet prune et melon beurre frais, sans téléphone rouge et sans force de frappe, c'était vraiment vingt ans ! — Après Loubet ? s'impatiente Berthe qui a hâte d'arriver au fromage. — Armand Fallières. — L'inventeur de la phosphatine, se renseigne le Gros ? — Non, tranché-je. Regardez-le, il ressemble à Tartarin de Tarascon. Edouard VII disait de lui qu'il était très intelligent. Mais comme c'est Edouard VII qui prétendait ça, il n'y a pas lieu de s'en formaliser. En tout cas, Fallières se tira du maverdavier à temps, puisqu'il quitta son poste en 1913. Il allait passer l'Élysée à Raymond Poincaré. La belle époque s'achevait dans le sang. Sous le septennat de Poincaré, dix millions d'hommes allaient périr et sur ce nombre effrayant, un million cinq cent mille Français. Je louche sur M'man. Elle a eu des tas d'oncles et un frère butés à la guerre, Félicie. Les années ont beau s'écouler, le souvenir reste et quand on reparle de la Grande Guerre, ses narines se pincent et il y a plus de bleu dans son regard. — A propos, fait le Mahousse, comment c'est-y qu'elle a éclaté, la guerre de 14 ? « Si je te disais que j'en sais seulement rien, s'excuse-t-il. Papa me l'avait espliqué, mais, linotte comme tu me connais, j'ai oublié. » — Facile. Suis bien le mouvement des troupes. En juillet 14, l'Autriche envahit la Serbie. Aussitôt, v'là les Russes, qui mobilisent pour la défendre. Ce que voyant, l'Allemagne, alliée de l'Autriche, déclara la guerre aux Russes. Mais les Russes sont nos alliés. N'oublions pas les paroles que Joseph Reinach prononçait en 1893 : « De France à Russie, il n'y a pas autre chose que cette grande chose qui s'appelle l'amour. » L'Allemagne déclare donc également la guerre à la France, ce qui incite l'Angleterre à la déclarer à l'Allemagne. Ensuite, les Italiens, les Roumains et les Américains se rangent à nos côtés, vu ? — Il va l'oublier ! prophétise cette moucharde de B.B. ; c'est bien trop embrouillé pour lui. A quoi Béru lui demande si le bas de son dos est trop embrouillé pour elle. — Après Poincaré, c'est Paul Deschanel, n'est-ce pas ? se hâte de demander Félicie. — Exact, M'man. Mais il ne reste président que quelques mois, car il devient dingue et saute du train en marche. Ça se passe en pleine nuit. Il se relève indemne sur le ballast et va frapper, à poil, chez une garde-barrière en lui déclarant qu'il est le président de la République. C'est payant, non ? Du coup, les deux monstres rient à gorge d'employé (Béru dixit). On imagine de très haut chefs d'État actuels dans la même tenue et la même situation, c'est pour le coup que la S.N.C.F. n'aurait pas de mal à recruter ce corps d'élite qu'est celui des gardes-barrières. Faites un peu marcher votre petit ciné personnel et vous verrez comme c'est réjouissant. — Tu n'as pas causé sur la guerre elle-même, remarque le Gravos, lorsque l'hilarité s'est un peu calmée. — Ce serait trop long, et j'ai horreur de parler de guerre, c'est du parti pris chez moi. Si tous les hommes éprouvaient la même réticence, eh bien, ma foi, ils finiraient par oublier qu'elle existe. Et lorsque tout le monde a oublié qu'une chose existe, elle n'existe plus, tu comprends ? « Mais si tu tiens à te documenter là-dessus, c'est facile. Il y a encore, dans les bistrots de chez nous, des anciens combattants dont on bricole par vice les pensions, histoire de les taquiner avant qu'ils disparaissent, et qui ne demandent pas mieux que de se souvenir, tout haut, une dernière fois. Tu les reconnaîtras aisément, Béru. Ils ont des cheveux blancs, des décorations, très souvent des bérets, et, sous ces bérets, des figures de brave homme comme on n'en fait plus. T'as qu'à t'asseoir à côté d'eux. Tu fais apporter du vin rouge et tu prononces un mot magique, il y en a plusieurs. Tu dis « Verdun », ou bien « La Marne » ou « Foch », ou « Chemin des Dames » et ça part tout seul. L'Histoire qu'ils ont faite avec leur viande, ils sont encore quelques-uns pour la raconter. Seulement, faut se dégrouiller de les interviewer, Fils, parce qu'il commence à se faire tard pour eux. Tous les jours, on les déménage, les poilus. On les emmène faire du blé avec leur gueule cassée. C'est temps qu'ils s'en aillent de ce monde transformé, dans le fond. Verdun, ça n'impressionne plus personne. Un vieux héros, ça n'existe pas. L'humanité se divise en deux groupes seulement : les jeunes gens et les vieux c… ! Le signe de notre époque, c'est que les vieux c… sont de plus en plus jeunes. Ce sont les jeunes gens qui sont victimes de cet état de choses : ils partent au régiment yéyés et ils en reviennent vieux c… Si ça continue, la jeunesse, elle n'aura lieu que dans le sein de Maman. Tu naîtras vieux c… Et alors la boucle sera bouclée et la vie pourra se réorganiser à l'amiable entre vieux c… de bonne compagnie. » Je soupire. — Allez, M'man ; amène-nous le frotebock. Elle s'empresse, la Chérie. Un peu attristée par ma soudaine mélancolie. — T'es pas joyce quand tu t'y mets, reproche l'Enflure. — Et après Déschanel ? coupe sa Morue. — Millerand, belle amie. Il fut président de 1920 à 1924 et dut se démettre devant l'opposition du Cartel des gauches. M. Gaston Doumergue, dit Gastounet, dit Doudou, lui succéda. Un bien brave homme, méridional, affable, posé, gentil. Un jour qu'il se baladait en vacances il passa devant une caserne et s'arrêtant devant le factionnaire qui cassait la croûte lui demanda : — Tu ne me reconnais pas ? — Ça me dit quelque chose, fit la sentinelle, vous seriez pas le préfet ? — Je suis plus que ça ! — Le député ? — Plus que ça ! — Le ministre ? — Encore plus que ça ! Le soldat s'arrêta de mastiquer, dévisagea attentivement le président et s'écria : — Mais vous êtes Gastounet ! Tenez-moi mon casse-croûte que je vous présente les armes[59 - Tout compte fait, je ne suis pas tellement certain que cette histoire soit arrivée à Doumergue.]. Rires indulgents des Béruriers. — Lorsqu'il eut achevé son septennat, poursuis-je, on gratta le GUE de Doumergue sur les papiers à en-tête et par mesure d'économie, on se hâta s'élire Paul Doumer. Voyez l'homme. Il est décoratif. Sa notice biographique précise qu'il était administrateur. Il a effectivement une tête d'administrateur, il l'a même au point qu'un agité russe nommé Gorguloff lui administre des coups de revolver. Il meurt à l'hôpital Beaujon afin de laisser sa place à Albert Lebrun, quatorzième et dernier président de cette troisième République dont tous les Français, qu'ils soient de gauche ou de droite, et qu'ils le veuillent ou non, se souviendront toujours avec une infinie nostalgie. — Ah ! Lebrun ! soupire B.B. ; c'est toute ma petite enfance… On avait sa photo sur almanach Vermot de notre famille. Montrez ? Mais oui, comme c'est bien lui. — C'EST LUI ! tranché-je. Du maintien, n'est-ce pas ? Pas poseur, mais sachant poser. Pas énergique, mais sachant déclarer la guerre à l'Allemagne quand on le lui demande poliment. Vous n'avez qu'à signer là et là et encore là, qu'il lui a dit, Daladier. Et si vous ne savez pas écrire, faites des croix, pour une déclaration de guerre, c'est tout indiqué. Il sut également partir sur la pointe des pieds, en 40, lorsqu'à Bordeaux il laissa sa place au maréchal Pétain par suite de « cessation de fonctions ». Il n'avait pas achevé son second septennat, mais la France n'avait plus besoin de président de la République, pour la raison bien simple qu'il n'y avait plus de République. Un silence lourd de méditation. Le Gros évoque. Maintenant, l'Histoire continue dans ses souvenirs. Il n'est plus question de lui faire de cours, car il vient de monter en marche dans le Train France… — La drôle de guerre, je m'en souviens comme si c'était hier… Les soldats jouaient au fote-balle en attendant que le patacaisse se déclenche. On pensait que la paix serait signée avant qu'on se soye battus… — Bédame, renchérit la baleine, on avait la ligne Maginot, on se sentait à l'abri derrière… — Seulement, la ligne Maginot n'allait pas jusqu'à la mer du Nord et c'est regrettable. A quoi sert un mur de trois mètres hérissé de barbelés s'il ne fait pas le tour de la propriété ? — Le 10 mai, ces vaches-là sont passées par Sedan, murmure Béru. On a vite pigé qu'on n'était pas de taille à se le payer, l'Hitler. Les troupes anglaises ont pris la tangente vers la Manche et le roi des Belges a capitonné. C'était Paul Reynaud le président du Conseil à ce moment-là, j'me rappelle. Il a appelé De Gaulle et Pétain dans son gouvernement. Poilant quand on regarde par l'aut'bout de la lorgnette, hein ? Ç'à été le sauve-qui-peut sur Bordeaux, via Tours. Là-bas, ces messieurs du gouvernement se sont chamaillés pour savoir s'il fallait gerber en Afrique du Nord ou dire à Hitler qu'on l'aimait bien. De Gaulle voulait qu'on organisasse le réduit breton, vrai ou faux ? Je siffle, admiratif : — Mais dis-moi, Belle Pomme, t'es calé dans ta partie ! — Le réduit breton, ricane l'Obèse, tu parles d'un massacre que ça aurait donné ! La Garde meurt mais ne se rend pas, tu mords le ciné, San-A. ? Dans le fond, tout s'est bien arrangé. Pétain est resté, De Gaulle est parti : on a joué sur les deux tableaux. Herriot, farouche républicain, a vite fait voter la remise des pouvoirs au maréchal Nouvoilà. La carotte Vichy était cuite, a remplacé le coq gaulois vachement déplumé. Et nous, on a pu bouffer le rutabaga peinardement : on avait touché deux sauveurs à la fois : un pour la maison, l'autre pour l'exportation. C'était de la chance dans notre malheur, en somme. Tu te souviens, la Bé-bé-cé ? Il se pince le nez et imite le brouillage des ondes anglaises. — Ici Londres, les Français causent z'aux Français, récite-t-il… Ah ! c'est déjà loin, tout ça ! Ça fait partie d'un autre monde… — Laisse tomber, conseillé-je. Cette Histoire-là, on s'est contentés de la vivre ; plus tard nos descendants la mettront en bouteille, mais en attendant faut qu'elle repose. Félicie revient avec un plateau de fromage miraculeux qui font se pâmer Berthe. Elle a récupéré son second souffle, la Baleine, la voici prête à livrer le bon combat final. Elle dit qu'elle va prendre mie virgule de chaque fromage exposé. Elle a pas le sens de la ponctuation, parce que ces virgules-là ne tiendraient pas sur l'écran du journal lumineux ! — Pendant l'Occupation, si on aurait vu un pareil plateau on serait devenu maboul, affirme Sa Majesté. II se sert, à savoir qu'il ramasse à peu près tout ce que n'a pas pris Berthe, à l'exception d'un morceau de camembert point encore parvenu à l'âge mûr. — Tu te rappelles, la Libération ? Le Grand qui descendait les Champs-Élysées entre le Troquer et Georges Bidault… On pensait ni aux ballets roses ni à l'O.A.S. à c't'époque… Président du Gouvernement Provisoire, qu'il a été, le Général. — Jusqu'en 46, complété-je… Le couple bâfre. Ça redevient du spectacle en Vistavision. Alexandre-Benoît mastiquant du fromage, ça appartient au domaine des choses pénibles. — Après lui, qui y a eu, déjà ? s'inquiète-t-il en avalant un godet de clos-vougeot pour se défromager les muqueuses. — Gouin ! — Ah oui : le scandale du pain. Le pain Gouin, ça me dit quelque chose… — Le scandale des vins, rectifié-je, toujours soucieux d'exactitude. La France quittait les bras d'un chevalier Bavard pour ceux d'un tout autre chevalier. Après lui, il y a eu Bidault, puis Blum. Enfin la Quatrième République fut proclamée et M. Vincent Auriol renoua avec le passé. Tout le monde a encore dans l'œil (si j'ose dire à son propos) sa physionomie avenante et dans l'oreille son accent qui ressemble à un sac de noix vidé dans un escalier. Avec son successeur, le cher, le furtif, l'effarouchable président Coty, il a liquidé une époque qui fut belle, mais qui n'en était pas moins périmée. Ces deux messieurs furent les croque-morts de la Quatrième. « Avec leur habit noir, leur grand cordon et leur râtelier, ils conduisirent le deuil à l'enterrement de celle que Maurras avait baptisée « la femme sans tête ». « Tout fut pratiquement consommé en 1958, date à laquelle le général Bugeaud perdit l'Algérie à titre posthume. La France, qui avait seulement besoin de changer de slip, fit les choses en grand et changea également de constitution pendant qu'elle y était. Faut dire que la pauvrette n'a jamais été d'une constitution très robuste, mais après tout c'est presque un signe de longévité. « Et maintenant, mes amis, le bonheur et la prospérité sont redevenus bien nationaux. Les Français dominent à nouveau le monde comme sous Louis XIV, comme sous Napoléon I . Ils mettent la poule au pot tous les jours et la poule au lit le samedi soir (quand ils ne sont pas trop fatigués). Ils passent leurs vacances aux Canaries. Ils envoient des petites souris en fusée à des deux cents mètres de haut ! Ils ont du pétrole à revendre ! Ils se forgent une force de frappe si terrible que le reste de l'univers claque des dents et qu'ils peuvent enfin convertir leurs colonels en instituteurs. Ils tiennent la Principauté de Monaco sous leur coupe. Ils ont droit à deux monnaies (l'une en anciens francs et l'autre en nouveaux — ce qui fait plus cossu — et qui s'expriment sur les mêmes billets !). Quand ils s'ennuient, ou que la qualité des films baisse dans les salles d'exclusivité, on leur fait venir les derniers rois régnants sur les Champs-Élysées ; une France avec la reine d'Angleterre sur l'évier, n'était-ce pas le rêve secret de chacun ? On leur fait approuver toutes les grandes décisions. Ah ! il est loin le temps où l'on faisait des cocottes avec des bulletins de vote ! Les impôts diminuent et la vie baisse (chez les économiquement faibles surtout). Ils ont tous leur bagnole pour ficher le camp après le boulot et la télé pour pouvoir suivre les discussions contradictoires. Bref, c'est la belle vie dorée sur tranche de pain sec. La voici enfin appliquée à la lettre, la fameuse devise : Un pour tous, tous pour un. Nous vivons bel et bien tous pour un, désormais. Tous pour UN, pardon ; et même tous pour HUN. » Bérurier me gratine d'un sourire fromagesque et dit en tartinant du chambourcy onctueux comme une visite de M'sieur le curé : — Te frappe pas, Mec. Tant qu'on aura du fromage pareil, la vie restera convenable. Berthe grogne son approbation et M'man bat des cils. Mais qu'est-ce qu'ils ont donc, tous ? Y'a donc plus moyen d'avoir de l'idéal non estampillé ? Unanimes et extasiés qu'ils sont ! C'est la grand-messe, quoi ! Une sorte d'élévation qui dure, qui dure et qui n'en finit pas ! « La Patrie, c'est où on se sent bien », a dit Aristophane. Pourquoi donc ressens-je l'impression pénible de ne plus être tout à fait chez moi ? J'aimerais bien, pourtant, prendre mon panard avec les autres. Ça doit être rudement jouissif, ce grand orgasme collectif, cette fabuleuse partouzette gauloise. En attendant je chemine seul, tout seul avec Sartre dans une main et Céline dans l'autre à la recherche de je ne sais quelle acceptation de la vie et, qui sait ! Peut-être aussi de la mort ! — A quoi que tu rêves ? mastique Béru. Et comme je tarde à répondre, il me morigène : — Tu gamberges trop, c'est ça ton vice, San-A. ! La vie, faut jamais se la compliquer, au contraire. Ce qui compte ici-bas, c'est l'équilibre. Après la guerre minable qu'on a eue, les Français en ont classe des grands problèmes. Ils s'en branlent qu'on aille dans la lune ou pas (Charpini mis à part). Ce qui les passionne, c'est pas le Cosmos ni les sous-marins anatomiques, c'est le catch et Intervilles, un point c'est tout ! Ce qu'ils demandent, c'est de ne plus se turlupiner et du moment qu'ils ont trouvé l'homme qui remplace le beurre, ils en profitent pour se mettre en congé, c'est logique et pas plus con qu'autre chose. Il parle d'or, mon Bérurier. C'est pourtant vrai que la France est en vacances maintenant. En vacances à « La Boisserie ». Le voilà enfin éclairci, mon mystère. La voilà donc expliquée, leur sacrée béatitude. Je suis triste parce que j'ai toujours été triste en vacances, simplement. Peut-être que c'est glandulaire, non ? — Bravo, Gros, t'as mis le doigt dessus, déclaré-je. Tu as raison : tout est question d'équilibre, d'harmonie. Un peuple fatigué avait envie qu'on le gouverne et il a trouvé un homme qui aime le gouverner ! Faudra que je fasse brûler trois douzaines de cierges, j'avais pas encore pigé. C'est miraculeux. Tiens, dans le « Who's who » ce Bottin mondain, on peut lire dans l'article biographique consacré à Madame de Gaulle qu'elle a pour violon d'Ingres les fleurs et la musique ! Harmonie ! La première dame de France (à gauche en montant le perron) est servie. Car enfin, avec tous les bouquets qu'on lui offre, et toutes les Marseillaise qu'on lui joue, si elle ne trouve pas le moyen de l'accorder, son violon d'Ingres, c'est à désespérer de tout, même de la République. Harmonie ! Équilibre ! Chacun reçoit un jour ce qu'il attend… Il suffit d'attendre. POSTFACE EN GUISE DE VOLTE-FACE Le café expédié, nous prenons l'air dans le jardin, le Gros et moi, tandis que « ces dames » desservent la table. Assis côte à côte sur un banc, nous contemplons le ciel de nuit où tremblotent de rares et fragiles étoiles. — San-A., appelle mon copain, je te remercie pour tes leçons d'Histoire. Je me sens un peu triste maintenant qu'on a fini… Je pose la main sur sa belle nuque noueuse, dont le diamètre est celui d'un peuplier adulte. — Moi aussi, Gros, je me sens tout chose. Ça n'a pas été désagréable, tu sais, cette révision. Oh ! bien sûr, elle a été très incomplète. Je ne t'ai pas cité le dixième des grands noms de l'Histoire et pas le tiers des faits importants. Je ne t'ai pas parlé de Bayard, ni de Pasteur, ni de Clemenceau, par exemple… On a laissé de côté la conquête du Tonkin, l'Entente cordiale et nombre de grands événements, n'importe… Tu as eu droit à l'essentiel pour ce Tour de France échevelé. Je t'ai donné la liste des principaux engagés et les numéros des dossards. Tu sais qui a gagné chaque étape et qui l'a perdue. Et maintenant il faut que je te dise une chose, Béru : ces deux mille ans évoqués ne représentent rien dans l'histoire de l'humanité. « C'est un petit soupir imperceptible. Les singes évolués que nous sommes redeviendront singes et cet aller-retour lui-même n'aura duré qu'un instant. Regarde les étoiles, si tu deviens pote avec elles, elles te diront que nous sommes une courte illusion ; que la France aussi est une illusion. Que Charlemagne ça n'était pas d'avant-hier, mais que c'est aujourd'hui. Que tous ceux dont nous avons parlé sont encore là, comme sont encore là nos parents ou nos amis défunts. « Le monde qui était nuées ardentes deviendra cendres froides. Un jour, les contours familiers de notre France s'effaceront, comme, dans l'âtre, la bûche consumée perd ses formes. « Alors ce jour-là, qui sera un jour sans herbes et sans oiseaux, sans France et sans Bérurier, que restera-t-il de notre passage dans le monstrueux silence des espaces cosmiques, Gros ? » Béru se lève, toussote et met ses mains aux poches. Comme il est massif et presque beau dans la nuit, notre Béru ! — Ce qui restera, murmure-t-il d'une voix chaude et grave, ce qui restera, San-A. ? Je vais te le dire… Il restera le bruit de nos rires. Quand on se marre, on fait des ondes, Gars, n'oublie pas ! Ces ondes, elles sont en route vers d'autres planètes où que des petits bonshommes les récupéreront pour en rigoler à leur tour. Quèque chose me le dit ; c'est pas possible que je me trompe. Conclusion : faut se grouiller d'évacuer la France chez les Martiens pendant qu'on a encore des poumons pour le faire ! Et Bérurier, en bon Français, se met à rire, à rire, à rire sous les étoiles. EN TOUTE HONNÊTETÉ JE RENDS GRÂCE ICI A MES EXCELLENTS CAMARADES : Octave AUBRY A. AYMARD Guy BRETON CABANES Pierre CHAMPION Pierre de l'ESTOILE JOINVILLE Jules MICHELET L. PRUDHOMME Augustin THIERRY GREGOIRE de TOURS Ainsi qu'à quelques autres… dont les très remarquables travaux éclairèrent ma mémoire défaillante. notes Примечания 1 Expression gauloise dont le sens est mal défini, mais qui doit signifier « parloter ». 2 Mot gaulois signifiant : toilettes. 3 La scène se déroulant en Bourgogne, pas tellement loin de Beaune, on pourrait écrire sous d'heureux hospices. 4 Autre mot gaulois signifiant « Toilettes ». 5 La scène se passant en 52 avant Jésus-Christ, la boutade révèle une certaine science prémonitoire ! 6 Mot d'origine gallo-romaine signifiant « peuple ». 7 Autre mot gallo-romain signifiant « nu ». 8 Expression gallo-romaine dont le sens exact ne nous est pas encore parvenu. 9 Admirez l'euphémisme ! 10 Qualificatif familier par lequel on désignait Charlemagne dans le peuple. 11 Un certain Contrepétri qui aimait à passer la main entre deux caisses pour boucher le trou du fût. 12 Il convient de signaler au lecteur que l'aventure d'Amalberge est rigoureusement authentique. (Note de l'Éditeur.) 13 Au lieu de l'être par un apprenti tonnelier plus apte à mettre des barriques en perce. 14 Authentique. 15 Expression usitée au XIII pour parler d'un jeu de dés. 16 Autre expression de la même époque signifiant « va-t'en ». 17 Dans le texte original, le chroniqueur avait écrit lèse-majesté avec un « B », mais nous avons pris sur nous de corriger. (l'Éditeur). 18 Tout porte à croire que ce barbier était apparenté à Buridan, le rescapé de la Tour de Nesle, l'homme qui avait plus d'un tour dans son sac, puisqu'il était parvenu à sortir de celui dans lequel Jeanne de Navarre l'avait fait coudre. 19 Mot hongrois signifiant « Beau ». 20 Mot hongrois signifiant « Enfant ». 21 Maladie découverte au XV siècle, consécutive à une répétition de maux. 22 Il faut vous dire que je suis particulièrement célèbre et apprécié dans les milieux estudiantins. 23 En Espagne on disait : le mérinos. 24 F.E.D. : Fédération Européenne de Découvertes. 25 Glandes que les hommes de cette époque avaient particulièrement développées. 26 Dont acte 27 C'est avec quelques hésitations préalables que j'use de ce mot. Mais après tout, on parle bien de l'œuvre de certains Académiciens qui n'ont jamais écrit que leur lettre de candidature ! 28 Montfaucon, le gibet de Paris, qui s'élevait non loin des actuels studios de la R.T.F. aux Buttes-Chaumont, c'était déjà tout un programme, non ? 29 Nous n'hésitons pas à relater ici la hardiesse des paroles prononcées par Béruion car elles sont authentiques ! (Note de l'Éditeur). 30 Au point où en était la vertu d'Adeline, il ne risquait plus grand-chose à jurer sur elle ! 31 En vieux français dans le texte. 32 Béru intervertit très souvent les mots. Ici il a employé recteur pour rectum, c'est du moins ce que nous a affirmé son traducteur officiel, le Commissaire San-A. 33 Ne jamais laisser passer une comparaison conventionnelle, même si votre modestie doit en souffrir. Quand on fait dans le pompier (comme dirait une péripatéticienne de mes relations) le lecteur se sent « comme chez soi ». 34 Ville où Henri III et sa maman séjournèrent lorsque le nouveau roi de France revint de Pologne. 35 Jeu très en vogue sous le règne d'Henri III. 36 Elle disait cela avec l'accent italien, mais étant donné la solennité de l'instant nous renonçons à l'exprimer. 37 C'est pas du Valéry, mais faut le faire ! 38 C'est vraisemblablement de « l'abdomen » que Béru veut parler. 39 Après la publication de ce livre fleuve — mon élection ne fait aucun doute — vous m'imaginez avec le bicorne, l'habit couleur de poisson avarié et l'épée au côté prononcer l'éloge d'un quelconque professeur STROUMPF, illustre inconnu auquel on devra un traité de puériculture ou le manuel du parfait planteur de macaroni ? Les nanas se bousculeront sous la coupole pour voir la troupe me présenter les armes, à moi qui les leur ai présentées si souvent, à elles ! 40 L'expression « Branler le chef » nous a paru trop osée pour parler d'une reine. 41 Si nous osons nous permettre. 42 A cette époque, on manquait de simplicité même dans le langage courant. 43 Mot composé importé à la cour de France par Buckingham et qui, à l'époque, signifiait fin de semaine. 44 Dans son état d'extrême faiblesse, Agénor Lebérul ne percevait plus l'équivoque de certaines de ses phrases. 45 A cette époque, « perme » était employé comme diminutif de « permission ». 46 Mon éditeur m'a demandé d'économiser sur les caractères. 47 L'expression « frais comme un gardon » me paraît périmée. 48 J'ai trouvé confirmation de la nouvelle dans l'ouvrage de Guy Breton. 49 Qu'à l'époque on appelait les Imberbes. 50 Histoire de France, par A. Aymard. 51 Radio-télévision-gauloise. 52 Bérurier a voulu dire : p… Les lecteurs auront rectifié d'eux-mêmes. 53 Les huit cents grognards plus les trois cents soldats de l'île d'Elbe. 54 Certains historiens prétendent que Bérurier aurait dit en réalité « Ça doit être Blücher », ce qui est faux. 55 La cérémonie à laquelle Cambronne fait allusion eut lieu sur l'esplanade du Champ-de-Mars. Napoléon, de retour de l'île d'Elbe, fit prêter serment à ses soldats, style vaincre ou mourir ! 56 Écrits et discours de Bugeaud choisis par le général Azan. 57 Je ne puis résister à l'envie qui me point de reproduire ici quelques lignes empruntées à l'Histoire de la Littérature française de Kléber Haedens. « Victor Hugo est un monument national comme le Panthéon où il repose… Aucun rêveur n'aura rêvé avec Hugo ; aucun amant vaincu n'aura souffert avec lui ; aucun rieur n'aura ri en sa compagnie. Dans les conversations littéraires, son nom reviendra une fois sur mille ; peu de gens, après les avoir lus par devoir, reliront seulement une fois ses livres. Et toujours, le père Hugo continuera a s'enfler de cette gloire que donnent les plaques des avenues et les célébrations des centenaires. Il est le plus varié, mais le moins pur, le moins profond, le moins secret de nos poètes. Dumas crée le drame historique en 1829, avec « Henri III et sa cour », mais c'est pour « Hernani » que l'on se bat, en 1830. » Pour surenchérir sur Haedens, je déclare qu'en lui affectant l'humble billet de 5 francs, la France l'a enfin mis a sa vraie place ! » 58 Expression amicale dont se servaient les premiers Français vivant en Algérie, mais qui allait se perdre par la suite. 59 Tout compte fait, je ne suis pas tellement certain que cette histoire soit arrivée à Doumergue.