Roma Aeterna Robert Silverberg Roma Aeterna (fr) Et si l’Empire romain n’avait jamais disparu ? Sur près de deux mille ans, Robert Silverberg illustre par tableaux successifs l’histoire parallèle d’un Empire romain qui a connu bien des vicissitudes, des guerres et des crises politiques mais qui n’a jamais cessé d’exister et de faire régner, avec quelques interludes sanglants, la Pax romana. Le christianisme y est inconnu, ne serait-ce que parce que les Juifs n’ont jamais réussi à quitter l’Egypte des Pharaons. Quelques siècles plus tard, un envoyé spécial de l’Empereur élimine un prophète d’Arabie avant qu’il ait eu le temps de fonder l’islam. Ainsi, l’Empire a survécu, avec ses dieux auxquels personne ne croit. Trop vaste pour être gouverné par un seul homme, il est divisé en deux zones d’influence, l’Empire d’Orient et l’Empire d’Occident qui parfois se chamaillent, se font même la guerre mais finissent toujours par se réunifier. La technologie évolue plus lentement que dans notre continuum. Vers l’an 2650 AUC (Ab Urbe Condita : depuis la fondation de la ville), qui correspond à la fin de notre XIXe siècle, le téléphone existe et l’automobile fait son apparition… L’Amérique a été révélée à peu près à l’époque de nos Grandes Découvertes, mais après deux tentatives d’invasion, l’Empire renonce et les étranges sociétés de l’Outre-Atlantique poursuivent leur développement. De même, Rome ne s’attaque jamais sérieusement à l’Inde et à la Chine : l’Empire est déjà trop grand, trop difficile à gérer et à maintenir uni. Pourtant, un empereur entreprend de faire le tour de la Terre et y parvient. Quant au peuple juif, c’est dans l’espace qu’il tente son Exode. Robert Silverberg Roma Æterna À la puissance des Romains je ne mets de limites ni dans le temps ni dans l’espace. Je leur ai donné un Empire sans fin.      Virgile, L’Énéide, Livre I À Frank et Renée Kovacs, pour qui une bonne partie de tout ceci aura un air de déjà vu. Et mes remerciements tout particuliers à Gardner Dozois pour avoir soutenu ce projet au fil des ans. Et aussi en mémoire de Jacques Chambon, avec une grande tristesse et toute mon affection. Notes sur la datation Si l’on se réfère aux historiens romains, la date traditionnellement admise pour la fondation de Rome est 753 avant J. C. – C’est à partir de cette date que s’effectuait le calcul du temps chez les Romains, qui faisaient suivre la mention de telle ou telle année de l’expression ab urbe condita, ou en abrégé « A. U. C. », c’est-à-dire « depuis la fondation de la ville ». Par conséquent, l’an un de l’ère chrétienne (ou après J. C.) correspond à 754 A. U. C., l’an 1000 après J. C. à 1753 A. U. C. et ainsi de suite. Toutes les dates indiquées dans le présent livre sont calculées « A. U. C. » et ne doivent pas être confondues avec celles du calendrier chrétien. 1203 A. U. C. : Prologue L’historien Lentulus Aufidius, qui s’était donné pour tâche d’écrire la biographie définitive de l’empereur Titus Gallius, en était à sa troisième année de recherches dans les archives impériales de la bibliothèque du Palatin. Tous les matins, six jours par semaine, il quittait le logement qu’il occupait près du Forum pour faire l’ascension de la colline, présentait ses papiers au gardien des archives et se lançait dans son exploration quotidienne des vastes armoires contenant les rouleaux qui avaient trait au règne de Titus Gallius. C’était un travail énorme. Titus Gallius qui était monté sur le trône à la mort de Caracalla, l’empereur fou, avait régné sur Rome de 970 à 994, assez de temps pour réorganiser un gouvernement que son prédécesseur avait laissé dans le plus complet désordre. Des provinces avaient été réunies, d’autres morcelées, le système fiscal réformé, l’armée disloquée et reconstruite de fond en comble pour faire face à la menace grandissante des Barbares du Nord, et ainsi de suite. Lentulus Aufidius pensait avoir encore deux ans de labeur devant lui avant de pouvoir enfin s’atteler à la rédaction de son texte. Il comptait consacrer sa journée, comme toutes les précédentes depuis deux semaines, à l’examen de l’armoire 42, qui contenait les documents touchant à la politique religieuse de Titus Gallius. Celui-ci s’était montré fort inquiet de la façon dont certains cultes orientaux se répandaient dans l’Empire : adoration de Mithra, le sacrificateur de taureaux, de la déesse mère Cybèle, d’Osiris, le dieu égyptien, et de bien d’autres divinités. L’empereur craignait qu’une implantation en profondeur de ces religions étrangères n’affaiblît la structure de l’État ; aussi s’était-il employé de son mieux à les supprimer sans s’aliéner pour autant la fidélité des couches populaires qui y adhéraient. Tâche délicate, qui n’avait été que partiellement menée à terme du temps de Titus Gallius. C’était à son neveu et successeur, l’empereur Gaius Martius, que devait revenir le soin d’achever l’œuvre entreprise en fondant le culte de Jupiter Imperator, destiné à remplacer toutes les religions étrangères. Quelqu’un d’autre était déjà là, en plein travail, quand Aufidius atteignit l’armoire 42. Il ne lui fallut qu’un instant pour reconnaître en l’homme un vieil ami et collègue, Hermogenes Celer, natif de Tripoli en Phénicie, qui était peut-être le meilleur spécialiste des religions orientales dans tout l’Empire. Bien qu’ayant entretenu une correspondance plus ou moins régulière avec Celer, Aufidius était resté des années sans le voir, tout comme il ignorait que celui-ci avait prévu de se rendre dans la capitale. Les deux hommes s’embrassèrent chaleureusement et, au grand mécontentement des bibliothécaires, se mirent aussitôt à discuter de leurs projets en cours. « Titus Gallius ? dit Celer. Ah oui, un sujet fascinant. — Et toi ? — Les Hébreux d’Égypte. Une communauté remarquable. Qui descend d’une tribu nomade du désert. — Je ne sais pratiquement rien d’eux. — Ah, tu devrais, tu devrais ! Si les choses avaient tourné autrement pour eux, qui sait quel chemin aurait pris notre histoire ? — S’il vous plaît, messieurs, s’il vous plaît, intervint un bibliothécaire. Il y a des gens qui étudient ici. Si vous devez converser, il y a une salle pour cela à l’extérieur. — On discutera de tout cela plus tard », dit Aufidius. Et ils convinrent de déjeuner ensemble. Celer, pour le coup, débordait d’histoires ayant trait à ses Hébreux et ne parla de presque rien d’autre pendant qu’ils se restauraient. Il avait surtout été frappé par leur foi passionnée en un dieu unique, aussi lointain que sévère, qui leur avait imposé un ensemble complexe de lois réglementant tous les aspects de l’existence, depuis la façon dont ils devaient parler de lui (il était interdit de prononcer son nom) jusqu’aux aliments qu’ils pouvaient manger tel ou tel jour de la semaine. Parce que c’était des gens têtus, peu commodes, ils se trouvaient souvent en conflit avec leurs voisins. Ayant conquis une grande partie de la Syria Palaestina, ces Hébreux – qui s’appelaient aussi Israélites – y avaient fondé un royaume, mais avaient fini par subir le joug des Égyptiens jusqu’à être ravalés au rang d’esclaves sur la terre des pharaons. Cette période avait duré des centaines d’années. Mais Celer déclarait avoir repéré un moment critique dans l’histoire des Hébreux, lorsqu’un chef charismatique du nom de Moïse – Moshé dans leur langue – avait tenté d’entraîner son peuple hors d’Égypte, dans un grand exode à destination de leur ancienne patrie en Palestine, que leur dieu, croyaient-ils, leur avait promise de toute éternité. « Et qu’est-ce qui s’est passé à ce moment-là ? demanda poliment Aufidius, malgré le peu d’intérêt qu’il trouvait à tout cela. — Eh bien, ce grand exode a été un terrible échec. Moïse et la plupart des autres chefs ont été tués et les Hébreux survivants ont fini par retourner en esclavage en Égypte. — Je ne vois pas ce qui… — Mais moi, si ! s’écria Celer, ses traits lourds et terreux soudain embrasés par son enthousiasme d’intellectuel. Pense aux possibilités, mon cher Aufidius ! Imaginons que les Hébreux atteignent effectivement la Syria Palaestina. Cette fois, ils s’installent définitivement dans ce foyer de cultes mystiques célébrant la fertilité et le renouveau. Puis, bien des siècles plus tard, quelqu’un combine le zèle féroce des Hébreux avec quelque croyance locale dans la renaissance et la résurrection dérivée des vieux mythes égyptiens tournant autour d’Osiris, et un nouveau prophète aidant, invincible celui-là, voilà que naît une nouvelle religion, non pas dans la lointaine Égypte, mais dans une province de l’Empire romain en rapport beaucoup plus étroit avec le centre des choses. Et précisément parce que la Syria Palaestina est désormais une province de l’Empire romain et que les citoyens romains se déplacent librement d’une région à l’autre, ce culte se répand jusqu’à Rome même, comme cela a été le cas d’autres cultes orientaux. — Et alors ? fit Aufidius, perplexe. — Alors ? Il s’impose à tout le monde, comme ni Cybèle, ni Mithra, ni Osiris n’en ont jamais été capables. Ses prophètes prêchent un message d’amour universel, un partage universel de toutes les richesses – surtout le partage des richesses. Il ne doit être de propriété que commune. Les pauvres de l’Empire affluent en masse dans les églises de ce culte. Tout est sens dessus dessous. L’empereur lui-même est obligé de le reconnaître – voire de s’y convertir pour des raisons politiques. Cette religion en vient à tout dominer et les fondements de la société romaine se trouvent affaiblis par la superstition, jusqu’à ce que l’Empire, consumé par la nouvelle philosophie, soit renversé par les Barbares toujours à l’affût sur ses frontières… — Ce que Titus Gallius s’est précisément efforcé d’empêcher. — Oui. C’est pourquoi j’ai postulé dans mon nouveau livre un monde où cet exode des Hébreux s’est accompli, où cette nouvelle religion a fini par naître, où elle s’est irrésistiblement répandue dans tout l’Empire… — Ma foi, dit Aufidius en réprimant un bâillement, tout cela est pure imagination. Après tout, rien de la sorte n’est arrivé. Ni – admets-le, Celer – n’aurait pu arriver. — Peut-être. Mais je trouve très stimulant de spéculer sur de telles possibilités. — Je n’en doute pas. Mais, en ce qui me concerne, je préfère m’en tenir aux choses telles qu’elles sont. Aucun culte semblable n’a jamais envahi notre Rome bien-aimée, l’Empire est solide et bien portant, et de cela, Celer, nous devons remercier ce Jupiter dépourvu d’existence ou n’importe quelle autre divinité en laquelle tu fais semblant de croire. Et maintenant, si tu veux bien, j’aimerais te faire part de quelques découvertes de mon cru concernant les réformes fiscales de l’empereur Titus Gallius… » 1282 A. U. C. : Avec César dans les Bas-Fonds L’ambassadeur de l’empereur d’Orient qui venait d’arriver était notablement plus jeune que Faustus ne l’imaginait : assez petit, bien bâti, d’une beauté presque féminine, quoique manifestement très compétent et malin, le genre d’homme qu’il faudrait garder à l’œil. À y regarder de près, il avait même quelque chose d’un peu effrayant. Il brillait de toute l’impénétrabilité d’une belle armure. En face de ce composé de langueur raffinée et de force cachée, Faustus, grand gaillard au teint fleuri qui avait tendance à s’épaissir autour de la taille et à s’éclaircir au niveau de l’occiput, se sentit franchement plébéien et ordinaire en dépit de sa noble ascendance. En tant que fonctionnaire de la chancellerie commis à l’accueil de tous les visiteurs importants dans la capitale, il s’était rendu ce matin-là à Ostie pour le recevoir sur le débarcadère impérial – après être passé par la Sicile, le diplomate grec avait remonté la côte depuis Naples – et l’avait escorté jusqu’aux appartements du vieux palais de Sévère, où étaient habituellement logés les ambassadeurs de la moitié orientale de l’Empire. À présent, ils se faisaient face de part et d’autre d’une table formée d’une seule plaque d’onyx dans la petite galerie que plusieurs règnes avaient progressivement transformée en un salon quelque peu disproportionné. À ce stade, il convenait d’en rester aux banalités préliminaires. Faustus fit apporter du vin, un de ces vins généreux, élégants, des grands vignobles de la Gaule transalpine. Les deux hommes s’accordèrent le temps qu’il fallait pour le savourer, puis, désireux de lever le voile sur la partie épineuse de la situation, Faustus dit : « Le prince Héraclius a malheureusement été appelé sur la frontière du nord. Le dîner de ce soir a donc été annulé. Vous pourrez en profiter à votre guise, peut-être pour vous reposer après votre long voyage. J’espère que vous n’y trouverez rien à redire. — Ah. » Les lèvres du Grec s’étaient brièvement pincées. De toute évidence, il était quelque peu surpris d’être ainsi laissé à lui-même pour son premier soir à Rome. Il examina ses doigts parfaitement manucurés. Quand il releva la tête, ce fut avec une lueur d’inquiétude dans ses yeux noirs. « Je ne verrai donc pas non plus l’empereur ? — L’empereur est en très mauvaise santé. Il ne sera pas en mesure de vous voir ce soir ni, peut-être, avant plusieurs jours. Le prince Héraclius s’est chargé de nombre de ses responsabilités. Mais en l’absence aussi inattendue qu’inévitable du prince, votre hôte et compagnon durant vos premiers jours à Rome sera son jeune frère Maximilianus. Je suis sûr que vous le trouverez amusant et tout à fait charmant, seigneur Menandros. — Contrairement à son frère, je suppose », lâcha l’ambassadeur grec avec froideur. On ne pouvait mieux dire, songea Faustus. Mais c’étaient là des paroles fort brutales. Faustus chercha ce qui avait pu les motiver. Après tout, Menandros venait ici négocier un mariage entre la sœur de son roi et maître et le prince dont il venait de parler de façon si désobligeante. Quand un diplomate aussi accompli que ce Grec oint des meilleures huiles disait quelque chose d’aussi peu diplomatique, il y avait généralement une bonne raison. Mais peut-être Menandros était-il simplement mécontent que le prince Héraclius ait trouvé le moyen de ne pas être disponible pour l’accueillir à son arrivée à Rome. Faustus n’allait pas se laisser entraîner plus avant dans les comparaisons. Il se contenta d’un sourire oblique, de ce petit sourire en coin qu’il avait appris de son jeune ami César Maximilianus. « Les deux frères ont des personnalités très différentes, je vous le concède… Un peu plus de vin, Votre Excellence ? » Ce qui amena un nouveau changement de ton. « Ah, trêve de formalités, je vous en prie. Soyons amis, vous et moi. » Puis, se penchant mollement en avant, il passa à une forme de langage plus intime. « Appelez-moi Menandros. Je vous appellerai Faustus. D’accord, mon ami ? Et oui, un peu plus de vin, bien sûr. Quel excellent cru ! Nous n’avons rien qui puisse égaler cela à Constantinopolis. D’où vient-il exactement ? » Faustus lança un coup d’œil à l’un des serviteurs, qui remplit aussitôt les coupes. « De Gaule. Je n’en sais pas plus. » Un bref éclair de contrariété, vite dissimulé mais pas assez pourtant, traversa le visage du Grec. Être surpris à apprécier autant un vin provincial devait l’embarrasser. Mais il n’avait jamais été dans l’intention de Faustus de l’embarrasser. Il n’y avait rien à gagner à mettre mal à l’aise un personnage aussi puissant et, en principe, aussi précieux que le seigneur de l’ambassadeur d’Orient à la cour d’Occident. Tout allait de mal en pis. Faustus s’empressa de faire oublier sa maladresse. « Le cœur de notre production se trouve désormais en Gaule. Les caves de l’empereur contiennent très peu de vins italiens, me dit-on. Très peu ! Ces rouges gaulois sont de loin les préférés de Sa Majesté, je vous assure. — Alors, tant que je suis ici, il faudra que je m’en procure pour les caves de Sa Majesté Justinianus. » Ils burent un moment en silence. Faustus avait l’impression de danser sur des épées. « Si je comprends bien, c’est la première fois que vous venez à Rome ? lança-t-il quand le silence menaça de s’éterniser. Il prenait soin de rester dans le registre du ton familier adopté par Menandros. « La première fois, oui. J’ai passé l’essentiel de ma carrière en Égypte et en Syrie. » Faustus se demanda quelle pouvait être la longueur de cette carrière. Menandros devait avoir dans les vingt-cinq ans, trente tout au plus. Bien sûr, tous ces Grecs à la peau douce, aux yeux noirs, frottés des meilleures huiles, pommadés, bichonnés à la mode orientale, avaient tendance à faire plus jeunes que leur âge. Et maintenant que Faustus avait passé la cinquantaine, il trouvait de plus en plus difficile de donner un âge précis aux gens : tous ceux qui l’entouraient lui paraissaient désormais terriblement jeunes, presque des gamins, garçons comme filles. De ceux qui gouvernaient l’Empire du temps où lui-même était jeune, il ne restait personne en dehors du vieil empereur solitaire et fatigué – et rares étaient ceux qui avaient eu récemment l’occasion de le voir. Quant aux courtisans de la génération de Faustus, certains étaient morts, les autres avaient pris de confortables retraites loin de Rome. Faustus accusait une douzaine d’années de plus que son supérieur à la Chancellerie. Son ami le plus proche était à présent César Maximilianus, qui avait moins de la moitié de son âge. Faustus s’était toujours considéré comme une relique de quelque ère ancienne, ce qu’il était en vérité, puisqu’il appartenait à une famille qui avait occupé le trône trois dynasties auparavant ; mais, ces derniers temps, cette image avait pris une nouvelle signification à ses yeux, une signification cruelle, maintenant qu’il avait survécu non seulement à la grandeur de sa famille, mais même à ses propres contemporains. Il était assez déconcertant que Justinianus ait envoyé un ambassadeur aussi jeune et, apparemment, aussi inexpérimenté pour une mission aussi délicate. Mais Faustus soupçonnait que ce serait une erreur de sous-estimer cet homme ; et le fait que Menandros ne connaisse pas la capitale lui fournirait au moins un moyen commode de contourner toutes les difficultés que la malencontreuse absence du prince Héraclius risquait de soulever dans les prochains jours. Faustus applaudit de façon théâtrale. « Comme je vous envie, mon cher Menandros ! Voir l’Urbs dans toute sa splendeur pour la première fois ! Quelle magnifique expérience vous attend ! Nous qui sommes nés ici, qui tenons tout comme allant de soi ne pouvons l’apprécier comme vous allez en avoir l’occasion. La splendeur. La magnificence. » Oui, oui, se dit-il, que Maximilianus le promène d’un bout à l’autre de la cité jusqu’au retour d’Héraclius. On va l’éblouir de nos merveilles et, au bout de quelque temps, il aura oublié le manque de courtoisie d’Héraclius à son égard. « En attendant le retour de César, nous allons vous organiser tout un programme de visites. Tous les grands temples… l’amphithéâtre… les bains… le Forum… le Capitole… les palais… les magnifiques jardins… — Les grottes de Titus Gallius, enchaîna Menandros de façon inattendue. Les temples et les sanctuaires souterrains. Le marché des sorciers. Les catacombes des prostituées sacrées de Chaldée. Le bassin des Baptai. Le labyrinthe des Ménades. Les cavernes des sorcières. — Ah ? Vous avez aussi entendu parler de ces endroits ? — Qui n’a pas entendu parler des Bas-Fonds de Rome ? C’est le principal sujet de conversation dans tout l’Empire. » Un instant, la brillante façade métallique du jeune homme parut fondre, ainsi que toute nuance de menace dans son attitude. À présent, quelque chose de bien différent se lisait dans ses yeux, une impatience dépourvue de tout calcul, un enthousiasme enfantin non déguisé. Et aussi une certaine coquinerie, l’indice de grossiers appétits qui démentaient son vernis urbain. Sur le ton de la confidence il reprit : « Puis-je vous confesser quelque chose, Faustus ? La magnificence m’ennuie. J’ai un certain goût pour le vulgaire. Cette dimension scabreuse qui fait la célébrité de Rome, les dessous sombres et louches de la cité, les putains et les magiciens, les monstres de foire, les orgies et les marchés aux voleurs, les étranges sanctuaires de vos cultes si bizarres… est-ce que je vous choque, Faustus ? Est-ce affreusement peu diplomatique de ma part d’admettre cela ? Je n’éprouve pas le besoin de visiter les temples. Mais puisque nous avons quelques jours devant nous avant de passer aux affaires sérieuses, c’est l’autre côté de Rome que j’ai envie de voir, le côté mystérieux, le côté sombre. Nous avons assez de temples et de palais à Constantinopolis, de bains et tout le reste. Des milles et des milles de marbre dans toute sa gloire et son éclat, à en demander grâce. Mais les mystères enfouis, la truculence, la saleté, la puanteur des réalités souterraines… voilà ce qui m’intéresse vraiment, Faustus. Tout cela a été extirpé de Constantinopolis, car jugé dangereux, décadent, absurde. — C’est aussi notre opinion, dit Faustus en toute tranquillité. — Oui, mais vous laissez faire ! Vous vous en régalez, même ! Du moins l’ai-je entendu dire, et de bonne source… Tout à l’heure, je vous ai dit que j’avais été en poste en Egypte et en Syrie. Autrement dit, le vieil Orient, de milliers d’années plus ancien que Rome ou Constantinopolis. La plupart des cultes bizarres sont originaires de là, vous savez. C’est dans ces pays que s’est développé mon intérêt pour eux. Et ce que j’ai vu, entendu et fait dans des villes comme Damas, Alexandrie et Antioche, ma foi… mais aujourd’hui Rome est au centre de tout ce qui est de cette eau, n’est-ce pas ? La capitale des merveilles ! Et je vous le dis, Faustus, ce que je brûle vraiment de connaître c’est… » Il s’interrompit au milieu de sa phrase, le feu aux joues et l’air un peu étourdi. « Ce vin, dit-il en secouant légèrement la tête. Je l’ai bu trop vite. Il doit être plus fort que je ne le pensais. » Faustus tendit une main par-dessus la table et la posa délicatement sur le poignet du jeune homme. « N’ayez crainte, mon ami. Ces révélations ne me dérangent nullement. Je ne suis pas étranger aux Bas-Fonds, tout comme le prince Maximilianus. Et en attendant le retour du prince Héraclius, lui et moi, nous vous montrerons tout ce que vous désirez. » Il se leva et recula de quelques pas de façon à ne pas avoir l’air de dominer l’ambassadeur de sa masse imposante, donc de l’intimider. Après un mauvais départ il avait regagné quelque avantage qu’il ne voulait pas pousser trop loin. « À présent, je vais vous laisser. Vous avez fait un long voyage, et sans doute aspirez-vous à vous reposer. Je vais vous faire envoyer vos serviteurs. En plus de ceux qui vous ont accompagné depuis Constantinopolis, ces hommes et ces femmes (geste en direction des esclaves qui se tenaient en rang dans l’ombre autour de la pièce) sont à vos ordres jour et nuit. Ils sont vôtres. Demandez-leur tout ce que vous voudrez. Je dis bien tout, seigneur Menandros. » Son palanquin attendait dehors. « Aux appartements de César », lança sèchement Faustus aux porteurs avant de prendre place. Ils savaient de quel César il s’agissait. À Rome ce nom pouvait s’appliquer à beaucoup de personnages de haute naissance en dehors de l’empereur – Faustus lui-même pouvait le revendiquer – mais désormais, la règle voulait que cette appellation soit exclusivement réservée aux deux fils de Maximilianus II. Que les porteurs de Faustus soient informés ou non de l’absence du fils aîné n’avait aucune importance, ils étaient assez intelligents pour comprendre que, selon toute probabilité, leur maître ne leur demanderait pas de l’emmener chez l’austère et ennuyeux prince Héraclius. Non, c’était l’aimable débauché Maximilianus César, qu’il avait sûrement décidé d’aller voir : le prince Maximilianus, l’ami, le compagnon le plus cher et le plus intime, pratiquement le seul véritable ami et compagnon dont pouvait se prévaloir ce petit fonctionnaire vieillissant et de plus en plus seul de la cour impériale, Faustus Flavius Constantinus César. Maximilianus vivait de l’autre côté du Palatin, dans un élégant palais de marbre rose, d’une dimension relativement modeste, que les fils cadets de l’empereur avaient coutume d’occuper depuis une douzaine de règnes. Le prince, roux, les yeux bleus, les membres longs, qui rivalisait de taille avec Faustus mais était aussi maigre et délié que ce dernier était lourd et carré, s’extirpa d’un divan à l’entrée de son visiteur et l’accueillit avec une chaleureuse accolade et un grand gobelet de vin blanc frais. Que Faustus ait bu du vin rouge avec l’ambassadeur grec au cours de l’heure et demie qui venait de s’écouler importait peu. Maximilianus, en sa qualité de prince de sang, avait accès aux meilleurs celliers des caves impériales, et les vins qui flattaient le plus son palais étaient les blancs exceptionnels des collines d’Albe – aussi vieux, doux et frais que possible. Quand Faustus se trouvait en sa compagnie, c’étaient ces vins-là qu’il buvait. « Regarde-moi ça », dit Maximilianus sans laisser à Faustus le temps d’aller au-delà d’un mot d’appréciation sur le vin. Il produisit une longue bourse ventrue en velours pourpre et, d’un grand geste du bras, répandit une avalanche de bijoux étincelants sur la table : un enchevêtrement de colliers, boucles d’oreilles, bagues, pendentifs, tous à base d’opales montées sur filigranes en or, des opales de toutes les couleurs et de toutes les sortes, roses, laiteuses, d’un vert chatoyant, d’un noir ténébreux ou d’un féroce écarlate. Maximilianus y plongea joyeusement les mains et laissa ruisseler les joyaux entre ses doigts. Ses yeux pétillaient. Il avait l’air transporté par ce splendide étalage. Faustus afficha une expression perplexe devant ce déploiement de colifichets brillant de tout leur éclat. Certes, c’étaient là de très belles pièces ; mais l’enthousiasme qu’elles inspiraient au prince semblait excessif. Pourquoi était-il à ce point fasciné ? « Très joli, dit Faustus. As-tu gagné cela au jeu ? Ou as-tu acheté ces babioles pour en faire cadeau à une de tes maîtresses ? — Des babioles ! Se récria Maximilianus. Il s’agit là des bijoux de Cybèle ! Le trésor de la grande prêtresse de la Mère des Dieux ! Ne sont-ils pas magnifiques, Faustus ? L’Hébreu vient de me les apporter. Ils ont été volés, bien sûr. Dans le sanctuaire le plus sacré de la déesse. Je compte les donner à ma nouvelle belle-sœur en cadeau de mariage. — Volés ? Dans le sanctuaire ? Quel sanctuaire ? Quel Hébreu ? Qu’est-ce que tu racontes, Maximilianus ? » Le prince eut un grand sourire et plaqua un des plus gros pendentifs au creux de la main gauche de Faustus avant d’obliger celui-ci à refermer les doigts dessus. « Tiens ça, dit-il avec un clin d’œil appuyé. Serre ça. Sens la vibrante magie de la déesse se déverser en toi. Tu as la queue qui durcit ? C’est ce qui devrait se passer, Faustus. Ce sont des amulettes de fertilité que nous avons là. D’une formidable efficacité. Dans le sanctuaire, la prêtresse les porte, et celui ou celle qu’elle touche d’une de ces pierres se transforme en un bouillonnement d’énergie procréatrice. La princesse d’Héraclius lui concevra un héritier à la première intromission. C’est pratiquement garanti. La dynastie continue. Ma façon de rendre service à mon glaçon asexué de frère. J’expliquerai tout cela à sa bien-aimée, et elle saura quoi faire. Hein ? Hein ? » Maximilianus tapota gentiment le ventre de Faustus. « Qu’est-ce que tu sens là, vieil homme ? » Faustus lui rendit le pendentif. « Je sens que tu es peut-être allé un peu trop loin, cette fois. Par qui as-tu obtenu ces objets ? Danielus bar-Heap ? — Bar-Heap, bien sûr. Qui d’autre ? — Et où les a-t-il pris ? Il les a volés au temple de la Grande Mère, c’est ça ? Il est allé faire un tour dans la grotte par une nuit bien noire et s’est glissé dans le sanctuaire quand les prêtresses regardaient ailleurs ? » Faustus ferma les yeux, se prit le front et, les lèvres closes, poussa un vibrant soupir d’étonnement et de désapprobation. Il était même choqué – enfin, un peu. Une émotion qui n’était guère dans ses habitudes. Le prince était le seul homme à côté duquel il lui arrivait de se juger timoré et collet monté. « Au nom de Jupiter Tout-Puissant, Maximilianus, explique-moi comment tu crois pouvoir donner des bijoux volés en cadeau de mariage ! Un mariage royal, en plus. Tu ne penses pas que des hauts cris vont retentir d’ici jusqu’en Inde et retour quand la grande prêtresse va découvrir que ce fourbi a disparu ? » Maximilianus gratifia Faustus de son petit sourire espiègle et rassembla les bijoux pour les remettre dans la bourse. « Deviendrais-tu gâteux en vieillissant ? Est-ce que tu crois que ces bijoux ont été volés hier ? En fait, ça s’est passé sous le règne de Marcus Anastasius, c’est-à-dire il y a… quoi ? Deux cent cinquante ans ? Et le sanctuaire où ils ont été volés ne se trouvait pas ici mais quelque part en Phrygie, un pays que je ne saurais même pas situer. Par ailleurs, ils ont déjà eu au moins cinq propriétaires légitimes, ce qui est largement suffisant pour leur ôter leur statut d’objets volés. Et puis, je les ai payés en bonnes espèces sonnantes et trébuchantes. J’ai dit à l’Hébreu qu’il me fallait un beau cadeau de mariage pour l’épouse de l’aîné des Césars, et il m’a répondu que cette petite collection était à vendre. « Très bien, alors va me la chercher », et je lui ai donné un poids de pièces d’or dépassant celui de deux gros Faustus. Il s’est rendu dans la grotte des Bijoutiers la nuit dernière, a conclu l’affaire, et voilà. Je veux voir la tête que fera mon cher frère quand j’offrirai ces trésors à sa charmante Sabbatia, des cadeaux vraiment dignes d’une reine. Et quand je lui parlerai des pouvoirs très particuliers qu’ils sont censés avoir. » Et Maximilianus d’adopter une voix de tête railleuse au possible. « Très cher frère, j’ai pensé que tu risquais d’avoir besoin d’aide pour consommer ton mariage. Aussi je te conseille de faire porter cette bague à ton épouse pour la nuit de noces, de mettre ce bracelet à son poignet, et de l’inviter à nicher ce pendentif entre ses seins… » Faustus se sentit pris d’un début de migraine. Il y avait des moments où la folle exubérance de César passait les bornes, même pour lui. Sans un mot, il se servit un peu plus de vin et le but posément, à longues gorgées. Puis il marcha jusqu’à la fenêtre et se planta devant, tournant le dos au prince. Pouvait-il se fier à ce que Maximilianus lui racontait au sujet de la provenance de ces bijoux ? Avaient-ils vraiment été dérobés autrefois, ou quelque voleur s’en était-il emparé tout récemment ? Il ne manquerait plus que ça, songea-t-il. Au beau milieu des négociations visant à obtenir l’indispensable alliance militaire qui allait avec le mariage du prince occidental et de la princesse orientale, le très pieux et très vertueux Justinianus découvre que le frère de son nouveau beau-frère a allègrement donné à la sœur de l’empereur d’Orient un cadeau de mariage volé et sacrilège. Un cadeau qui était peut-être en ce moment même l’objet d’une enquête policière en règle. Maximilianus continuait de discourir sur les bijoux, mais Faustus ne lui prêtait que peu d’attention. Le crépuscule faisait flotter vers lui un courant d’air frais délicieusement apaisant, chargé de tout un mélange complexe d’odeurs : cannelle, poivre, noix de muscade, viande rôtie, vin capiteux, piquant du citron coupé en tranches, tous les merveilleux arômes de quelque somptueux festin dans le voisinage. Comme c’était reposant ! Sous la douce influence de la brise parfumée venue du dehors, Faustus sentit ses scrupules, qui n’avaient déjà rien d’excessif, se dissiper peu à peu. Non, il n’y avait rien à craindre. La transaction était probablement légitime. Et même si les opales avaient été volées au sanctuaire de la Grande Mère, les prêtresses outragées ne pourraient pas y faire grand-chose, vu que l’enquête de la police avait peu de chances de se poursuivre jusque dans la maisonnée de la famille impériale. Et que le cadeau de Maximilianus soit réputé posséder des vertus aphrodisiaques serait un bon tour à jouer à son bégueule de frère. Faustus éprouva soudain une grande bouffée d’affection pour son ami Maximilianus. Une fois de plus, le prince lui montrait qu’il avait beau avoir la moitié de son âge, il était plus que son égal en matière de malignité – ce qui n’était pas peu dire. « À propos, est-ce que l’ambassadeur t’a montré un portrait d’elle ? » demanda Maximilianus. Faustus se retourna. « Il aurait dû ? Ce n’est pourtant pas moi qu’elle épouse. — Simple curiosité. Je me demandais si elle est aussi laide qu’on le dit. Il paraît qu’elle ressemble beaucoup à son frère, tu sais. Et Justinianus a une tête de cheval. Et puis elle est beaucoup plus vieille qu’Héraclius. — Ah bon ? Je l’ignorais. — Justinianus a dans les quarante-cinq ans, non ? Est-il vraisemblable qu’il ait une sœur de dix-huit ou vingt ans ? — Il se peut qu’elle ait vingt-cinq ans. — Plus probablement trente-cinq. Voire davantage. Héraclius a vingt-neuf ans. Mon frère va épouser un vieux laideron. Qui n’est peut-être même plus capable d’enfanter – y a-t-il quelqu’un qui ait pensé à cela ? — Un vieux laideron, si tant est que ce soit le cas, qui se trouve être la sœur de l’empereur d’Orient, souligna Faustus. Et qui, par conséquent, créera entre les deux moitiés de l’Empire un lien de sang, susceptible de se révéler très utile quand nous demanderons à Justinianus de nous prêter quelques légions pour nous aider à repousser les Barbares du Nord, maintenant que nos amis les Goths et les Vandales se remettent à nous agacer les orteils. Qu’elle soit en âge d’enfanter ou non est secondaire. Les héritiers du trône peuvent toujours être adoptés, vois-tu. — Oui. Bien sûr. Mais le principal, cette magnifique alliance… est-ce si important, Faustus ? Si les Barbares, ces bêtes puantes, sont revenus en découdre, pourquoi ne pouvons-nous pas les repousser nous-mêmes ? Mon père s’est plutôt bien acquitté de cette tâche en 42, quand ils sont revenus renifler à nos frontières, non ? Pour ne rien dire de ce que son grand-père a fait à Attila et ses Huns une cinquantaine d’année plus tôt. — 42… ça ne date pas d’hier. Ton père est vieux et malade à présent. Et, en ce moment, nous manquons un peu de grands généraux. — Et Héraclius ? Il pourrait bien nous étonner tous. — Héraclius ? » Quelle idée saugrenue, se dit Faustus – ce personnage falot, distant, revêche, ascétique à la tête d’une armée en campagne ? Même Maximilianus, qui n’était pourtant qu’un garnement frivole et indiscipliné, ferait un candidat plus plausible au rôle de héros militaire. Maximilianus prit de faux grands airs. « Je vous rappelle, seigneur Faustus, que nous sommes une dynastie de combattants. Le sang de puissants guerriers coule dans les veines de mon frère comme dans les miennes. — Oui… le puissant guerrier Héraclius… » persifla Faustus, et tous deux éclatèrent de rire. « Très bien. Je concède le point. Nous avons besoin de l’aide de Justinianus, je suppose. Donc, mon frère épouse la vilaine princesse, son frère à elle nous aide à écraser une bonne fois pour toutes les sauvages hirsutes du Nord, et voilà l’Empire embarqué dans un futur de paix éternelle, à quelques chamailleries près avec les Perses, peut-être, qui sont le problème de Justinianus, pas le nôtre. Bon, qu’il en soit ainsi. De toute façon, pourquoi me soucierais-je de la figure de l’épouse d’Héraclius ? Lui-même ne s’en souciera pas. — Exact. » L’héritier du trône ne se signalait pas par son intérêt pour les femmes. « Les bijoux de la Grande Mère – si leur réputation n’est pas usurpée – l’aideront à engendrer rapidement un nouveau petit César, du moins espérons-le. Après quoi, il ne la touchera sans doute plus jamais au grand soulagement de celle-ci et au sien, pas vrai ? » Maximilianus bondit de son divan pour verser un peu plus de vin à Faustus et se resservir lui-même. « À propos, est-il vraiment allé dans le Nord inspecter les troupes ? C’est ce que j’ai entendu dire, en tout cas. — Moi aussi. C’est la version officielle, mais j’ai des doutes. Il est plus probable qu’il soit parti quelques jours chasser dans ses forêts, histoire de se dérober le plus longtemps possible à cette histoire de mariage. » C’était la seule distraction connue du César Héraclius : la poursuite inlassable, sans joie, d’un cerf, d’un sanglier, d’un renard ou d’un lièvre. « L’ambassadeur grec a d’ailleurs été assez fâché de découvrir que le prince avait précisément choisi la semaine de son arrivée pour quitter la ville. Il m’a fait clairement comprendre à quel point il était contrarié. Ce qui m’amène à la raison principale de ma visite, en fait. J’ai un travail à te confier. Il nous revient, à toi et à moi, de distraire l’ambassadeur jusqu’à ce qu’Héraclius daigne revenir. » Maximilianus haussa nonchalamment les épaules. « À toi, peut-être. Mais pourquoi à moi, mon vieil ami ? — Parce que je crois que ça t’amusera, une fois que tu sauras ce que j’ai en tête. Par ailleurs, je t’ai déjà embrigadé, et tu n’oseras pas me laisser tomber. L’ambassadeur désire visiter Rome… mais pas les sites touristiques habituels. Ce sont les Bas-Fonds qui l’intéressent. » Les yeux princiers s’agrandirent. « Vraiment ? Un ambassadeur ? C’est là qu’il veut aller ? — Il est jeune. C’est un Grec. Peut-être un peu pervers sur les bords ou, tout simplement, aspirant à l’être. Je lui ai dit que toi et moi lui ferions visiter les temples et les palais, et il m’a demandé de lui montrer plutôt les souterrains et les lupanars. Le marché des sorciers, les cavernes, ce genre de choses. « J’ai un certain goût pour le vulgaire », m’a-t-il confié. » Et Faustus d’imiter fort passablement la voix traînante et l’accent oriental de Menandros. « Les dessous sombres et louches de la cité », ce sont ses mots. « Cette dimension scabreuse qui fait la célébrité de Rome ». — Un touriste, lâcha Maximilianus d’un ton méprisant. Il veut simplement un circuit légèrement différent de ce qui est habituel. — N’importe quoi fera l’affaire. En tout cas, je dois m’arranger pour le divertir. Avec ton frère parti se cacher dans les bois et ton père malade, il faut qu’un autre membre de la famille impériale s’empresse de lui servir d’hôte, et qui est mieux désigné que toi ? Ça fait à peine une demi-journée qu’il est arrivé et Héraclius a déjà réussi à l’offenser sans même être présent. Plus il sera fâché, plus il se montrera dur dans les négociations quand ton frère se manifestera. Il est plus coriace qu’il n’y paraît et il serait dangereux de le sous-estimer. Si je le laisse mijoter dans son ressentiment durant les quelques jours à venir, il risque de nous causer de gros ennuis. — Des ennuis ? De quelle sorte ? Il ne peut pas annuler le mariage simplement parce qu’il se sent dédaigné. — Non, je suppose que non. Mais s’il est mal luné, il peut rapporter à Justinianus que le prochain empereur d’Occident est un imbécile prétentieux qui ne vaut pas la peine qu’on lui sacrifie des soldats, et encore moins une sœur. La princesse Sabbatia regagne discrètement Constantinopolis quelques mois après le mariage et nous voilà obligés d’affronter les Barbares tout seuls. Je pense pouvoir éviter cela si j’arrive à distraire l’ambassadeur une semaine ou deux à coups de petits amusements crapuleux dans les catacombes. Et là, tu peux m’aider. On y a passé du bon temps tous les deux, hein, mon ami ? On peut l’emmener dans quelques-uns de nos repaires préférés. Oui ? D’accord ? — On peut se faire accompagner par l’Hébreu ? Il nous servira de guide. Il connaît les Bas-Fonds encore mieux que nous. — Tu veux parler de Danielus bar-Heap ? — C’est ça. Bar-Heap. — Bien sûr. Plus on est de fous, plus on rit. » Quand Faustus quitta Maximilianus, la soirée était trop avancée pour un détour par les thermes. Il préféra regagner ses quartiers, où il ordonna qu’on lui fasse couler un bain chaud. Après un bon massage, il enverrait chercher Olathea, la petite esclave numide au teint mat, seize ans, agile comme une anguille, avec laquelle il n’avait en commun que le langage d’Eros. La journée avait été longue, dure, fatigante. À son retour d’Ostie en compagnie de l’ambassadeur d’Orient, la nouvelle de l’absence d’Héraclius l’avait pris au dépourvu. Étant donné la déplorable santé du vieil empereur Maximilianus, il était prévu que l’ambassadeur grec dîne avec le prince Héraclius pour son premier soir dans la capitale ; mais aussitôt après le départ de Faustus pour Ostie, Héraclius s’était empressé de quitter la ville sur la piètre excuse d’une inspection des troupes du Nord. L’empereur étant indisponible et Héraclius au loin, il ne restait aucun personnage de haut rang susceptible d’assumer le rôle d’hôte dans un dîner officiel en dehors du frère cadet, ce chenapan de Maximilianus, et aucun des dignitaires de la maison royale ne se serait risqué à proposer cette solution sans l’approbation préalable de Faustus. Le dîner officiel avait donc été purement et simplement annulé, ce que Faustus n’avait découvert qu’à son retour du port. Il était alors trop tard pour y remédier autrement qu’en envoyant au prince envolé un message l’implorant de regagner Rome le plus vite possible. Si Héraclius était effectivement allé chasser, le message l’atteindrait à son pavillon en forêt de l’autre côté du lac Nemorensis, et peut-être, peut-être en tiendrait-il compte. Si, contre toute probabilité, il était vraiment parti pour la frontière militaire, il n’était pas près de revenir. Ce qui ne laissait que César Maximilianus pour faire face – bon gré, mal gré. Un recours qui pouvait se révéler risqué. Bon, la petite confession de l’ambassadeur concernant son penchant pour le vulgaire réglait la question de savoir comment on allait le divertir, du moins durant les deux ou trois prochains jours. Si c’était traîner dans les Bas-Fonds qui intéressait Menandros, Maximilianus devenait la solution plutôt que le problème. Faustus se laissa aller dans son bain, savourant la chaleur de l’eau, se délectant de la suave odeur des huiles qui flottaient à la surface. C’était dans leur bain que les vrais Romains de l’ancien temps. — Sénèque, disons, ou le poète Lucain, ou cette vieille harpie d’Antonia, la mère de l’empereur Claudius – choisissaient de s’ouvrir les veines plutôt que d’endurer la médiocrité et la corruption de la société où ils vivaient. Mais on n’était plus dans l’ancien temps ; Faustus ne se formalisait pas autant de la médiocrité et de la corruption de la société que ces nobles vieux Romains et, de toute façon, l’idée même du suicide ne l’attirait guère. Et pourtant, quelle triste époque pour Rome ! L’empereur était au bord de la tombe, l’héritier du trône un imbécile qui s’offusquait pour un rien, l’autre fils de l’empereur, un propre à rien, et les Barbares, censés avoir été écrasés bien des années auparavant, se remettaient à frapper aux portes. Faustus n’était certes pas un exemple des anciennes vertus romaines – qui aurait pu se prétendre tel cinq siècles après Auguste ? Mais en dépit de ses faiblesses et de ses défauts, il ne pouvait s’empêcher de fustiger intérieurement la profonde inauthenticité de l’époque. Nous nous donnons le nom de Romains, songeait-il, et jusqu’à un certain point nous savons imiter les attitudes et prendre les airs de nos nobles aïeux. Mais c’est tout ce que nous faisons : nous composer des attitudes, nous donner des grands airs. Nous nous contentons de jouer les Romains et confondons parfois la réalité avec son imitation. Oui, triste époque. Il était lui-même de sang royal – plus ou moins. Son nom même l’indiquait hautement : Faustus Flavius Constantinus César. S’y trouvait enchâssé le surnom de son fameux ancêtre impérial, Constantinus le Grand, en même temps qu’il rappelait le prénom de l’épouse de Constantinus, Fausta, elle-même fille de l’empereur Maximilianus. La dynastie de Constantinus avait depuis longtemps disparu de la scène, bien sûr, mais par divers détours généalogiques Faustus pouvait y faire remonter sa famille, ce qui lui permettait d’ajouter l’illustre nom de « César » au tableau. Il n’en occupait pas moins un poste de second ordre à la chancellerie de Maximilianus II Augustus, de même, son père n’avait été qu’un officier subalterne dans l’armée du Nord, et le père de celui-ci… bah, se dit Faustus, mieux valait ne pas penser à lui. La famille avait connu des revers au cours des deux siècles qui avaient suivi le règne de Constantinus. Mais personne ne pouvait nier son ascendance, et il y avait des moments où il se surprenait à considérer secrètement l’actuelle famille royale comme de simples parvenus, jaillis de nulle part. Bien entendu, les premiers empereurs, Augustus César, Tiberius, Claudius et compagnie auraient considéré même Constantinus le Grand comme un parvenu ; et les grands hommes de la vieille république, Camillus, par exemple, ou Claudius Marcellus, auraient sans doute pensé la même chose d’Augustus et de Tiberius. Se prévaloir de son ascendance était une sottise, conclut Faustus. À Rome, le passé formait une série de couches superposées, un passé de près de treize cents ans, et chacun avait été un parvenu en son temps, y compris le fondateur de Rome lui-même, Romulus. L’ère du grand Constantinus était venue pour disparaître à son tour, et on avait là son lointain descendant, Faustus Flavius Constantinus César, qui prenait de l’âge, du poids, se déplumait, tout en continuant à besogner dans les échelons intermédiaires de la chancellerie impériale. L’Empire lui-même semblait mal vieillir. Un ramollissement général avait marqué les dernières années du long règne de Maximilianus II. Les jours glorieux de Titus Gallius et de sa dynastie, de Constantinus et de la sienne, du premier Maximilianus, de son fils et son petit-fils semblaient déjà appartenir aux légendes de l’Antiquité, même si le deuxième Maximilianus occupait toujours le trône. Les choses avaient bien changé au cours des dix ou vingt dernières années. L’Empire ne paraissait plus aussi solide. Et cette année, dans les couloirs ténébreux du marché aux sorciers, à la suite de la récente découverte d’un manuscrit des Livres sibyllins, il avait beaucoup été question de prophéties oraculaires annonçant que Rome était entrée dans son dernier siècle, après quoi viendrait le feu, le chaos, l’écroulement général. Dans ce cas, se dit Faustus, que cela attende encore vingt ou trente ans. Ensuite le monde peut bien finir, pour ce que j’en aurai à faire. C’était quand même là quelque chose de nouveau que ces bruits sur la fin de Rome l’éternelle. Des centaines d’années durant, il y avait toujours eu un homme d’exception pour se manifester et sauver la situation en période de crise. Il y avait quelque trois cents ans de cela, Septimus Severus s’était trouvé là pour sauver l’Empire de la démence de Commodus. Une génération plus tard, après la nouvelle plaie qu’avait été le fils de Severus, Caracalla, un fou encore plus dangereux, c’était le magnifique Titus Gallius qui avait pris les rênes et réparé les dégâts. Les Barbares commençaient alors à s’agiter sérieusement aux frontières de l’Empire mais, chaque fois, de puissants empereurs les repoussaient : d’abord Titus Gallius, puis son neveu Gaius Martius, puis Marcus Anastasius, puis Dioclétianus, le premier à avoir réparti l’Empire entre deux Augustes, et Constantinus, le fondateur de la seconde capitale en Orient, et ainsi de suite jusqu’à maintenant. Mais aujourd’hui le trône était pratiquement vacant, et tout le monde pouvait voir que son héritier n’avait rien d’un aigle – et d’où, se demandait Faustus, était censé venir le nouveau sauveur du royaume ? Le prince Maximilianus avait raison : il appartenait à une lignée de puissants guerriers. Maximilianus Ier, un homme du Nord, non un Romain de Rome, mais quelqu’un qui pouvait se prévaloir de descendre des anciens Étrusques, avait fondé cette lignée lorsqu’il avait pris la succession du grand Theodosius sur le trône impérial. Jeune général plein d’ardeur, il avait refoulé les Goths quand ceux-ci menaçaient la frontière du nord de l’Italie et, à l’automne de sa vie, il s’était associé avec Theodosius II, de l’Empire d’Orient, pour écraser les Huns conduits par Attila. Puis était venu le fils de Maximilianus, Héraclius Ier, qui avait fait front sur toutes les frontières, et quand une nouvelle vague de Goths et autres Vandales s’était mise à saccager la Gaule et les terres germaniques, le fils d’Héraclius, le jeune empereur Maximilianus II, les avait taillés en pièces à l’occasion d’une féroce contre-attaque dont on pouvait penser qu’elle avait mis fin à leur menace pour toujours. Mais non : on n’en avait jamais fini, semblait-il, avec les Goths, les Vandales et les tribus nomades de cette espèce. Quarante ans après la défaite que Maximilianus, fort des vingt légions auxquelles il avait fait traverser le Rhin pour entrer en Gaule, leur avait infligée, voilà qu’ils se rassemblaient pour ce qui semblait la plus grande attaque depuis le règne de Theodosius. Sauf qu’à présent, Maximilianus II n’était plus qu’un frêle vieillard, probablement mourant. Au mieux, on pouvait supposer qu’il vivait reclus, en la seule compagnie de ses médecins, mais des rumeurs aussi peu dignes de foi les unes que les autres circulaient quant au lieu de sa retraite : peut-être se trouvait-il ici, à Rome, peut-être plus au sud, sur l’île de Capri, voire à Carthage, Volubilis, ou quelque autre cité africaine inondée de soleil. Pour ce qu’en savait Faustus, il était déjà mort, et ses ministres, prompts à l’affolement, craignaient de divulguer la nouvelle. Une situation qui n’aurait rien d’inédit dans l’histoire de Rome. Et après Maximilianus ? Le prince Héraclius monterait sur le trône, certes. Mais quel genre d’empereur serait-il ? Il n’y avait pas de quoi se montrer trop optimiste. Faustus n’imaginait que trop bien l’enchaînement des événements : les Goths, impossibles à arrêter, déferlent depuis le nord et envahissent l’Italie, mettent la cité à sac, massacrent l’aristocratie et proclament un de leurs rois monarque de Rome. Tandis qu’à l’ouest, les Vandales, ou quelque autre tribu de cet acabit, s’emparent des riches provinces de la Gaule et de l’Espagne, qui deviennent alors des royaumes indépendants, et voilà l’Empire dissous. « Notre meilleur et, en fait, unique espoir, avait entendu dire Faustus de la bouche du chancelier impérial Licinius Obsequens, c’est le mariage royal. Justinianus, pour sauver le trône de son beau-frère, mais aussi parce qu’il ne tient pas à ce qu’un tas de royaumes barbares indisciplinés surgissent le long de ses frontières à la place de l’Empire d’Occident, envoie une armée épauler la nôtre, et avec l’aide de quelques généraux grecs compétents, on finit par régler leur compte aux Goths. » Mais même cette solution ne résout rien pour nous. On voit bien un des généraux de Justinianus proposer de rester à titre de « conseiller » de notre jeune empereur Héraclius, qui se retrouve rapidement empoisonné tandis que le général en question fait savoir qu’il acceptera volontiers l’invitation du sénat à occuper le trône. À partir de là, l’Empire d’Occident passe complètement sous la domination de celui d’Orient, tout l’argent des impôts file à Constantinopolis, et Justinianus est maître du monde. Notre meilleur et, en fait, notre seul espoir… Je devrais vraiment me trancher les veines, songea Faustus. Opter pour la seule issue logique face à des circonstances insurmontables, à l’exemple de bien des héros romains avant moi. Les précédents ne manquent pas. Il pensait à Lucain, mort en récitant tranquillement sa propre poésie. À Pétrone Arbiter, qui avait procédé de même. À Cocceius Nerva, qui s’était laissé mourir de faim en expression de son dégoût pour les actes de Tibère. « La mort la plus laide, disait Sénèque, est préférable au plus bel esclavage. » Rien de plus vrai ; mais peut-être ne suis-je pas un vrai héros romain. Il sortit de son bain. Deux esclaves se précipitèrent pour l’envelopper de serviettes moelleuses. « Amenez-moi la petite Numide », dit-il en se dirigeant vers sa chambre à coucher. « Nous entrerons, expliqua Danielus bar-Heap, par la porte de Titus Gallius, le moyen d’accès le plus connu aux Bas-Fonds. Il y a beaucoup d’autres entrées, mais celle-ci est la plus impressionnante. » On était en milieu de matinée, un peu tôt, peut-être, pour descendre dans les souterrains, et du point de vue d’un viveur comme le prince Maximilianus, trop tôt pour être déjà sur pied. Mais Faustus avait voulu partir au plus vite pour cette excursion. Distraire l’ambassadeur était désormais pour lui une priorité. L’Hébreu s’était rapidement chargé de l’entreprise – de son organisation comme de l’essentiel des commentaires à fournir. C’était un des compagnons les plus chers du prince. Faustus avait déjà rencontré plus d’une fois cet homme à la voix profonde, aux épaules carrées, aux pommettes saillantes, au nez fortement crochu, dont les cheveux aile de corbeau, aux reflets bleutés, étaient tressés en une multitude de frisettes. Il y avait bien des années que la mode romaine voulait un visage glabre pour les hommes, mais bar-Heap arborait une barbe voyante, très fournie, qui s’accrochait en rouleaux serrés à ses joues et à son menton. Au lieu d’une toge, il portait une tunique de lin écru qui s’arrêtait au genou et dont l’ourlet était brodé d’audacieux motifs d’un vert vif en forme d’éclairs. L’ambassadeur Menandros, tout oriental qu’il était, n’avait apparemment jamais rencontré d’Hébreu et il avait fallu lui donner quelques explications sur bar-Heap. « Une petite tribu de gens du désert qui vivait autrefois en Egypte, l’avait informé Faustus. Désormais dispersés un peu partout dans l’Empire. Vous devriez pouvoir en trouver quelques-uns à Constantinopolis. Ce sont des gens malins, déterminés, assez ergoteurs, qui n’ont pas toujours le plus grand respect des lois, en dehors de celles de leur propre tribu, auxquelles ils obéissent en toute circonstance de la plus fanatique des façons. Je crois savoir qu’ils ne croient pas aux dieux, par exemple, et qu’ils ne reconnaissent qu’à contrecœur l’autorité de l’empereur. — Ils ne croient pas aux dieux ? s’était étonné Menandros. En aucun d’eux ? — Pas que je sache. — En fait, ils ont un dieu à eux, était intervenu Maximilianus. Mais nul n’est autorisé à le voir, ils ne le représentent pas par des statues, et il a établi tout un tas de lois absurdes sur ce qu’ils peuvent manger ou non, et ainsi de suite. Bar-Heap vous donnera sans doute tous les détails, si vous le lui demandez. Ou s’y refusera peut-être. Comme tous ses congénères, c’est quelqu’un d’irritable et d’imprévisible. » Faustus avait avisé l’ambassadeur qu’ils avaient intérêt à s’habiller simplement pour cette sortie, sans rien qui pût indiquer leur rang. Bien entendu, la garde-robe de Menandros se composait d’un vaste choix de somptueuses robes en soie et autres splendeurs orientales, mais Faustus lui avait procuré une simple toge en laine, sans bandes indiquant son rang, dont il s’était montré capable de se draper dans les règles. Maximilianus César, qui, en tant que fils de l’empereur régnant, avait le droit de porter une toge ornée d’une bande pourpre et de broderies en or, en portait une pareillement dépourvue de tout signe distinctif. Faustus aussi, même s’il descendait d’un empereur et avait donc droit, à l’instar du prince, à la bande pourpre. Certes, personne en bas ne les prendrait pour autre chose que ce qu’ils étaient, à savoir des aristocrates, mais il n’était jamais recommandé d’afficher trop ostensiblement des airs patriciens dans le monde souterrain de Rome. L’entrée que l’Hébreu leur avait choisie se trouvait à la lisière du quartier populeux connu sous le nom de Subure, qui s’étendait dans la vallée séparant le Viminal de l’Esquilin. Là, dans un lieu qui se signalait par sa puanteur, sa crasse et un vacarme assourdissant, où la populace s’entassait dans des bâtiments rudimentaires de quatre ou cinq étages, où des charrettes grinçantes circulaient avec la plus grande difficulté dans des rues étroites et sinueuses, l’empereur Titus Gallius avait commencé, vers 980, à faire creuser un refuge souterrain destiné à servir d’abri aux citoyens romains si les Goths, qui se massaient alors dans le Nord, devaient percer les défenses de Rome et pénétrer dans la cité. Finalement, les Goths avaient été mis en déroute bien avant de s’être approchés de près ou de loin de la capitale. Mais en attendant, Titus Gallius avait fait aménager sous le Subure un réseau complexe de passages que lui et ses successeurs avaient continué à étendre pendant des dizaines d’années, projetant des tentacules dans toutes les directions, créant des communications avec le labyrinthe déjà existant de galeries, tunnels et salles souterraines que les Romains n’avaient cessé de construire un peu partout dans la cité depuis un millier d’années. Et désormais, ces Bas-Fonds formaient une cité sous la cité, une entité à part entière dans les ténèbres humides du sous-sol. La porte de Titus Gallius s’ouvrait devant eux, deux arches en pierre ouvragées pareilles aux mâchoires d’une gueule géante, qui s’élevaient au milieu de la rue où, des siècles auparavant, les forces impériales avaient rasé de chaque côté tout un pâté de taudis au profit de la place qui menait aujourd’hui à l’entrée. L’accès aux Bas-Fonds était assez large pour laisser passer trois chariots à la fois. Une rampe en briques brunes passablement usées conduisait dans les profondeurs. « Voici vos lanternes, dit bar-Heap en les allumant, avant de les passer à la ronde. Tenez-les assez haut pour éviter qu’elles ne s’éteignent. L’air est plus lourd au niveau des genoux et risquerait d’étouffer la flamme. » Ils s’engagèrent sur la rampe, le César en tête ; Faustus s’était placé près du Grec ; bar-Heap fermait la marche. Menandros avait été fort surpris qu’ils aillent à pied, mais Faustus lui avait expliqué que les litières portées à bras d’hommes seraient très malcommodes dans les passages étroits et surpeuplés du monde d’en bas ; ils ne seraient même pas accompagnés de serviteurs. Le Grec, qui semblait bien décidé à s’encanailler, s’en était montré ravi. Il tenait à circuler dans les Bas-Fonds comme un Romain ordinaire, à plonger résolument dans la boue, l’ordure et le danger. Même à cette heure matinale, la rampe grouillait de monde à la fois dans le sens montant et descendant. Un peu plus loin, tout baignait dans une obscurité quasi palpable. Faustus retrouvait la même impression chaque fois qu’il se rendait dans les Bas-Fonds : celle d’entrer dans le repaire de quelque énorme créature. Voilà que la fraîcheur épicée des épaisses ténèbres tombait de nouveau sur lui. Il en savoura l’étreinte. Combien de fois César et lui étaient entrés ici à la recherche d’un divertissement nocturne inédit, et combien de fois ils l’avaient trouvé ! Rapidement ses yeux s’accoutumèrent à la lueur charbonneuse des lanternes. Grâce à la chiche lumière dispensée par des torches lointaines, il pouvait apercevoir la longue succession de couloirs qui partaient de chaque côté. La descente s’était aplanie dès l’entrée dans l’immense vestibule. Des bouffées de cet air fétide caractéristique des souterrains les accueillirent, charriant toutes sortes d’odeurs : effluves de fumée, de sueur, de moisi, de charognes. L’endroit était très animé ; de longues files d’hommes, de femmes et de bêtes de somme allaient et venaient dans une douzaine de directions. La large avenue connue sous le nom de Via Subterranea s’étendait devant eux, se subdivisant à droite et à gauche en une myriade de passages plus étroits. Faustus revit les colonnes, les voûtes et les travées qui lui étaient familières, l’arrondi des murs en brique d’un bel ocre pâle, les lourds piliers taillés dans le roc et les innombrables alcôves qui se trouvaient derrière. Et aussitôt, l’obscurité de ce monde ténébreux lui parut moins oppressante. Il jeta un coup d’œil sur le Grec. Ses traits doux respiraient l’enthousiasme. Ses narines palpitaient, ses lèvres se crispaient. Son expression était celle d’un enfant que l’on emmène pour la première fois voir des combats de gladiateurs. Lui-même avait presque l’air d’un enfant au milieu des trois hommes de haute taille qui l’accompagnaient, d’un petit être fragile à côté de ce grand échalas de Maximilianus, de ce gaillard au torse puissant qu’était bar-Heap et du corpulent Faustus. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda Menandros en désignant l’énorme tête barbue en marbre cimentée dans le mur juste devant eux. D’une des ouvertures perçant la voûte tombait un rayon de lumière qui baignait les traits sculptés d’un halo inquiétant. « C’est un dieu, répondit bar-Heap derrière lui, avec un rien de mépris dans la voix. Un empereur l’a fait mettre là il y a bien des années. Peut-être est-ce un des vôtres, ou un dieu qu’on adorait en Syrie. On l’appelle Jupiter des Cavernes. » L’Hébreu leva sa torche pour mieux éclairer ce profil saisissant avec son regard fixe, ses énormes oreilles à l’écoute, ses lèvres entrouvertes comme une menace, cette gigantesque barbe bouclée en pierre plus touffue encore que la sienne. Tout ce qui se trouvait au-dessus des yeux et au-dessous de la barbe avait disparu : on était en présence d’un unique et colossal fragment qui semblait hors d’âge, relique mélancolique d’une époque lointaine. « Ave, Jupiter ! » lança bar-Heap d’une voix tonitruante, avant de s’esclaffer. Menandros, quant à lui, examina de plus près l’immense face sombre et son autel en marbre, poli par l’usure provoquée par les caresses d’adorateurs, sur lequel se reflétait la lumière vive des bougies qui l’entouraient. Des restes d’ossements carbonisés, provenant de sacrifices récents, étaient entassés dans une niche sur le côté. Maximilianus le pressa d’avancer d’un geste auguste. « Ce n’est que le début, dit César. Nous avons encore de la route à faire. — Oui. Oui, bien sûr, dit le Grec. Mais tout cela est tellement nouveau pour moi, tellement étrange… » Après avoir parcouru quelques centaines de mètres sur la Via Subterranea, Maximilianus emprunta à gauche un passage sinueux où l’humidité glaciale coulait de manière régulière le long des murs pour former des flaques sous leurs pieds. La moiteur de l’air avait une consistance qui prenait à la gorge. L’endroit semblait moins animé. Du moins les piétons y étaient moins nombreux que dans l’artère principale. Les éclairages surplombant le passage étaient plus écartés les uns des autres. Les torches plus rares au-devant. Mais de l’obscurité provenaient des bruits inquiétants, des rires gras, des murmures étouffés incompréhensibles, des ricanements dans des langues inconnues, et des cris perçants ici et là. Il flottait aussi de fortes odeurs, celles de viandes que l’on fait rôtir sur des feux de bois, de ragoûts de choux fleurs, de pots fumants de bouillons poivrés et de poisson grillé. Bien que sombre et lugubre, tout cela ne ressemblait en rien à la cité des morts : ce monde souterrain trépidant bourdonnait, vibrait de cette vie secrète. Faustus savait que tout autour d’eux, dans des chambres et des grottes taillées à même la roche, mille événements se déroulaient : on y vendait des envoûtements, on jetait des sorts, on y menait des affaires légales ou non, des rites religieux de tout ordre se tenaient en même temps que tous les actes charnels possibles et imaginables. « Où nous trouvons-nous ? demanda Menandros. — Dans les grottes de Titus Gallius, dit César. C’est un des endroits les plus vivants – cela fourmille d’activités diverses, sans qu’on puisse donner une définition précise du lieu. On peut y voir tout et n’importe quoi, et rarement deux fois la même chose. » Ils passèrent de salles en salles, en suivant le chemin tortueux et bas de plafond qui reliait le tout. C’était désormais un Maximilianus totalement fébrile qui avait pris la tête de la progression, les yeux exorbités, il les traînait dans son sillage, parfois un peu plus vite que ne l’aurait souhaité Menandros. Faustus et l’Hébreu obligeants, le suivaient sans piper mot. Le comportement de César ne leur était pas nouveau. Il entrait comme dans une sorte de transe lorsqu’il pénétrait dans cet enchevêtrement de grottes, passant d’une attraction à une autre. La faim insatiable de César qui lui faisait monter l’écume aux lèvres pour tout ce qui était nouveau, cette curiosité jamais rassasiée, Faustus avait vu la chose se produire à de nombreuses reprises dans les bas-fonds. Une malédiction qui va de pair avec une vie oisive, songea Faustus, l’angoisse poignante d’un jeune et inutile fils d’empereur, rongé par le tourment causé par sa propre vacuité, la faiblesse risible de son pouvoir au sein même du pouvoir était Tunique faveur que lui accordait sa naissance royale. Finalement, le plus grand défi de Maximilianus dans la vie était peut-être celui d’affronter l’ennui de sa propre existence dorée, et dans les Bas-Fonds, il pouvait ignorer ce défi en se lançant à corps perdu dans cette quête d’absolu et d’impossible. L’Hébreu était là pour lui faciliter la tâche : très souvent, un simple mot de bar-Heap, pas forcément en latin, leur permettait d’avoir accès à des salles normalement fermées aux non-initiés. Ici, sous les feux de lanternes emplissant l’air d’une fumée noire, feux qui ne s’éteignaient jamais à tel point qu’il devenait impossible de distinguer le jour de la nuit, se trouvait un marché où d’étranges marchandises se vendaient – des langues de rossignols ou de flamants, rates de lamproies, sabots de chameaux, crêtes de coqs d’un jaune vif, têtes de perroquets, foies de brochets, des cervelles de faisans et de paons, des oreilles de loirs, des œufs de pélicans, des bizarreries des quatre coins de l’Empire, tout un amas de viandes présenté sur des plateaux d’argent. Menandros, en bon Grec cosmopolite, fixait tout cela tel un rustre provincial. « Les Romains mangent vraiment cela au quotidien ? » demanda-t-il. César, de son sourire étrusque, lui assura qu’en effet ils le faisaient, et que ce n’était pas l’unique privilège des tables impériales mais de toutes celles de Rome, même les plus humbles, et lui promit de lui faire goûter des langues de rossignols et des cervelles de paons à la première occasion. Il y avait aussi une place bruyante où se produisaient clowns, jongleurs, acrobates, avaleurs de sabre, cracheurs de feu, funambules, et une douzaine d’autres artistes avec leur cohorte de crieurs vantant les spectacles qui les employaient. Maximilianus lançait des pièces d’argent à tour de bras, et encouragea vivement Menandros à l’imiter. Un peu plus loin, sous une enfilade de colonnes, se tenait un spectacle de monstres de foire : des bossus et des nains, trois imbéciles jouant les folles dans des costume écarlates ouvragés, un type qui ressemblait à un squelette vivant, un autre frisant les trois mètres. « Le type à la tête d’autruche n’est plus là, dit bar-Heap, visiblement déçu. La fille à trois yeux et les siamois reliés par la taille non plus. » Ici aussi ils distribuèrent les pièces sans compter, sauf bar-Heap, qui avait tendance à avoir des oursins dans la bourse. « Mon cher Faustus, sais-tu quel est le monstre qui surpasse tous les autres ? » demanda Maximilianus à voix basse, tandis qu’ils avançaient. Devant le silence de son interlocuteur, le prince apporta une réponse à sa propre question à laquelle Faustus ne s’attendait pas. « C’est l’empereur, mon ami, car il se tient à l’écart des autres hommes, différent, unique, isolé pour toujours de toute forme d’honnêteté et d’amour, de tout sentiment humain. Un empereur est une créature grotesque. Il n’y a pas de monstre plus pitoyable au monde, Faustus. » César, enserrant le bras de Faustus d’une prise de fer, lui lança un regard dans lequel se lisaient une telle angoisse et une telle fureur, que ce dernier en fut déstabilisé. C’était une facette de son ami qu’il avait jusque-là ignorée. Puis Maximilianus s’esclaffa en lui lança une bourrade amicale dans les côtes, et d’un clin d’œil tenta de balayer la violence de ses propos. Un peu plus loin, c’était une file d’étals d’apothicaires, installés dans de petites alcôves qui semblaient faire partie d’un temple abandonné. Des lampes brûlaient devant chacun d’eux. Ces pseudo-apothicaires proposaient leurs remèdes, bile de bœuf et de hyène, peaux de serpents, toiles d’araignées, excréments d’éléphants. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda le Grec, en indiquant une fiole de poudre grise. Bar-Heap, après s’être renseigné, lui apprit qu’il s’agissait d’excréments de colombes siciliennes, matière très prisée pour soigner les tumeurs de la jambe et de nombreuses autres maladies. Un autre étal se spécialisait uniquement dans la vente d’écorces aromatiques provenant d’Inde ; un autre offrait des disques d’argile rouge de l’île de Lemnos, marqués du sceau sacré de Diane, réputés dans le traitement des morsures de chiens enragés et autres poisons mortels. « Celui-ci, annonça pompeusement Maximilianus, vend exclusivement du thériaque, un antidote universel, efficace même contre la lèpre. Je crois savoir qu’il est fait de chair de vipère macérée dans le vin, mais il y a d’autres ingrédients secrets qu’il refuserait de nous livrer, même sous la torture. » Un clin d’œil au marchand, un Égyptien borgne au profil aquilin. « N’est-ce pas, Ptolemaios ? Même sous la torture ? — J’espère bien que nous n’en arriverons pas là, César, répondit l’homme. — Il semble que vous soyez connu par ici, déclara Menandros, une fois qu’ils se furent éloignés. — De quelques personnes seulement. Celui-ci est venu plusieurs fois au palais pour apporter des remèdes à mon père malade. — Ah, dit le Grec. Votre père, oui. Le monde entier prie pour son prompt rétablissement. » Maximilianus hocha la tête nonchalamment, comme si Menandros venait de lui parler du beau temps à venir. Faustus était dérouté par l’étrange humeur de César. Il savait que Maximilianus était d’un tempérament lunatique, passant constamment d’un parfait contrôle au relâchement total, mais il relevait dans ce cas de la courtoisie la plus élémentaire d’exprimer quelques mots de gratitude à une telle marque de sympathie, et pourtant il en avait été incapable. Que pouvait bien penser l’ambassadeur de cet étrange prince ? Peut-être n’en pensait-il rien, songeant sans doute qu’un fils d’empereur romain ne pouvait être autrement. Il n’y avait pas d’horloge dans ces souterrains, ni d’indice venant du ciel quant à l’heure qu’il était dans cet endroit privé de lumière, mais le ventre de Faustus ne lui laissait aucun doute là-dessus. « Si nous remontions manger un morceau ? demanda-t-il à Menandros. À moins que vous ne préfériez manger ici ? — Ici, bien sûr, dit Menandros. Je n’ai aucune envie de remonter maintenant ! » Ils mangèrent à la lumière des bougies dans une caverne à deux galeries des apothicaires, coude à coude avec la plèbe puant l’ail, sur des bancs sommaires en bois. Le repas était composé de viande cuite dans un court-bouillon épicé de poisson fermenté, de fruits macérés dans un mélange de miel et de vinaigre et d’un breuvage râpeux qui tenait plus du vinaigre que du vin. Menandros semblait se régaler. N’ayant sans doute jamais goûté à des mets aussi peu délicats, il buvait et mangeait avec un appétit vorace. Les effets de sa gourmandise finirent par se manifester extérieurement : perles de sueur dans les sourcils, joues rouges et regard vitreux. Maximilianus n’était pas en reste, se servant et resservant, d’un plat à l’autre, faisant descendre le tout par d’abondantes rasades de ce vin infect ; il avait de toute façon un penchant pour la chose et était bien incapable de s’arrêter tant qu’il restait une bouteille à portée de main. Faustus, qui ignorait pourtant lui aussi le mot modération et avait tendance à boire plus que de raison, qui adorait la sensation d’ivresse accompagnant un excès de vin, cette impression que son esprit flottant se détachait de son corps toujours plus lourd et gras, devait se forcer pour l’ingurgiter. Il finit par réussir à vider une bonne partie de chaque pichet qui leur était apporté, sans faire cas de son goût, pour éviter que César n’en abuse. Le reste, il le laissait à l’impassible et insatiable bar-Heap, car il savait quels ennuis les attendaient si le prince, dans un état d’ébriété avancée, participait à une rixe dans cette partie de la ville. Il n’avait pas de mal à s’imaginer remontant Maximilianus sur une planche, le ventre royal les tripes à l’air, et le corps déjà figé par la mort. Si cela devait se produire, le sort le plus enviable qui l’attendrait serait de finir sa vie en exil dans quelque avant-poste au fin fond de la Teutonie. Lorsqu’ils reprirent finalement la route, un peu plus tard dans l’après-midi, un changement d’équilibre subtil s’était opéré au sein du groupe. Maximilianus, commençant à s’ennuyer, ou parce qu’il avait trop bu, semblait se désintéresser de l’expédition. Il ne menait plus la marche comme il l’avait fait, fonçant d’un couloir à un autre comme à la poursuite d’un improbable ennemi. C’était au tour de Menandros, galvanisé par l’excès de vin, de prendre les rênes, encore plus fébrile que le prince dans sa soif de tout voir, et qui les traînait à sa suite à travers la ville souterraine. N’étant pas familier des lieux, il prenait des bifurcations au hasard, les entraînant tantôt dans d’obscurs culs-de-sac, tantôt au bord de gouffres impressionnants dans lesquels s’enfonçaient plusieurs rangées d’échelles disposées en spirale, tantôt dans des salles aux murs peints où des femmes installées dans des alcôves en forme de trône demandaient l’aumône en piaillant. Maximilianus ne reconnaissait pratiquement aucun des endroits dans lesquels Menandros les avait dirigés, du moins s’était-il abstenu de le dire. C’était à bar-Heap, pour qui les Bas-Fonds ne semblaient avoir aucun secret, de les renseigner sur les lieux. « On est dans l’arène souterraine, dit l’Hébreu, en arrivant devant un gouffre béant qui semblait plonger de plusieurs lieues dans les entrailles de la terre. Les jeux y ont lieu à minuit, et ce sont tous des combats à mort. » Ils arrivèrent ensuite à une façade en marbre et à un grand couloir qui semblait déboucher vers une salle fermée : le temple de Jupiter Imperator, expliqua bar-Heap. Le culte établi par l’empereur Gaius Martius avec l’espoir, à tout jamais vain, de voir la plèbe identifier le père des dieux au chef de l’État, pour éviter que celle-ci ne se laisse tenter par quelque religion étrangère susceptible d’affaiblir sa loyauté envers l’État. « Et ici, dit bar-Heap, en arrivant à la hauteur d’un autre temple, juxtaposé à celui de Jupiter, nous avons la maison de Cybèle, où l’on vénère la Grande Mère. — Nous avons aussi ce culte en Orient », dit Menandros. Il examina d’un œil connaisseur les mosaïques qui décoraient le monument, des successions d’ardoises rouges, bleues, orange, vertes et dorées, pour marquer la résidence de la déesse à la poitrine généreuse. « Quel travail, dit le Grec. Quelle audace il a fallu pour construire une telle merveille sous terre, où l’on peut à peine l’admirer sinon à la lumière de ces faibles torches ! Quel extravagance ! — Le culte de Cybèle rapporte beaucoup », dit Maximilianus, en envoyant une bourrade dans les côtes de Faustus, histoire de lui rappeler les joyaux volés à la déesse destinés à être offerts en cadeau de mariage à la mariée de Constantinopolis. Menandros les entraîna sans relâche à travers le sombre labyrinthe. Ils passèrent devant des fontaines bouillonnantes, des chambres funéraires silencieuses, des fresques de lieux de culte de toutes sortes, des marchés bruyants, à travers ce qui semblait être une fissure dans le mur, avant de déboucher dans une immense salle vide où de nombreux couloirs poussiéreux convergeaient. Ils en empruntèrent un, puis un autre, pour se retrouver dans une succession de passages étroits jusqu’à ce que bar-Heap lui-même semblât ignorer où ils se trouvaient. L’Hébreu fronça les sourcils. Faustus, à bout de forces et sur le point de s’effondrer, commençait à s’inquiéter. Ils se retrouvèrent brusquement isolés. Le seul bruit audible était les échos de leurs propres pas. Tout le monde avait entendu parler d’inconscients qui s’étaient égarés dans la ville souterraine en marchant au petit bonheur la chance pour se perdre dans les labyrinthes construits il y avait bien longtemps afin de leurrer d’éventuels intrus, un réseau incompréhensible et archaïque dont les sorties étaient quasiment introuvables, laissant comme seul espoir d’issue celui de mourir de faim. Un bien triste sort pour le petit émissaire grec et l’aventureux prince, songea Faustus. Et un bien triste sort pour lui aussi. Mais il ne s’agissait pas d’un tel labyrinthe. Quatre bifurcations, une petite escalade sur une échelle, un virage à gauche et ils finirent par retrouver la Via Subterranea, bien que sans doute fort loin du point de départ de l’excursion du matin. Ici, le plafond était en forme de pointe, recouvert de briques couleur corail. Une procession de prêtres psalmodiant venait dans leur direction, des hommes décharnés, le visage peint en rouge, le contour des yeux en jaune et vert. Ils portaient des tuniques à fines bandes pourpres et de hautes coiffes safran fichées sur le devant d’un symbole en forme d’œil grand ouvert. Ils dansaient tout en se flagellant énergiquement les uns les autres avec des martinets en corde tressée terminés par des osselets de mouton et en scandant sur un rythme saccadé des prières incompréhensibles dans une langue inconnue. « Ce sont des eunuques, dit bar-Heap, avec un air de dégoût. Ils vénèrent Dionysos. Laissez-les passer, ils risquent de vous piétiner quand ils sont dans cet état-là. » Un autre cortège suivait celui des prêtres, une procession de clowns difformes, des bossus strabiques équipés eux aussi de fouets mais faisant seulement semblant de les utiliser. Maximilianus leur lança quelques pièces, imité par Menandros, et ils se mirent aussitôt à les chercher à tâtons dans l’obscurité. L’Hébreu leur indiqua une salle du côté opposé, qu’il identifia comme la chapelle de Priape. Menandros tenait absolument à la visiter mais, cette fois, Maximilianus s’empressa d’intervenir. « Je crois qu’on devrait réserver cela pour une autre fois, Excellence. Il faut une certaine fraîcheur physique pour de tels divertissements, et vous devez être fatigué après cette première visite des Bas-Fonds. » L’ambassadeur semblait déçu. Faustus se demanda qui aurait le dernier mot : l’ambassadeur de passage, dont il fallait exaucer tous les caprices, ou le fils de l’empereur, qui n’avait pas l’habitude qu’on le contredise. Mais, après un bref instant d’hésitation, Menandros décida qu’il était en effet temps de remonter à la surface. Peut-être était-ce par sagesse qu’il avait choisi de satisfaire plus tard sa curiosité vorace, ou simplement pour suivre l’avis du prince. « Il y a une rampe de sortie à droite », dit bar-Heap. Curieusement, ils débouchèrent à l’extérieur assez rapidement. La nuit était tombée. Comme à chaque fois que l’on retrouvait l’air libre, celui-ci semblait infiniment plus frais et plus sain que celui du monde souterrain. Faustus constata avec amusement qu’ils n’étaient pas très loin des bains de Constantinus, à seulement quelques centaines de mètres de l’entrée qu’ils avaient prise le matin, bien que ses jambes lui fissent un mal de chien, comme s’il avait parcouru plusieurs lieues dans la journée. Ils avaient dû tourner en rond tout le temps, songea-t-il. Il lui tardait de prendre son bain, et faire un bon repas suivi d’un massage de la jeune Numide. Maximilianus, avec toute l’arrogance d’un prince impérial, héla une litière qui arborait les insignes du sénat, et la réquisitionna pour son propre usage. Son occupant, un homme au crâne dégarni dont Faustus reconnut le visage sans pouvoir lui associer un nom, s’exécuta sans tarder et sans discuter, en débarquant avant de s’enfoncer dans la nuit. Faustus, Menandros et César se hissèrent à bord, tandis que l’Hébreu, sans autre formalité qu’un simple geste de la main, disparaissait dans les ruelles sombres. Aucun message n’attendait Faustus pour l’avertir d’un éventuel retour du prince Héraclius. Il aurait pourtant bien aimé un tel message. Il faudrait donc s’attendre le lendemain à passer une rude journée à visiter les Bas-Fonds. Il eut le sommeil difficile, malgré les efforts de la petite Numide pour apaiser ses nerfs. Cette fois, ils entrèrent dans les Bas-Fonds un peu plus à l’ouest, entre la colonne de Marcus Aurelius et le temple d’Isis et Sarapis. C’était, selon bar-Heap, le chemin le plus rapide pour atteindre le marché des sorciers, que Menandros tenait tellement à voir. En guide consciencieux qu’il était, l’Hébreu leur montra tous les points d’intérêt qu’ils croisaient : la Galerie des Murmures, où les sons les plus étouffés peuvent parcourir d’énormes distances ; les Bains de Pluton, un ensemble de bassins thermaux fumants d’où se dégageait une forte odeur de soufre mais qui ne désemplissaient pas, même en milieu de journée comme c’était le cas ; le Styx, un ruisseau charriant une eau noire sur un parcours sinueux à travers le monde souterrain pour se déverser dans le Tibre juste au-dessus du Cloaca Maxima, les égouts de Rome. « C’est vraiment le Styx ? demanda Menandros, affichant une crédulité qui surpris Faustus. — C’est comme cela que nous l’appelons, dit bar-Heap. Parce que c’est la rivière des Bas-Fonds. Le vrai se trouve plutôt du côté de l’Empire d’Orient, il me semble. C’est ici que nous devons tourner… » Une porte grossière de forme ovale aux contours inégaux et taillée à même le mur s’avéra être l’entrée du grand hall qui débouchait sur la place du marché des sorciers. On racontait qu’à l’origine, elle servait d’entrepôt aux chars impériaux pour les tenir à l’abri de raids barbares. Lorsque ce genre de précautions se fut révélé inutile, la grande salle avait été prise d’assaut par des sorciers, qui la compartimentèrent en plusieurs salles étroites séparées par des arches de pierre ponce. Un puits de lumière, surplombant la salle à une hauteur vertigineuse, laissait filtrer quelques timides rayons de soleil, mais la place du marché était surtout éclairée par des braseros placés devant chaque étal. Ils brûlaient, par pur enchantement ou par quelque effet technique, en dégageant des flammes multicolores où se mêlaient des tons de violet et de rouge vif, de bleu de cobalt et de vert émeraude, et d’autres variantes plus conventionnelles de rouges et de jaunes. Un grondement d’activités commerciales fusait de toutes parts. Chaque étal avait son crieur, vantant les mérites des produits de son patron. L’ambassadeur Menandros n’avait sans doute jamais mis les pieds dans ce genre d’endroit. Un type adipeux, le visage en sueur, portant une tunique syrienne, le fixait comme un tireur sur sa cible, tout en lui faisant signe d’entrer les bras tendus. « Alors, mon brave petit monsieur : que diriez-vous d’un petit philtre d’amour ? Il vous chauffe les sens comme aucun autre, le meilleur sur le marché ! » Menandros afficha son intérêt. Le crieur continua : « Venez donc, laissez-moi vous montrer cette merveille ! Grâce à lui, les hommes attirent les femmes, les femmes attirent les hommes, et les jeunes vierges s’échappent de chez elles pour trouver un amant ! » Il produisit un rouleau de parchemin et l’agita devant le nez de Menandros. « Tenez mon ami ! Il vous suffit d’écrire avec le sang frais d’un âne sur ce papyrus, les formules magiques qui sont inscrites ici ; puis, d’y coller un cheveu de celle que vous souhaitez conquérir, le morceau d’un de ses vêtements et d’un drap dans lequel elle a dormi – et je ne veux pas savoir comment vous vous y prendrez pour les obtenir. Ensuite vous le badigeonnerez de pâte de vinaigre et vous le collerez sur la porte de sa demeure, le résultat vous épatera ! Mais prenez garde de ne pas vous faire prendre au piège à votre tour, et de tomber éperdument amoureux d’un colporteur, de son âne, ou pire encore ! Trois sesterces ! Trois ! — Si l’amour peut être obtenu à un prix aussi bas, dit Maximilianus au bonimenteur, comment se fait-il qu’on ne compte plus les amoureux transis qui se jettent dans le fleuve à longueur de semaine ? — Et pourquoi les bordels sont-ils aussi fréquentés, ajouta Faustus, si tout un chacun est capable, pour la modique somme de trois pièces de bronze, d’avoir la femme de ses rêves ? — Ou l’homme de ses rêves, dit Menandros, puisque le sortilège fonctionne dans les deux sens d’après ce qu’il dit. — Ou même un âne », ajouta à son tour Danielus bar-Heap. Ce qui déclencha l’hilarité générale avant qu’ils ne reprennent leur chemin. Un peu plus loin, c’était un charme d’invisibilité que l’on vendait, pour la somme de deux denarii d’argent. « Il n’y a pas plus simple », dit le bonimenteur, un petit type tendu comme un ressort, dont le visage taillé à la serpe portait les stigmates de quelque bagarre au couteau. « Prenez l’œil d’une Dame blanche, une boule d’excréments de scarabées d’Égypte et de l’huile d’olive verte ; mélangez le tout jusqu’à obtenir une crème dont vous vous enduirez le corps, allez ensuite à la chapelle du dieu Apollon la plus proche aux premières heures du soleil et murmurez la prière inscrite sur ce parchemin. Vous deviendrez alors invisible aux yeux de tous jusqu’au coucher du soleil et pourrez ainsi vous promener librement parmi les femmes qui prennent leur bain, ou vous glisser dans le palais de l’empereur et manger à sa table, ou encore vous remplir les poches de pièces d’or des caisses des collecteurs d’impôts. Deux denarii d’argent seulement ! — C’est plutôt raisonnable pour être invisible toute une journée, dit Menandros. Je vais vous le prendre, cela fera plaisir à mon maître. » Il mit la main à la poche, mais César arrêta son geste de la main en le mettant en garde de ne jamais accepter le prix qui lui était proposé dans un endroit comme celui-ci. Menandros haussa les épaules, comme pour signifier qu’après tout le prix demandé n’était pas excessif. Mais pour César Maximilianus, il s’agissait ici d’une question de principe. Il fit appel à bar-Heap, qui s’empressa de faire baisser le prix à quatre dupondii en cuivre. Menandros n’ayant pas de pièces aussi petites dans sa bourse, c’est Faustus qui se chargea de payer la somme demandée. « Vous avez fait une bonne affaire », dit le bonimenteur en tendant le parchemin au Grec. Menandros le déroula tout en s’éloignant. « Ce sont des lettres grecques, dit-il. — En effet, acquiesça Maximilianus, la plupart de ces sornettes sont écrites en grec. C’est la langue de la magie par ici. — Les lettres sont grecques, mais les mots non, dit Menandros, écoutez plutôt, et il prit une voix profonde : « BORKE PHOIOUR IO ZIZIA APARXEOUCH THYTHE LAILAM AAAAAA IIIII OOOO IEO IEO » » Il quitta le parchemin des yeux. « Et ça continue comme ça sur plusieurs lignes. Qu’est-ce que vous en dites, mes amis ? — Je pense que vous avez bien fait de ne pas en lire davantage, dit Faustus. Vous auriez peut-être fini par disparaître sous notre nez. — Il manque les excréments de scarabées, l’œil de chouette et tout le reste, nota bar-Heap. Et ce ne sont guère les premières lueurs de l’aube qui se glissent par cette cheminée, même si l’on prétend être dans le temple d’Apollon. — IO IO O PHRIXRIZO EOA », continua Menandros, en gloussant de plaisir. Il rangea le parchemin dans sa bourse. Faustus avait du mal à croire que le Grec pût accorder du crédit à ces sornettes, bien qu’il ait eu quelques doutes devant l’insistance de celui-ci à vouloir visiter le marché. C’était pourtant un client enthousiaste. Il voulait sûrement rapporter quelques souvenirs pittoresques à son empereur à Constantinopolis – quelques preuves amusantes de la naïveté des Romains modernes. Car Menandros avait à présent sûrement remarqué une vérité essentielle de cette salle, à savoir que la majeure partie des sorciers et leurs bonimenteurs venaient de la partie orientale de l’Empire, dont la réputation dans le domaine de la magie remontait aux temps lointains des pharaons et des rois babyloniens, tandis que leurs clients – et ils étaient nombreux – étaient tous des Romains occidentaux. De tels sortilèges étaient certainement disponibles dans l’autre partie de l’Empire. Ils ne devaient pas être inconnus des Orientaux. L’Empire d’Orient était riche. Tous les talents commerciaux y avaient été inventés. Les racines de l’Orient remontaient à l’Antiquité, à une époque bien antérieure à la création de Rome, et il convenait de garder un œil attentif lorsque l’on avait affaire à ses citoyens. Ainsi Menandros essayait simplement d’amasser quelques preuves substantielles de la sottise des Romains. Sollicitant l’aide de bar-Heap pour les tractations avec les commerçants, il passait d’étal en étal, accumulant les articles. Il acheta les plans de fabrication d’un anneau donnant à son porteur le don d’obtenir ce qu’il voulait de qui il voulait, ou d’apaiser les humeurs des maîtres et des rois. Il acheta un sort empêchant le sommeil, un autre le provoquant. Puis un rouleau de parchemin offrant tout un catalogue de célèbres mystères dont il lut un extrait à ses compagnons : « Vous verrez les portes s’ouvrir avec fracas, et sept vierges en surgiront, habillées de lin, et aux visages de vipères. On les appelle les Destins du Paradis, et elles portent des sceptres d’or. Lorsque vous les verrez, voici comment les accueillir… » Il mit la main sur un sort qu’un nécromancien pouvait utiliser pour empêcher les crânes de parler à tort et à travers lorsque leur maître les manipulait pour leurs sortilèges. L’un d’eux pouvait invoquer Celui Qui n’a Pas de Tête, créateur de l’enfer et du paradis, le puissant Osoronnophris, afin d’exhorter les démons de libérer le corps d’un possédé. Un autre faisait revenir les objets perdus ou volés. Il tourna au premier étal pour y acheter le philtre d’amour infaillible pour une fraction de la somme initialement proposée. Enfin, il acheta un sort capable de faire croire à des buveurs au cours d’une soirée arrosée qu’il venait de leur pousser une gueule de singe à la place du visage. Menandros, visiblement satisfait de ses achats, déclara qu’il était prêt à reprendre la route. À l’autre bout du hall, au-delà du territoire des vendeurs de sortilèges, ils marquèrent une pause dans le domaine des diseurs de bonne aventure et autres oracles. « Pour une ou deux pièces de cuivre, dit Faustus en s’adressant au Grec, ils vous liront les lignes de la main, ou celles du front, et vous diront votre avenir. Pour quelques pièces de plus, ils peuvent lire dans les entrailles d’un poulet, ou le foie d’un âne, et vous liront votre véritable avenir, voire celui de l’Empire. » Menandros parut étonné. « L’avenir de l’Empire ? De vulgaires diseurs de bonne aventure sur une place de marché comme celle-ci proposent de telles prophéties ? Je pensais que seuls les oracles impériaux se chargeaient de ce genre de chose, et pour les seules oreilles de l’empereur. — Les oracles impériaux fournissent de meilleurs pronostics, je suppose, dit Faustus. Mais nous sommes à Rome, où tout le monde peut tout acheter. » Il jeta un œil le long de la rangée, et aperçut celui qui avait affirmé détenir de nouvelles interprétations des Prophéties sibyllines, annonçant la fin proche de l’Empire – c’était un vieil homme, certainement un Romain, et non un Grec ou autre étranger, avec des yeux bleu pâle et une longue barbe blanche. « Voici, par exemple, l’un de nos plus audacieux prophètes, dit Faustus en le montrant du doigt. Si vous le payez, il vous racontera que l’époque de notre Empire est révolue, que le jour est proche où les sept planètes seront réunies dans la Maison du Capricorne et que l’univers tout entier sera consumé par le feu. — Le grand ekpyrosis, dit Menandros. Nous avons aussi cette prophétie. Je me demande bien sur quelles bases ses calculs s’appuient… — Qu’est-ce que cela peut bien faire ? s’exclama Maximilianus, s’emportant soudainement. Ce ne sont là que billevesées ! — Peut-être », dit Faustus d’une voix douce. Il se tourna vers Menandros, visiblement intéressé par le vieil homme et ses prédictions apocalyptiques. « Cela a un rapport avec cette vieille histoire du roi Romulus et des douze aigles qui passèrent dans le ciel pendant qu’il palabrait avec son frère Remus à propos de l’emplacement définitif de la ville de Rome. — Je crois qu’il s’agissait de douze vautours », dit bar-Heap. Faustus secoua négativement la tête. « Non, il s’agissait bien d’aigles. Et la prophétie de la Sibylle annonçait que Rome aurait un cycle de vie de douze Grandes Années, d’une durée de cent ans chacune, une pour chacun des aigles de Romulus, et d’un siècle au-delà. Nous sommes en l’an 1282 de sa création. Il nous reste donc dix-huit ans, si l’on en croit notre ami à longue barbe là-bas. — Balivernes que tout cela, s’exclama de nouveau Maximilianus en les foudroyant du regard. — Pouvons-nous tout de même nous entretenir avec cet homme ? » demanda Menandros. César n’avait visiblement aucune envie d’approcher de près ou de loin le personnage. Mais il pouvait difficilement refusser la demande polie de son invité. Faustus observa Maximilianus lutter intérieurement contre sa rage tandis qu’ils se dirigeaient vers l’oracle, réussissant au prix d’efforts considérables à la contenir. « Voici quelqu’un venu visiter notre ville, dit Maximilianus, la mâchoire serrée, en s’adressant au vieil homme. Il souhaiterait t’entendre au sujet de la fin annoncée de Rome. Dis ton prix et raconte-lui tes fables. » Mais l’oracle se tassa sur lui-même, tremblant de peur. « Non, César, laissez-moi tranquille, je vous en supplie ! — Tu m’as donc reconnu ? — Qui ne reconnaîtrait pas le fils de l’empereur ? Surtout pas celui dont le travail consiste à percer les voiles de toutes sortes. — Le mien en tout cas. Mais pourquoi est-ce que je t’effraie à ce point ? Je ne te veux aucun mal. Allons, mon ami grec que voilà vient de la cour de Justinianus, et il a de nombreuses questions à te poser au sujet du terrible sort qui nous attend d’ici peu. Allez, déballe ton boniment, veux-tu ? » Maximilianus attrapa sa bourse pour en sortir une pièce d’or étincelante. « Voici un bel aureus pour toi, est-ce suffisant pour te rendre la langue ? Deux peut-être ? Trois ? » Cela représentait une véritable fortune. L’homme cependant semblait paralysé par la peur. Il recula dans sa boutique, tremblant, au point d’en perdre conscience. Le sang avait quitté son visage, et ses yeux bleu pâle semblaient sur le point de sortir de leurs orbites. Lui demander de parler de la destruction proche de l’Empire devant le fils de l’empereur était sans doute trop lui demander, songea Faustus. « Cela suffit, murmura Faustus. Tu vas finir par le faire mourir de peur, Maximilianus. » Mais César bouillonnait de rage. « Non ! Voici son or ! Qu’il parle ! Qu’il parle donc ! — César, moi, je veux bien vous parler, si vous le désirez, fit une voix aiguë et dure derrière leur dos. Et ce que je vous raconterai devrait certainement vous ravir. » Il s’agissait d’un autre oracle, un petit bonhomme au faciès de rat, affecté d’un léger strabisme, vêtu d’une tunique jaune élimée, qui poussait maintenant l’audace jusqu’à tirer Maximilianus par la toge. Il avait vu un présage concernant Maximilianus, au moment où César avait pénétré sur la place du marché, dit-il, et ne voulait même pas être payé pour partager la nouvelle avec eux. Ni pour deux pièces de cuivre, ni même pour une seule. « Cela ne m’intéresse pas », dit brutalement Maximilianus avant de lui tourner le dos. Mais le petit devin n’accepta pas d’être ainsi repoussé. Il tourna autour de Maximilianus comme un écureuil affolé pour lui faire face à nouveau ; il s’adressa à César comme le fait le vulgaire devant un grand de ce monde : « J’ai lancé les os, César, et ils m’ont révélé votre avenir. J’y ai vu votre gloire. Vous êtes destiné à devenir un des plus grands héros de Rome ! Vous serez vénéré pendant des siècles. » Une colère noire fit perdre à Maximilianus toute contenance. Faustus ne l’avait jamais vu dans un tel état. « Comment oses-tu te moquer moi de la sorte ? » demanda César, les mots déformés par la colère. Son bras droit tremblait comme s’il se retenait de frapper. « Un héros, dis-tu ! Un héros ! Un héros ! » Le petit homme lui aurait craché au visage qu’il n’aurait pas été plus furieux. Mais le devin insista. « Mais si, seigneur, vous deviendrez un grand général qui écrasera les armées barbares comme de vulgaires coquilles vides ! Vous marcherez vers elles à la tête d’une puissante armée peu après avoir été nommé empereur et… » C’en était trop pour le prince. « Et empereur par-dessus le marché ! » hurla Maximilianus qui, au même moment, frappa violemment le pauvre bougre du revers de la main, ce qui l’envoya valser contre un établi derrière lequel l’autre oracle, celui à barbe blanche, s’était réfugié dans sa couardise. Maximilianus saisit le bonhomme par les épaules et lui administra une série de gifles qui firent valser la tête du gaillard de droite à gauche, jusqu’à ce que le sang lui coule de la bouche et du nez et que ses yeux deviennent vitreux. Faustus, d’abord figé par la stupeur, finit par s’interposer. « Maximilianus ! lança-t-il, en essayant d’attraper la main de César. Seigneur – je t’en prie – ce n’est pas correct… » Il fit un signe à bar-Heap, et l’Hébreu vint l’aider à saisir Maximilianus par l’autre bras. Ils finirent par le faire reculer. Un silence de plomb s’abattit dans le hall. Les sorciers et leurs bonimenteurs avaient cessé toute activité, le regard figé par un mélange de stupeur et d’horreur, sentiment partagé par Menandros. Le petit devin déguenillé, assis sur le banc, hagard, cracha une dent et lança comme un ultime défi désespéré : « Quoi qu’il vous en déplaise, Majesté, je dis la vérité : empereur. » Faustus et l’Hébreu durent redoubler d’efforts pour éloigner le prince de cet endroit avant qu’il ne cause d’autres ennuis. Faustus n’était pas habitué à voir Maximilianus se laisser aller à de tels accès de fureur. Le César avait l’habitude de tout prendre à la légère. Le monde était pour lui une vaste plaisanterie. Il avait toujours fait savoir que rien ni personne ne lui importait, pas même lui. Il se considérait trop cynique pour cela, trop léger, trop trivial, trop indifférent envers tout ce qui avait un tant soit peu d’importance, pour s’impliquer de manière significative quand les événements exigeaient ce genre de comportement. Pourquoi donc les paroles du devin l’avaient-elles mis dans un tel état ? Sa colère était disproportionnée par rapport à l’offense qui lui avait été faite, si offense il y avait eu. L’homme avait simplement cherché à le flatter. Un prince royal parmi nous : très bien, annonçons-lui qu’il deviendra un grand héros, allons jusqu’à lui dire qu’il sera empereur un jour. La deuxième hypothèse n’était, après tout, pas si improbable. Héraclius, destiné à monter sur le trône d’ici peu, pourrait bien mourir sans avoir mis de fils au monde, et on n’aurait d’autre choix que de demander à Maximilianus de lui succéder, même si Maximilianus n’en avait que faire. Dire à Maximilianus qu’il deviendrait un grand héros, c’était une autre affaire : voilà sans doute ce qui l’avait piqué au vif, songea Faustus. Nul doute qu’il était conscient de n’avoir ni de près ni de loin l’étoffe d’un héros, quoi qu’en dise un devin flagorneur. Conscient aussi que tout Rome voyait en lui, non un beau jeune homme promis à accomplir de grandes choses, mais le simple coureur de jupons, le joueur invétéré, l’indécrottable voyou qu’il se considérait lui-même. Il ne pouvait interpréter les propos du devin que comme autant de moqueries impertinentes plutôt que comme des flatteries. « Je pense que nous devrions rapidement nous trouver une échoppe, dit Faustus. Un peu de vin calmera ton sang bouillonnant, seigneur. » En effet, le vin, si mauvais qu’il fût, adoucit rapidement l’humeur de Maximilianus. Il en vint même à rire en secouant la tête en repensant à l’impudence du petit bonhomme au faciès de rat. « Un héros du royaume ! Moi ! Et empereur de surcroît ! Peut-on imaginer un oracle livrer de si mauvais présages ? — S’ils sont tous de cet acabit, dit bar-Heap, je ne pense pas que nous ayons à craindre la destruction de notre univers. Ces gens sont des clowns, pire même. Tout juste bons à divertir les imbéciles. — Une tâche bien utile, dans notre monde, je dois dire, nota Menandros. Il y a tant d’imbéciles, n’ont-ils pas le droit de se divertir, eux aussi ? » Faustus était moins loquace. L’épisode chez les sorciers et les bonimenteurs l’avait laissé d’humeur quelque peu maussade. Chose inhabituelle puisqu’il était en général plutôt quelqu’un d’enjoué ; sa compagnie joviale était chose précieuse pour César ; mais son attitude générale s’était ternie depuis l’arrivée de cet ambassadeur grec à Rome. Il se sentait submergé par une soudaine lassitude mentale. Ces dernières heures passées dans ce royaume souterrain de ténèbres et de lumières vacillantes en étaient la cause, sans aucun doute. Les temps où le prince et lui avaient pris du plaisir dans cet endroit étaient bien loin, mais ces deux jours passés dans ces anciens tunnels, dans ce mystérieux royaume peuplé de sons et de bruits inexplicables, d’êtres invisibles, de fantômes à l’affût, l’avaient rendu las et mal à l’aise. Ce monde souterrain privé de lumière était la Rome authentique, songea-t-il, un royaume sombre de magie et de terreur, théâtre de peurs et de sinistres présages. Le monde serait-il détruit par les flammes d’ici dix-huit ans, comme l’avait dit le vieil homme ? Sans doute que non. De toute façon, il avait peu de chances d’assister au spectacle. La fin de l’univers n’était pas pour bientôt, mais la sienne, oui : cinq ans, dix, quinze tout au plus, et il ne serait plus de ce monde, bien avant la catastrophe annoncée, le – quel mot avait employé le Grec ? – le grand ekpyrosis. Mais même si aucun brasier apocalyptique n’était en vue, l’Empire, lui, semblait bel et bien être en mauvais état. Les symptômes de cette maladie étaient partout visibles. Que le deuxième prétendant au trône puisse s’emporter aussi violemment à la simple perspective d’un tel événement en disait long sur l’étendue du mal. Le risque de voir les Barbares frapper aux portes de l’Empire d’ici peu, une génération après qu’ils eurent été censés être évincés à tout jamais, en disait long aussi. Nous nous sommes visiblement égarés en route. Faustus se remplit une autre coupe. Il savait qu’il buvait trop et trop vite : même sa panse proéminente avait ses limites. Mais le vin apaisait la douleur. Bois donc, mon vieux Faustus. Bois. Accorde au moins à ton pauvre corps un peu de réconfort. Eh oui, il se faisait vieux. Mais Rome l’était encore davantage. L’immensité du passé de la ville lui pesait sur les épaules. Les rues étroites, étouffées par les amoncellement d’ordures, qui menaient aux places prestigieuses et à leurs innombrables fontaines aux jets argentés, les palais des riches et des puissants, les statues à perte de vue, les obélisques, les colonnes rapportées de temples lointains, les trophées de centaines de conquêtes impériales, les restes d’une centaine de dieux étrangers et, quelque part au-dessus de tout cela, la vieille et immaculée Rome de l’ancienne république : l’histoire s’accumulant niveau après niveau sur douze siècles, le présent et le passé se superposant, bien que le passé soit toujours présent cependant – oui, songea-t-il, la route a été longue, et peut-être que maintenant que nous nous sommes créé un tel passé, l’avenir nous est limité, et que nous nous acheminons vers notre fin. Nous disparaîtrons dans notre mollesse, notre confusion, notre amour fatal pour le plaisir et la facilité. Cela le perturbait énormément. Mais pourquoi s’en souciait-il à ce point ? Il n’était lui aussi qu’un vieil et incorrigible plaisantin, ami d’un alter ego plus jeune que lui. Il avait toujours aimé prétendre ne se soucier de rien. Et pourtant, pourtant, il ne pouvait s’empêcher de penser que coulait en lui le sang royal du prodigieux Constantinus, l’un des plus grands empereurs. Le destin de l’Empire avait été une préoccupation majeure de Constantinus : il avait œuvré à sa tête des décennies durant, et l’avait sauvé de la destruction en lui créant une nouvelle capitale en Orient, une seconde fondation pour alléger le poids que Urbs Roma ne pouvait plus supporter seule. Et me voici, deux siècles et quart plus tard, gros chat fatigué à côté du lion qu’était mon ancêtre : mais je dois bien me soucier un peu du sort de l’Empire auquel il voua sa vie. Je le lui dois, plus qu’à moi-même. Sinon, se demanda Faustus énervé, à quoi bon avoir le sang d’un empereur dans mes veines ? « Tu es bien silencieux, mon vieux, dit Maximilianus. Est-ce à cause de mon esclandre un peu plus tôt ? — Un peu. Mais n’y pensons plus. — Alors, qu’est-ce qu’il y a ? — Je réfléchis. C’est un passe-temps pernicieux, que je regrette d’ailleurs. » Faustus plongea un regard sombre dans la coupe qu’il agita doucement. « Nous voici, dit-il, dans les boyaux de la ville, dans cette fange mystérieuse. J’ai toujours pensé que tout paraissait irréel ici, un peu comme un spectacle de foire. Et pourtant, en cet instant, cela me semble plus réel que tout ce qui se trouve à la surface. Ici, au moins, il n’y a pas de faux-semblants. C’est chacun pour soi, au milieu du grotesque et du fantastique, et aucun ne nourrit la moindre illusion. Nous savons pourquoi nous sommes ici et ce que nous avons à y faire. » Il leva un doigt vers la surface. « Pourtant là-haut, la folie règne en maître. Nous avons l’illusion que c’est le monde dans lequel prévaut la morne réalité, le monde de la puissance impériale et du pouvoir commercial romain, mais tous se comportent comme si tout cela n’avait aucune importance. Nous avons la tête dans le sable, comme ce gros volatile africain. Les Barbares sont à nos portes, mais nous ne faisons rien pour les arrêter. Et cette fois, ils nous avaleront. Ils envahiront la ville de marbre qui se trouve au-dessus de nos têtes, ils pilleront et brûleront, jusqu’à ce qu’il ne reste rien de Rome que ce monde souterrain, sombre, éternellement mystérieux, de dieux étranges et d’innommables monstruosités. Ce qui, je suppose, est la véritable Rome, la Ville éternelle des ténèbres. « Tu es saoul, dit Maximilianus. — Tu crois ? — Cet endroit n’est qu’un monde imaginaire, Faustus, et tu le sais très bien. C’est un lieu qui n’a pas véritablement de sens. » Le prince indiqua le ciel du doigt comme venait de le faire Faustus. « La véritable Rome, celle dont tu viens de parler, se trouve au-dessus de nous. Elle l’a toujours été et le sera toujours. Les palais, les temples, le Capitole, les murs. Solide, indestructible, impérissable. La Ville éternelle, en effet. Et les Barbares ne s’en empareront jamais. Jamais. Jamais. » Ce ton de voix non plus, Faustus n’y était pas habitué. Pour la deuxième fois, il venait d’être surpris par cette voix plus dure, plus claire, plus passionnée. On décelait aussi dans son regard une nouvelle intensité. Faustus l’avait déjà observée un jour plus tôt, lorsque le prince avait comparé les empereurs à des monstres de foire, des aberrations de la nature. Faustus comprit qu’une transformation avait commencé à s’opérer à l’intérieur de César au cours de ces deux derniers jours. Et aujourd’hui, la chose semblait sur le point d’éclore. Que nous arrivera-t-il alors, songea-t-il ? Il ferma les yeux un instant, hocha la tête, et sourit. Advienne que pourra. Ce qui doit arriver arrivera. Leur journée dans les Bas-Fonds s’acheva peu après. L’accès de colère de Maximilianus dans le hall des sorciers semblait avoir jeté un froid sur tout, même sur l’insatiable envie de Menandros d’explorer les moindres interstices des cavernes des Bas-Fonds. Le jour touchait à sa fin lorsque Faustus regagna sa demeure, ayant promis à Menandros qu’il dînerait avec lui un peu plus tard, dans la suite de l’ambassadeur au palais Séverin. Une surprise l’attendait. Le prince Héraclius s’était bel et bien rendu à son pavillon de chasse, et non sur la frontière, et le message que lui avait envoyé Faustus lui avait effectivement été transmis. Le prince regagnait Rome en ce moment même, son arrivée était prévue dans la soirée et il souhaitait rencontrer l’ambassadeur de Justinianus le plus tôt possible. Faustus s’empressa de se laver et d’enfiler une tenue habillée. La jeune Numide l’attendait, prête, mais Faustus la renvoya, il précisa aussi à sa femme de chambre qu’il se passerait de ses services ce soir. « Étrange journée, s’exclama Menandros à l’arrivée de Faustus. — En effet. — Votre ami le César semblait très contrarié par les propos de cet homme concernant son éventuelle accession au trône. L’idée lui déplaît-elle donc tant ? — Devenir empereur n’entre guère dans ses considérations. C’est Héraclius qui sera empereur. Il n’y a jamais eu de doute là-dessus. Il est de six ans son aîné : sa préparation à l’accession au trône était déjà bien avancée lorsque Maximilianus est né, et tous l’ont depuis toujours traité comme le digne successeur de son père. En ce qui concerne Maximilianus, son avenir lui réserve une vie peu différente de celle qu’il connaît déjà. Il ne s’est jamais imaginé dans la peau d’un régent potentiel. — Et pourtant le sénat pourrait fort bien nommer n’importe lequel des deux frères, si je ne me trompe ? — Le sénat pourrait même me nommer moi comme empereur, s’il le désirait. Ou même vous. Théoriquement, comme vous le savez, l’hérédité n’a rien à voir là-dedans. En pratique, les choses sont bien différentes. La voie qui doit mener Héraclius au trône est évidente. De plus, Maximilianus n’a aucune envie de devenir empereur. Être empereur exige un travail énorme, et Maximilianus n’a jamais travaillé de sa vie. Je crois que c’est ce qui l’a mis dans un tel état aujourd’hui, la perspective qu’un jour, il soit amené à devenir empereur. » Faustus connaissait désormais assez bien Menandros pour déceler le mépris à peine masqué que suscitaient ses paroles. Menandros savait parfaitement à quoi devait ressembler un empereur : un guerrier impitoyable arpentant inlassablement le monde, des terres de Dacie à celles de Thrace jusqu’aux frontières de la Perse, des côtes nordiques glaciales de la mer Pontique à quelque obscure destination quelque part en Afrique, exerçant sa domination en un clin d’œil sur tout ce qui l’entourait, cet immense réseau confus qu’était l’Empire d’Orient. Alors qu’ici, dans cet Occident toujours plus bouffi, qui s’apprêtait à demander à Justinianus de l’aider à repousser ses ennemis de toujours, l’empereur était à cet instant malade et reclus, le prétendant au trône à ce point excentrique qu’il avait quitté la ville au moment même où l’ambassadeur de Justinianus arrivait pour discuter de cette alliance dont l’Occident avait tant besoin, et le second prétendant à la couronne de laurier tellement rebuté par l’idée d’accéder à la grandeur impériale qu’il était prêt à rosser le premier avorton qui avait le malheur de lui suggérer cette éventualité. Les Occidentaux doivent être à ses yeux totalement inutiles, songea Faustus. Et il n’a peut-être pas tort. La discussion ne menait nulle part. Faustus y coupa court en lui annonçant que le prince Héraclius devait arriver dans la soirée. « Ah, dit Menandros. La situation doit s’arranger sur la frontière du nord. Tant mieux. » Faustus songea qu’il n’était pas dans ses fonctions de lui expliquer que le César n’avait pas eu le temps matériel de faire l’aller-retour entre la frontière et Rome en si peu de jours, qu’en réalité, il était simplement allé passer quelques jours dans son pavillon de chasse à la campagne. Héraclius serait parfaitement à même de mettre au point un quelconque baratin sans son aide. Faustus se contenta d’ordonner qu’on serve le dîner. Ils étaient en train de terminer le repas par des fruits et des sorbets, lorsqu’un messager vint leur annoncer l’arrivée du prince Héraclius à Rome, celui-ci sollicitant la présence de l’ambassadeur de Constantinopolis dans le hall de Marcus Anastasius au Palais impérial. La partie la plus proche de la série de bâtiments vieux de cinq cents ans qui constituaient le secteur impérial n’était qu’à une dizaine de minutes à pied. Mais Héraclius, avec son flair habituel pour le geste déplacé, n’avait pas choisi sa propre résidence, plutôt proche, mais l’immense salle dans laquelle le Grand Conseil se réunissait d’habitude, à l’autre bout de la partie nord du palais, au sommet du mont Palatin. Faustus envoya chercher deux litières pour les emmener au lieu du rendez-vous. Le prince s’était installé pompeusement au fond de la salle sur le siège qui faisait office de trône pour l’empereur quand le conseil se réunissait. Il était assis, le port impérial, attendant en silence que Menandros fasse l’inévitable et interminable parcours protocolaire à travers l’immense salle, Faustus le suivant, maladroit et bougon. L’espace d’un instant, Faustus se demanda si, à son insu, l’empereur n’était pas mort durant la journée, et si Héraclius n’était pas revenu à Rome pour prendre la place de son père. Mais quelqu’un l’aurait sûrement averti le cas échéant. Menandros connaissait son métier. Il fit une révérence au prince, tout dans ses gestes étant approprié. En se redressant, il vit Héraclius se lever à son tour et lui tendre la main afin qu’il embrasse son imposante chevalière. Ce que fit Menandros. L’ambassadeur livra ensuite un court discours, bien senti, pour présenter ses hommages et ses vœux de bonne santé de la part de l’empereur Justinianus à son collègue royal l’empereur Maximilianus et à son fils le César Héraclius, sans omettre de le remercier pour l’hospitalité qu’il avait reçue jusqu’à présent. Il remercia chaleureusement Faustus mais – et fort habilement selon Faustus – ne fit aucune mention du rôle qu’avait joué le prince Maximilianus. Héraclius l’écouta impassiblement. Il paraissait fébrile et lointain, bien plus qu’à l’ordinaire. Faustus n’avait jamais porté l’héritier royal dans son cœur. Héraclius était quelqu’un de rigide, tendu, mal à l’aise même dans les meilleures circonstances : un homme somme toute complètement inconsistant qui ne possédait en rien l’aisance athlétique de son cadet. Son regard aussi était froid, et ses lèvres perpétuellement pincées, signe d’un manque d’humour évident. Il était difficile de croire qu’il était bien le fils de son père. L’empereur Maximilianus, dans sa prime jeunesse, ressemblait davantage à son homonyme d’aujourd’hui : un beau jeune homme à l’allure élancée, aux cheveux roux flamboyants et aux yeux bleus rieurs. Héraclius, en revanche, avait les cheveux bruns, là où il en avait encore, et des yeux noirs comme la suie qui étincelaient sous d’épais sourcils dans son visage blafard inexpressif. La rencontre ne déboucha sur rien de concret. Le prince et l’ambassadeur savaient tous les deux que ce n’était pas au cours de ce premier contact qu’il convenait de parler du mariage royal ni de l’alliance militaire entre les deux empires, mais Faustus demeura tout même impressionné par la vacuité de la conversation. Héraclius proposa à Menandros d’assister aux combats de gladiateurs dans la semaine, fit une vague allusion à ses ancêtres étrusques et à leurs croyances religieuses, qu’il avait eu l’occasion d’étudier, et parla brièvement d’une pièce grecque idiote présentée à l’odéon d’Agrippa Ligurinus une semaine plus tôt. En revanche, il ne fit aucune allusion aux hordes barbares qui se pressaient le long de la frontière. Ni à la grave maladie de son père. Ni à son amitié profonde avec Justinianus, rien. Il aurait tout aussi bien pu parler du temps qu’il faisait. Menandros répondait à cette banalité par la même banalité. Faustus savait qu’il ne pouvait rien faire d’autre. Le César Héraclius devait mener le débat, pour le moment. Puis, Héraclius mit abruptement fin à la discussion. « J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir très bientôt. » C’est ainsi que le prince conclut un peu arbitrairement la visite, d’une manière tellement impromptue qu’elle surprit même le pourtant alerte Menandros, au point que Faustus crut entendre un soupir d’étonnement chez ce dernier. « Je dois, à mon grand regret, m’absenter encore demain. Mais à mon retour, dès que l’occasion se présentera… » Et il tendit de nouveau son anneau pour le baiser protocolaire. Menandros, une fois dehors pour y attendre leur litière, s’adressa à Faustus : « Cher ami, puis-je vous parler en toute franchise ? » Faustus s’esclaffa. « Laissez-moi deviner. Vous trouvez le César peu engageant. — C’est plus ou moins ce que j’allais dire, en effet. Il est toujours comme ça ? — Oh non, d’habitude il est pire. Si vous voulez mon avis, je pense qu’il a fait un gros effort pour vous. — Je vois. Très intéressant. Et c’est lui qui est destiné à devenir le futur empereur de l’Occident. Vous savez, la réputation du César Héraclius de n’être guère agréable nous est parvenue jusqu’à Constantinopolis. Malgré tout, je ne m’attendais pas à ça. — Est-ce le fait d’embrasser sa bague qui vous a dérangé ? — Non, pas du tout. Lorsqu’on est ambassadeur, on doit s’attendre à faire preuve d’une certaine déférence, au moins devant l’empereur. Et devant son fils, je suppose, s’il le demande. Non, Faustus, ce qui m’a frappé ce serait plutôt – comment dire ? – laissez-moi réfléchir… » Menandros marqua une pause. Il scruta les ténèbres, en direction du Forum et du Capitale de l’autre côté de la vallée. « Vous savez, dit-il enfin, je suis relativement jeune, mais j’ai suffisamment étudié l’histoire impériale de l’Orient comme de l’Occident, et je pense savoir ce dont ne peut se passer un empereur digne de ce nom. Nous avons un nom en Grèce pour cela – charisma, vous connaissez ce mot ? – il ressemble à votre mot latin virtus, bien que son sens soit légèrement différent – il désigne la qualité requise indispensable. Mais il y a différents types de charisme. On peut très bien régner par la force de sa personnalité, un mélange d’intimidation et de crainte que l’on dégage. — Justinianus en est un parfait exemple, ou jadis Vespasianus, ou encore Titus Gallius. On peut aussi régner en combinant une farouche détermination personnelle et la ruse – comme le faisait le grand Augustus, ou Dioclétianus. On peut aussi faire preuve de grâce et de sagesse – disons, comme Hadrianus ou Marcus Aurelius. On peut aussi gagner la consécration par sa valeur militaire : je pense dans ce cas précis à Trajan, Gaius Martius et à vos deux empereurs qui ont porté le nom de Maximilianus. Mais… » Menandros marqua une autre pause, cette fois-ci il prit une profonde inspiration avant de continuer. « Quand on ne possède ni la grâce, ni la sagesse, ni la valeur, ni la ruse, ni la capacité de susciter la crainte et le respect… — Je pense qu’Héraclius sera capable d’inspirer la crainte, dit Faustus. — La crainte, peut-être. N’importe quel empereur est capable de faire cela, du moins pendant un certain temps. Comme Caligula, hein ? Néron. Domitianus. Commodus. — Tous ceux que vous venez de citer ont fini par être assassinés, il me semble. — Oui, en effet. » Leurs litières étaient arrivées. Menandros se tourna vers lui et lui renvoya un sourire serein, un peu étrange. « Il est curieux, ne trouvez-vous pas, mon cher Faustus, que les deux frères royaux soient si différents l’un de l’autre, que celui qui possède ce charisme dont je parlais soit si peu intéressé de servir à la tête de son Empire, et que celui qui est destiné à accéder au trône en soit tellement dépourvu ? Quelle perte : pour eux, pour vous, peut-être même pour le monde ! Cela semble être un de ces petits tours que les dieux aiment à nous jouer, hein, mon ami ? Mais ce qui amuse les dieux ne nous amuse guère parfois. » Il n’y eut pas de visite des Bas-Fonds le jour suivant. Menandros envoya un messager annoncer qu’il ne quitterait pas ses quartiers de la journée, ayant de la correspondance à préparer à destination de Constantinopolis. Le César Maximilianus, quant à lui, fit prévenir Faustus qu’il n’aurait pas besoin de sa présence aujourd’hui. Faustus consacra donc la journée à s’occuper de paperasseries administratives qui s’accumulaient régulièrement dans son bureau, à tenir le conseil hebdomadaire avec les autres fonctionnaires de la Chancellerie, à tremper de longues heures dans les bains publics, et enfin à dîner en tête à tête avec la jeune Numide aux yeux clairs qui le regarda sans un mot à l’autre bout de la table pendant une bonne heure et demie, sans vraiment toucher à son repas – elle avait un appétit d’oiseau, un tout petit oiseau – puis l’accompagna à sa couche le repas terminé. Après son départ, Faustus resta au lit à lire des livres au hasard, un recueil de pièces de Sénèque, le sanglant Thyeste, où il arriva à un passage qu’il aurait préféré ne pas lire ce soir-là : « Je vis dans la peur que l’univers tout entier ne s’effondre en une multitude de fragments, et que ce chaos terrasse les dieux et les hommes, que la terre et la mer soient englouties par les planètes égarées dans les deux. » Faustus resta rivé sur ces mots jusqu’à ce qu’ils deviennent flous. Les lignes suivantes apparurent alors : « De toutes les générations, le sort a décidé que c’était la nôtre qui méritait ce funeste destin, celui d’être écrasée par les débris du ciel » Voilà qui était une lecture bien mal choisie pour la nuit. Il reposa le rouleau de parchemin et ferma les yeux. Une journée de plus dans la vie de Faustus Flavius Constantinus César. Les Barbares se pressent à nos frontières, l’empereur se meurt un peu plus chaque jour, et l’héritier du trône se promène quelque part dans les bois à planter des lances dans de pauvres bêtes pendant que le vieux Faustus se démène dans des paperasseries officielles sans intérêt, passe la moitié de son temps dans l’eau chaude d’immenses bassins en marbre, profite des charmes d’une jeune fille à la peau sombre et tombe sur de sinistres présages lorsqu’il essaye de lire quelques lignes avant de s’endormir. Le jour suivant vit l’arrivée d’un des esclaves de Menandros l’informant du désir de l’ambassadeur de se livrer à une troisième exploration de la ville souterraine dans l’après-midi. Menandros faisait savoir qu’il tenait tout particulièrement à voir la chapelle de Priape et le bassin du Baptai et éventuellement les catacombes des prostituées sacrées de Chaldée. Le tempérament de l’ambassadeur semblait avoir pris un ton nettement plus licencieux. Faustus s’empressa de contacter Maximilianus pour l’informer des projets du jour et lui demander de faire appel une nouvelle fois à Danielus bar-Heap en qualité de guide. « Fais-moi savoir avant la sixième heure où tu souhaites nous rencontrer », concluait Faustus dans sa missive. Mais midi passa et aucune nouvelle ne lui parvint. Une deuxième missive n’eut pas plus de succès. Il était bientôt l’heure pour Faustus d’aller chercher l’ambassadeur au palais Séverin. Il semblait être l’unique accompagnateur désigné de Menandros pour l’expédition du jour. Mais cela n’avait rien d’engageant pour Faustus, il se sentait d’humeur trop maussade ce matin, trop triste, trop morose. Il avait besoin de la compagnie joyeuse de Maximilianus pour l’aider à supporter cette corvée. « Emmenez-moi chez le César », ordonna-t-il à ses porteurs. Maximilianus l’accueillit les yeux rouges, avec une vieille tunique trouée, il ne s’était visiblement ni lavé, ni rasé et semblait surpris de le voir là. « Qu’y a-t-il, Faustus ? Pourquoi te présentes-tu ici sans avoir été annoncé ? — Je t’ai envoyé deux messages depuis ce matin, César. Nous devons accompagner l’ambassadeur pour visiter de nouveau les Bas-Fonds. » Le prince haussa les épaules. Il n’avait visiblement pas été averti. « Je ne suis réveillé que depuis une heure. Et je n’ai dormi que trois heures. La nuit a été rude. Mon père est mourant. — Oui. Bien sûr. Nous sommes tous au courant de la triste nouvelle depuis quelque temps et nous en sommes tous désolés, dit mielleusement Faustus. Ce sera certainement une délivrance pour Sa Majesté lorsque ses souffrances… — Je n’ai pas dit qu’il était souffrant, je dis qu’il vit ses dernières heures, Faustus. J’ai été à son chevet toute la nuit au palais. » Faustus cligna les yeux de surprise. « Ton père est à Rome ? — Bien sûr. Où croyais-tu qu’il était ? — On a dit qu’il était à Capri, en Sicile, voire même en Afrique… — Ce sont là des racontars tout juste bons pour les imbéciles. Il est ici depuis des mois, depuis son retour des thermes de Baiae. Tu l’ignorais sans doute ? Ne recevant que la visite de quelques proches, à cause de son état fragile, même la plus petite conversation l’épuisait. Mais hier, vers midi, il a eu une sorte de crise. Il s’est mis à vomir un sang noir, suivi de convulsions terribles. On a fait venir tous ses médecins. Toute une armée, chacun d’eux ayant la ferme intention d’être celui qui lui sauverait la vie, même s’il fallait le tuer en essayant. » Dans un état d’excitation maladive, Maximilianus se mit à faire l’énumération de tous les remèdes qui avaient été employés : applications de graisse de lion, boissons à base de lait de chienne, grenouilles bouillies au vinaigre, cigales séchées dissoutes dans le vin, figues farcies au foie de souris, langues de dragons bouillies à l’huile, œil de crabe d’eau douce et autres cures aussi exotiques que coûteuses, toute une pharmacopée – suffisamment de remèdes en tout cas, songea Faustus, pour achever un homme en bonne santé. Mais ils ne s’étaient pas arrêtés là. Ils lui avaient fait une saignée. Ils l’avaient trempé dans des bains de miel saupoudré de poudre d’or. Ils l’avaient recouvert de boue tiède provenant des flancs du Vésuve. « Et ils ont réservé le plus absurde pour la fin, juste avant l’aube, continua Maximilianus. Une jeune vierge dut lui tenir la main en invoquant Apollon par trois fois pour empêcher la progression de la maladie. C’est déjà un miracle qu’ils aient pu trouver une vierge dans un délai aussi court. Je suppose qu’ils pouvaient toujours en créer une par décret rétroactif. » Le prince afficha un rictus sauvage. Mais Faustus vit qu’il ne s’agissait là que d’une contenance qu’il se donnait, un suprême effort pour afficher un cynisme calme que Faustus était supposé attendre de lui : les yeux rougis par les larmes du César étaient ceux d’un jeune homme peiné par les souffrances de son père bien-aimé. — Tu crois qu’il risque de mourir aujourd’hui ? — Je ne le pense pas. Les docteurs m’ont dit que ses forces étaient encore prodigieuses, même en ce moment. Il peut tenir encore un jour, peut-être même deux ou trois, mais guère plus. — Et ton frère est avec lui ? — Mon frère ? » Maximilianus parut surpris. « Tu m’as dit toi-même qu’il était à son pavillon de chasse ! — Il est rentré avant-hier soir. Il a reçu le Grec en audience dans le hall Marcus Anastasius. J’y ai moi-même assisté. — Non, murmura Maximilianus. Non. Le salaud ! Le salaud ! — L’audience n’a pas duré plus d’un quart d’heure, à mon avis. Il lui a ensuite annoncé qu’il quittait la ville le lendemain matin, mais j’imagine que dès qu’il a appris que ton père était aussi souffrant… » Faustus comprit aussitôt et se figea, incrédule. « Tu veux dire que tu ne l’as pas vu de la journée ? Il n’est pas allé rendre visite à ton père à un moment ou à un autre ? » L’espace d’un instant, aucun des deux hommes ne fut capable de prononcer le moindre mot. Maximilianus finit par rompre le silence. « La mort lui fait peur. La vue, l’odeur, l’idée même de la mort. Il ne supporte pas d’être en contact avec quelqu’un de malade. Et il s’est particulièrement appliqué à s’éloigner de l’empereur depuis que celui-ci est tombé malade. De toute façon, il s’est toujours foutu royalement de mon père. C’est tout à fait dans son caractère que de venir à Rome, de dormir sous le même toit que le vieux, et de ne même pas faire l’effort de prendre de ses nouvelles, encore moins d’aller lui rendre visite, et de repartir le lendemain matin. Ainsi, il ne serait jamais informé que la fin était proche. Quant à moi, je ne m’attendais pas à ce qu’il daigne me contacter pendant qu’il était ici. — On devrait le faire rappeler à Rome. — Oui. On devrait. Comme tu peux t’en douter, il est amené à devenir empereur d’ici un jour ou deux. » Maximilianus renvoya à Faustus un regard éteint. La fatigue semblait l’avoir vidé. « Tu veux bien t’en occuper, Faustus ? Rapidement. Pendant ce temps, je vais aller me laver et m’habiller. Le Grec doit attendre qu’on l’emmène en bas, non ? » Faustus se figea. « Tu veux dire que tu veux y aller maintenant, aujourd’hui ? Alors que… ton père… ? — Pourquoi pas ? Il n’y a rien que je puisse faire pour le vieux dans l’immédiat, non ? Et ses docteurs m’ont assuré qu’il tiendrait encore un jour. » Une étrange froideur émana brusquement du César. Faustus éprouva aussitôt l’envie d’échapper à cette émanation. C’est d’une voix perçante et froide que Maximilianus s’exprima : « De toute façon, ce n’est pas moi qui suis censé devenir empereur. C’est à mon frère qu’il incombe d’attendre les rênes du pouvoir, pas à moi. Envoie un messager l’avertir qu’il ferait mieux de se dépêcher de rentrer, et allons prendre un peu de bon temps, toi, moi et le Grec. Ce sera peut-être la dernière fois avant longtemps. Il était impossible de mettre la main sur l’Hébreu dans un délai aussi court, ils devraient donc se passer de sa précieuse assistance pour la sortie du jour. Cela rendait Faustus nerveux, car se faufiler dans la chapelle de Priape n’était pas sans danger et il aurait préféré avoir le puissant et courageux bar-Heap à leur côté s’ils devaient se retrouver en situation périlleuse. En revanche, cela ne paraissait pas inquiéter Maximilianus. Le prince semblait être de disposition particulièrement impétueuse, chose rare chez lui, surtout à cette heure-ci de la journée. La colère provoquée par l’absence de son frère et le poids de la maladie de son père le rendaient en effet très tendu, on avait là un homme visiblement sur le point d’exploser. Mais il paraissait adopter un comportement relativement calme tandis qu’il menait le groupe vers la rampe qui descendait aux Bas-Fonds le long des bains de Constantinus jusqu’à la grotte où se déroulaient les rites dédiés à Priape. Le couloir était bas de plafond, les murs suintants d’humidité, provoquant ici et là des traces de moisissure verdâtre. Au fur et à mesure qu’ils approchaient de leur but, l’enthousiasme de Menandros se manifestait de manière de plus en plus puérile, à tel point que Faustus ne savait s’il devait en éprouver de l’amusement ou du mépris. N’avaient-ils donc plus aucun de ces cultes obscurs à Constantinopolis ? Justinianus était-il d’un tempérament à ce point sévère qu’il les avait tous bannis, alors que sa propre femme, Théodora, une ancienne actrice, était, selon les dires, d’une parfaite immoralité ? « Par ici, murmura Maximilianus, en indiquant une ouverture dans le mur de la grotte, une simple fissure dans la roche. Ceci nous conduira au-dessus de la chapelle, nous y aurons une bonne vue d’ensemble. Mais faites bien attention à ne pas faire de bruit. Si l’un d’entre nous éternue, on sera faits comme des rats, car c’est la seule issue, et ils nous attendrons à la sortie, hache à la main, s’ils s’aperçoivent que nous les avons espionnés. » Le passage montait subitement en pente abrupte. Il était impossible à des hommes aussi grands que Maximilianus ou Faustus de se tenir debout, Menandros en revanche y arrivait sans problème. Le jeune et agile Maximilianus se déplaçait sans difficulté, mais pour Faustus, plus lourd et donc plus lent, le moindre pas était un calvaire. Il se mit rapidement à haleter et à transpirer. Il en cogna sa lanterne contre le mur, choc dont le bruit résonna dans le couloir, ce qui lui valut un sifflement et un regard lourd de reproche de la part de Maximilianus. Il leur fallut peu de temps avant d’avoir la confirmation qu’une cérémonie avait effectivement lieu : un claquement de cymbales, des roulements de tambour, les cris stridents des trompettes, les sifflements perçants des flûtes. Lorsqu’ils arrivèrent à l’endroit où l’on était le mieux à même de voir la scène qui se déroulait plus bas, Maximilianus leur fit signe de poser les lanternes afin que l’on ne repère pas leurs lueurs depuis l’autel et installa Menandros là où la vue était la meilleure. Faustus n’essaya même pas de jeter un œil. Il n’avait que trop assisté à ce genre de spectacle : les murs décorés de fresques érotiques tape-à-l’œil, l’imposant autel élevé en l’honneur du dieu du plaisir, et l’effigie de Priape, lui-même assis avec son énorme phallus dressé telle une colonne en travers des jambes. Une demi-douzaine d’adoratrices, principalement, dansaient devant l’imposante statue. Leurs corps peints et enduits d’huile ; une lueur folle se lisait dans leurs regards ; les narines étaient dilatées, les lèvres retroussées dans un infâme rictus, et les poitrines des danseuses se balançaient de ci de là tandis qu’elles dansaient et sautillaient sur place. Des chants s’élevaient sur des rythmes saccadés : « Viens à moi, ô Priape, telle la lumière du soleil à l’aube du jour. Viens, ô Priape, et accorde-moi tes faveurs, ta substance, ton élégance, ta beauté, tes délices. Dans les deux ton nom est LAMPTHEN — OUOTH OUASTHEN — OUTHIO AMENOTH — ENTHOMOUCH. Je sais les formes que tu peux prendre : à l’est, celle d’un ibis, à l’ouest, celle d’un loup, au nord, celle d’un serpent, et au sud, celle d’un aigle. Viens à moi, Priape – viens à moi, Priape viens… » Les femmes montaient vers l’autel une à une, embrassaient le bout du phallus tout en le caressant de manière lascive. « Priape, je t’invoque ! Accorde-moi tes faveurs, tes formes, ta beauté ! Accorde-moi le plaisir. Car tu fais partie de moi et moi de toi. Tu portes mon nom et moi le tien. » Un tonitruant et démoniaque grondement de tambour se fit entendre. Faustus savait ce que cela signifiait : l’une des adoratrices venait de chevaucher la statue du dieu. Menandros, le regard braqué, était un peu trop penché vers l’avant. À ce stade de la cérémonie, il y avait peu de chance que l’un des participants levât la tête en l’air et finît par le remarquer, mais il risquait de glisser et chuter au beau milieu de la mêlée. Ce genre de chose était déjà arrivé. La peine encourue pour avoir espionné les rites des adorateurs de Priape était une mort certaine. Faustus se pencha pour le saisir, mais Maximilianus l’avait devancé et le tira vers lui. Bien qu’une surveillance discrète fut interdite lors de ces rites, les hommes n’en étaient pas exclus pour autant. Faustus savait qu’un certain nombre d’esclaves vigoureux attendaient dans les coulisses. Bientôt la prêtresse de Priape leur ferait signe et l’orgie pourrait alors commencer. Ils durent pratiquement traîner Menandros pour le retour. Il était accroupi devant l’ouverture tel un jeune garçon prêt à découvrir enfin les secrets les plus intimes de la féminité, et même lorsque les choses en étaient arrivées à un stade qui aurait satisfait plus d’un homme, Menandros voulait en voir toujours plus. Faustus était impressionné par sa soif insatiable. Il n’arrivait même plus à se souvenir lui-même du temps où il trouvait neuf et exotique ce qui se déroulait un peu plus bas, et il était difficile de comprendre la curiosité passionnée de Menandros pour quelque chose d’aussi banal que quelques copulations orgiaques. Faustus songea que la cour de l’empereur Justinianus devait avoir une haute considération des valeurs de chasteté et de propriété. Mais il avait cependant entendu dire le contraire. Ils finirent par tirer l’ambassadeur de là, et se dirigèrent vers la destination suivante, choisie par ce dernier, le bassin du Baptai. « Je vais vous attendre ici, dit Faustus, alors qu’ils arrivaient devant l’escalier en colimaçon qui plongeait vers le sombre gouffre où se déroulaient les rites de ce culte d’immersion. Je suis trop gros et trop lent pour ce genre de sport. » Il savait que c’était un endroit envoûtant : avec ses murs lisses taillés dans la roche, parsemés de mosaïques iridescentes en verre blanc, rouge et vert, mises en valeur par quelques touches ici et là de peinture dorée, représentant des scènes de Diane la chasseresse, de colombes lovées les unes contre les autres, de Cupidons se baignant parmi les cygnes, de nymphes voluptueuses et de satyres déchaînés. Mais l’air y était lourd et moite, l’interminable escalier en colimaçon en pierres humides et glissantes serait un calvaire pour ses vieilles jambes. Et le dernier palier épuisant de cette longue descente, celui qui allait de la salle des mosaïques à l’insondable bassin sombre situé au niveau le plus bas, serait sans aucun doute au-dessus de ses forces. Et bien entendu, la perspective de la remontée suffisait à anéantir ses dernières velléités. Il patienta donc. Un rire perçant remonta jusqu’à lui du fond des ténèbres. Là-bas on vénérait la déesse Bendis de Thrace, un démon vulgaire aux cheveux plats dont les adorateurs étaient tous des dévergondés ; on pouvait d’ailleurs assister à une cérémonie à toute heure du jour ou de la nuit, un rituel qui comprenait le lot habituel d’orgies avec comme point d’orgue le plongeon du baptême dans le bassin glacial où Bendis se tient prête à absoudre les péchés récents et ceux à venir de tous ceux qui s’y trempent. Ce n’était pas un culte secret. Tous y étaient les bienvenus. Mais le culte de Bendis n’avait plus rien de mystérieux pour Faustus. Il avait suffisamment goûté à ce baptême glacial dans sa vie ; il pouvait aujourd’hui s’en passer. Et les soins prodigués par sa petite Numide Olathea suffisaient à assouvir ses ardeurs déclinantes. Un long moment passa avant qu’il voie réapparaître Menandros et Maximilianus des profondeurs. Ils ne dirent pas grand-chose à leur sortie, mais il était clair d’après le regard triomphant et empourpré du petit Grec qu’il avait trouvé là les extases auxquelles il s’attendait en allant visiter l’autel du Baptai. L’heure était maintenant aux putains de Chaldée, au plus profond de la cité souterraine, parmi la concentration de galeries sous le Circus Maximus. Menandros semblait avoir entendu dire beaucoup de choses sur ces femmes, dont une grande partie n’avait rien d’exact. « Il ne faut pas les appeler des putains, vous savez, expliqua Faustus. Ce sont des prostituées – des prostituées sacrées. — J’apprécie la nuance, dit le Grec avec un sourire forcé. — Ce qu’il veut dire, dit le César, c’est que ce sont toutes des femmes d’une certaine classe sociale, elles appartiennent à un culte qui nous vient de Babylone. Certaines d’entre elles sont même de descendance babylonienne, bien que la plupart ne le soient pas. Toujours est-il que les femmes appartenant à ce culte doivent à un moment donné de leur vie, entre – quel âge déjà, Faustus, seize ans et trente ans ? – dans ces eaux là – se rendre au sanctuaire de leur déesse pour y attendre qu’un étranger passe par là et les choisisse pour la nuit. Il lance une pièce d’argent et la femme doit l’accompagner, aussi laid ou repoussant soit-il. Et par cet acte elle remplit ses obligations envers sa déesse avant de retourner à une vie de pureté innocente. — Je crois savoir que certaines d’entre elles retournent plusieurs fois accomplir leur devoir, ajouta Faustus. Par ferveur excessive, je suppose. À moins que, bien sûr, elles ne le fassent que par pur plaisir de rencontrer des inconnus. — Je dois absolument voir cela », dit Menandros. Il rayonnait de nouveau de cet enthousiasme puéril. « Des femmes vertueuses, dites-vous ? Des femmes et des filles de bonne réputation ? Et elles sont obligées de s’offrir ainsi ? Elles ne peuvent refuser sous aucun prétexte ? Justinianus aura du mal à le croire. — C’est propre à l’Orient, dit Faustus. Cela nous vient de la Chaldée babylonienne. Il est surprenant que vous n’ayez pas cela dans votre capitale. » Cela sonnait faux. D’après tout ce qui avait été rapporté à Faustus, Constantinopolis n’avait rien à envier à Rome comme vivier de cultes orientaux. Il se prit à se demander s’il n’y avait pas quelque raison d’État derrière la volonté de Menandros de dépeindre l’Empire d’Orient comme un modèle de piété et de vertu. Cela était peut-être en rapport avec les termes du traité que Menandros était venu négocier. Il n’en voyait cependant pas le lien immédiat. Mais ils n’eurent pas ce jour-là l’occasion de voir les prostituées sacrées de Chaldée. Ils étaient à peine à mi-chemin dans les Bas-Fonds lorsqu’ils perçurent une clameur provenant de la Via Subterranea devant eux et tandis qu’ils approchaient de la vaste artère, ils furent en mesure d’en discerner quelques paroles. Les cris étaient étouffés et confus, mais ils semblaient dire : « L’empereur est mort ! L’empereur est mort ! — Est-ce possible ? s’interrogea Faustus. Ai-je bien entendu ? » Mais cette fois une voix masculine se dégagea du lot, tel un grondement de buffle : « L’EMPEREUR EST MORT ! L’EMPEREUR EST MORT ! » Il n’y avait désormais plus de doute quant à son sens. « Déjà, murmura Maximilianus, d’une voix d’outre-tombe. Ça ne devait pas arriver aujourd’hui. » Faustus lança un coup d’œil au César. Son visage était livide, comme s’il avait passé toute sa vie dans ces grottes souterraines, et ses yeux possédaient une lueur brillante et dure qui leur donnait l’apparence de deux saphirs polis. Ce regard de pierre était difficile à soutenir. Un homme vêtu d’une tunique jaune comme en portent les prêtres asiatiques vint vers eux en courant, l’esprit détraqué par la peur. Il heurta Maximilianus en se faufilant dans le couloir étroit et essaya de forcer le passage d’un coup d’épaule, mais le César le saisit par les poignets pour l’immobiliser et, les yeux dans les yeux, exigea d’être informé. « Sa Majesté… » L’homme en perdait le souffle, les yeux exorbités. Il zézayait comme le font les Syriens. « Mort. On vient d’allumer des bûchers devant le palais. Les prétoriens sont dans les rues pour maintenir l’ordre. » Maximilianus étouffa un juron puis repoussa le Syrien avec une telle violence que l’homme percuta le mur opposé. Il se tourna vers Faustus. « Je dois retourner au palais. » Il n’en dit pas plus, et laissa Faustus et Menandros plantés là tandis qu’il remontait la Via Subterranea à grandes enjambées. Menandros semblait bouleversé par la nouvelle. « Nous ne devrions pas rester ici non plus, dit-il. — Non. En effet. — Devons-nous retourner au palais ? — Ce pourrait être dangereux. Lorsqu’un empereur meurt et que son héritier n’est pas présent, tout peut arriver. » Faustus passa son bras autour de celui du Grec. Ce qui parut surprendre Menandros, mais il réalisa rapidement que cela avait pour but d’éviter qu’ils ne se retrouvent séparés dans la foule qui montait de la ville souterraine. Ainsi reliés, ils se dirigèrent vers la sortie la plus proche. La nouvelle avait déjà fait le tour de la ville, et des hordes de gens se précipitaient çà et là. Faustus, dont le cœur battait la chamade à cause de l’effort, se déplaçait aussi vite qu’il lui était possible, traînant littéralement Menandros avec lui, jouant de son gabarit pour se frayer un chemin dans la foule. « L’empereur est mort ! » En sortant dans la lumière aveuglante, Faustus put constater l’expression hagarde qui se lisait sur tous les visages. Lui-même était quelque peu sous le choc, bien que la mort de l’empereur Maximilianus ne fut pas vraiment inattendue. Le vieil homme était sur le trône depuis plus de quarante ans, un des plus longs règnes de l’histoire romaine, plus long encore que celui d’Augustus, égalé peut-être par son propre grand-père, le premier Maximilianus. Ces empereurs étrusques vivaient vieux. Faustus était un jeune homme encore mince la dernière fois que le trône impérial avait changé de main et, ce jour-là, la succession s’était bien déroulée, le magnifique jeune prince qui devait devenir Maximilianus II était présent au chevet de son père pour l’assister dans ses derniers instants, avant de rejoindre aussitôt le temple de Jupiter Capitolinus pour y recevoir l’hommage du sénat et accepter les insignes et titres qui lui revenaient. La situation était différente aujourd’hui. Il n’y avait pas de magnifique jeune prince prêt à prendre sa place sur le trône, seulement le lamentable prince Héraclius, et celui-ci sous de fallacieux prétextes avait trouvé le moyen de ne pas être dans la capitale le jour de la mort de son père. On assistait parfois à des surprises de taille lorsque le trône se trouvait brusquement vacant et que le prince héritier n’était pas dans les parages pour réclamer son titre. C’est ainsi que Claudius, handicapé et affecté d’un bégaiement, s’était retrouvé empereur après l’assassinat de Caligula. C’était ainsi que Titus Gallius avait acquis le pouvoir après la mort de Caracalla. C’est d’ailleurs de la même manière que le premier Étrusque arriva au pouvoir, lorsque Theodosius, ayant survécu à son propre fils Honorius, s’était finalement éteint en 1168. Qui pouvait prédire de quelle manière le pouvoir changerait de mains à Rome avant la fin de la journée ? Il était désormais de la responsabilité de Faustus de ramener l’ambassadeur de Justinianus au palais Séverin où il serait en sécurité, avant de rejoindre la chancellerie et y attendre la suite des événements. Mais Menandros ne semblait pas se rendre compte de la gravité de la situation. Il était fasciné par le tumulte de la rue et, en touriste inconscient qu’il était, il voulait se rendre au Forum pour être au plus près de l’action. Faustus dut aller au-delà des limites de la courtoisie diplomatique pour l’obliger à abandonner cette idée saugrenue et lui faire prendre le chemin de ses propres quartiers. Menandros accepta à contrecœur, mais uniquement après avoir assisté au spectacle d’une phalange de prétoriens se frayant un chemin dans la foule en assommant tous ceux qui se comportaient de manière indécente. Faustus fut le dernier des officiels de la Chancellerie à arriver aux quartiers généraux administratifs situés en face du palais royal. Le chancelier, Licinius Obsequens, l’accueillit froidement. « Où étiez-vous passé, Faustus ? — J’étais avec l’ambassadeur Menandros, je lui faisais visiter les Bas-Fonds », répondit Faustus tout aussi froidement. Il ne portait guère dans son cœur Licinius Obsequens, un riche Napolitain qui s’était frayé son chemin dans la hiérarchie grâce à quelques pots-de-vin, et il sentait que de toute façon, ni lui ni Licinius Obsequens ne garderaient leur poste à la Chancellerie. « L’ambassadeur avait très envie de visiter le temple de Priape et d’autres endroits du même genre, ajouta-t-il avec une pointe de malice. On l’y a donc emmené. Comment pouvais-je deviner que l’empereur allait mourir aujourd’hui ? — « On », Faustus ? — Le César Maximilianus et moi-même. » Les yeux jaunes de Licinius se plissèrent. « Bien entendu. Votre bon ami, le César. Et où se trouve-t-il à présent, si je puis me permettre ? — Il nous a quittés dès que la nouvelle de la mort de Sa Majesté nous est parvenue là-bas. J’ignore où il se trouve en ce moment. Au palais impérial, j’imagine. » Il marqua une pause. « Et le César Héraclius, notre empereur désormais, quelqu’un a-t-il eu de ses nouvelles ? — Il se trouve sur la frontière du nord, dit Licinius. — En fait, non. Il était dans son pavillon de chasse près du lac Nemorensis. Il ne s’est jamais rendu au nord. » Licinius semblait visiblement déstabilisé. « Êtes-vous sûr de ce que vous avancez, Faustus ? — Absolument. C’est là que je lui ai fait parvenir un message l’autre nuit, il est revenu en ville pour rencontrer l’ambassadeur Menandros. Il se trouve que j’étais présent à ce moment-là. » Un rictus de surprise s’afficha sur le visage bovin de Licinius. Faustus commençait à y prendre plaisir. « Le César est reparti hier matin à son pavillon. Un peu plus tôt aujourd’hui, après avoir été informé de la gravité de l’état de santé de Sa Majesté, je lui ai fait envoyer un deuxième message lui demandant de revenir à Rome. Je n’en sais pas plus à cette heure. — Vous saviez que le César était parti à la chasse et non sur la frontière et vous ne m’avez pas tenu informé ? » Faustus répondit avec une certaine condescendance. « J’étais extrêmement occupé avec l’ambassadeur grec. Il s’agit d’une tâche compliquée. J’étais loin de me douter que vous n’étiez pas au courant des faits et gestes du César Héraclius. J’ai sans doute pensé que lorsqu’il était à Rome il y a deux jours, il avait certainement pris la peine de rencontrer le chancelier de son père pour prendre des nouvelles de sa santé mais, de toute évidence, cela ne lui a pas traversé l’esprit, c’est pourquoi… » Il s’arrêta là. Asellius Proculus, le préfet de la garde prétorienne, venait de se frayer un chemin dans la pièce. Que le préfet de la garde prétorienne vienne à la Chancellerie était exceptionnel, qu’il vienne ici le jour de la mort de l’empereur était pratiquement impensable. Licinius Obsequens, adoptant l’attitude d’un homme cerné, le fixait avec consternation. « Asellius ? Que… — Un message pour vous, dit le préfet prétorien d’une voix rauque. Du lac Nemorensis. » Il fit un signe du pouce et un homme portant l’uniforme vert des messagers impériaux s’avança vers eux en titubant. Il était hagard, le regard vitreux et la tenue débraillée, comme s’il avait couru sans répit depuis le lac. Il tira de sa tunique un rouleau de parchemin pour le tendre d’une main tremblante à Licinius Obsequens. Ce dernier le lui extirpa des mains, le lut jusqu’au bout, puis le lut une nouvelle fois. Lorsque le chancelier se tourna vers Faustus son visage potelé s’était affaissé sous le choc. « Que dit-il ? » demanda Faustus. Licinius semblait avoir du mal à articuler ses mots. « C’est au sujet du César, dit Licinius. Sa Majesté l’empereur, je veux dire. Il est blessé. Un accident de chasse, ce matin. Il est resté à son pavillon. Les chirurgiens impériaux ont été appelés auprès de lui. — Blessé ? C’est sérieux ? » Licinius lui répondit par un regard vide. « Blessé. Il n’en dit pas plus. Le César a été blessé lors d’une partie de chasse. L’empereur – car il est bien notre empereur désormais, non ? » Le chancelier semblait assommé, comme s’il venait d’être victime d’une attaque. Il s’adressa au messager. « As-tu d’autres détails à nous donner ? Ses blessures sont-elles sérieuses ? L’as-tu vu de tes propres yeux ? Qui dirige les opérations sur place ? » Mais le messager n’en savait pas plus. Un des gardes du César lui avait confié le message en lui disant de l’apporter au plus vite à la capitale ; il ne pouvait rien dire de plus. Quatre heures plus tard, Faustus discutait à table avec l’ambassadeur Menandros dans les quartiers de ce dernier au palais Séverin. « Les messages nous sont parvenus du lac tout l’après-midi, dit Faustus. Blessé, d’abord. Puis, gravement blessé. Puis des détails de sa blessure : la lance d’un de ses propres hommes lui aurait traversé le corps au cours d’une mêlée confuse causée par la ruade d’un cheval au mauvais moment lors de la mise à mort d’un sanglier. Puis vint un autre message, une demi-heure plus tard : les chirurgiens étaient optimistes. Puis, le César Héraclius se meurt. Et enfin, le César Héraclius est mort. — Ne devriez-vous pas dire l’empereur Héraclius ? demanda Menandros. — Il est difficile de savoir qui de l’empereur Maximilianus à Rome ou du César Héraclius au lac Nemorensis est mort le premier. Je suppose que l’on pourra toujours vérifier cela plus tard. Mais cela ne change rien à l’affaire, sinon pour les historiens. Quand on est mort on est mort. Héraclius César ou Héraclius Augustus, toujours est-il qu’il est mort, et que son frère devient notre prochain empereur. Vous imaginez un peu ? Maximilianus va devenir empereur. Il n’y a pas si longtemps, il se vautrait au milieu d’une orgie avec vous dans le bassin du Baptai, et voilà qu’il se retrouve empereur. Maximilianus ! Devenir empereur était bien la dernière chose à laquelle il s’attendait. — Cet oracle le lui avait pourtant annoncé », dit Menandros. Faustus fut parcouru par un frisson. « Mais oui ! Oui, par Isis, oui ! Et Maximilianus s’était emporté, comme si l’homme lui avait lancé un sort. Peut-être l’a-t-il fait après tout. » Il se servit une autre coupe de vin en tremblant. « Empereur ! Maximilianus »! — L’avez-vous revu depuis ? — Non, pas encore. Je ne pense pas qu’il soit judicieux de le brusquer. — Vous êtes son ami le plus proche, pourtant. — Oui, oui bien sûr. Et je ne doute pas que cela me vaudra quelques avantages. » Faustus se laissa aller à sourire. « Je suppose que sous Héraclius, je n’aurais pas fait long feu. On m’aurait poussé à la retraite, envoyé dans un autre pays. Mais les choses seront différentes pour moi une fois Maximilianus aux commandes. Il aura besoin de moi. Vous ne pensez pas ? » Cette pensée ne lui avait jamais traversé l’esprit de manière aussi cohérente. Mais plus il y pensait, plus l’idée lui plaisait. « Il n’a jamais sympathisé avec les officiels de la cour ; il ne les connaît pas vraiment, il ne sait pas à qui faire confiance, quels sont ceux dont il faut se débarrasser. Je suis le seul qui puisse le conseiller efficacement. Je pourrais même devenir chancelier, Menandros, vous vous rendez compte ? Et c’est bien pour cela que je ne me suis pas précipité pour aller le voir ce soir. De toute façon, il doit être bien trop occupé avec les prêtres pour régler les détails des rites religieux auxquels il doit se livrer en tant que nouvel empereur, et puis les sénateurs vont venir le voir les uns après les autres, et ainsi de suite. Ce serait un peu trop évident, n’est-ce pas, si son vieux compagnon de beuverie, le paillard et peu honorable Faustus, se présentait si tôt au palais. Ma présence le premier soir serait un signal on ne peut plus évident que je suis là pour récolter ma récompense pour toutes ces années de franche camaraderie que nous avons partagées. Non, Menandros, je ne ferai rien d’aussi grossier. Maximilianus ne m’oubliera pas. Je suppose que demain il tiendra son premier salutatio, je pourrai alors me présenter et… — Son quoi ? Je ne connais pas ce mot. — Salutatio ? Vous devez pourtant connaître sa signification. Dans votre langue, on appellerait cela un « accueil ». Mais selon les termes impériaux, il s’agit d’une audience générale avec la populace romaine ; l’empereur est assis sur son trône au milieu du Forum, et le peuple passe devant lui pour le saluer et l’acclamer comme son nouvel empereur. Il sera alors parfaitement approprié que je me présente devant lui à ce moment-là, avec tous les autres. Il pourra me lancer un sourire et un clin d’œil en disant : « Viens me voir une fois toutes ces inepties terminées, Faustus, car nous avons à parler de choses sérieuses. » — Nous n’avons pas de coutume comparable à ce salutatio à Constantinopolis. — C’est quelque chose de très romain. — Nous sommes romains aussi, vous savez. — C’est vrai. Mais vous autres Orientaux, êtes des Gréco-Romains – ou plutôt dans votre cas un Romano-Grec – aux coutumes qui rappellent celles des anciens despotes orientaux remontant à une époque lointaine de votre histoire, les pharaons, les rois perses, Alexandre le Grand. Alors que nous sommes des Romains de Rome. Jadis notre république choisissait ses propres dirigeants tous les ans, vous savez ? Deux hommes d’exception étaient choisis par le sénat pour se partager le pouvoir et, à la fin de l’année, ils laissaient la place et deux autres hommes étaient choisis. Nous avons vécu ainsi pendant des centaines d’années, dirigés par nos consuls, jusqu’à ce que quelques problèmes apparaissent et qu’Augustus César soit forcé de modifier ces arrangements. Mais nous avons gardé des traces de cette vieille et solide république de la première époque. Le salutatio en fait partie. — Je vois. » Menandros ne semblait pas impressionné. Il se concentra quelques instants sur sa coupe de vin. Puis, brisant un long silence qui s’était installé entre eux, il dit : « Le Prince Maximilianus n’aurait-il pas fait assassiner son frère, par hasard ? — Pardon ? — Un accident de chasse est facile à organiser. Une ruade parmi les chevaux dans le brouillard matinal, une collision malencontreuse, une lance plantée au mauvais endroit… — Vous parlez sérieusement, Menandros ? — À moitié, disons. On a déjà vu ce genre de chose se produire. J’ai pu me rendre compte moi-même du mépris qu’éprouvait Maximilianus pour son frère. Voilà le vieil empereur sur la fin. L’Empire va être confié aux mains du peu populaire et peu adéquat Héraclius. Ainsi, votre ami le César, que ce soit pour le bien de l’Empire ou par simple attrait pour le pouvoir, décide de se débarrasser d’Héraclius au moment où l’empereur est visiblement en train de s’éteindre. L’assassin est ensuite tué à son tour, pour éviter qu’il ne parle sous la torture en cas d’enquête, et nous y voilà. — Héraclius n’est plus, Maximilianus III Augustus est au pouvoir. Cela ne paraît pas impossible. Savez-vous, par hasard, ce qu’il est advenu de l’homme dont la lance s’est plantée dans le prince Héraclius ? — À vrai dire, il s’est donné la mort une heure après l’accident, brisé par le chagrin. Vous pensez peut-être que Maximilianus l’aurait aussi payé pour faire cela ? » Menandros se contenta d’esquisser un timide sourire. Faustus comprit qu’il ne s’agissait là que d’un jeu pour lui. « Le bien de l’Empire, déclara Faustus, n’est pas un sujet auquel le César Maximilianus a prêté une grande attention. Si vous l’aviez bien écouté lorsqu’il était avec nous, vous l’auriez compris. Quant à son amour du pouvoir, il faudra vous contenter de ma parole, mais je ne pense pas qu’il y en ait la moindre parcelle en lui. Vous avez assisté comme moi à sa colère lorsque cet imbécile d’oracle lui a annoncé qu’il deviendrait un grand héros de l’Empire, non ? « Vous vous moquez de moi », lui a-t-il dit, ou quelque chose du genre. Et ensuite, lorsque l’homme lui a annoncé qu’il deviendrait aussi empereur… » Faustus s’esclaffa. « Non, mon ami, il n’y a jamais eu de conspiration. Maximilianus n’a même jamais ne serait-ce que rêvé de devenir un jour empereur. Ce qui est arrivé au prince Héraclius n’était qu’un simple accident, une facétie de plus de la part des dieux, et à mon avis, notre empereur doit avoir du mal à digérer ce curieux tour du destin. J’irai même jusqu’à dire qu’il doit être l’homme le plus malheureux de Rome ce soir. — Pauvre Rome », dit Menandros. Il y eut un salutatio, en effet, dès le lendemain. Faustus ne s’était pas trompé sur ce point. La file s’était déjà formée lorsqu’il arriva au Forum, lavé, rasé et paré de sa plus belle toge, à la quatrième heure après le lever du soleil. Et Maximilianus était là, resplendissant dans sa toge impériale brodée de fil doré, assis sur son trône devant le temple de Jupiter Imperator. Il portait une couronne de laurier. Il était magnifique, comme devait l’être tout nouvel empereur : le port droit, calme et gracieux, tout dans son attitude transpirait l’aura quasi divine de la plus haute noblesse, bien loin de tout ce que Faustus avait eu l’habitude de voir au cours de toutes ces années de frasques diverses. La poitrine de Faustus se gonfla de fierté quand il le vit ainsi assis. Quel acteur extraordinaire, songea Faustus, quelle magnifique supercherie ! Mais je ne dois plus voir en lui le César. Il est devenu la merveille des merveilles, Augustus Maximilianus III de Rome. Les prétoriens surveillaient la file de près. De toute évidence, les membres du sénat étaient déjà passés, puisque Faustus n’en vit aucun dans les parages. Ce qui était fort à propos : ils se devaient d’être les premiers à saluer un nouvel empereur. Faustus constata avec satisfaction qu’il était arrivé juste à temps pour se glisser parmi les officiels de l’empereur décédé. Il aperçut le chancelier Licinius un peu plus loin, ainsi que le ministre de la Cassette du souverain, le chambellan de la Chambre impériale, le Maître du Trésor, le Maître du haras, et la plupart des autres, jusqu’à ceux de moindre importance tels que le Préfet des travaux, le Maître des lettres grecques, le secrétaire du Conseil et le Maître des pétitions. Faustus alla rejoindre le groupe, échangea quelques saluts, des hochements de tête et quelques sourires, mais ne parla à personne. Il avait conscience de se démarquer du lot, non seulement à cause de sa taille et de son gabarit, mais surtout parce que tous devaient savoir qu’il était l’ami le plus proche de l’empereur inattendu, et qu’il serait certainement privilégié lors de la distribution des affectations du gouvernement à venir. Faustus songea que l’auréole dorée du pouvoir devait déjà se resserrer autour de lui tandis qu’il patientait dans cette file. Celle-ci avançait très lentement. Chacun, en se présentant devant Maximilianus, saluait selon le protocole en signe de respect et d’obéissance, et Maximilianus répondait par un sourire, quelques mots, un geste amical de la main. Faustus était impressionné par son assurance. Lui aussi semblait y prendre plaisir. Tout cela était certes une habile mise en scène, mais Maximilianus donnait réellement l’impression que c’était lui et non son frère Héraclius qui avait été préparé toute sa vie à prendre les rênes du pouvoir. Faustus arriva enfin à hauteur de l’empereur. « Votre Majesté », Faustus murmura ces paroles en appréciant chaque mot. Il fit sa révérence, s’agenouilla, fermant les yeux quelques secondes pour savourer pleinement cet instant. Lève-toi, Faustus Flavius Constantinus César, futur chancelier impérial du gouvernement du troisième Maximilianus, telles seraient sans doute les paroles de l’empereur. Faustus se releva. L’empereur n’avait toujours rien dit. Son jeune visage mince était imperturbable. Ses yeux bleus, froids et durs. Le regard le plus glacial que Faustus ait croisé. « Votre Majesté », répéta plus fort Faustus, la voix rauque. Et puis, plus doucement, un sourire en coin, retrouvant la vieille étincelle, il ajouta : « Quelle ironie du destin que voilà ! Empereur ! Empereur ! Et je sais quels plaisirs vous en retirerez, Seigneur. » Le regard glacial demeura impassible. Un frisson d’impatience, ou d’irritation, secoua les lèvres de Maximilianus. « Tu parles comme si nous nous connaissions, dit l’empereur. Serait-ce le cas ? » Et ce fut tout. Il fit un simple geste de la main gauche et Faustus comprit qu’il devait se retirer. Les mots de l’empereur résonnaient dans sa tête tandis qu’il avançait le long du temple sur le chemin qui reliait le Forum au Palatin. Est-ce que nous nous connaissons ? Oui. Il connaissait Maximilianus et Maximilianus le connaissait. Tout cela n’était qu’une plaisanterie de la part de Maximilianus lors de ce premier entretien depuis que tout avait changé. Mais certaines choses n’avaient pas changé, de cela Faustus était certain, et elles n’étaient pas près de changer. Ils étaient trop souvent rentrés ensemble au petit matin, le prince et lui, pour que leur amitié en fut modifiée malgré les changements étranges qui s’étaient opérés chez Maximilianus depuis la mort de son frère. Mais tout de même… Tout de même… Oui, il s’agissait certainement d’une plaisanterie de la part de Maximilianus, mais elle était cruelle, et bien que Faustus sût à quel point le prince pouvait se montrer cruel, il ne l’avait jamais été à ses dépens. Jusqu’à aujourd’hui. Et peut-être même pas. Ces paroles devaient être prises à la légère, une espièglerie de plus. Oui. Oui. De l’espièglerie, rien de plus. Maximilianus tenait à faire preuve d’humour même le jour de son ascension sur le trône. Faustus rentra chez lui. Les trois jours suivants, il n’eut d’autre compagnie que la sienne. La Chancellerie, comme tous les autres cabinets du gouvernement, serait fermée pendant la semaine des doubles funérailles du vieil empereur Maximilianus et de son fils le prince, et des cérémonies d’investiture du nouvel empereur Maximilianus. Maximilianus lui-même était inapprochable par Faustus, comme par tous les autres hormis les hauts fonctionnaires du royaume. Lors des journées de deuil national, les rues étaient exceptionnellement calmes. Même les Bas-Fonds devaient être tranquilles. Faustus resta chez lui, trop abattu pour s’intéresser à sa petite Numide. Lorsqu’il s’aventura jusqu’au palais Séverin pour y rencontrer Menandros, on lui annonça que l’ambassadeur, en tant que représentant à Rome du collègue impérial oriental du nouvel empereur, le Basileus Justinianus, tenait conférence au palais royal et devait y séjourner pendant la durée des entrevues. Menandros rentra le quatrième jour. Faustus aperçut sa litière qui traversait le Palatin et n’hésita pas à se précipiter à sa rencontre devant le palais Séverin. Menandros avait peut-être un message pour lui de la part de Maximilianus. C’était le cas. Menandros tendit à Faustus un rouleau de parchemin scellé par le cachet royal : « L’empereur m’a donné ceci pour vous. » Faustus fut tenté de l’ouvrir sur-le-champ, mais ce n’était pas approprié. Il savait qu’il redoutait ce que l’empereur avait à lui dire et ne souhaitait pas lire le message en présence de Menandros. « Et l’empereur ? demanda Faustus. Comment l’avez-vous trouvé ? — Très bien. Il ne semble pas du tout perturbé par le poids de sa fonction, pour l’instant. Il s’est parfaitement bien adapté au changement compte tenu des circonstances. Vous vous êtes peut-être trompé sur son compte, mon ami, en disant qu’il n’avait aucune envie de devenir empereur. Je crois que ce rôle a plutôt tendance à lui plaire. — Il est parfois plein de surprises. — Vous avez raison. Quoi qu’il en soit, ma tâche ici est terminée. Je vous remercie pour votre charmante compagnie, mon ami Faustus, et aussi de m’avoir permis de gagner l’amitié de celui qu’on appelait César Maximilianus. Ce fut un heureux hasard. Nos journées passées dans les Bas-Fonds ont beaucoup contribué à faciliter les négociations. J’ai pu établir avec lui un traité d’alliance. — Il y a donc bien un traité ? — Sans aucun doute. Sa Majesté doit épouser la sœur de l’empereur Justinianus, Sabbatia, à la place de son défunt et regretté frère. Sa Majesté doit aussi offrir une superbe parure à la future épouse ; de magnifiques joyaux, des opales, très pures. Il me les a même montrées. Et il y aura un appui militaire, bien entendu. L’Empire d’Orient enverra ses meilleures légions pour aider votre empereur à écraser les Barbares qui vous causent tant de soucis sur la frontière. » Menandros en avait les joues rouges de plaisir. « Tout s’est passé pour le mieux, je dirais. Je dois partir demain. Vous ne manquerez pas de m’envoyer de ce vin noble de la Gaule transalpine que nous avons partagé le premier jour de mon arrivée à Rome, j’espère ? J’aurai moi aussi des cadeaux pour vous, mon ami. Je vous suis reconnaissant pour tout ce que vous avez fait. En particulier… au temple de Priape et dans le bassin du Baptai, hein, mon ami Faustus ? » Il appuya sa dernière phrase d’un clin d’œil. Faustus ne perdit pas une seconde pour décacheter la lettre de l’empereur une fois Menandros parti. L’autre jour au marché des sorciers, Faustus, tu m’as dit que l’époque de notre grandeur était révolue. Mais, cher Faustus, tu te trompais. Elle n’est absolument pas révolue. Elle ne fait que commencer. Nous sommes à l’aube d’un jour nouveau.      M. Et là, sous cette initiale négligemment posée, se trouvait le sceau royal dans toute sa splendeur, Maximilianus Tiberius Antoninus César Augustus Imperator. La pension de Faustus était plutôt généreuse, et lorsque lui et Maximilianus se rencontraient, comme ils le firent les premiers mois de son règne, l’empereur se montrait plutôt affable, avec toujours un mot aimable, bien qu’ils ne fussent plus aussi intimes qu’avant. Et au cours de la deuxième année de son règne, Maximilianus alla sur la frontière, où les légions de son collègue royal, Justinianus, s’était regroupées pour se joindre à lui. Il s’y installa pour combattre les Barbares, pendant sept années, qui devaient être les dernières de la vie de Faustus. Les guerres nordiques de Maximilianus III se soldèrent par un franc succès. Rome n’aurait plus jamais à se soucier d’invasions barbares à l’avenir. Ce fut un tournant majeur de l’histoire de l’Empire, qui entrait maintenant dans une ère de prospérité et d’abondance qu’il n’avait guère connue que sous les règnes de Trajan, Hadrianus et Antonius Pius, quatre siècles plus tôt. Il y avait eu deux autres empereurs Maximilianus avant lui, mais l’humanité ne devait plus appeler le troisième que du nom de Maximilianus le Grand. 1365 A. U .C. : Un héros de l’Empire Me voici enfin, Horatius, au fin fond de l’Arabie, parmi les Grecs, les chameaux, les tribus de Sarrasins basanés et autres créatures malfaisantes qui pullulent dans ce maudit désert. Pour expier mes péchés. Mes regrettables péchés. « Pars en Arabie, serpent ! » m’a hurlé l’empereur Julianus sous le coup de la colère. Et me voilà. Serpent. Moi. Comment a-t-il pu se montrer aussi cruel ? Mais je vais te dire, ô mon frère de sang, j’ai bien l’intention de trouver un moyen de retomber dans les grâces de César. Je vais le faire d’ici, d’une manière ou d’une autre, je ne sais pas encore comment, quelque chose qui lui rappellera à quel point je suis perspicace et entreprenant, un homme de valeur en somme. Et d’une manière ou d’une autre, il me fera revenir à Rome et me réintégrera dans mes fonctions à la Cour. Il ne faudra pas attendre longtemps avant que nous ne nous promenions de nouveau le long des douces berges du Tibre. Je suis certain d’une chose, les dieux n’ont jamais eu l’intention de me laisser moisir le restant de mes jours dans cette misérable désolation de sable. Quel lieu perdu que cette terre d’Arabie. Et le voyage pour venir jusqu’ici a lui aussi été long et décourageant. Il y a, comme tu le sais déjà peut-être, plusieurs Arabie à l’intérieur du territoire que nous nommons ainsi. Au nord se trouve l’Arabia Petraea, une riche région commerciale le long de la frontière de la Syria Palaestina. L’Arabia Petraea est une province impériale depuis le règne du grand Augustus César, il y a six cents ans de cela. Ensuite c’est une vaste terre désolée – on l’appelle Arabia Deserta – une région aride et désertique peu habitée sinon par quelques nomades querelleurs. Et à son extrémité se trouve l’Arabia Félix, une terre assez peuplée où l’on semble être aussi heureux que son nom le laisserait supposer, une région au climat luxuriant et au niveau de vie élevé, réputée pour sa terre fertile et l’abondance de produits dont elle inonde les marchés du monde entier, de l’or et des perles, de l’encens et de la myrrhe, des baumes, des huiles aromatiques et des parfums. Lequel de ces endroits César avait-il choisi comme terre d’exil pour moi, je l’ignorais. Je devais l’apprendre au cours de mon périple vers l’est. J’ai quelques racines familiales en Orient, car à l’époque du premier Claudius, mon arrière-grand-père Gnaeus Domitius Corbulo a été proconsul d’Asie à Ephèse, puis gouverneur en Syrie sous Néron, et d’autres Corbulo ont sévi depuis dans la région. Je me félicitais presque de perpétuer ainsi une tradition familiale, même si ce n’était pas au départ un choix de ma part. J’aurais volontiers accepté de m’installer en Arabia Petraea puisqu’il me fallait aller en Arabie : c’était là une destination tout à fait acceptable pour un notable romain ayant temporairement perdu les faveurs de son monarque. Bien entendu, tous mes espoirs s’étaient focalisés sur l’Arabia Félix, celle-ci étant la région la plus agréable à tous points de vue. Quant au voyage de Rome en Syria Palaestina – ah, mon pauvre Horatius ! Un véritable cauchemar. Une torture. Malade tous les jours. Mon brave ami, je n’ai décidément pas le pied marin. Ce fut ensuite un court répit à Caelostat Maritima, le seul moment agréable du séjour, une merveilleuse ville cosmopolite, le vin y coule à flots, il y a de jolies filles pas farouches et, oui, Horatius, je dois l’avouer, de jolis garçons aussi. Je suis resté sur place aussi longtemps que possible. Mais on a fini par m’avertir que la caravane qui devait m’emmener en Arabie était prête, et il m’a fallu partir. Ne te laisse jamais bercer par les fables de voyages dans le désert. Pour un homme civilisé ce n’est qu’une succession de supplices et d’agonies. Dès que l’on quitte Jérusalem, on trouve une région qui en matière de fournaise n’a rien à envier au foyer d’Hadès. C’est à partir de là que les choses empirent. Chaque gorgée d’air te brûle les poumons comme l’intérieur d’un four. Le sable s’infiltre dans les narines, les oreilles et les lèvres. Le soleil brûle comme une plaque chauffante dans le ciel. Tu peux faire des kilomètres avant de rencontrer le moindre arbuste ou le moindre buisson, il n’y a que des cailloux et du sable rouge. Des fantômes moqueurs dansent dans l’air miroitant. La nuit, avec un peu de chance ou si l’on est suffisamment fatigué pour fermer les yeux quelques instants, on rêve de lacs, de jardins et de pelouses vertes, avant d’être réveillé par le grattement d’un scorpion dans le sable à deux doigts de la joue, on reste alors là à gémir dans cette fournaise, priant que la mort vienne nous délivrer avant les premières chaleurs de l’aube. Quelque part au milieu de ce désert sans vie, le voyageur quitte la province de Syria Palaestina et entre en Arabie, bien que personne ne soit en mesure d’en situer la frontière. Une fois cette ligne imaginaire franchie, la première chose que l’on rencontre est une ville sublime, la Pétra des Nabatéens, une forteresse imprenable qui coupe la route de toutes les caravanes. C’est une ville riche, où l’on peut vivre tout à fait convenablement, si l’on fait exception de la chaleur étouffante qui y règne. Cela ne m’aurait pas déplu d’y passer mon exil. Mais non, non, la lettre d’instruction de Sa Majesté qui m’attendait à Pétra m’informa que je devais continuer mon chemin plus au sud. L’Arabia Petraea n’était pas la région d’Arabie qu’il avait choisie pour moi. Je passai là deux ou trois jours de plaisirs civilisés avant de retrouver le désert, cette fois-ci à dos de chameau. Je t’épargnerai les horreurs de cette expérience. J’appris que nous nous dirigions vers le port nabatéen de Leuke Kome sur la mer Rouge. Excellent, songeais-je. Leuke Kome est le principal port d’embarquement pour tous les voyageurs à destination d’Arabia Félix. On doit certainement m’envoyer dans cette terre fertile de brises tièdes, de fleurs aux doux parfums, d’épices et de pierres précieuses. Je me voyais déjà passant mes années d’exil dans une petite villa confortable sur le bord de mer, à savourer quelques dattes bien tendres et goûter les meilleurs cognacs de la région. Je pourrais peut-être même me lancer dans le commerce d’encens, ou me livrer à une petite activité lucrative dans celui de la cannelle, histoire de passer le temps. Une fois à Leuke Kome, je me suis rendu auprès du légat impérial, un jeune freluquet, mielleux et prétentieux, du nom de Florentius Victor, pour lui demander quand était prévu le départ de mon navire. Il me répondit le regard vide : « Un navire ? Quel navire ? C’est à l’intérieur des terres que vous devez vous rendre, mon cher Leontius Corbulo. » Il me remit la dernière de mes lettres d’instruction, m’informant que ma destination finale était un endroit nommé Macoraba, où je devais y assurer les fonctions de représentant commercial du gouvernement de Sa Majesté, avec comme responsabilité particulière de résoudre les éventuels conflits commerciaux avec les représentants de l’Empire d’Orient qui résidaient là-bas. « Macoraba ? Et où est-ce au juste ? — Mais en Arabia Deserta voyons, dit Florentius Victor, d’une voix doucereuse. — L’Arabia Deserta ? répétai-je, avec un serrement de cœur. — Absolument. C’est une ville très importante, pour la région cela s’entend. Toutes les caravanes qui traversent l’Arabie sont obligées de s’y arrêter. Vous la connaissez peut-être sous son nom sarrasin. La Mecque, c’est ainsi qu’ils l’appellent. » L’Arabia Deserta, Horatius ! L’Arabia Deserta ! Pour le crime dérisoire de m’être amusé avec ce petit serviteur britannique, l’empereur, cet être sans cœur et sans pitié, m’a condamné à cet enfer de chaleur étouffante et de dunes changeantes. Je suis à Macoraba – je devrais dire La Mecque – depuis trois ou quatre jours. Et j’ai déjà l’impression que ça fait une éternité. Que trouvons-nous dans cette Arabia Deserta ? Rien, à part une vaste étendue de sable brûlant entrecoupée de collines abruptes et arides. Il n’y a pas de rivières et il n’y pleut quasiment jamais. Le soleil y est implacable. Le vent permanent. Les dunes se déplacent comme les vagues d’un océan dans la tempête ; des légions entières pourraient y être ensevelies au bout d’une journée de bourrasques. Au lieu d’arbres, il n’y a que quelques petits tamariniers et acacias rabougris qui se nourrissent de la rosée matinale. Ici et là on trouve des mares saumâtres qui surgissent des entrailles de la terre, elles permettent à une maigre végétation de s’y développer et rendent parfois le sol suffisamment humide pour que poussent quelques dattiers et quelques vignes, mais c’est une trace de vie dérisoire pour ceux qui ont choisi de vivre en de pareils endroits. Globalement, les Sarrasins sont un peuple de nomades qui passent leur temps à guider leurs troupeaux de chevaux, de moutons et de chameaux à travers cette terre aride à la recherche de quelques pâturages pour leurs bêtes. Ils suivent le rythme des saisons, des bords de mer aux montagnes en passant par les plaines, profitant du peu de pluie qui tombe à certaines périodes de l’année, comme c’est souvent le cas dans ce genre de région. De temps en temps, ils s’aventurent un peu au-delà – jusque sur les rives du Nil ou vers les villages fermiers de Syrie ou de la vallée de l’Euphrate – pour fondre sur les paisibles paysans de ces régions et leur piller leurs réserves de blé. La pauvreté de cette terre en fait une région hostile, en proie à la misère, à la peur et aux rapines. Les Sarrasins, suivant leurs propres intérêts, se regroupent en petites tribus gouvernées par d’impitoyables et féroces aînés. Les guerres entre tribus sont fréquentes, le sens de l’honneur est tellement exacerbé chez ces hommes qu’ils sont facilement offensés, et les vieilles querelles familiales persistent d’une génération à une autre, sans que les premiers affronts soient jamais totalement vengés. Deux colonies ont eu l’honneur de recevoir l’appellation de « villes ». Des villes, Horatius ! Des bourbiers entourés de murs, plutôt. Au nord du pays se trouve la ville d’Iatrippa, qui dans la langue des Sarrasins s’appelle Medina. Sa population compte environ quinze mille habitants et comme tous les villages arabes, elle est relativement bien approvisionnée en eau, ce qui permet des cultures abondantes de dattiers. Les gens y vivent confortablement, selon les critères du pays, s’entend. À une dizaine de jours de caravane, vers le sud, après avoir traversé une terre morne, interrompue ici et là par des crevasses dans la roche noire, se trouve la ville que les géographes appellent Macoraba, La Mecque pour les autochtones. Cette Mecque est plus importante, elle compte environ vingt-cinq mille habitants, et elle est d’une telle laideur que Virgile lui-même n’aurait pu la concevoir. Essaye d’imaginer une « ville » dont les bâtiments seraient d’infâmes taudis de briques de boue s’étendant sur une plaine rocailleuse sur plus d’un mille de large et deux milles de long au pied de trois montagnes dénuées de toute végétation. Le sol sec est inexploitable pour l’agriculture. Le seul puits important fournit une eau saumâtre. Les pâturages les plus proches sont à cinquante milles d’ici. Je n’ai jamais vu un lieu aussi inadapté pour y établir une présence humaine. Je te laisse deviner laquelle de ces deux villes d’Arabia Deserta l’empereur a choisie pour mon lieu d’exil. « Quel individu, jouissant de toutes ses facultés mentales, irait s’installer ici de son plein gré ? » demandai-je à Nicomedes le Paphlagonien, qui eut la gentillesse de m’inviter au deuxième soir de mon déprimant séjour à La Mecque. Nicomedes, comme son nom l’indique, est grec. Il est le légat en Arabia Deserta du collègue royal de notre empereur, l’empereur d’Orient, Maurice Tiberius, et je le soupçonne d’être à l’origine de ma présence ici, comme je vais bientôt te l’expliquer. « Nous sommes au milieu de nulle part, dis-je, à quarante milles de la mer et, de l’autre côté, ce sont des centaines de milles de désert. Rien n’y pousse. Le climat est déplorable et le sol, un immense amas rocailleux. Je ne vois pas la moindre raison qui pourrait pousser quelqu’un à venir s’y installer, même un Sarrasin. » Nicomedes le Paphlagonien, un homme séduisant, la cinquantaine, les cheveux blancs et le regard affable, sourit et hocha la tête. « Je vais vous en donner deux, mon ami. La première, c’est que tout le commerce en Arabie se fait par caravanes. La mer Rouge est un endroit aux courants dangereux et aux récifs traîtres. Les marins détestent y naviguer. Les marchandises sont donc transportées par voie terrestre et toutes les caravanes sont obligées de passer par ici, étant donné que La Mecque se trouve à mi-chemin de Damas au nord et des villes prospères d’Arabia Félix plus au sud. Elle domine aussi le seul passage d’est en ouest à travers la zone désertique particulièrement hostile qui se trouve entre le golfe Persique et la mer Rouge. Les caravanes qui transitent par ici sont riches, et les marchands, taverniers et collecteurs d’impôts de La Mecque se livrent à de fructueux commerces comme tous les revendeurs. Sachez, mon cher Leontius Corbulo, qu’il y a beaucoup d’hommes fortunés dans cette ville. » Il marqua une pause pour nous resservir un peu de vin : un délice de Rhodes, que l’on n’aurait jamais cru se voir proposer dans cet avant-poste désolé. « Vous avez parlé de deux raisons », lui rappelai-je quelques instants plus tard. « Ah oui. En effet. » Il n’avait pas oublié. C’est simplement un homme qui aime prendre son temps. « Voyez-vous, c’est aussi une ville sacrée. Il y a un tombeau à La Mecque, un sanctuaire, qu’ils appellent la Kaaba. Vous devriez aller la voir demain. Cela vous ferait du bien d’aller vous promener en ville : une manière agréable de passer le temps. Vous verrez une petite construction cubique en pierre noire au centre de la grande place. Cela n’a rien d’impressionnant, mais les Sarrasins la considèrent comme hautement sacrée. Elle contient une sorte de pierre soi-disant tombée des deux qu’ils considèrent comme divine. Les hommes des tribus sarrasines de tout le pays viennent ici en pèlerinage pour prier devant la Kaaba. Ils font inlassablement le tour de la pierre en se prosternant devant elle, l’embrassent, sacrifient des moutons et des chameaux, avant de se réunir dans les tavernes pour réciter des poèmes guerriers et de la poésie érotique. C’est d’ailleurs, à mon avis, une très belle poésie, dans son genre très barbare. Les pèlerins viennent par milliers. On peut gagner de l’argent quand on habite près d’un lieu de pèlerinage, Corbulo, beaucoup d’argent. » Son regard rayonnait. Comme les Grecs aiment s’enrichir ! « De plus, continua-t-il, les chefs de La Mecque ont très habilement décrété que dans la ville sacrée toutes querelles et autres guerres tribales étaient strictement interdites durant les cérémonies religieuses. Vous connaissez la tendance des Sarrasins à se quereller constamment ? Vous la constaterez par vous-même. Quoi qu’il en soit, tout le monde trouve son compte à avoir une ville à part dans ce pays où l’on ne craint pas de se prendre un cimeterre dans les tripes lors d’une mauvaise rencontre dans la rue. Beaucoup d’affaires se font pendant la trêve entre membres de tribus qui se détestent le restant de l’année. Et les gens s’y retrouvent, si vous voyez ce que je veux dire. C’est ainsi que les choses se passent ici : on y fait des bénéfices à tous les niveaux. Certes, c’est peut-être une ville d’une laideur repoussante, Corbulo, mais il y a des gens ici qui pourraient se permettre d’acheter des types comme vous et moi à la douzaine. — Je vois… Et je suppose que l’Empire d’Orient se livre à quelques commerces juteux dans cette partie de l’Arabie, sinon pourquoi l’empereur aurait-il placé ici un haut fonctionnaire tel que vous ? — Nous avons en effet commencé à établir quelques liens commerciaux avec les Sarrasins. Quelques-uns seulement. » Puis il remplit de nouveau mon verre. Le lendemain – par un temps chaud, sec, poussiéreux, comme tous les autres jours – je suis allé voir leur fameuse Kaaba. Très facile à trouver : elle est en plein centre de la ville, posée là au beau milieu d’une immense place vide. Le bâtiment sacré n’a rien d’imposant en lui-même, une quinzaine de mètres de haut tout au plus, entièrement recouvert d’un voile noir. On pourrait l’installer dans la cour du temple de Jupiter Capitolinus ou dans n’importe quel autre grand temple de Rome, qu’il passerait complètement inaperçu. Ce ne semblait pas être la saison des pèlerinages. Il n’y avait personne autour de la Kaaba, sinon une douzaine de gardes sarrasins. Leurs épées étaient tellement impressionnantes, et leur mine tellement patibulaire, que j’ai préféré ne pas m’approcher davantage du tombeau. Mes premières visites de la ville ne m’ont guère donné l’occasion de constater la prospérité dont m’a tant parlé Nicomedes le Paphlagonien. Mais les jours suivants, j’ai fini par comprendre que les Sarrasins ne sont pas du genre à étaler leurs richesses, préférant les cacher derrière des façades sobres. Je me suis risqué à l’occasion à jeter un œil à travers une porte entrouverte donnant sur une cour intérieure pour y découvrir ce qui avait tout l’air d’un palais où je voyais un marchand accompagné de sa femme, tous deux richement vêtus, exhibant bijoux et chaînes en or, monter dans une chaise à porteurs voilée, et j’ai conclu de ces brèves visions que cette ville était effectivement plus riche qu’elle ne le paraissait. Ce qui explique, sans aucun doute, pourquoi nos cousins grecs ont fini par la trouver si attrayante. Ces Sarrasins sont des gens plutôt séduisants, minces, élancés, la peau sombre, les yeux noirs et les cheveux châtains, les traits fins et les sourcils épais. Ils portent d’amples robes blanches et les femmes sont voilées de la tête aux pieds, pour se protéger du vent et du sable, je suppose. J’ai déjà repéré quelques jeunes hommes qui pourraient m’intéresser et ils m’ont retourné quelques regards qui en disaient long, bien qu’il fut encore trop tôt pour que je me risque à quoi que ce soit. Les filles sont jolies, elles aussi. Mais elles sont très surveillées. Ma situation est finalement plus agréable, en tout cas moins désagréable que je ne le craignais. Bien sûr, je ressens la douleur de mon isolement. Il n’y a pas d’autres Occidentaux ici. La plupart des Sarrasins d’un certain niveau social comprennent le grec, mais il me tarde d’entendre de nouveau mon bon vieux latin. Quoi qu’il en soit, on a prévu pour moi une grande villa avec de vrais murs, de taille modeste mais correcte, aux limites de la ville, près des montagnes. Si seulement elle était pourvue de bains normaux, elle serait parfaite ; mais dans une terre sans eau, les bains représentent un concept saugrenu. Et c’est bien dommage. La villa appartient à un riche marchand d’origine syrienne qui doit voyager à l’étranger durant les deux ou trois prochaines années. J’ai aussi hérité de ses cinq serviteurs. Et une garde-robe dans le style local m’a été attribuée. On pourrait imaginer pire, non ? Mais après tout, ils n’allaient quand même pas me laisser me débrouiller tout seul dans ce pays insolite. Je suis tout de même un membre officiel de la cour impériale, même si je me trouve en période de disgrâce et en exil provisoire. Ce n’est pas par simple esprit de vengeance que Julianus m’a envoyé ici, même si je l’ai gravement offensé en m’occupant de son petit serviteur avant lui. Je me dis qu’il devait certainement chercher une excuse depuis quelque temps pour envoyer quelqu’un ici afin de jouer le rôle d’observateur discret, et je lui ai involontairement donné le prétexte qu’il attendait. Tu comprends la situation ? Il se pose des questions sur les Grecs qui, de toute évidence, sont en train d’étendre leur cercle d’influence jusque dans cette partie du monde qui a toujours plus ou moins été indépendante de l’Empire. Ma mission officielle, comme je viens de le souligner, est d’envisager les possibilités de développer les intérêts commerciaux romains en Arabia Deserta – ceux de l’Empire d’Occident, cela va de soi. Mais je vois une mission d’une nature plus secrète celle-là, tellement secrète que j’en ignore encore les détails, mais elle concerne l’expansion du pouvoir des autres Romains de la région. Ce que je suis en train de te dire, en bon latin, c’est qu’en réalité, je suis un espion, envoyé ici pour garder un œil sur les Grecs. Certes, je sais bien qu’il s’agit du même Empire, avec deux empereurs à sa tête, et que nous autres occidentaux sommes supposés considérer les Grecs comme nos cousins et les coadministrateurs du monde, et non comme nos rivaux. Et c’est parfois le cas, je te l’accorde. Comme à l’époque de Maximilianus lorsque les Grecs vinrent nous aider à mettre fin aux problèmes causés par les Goths, les Vandales, les Huns et autres Barbares sur la frontière du nord. Ou lorsque, une génération plus tard, Héraclius II envoya des légions aider l’empereur d’Orient Justinianus à écraser les forces perses qui causaient tant de soucis aux Grecs depuis tant d’années. Ce furent, bien entendu, les deux campagnes militaires qui permirent d’éliminer une bonne fois pour toutes les ennemis de l’Empire et de bâtir les fondations de la nouvelle ère de paix éternelle et de sécurité que nous connaissons aujourd’hui. Mais lorsqu’elles s’éternisent, Horatius, la paix et la sécurité entraînent parfois quelques petits problèmes pernicieux. Privés d’ennemis extérieurs, les Empires d’Orient et d’Occident finissent par se tirer dans les pattes pour prendre l’ascendant l’un sur l’autre. Tout le monde le sait, même si personne ne le dit à haute voix. Rappelle-toi ce jour, lorsque l’ambassadeur dépêché par Maurice Tiberius se présenta à la cour avec une caisse de perles pour César. J’étais là. « Et donna ferentes », me dit alors César. La phrase que tout écolier connaît : Je me méfie des Grecs, même lorsqu’ils offrent des cadeaux. L’Empire d’Orient essayerait-il de fermer la partie centrale de l’Arabie, lui permettant ainsi de contrôler le commerce d’épices et autres marchandises exotiques précieuses qui transitent dans cette région du monde ? Nous ferions une bien mauvaise opération en devenant entièrement dépendants des Grecs pour notre cannelle, notre cardamome, nos encens et notre indigo. L’acier même de nos épées nous vient de Perse et passe par cette partie de l’Arabie, les chevaux qui tirent nos chars viennent eux aussi d’Arabie. Ainsi l’empereur Julianus, en faisant semblant de me réprimander et de me traiter de serpent devant la cour après l’affaire du jeune serviteur, m’a en fait envoyé dans cette région aride principalement afin de mettre au jour les agissements des Grecs, et peut-être aussi me faire quelques relations politiques avec des Sarrasins influents, relations qui pourraient s’avérer fort utiles pour freiner l’apparente incursion de l’Empire d’Orient dans cette région. C’est du moins ce que je pense, Horatius. Ce dont je dois me convaincre, et dont je dois convaincre l’empereur lui-même. Car c’est en rendant à l’empereur quelque service de taille que je pourrai espérer me racheter et quitter cet endroit déprimant pour retrouver Rome et reprendre ma place aux côtés de l’empereur et de toi, mon doux ami, et de toi. L’autre soir – je suis à La Mecque depuis huit jours – Nicomedes m’a de nouveau invité à dîner. Il était vêtu, comme moi d’ailleurs, d’une tunique sarrasine et arborait à la taille un magnifique couteau dans une gaine richement décorée de pierres précieuses. J’y ai jeté un rapide coup d’œil, étant relativement surpris d’être accueilli par un hôte portant une arme sur lui ; mais il le retira aussitôt pour me le tendre. Il avait pris mon regard inquiet pour de l’intérêt, et la coutume sarrasine veut, ainsi que je devais l’apprendre plus tard, que l’on offre à son invité tout objet que celui-ci serait tenté d’admirer dans la maison de son hôte. Cette fois, nous n’avons pas dîné dans la salle dallée où il m’avait reçu la dernière fois, mais dans une cour ombragée où coulait une fontaine. La présence d’une fontaine est une marque de luxe dans cette contrée aride. Ses serviteurs nous apportèrent une sélection de bons vins, de sucreries et de sorbets frais. Je pus constater que Nicomedes avait modelé son style de vie sur celui des marchands les plus en vue de la ville, et qu’il s’y complaisait. Il ne me fallut guère de temps avant d’aller à essentiel : savoir dans quel but l’empereur grec avait appointé un légat royal à La Mecque. Je pense que, parfois, le meilleur moyen pour un espion de s’informer est d’oublier les ruses habituelles et de jouer l’ingénu moyen qui dit tout haut ce qu’il a sur le cœur. C’est ainsi qu’attablés devant un rôti de mouton aux dattes macérées dans le lait, je lui posai la question : « L’empereur d’Orient aurait-il l’intention d’incorporer l’Arabie à l’Empire, par hasard ? » Nicomedes s’esclaffa. « Oh, nous ne sommes pas assez idiots pour croire qu’on puisse faire cela. Personne n’a jamais réussi à conquérir cette région, vous savez. Les Égyptiens ont essayé, les Perses aussi du temps de Cyrus, et même Alexandre le Grand. Un jour, Augustus a envoyé une expédition ici, forte de dix mille hommes, il leur a fallu six mois de combats pour arriver jusqu’ici et soixante jours pour subir une terrible déroute. Je crois que Trajan aussi s’y est essayé. Mais voyez-vous, Corbulo, ces Sarrasins sont des hommes libres, libres en leur for intérieur, ce qui constitue une forme de liberté que vous et moi ne sommes pas en mesure de comprendre. On ne peut pas les conquérir parce qu’ils ne peuvent être gouvernés. Ce serait comme d’essayer de conquérir des tigres ou des lions. Vous pouvez fouetter un lion, le tuer même, mais vous ne pouvez pas lui imposer votre volonté, même en l’enfermant dans une cage pendant vingt ans. C’est une race de lions. Notre conception du gouvernement ne peut être appliquée ici. — Ils sont organisés en tribus, n’est-ce pas ? N’est-ce pas là une forme de gouvernement ? » Il haussa les épaules. « Fondé sur rien d’autre qu’une forme de loyauté familiale. On ne peut en tirer la moindre forme d’administration sur un plan national. On veille les uns sur les autres entre membres d’une même famille et tous les autres sont considérés comme des ennemis potentiels. Ils n’ont pas de rois, vous vous rendez compte ? Il n’y en a jamais eu. Il n’y a que des chefs de clans – des émirs, comme ils les appellent. Une terre qui n’a jamais connu de rois ne peut se soumettre à un empereur. On pourrait envahir cette péninsule avec cinquante légions que les Sarrasins disparaîtraient dans le désert et nous élimineraient à distance les uns après les autres avec leurs javelots et leurs flèches. Cet ennemi invisible nous décimerait sur une terre où nous sommes incapables de survivre. Il sont invincibles, Corbulo, invincibles. » Sa voix trahissait une certaine passion, et une sincérité évidente. Je poursuivis. « Donc, ce que vous espérez au mieux, c’est une sorte d’accord commercial ? Une présence byzantine officieuse, et non l’assimilation de la région dans l’Empire. » Il acquiesça. « C’est à peu près cela. Cela poserait-il un problème à votre empereur ? — Disons que cela a attiré son attention. Nous ne voudrions pas perdre l’accès aux produits que nous importons de cette région. Ni des autres pays orientaux comme l’Inde, dont les marchandises transitent par l’Arabie avant d’arriver jusqu’à nous. — Mais pourquoi en serait-il ainsi, mon cher Corbulo ? Ne formons-nous pas un seul et même Empire ? Julianus III règne à Rome, Maurice Tiberius à Constantinopolis, mais ils règnent ensemble dans l’intérêt de tous les citoyens romains. Comme c’est le cas depuis la division du royaume par le grand Constantinus lui-même il y a trois cents ans. » Oui. Certes. C’est là le discours officiel. Mais je sais bien, et toi aussi, comment les choses se passent, Nicomedes le Paphlagonien ne l’ignorait pas non plus. Mais j’avais été aussi loin dans mes propos que je pouvais me le permettre à ce stade. Il était temps de passer à des sujets plus frivoles. Je me rendis alors compte qu’il n’était pas aussi facile d’abandonner le sujet. En exprimant à voix haute mes soupçons, je m’exposais aux contre-arguments, et Nicomedes n’avait pas fini de m’en fournir. Je ne pouvais faire autrement que de l’écouter tandis qu’il m’abreuvait de paroles au point de finir par me faire partager son point de vue. Les Grecs, c’est bien connu, possèdent un certain talent pour le verbe, et il m’avait tellement amadoué avec ses vins doux et ses mets raffinés que j’étais parfaitement incapable de le contredire, et avant qu’il en eût terminé je ne pensais plus qu’à la lutte Est-Ouest. Il me démontra de vingt façons différentes qu’une expansion de l’influence de l’Empire d’Orient en Arabia Deserta, si la chose devait se produire, ne nuirait aucunement aux relations commerciales existantes de la Rome occidentale, ni aux importations en provenance de l’Inde. Il me fit remarquer que l’Arabia Petraea était depuis longtemps sous l’administration de l’Empire d’Orient, ainsi que des provinces de Syria Palaestina, d’Égypte, de Cappadoce, de Mésopotamie et autres contrées orientales ensoleillées que Constantinus, à l’époque de la première division du royaume, avait placées sous la tutelle de l’empereur de Constantinopolis. Croyais-je vraiment que la prospérité de l’Empire d’Occident était étouffée par l’administration byzantine qui dirigeait ces provinces ? N’avais-je pas circulé librement à travers ces provinces en venant jusqu’ici ? N’y avait-il pas une pléiade de marchands romains occidentaux qui y résidaient, et n’étaient-ils pas libres d’y mener leurs affaires comme bon leur semblait ? Je n’avais rien à répondre à cela. J’aurais aimé le contredire, lui citer une centaine d’exemples d’interférence orientale avec le commerce occidental, mais j’étais incapable d’en citer un seul en cet instant. Crois-moi, Horatius, j’avais alors bien du mal comprendre ce qui avait pu faire naître en moi cette méfiance envers les Grecs. Après tout, ce sont nos cousins, me disais-je. Ce sont des Grecs romains, et nous sommes des Romains de Rome, certes, mais l’Empire n’est-il pas une seule et même entité choisie par les dieux pour gouverner le monde ? Une pièce d’or fabriquée à Constantinopolis est de même facture, en poids et en aspect, que celle fabriquée à Rome. L’une affiche le nom et le portrait de l’empereur d’Orient, l’autre ceux de l’empereur d’Occident, mais rien ne les différencie autrement. Les pièces d’un royaume sont valables dans l’autre. Leur prospérité est aussi la nôtre, et la nôtre la leur. Et ainsi de suite. Mais en me livrant à ces réflexions, Horatius, je réalisais avec un certain pessimisme que j’abandonnais ainsi mes maigres espoirs d’échapper à cette terre de sables brûlants et de collines arides. Comme je l’ai écrit dans ma dernière lettre, j’aimerais pouvoir dire : « Regarde, César, comme j’ai été fidèle ! » Et lui de me répondre à son tour : « Bravo, tu as été un bon et loyal serviteur », avant de me faire retrouver les plaisirs de la cour. Mais pour cela, je dois démontrer à César qu’il a des ennemis ici et lui donner le moyen de s’en débarrasser. Mais quels ennemis ? Qui ? Où chercher ? Nous venions de terminer le repas. Nicomedes frappa des mains et un serviteur vint nous apporter une carafe de cognac aux reflets dorés qui, disait-il, venait d’une principauté du désert sur les côtes du golfe Persique. Il me régala les papilles et m’embruma un peu plus l’esprit. Il me fit ensuite visiter les différentes pièces de sa villa, me faisant admirer ses plus beaux aspects et, malgré mon état comateux, je pus constater qu’il possédait une collection extraordinaire d’antiquités et de curiosités de tous ordres : de délicates statuettes grecques en bronze, de superbes sculptures égyptiennes en pierre noire, et d’étranges masques en bois d’aspect barbare qui provenaient, m’a-t-il dit, de quelque obscure contrée d’Afrique profonde, pour n’en nommer que quelques-unes. Il parlait de chaque pièce avec une grande connaissance. J’avais compris à ce stade que mon hôte était non seulement un fin diplomate mais aussi quelqu’un de puissant et d’envergure dans le royaume d’Orient, érudit de surcroît. Je lui étais reconnaissant de m’avoir tendu la main de manière aussi généreuse au cours de mes premiers jours de cet exil solitaire – à un noble expatrié romain au cœur lourd, coupé de son environnement familier, un étranger sur une terre étrangère. Mais je compris que cette reconnaissance était voulue, il cherchait à me contraindre aux liens de l’amitié et à ses obligations, afin que je me sente obligé de dire du bien du légat grec de La Mecque si je devais retourner un jour auprès de mon maître, l’empereur Julianus III. Le retrouverai-je seulement un jour ? C’était bien là la question. C’était la question, en effet. Reverrai-je un jour les vertes collines de Rome et ses palais en marbre, Horatius, ou suis-je définitivement condamné à cuire dans la fournaise de ce désert. N’ayant aucune occupation, ni d’autres amis que Nicomedes, qui faisait preuve à mon égard d’une amitié dont je ne voulais pas abuser trop souvent, je passai les jours suivants à visiter la ville plus en profondeur. L’émotion suscitée par mon arrivée dans ce coin sordide commence à s’estomper. J’ai fini plus ou moins par m’habituer à ce changement radical dans mon existence. Les plaisirs de Rome m’étant inaccessibles, voyons si cet endroit offre quelques divertissements. Car il n’y a aucun endroit dans le monde, aussi modeste soit-il, qui n’ait de distractions à proposer pour celui qui sait chercher. Ainsi, après les quelques jours qui ont suivi ma dernière lettre, j’ai arpenté La Mecque d’un bout à l’autre, le long de ses larges boulevards, non pavés soit dit en passant, jusque dans les plus petites ruelles qui les entrecoupent. Ma présence ne semble déranger personne, bien que de temps en temps j’aie l’impression qu’un regard froid et insistant se pose sur ma nuque. Je suis, comme tu le sais, le seul Romain occidental de La Mecque, mais je ne suis pas le seul étranger. Sur les marchés j’ai croisé des Perses, des Syriens, des Éthiopiens et, bien entendu, un bon nombre de Grecs. Il y a aussi beaucoup d’Indiens, de grands types basanés à l’allure élancée et aux grands yeux clairs. On trouve aussi des Hébreux, qui vivent en Egypte principalement, de l’autre côté de la mer Rouge, face à l’Arabie. Ils y sont depuis des milliers d’années, bien qu’étant apparemment issus de tribus du désert dans un pays semblable à celui-ci et ils n’ont rien en commun avec les Égyptiens en terme de langue, de culture et de religion. De nos jours, ces Hébreux ont commencé à s’étendre sur les bords du Nil et dans les terres voisines, et ils sont de plus en plus nombreux par ici. Nicomedes m’a un peu parlé d’eux. Ces Hébreux sont des gens plutôt curieux. L’aspect le plus intéressant de leur culture réside dans le fait qu’ils ne croient qu’en un seul dieu, une entité divine invisible, sévère et austère, qui ne doit être représentée de quelque manière que ce soit. Ils n’éprouvent envers les dieux des autres religions que du mépris, les considérant comme purement imaginaires, de simples créatures issues de fables ou de l’imagination sans aucune existence réelle. Ce qui pourrait tout à fait être le cas : lequel d’entre nous a déjà vu de ses propres yeux Apollon, Mercure ou Minerve ? Mais la plupart des gens ont le bon sens de ne pas se moquer des pratiques religieuses des autres. Les Hébreux, en revanche, n’ont aucun scrupule à clamer haut et fort les vertus de leurs étranges croyances tout en accusant violemment les autres d’être des fous ou des adorateurs d’idoles. Comme tu peux l’imaginer, tout cela ne les rend pas très populaires auprès de leurs voisins. Ce sont cependant de grands travailleurs, possédant des aptitudes particulières dans le domaine de l’agriculture et de l’irrigation, ainsi qu’un certain talent pour la finance et le commerce, ce qui explique pourquoi Nicomedes s’intéresse de très près à eux. D’après lui, ils possèdent la plupart des terres arables au nord du pays, ils sont aussi les principaux banquiers de La Mecque et ils contrôlent le marché des armes, des cuirasses et des outils agricoles dans tout le pays. Il doit y avoir un certain avantage pour moi à rencontrer deux ou trois Hébreux à La Mecque et je m’y suis déjà employé, sans succès je dois dire, au cours de mes promenades sur les différents marchés de la ville. Les marchés sont très spécialisés, chacun proposant des marchandises particulières. Je les ai tous visités à l’heure qu’il est. Il y a bien sûr un marché aux épices : avec ses grands sacs de poivre, blanc ou noir au choix, de l’ail, du cumin, du safran, du bois de santal, de la cannelle, de l’aloès, du nard et de ces feuilles sèches qu’ils appellent malabathron, ainsi qu’une multitude d’autres produits dont j’ai oublié le nom. Il y a un marché aux chameaux, à certains jours de la semaine seulement, où ces étranges bêtes sont vendues au cours d’enchères houleuses qui frôlent parfois le pugilat. Je me suis approché d’une de ces créatures une fois, et elle m’a bâillé au nez comme si j’étais un vulgaire voyou. Il y a aussi un marché aux tissus où l’on vend du calicot, du satin et du coton, d’Inde ou d’Égypte, ainsi qu’un marché où l’on vend aux plus crédules des idoles de toutes sortes – j’ai vu un Hébreu passer devant en lançant un regard furieux avant de cracher et faire ce que j’ai pris pour un de leurs signes sacrés –, un marché aux vins, un autre pour les parfums, celui pour la viande et celui des céréales, ainsi que le marché où les Hébreux vendent leurs objets en métal, puis celui où l’on trouve des fruits de toutes sortes, des grenades, des coings, des cédrats, des citrons, des oranges amères, du raisin et des pêches, tout cela au milieu du désert le plus hostile que l’on puisse imaginer ! Il y a aussi un marché aux esclaves où j’ai rencontré ce type remarquable qui se fait appeler Mahmud. Le marché aux esclaves de La Mecque est aussi animé que n’importe quel autre marché aux esclaves, ce qui illustre bien la prospérité de la ville qui se cache derrière les façades décrépies qu’elle présente à l’étranger de passage. C’est le grand marché de viande humaine du pays et les acheteurs viennent parfois d’aussi loin que la Syrie ou le golfe Persique pour voir les derniers arrivages exotiques des marchands d’esclaves. Bien que le bois soit une denrée rare dans cette contrée désertique, on y trouve une estrade classique en bois avec son rideau entre deux piquets, ainsi que la masse habituelle de triste marchandise dénudée attendant d’être vendue. Il y avait ce jour-là un mélange de races différentes, malgré une dominance d’Asiatiques et d’Africains : des Éthiopiens noirs comme la nuit et des Nubiens musclés à la peau plus sombre encore, des Circassiens et des Avars à la peau blanche et au visage plat, de vigoureux gaillards nordiques ainsi que quelques autres membres de races qui pouvaient être perses ou indiennes, il y avait même un type blond au regard triste, peut-être un Breton ou un Teuton. Les enchères furent naturellement conduites en sarrasin, langue dont je ne comprends pas un traître mot, mais je suppose qu’il s’agissait des boniments habituels qui ne trompent personne, comment cette plantureuse petite Turque était dans son pays la fille d’un roi, et comment ce Libyen renfrogné à l’épaisse barbe noire était jadis un conducteur de char du plus haut rang avant que la faillite de son maître ne pousse ce dernier à le vendre, et ainsi de suite. Je passais par là par hasard il y a trois jours, en pleines enchères, lorsque trois petites rouquines dévergondées qui, d’après leurs déhanchements et leurs sourires effrontés, devaient être de fort talentueuses prostituées, firent leur apparition pour être vendues, destinées sans doute à servir de concubines pour quelque émir. Elles ne portaient rien d’autre que des bracelets en pièces d’argent autour des chevilles et des poignets et riaient tout en trémoussant leurs poitrines et en faisant des clins d’œil à la foule afin de faire monter les enchères pour leur vendeur, qui pouvait être leur oncle ou leur frère, pour autant que je sache. Le spectacle était tellement animé que je me suis arrêté quelques instants. Je venais à peine de me faire une place au milieu de la foule, lorsque l’homme qui se trouvait à côté de moi me surprit en se tournant vers moi et, d’une voix trahissant une colère sombre difficilement contenue, dit : « Ah le porc ! On devrait les fouetter et les jeter aux chacals du désert ! » Il s’exprimait dans un grec tout à fait honorable, chuchotant ces mots qui n’en étaient pas moins riches et captivants. C’était l’une des voix les plus mélodieuses que j’eusse entendues à ce jour. Les mots semblaient avoir débordé de son âme, comme s’il n’avait pu s’empêcher de les faire partager à son voisin le plus proche. La puissance de cette extraordinaire voix et la violence de ses sentiments eurent sur moi un effet des plus curieux. J’avais l’impression d’avoir été saisi par les poignets par une force irrésistible. Je me tournai vers lui. Il était aussi tendu que la corde d’un archer s’apprêtant à décocher sa flèche et tremblait de colère. Je me suis dit qu’une réponse était de mise. « Vous parlez des filles ? » fut tout ce que je trouvai à dire. « Des marchands d’esclaves, répondit-il. Les femmes ne sont que leur bétail. On ne peut pas les blâmer. Ce qui est condamnable, en revanche, c’est de proposer ce bétail pour encourager le vice comme le font ces criminels. » Puis il se calma brusquement, comme désarçonné par son propre emportement, avant de continuer d’une voix moins autoritaire : « Pardonnez-moi d’imposer mes réflexions à des oreilles étrangères qui ne demandaient rien. — Au contraire. Ce que vous dites là est très intéressant. J’aimerais que vous m’en appreniez plus. » Je l’étudiai avec une certaine curiosité. L’idée me vint aussitôt que ce pouvait être un Hébreu : son aversion et sa colère envers ces insignifiants marchandages de viande humaine semblaient le rapprocher de cet homme sévère sur la place du marché aux idoles qui avait fait preuve d’une piété si violente. Tu te rappelles que j’avais décidé de rencontrer certains membres de cette race de marchands à l’esprit vif. Mais une étude plus approfondie me fit déduire qu’il devait être de pure descendance sarrasine. Il émanait de lui une présence et une force formidables. Il était grand et élancé, plutôt bel homme, les cheveux noirs, dans les trente-cinq ans, peut-être plus, une barbe épaisse et lisse, un regard perçant et un sourire chaleureux qui contrastait avec ses yeux durs et intimidants. Son port princier, son éloquence élégante et la finesse de ses vêtements semblaient indiquer l’homme riche et cultivé qu’il était, un personnage important dans cette ville. J’ai immédiatement compris qu’il pouvait m’être plus utile que n’importe quel Hébreu. Nous nous sommes donc isolés du groupe afin qu’il m’explique sa réaction violente face au commerce de filles faciles sur le marché. Il se lança sans hésiter dans une longue tirade vilipendant la longue liste des péchés de ses concitoyens, tirade qui, bien que féroce, n’en était pas moins déclamée sur ce même ton musical si envoûtant. Et combien de péchés il leur reprochait ! La prostitution n’en représentait qu’un des moins graves. Je ne m’attendais pas à trouver un disciple de Caton en pareil lieu. « Regardez autour de vous ! insista-t-il. La Mecque est un immense gouffre de perversité. Vous avez vu les idoles que l’on vend un peu partout et que l’on retrouve dans des magasins et des maisons de renom ? Ces images représentent de faux dieux, car le vrai, et il n’y en a qu’un seul, ne peut être représenté. Vous avez vu les tricheries qui ont lieu sur les places de marché ? Vous avez vu tous ces hommes qui mentent sans vergogne à leurs femmes, et les femmes qui le leur rendent bien, et les jeux de hasard, les beuveries, la prostitution, les querelles fratricides ? » Et la liste n’était pas terminée. Je constatai qu’il avait son catalogue d’outrages sous la manche pour le cas où il rencontrerait quelque bonne âme prête à l’écouter. Et pourtant il n’y avait en lui aucune condescendance ni attitude hautaine, mais plutôt une certaine incompréhension : plus que furieux il était simplement affligé par les défaillances de ses concitoyens, du moins l’analysais-je ainsi. Il marqua line pause, changeant de ton, comme s’il avait réalisé qu’adopter un tel ton dénonciateur trop longtemps frôlait l’incorrection. « Je vous demande encore de m’excuser pour mon excès de zèle. Je prends tout cela très à cœur. J’espère que c’est là mon plus gros défaut. Vous devez être ce Romain venu vivre parmi nous ? — En effet, Leontius Corbulo, à votre service. Un Romain de Rome, comme j’aime à dire. » Je continuai sur ce ton. « Ma famille est très ancienne, elle possède d’ailleurs des attaches historiques en Syrie et dans d’autres régions d’Asie. — Je vois. Je m’appelle Mahmud, fils d’Abdallah, lui-même fils de… » Pour tout dire, j’ai oublié de qui il était le fils, lui-même fils de Untel, et ainsi de suite. Il est de coutume chez les Sarrasins de donner leur pedigree jusqu’à la cinquième ou sixième génération sans reprendre leur souffle, mais je fus bien incapable de retenir un seul de ces noms barbares bien longtemps. Je me souviens cependant qu’il m’a dit être membre de l’un des plus puissants clans de marchands de La Mecque, qui se nomme Kareish, ou quelque chose d’avoisinant. J’eus l’impression qu’un certain lien s’était noué entre nous pendant ce court laps de temps, et sa personnalité était telle qu’il me fut difficile de lui fausser compagnie. Puisqu’il était presque l’heure du déjeuner, je l’invitai à venir manger avec moi à la villa. Mais il me répondit que j’étais un invité ici à La Mecque et qu’il manquerait à tous ses devoirs s’il devait accepter mon hospitalité avant que je n’aie partagé d’abord la sienne. Je ne cherchai même pas à discuter. Les Sarrasins, comme j’ai fini par m’en rendre compte, sont assez susceptibles sur ce genre de chose. « Suivez-moi », me dit-il, en me guidant. Et c’est ainsi que, pour la première fois, j’ai pu pénétrer dans la demeure d’un riche marchand de La Mecque. La villa de Mahmud, fils d’Abdallah, n’était guère différente de celle de Nicomedes, bien que notablement plus grande – une cour intérieure avec une fontaine en son centre, de vaste salles bien aérées, des mosaïques richement colorées sur les murs. Mais à l’inverse de Nicomedes, Mahmud ne collectionnait pas les antiquités. Il semblait d’ailleurs n’avoir que très peu d’objets personnels. Une certaine austérité au niveau de la décoration était visiblement de mise chez lui. Et bien entendu, il n’y avait aucune trace des idoles que les autres habitants de La Mecque semblaient tant apprécier. La femme de Mahmud fit une brève apparition. Elle s’appelait Kadija, ou quelque chose dans le genre, et paraissait considérablement plus âgée que son mari, ce qui me fut confirmé par Mahmud lui-même. Deux ou trois de ses filles firent quelques passages tout aussi brefs. Mais c’est tous les deux que nous avons déjeuné, assis sur des nattes de paille au milieu d’une grande pièce vide. Mahmud était assis en tailleur, et semblait parfaitement à l’aise dans cette position. Je m’y suis essayé, sans succès, avant d’opter pour une position allongée plus classique, regrettant de ne pas avoir un coussin sur lequel reposer les coudes, mais je ne voulais pas risquer d’offenser mon hôte en lui en réclamant un. Le repas lui-même fut simple, composé de viande grillée et d’un ragoût d’orge et de melons, avec de l’eau comme unique breuvage. Mahmud ne semblait pas, a priori, apprécier le vin. Il me parla de lui de manière très ouverte, comme si nous étions deux membres d’une même famille vivant dans des pays éloignés et se rencontrant pour la première fois. C’est ainsi que j’appris que le père de Mahmud était mort avant sa naissance et que sa mère l’avait suivi dans la tombe peu de temps après ; il avait donc grandi dans la misère sous la tutelle d’un oncle. D’après ce qu’il me disait, j’eus la vision d’une enfance solitaire passée à errer sur les collines mornes et arides au-delà de la ville ; il semblait s’être interrogé dès son plus jeune âge sur les grandes questions de l’éternité et de l’esprit qui visiblement le taraudaient encore aujourd’hui. À vingt-cinq ans, Mahmud entra au service de la fameuse Kadija, une riche veuve de quinze ans son aînée. Celle-ci tomba rapidement amoureuse de lui et lui proposa le mariage. Il me raconta la chose sans la moindre gêne et je suppose qu’il n’avait pas de raison d’en avoir. Une étincelle de joie brillait dans son regard quand il me parlait d’elle. Elle lui donna des fils et des filles, bien que seules les filles aient survécu. La prospérité dont il jouit aujourd’hui est, je l’imagine, le produit de la fine gestion de la dot de sa femme. Il ne m’interrogea ni sur Rome, ni sur Constantinopolis, ni sur aucune autre ville au-delà des frontières de l’Arabia Deserta. Bien que profondément intelligent et curieux, il ne semblait pas s’intéresser aux empires de ce monde. Il n’avait visiblement jamais quitté La Mecque, sinon pour un vague et unique séjour à Damas. Je dirais que c’est un homme simple si je ne savais, mon cher Horatius, à quel point il est complexe en réalité. La grande préoccupation de sa vie, c’est sa conception d’un dieu unique. Il s’agit, bien entendu, du fameux concept prôné par les Hébreux depuis l’Antiquité. Je suis convaincu que Mahmud a longuement discuté avec certains membres de cette race ici à La Mecque, et que leurs idées ont fini par affecter sa philosophie. Il les a sûrement entendus vénérer ce dieu invisible et distant, et a partagé leur mépris envers les superstitions des habitants de La Mecque qui aiment avoir autour d’eux une ribambelle d’idoles et de talismans, et qui pratiquent des cultes crédules à l’adresse du soleil, de la lune, des étoiles et d’une cohorte de démons en tous genres. Il ne s’en cache d’ailleurs pas : je l’ai entendu citer un ancien prophète nommé Abraham, de toute évidence un personnage qu’il admire, ainsi qu’un certain Moïse, un chef plus récent de cette tribu. Il revendique cependant une révélation à part qui lui est propre. Il affirme que cette vision particulière lui est venue à la suite de prières et de contemplations assidues qu’il aurait pratiquées. Il allait souvent dans les montagnes au-delà de la ville pour y méditer dans la solitude d’une grotte isolée, et un jour l’idée d’un dieu unique s’imposa à lui tel un message divin. Mahmud appelle ce dieu Allah. Quand il en parle, un merveilleux changement s’opère en lui. Son visage irradie, ses yeux deviennent comme deux rayons de lumière pure, sa voix même se fait si musicale et pleine de poésie que l’on a l’impression d’être en face d’Apollon lui-même. Selon lui, il est impossible de comprendre la nature d’Allah. Il nous est trop supérieur. Les autres peuples peuvent se représenter leurs dieux comme les personnages de quelque fable, et racontent ainsi leurs voyages à travers le monde et leurs querelles avec leurs femmes, leurs exploits sur les champs de bataille, allant jusqu’à les représenter en statues sous l’apparence d’hommes et de femmes, mais avec Allah il en va tout autrement. On ne raconte pas de fables concernant Allah. On ne peut se le représenter, comme nous le faisons avec Jupiter, comme un grand homme, le visage autoritaire, la barbe longue et sujet à toutes les passions – comme un empereur, par exemple, mais dans une tout autre dimension – et il serait absurde voire blasphématoire d’essayer de le représenter comme le faisaient jadis les Grecs avec leurs dieux tels que Zeus, Aphrodite et Poséidon, ou comme nous le faisons avec Jupiter, Vénus ou Mars. Allah est la force créatrice même, le créateur de l’univers, trop grand et puissant pour être représenté de quelque manière que ce soit. J’ai demandé à Mahmud, puisqu’il est blasphématoire de donner un visage à son dieu, comment il lui était permis de lui donner un nom. Car il s’agit bien là d’une forme de représentation. Mahmud parut apprécier la pertinence de ma question et m’expliqua qu’Allah n’est pas vraiment un nom, comme le sont Mahmud ou Leontius Corbulo, mais qu’il s’agit d’un mot utilisé par les Sarrasins signifiant le dieu. Selon Mahmud, le fait qu’il n’existe qu’un seul dieu, dont la nature est abstraite et incompréhensible pour les humains, constitue la loi sublime dont dérivent toutes les autres. Cela n’aura sans doute pas plus de sens pour toi que pour moi, Horatius, mais il ne nous appartient pas de jouer les philosophes. Ce qui est intéressant dans le cas présent, c’est de se retrouver face à quelqu’un animé d’une telle passion pour ses croyances. À tel point qu’en l’écoutant on est littéralement attiré par la beauté et la simplicité de ses idées et la force de sa voix lorsqu’il en parle, on serait presque tenté de jurer soi-même fidélité à Allah. C’est une croyance très simple en elle-même, mais très puissante dans sa franchise, un peu à l’image de ce désert, dure et sans compromis. Elle réfute en bloc l’idolâtrie sous toutes ses formes, les affabulations et autres notions selon lesquelles le rôle des étoiles et des planètes serait prépondérant dans nos vies. Elle rejette toute confiance envers les oracles et autres sorciers. Les décrets des rois et des princes ne peuvent s’appliquer à elle. Elle ne tolère que l’autorité de son dieu lointain, aussi puissant qu’inflexible, dont le décret fondamental est que nous vivions des vies de dur labeur, de piété et de respect envers notre prochain. Ceux qui vivent selon les lois d’Allah, d’après Mahmud, seront réunis au paradis après leur mort ; ceux qui ne le font pas subiront les affres du plus terrible des enfers. Ainsi, Mahmud n’aura pas de répit tant que l’Arabie tout entière ne se sera pas débarrassée de sa paresse, sa dégénérescence et ses péchés en reconnaissant la suprématie du dieu unique, et que ses petites tribus querelleuses ne seront pas réunies en une seule et grande nation gouvernée par un roi invincible qui ferait appliquer les lois de ce dieu. Sa conviction avait quelque chose d’imposant. Et comme je te l’ai dit, son discours terminé, je n’étais pas loin de sentir en moi la présence et la puissance d’Allah. Il était surprenant, voire effrayant, de constater que Mahmud pût susciter de telles émotions chez quelqu’un comme moi. J’en étais impressionné. Son exposé terminé, l’effet se dissipa graduellement, et je me retrouvai moi-même. « Qu’en pensez-vous ? me demanda-t-il. Peut-on nier cette vérité ? — Je ne suis pas en position de juger, répondis-je prudemment, cherchant à tout prix à éviter de froisser mon nouvel ami, surtout dans sa propre salle à manger. Nous autres Romains, avons pour habitude de faire preuve d’une grande tolérance envers les croyances des autres, et si vous visitez un jour notre capitale, vous constaterez que des temples de toutes les religions se côtoient dans les rues. Mais j’apprécie la beauté de vos enseignements. — Beauté ? C’est de vérité dont je parle. Lorsque vous dites accepter les vérités de toutes les religions sans distinction, cela implique que vous ne leur reconnaissez aucune vérité, je me trompe ? » J’ai essayé d’argumenter, en puisant dans mes souvenirs d’écolier et les maximes de Platon et Marcus Aurelius, pour déclarer que tous les dieux ne sont jamais que les reflets de la véritable notion de dieu. Mais c’était peine perdue. Il a rapidement perçu en moi mon indifférence toute romaine envers la religion. Si l’on affirme, comme nous le faisons, que tel dieu est aussi valable que tel autre, cela signifie en réalité que les dieux ont une importance toute relative à nos yeux, la religion aussi d’ailleurs, sauf lorsqu’elle sert de moyen de diversion pour occuper les couches sociales les plus défavorisées et leur faire oublier tout ressentiment envers leur misérable condition terrestre. Notre politique du vivre et laisser vivre envers les cultes de Mithra, Dagon, Baal et autres divinités dont les temples pullulent dans Rome appuie cette vision des choses. Pour Mahmud, c’est là une attitude méprisable. Sentant la tension monter en lui et ne souhaitant pas terminer notre conversation sur une note amère, je prétextai la fatigue pour prendre congé en lui proposant de continuer cette conversation une autre fois. Le soir, ayant été une fois de plus invité chez Nicomedes le Paphlagonien et encore ivre du flot de paroles dont Mahmud m’avait abreuvé, j’ai demandé à mon hôte s’il pouvait m’en dire un peu plus sur cet extraordinaire personnage. « Ah lui ! s’esclaffa Nicomedes. Alors comme ça vous fréquentez les fous, Corbulo ? — Il m’a pourtant paru tout à fait sain d’esprit. — Oh, il l’est, du moins lorsqu’il vous vend des chameaux ou des sacs de safran. Mais lancez-le sur le sujet de la religion et vous aurez un tout autre homme en face de vous. — Nous avons effectivement eu une longue discussion philosophique cet après-midi. J’ai trouvé tout cela fascinant. Je n’avais jamais rien entendu de semblable. — Je veux bien vous croire. Ce pauvre homme devrait partir d’ici tant qu’il en a encore la possibilité. S’il continue sur cette voie, ainsi qu’on me l’a rapporté récemment, on retrouvera son corps dans les dîmes et cela ne surprendra personne. — Je ne vous suis pas. — À prêcher contre les idoles comme il le fait, j’entends. Vous savez, Corbulo, on vénère plus de trois cents dieux différents dans cette ville et chacun d’eux a son propre lieu de culte, ses propres prêtres et sa propre fabrique d’idoles que l’on vend aux pèlerins, et tout ce qui s’ensuit. Si j’ai bien compris la démarche de votre Mahmud, il souhaiterait voir tout cela disparaître. — J’imagine que oui. Il est vrai qu’il s’est montré particulièrement méprisant envers les idoles et leurs adorateurs. — C’est bien ça. Jusqu’à présent il a simplement mis en place son petit culte personnel, avec une demi-douzaine de membres de sa famille. Ils se réunissent chez lui pour pratiquer le culte particulier prôné par Mahmud lui-même envers ce dieu particulier. Un passe-temps bien innocent, j’en conviens. Mais on m’a dit que récemment il essayait de répandre ses croyances un peu partout, testant ici et là ses idées subversives destinées à faire évoluer la société sarrasine. Comme il l’a fait aujourd’hui avec vous, apparemment. Il ne prend pas de gros risques à partager ses opinions religieuses avec quelqu’un comme vous et moi, puisque nous autres Romains, sommes plutôt ouverts sur la question. Mais il en va tout autrement des Sarrasins. Il ne faudra pas attendre longtemps avant qu’il se déclare prophète et se mette à prêcher sur la place publique en promettant l’enfer et la damnation à tous ceux qui refuseraient de changer leur façon de vivre, et ils n’auront d’autre choix que de le tuer. Les anciennes coutumes sont bonnes pour les affaires et dans cette ville tout tourne autour des affaires, et rien d’autre. Mahmud prône des notions subversives que les habitants de La Mecque ne peuvent se permettre de tolérer. Il ferait mieux de faire attention où il met les pieds. » Il afficha un rictus. « Mais c’est un amusant petit diable, vous ne trouvez pas, Corbulo ? Comme vous vous en doutez, j’ai moi aussi eu l’occasion de m’entretenir avec lui une fois ou deux. » Si tu veux mon avis, Horatius, Nicomedes n’a qu’à moitié raison au sujet de Mahmud. Il n’a pas tort lorsqu’il dit que Mahmud est prêt à prêcher sa religion en public. La façon dont il m’a abordé au marché aux esclaves, alors que je ne suis qu’un parfait inconnu, en témoigne. Et quant à son discours sur sa volonté de ne pas se reposer tant que l’Arabie tout entière n’aura pas accepté l’autorité du dieu unique, cela ne revient-il pas à dire qu’il est sur le point de dénoncer les adorateurs d’idoles ? Mahmud m’a dit en substance au cours de ce repas qu’Allah transmettait ses commandements concernant les notions de bien et de mal à travers un prophète désigné tous les mille ans. Abraham et Moïse en faisaient partie, ainsi que me l’a appris Mahmud. Et j’ai bien l’impression qu’il se considère comme leur successeur. Mais je crois que le Grec se trompe quand il dit que Mahmud risque de se faire tuer par un de ses concitoyens pour avoir vilipendé leurs superstitions. Nul doute qu’au début ils auront envie de le tuer. Si ses enseignements devaient faire leur chemin, ils mettraient au chômage des hordes de prêtres et de fabricants d’idoles, créant une grosse brèche dans l’économie locale, ce que personne n’a envie de voir se produire ici. Mais sa personnalité est tellement forte que je pense qu’il pourrait finir par les convaincre. Par Jupiter, il a bien failli me convaincre moi d’accepter l’omnipotence divine d’Allah ! Il finira par trouver un moyen de faire passer ses idées. Je ne sais pas encore comment, mais il a plus d’un tour dans sa manche, c’est un vrai marchand du désert et il finira bien par leur proposer quelque chose de suffisamment intéressant pour leur faire rejeter leurs anciennes croyances et adhérer à la sienne. Allah sera le seul dieu présent ici lorsque Mahmud aura accompli sa tâche sacrée, j’en suis convaincu. Je dois réfléchir sérieusement à tout cela. On ne rencontre pas tous les jours quelqu’un possédant un tel magnétisme inné. Je suis encore hanté par cette force, impressionné par la façon dont il a réussi, l’espace d’un instant, à me faire pratiquement jurer fidélité à son dieu unique. Je me demande s’il y a un moyen d’utiliser le pouvoir que possède Mahmud sur les hommes pour les faire œuvrer pour le bien de l’Empire, en l’occurrence servir Julianus III Augustus ? Et ainsi regagner les faveurs de César et ma rédemption pour quitter l’Arabie. Pour l’instant, je n’en vois pas. Je pourrais peut-être lui demander d’inciter ses concitoyens à se révolter contre le pouvoir grec dans cette partie du monde, ou quelque chose dans le genre. J’aurai toutefois suffisamment de temps cette semaine pour y réfléchir, car je n’aurai d’autre compagnie que la mienne. Mahmud, qui voyage assez régulièrement dans la région pour ses affaires, est en déplacement dans les villages côtiers afin d’explorer quelques prospections commerciales. Nicomedes a lui aussi quitté la ville pour se rendre en Arabia Félix où lui et ses compatriotes grecs doivent négocier discrètement le prix des cornalines, du bois d’aloès ou de quelque autre produit pour lequel il y a une grande demande à Rome. Je me retrouve donc seul ici, avec mes serviteurs, une bien triste compagnie. L’idée m’a traversé l’esprit d’aller m’acheter un jeune esclave au bazar pour me divertir de manière plus agréable, mais Mahmud est tellement pieux qu’il risquerait de repérer mon manège, et je ne voudrais pas ébrécher notre amitié naissante. Mais l’idée d’un tel achat est tout de même fort tentante. Je pense souvent avec nostalgie à la cour, aux festivités du palais royal, au théâtre, aux jeux, à tout ce que je suis en train de rater. Que devient Fuscus Salinator ? Et Voconius Rufus ? Spurinna ? Allifanus ? Et l’empereur Julianus, qui fut mon ami, presque un frère, avant de me trahir en me laissant languir seul au milieu de ce désert d’Arabie ? Que de bons moments nous avons passés, lui et moi, avant ma déchéance. Rassure-toi, Horatius, je pense aussi très souvent à toi. Je me demande avec qui tu passes tes nuits. Homme ou femme ? Lupercus Hector ? La petite Pomponia Mamiliana, peut-être ? Voire le jeune serviteur breton, dont l’empereur ne voulait certainement plus une fois souiller par moi. En tout cas, je suis sûr que tu ne dors pas seul. Je me demande ce que mon nouvel ami Mahmud penserait de notre cour et de ses us et coutumes. Il est tellement austère et coincé de nature. Il voue une haine profonde aux hédonismes en tous genres ; un prince du désert bien sévère que cet homme-là, un parfait Spartiate. Tu penses peut-être que je le surestime ? Installons-le dans une villa sur le mont Palatin, avec un beau char et une demeure pleine de serviteurs, une cave bien remplie, laissons-le barboter dans un des bassins parfumés de l’empereur Julianus et ses amis agités, ce serait peut-être une autre chanson ? Non. Non. J’en doute fort. Si Mahmud venait à Rome, il deviendrait un nouveau Caton et nettoierait tout ça, purgeant la capitale de tous les péchés accumulés au cours des années impériales. Et, une fois qu’il en aurait terminé avec nous, Horatius, nous serions tous devenus de fidèles serviteurs d’Allah. Cinq autres jours de solitude au cours desquels j’ai été à deux doigts de m’ouvrir les veines. Un vent chaud à te griller le cerveau a soufflé toute la semaine au point d’en devenir fou. L’air semblait chargé de sable. Les gens erraient dans les rues comme des fantômes, drapés en blanc de la tête aux pieds. J’avais peur de sortir de chez moi. Toutefois, depuis deux jours, le vent s’est calmé. Mahmud est rentré hier de son excursion sur la côte. Je l’ai vu dans la rue en train de parler à trois ou quatre types. Même de loin, il était évident que c’était Mahmud qui menait la conversation, les autres, pris sous le charme, se limitaient à de simples hochements de tête et à des gestes de la main. Il y a quelque chose d’ensorcelant dans sa façon de parler. Il vous envoûte littéralement. On est pris au piège, sans autre option que de l’écouter, on se surprend à croire en tout ce qu’il dit. Je n’ai pas jugé approprié de l’aborder à cet instant mais, plus tard dans la journée, j’ai envoyé un de mes serviteurs pour l’inviter à manger à la villa. Nous avons ainsi passé quelques heures ensemble aujourd’hui. L’entretien que nous avons eu déboucha sur des révélations surprenantes. Aucun de nous n’osait revenir sur la discussion théologique de notre première rencontre, nous avons donc passé quelques instants à bavarder de tout et de rien comme le font deux personnes respectables de deux pays différents réunies autour d’un déjeuner intime et déterminées à passer le repas sans prendre le risque d’offenser son voisin. Mahmud se révéla affable comme il ne l’avait jamais été jusqu’à présent. Mais alors que l’on débarrassait les premiers plats, l’intensité si familière de son regard réapparut et il lança de manière un peu abrupte : « Au fait, mon ami, comment diable avez-vous atterri dans ce pays ? » Compte tenu de mon amitié récente avec lui, il n’aurait guère été judicieux d’avouer que j’avais été banni pour cet acte de pédérastie avec le jouet que l’empereur s’était réservé. Mais, crois-moi, il fallait bien que je trouve quelque chose à lui dire. Il est difficile de se montrer évasif face au regard brûlant de Mahmud, fils d’Abdallah. J’aurais eu moins de mal à mentir à César. Ou à Jupiter lui-même. Donc, partant du principe qu’il vaut mieux dire une bribe de vérité que de mentir tout court, je lui avouai que l’empereur m’avait envoyé en Arabie pour espionner les Grecs. « Votre empereur qui n’est donc pas leur empereur, bien qu’il s’agisse du même Empire. — Absolument. » Mahmud, bien qu’isolé comme il l’avait été toute sa vie du vaste monde qui s’étendait au-delà des frontières de l’Arabie, comprenait parfaitement le concept de principat à deux têtes. Il comprenait aussi le peu d’harmonie réelle qui existe entre les deux parties de ce royaume divisé. « Et quels désagréments pensez vous que les Byzantins risquent de causer à votre peuple ? » demanda-t-il. Il y avait une certaine tension dans sa voix et je compris qu’il ne s’agissait pas d’une simple curiosité de sa part lorsqu’il m’a posé cette question. « Le danger est d’ordre économique, dis-je. Trop de nos importations des nations asiatiques passent par leurs mains à l’heure qu’il est. Et ils semblent aujourd’hui s’implanter de plus en plus au cœur de l’Arabie, où convergent toutes les routes marchandes. S’ils devaient avoir une mainmise économique sur ces routes, nous serions à leur merci. » Il resta silencieux un instant, méditant sur mes paroles. Mais ses yeux brillaient d’une étrange lueur. Son esprit devait bouillonner. Puis il se pencha vers moi, jusqu’à ce que nos nez se frôlent, et de cette voix douce qui capture votre attention plus que n’importe quel cri, il dit : « Nous partageons donc la même inquiétude. Ces Grecs sont aussi nos ennemis. Je connais leur cœur. Ils ont l’intention de nous conquérir. — Mais c’est impossible ! Nicomedes lui-même m’a dit qu’à ce jour aucune armée n’a réussi à s’emparer de l’Arabie. Et que personne ne réussira. — Effectivement, personne ne peut s’imposer chez nous par la force. Mais ce n’est pas ce que j’entendais par là. Les Grecs peuvent nous conquérir de manière plus sournoise, par la ruse, si nous les laissons faire : utilisant leur or pour nourrir notre avarice, nous achetant progressivement jusqu’à la moindre parcelle. Nous sommes un peuple sagace, mais ils le sont davantage, et ils nous enserreront dans un cordon de satin, nous deviendrons un jour la propriété de marchands, d’usuriers ou d’armateurs grecs. C’est ce que les Hébreux auraient fait s’ils avaient été plus nombreux et plus puissants, mais les Grecs ont un empire derrière eux. Du moins, la moitié d’un empire. » Son visage était illuminé par cette extraordinaire passion et cette excitation confinait à la folie. « Mais cela ne se produira pas. Je ne les laisserai pas faire, mon bon Corbulo ! Je les détruirai avant qu’ils ne causent notre perte. Vous pouvez toujours le dire à votre empereur : Mahmud, fils d’Abdallah, s’opposera aux Grecs qui cherchent à s’emparer de cette terre et nous les repousserons jusqu’à Byzance. » Ce fut un choc. Il m’avait déjà dit le premier jour qu’il avait l’intention de guider l’Arabie vers la loi d’un dieu unique et d’un roi invincible ; et maintenant, je pense savoir qui sera ce roi invincible. Les paroles moqueuses de Nicomedes une semaine plus tôt me revinrent à l’esprit : Alors, comme ça, vous fréquentez les fous, Corbulo ? L’emportement de Mahmud, alors que nous étions tranquillement assis autour de ma table, faisait penser à un accès de folie. Qu’un obscur marchand de ce désert soit à la fois un mystique et un rêveur était déjà étonnant en soi ; mais maintenant, en soulevant un voile, il révélait une personnalité de guerrier-roi nichée en lui. C’était énorme. Ni Alexandre de Macédoine, ni Jules César, ni l’empereur Constantinus ne s’étaient vantés de posséder autant d’âmes différentes en un seul homme, comment Mahmud, fils d’Abdallah, le pouvait-il ? Un moment plus tard il s’apaisa et tout redevint calme comme auparavant. Il y avait une flasque de vin sur la table à portée de main, un bon vin tunisien sirupeux que j’avais acheté au marché la veille. Je m’en versai une coupe pour calmer l’effet du coup de tonnerre que son discours enfiévré avait produit. Il sourit et tapota la flasque. « Vous savez, je n’ai jamais vraiment bien compris l’intérêt de cette chose. Pour moi, c’est gâcher du bon raisin que d’en faire du vin. — Les opinions varient sur ce sujet. Mais qui peut se vanter d’avoir raison ? Laissons ceux qui aiment le vin en boire, les autres ne sont pas obligés de les imiter. » Je levai ma coupe devant lui. « Celui-ci est vraiment excellent pourtant. Vous êtes bien sûr de ne pas vouloir le goûter ? » Il me foudroya du regard comme si je venais de lui proposer une coupe de poison. Je suppose que Mahmud, fils d’Abdallah, ne sera jamais un buveur, qu’il en soit ainsi après tout. Car, finalement, Horatius, cela en fait plus pour les autres, hein ? « Alors, comment se porte votre ami Mahmud ? demanda Nicomedes le Paphlagonien, au cours du repas suivant qui nous réunit. A-t-il réussi à vous faire prosterner devant Allah ? — Je ne suis pas près de me prosterner devant les dieux », dis-je avant d’ajouter prudemment : « Il semble s’inquiéter de la présence ici de vos concitoyens. — Il a peur que nous ne prenions le pouvoir, peut-être ? Il devrait pourtant nous connaître depuis le temps. Si Augustus et Trajan n’ont pas réussi à envahir ce pays, comment peut-il imaginer qu’un monarque aussi sensé que Maurice Tiberius le fasse ? — Ce n’est pas une invasion militaire qu’il a en tête, Nicomedes. Il craindrait plutôt une infiltration commerciale. » Nicomedes ne parut pas désarçonné. « Il a tort. Je ne nie pas, mon cher Corbulo, que nous cherchons à multiplier nos activités dans la région. Mais je ne vois pas en quoi cela perturbe Mahmud et les siens. Nous ne grignotons pas sa part du gâteau. Nous voulons simplement augmenter la taille du gâteau. Vous connaissez l’adage des Phéniciens : « La marée montante soulève tous les bateaux. » — On n’apprend plus la rhétorique dans les écoles grecques ? Le gâteau ? Les bateaux ? Vous vous égarez dans les métaphores, il me semble. De plus, l’Arabie ne possède pas de bateaux, ni de marée, d’ailleurs. — Vous voyez parfaitement ce que je veux dire. Vous pouvez dire à Mahmud de ne pas s’inquiéter. Nos projets d’expansion en Arabie seront bénéfiques pour tous ceux qui sont concernés, les marchands de La Mecque inclus. Je devrais peut-être m’entretenir avec lui, moi aussi ? Il est prompt à s’emporter. J’arriverais peut-être à le raisonner. — Je ferais peut-être mieux de m’en occuper moi-même », dis-je. C’est à cet instant que j’ai compris, Horatius, où se trouvait le cœur du problème, et qui était notre véritable ennemi. L’empereur Julianus n’a aucun souci à se faire quant aux activités des Grecs dans le secteur. Leur incursion en Arabie était prévisible. Ce sont des hommes d’affaires par nature, et l’Arabie, bien que hors des frontières de l’Empire, demeure dans les limites d’influence de l’Orient. Leur présence ici était inévitable, eh bien, c’est fait, nous y voilà. S’ils ont l’intention de bâtir des liens commerciaux plus puissants avec ces peuples du désert, nous n’avons aucune raison de nous en offenser et il n’y a rien que nous puissions y faire de toute façon. Comme Nicomedes l’a dit, l’Orient contrôle déjà l’Égypte, la Syrie, la Libye et d’autres pays chez qui nous nous fournissons et nous n’en avons jamais souffert. En ce sens, il s’agit bien d’un seul et même Empire. Les Grecs n’iront pas augmenter les prix des produits en provenance d’Orient, craignant que nous n’en fassions de même avec l’étain, le cuivre, le fer et le bois que nous leur fournissons. Non. La menace de vient pas des Grecs, peuple pacifique et civilisé. Le véritable péril dans le cas qui nous occupe vient de ce prince du désert, Mahmud, fils d’Abdallah. Un dieu, a-t-il dit. Un peuple arabe avec à sa tête un roi unique. Et quand il parle des Grecs : Je les détruirai avant qu’ils ne causent notre perte. Il le pense vraiment. Et il en est peut-être même capable. Personne n’a jamais réussi à réunir les Sarrasins sous le pouvoir d’un seul homme, cela dit, je ne pense pas qu’ils aient jamais eu parmi eux quelqu’un comme Mahmud. J’ai brusquement eu cette vision, mon cher Horatius, alors que nous étions assis autour de la table copieusement garnie de Nicomedes : Mahmud, regard de braise et sabre brandi, menant ses troupes de Sarrasins hors d’Arabie, avançant au nord en direction de la Syria Palaestina et de la Mésopotamie, prêchant la parole de son dieu unique sur son chemin, les Grecs terrorisés fuyant devant ses hordes de guerriers. Les paysans trop heureux d’embrasser la nouvelle foi ; qui pourrait résister à la voix envoûtante de Mahmud, surtout lorsque celle-ci est appuyée par les lames de ses nombreux disciples ? Et puis plus loin, jusqu’en Arménie, en Cappadoce et en Perse, le mouvement se dirigera ensuite vers l’ouest, l’Egypte et la Libye. Les guerriers d’Allah à travers le monde, incendiant le cœur des hommes avec la nouvelle croyance, le nouvel amour pour la vertu et l’honneur. Les autres religions, obsolètes, fondront devant la nouvelle comme neige au soleil. Les richesses des temples des faux dieux seront réparties entre la population. Des légions entières de prêtres parasites et oisifs massacrées comme du bétail tandis que les superstitions seront évincées. Les statues en or des faux dieux seront fondues. Un nouvel État sera proclamé dans le monde, sur fond de prière et de loi sacrée. Mahmud peut affirmer que l’unique et véritable dieu est avec lui. Son éloquence nous pousse à le croire. Nous autres de l’Empire n’avons que les statues de nos dieux, et personne ayant pour deux sous d’intelligence ne les a prises au sérieux depuis des centaines d’années. Comment pourrions-nous contrer le raz-de-marée de la nouvelle foi ? Elle nous ensevelira comme la lave du Vésuve. « Vous prenez tout cela trop au sérieux », m’a dit Nicomedes le Paphlagonien, lorsque bien plus tard dans la soirée, ayant un peu abusé du bon vin, je lui fis part de mes craintes. « Vous devriez peut-être vous couvrir la tête quand vous sortez dans les rues en pleine journée, Corbulo. Le soleil d’Arabie tape fort et il peut faire des ravages sur les esprits. » Non, Horatius. J’ai raison et il a tort. Une fois en marche, les légions d’Allah ne pourront être arrêtées jusqu’à ce qu’elles arrivent en Italie, en Gaule et même en Britannie jusqu’aux côtes lointaines de l’immense océan, et le monde entier appartiendra à Mahmud. Cela ne se produira pas. Je sauverai le monde du danger qu’il représente, Horatius, et peut-être, ce faisant, je me sauverai moi-même. La Mecque est évidemment une ville sainte, un sanctuaire. Aucun homme ne peut lever la main sur son semblable sans encourir une peine exemplaire. Umar, le fabricant d’idoles, qui a servi dans le temple d’Uzza, l’a bien compris. Je suis allé voir Umar dans son atelier, où il était assis à fabriquer des statues d’Uzza aux poitrines généreuses. Uzza est la Vénus des Sarrasins. Je lui ai acheté pour une poignée de pièces de cuivre une jolie petite statuette en pierre noire que j’espère bien te montrer un de ces jours. Je lui ai ensuite montré une pièce d’or du temps de Justinianus en lui expliquant ce que j’attendais de lui, et sa seule réponse fut de tapoter à deux reprises le nez de Justinianus sur la pièce. Ne comprenant pas ce qu’il voulait dire, je me suis contenté de froncer les sourcils. « L’homme dont vous me parlez est mon ennemi et l’ennemi de tous ceux qui aiment les dieux, dit Umar le fabricant d’idoles, et je serais prêt à le tuer pour trois pièces de cuivre si je n’avais pas une famille à charge. Mais ce travail exige que je voyage, et cela coûte cher. Cela ne peut être fait à La Mecque, vous comprenez ? » Et il tapota de nouveau le nez de Justinianus. Cette fois, je compris ce qu’il voulait dire. Je posai une deuxième pièce d’or à côté de la première, et le fabricant d’idoles me retourna un sourire. Il y a douze jours de cela, Mahmud a quitté La Mecque pour un de ses déplacements vers les régions de l’Est. Il n’est pas rentré. Je crains qu’il n’ait eu un de ces accidents comme il en arrive dans ces contrées perdues, et les dunes mouvantes ont dû recouvrir depuis son corps à tout jamais. Umar, le fabriquant d’idoles, semble avoir disparu lui aussi. On dit à travers la ville qu’il est parti dans le désert à la recherche de pierres noires dont il fait certaines de ses statues et que quelque artisan rival avec lequel il était en conflit l’aurait suivi jusqu’à la carrière. Je crois, Horatius, que tu seras d’accord avec moi pour dire qu’il fallait régler la chose. La disparition d’un homme aussi connu que Mahmud risquait de soulever des soupçons, mais dans le cas d’Umar personne, à part sa femme, ne se souciera de la disparition du fabricant d’idoles. Tout cela est évidemment bien regrettable, mais c’était absolument nécessaire. « Il doit être mort à l’heure qu’il est », m’a dit Nicomedes hier soir. Nous nous retrouvons toujours aussi régulièrement pour dîner. « Une bien triste affaire, c’était un homme intéressant. — Un très grand homme, dans son genre. S’il avait vécu plus longtemps, je suis convaincu qu’il aurait changé la face du monde. — J’en doute fort, dit Nicomedes, de son air hautain typiquement grec. Mais nous ne le saurons jamais, n’est-ce pas ? — Nous ne le saurons jamais, acquiesçai-je, en levant mon verre. À Mahmud, le pauvre diable. — À Mahmud. » Et voilà la fin de cette triste d’histoire. Va voir l’empereur, Horatius. Dis-lui ce que j’ai fait. Prends bien soin de tout replacer dans le contexte, celui de la grande histoire impériale, passée, présente et future. Parle-lui d’Hannibal, de Vercingétorix, d’Attila, de tous les grands ennemis que nous avons eus dans le passé, et dis-lui que j’ai tué dans l’œuf un danger qui menaçait Rome plus que tous ceux que je viens de citer. Dis-lui, Horatius. Dis-lui que j’ai épargné une conquête du monde : que ce que j’ai fait était absolument essentiel, que j’ai fait ce que personne d’autre n’aurait fait en son nom, car qui aurait eu à part moi une telle vision de ce qui nous attendait ? Dis-le lui. Surtout, dis-lui de me rappeler à Rome. J’ai erré dans les sables d’Arabie assez longtemps. Mon travail ici est terminé. Je le supplie de m’épargner la désolation du désert, sa chaleur infernale, ma solitude. Ce n’est pas un endroit pour un héros de l’Empire. 1861 A. U. C. : La deuxième vague Ils faisaient partie de la deuxième vague de l’invasion. La première s’était évanouie comme l’eau sur le sable. Mais aujourd’hui, l’empereur Saturninus avait envoyé une autre flotte vers le Nouveau Monde, bien plus importante que la première, et d’autres suivraient si cela s’avérait nécessaire. « Nous balayerons leurs côtes comme le fait l’océan, et à la fin nous vaincrons. » C’est ainsi que l’empereur avait déclaré la guerre, cinq ans plus tôt, lorsque la nouvelle du désastre était arrivée à la capitale. « Car Rome est aussi un océan : immense, infatigable, irrésistible. Ils ne tiendront pas devant notre puissance. » Titus Livius Drusus se trouvait au sénat aux côtés de son père lorsque l’empereur fit son discours ce jour-là. Il avait dix-huit ans à l’époque, un jeune Romain de haut rang qui n’avait pas encore fait ses premiers pas dans la vie. Les mots de l’empereur l’avaient profondément bouleversé. Un monde lointain attendait d’être conquis – de vastes continents inexplorés au-delà des colonnes d’Hercule, débordant des trésors d’un mystérieux peuple à la peau de cuivre qui vivait là-bas ! Face au sénat, l’imposante figure de l’empereur, magnifique dans sa tunique pourpre impériale, exhortait de sa voix résonnante les hommes vaillants à porter les aigles des légions de Rome jusque dans ces contrées étrangères. Je suis prêt, songea le jeune Drusus, concentrant toutes ses pensées sur le large front de l’empereur. Je vais réussir ! Je serai cet homme ! J’irai conquérir ce Mexique en votre nom ! Mais cinq années venaient de s’écouler, et l’empereur, fidèle à sa parole, avait effectivement envoyé cette deuxième expédition de l’autre côté de l’Océan jusqu’au Nouveau Monde. Et Drusus n’était plus un jeune homme visionnaire rêvant de conquérir d’autres mondes inconnus mais un soldat d’expérience de vingt-trois ans qui commençait à penser au mariage et à se retirer dans une villa à la campagne. On l’avait nommé officier dans l’armée d’invasion et il avait accepté, avec un peu moins d’enthousiasme qu’il n’en aurait eu quelques années plus tôt. Le sort de la première expédition occupait ses pensées. Tandis qu’il observait la côte énigmatique plongée dans les ténèbres qui s’étirait devant lui, il se demanda s’il allait laisser lui aussi ses os sur cette terre étrangère et sûrement hostile, comme bon nombre d’autres soldats romains avant lui. C’était juste avant l’aube, le troisième jour de cette nouvelle année 1861. Au pays, le mois de Januarius était le plus froid de l’année, mais si Drusus avait eu besoin qu’on lui rappelle qu’il se trouvait loin de chez lui, cette brise chaude et sèche provenant du continent s’en serait chargée. À cette époque de l’année, même les vents d’Afrique n’étaient pas aussi chauds. De fin rais de lumière rose caressèrent ses épaules. Au fur et à mesure que le ciel s’éclaircissait, les côtes rocheuses et inhospitalières apparurent, et sur une proche colline s’élevait à une hauteur démesurée un imposant bâtiment blanc. La terre qui s’étendait à l’ouest semblait quasiment plate et la forêt était si dense qu’aucune habitation n’était visible. « Qu’en penses-tu, Titus ? » demanda Marcus Junianus, venu le rejoindre sur le pont. Il avait deux ans de plus que Drusus, ancien esclave de la famille, il était aujourd’hui affranchi. Libre ou pas, il avait choisi de suivre Drusus vers le Nouveau Continent. Ils avaient grandi ensemble, et bien que l’un fut issu de la vieille noblesse romaine et l’autre d’une génération d’esclaves vieille de cinq cents ans, ils étaient comme deux frères. Certes, on les aurait difficilement pris pour des frères, car autant Drusus était grand et pâle, les cheveux souples et fins, les traits aristocratiques et une façon de parler élégante, autant Marcus Junianus était plutôt trapu, le teint basané, un nez plat et d’épais cheveux bouclés, parlant avec les inflexions des gens de son rang et se comportant comme tel. Mais ils n’avaient jamais laissé ces différences se dresser entre eux : ils étaient tout simplement Marcus et Titus, Titus et Marcus, amis, compagnons, frères même, à part sur le plan biologique. « Je crois que ça ne va pas être une partie de plaisir, Marcus. Ça se sent à plein nez. » En effet, même le vent semblait hostile : puissant, charriant une odeur forte avec quelque chose de pimenté qui n’avait rien d’agréable. « C’est quoi, ce bâtiment, à ton avis ? Une forteresse ou un temple ? — Un temple, non ? Le Nordique nous a dit que ce pays abondait en temples magnifiques. Après tout, pourquoi fortifier leur côte quand elle est déjà protégée par des milliers de milles de mer ? » Drusus acquiesça : « Bien vu. Mais tout de même, je ne pense pas qu’il serait très prudent de débarquer juste au-dessous. Va dire au capitaine de trouver un lieu d’accostage mieux protégé plus au sud. » Marcus s’exécuta. Drusus s’appuya sur le bastingage pour observer la côte qui se rapprochait. Elle paraissait pourtant inhabitée. Avec ses longues colonnes d’arbres étranges collés les uns aux autres formant comme un mur noir privé d’ouvertures. Et puis il y avait ce temple. Il fallait bien que quelqu’un ait assemblé ces pierres pour ériger ce sinistre bâtiment qui dominait cette avancée sur la mer. Quelqu’un, en effet. Il leur avait fallu huit semaines pour arriver jusqu’ici, le plus long voyage de sa vie – de celle de n’importe qui d’ailleurs. En huit semaines, on pouvait naviguer d’un bout à l’autre de la Grande Mer, la Mare Mediterraneum, des côtes syriennes jusqu’aux colonnes d’Hercule en Hispanie, aller et retour. La Grande Mer ! Comme les anciens s’étaient trompés en donnant à la Mediterraneum ce nom grandiose. La Grande Mer n’était qu’une flaque d’eau comparée à celle qu’ils venaient de traverser, le vaste Océan qui séparait les mondes. La traversée des mers chaudes et calmes s’était plutôt bien passée, longue et ennuyeuse, mais sans problème. Il suffisait de hisser les voiles, de mettre le cap à l’ouest, de suivre les vents portants et prendre le large. Et au bout d’un certain temps, on se retrouvait sur une mer d’un bleu turquoise constellée d’îles tropicales où il était possible de s’approvisionner en vivres et en eau potable sans que les autochtones nus qui les habitent viennent interférer, et en poursuivant ainsi, on finissait par arriver à ce qui ressemblait effectivement aux côtes d’un immense continent, qui devait sans aucun doute être ce fameux Mexique dont le Nordique avait parlé. Mais aujourd’hui, Drusus ressentait non de la peur, la peur étant un sentiment qu’il ne s’autorisait pas, mais un certain… comment le définir… malaise ? Une impression que cette mission n’était peut-être pas une si bonne idée. La perspective d’avoir à affronter une puissante résistance militaire ne le gênait pas. Cela faisait six cents ans que les Romains n’avaient pas eu de guerres dignes de ce nom, depuis que Maximilianus le Grand avait éradiqué les Goths et que Justinianus s’était débarrassé de ces Perses turbulents, mais chaque génération espérait avoir l’occasion de démontrer que la vieille tradition guerrière romaine n’était pas morte, et Drusus s’était félicité que ce soit à la sienne de saisir l’occasion. Advienne que pourra. Il ne craignait pas de tomber sur le champ de bataille : il devait à chaque fois une mort aux dieux et il était toujours glorieux de mourir pour l’Empire. Mais mourir d’une mort stupide, voilà qui était une autre affaire. Et nombreux étaient ceux qui dans la capitale pensaient que la soif de conquête de l’empereur Saturninus, en voulant faire du Nouveau Monde une province romaine, était une bêtise. Même le plus grand des empires devait être capable de reconnaître ses limites. L’empereur Hadrianus, mille ans plus tôt, avait décidé que l’Empire était devenu trop difficile à gérer et avait préféré renoncer à la conquête des régions à l’est de la Mésopotamie. La Perse, l’Inde, Kithai et Cipangu plus à l’est, en Asia Ultima où vivaient le peuple à peau jaune, avaient maintenu leur indépendance, bien que toujours liés à Rome par des accords commerciaux. Et voilà que Saturninus lorgnait de l’autre côté, vers l’ouest lointain, des rêves de conquêtes plein la tête. L’empereur avait entendu parler de l’or du Mexique et de celui d’une autre contrée plus à l’ouest, le Pérou, et il rêvait de cet or. Mais ce Nouveau Monde pouvait-il être conquis alors qu’il était tellement éloigné ? Et une fois conquis, pourrait-il être administré ? N’était-il pas plus judicieux d’établir des accords commerciaux avec le peuple du Nouveau Continent, de leur vendre des produits romains en échange de leur or, créant ainsi un nouvel élan de prospérité qui consoliderait l’Empire occidental vis-à-vis de son compétitif rival d’Orient ? Saturninus se prenait-il pour Alexandre le Grand ? Même Alexandre avait fini par renoncer aux conquêtes de terres lointaines une fois la frontière de l’Inde atteinte. Drusus s’efforça de balayer ces coupables pensées. La grandeur de Rome ne saurait tolérer le moindre obstacle, songea-t-il, ni, n’en déplaise à Hadrianus, les moindres limites. Les dieux avaient offert le monde aux Romains. C’était même écrit dans le premier tome du fameux poème de Virgile connu de tout écolier ; un Empire sans fin. L’empereur Saturninus avait décidé que cet endroit serait romain, et Drusus avait été envoyé ici poule conquérir au nom de Rome, il en serait ainsi. L’aube venait de se lever lorsque la flotte fut hors de portée de vue du temple de la colline. La lumière vive du matin lui permettait d’avoir un meilleur aperçu de la côte rocailleuse irrégulière, des plages de sable, des forêts touffues. Drusus réalisa que les arbres étaient en fait des espèces de palmiers, mais leurs larges feuilles dentelées les différenciaient de ceux que l’on trouvait en Méditerranée. Il n’y avait aucune indication quant à la présence d’une ville dans les parages. Le débarquement s’avéra difficile. La mer à cet endroit n’était pas assez profonde pour les imposants vaisseaux spécialement conçus pour les longues traversées. Il était impossible de les amarrer près du rivage. Les hommes durent donc débarquer à la nage – au moins la mer était-elle chaude – et progresser tant bien que mal à travers le ressac avec armes et provisions. Trois hommes furent emportés par le courant vers le sud et deux autres périrent noyés. En voyant cela, certains hésitèrent à quitter le navire. Drusus plongea à son tour et marcha jusqu’au rivage pour les encourager. La plage était d’une blancheur inquiétante, comme si le sable était fait de particules d’os broyés. Il était dur et craquait sous le pied. Drusus le racla du bout de sa sandale, appréciant cet exotisme. Il y enfonça profondément son bâton d’officier en songeant qu’il prenait possession de cette terre au nom de Rome l’Éternelle. La phase initiale du débarquement mit plus d’une heure, le temps que les Romains s’installent sur la fine étendue de sable entre la mer et les palmiers. Pendant tout ce temps, Drusus se rappela avec un certain malaise les histoires racontées par les survivants de la première expédition, celle des flèches envoyées de nulle part qui venaient se planter dans les parties les plus vulnérables. Mais rien de tout cela ne se produisit aujourd’hui. Il ordonna au premier groupe débarqué de couper des arbres afin de construire des radeaux pour transporter le reste des hommes, de l’équipement et des provisions jusqu’au camp qu’ils installeraient ici. Tout le long de la côte, les autres officiers faisaient de même. Les navires qui dansaient sur l’eau formaient un tableau impressionnant : les lourdes coques, les ponts surélevés, les grandes voiles carrées bariolées aux couleurs impériales. Dans la luminosité aveuglante de cette journée naissante, les derniers doutes de Drusus se dissipèrent. « Nous sommes venus, dit-il à Marcus Junianus. Bientôt nous verrons cette terre. Puis nous vaincrons. — Tu devrais écrire ces paroles, dit Marcus. Dans les siècles à venir les écoliers les citeront. — Je crains qu’elle ne soient pas vraiment de moi », dit Drusus. Le Nordique qui avait inspiré à l’empereur Saturninus ces fantaisies de conquête était un certain Haraldus, un géant blond qui s’était présenté au palais d’hiver de l’empereur à Narbo, en Gaule, avec ses fables de royaumes de l’autre côté de l’Océan où l’or abondait. Il affirmait en avoir vu au moins un de ses propres yeux. On trouvait ces Nordiques, race de guerriers féroces s’il en est, des deux côtés de l’Empire. Certains étaient allés jusqu’à Constantinopolis, Miklagard dans leur langue, « la grande cité ». Depuis une centaine d’années les empereurs d’Orient s’étaient constitués une troupe d’élite composée de ces hommes – se faisant appeler les Varangians, « les Hommes du Serment » – qui leur servaient de garde rapprochée. Ils venaient assez souvent jusque dans la capitale occidentale, qu’ils appellent aussi Miklagard. Parce qu’ils rappelaient aux Romains occidentaux leur anciens ennemis les Goths, dont ils étaient de proches parents, les empereurs de Rome n’avaient aucune envie de les compter parmi leur garde rapprochée. Mais il était intéressant d’entendre ces grands voyageurs raconter leurs histoires. Le pays de ces Nordiques était appelé la Scandie, et ils se répartissaient sur trois tribus principales, suivant leur origine, de Svea, de Norvegia, ou du territoire dont le peuple se faisait appeler les Danis. Mais ils partageaient tous ce même langage rustre et étaient tous de robustes gaillards au caractère bouillonnant – les hommes comme les femmes –, ingénieux, vindicatifs et impitoyables. Ils portaient en permanence deux ou trois armes de combat bien affûtées et étaient prompts à dégainer leur épée, leur dague ou leur hache à la moindre offense. Leurs solides vaisseaux, plats sur l’eau, naviguaient librement et sans crainte à travers les mers et les rivières à moitié gelées de leur contrée nordique, jusque dans des lieux perdus plus au nord dont même les Romains ignoraient l’existence, et les marchands nordiques descendaient de ces terres gelées chargés d’ivoire, de fourrures, d’huile de phoque ou de baleine et autres produits de ce genre largement sollicités sur les marchés d’Europa et de Byzance. Ce Haraldus était un Svean dont les voyages, disait-il, l’avaient mené jusqu’en Islandius et Grenelandius, deux îles de la partie nord de l’Océan, nommées ainsi par les Nordiques qui s’y étaient installés depuis deux cents ans. Puis, il avait continué jusqu’au territoire que ses compatriotes appellent Vinilandius, ou Wineland, le long d’une immense bande de terre, un continent sans aucun doute, dont, accompagné d’un petit groupe de compagnons, il avait exploré toute la côte. Selon ses dires, le voyage avait duré deux ou trois ans. De temps en temps, ils débarquaient sur le continent et lors de ces visites tombaient parfois sur des villages peuplés de gens vivant nus ou à moitié nus, à l’apparence curieuse avec leurs longs cheveux noirs, leur peau noire, mais moins que celle des Africains, leurs visages anguleux aux pommettes saillantes et leurs nez comme des becs d’oiseau. Certains de ces habitants étaient accueillants, d’autres non. Mais ils étaient tous relativement arriérés, sans talent artistique, vivant de chasse et de pêche, avec pour habitation des sortes de petites tentes en peaux de bêtes. Leurs minuscules villages semblaient offrir peu de perspectives d’échanges commerciaux. En poursuivant leur route vers le sud, les choses devinrent plus intéressantes. L’air y était plus doux et plus chaud, les villages semblaient plus prospères. Les voyageurs nordiques visitèrent des villages de taille honorable, surplombés par des monticules de terre sur lesquels ils avaient érigé ce qui semblait être des temples. Les gens portaient des vêtements tissés plus élaborés et portaient des boucles d’oreilles en cuivre et des colliers en dents d’ours. C’était un peuple de fermiers, sachant recevoir chaleureusement les voyageurs en leur offrant des repas composés de maïs et de viandes bouillies, le tout servi dans des plats en terre cuite décorés d’images de serpents étranges affublés d’ailes et de plumes. Les Nordiques mirent au point un langage à base de signes pour communiquer avec ces bâtisseurs de monticules et c’est ainsi qu’ils apprirent qu’il y avait des terres encore plus riches plus au sud, des terres où les monticules étaient construits non plus en terre mais en pierres et où les bijoux n’étaient pas en cuivre mais en or. Les choses étaient moins claires quant à la distance qui les séparait de ces terres : on recommanda simplement aux voyageurs, par de nombreux gestes appuyés de la main, de descendre vers le sud jusqu’à ce qu’ils arrivent à destination. Ce qu’ils firent. Ils se dirigèrent donc vers le sud et la terre qui s’était toujours trouvée sur leur droite depuis le Wineland disparut de leur vue et ils se retrouvèrent en pleine mer. Les bâtisseurs de monticules les en avaient avertis. Leur instinct les poussa à bifurquer légèrement vers l’ouest puis de nouveau plein sud jusqu’à ce qu’ils repèrent des signes indiquant la proximité de la côte. Ils furent rapidement en vue des premiers rivages du Nouveau Continent occidental. C’est là qu’ils débarquèrent. Tout ce que les bâtisseurs de monticules au nord leur avaient dit se vérifia. « On y trouve une grande nation, avait dit Haraldus à l’empereur. Les habitants, extrêmement accueillants, portent des tuniques minutieusement tissées et possèdent d’incroyables réserves d’or qu’ils utilisent de mille et une manières. Non seulement les hommes et les femmes portent des bijoux en or, mais même les jouets des enfants sont fabriqués dans ce métal et les chefs de clan mangent dans des assiettes en or. » Il parla ensuite de colossales pyramides de pierres comme celles que l’on trouve en Égypte, de temples de marbre, d’immenses statues représentant des dieux étranges ayant plus l’apparence de monstres. Mais le meilleur restait à venir, cette terre aux nombreuses richesses – que ses habitants appellent le Yucatán – n’était que le royaume le plus proche parmi tant d’autres du Nouveau Continent. Les Nordiques apprirent qu’il y avait une terre plus vaste encore dans le Nord-Ouest. Elle portait le nom de Mexique, à moins que ce nom ne désignât le territoire tout entier, Yucatán inclus : ce point restait encore incertain. Le langage des signes avait ses limites. Et au-delà, à une distance incalculable, se trouvait une autre terre appelée Pérou, tellement riche que les richesses du Mexique et du Yucatán paraissaient ridicules. Les hommes du Nord comprirent que leur découverte était trop importante pour être exploitée par eux seuls. Ils décidèrent de se diviser en deux groupes ; l’un, dirigé par un certain Olaus Danus, devait rester dans le Yucatan pour essayer d’en apprendre davantage sur ces royaumes. L’autre, sous les ordres de Haraldus le Svean, devait aller faire part de leur découverte à l’empereur Saturninus et proposer de guider une expédition romaine dans le Nouveau Monde au cours de ce qui devait être une mission de conquête et de pillage, avant de rentrer se partager le butin. Mais les hommes du Nord sont querelleurs dans l’âme. Le temps que Haraldus retrouve le chemin côtier jusqu’à Vinilandius, à l’extrême nord, des querelles à bord du petit navire pour des questions de rang avaient réduit leur nombre de onze à quatre. Parmi ces quatre, l’un avait été tué à Vinilandius par un beau-frère offensé, un autre au cours d’une dispute à propos d’une femme à Islandius, quant au troisième, Haraldus resta muet quant à son sort, toujours est-il qu’il fut le seul à rentrer en Europa pour parler du Mexique et de son or à Saturninus. « L’empereur fut aussitôt frappé d’une fascination maladive, raconta le père de Drusus, le sénateur Lucius Livius Drusus, présent à la cour le jour où Haraldus fut reçu en audience. On voyait l’effet se produire en lui. Ce fut comme si le Nordique l’avait envoûté. » Ce jour-là, l’empereur proclama le continent occidental : Nova Roma, une nouvelle extension de l’Empire – l’Empire d’Occident. Avec une province aussi opulente sous sa tutelle, l’Occident se trouverait en position de supériorité dans sa compétition avec son royaume frère de plus en plus turbulent, l’Empire d’Orient. Saturninus fit monter en grade un général vétéran nommé Valerius Gargilius Martius, en lui conférant le rang de proconsul du Mexique et en le nommant à la tête de trois légions. Haraldus, bien que n’étant pas citoyen romain, fut affublé du titre de duc du royaume, un poste supérieur à celui de Gargilius Martius, et les deux hommes reçurent pour instruction de coopérer durant cette entreprise. Pour la traversée de l’Océan, une flotte de navires spécialement conçus fut construite ; ceux-ci possédaient la taille des cargos alliée à la rapidité des vaisseaux de guerre. Leur mode de propulsion principale était la voile mais ils utilisaient aussi les rames et ils étaient suffisamment grands pour transporter une armée d’invasion au grand complet, chevaux, catapultes, tentes, forges et tout ce qui s’ensuit. « Ces Mexicains ne sont pas une race de guerriers, assura Haraldus à l’empereur. Vous n’aurez aucune peine à les conquérir. » Parmi les milliers d’hommes partis avec tambours et trompettes du port gaulois de Massilia, seuls dix-sept revinrent au pays quatorze mois plus tard. Ils étaient desséchés, le regard vide et au bord de l’épuisement à la suite d’un terrible et interminable voyage en mer à bord d’un esquif. Seuls trois d’entre eux eurent assez de forces pour esquisser quelques paroles avant de mourir, comme les autres, quelques jours plus tard. Leurs histoires étaient à peine cohérentes. Elles parlaient d’ennemis invisibles, de flèches surgies de nulle part, d’insectes redoutablement venimeux et d’une chaleur suffocante. L’accueil chaleureux des habitants du Yucatan avait été largement surestimé, semblait-il. Apparemment, hormis ces dix-sept revenants, tous les membres de la force expéditionnaire avaient péri d’une manière ou d’une autre. Ils furent en revanche incapables de dire ce qu’il était advenu du duc Haraldus et du proconsul Valerius Gargilius Martius. On supposa qu’ils avaient péri eux aussi. La seule certitude fut que cette expédition s’était soldée par un échec retentissant. À la capitale, les gens gardaient en mémoire la triste histoire de Quinctilius Varus, le général envoyé par César Augustus dans les forêts teutonnes pour mettre au pas les Barbares du Nord. Lui aussi avait commandé trois légions et à cause de sa bêtise et de son incompétence, elles avaient été massacrées jusqu’au dernier dans une embuscade au milieu des bois. Le vieil Augustus ne s’était jamais complètement remis de cette catastrophe. « Quinctilius Varus, rends-moi mes légions ! » criait-il à longueur de journée. Et il ne parla plus jamais d’envoyer des armées affronter les Teutons. Mais le jeune Sturninus, à l’ambition démesurée, réagit différemment après la perte de son expédition. Il fit immédiatement construire une flotte d’invasion encore plus puissante. Cette fois-ci, il enverrait sept légions. Les militaires les plus capables de l’Empire les dirigeraient. Titus Livius Drusus, qui s’était déjà illustré lors de conflits mineurs aux confins de l’Afrique, où même à cette époque les tribus sauvages du désert causaient à l’occasion quelques ennuis, comptait parmi les brillants jeunes officiers choisis pour occuper ces hautes fonctions. « C’est une folie que d’aller là-bas », avait murmuré son père. Drusus savait que son père en vieillissant devenait conservateur, mais qu’il était toujours resté extrêmement lucide dans ce genre de situation. Drusus savait, en revanche, que s’il refusait cette nomination, proposée par l’empereur lui-même, il se destinait à passer le restant de ses jours dans des postes de garde-frontière dans des lieux tellement reculés qu’il finirait par regretter le confort du désert africain. « Eh bien, commença Marcus Junianus, tandis qu’avec Drusus il supervisait le débarquement des provisions sur la plage, nous voici enfin au Yucatán. Un nom étrange, tu ne trouves pas ? À ton avis, que signifie-t-il ? — Je ne comprends pas. — Comment cela ? Il me semble avoir été clair, Titus. Je disais : que signifie-t-il ? Je parlais du Yucatán. » Drusus s’esclaffa. « J’ai bien compris. Et je t’ai répondu. Tu m’as posé la question et ma réponse a été : je ne comprends pas. Depuis des siècles, partout dans le monde, nous avons demandé aux autochtones de contrées lointaines de nous dire comment s’appelle l’endroit en question, le tout dans un parfait latin. Et étant donné qu’aucun d’eux ne connaît le latin, ils répondent en général : Je ne comprends pas, dans leur langue, et c’est le nom que nous donnons à ce lieu. Dans le cas présent, c’est le Scandinave qu’ils ne parlaient pas. Ainsi, quand Haraldus ou l’un de ses amis a demandé aux autochtones le nom de leur royaume, ils ont répondu « Yucatan » qui, j’en suis convaincu, n’est absolument pas le nom de cet endroit mais… — C’est bon, dit Marcus Junianus. Je crois que j’ai compris. » La première tâche qui s’imposait était de construire un camp aussi rapidement que possible avant que leur arrivée n’attire l’attention des autochtones. Une fois en sécurité sur les bords de mer, ils pourraient envoyer des éclaireurs à l’intérieur des terres pour repérer les emplacements des villages locaux et évaluer la taille du défi qui les attendait. Pendant la plus grande partie du voyage, la flotte était restée groupée mais en approchant des côtes du Yucatan, les vaisseaux s’étaient largement dispersés, selon les plans, afin que les têtes de pont des Romains couvrent entre vingt-cinq et trente milles de côte. Trois légions, fortes de dix-huit mille hommes, occuperaient le camp central sous le commandement du consul Lucius Aemilius Capito. Il y avait ensuite deux camps secondaires de deux légions chacun. Drusus, qui occupait les fonctions de légat légionnaire, commanderait le camp le plus au nord, celui se trouvant le plus au sud étant sous le commandement de Masurius Titanius, originaire de Pannonie et l’un des favoris de l’empereur, bien que personne ne sût vraiment pourquoi. Drusus se tenait au milieu de toute cette agitation, observant avec satisfaction la rapide construction du camp. Des ouvriers s’activaient de tous côtés. L’expédition était bien équipée : Saturninus y avait investi une véritable fortune, une somme proche du revenu annuel de plusieurs provinces, disait-on. De solides bûcherons se mirent à l’œuvre pour abattre les palmiers qui bordaient la plage, et les menuisiers s’affairèrent à les débiter en planches pour les palissades. Les géomètres délimitèrent le camp le long de la partie la plus large de la plage et préparèrent leurs indications pour les parties intérieures : la rue centrale, l’endroit où serait installée la tente du légat, celles des artisans, des légionnaires, des scribes et des historiens, les emplacements des écuries, des ateliers, des entrepôts et tout le reste. Il fallut faire débarquer les chevaux pour qu’ils se réhabituent à la terre ferme après cette longue période d’inactivité à bord des navires. Tandis que l’on installait les piquets délimiteurs dans le sol, les hommes de troupes s’occupèrent de monter leurs tentes. Des explorateurs accompagnés de patrouilles armées menèrent les premières expéditions à l’intérieur des terres à la recherche d’eau potable et de vivres. C’étaient tous des hommes d’expérience. Chacun connaissait son métier. Lorsque la nuit arriva, assez tôt curieusement – mais après tout, songea Drusus, c’était l’hiver, même si le temps était plutôt doux –, le camp était déjà clairement délimité et les premiers remparts érigés. Il ne semblait pas y avoir de rivières ou de ruisseaux dans les environs immédiats mais, ainsi que Drusus le suspectait en raison de l’existence d’une luxuriante forêt, la présence d’eau douce ne faisait aucun doute : le sol, extrêmement rocailleux sous la mince couche de terre, abondait de petites galeries à travers lesquelles des sources souterraines formaient de petits puits. Un de ces puits se trouvait à proximité à l’intérieur des terres et une équipe d’ingénieurs se mit à réaliser les plans d’un étroit canal qui amènerait en un minimum de temps cette eau douce et fraîche jusqu’au camp. Les explorateurs repérèrent du gibier en abondance dans les forêts avoisinantes : une multitude de cerfs peu farouches, des troupeaux de ce qui ressemblait à de petits cochons sans queue aux grandes oreilles dressées et un nombre incalculable d’étranges oiseaux aux plumes rouges et vertes, avec une épaisse crête sous le bec. Jusqu’à présent les choses se présentaient bien. Le Nordique avait dit qu’ils ne rencontreraient aucune difficulté à trouver des provisions et tout semblait indiquer qu’il avait dit la vérité sur ce point. À midi, Drusus envoya un coursier jusqu’au camp central pour signaler son débarquement. Le soldat revint juste avant la tombée de la nuit avec un message de la part du consul Lucius Aemilius Capito l’informant que le gros des troupes se trouvait aussi à terre et que la construction du camp était en bonne voie. Au sud, Masurius Titanius avait lui aussi terminé son débarquement sans rencontrer la moindre résistance de la part des autochtones. La première nuit au camp fut tendue, mais les premières nuits de camp en territoire inconnu le sont toujours. La nuit les enveloppa comme un linceul, sans transition entre le crépuscule et la nuit noire. C’était une nuit sans lune. Les étoiles au-dessus du camp brillaient de manière étrange, mais elles étaient disposées selon le schéma particulier des latitudes du sud. La chaleur accumulée la journée ne faiblissait pas et les hommes se plaignirent de la chaleur étouffante qui régnait dans leurs tentes. Des cris rauques leur parvenaient de la forêt. Des oiseaux ? Des singes ? Qui pouvait le dire ? Au moins, ce n’était pas des tigres. Des nuages de moustiques firent leur apparition, semblables à ceux du Vieux Continent, mais leur ronronnement lorsqu’ils vous attaquaient était plus agressif, presque jubilatoire dans son intensité et leurs piqûres provoquaient des irritations à en perdre la tête. Drusus crut même apercevoir des chauves-souris au-dessus de lui. Il avait pour les chauves-souris une aversion dont il ignorait le fondement. Ce ne sont peut-être pas des chauves-souris mais des chouettes, songea-t-il. Ou quelque race d’aigle se déplaçant de nuit. Comme le camp ne possédait pas encore de remparts, Drusus tripla les effectifs de garde. Il passa une bonne partie de la nuit à faire le tour des vigiles. Ils étaient fébriles et apprécieraient sa présence. Eux aussi avaient entendu parler des flèches surgies de nulle part et cela les réconforterait de voir que leur commandant partageait avec eux les mêmes risques en cette première nuit chargée de menaces. Mais la nuit se déroula sans incident. Dans la matinée, tandis que la construction des palissades reprenait, Drusus fit appeler Marcus Junianus, qu’il avait nommé préfet du camp, pour lui demander de former une patrouille de reconnaissance destinée à repérer le village mexicain le plus proche. Junianus le salua rapidement et s’exécuta. Plus tard dans la journée, Drusus le fit rappeler à un autre sujet. Un long moment passa, puis le messager revint en l’informant que Junianus n’était pas au camp. « Pas au camp ? dit Drusus perplexe. — Non, Sire. Je crois savoir que vous l’avez envoyé en mission de reconnaissance ce matin. » Drusus le fixa. La colère montait en lui comme un geyser et c’était bien tout ce qu’il pouvait faire pour se retenir de frapper le soldat. Mais ce geste de colère aurait été une manière bien stupide de réagir. Marcus était le seul fautif et non ce messager. Il n’avait jamais donné à Marcus l’ordre de partir en mission de reconnaissance, mais simplement de désigner une patrouille. Les remparts à moitié érigés, il était beaucoup trop tôt pour envoyer des éclaireurs en reconnaissance : alerter prématurément les autochtones de leur présence était bien la première chose que Drusus voulait éviter, ce qui risquait désormais d’arriver si les éclaireurs faisaient irruption dans un de leurs villages sans prendre de précautions. De toute façon, il n’avait jamais eu l’intention d’envoyer Marcus en personne accompagner les éclaireurs. Les éclaireurs étaient sacrifiables, pas Marcus. Il réalisa que c’était une chose qu’il aurait dû anticiper. Marcus était désormais un homme libre, cherchant systématiquement à prouver son sens du civisme. À plus d’une reprise, il avait pris des risques inutiles lorsque lui et Drusus patrouillaient sur les frontières africaines. Bien sûr, en certaines circonstances, on se doit de prendre des risques délibérés. — Drusus lui-même venait de le faire en passant une partie de la nuit avec ses hommes. Mais il y avait des risques nécessaires et des risques idiots. Imaginer que Marcus ait pu allègrement comprendre ses ordres de travers le rendait furieux. Mais il ne pouvait rien y faire dans l’immédiat. Il lui faudrait régler cela avec Marcus au retour de la patrouille et lui interdire de prendre de tels risques à l’avenir. Mais le jour passa, le soleil se coucha et à la nuit tombée, le groupe d’éclaireurs n’était toujours pas rentré. Drusus n’avait pas discuté avec Marcus de la durée de la mission de reconnaissance. Il n’avait d’ailleurs jamais eu en tête de laisser la patrouille passer la nuit hors du camp, pas la première nuit ; mais seul Jupiter savait ce que Marcus pouvait bien avoir en tête. Peut-être avait-il l’intention de continuer à chercher jusqu’à ce qu’il trouve quelque chose d’intéressant. Le jour se leva. Toujours pas de Junianus. À midi, profondément exaspéré et de plus en plus inquiet, Drusus envoya une deuxième patrouille à la recherche de la première en lui ordonnant qu’en aucun cas elle ne devait passer la nuit hors du camp. Mais elle revint au camp moins de trois heures plus tard et en voyant l’expression du capitaine, un Thracien du nom de Rufus Trogus, Drusus comprit qu’il y avait un problème. « Ils ont été capturés, commandant », dit Trogus sans autre formalité. Drusus fit un effort pour masquer sa consternation. « Où ? Par qui ? » Le Thracien fit un compte rendu rapide et précis. À mille pas dans les terres à l’ouest et deux cents pas au nord, ils étaient tombés sur des traces de lutte, branches brisées, sol remué, un fourreau au sol, un javelot, une sandale. Ils avaient suivi un chemin formé par les branches cassées sur une centaine de pas à l’ouest ; puis la forêt s’était refermée, effaçant toute trace de présence humaine, la moindre branche brisée. Comme si les agresseurs, après avoir attaqué la patrouille par surprise, s’étaient mystérieusement évanouis dans la nature avec leurs prisonniers. « Vous n’avez trouvé aucun corps ? — Aucun, commandant. Pas la moindre trace de sang. — Nous pouvons toujours nous féliciter de cela, je suppose », dit Drusus. Mais c’était une bien triste situation. Deux jours après son arrivée, il avait déjà perdu une demi-douzaine d’hommes, dont son meilleur ami. À l’heure qu’il était, les autochtones pouvaient être en train de les torturer, ou pire encore. Il venait aussi d’avertir les habitants de ce pays qu’une force d’invasion venait de débarquer sur leurs côtes. Ce qu’ils auraient de toute façon fini par découvrir tôt ou tard, bien sûr. Mais Drusus aurait aimé être plus informé sur sa situation face à l’ennemi avant d’en arriver là. Et surtout, après avoir achevé la construction du camp, les équipements pour les sièges, préparé les autres machines de guerre, réaccoutumé les chevaux de la cavalerie à la terre ferme et tout ce qui s’ensuivait. Au lieu de cela, ils étaient peut-être sur le point de se faire attaquer à tout moment, sans y être vraiment préparés. Quelle dérision que la postérité retienne le nom de Titus Livius Drusus comme celui qui avait réussi à reproduire avec la deuxième expédition du Nouveau Monde la catastrophe qui avait décimé la première ! Drusus jugea approprié d’envoyer un messager au camp de Lucius Aemilius Capito pour rendre compte de ce qui venait de se passer. Il fallait toujours informer son officier supérieur d’un incident de ce genre. Il détestait l’idée d’avoir à avouer une pareille bêtise, même si elle était du fait de Marcus Junianus, et non de lui. Mais, au bout du compte, la responsabilité était bien la sienne, il le savait. Il écrivit une note dans laquelle il déclarait avoir envoyé une patrouille en reconnaissance et que celle-ci semblait avoir été capturée par l’ennemi. Rien de plus. Il ne s’excusait pas d’avoir envoyé une patrouille avant que les défenses du camp ne soient achevées. Ce qui s’était produit était suffisamment contrariant sans faire remarquer à Capito qu’il avait commis une entorse aux tactiques les plus élémentaires. Le soir, un message glacial de Capito lui demanda de le tenir informé de l’évolution de la situation. Le sous-entendu était clair, plus dans ce que Capito n’avait pas dit que dans ce qu’il avait dit, à savoir que si les autochtones devaient effectivement attaquer le camp de Drusus, il ne pourrait compter que sur lui-même pour faire face à la situation. L’attaque n’eut pas lieu. Pendant toute la journée qui suivit, Drusus arpenta le camp fébrilement, exhortant ses ingénieurs à activer la mise en place des palissades. Lorsque d’autres groupes d’exploration quittèrent le camp pour aller chasser le cerf, le cochon sauvage ou les grands oiseaux, il s’assura qu’ils étaient escortés de trois fois plus d’hommes qu’il n’était nécessaire à l’ordinaire et il ne cessa de s’inquiéter jusqu’à leur retour. Il envoya aussi une autre patrouille, menée par Rufus Trogus, pour aller explorer la zone au-delà de celle où Marcus et ses hommes avaient été enlevés, à la recherche d’éventuels indices pouvant expliquer leur disparition. Mais Trogus revint sans la moindre bribe d’information utile. Drusus eut du mal à dormir cette nuit-là, assailli par les moustiques, les cris et rugissements incessants des bêtes de la jungle et une chaleur tellement moite qu’elle en devenait presque palpable. Un oiseau dans un arbre voisin se mit à chanter d’une voix profonde et lancinante, un chant si triste qu’il eut sur Drusus l’effet d’un chant funèbre. Il ne cessait de spéculer sur le sort de Marcus. Ils ne l’ont pas tué, se répétait-il comme un leitmotiv, car si c’était ce qu’ils avaient en tête, ils l’auraient fait lors de l’embuscade en forêt. Non, ils doivent vouloir l’interroger. Lui soutirer des informations sur le nombre de nos troupes, nos intentions, les armes que nous avons. Puis, il se dit une fois de plus qu’ils auraient du mal à faire parler Marcus sans le torturer. Par conséquent… Le jour finit par se lever. Drusus émergea de sa tente et vit les sentinelles affectées à la surveillance de la plage arriver dans sa direction. Marcus Junianus était avec eux, fatigué et abattu, traînant derrière lui une demi-douzaine de soldats tout aussi éreintés qui devaient être les membres de sa patrouille. Drusus parvint à contenir sa colère. Il serait toujours temps de tancer Marcus plus tard. Le soulagement remportait largement sur ce genre de sentiment, de toute façon. Il prit chaleureusement Marcus dans ses bras, puis recula pour s’assurer qu’il n’était pas blessé – il ne l’était pas – et finit par dire : « Eh bien, Marcus ? Je ne pensais pas ce que tu passerais la nuit hors du camp, tu sais ? — Moi non plus, Titus. Je pensais explorer les environs quelques heures avant de faire demi-tour et de rentrer au camp. Mais nous avions à peine progressé qu’ils nous sont littéralement tombés dessus du haut des arbres. Nous les avons combattus, mais ils devaient être une bonne centaine. L’affaire n’a duré que quelques instants. Ils nous ont attachés avec des cordes en soie – du moins est-ce l’impression qu’on avait, mais ce pouvait être n’importe quel type de corde souple – et ils nous ont transportés à dos d’homme à travers la forêt. Leur cité est à moins d’une heure de marche d’ici. — Leur cité, dis-tu ? Au milieu de cette jungle, une cité ? — Une cité, oui. C’est bien le mot pour la décrire. Je serais bien incapable d’évaluer sa taille à vue d’œil, mais n’importe qui la qualifierait de cité, une grande cité. Elle doit être au moins aussi grande que Neapolis. Peut-être même que Rome. » La forêt avait été défrichée sur une surface énorme, raconta-t-il avec de larges gestes des mains. Il parla de grandes places entre d’immenses temples et de palais en pierres blanches plus imposants encore que le Capitole lui-même, de pyramides dominant la ville du haut de leurs centaines de marches menant aux autels qui se trouvaient sur leur sommet, d’avenues pavées de ces mêmes pierres blanches s’étendant jusque dans la jungle, constellées sur toute leur longueur d’imposantes statues de dieux effrayants et de bêtes monstrueuses. Selon Junianus, la population devait être incalculable et ses richesses extraordinaires. Bien qu’ils fussent vêtus de simples tuniques en coton, même les gens du peuple semblaient prospères. Les prêtres majestueux et les nobles qui se promenaient librement parmi eux étaient difficiles à décrire tant ils étaient superbes. Junianus avait du mal à trouver les mots pour les décrire. Ils portaient des peaux de tigre, avec des capes rouge et vert en plumes bariolées et de sublimes couvre-chefs en plumes d’une hauteur extravagante. Ils portaient aussi des boucles d’oreilles faites à partir de pierres vertes et lisses, de grands colliers de ces même pierres vertes et des bracelets d’or étincelants autour de la taille, des poignets et des chevilles. L’or était partout présent, disait Junianus. Ces gens l’utilisaient comme les Romains utilisent le cuivre ou l’étain. De l’or à perte de vue : partout de l’or, de l’or, de l’or. « Ils nous ont donné à manger, puis nous ont menés devant leur roi, continua Junianus. Celui-ci nous a servi du vin de ses propres mains dans des coupes taillées dans ces pierres vertes qu’ils utilisent pour leurs bijoux. C’était une liqueur forte et sucrée, à base de miel, je crois, mélangé à des herbes locales, d’un goût étrange mais plutôt plaisant – et après que nous nous lûmes désaltéré, il nous a demandé nos noms et le but de notre visite et ensuite… — Il vous a demandé, Marcus ? Tu as réussi à comprendre sa langue ? Comment est-ce possible ? — Il parlait en latin, répondit Junianus, comme s’il s’agissait d’une évidence. Un latin peu académique, certes, mais on ne peut en demander plus à un Nordique, pas vrai ? En fait, son latin était plutôt approximatif. Mais il le parlait suffisamment bien pour qu’on puisse le comprendre d’une manière ou d’une autre. Bien entendu, je me suis bien gardé de lui révéler que j’étais l’éclaireur d’une force d’invasion, mais il était assez clair que… — Un petit instant, coupa Drusus, dont la tête commençait à tourner. J’ai sans doute mal compris. Ces gens ont un roi Scandinave ? — Oui, je ne te l’ai pas dit, Titus ? » Junianus s’esclaffa. « Un Scandinave, absolument ! Cela fait des années qu’il est ici. Il s’appelle Olaus Danus, il faisait partie du groupe venu de Vinilandius avec Haraldus le Svean au cours de ce premier voyage il y a bien longtemps, après la découverte de cet endroit par le Scandinave, et il habite ici depuis. Ils le considèrent pratiquement comme un dieu. Il reste là, assis sur un trône étincelant, un sceptre en pierre verte à la main et des colliers en or autour du cou, avec une couronne de plumes qui doit faire ma taille et ils lui font des tapis de pétales de fleurs chaque fois qu’il se déplace et se prosternent à ses pieds en se couvrant les yeux pour ne pas être aveuglés par sa splendeur, et… — Leur roi est un Scandinave, dit Drusus, perplexe. — Un véritable géant nordique avec une barbe noire et des yeux comme ceux du diable, dit Junianus. Il veut te voir au plus vite. Envoyez-moi votre général, a-t-il dit. Je dois lui parler. Qu’il vienne dès demain, tôt dans la journée, sans escorte. Le général devra être seul. Il m’a autorisé à t’accompagner jusqu’à l’endroit où nous avons été capturés, mais ensuite je devrai te quitter, ses hommes viendront alors te chercher. Il a été très clair là-dessus. » Tout cela commençait à dépasser largement la portée de l’autorité officielle de Drusus. Il n’avait d’autre choix que de redescendre la côte et de rendre compte en personne de la situation au consul Lucius Aemilius Capito. Drusus constata avec une certaine satisfaction que le camp de Capito n’était pas aussi avancé dans les travaux que le sien. Mais le consul avait au moins fait monter sa tente – plutôt grandiose, comme l’on pouvait s’y attendre – et Capito lui-même, secondé par ce qui semblait être un petit régiment d’archivistes, était à son bureau à parcourir une épaisse pile de fiches d’inventaires et de rapports d’ingénieurs. En voyant Drusus son regard se fit agacé, comme si la visite du légionnaire légat de la partie nord était pour lui une intrusion irritante au cours de son travail administratif. Ils n’avaient jamais vraiment eu de bons rapports. Capito, la cinquantaine, le visage dur, la mâchoire carrée, avait apparemment eu de sérieux conflits avec le père de Drusus au sénat il y avait bien longtemps, au sujet d’affectations militaires. — Drusus n’avait jamais connu les détails et n’avait pas cherché à les connaître – et il ne s’était jamais donné la peine de cacher sa contrariété à se voir affublé du jeune Drusus à un poste de commandement aussi élevé. « Un problème ? demanda Capito. — Il semblerait que oui, Consul. » Il fit un résumé de la situation aussi concis que possible : le retour des éclaireurs sains et saufs, la découverte d’une cité incroyablement proche avec son roi Scandinave improbable et la requête concernant la visite de Drusus, devant se présenter seul en qualité d’ambassadeur. Capito semblait avoir tout oublié de la disparition de la patrouille d’éclaireurs. Drusus l’observa en train de fouiller dans sa mémoire, comme si leur disparition était quelque obscur épisode du règne de Lucius Agrippa. Puis, son regard glacial se posa sur Drusus. « Alors ? Qu’avez-vous l’intention de faire ? — Le rencontrer, je suppose. — Vous supposez ? Quelle autre option avons-nous ? Voilà un homme qui a réussi à devenir le roi de ces Barbares à peau rouge, par un miracle que seuls les dieux connaissent, et qui convoque aujourd’hui un officier romain à une audience, dans la perspective très probable de conclure un traité qui placera cette nation tout entière sous l’autorité de Sa Majesté Impériale, ce qui était le but initial des Scandinaves, si je puis me permettre de vous le rappeler – et l’officier hésiterait donc ? — C’est à dire… si le Scandinave avait quelques desseins plus sombres, Consul… je dois me rendre là-bas sans escorte, je vous le rappelle… — En qualité d’ambassadeur. Même un Scandinave n’oserait prendre la vie d’un ambassadeur aussi légèrement, Drusus. Mais si cela devait arriver, Drusus, je m’arrangerais pour que vous soyez vengé comme il se doit. Vous avez ma parole. Nous ferons couler des rivières de sang pour chaque goutte versée du vôtre. » Et, gratifiant Drusus d’un sourire reptilien, le consul Lucius Aemilius Capito reporta son attention sur ses inventaires et autres rapports. Il faisait déjà nuit quand Drusus rentra au camp. Les bêtes nocturnes dans les bois hurlaient à la mort comme à leur habitude, les volatiles mystérieux survolaient le camp, et les moustiques étaient réveillés, en quête de sang frais. Mais après quatre nuits passées ici, il finissait par y être habitué. Curieusement, il n’eut aucun mal à dormir cette nuit-là et, au petit matin, il s’occupa des préparatifs pour sa visite au peuple à peau de cuivre. « Il ne te fera aucun mal, dit Marcus Junianus d’un air sombre, tandis qu’ils atteignaient l’endroit où ils devaient se séparer. J’en suis sûr. » Son ton n’avait rien de convaincant. « Les Scandinaves se comportent peut-être comme des sauvages entre eux, mais ils ne s’attaqueraient pas à un officier romain. — Je ne m’attends pas à ce qu’il le fasse, dit Drusus. Merci quand même pour ces paroles réconfortantes. C’est ici ? — C’est ici, Titus… » Drusus indiqua le camp d’un geste de la main. « Va, Marcus. N’en faisons pas toute une histoire. J’irai parler à cet Olaus, nous en apprendrons un peu plus sur la situation ici et je serai rentré avant la tombée de la nuit, avec une meilleure idée sur la marche à suivre. Pars. Laisse-moi, Marcus. » Junianus lui fit une rapide accolade et après un sourire triste retourna d’un pas lourd vers le camp. Drusus s’adossa contre le tronc rugueux d’un palmier en attendant ses guides barbares. Une heure passa environ. Bien que le soleil ne se fut levé que depuis une heure, la chaleur commençait déjà à devenir oppressante. Si c’est cela l’hiver, songea Drusus, je n’ose imaginer comment nous supporterons l’été. Drusus avait choisi de s’habiller en tenue d’apparat, jambières et cotte de mailles, casque à crête, cape officielle de légat et glaive court de cérémonie. Il voulait dégager autant que possible la grandeur romaine lorsqu’il se présenterait devant le roi barbare de ce peuple de Barbares. Mais c’était un peu trop lourd pour ce genre de climat et il suait déjà comme aux bains. De plus, un ou deux insectes s’étaient glissés dans son armure, lui occasionnant quelques démangeaisons dans le dos. Il était à deux doigts de la syncope lorsqu’il aperçut un groupe d’hommes avançant silencieusement en colonne au milieu des fourrés. Ils étaient six, nus jusqu’à la taille, la mâchoire serrée, le nez crochu, le front curieusement incliné. Ils étaient extraordinairement petits, à peine plus grands que des femmes petites, mais leur port et leur dignité les faisaient paraître plus grands, sans oublier ces curieux couvre-chefs en plumes bariolées de rouge et de vert qui se dressaient à une hauteur impressionnante. Trois d’entre eux étaient armés de lances, les trois autres d’épées menaçantes taillées dans quelque pierre noire lisse avec des lames dentelées comme celle d’une scie. S’agissait-il de ses guides ou de ses bourreaux ? Drusus demeura immobile tandis qu’ils avançaient vers lui. Un certain malaise s’installa. Ce n’était pas tant qu’il craignît pour sa vie. Comme toujours, il savait qu’il devait aux dieux une mort, tôt ou tard. Mais, comme toujours, il ne voulait pas d’une mort honteuse – comme se jeter volontairement dans la gueule du loup. En situation périlleuse, il avait toujours prié pour que sa mort serve l’Empire d’une manière ou d’une autre. Il n’y avait aucun intérêt à mourir bêtement. Mais ces hommes n’étaient pas venus pour le tuer. Ils l’entourèrent, trois devant, trois derrière, et l’examinèrent quelques instants de leurs yeux noirs comme la nuit et totalement inexpressifs. Puis l’un d’eux fit un signe en direction de la forêt et l’invita à le suivre. Il était presque midi lorsqu’ils arrivèrent à la cité. Marcus Junianus n’avait pas exagéré sa splendeur. Il avait même plutôt sous-estimé sa magnificence, n’ayant pas le vocabulaire nécessaire pour décrire la ville dans toute sa majesté. Drusus avait grandi à Rome même, la Ville éternelle lui servait de référence en terme de grandeur, égalée par aucune autre, ni même, d’après ce qu’on lui avait dit, par la Constantinopolis d’Orient. Mais la ville qu’il avait devant lui était aussi imposante que Rome bien que très différente à bien des égards. Qui plus est, songea-t-il, ce n’était peut-être même pas la capitale de ce peuple. Une fois de plus, Drusus se demanda jusqu’à quel point la conquête de ce Nouveau Monde allait être une tâche facile. Il se trouvait sur une place aux dimensions titanesques. Elle était bordée d’immenses bâtiments en pierre, certains rectangulaires, d’autres en forme de pyramide, tous de style inconnu mais certes impressionnants. Il leur trouvait quelque chose d’étrange et quelques instants plus tard il comprit pourquoi : il n’y avait aucune arche. Ce peuple ne semblait pas utiliser d’arches dans ses constructions. Et pourtant, leurs bâtiments étaient immenses et, de toute évidence, solides. Leurs façades étaient décorées par des fresques géométriques élaborées peintes en couleurs vives. Une interminable rangée de colonnes se dressait devant eux, qui représentaient des personnages sauvages, barbares, ressemblant à des guerriers en tenue de combat ; il n’y en avait pas deux semblables. Les colonnes étaient peintes elles aussi : de rouge, de bleu, de vert, de jaune, de marron. Au centre de la place se trouvait un autel en pierre surmonté d’une statue représentant un tigre à deux têtes ; et sur les côtés, d’étranges représentations d’un homme recroquevillé sur lui-même, la tête sur le côté. Quelque dieu, sans doute, car chaque statue avait au niveau du ventre un plateau en pierre sur lequel reposaient des offrandes de fruits et de céréales divers. Une foule s’affairait autour d’eux, les gens étaient tels que Marcus les avait décrits, les gens du peuple habillés de simples tuniques, les nobles dans leurs robes et couvre-chefs resplendissants, tous à pied, comme si les litières leur étaient inconnues. Il n’y avait pas non plus la moindre trace d’un cheval. Tout ce qui pouvait être porté l’était à dos d’homme, même les charges lourdes. Ce genre d’animal ne doit pas exister dans ce pays, songea Drusus. Personne ne semblait faire attention à lui tandis qu’il avançait parmi la foule. Son escorte le guida jusqu’à la pyramide à toit plat à l’autre extrémité de la place et jusqu’en haut des interminables escaliers qui menaient au sommet du temple. Olaus le Scandinave l’y attendait, dans toute sa splendeur royale, le fameux sceptre en pierre verte à la main. Deux autochtones somptueusement habillés pour la circonstance, des prêtres de haut rang sans doute, étaient à ses côtés. Il se leva lorsque Drusus fut à sa hauteur et tendit le sceptre vers lui d’un geste auguste et solennel. Cette vision avait quelque chose de tellement surprenant que l’espace d’un instant, Drusus sentit ses jambes défaillir. Même l’empereur de Rome, le César Augustus Saturninus Imperator, ne dégageait pas une telle présence. Saturninus, que Drusus avait déjà rencontré plusieurs fois lors d’audiences privées, était quelqu’un de grand, d’imposant, de majestueux, la royauté personnifiée. Mais malgré tout, il n’en demeurait pas moins un homme en tunique pourpre. Mais cet Olaus, ce roi Scandinave du Yucatan, tenait plus d’un – comment le définir ? – un dieu ? Un démon ? Quelque chose de prodigieux et d’effrayant, de presque surnaturel. Son costume lui-même avait un aspect effrayant : une peau de tigre autour de la taille, un collier d’énormes pierres vertes orné d’un pendentif en dents d’ours sur son torse nu, de longs bracelets en or, de lourdes boucles d’oreilles, et une couronne aux motifs compliqués de plumes bariolées et de joyaux étincelants. Mais ce costume incongru, si effrayant fut-il, n’était qu’un élément participant à l’effet démoniaque produit. Le personnage lui-même complétait le tableau. Olaus était plus grand que n’importe quel homme rencontré par Drusus, il le dépassait de plus d’une tête et Drusus était déjà de taille honorable. Son corps était une énorme colonne massive, avec des épaules larges, un torse saillant. Quant à son visage… Quel visage, en effet ! Une puissante mâchoire carrée, des yeux noirs comme la nuit nichés dans de proéminentes orbites et une monstrueuse bouche figée en un perpétuel rictus. Alors que la plupart de ses compatriotes étaient en général blonds ou roux, Olaus arborait une large tignasse noire en bataille, une barbe touffue qui lui masquait les joues et une bonne partie du cou. C’était la face d’un monstre, un monstre à l’apparence humaine, cruel, implacable, impitoyable, infatigable. Mais dans le regard brillait l’intelligence d’un homme. La description de Marcus ne l’avait pas préparé à cet homme. Drusus se demanda s’il était censé le saluer par quelque révérence ou quelque chose dans le genre. Quoi qu’il en soit, il ne le ferait pas. Mais la chose semblait pourtant s’imposer devant un tel personnage. Olaus s’approcha de lui, tellement près que c’en était presque gênant et dit, dans un latin approximatif mais néanmoins clair : « Vous êtes le général ? Comment vous appelez-vous ? Quel est votre grade ? — Je m’appelle Titus Livius Drusus, fils du sénateur Lucius Livius Drusus. J’assume le grade de légat légionnaire auprès de Saturninus Augustus. » Le Scandinave lâcha un grognement, tirant sur le feulement, indiquant qu’il avait bien compris, mais qu’il n’était pas impressionné. « Je suis Olaus le Danois, devenu roi de cette terre. » Il indiqua l’homme sur sa gauche, un individu renfrogné au profil aquilin, presque aussi somptueusement vêtu que lui, et fit les présentations : « Voici Na Poot Uuc, le prêtre du dieu Chac-Mool. Et l’autre s’appelle Hunac Ceel Cauich, maître du feu sacré. » Drusus acquiesça de la tête. Na Poot Uuc, songea-t-il. Hunac Ceel Cauich. Le dieu Chac-Mool. Ce ne sont pas des noms mais des sons. Le Scandinave fit un geste de la main et le prêtre de Chac-Mool apporta un bol taillé dans cette pierre verte que l’on appréciait visiblement par ici et le maître du feu sacré le remplit de cette liqueur dont avait parlé Marcus. Drusus en but prudemment quelques gorgées. C’était à la fois doux et épicé, et risquait fort de lui monter à la tête s’il en abusait. Quelques gorgées polies et il leva les yeux, voulant faire comprendre qu’il en avait assez. Le prêtre de Chac-Mool lui signala qu’il devait en boire un peu plus. Drusus fit semblant de s’exécuter, et lui rendit le bol. Le Scandinave avait rejoint son trône. Il fit signe qu’on lui apportât le breuvage d’hydromel et il en but un plein bol d’une seule traite avant de plonger son regard effrayant dans celui de Drusus. Il commença alors et sans autre préambule à faire le récit de ses aventures dans le Nouveau Monde. L’histoire était difficile à suivre, car les connaissances en latin d’Olaus ne devaient pas être brillantes au départ et visiblement il ne l’avait pas parlé depuis un bon nombre d’années. Sa grammaire était plus qu’approximative et chaque phrase était ponctuée de mots nordiques issus de sa langue gutturale ainsi que, selon Drusus, de quelques mots de dialecte local. Drusus fut néanmoins capable de recoller les morceaux et de comprendre l’essentiel de son histoire. À savoir qu’après que Haraldus et ses compagnons l’eurent laissé au Yucatán pour prendre la mer vers l’Europe et annoncer à l’empereur la découverte du Nouveau Monde, Olaus s’était rapidement imposé par sa puissance et avait été reconnu comme un homme important parmi ces gens qu’il appelait les Mayas. Drusus fut incapable de savoir si c’était bien leur nom ou quelque invention d’Olaus. Mais il doutait fort qu’il ait un quelconque rapport avec le mois romain qui se prononçait de la même manière. Il n’eut guère de précisions quant au sort des autres Scandinaves restés dans le Nouveau Monde avec Olaus, et il se garda bien de l’interroger à ce sujet : il savait trop bien à quel point les hommes scandinaves pouvaient s’offusquer facilement et laisser éclater leur tempérament meurtrier. Mettez-en sept dans une pièce et vous en retrouverez quatre le lendemain matin, et l’un d’eux serait bien capable de mettre le feu au bâtiment et laisser brûler les trois autres. Les compagnons d’Olaus devaient certainement être morts à l’heure qu’il était. Toujours est-il qu’Olaus, par sa présence physique, sa force, son assurance, avait réussi à devenir le chef guerrier de ce peuple, puis leur roi, et aujourd’hui pratiquement leur dieu. Tout avait commencé lorsqu’une cité voisine avait décidé de déclarer la guerre à celle-ci. Drusus en déduisit qu’il ne devait pas y avoir de pouvoir central dans ce pays : chaque cité devait être indépendante, même si deux cités pouvaient s’allier librement contre leurs ennemis. Ces Mayas étaient tous de farouches guerriers, mais lorsque la guerre éclata, Olaus entraîna les hommes de sa ville en utilisant des méthodes d’entraînement militaire qui leur étaient inconnues jusqu’alors, un mélange de discipline romaine et de brutalité nordique. Sous son commandement ils devinrent invincibles. Les villes tombèrent les unes après les autres devant les armées d’Olaus. Pour la première fois dans l’histoire maya une forme d’Empire fut constituée au Yucatán. Olaus semblait aussi avoir été en contact avec les autres royaumes du Nouveau Monde, celui à l’ouest du Mexique et celui plus au sud appelé Pérou. S’était-il rendu là-bas lui-même, ou bien avait-il envoyé des ambassadeurs ? Il était difficile de le savoir : le débit de paroles du Scandinave était trop rapide et son élocution trop désordonnée pour que Drusus puisse comprendre toutes les subtilités de son histoire. Mais les peuples de ces terres semblaient être au courant de l’existence de ce géant blanc à barbe noire venu d’un pays lointain qui avait su unifier les cités du Yucatán en un seul empire. C’était ces même troupes qui avaient rencontré les trois premières légions de Saturninus et les avaient anéanties sans la moindre difficulté. Les aimées mayas avaient utilisé leurs connaissances de stratégie militaire romaine pour se défendre contre les légions. Utilisant à leur tour lors de leurs attaques la technique de l’embuscade contre laquelle les techniques militaires romaines, bien que redoutables en d’autres circonstances, étaient totalement inadaptées. « Et c’est ainsi qu’ils ont tous péri, conclut Olaus. À part un petit groupe que j’ai laissé filer afin qu’ils aillent raconter ce qui s’était passé. Et c’est le même sort qui attend tes troupes, Romain. Rentrez chez vous tant qu’il en est encore temps. » Dans ce regard terrible se lisait le mépris. « Si vous voulez sauver vos vies, dit Olaus, partez. — Impossible, dit Drusus. Nous sommes des Romains. — Alors ce sera la guerre. Et vous serez massacrés jusqu’au dernier. — Je suis au service de l’empereur Saturninus. Il a revendiqué la possession de cette terre. » Olaus éclata d’un rire tonitruant. « Ton empereur peut toujours demander la lune, mon ami ! Il aura moins de mal à l’obtenir que cette terre, je te le garantis. Cette terre est à moi. — À vous ? — À moi. Je l’ai gagnée avec ma sueur et oui, avec mon sang. Ici je suis le maître. Je suis leur roi, leur dieu même. Pour eux je suis Odin, Thor et Freyr réunis. » Puis voyant le regard perplexe de Drusus : « Jupiter, Mars et Apollon, si tu préfères. Tous ces dieux se ressemblent. Je suis Olaus. Je règne sur cette terre. Prends ton armée et quitte ce pays. » Il cracha. « Romains ! » « Parlez-moi de leur armée, dit Lucius Aemilius Capito. — Je n’ai pas vu d’armée. Juste une ville, avec des paysans, des maçons, des tisseurs, des forgerons, des prêtres, des nobles, dit Drusus. Et le Danois. — Ah oui, le Danois. Un sauvage, un Barbare. Nous ramènerons sa peau pour la clouer sur un pylône devant le Capitole comme on le ferait pour du vulgaire gibier. Mais où se trouve leur armée, à votre avis ? Vous n’avez vu aucune caserne ? Des camps d’entraînement peut-être ? — J’étais dans le centre d’une grande ville. J’y ai vu des temples, des palais et ce qui m’a semblé être des boutiques. À Rome, du Forum, on ne voit pas de casernes. — Ce ne sont que des sauvages à moitié nus, combattant avec des arcs et des javelots. Ils n’ont visiblement même pas de cavalerie. Ni d’arbalètes ou de catapultes. Il ne nous faudra pas plus de trois jours pour les éliminer. — Oui. Peut-être. » Drusus ne voyait pas l’intérêt de discuter. Son aîné était responsable de l’invasion ; alors qu’il n’était qu’un officier auxiliaire. Et cela faisait treize mille ans que les armées romaines marchaient à travers le monde sans rencontrer d’adversaires à leur hauteur. Hannibal et ses Carthaginois, les féroces Gaulois, les sauvages Bretons, les Goths, les Huns, les Vandales, les Perses, les Teutons querelleurs – tous avaient voulu s’opposer à Rome et tous avaient été écrasés. Certes, il y avait eu quelques défaites. Hannibal s’était montré particulièrement coriace, en descendant des montagnes avec ses éléphants pour semer la terreur dans les provinces. Varus avait perdu trois légions dans les bois teutons. La force d’invasion menée par Valerius Gargilius Martius avait été littéralement décimée ici au Yucatán quelque cinq années plus tôt. Mais on doit toujours s’attendre à perdre une bataille de temps en temps. Au bout du compte, la domination du monde était inscrite dans le destin de Rome. Qu’est-ce que Virgile disait déjà ? À la puissance des Romains je ne mets de limites ni dans le temps ni dans l’espace. Mais Virgile n’avait jamais regardé Olaus le Danois dans le blanc des yeux, le Consul Lucius Aemilius Capito non plus, d’ailleurs. Drusus oui, et il se demandait si les sept légions de la deuxième expédition pèseraient lourd contre les troupes du dieu blanc à barbe noire des Mayas. Sept légions : combien cela faisait-il d’hommes, quarante mille ? Contre un nombre encore inconnu de guerriers mayas, des millions peut-être, qui se battraient sur leur terrain pour défendre leurs fermes, leurs femmes, leurs dieux. Drusus se dit que les Romains s’étaient déjà battus alors que les chiffres leur étaient défavorables, et que cela ne les avait pas empêchés d’être victorieux. Mais jamais aussi loin de chez eux et jamais contre Olaus le Danois. Les plans de Capito prévoyaient un assaut immédiat de la ville la plus proche. Les catapultes romaines et les béliers n’auraient aucune peine à défoncer leurs remparts qui semblaient être moins solides que ceux des villes romaines. Il était curieux que ces gens n’aient pas construit de remparts plus solides pour protéger leurs villes alors qu’ils étaient entourés d’ennemis. D’un autre côté, leurs ennemis ne devaient pas connaître l’usage des catapultes et des béliers non plus. Une fois les brèches dans les remparts faites, la cavalerie se précipiterait sur les grandes places pour semer la terreur parmi la population qui prendrait certainement les chevaux pour des monstres, n’en ayant jamais vu auparavant. Suivrait un assaut de l’infanterie par chaque côté : les temples seraient saccagés, les prêtres massacrés, et surtout Olaus le Danois serait capturé. Nul besoin de s’embarrasser à le capturer pour le ramener à Rome, dit Capito : non, trouvez-le, tuez-le, décapitons d’un même geste l’empire qu’il a créé chez ces Mayas. Après sa disparition, tout le système politique finirait par se dissoudre. Les villes principales s’effondreraient et les Romains pourraient s’occuper d’elles les unes après les autres. Sans Olaus, leur discipline militaire ne tiendrait pas longtemps non plus, ils redeviendraient des sauvages incapables et recommenceraient à combattre de manière désordonnée contre la formidable discipline des légions romaines. Le sort funeste de la première expédition n’avait apporté aucun élément digne d’être pris en compte. Gargilius Martius n’avait pas compris à quel genre de général il avait affaire en la personne d’Olaus. Capito si, grâce à Drusus ; et en désignant Olaus comme cible principale, il couperait la puissance ennemie à sa tête dès les premiers jours de la campagne. Voilà ce qu’il avait décidé : qui était donc ce Titus Livius Drusus, officier auxiliaire de vingt-trois ans, pour oser suggérer qu’il n’en serait pas ainsi ? Dans les trois camps romains on se lança dans de formidables préparations pour le combat. Les engins de siège furent hissés à la lisière de la forêt et des chemins furent taillés à travers la jungle. Les cavaliers préparèrent leurs destriers pour la bataille. Les centurions passèrent les dernières instructions aux troupes d’infanterie. Des éclaireurs furent envoyés la nuit pour repérer les points faibles des murs de la cité maya. Par cette terrible chaleur tropicale qui collait à la peau telle une couverture humide, les préparatifs n’en étaient pas facilités. Les piqûres des insectes ne laissaient aucun répit, de nuit comme de jour, non seulement celles des moustiques et des fourmis, mais aussi des scorpions et autres bêtes dont les Romains ignoraient les noms. On commença à signaler des serpents dans les camps, de petits reptiles rapides, verts aux yeux d’un jaune flamboyant. Bon nombre de soldats furent mordus, une demi-douzaine n’en réchappa pas. Mais les travaux continuaient. Il s’agissait de maintenir une tradition vieille de plusieurs siècles. Jules César lui-même devait les observer, de même que l’invincible Marcus Aurelus, ou le grand Augustus, fondateur de l’Empire. Ni les scorpions, ni les serpents ne sauraient freiner la progression des légions romaines et encore moins ces ridicules petits moustiques. En début d’après-midi, la veille de l’offensive, des paquets de nuages vinrent noircir le ciel. Le vent, déjà fort dans la journée, prit une ampleur extraordinaire, soufflant un air brûlant qui s’abattit en grondant sur eux en direction de l’est, accompagné de tels éclairs et coups de tonnerre que la terre sembla se diviser en deux. S’ensuivit une pluie torrentielle au cours d’un orage comme nul Romain n’en avait vu auparavant, menaçant de les balayer telle une main géante et de les projeter dans les terres intérieures. Les tentes furent arrachées de leurs piquets les unes après les autres et emportées dans la tempête. Drusus, qui s’était réfugié avec ses hommes sous les chariots, observa avec stupéfaction les arbres de la plage plier sous le vent, leur pointe touchant presque le sable avant qu’ils commencent à se déraciner. Certains arbres partirent dans une sorte de danse grotesque avant d’être arrachés. Les chariots eux-mêmes furent rudement secoués, se soulevant avant de retomber lourdement sur le sol. Les chevaux lâchèrent d’étranges cris de terreur. Quelqu’un cria que les navires étaient en train de se retourner et Drusus constata effectivement que certains avaient déjà la coque en l’air, comme si une main de titan les avait renversés. Puis une vague monumentale vint s’abattre avec une puissance dévastatrice sur la face ouest des palissades, la réduisant à néant. La puissance de l’orage avait presque quelque chose de surnaturel. Olaus le Danois était-il de connivence avec les dieux de cette terre ? Comme s’il ne souhaitait pas sacrifier ses guerriers face aux envahisseurs en envoyant cette terrible tempête à leur place. Il n’y avait aucune échappatoire. Tout ce qu’ils pouvaient faire était de se terrer peureusement sous le ciel sombre, coincés sur cette bande de sable, tandis que la tornade grondait au-dessus de leurs têtes. Les éclairs fendaient le ciel comme autant d’épées monstrueuses. Les coups de tonnerre faisaient écho aux effrayants hurlements du vent. Quelques heures plus tard, la pluie sembla ralentir, puis s’arrêta complètement. Un calme surnaturel les enveloppa. Il y avait quelque chose d’étrange, comme un léger crépitement, dans l’air immobile. Drusus se releva, assommé, pour évaluer l’étendue des dégâts : les murs effondrés, les tentes envolées, les chariots retournés, les armes dispersées. Puis, brusquement, ce fut de nouveau la pluie et le vent, comme si l’orage s’était moqué d’eux avec ce semblant d’accalmie, et le déluge reprit de plus belle jusqu’au petit matin. À l’aube, le camp offrait un spectacle de désolation. Il ne restait plus rien de leurs constructions. Les murs avaient disparu. Ainsi qu’une large rangée d’arbres sur la plage. De vastes cuvettes d’eau s’y étaient formées un peu partout dans lesquelles flottaient des corps. Un grand nombre de navires avaient disparu, les autres étaient couchés dans l’eau, sur leur flanc. Le jour apporta une chaleur étouffante, tellement chargée d’humidité qu’il devenait presque impossible de respirer, ainsi qu’une cohorte d’animaux venimeux en tous genres – serpents, araignées, des avalanches de fourmis rouges, des hordes de scorpions et autres bestioles désagréables – comme si la tempête les avait chassés hors de la jungle. Tel un mauvais rêve qui ne prendrait pas fin au réveil. Drusus, l’air sombre, ordonna à ses hommes de mettre un peu d’ordre dans le camp, mais il était difficile de savoir par où commencer et tous marchaient comme dans un demi-sommeil. Ils s’affairèrent pendant deux jours au milieu des dégâts causés par la tempête. Le deuxième jour, Drusus envoya un messager au camp de Capito pour savoir comment les choses s’étaient passées de leur côté, mais l’homme revint moins d’une heure plus tard en lui annonçant qu’une partie de la plage au sud avait été balayée par la mer, empêchant tout passage, et que la forêt était si dense à l’intérieur qu’il lui était impossible de traverser ; il avait donc été obligé de rebrousser chemin. Le troisième jour, ce fut l’offensive maya : une pluie de flèches venue de nulle part. Les archers étaient invisibles : ils devaient être au cœur de la jungle, tirant leurs flèches à l’aveuglette avec des arcs d’une puissance exceptionnelle. Les flèches tombaient du ciel par centaines, par milliers, tombant au hasard dans le camp romain. Une cinquantaine d’hommes périrent en l’espace de quelques instants. Drusus envoya cinq escadrons dans la forêt, emmenés par Marcus Junianus, pour aller déloger les attaquants, mais ils ne trouvèrent personne. Le lendemain, un navire arborant le pavillon de Lucius Aemilius Capito fit son apparition dans la baie, suivi de trois autres. Drusus se fit transporter en chaloupe pour aller à la rencontre du consul. Capito, abattu par la fatigue, lui raconta que la tempête avait pratiquement détruit son camp : il avait perdu presque la moitié de ses hommes et de son équipement, et le site lui-même était devenu inutilisable à cause des inondations. Ces navires étaient les seuls qui lui restaient. Dans l’impossibilité de contacter le camp de Masurius Titanus, ils avaient remonté la côte en bateau, espérant trouver le camp de Drusus à peu près intact. Drusus n’avait d’autre choix que de remettre son commandement à Capito, même si le vieil homme paraissait usé et abattu par l’épreuve qu’il avait subie. « Il n’est plus bon à rien », s’emporta Marcus Junianus. Mais Drusus répondit aux objections de son ami par un haussement d’épaules : Capito était le doyen des officiers, un point c’est tout. Les archers lancèrent une autre attaque le lendemain, et le surlendemain. Les pluies de flèches se faisaient plus denses que les précédentes, formant de véritables barrages dans le ciel. Drusus comprit que les capacités des archers mayas étaient sans limites – il les imaginait par milliers, par millions, alignés calmement, une rangée après l’autre, chacune attendant la volée précédente pour la remplacer aussitôt. Cette terre comptait énormément d’habitants, et ils étaient tous ennemis de Rome. Et l’armée d’invasion attendait là, dans les ruines de son camp, incapable de faire plus de huit cents mètres dans cette jungle étouffante et hostile, vulnérable aux tempêtes, avec ses créatures venimeuses, la faim, les maladies, les moustiques, les flèches. Les flèches. La situation devenait impossible. Les choses n’avaient pas dû être pires pour Quinctilius Varus quand il avait perdu les trois légions de César Augustus. Mais ici sept légions étaient menacées. Après consultation d’un Capito visiblement mal en point, Drusus fit installer une rangée de ses propres archers sur la plage, pour répondre aux attaques des flèches mayas, tirées au hasard dans la jungle. Ce qui eut un succès très relatif : une douzaine de Mayas morts furent retrouvés après l’attaque. Ils portaient une sorte d’armure, faite en coton piqué. Mais les Romains avaient perdu une vingtaine d’hommes sous les flèches tombées du ciel lors de la deuxième attaque et une trentaine lors de la troisième. Le camp était perpétuellement infesté de serpents qui eux aussi continuaient leur travail de sape, d’autres hommes succombèrent aussi sous les piqûres d’autres insectes non déterminés. La fièvre était un ennemi supplémentaire – les hommes tombèrent malades par douzaines – et les provisions commencèrent à manquer sérieusement, la tempête ayant vidé la forêt des ses cochons sauvages et de ses cerfs. Marcus Junianus prit Drusus à part : « Nous sommes battus, comme l’a été la première expédition. Nous devrions reprendre la mer et rentrer chez nous. » Drusus secoua la tête en signe de dénégation, bien que convaincu que c’était la meilleure chose qu’il leur restât à faire. Mais l’ordre de retraite devait impérativement venir de Capito et le consul était perdu dans les brumes de quelque rêve fiévreux. Les jours passèrent ainsi. Chaque aube nouvelle apportant son lot de pertes humaines à cause de la maladie, la faim ou tout simplement l’épuisement quand les attaques régulières des flèches n’achevaient pas le travail. « Nous détruirons les murs de leur ville », déclara Capito dans un de ses rares moments de lucidité, mais Drusus savait bien que la chose était impossible. Ils avaient déjà suffisamment de mal à gérer leur propre situation au camp en cherchant de la nourriture et de l’eau potable et en repoussant les incessantes pluies de flèches. À l’aube du vingt-troisième jour, un petit groupe d’hommes, une cinquantaine peut-être, arrivèrent en titubant sur la plage du côté sud, amaigris, le visage ravagé. Il s’agissait des derniers survivants du camp de Masurius Titianus. Ils avaient coupé à travers la forêt à la recherche d’autres Romains. Quant à Titanius, il avait succombé à son tour et tous leurs navires avaient été emportés dans la tempête. « Il nous faut quitter cet endroit, déclara Drusus à Capito qui le regardait d’un œil vitreux. Nous n’avons aucune chance. Leurs archers nous décimerons à tour de bras un peu plus chaque jour et si nous survivons à la fièvre, Olaus le Danois enverra une armée finir le travail. — L’empereur nous a envoyés ici pour conquérir cette terre, dit Capito, en se redressant sur son lit et en regardant autour de lui dans un vague sursaut de vitalité. Ne sommes-nous pas des Romains ? Oserons-nous nous présenter à Rome devant l’empereur pour lui faire part de notre lamentable échec ? » Il s’effondra, épuisé, en murmurant des paroles incompréhensibles ; pourtant Drusus devait encore le considérer comme son supérieur. Au vingt-huitième jour, plusieurs centaines de Mayas se présentèrent sur la plage, armés de lances. C’était de petits bonshommes basanés pratiquement nus, hormis leurs chapeaux de plumes et leurs armures en coton. Drusus mena la contre-attaque lui-même, bien qu’il lui eût été difficile de trouver des hommes suffisamment valides pour combattre. Les Mayas résistèrent étonnamment bien face aux épées et boucliers des Romains mais finirent par être repoussés, au coût de trente vies romaines. Encore quelques batailles comme celle-ci, songea Drusus, et ce sera la fin. Capito succomba à la fièvre le lendemain. Drusus s’assura qu’il reçoive les honneurs d’un enterrement digne du rang d’un consul tombé en terre étrangère pour l’Empire. Lorsque les dernières paroles furent chantées et la dernière pelletée de sable jetée sur sa tombe, il prit une profonde inspiration et se tourna vers ses lieutenants. « Nous en avons terminé ici. Tous aux navires ! Aux navires ! » Cette fois, sur plus de quarante mille hommes envoyés par Rome pour la deuxième fois à la conquête du Nouveau Monde, seulement six cents rentrèrent vivants. Des centaines périrent en mer lors du voyage de retour, dont l’équipage entier du bateau que Drusus avait confié à Marcus Junianus. Pour lui, le plus dur fût de perdre Marcus au cours de cette entreprise stupide. Il avait beau prendre du recul par rapport à sa mort, comme l’aurait fait un Romain de l’ancienne époque, il était incapable de cacher sa peine et sa douleur. Il devait aux dieux une mort, certes, mais pas celle de Marcus, et il savait qu’il porterait avec lui le chagrin et la responsabilité de sa disparition jusqu’à sa propre mort. Le pénible voyage de retour l’avait grandement affaibli. Il lui fallut deux semaines de repos dans la maison familiale du Latium avant d’être suffisamment fort pour aller faire son rapport à l’empereur qui le reçut dans la villa royale de Tibur, vieille de mille ans. Saturninus semblait avoir vieilli depuis la dernière fois que Drusus l’avait vu. Il était très différent de l’image qu’il en avait gardée – il s’était quelque peu affaissé et ses cheveux noirs luisants étaient désormais poivre et sel. Après tout, nous vieillissons tous, songea Drusus. Mais il n’y avait pas que cet éclat de jeunesse qui avait disparu chez l’empereur. L’aura de vitalité qui avait habité ce personnage si impressionnant semblait aussi l’avoir quitté. Le temps qui passe, songea Drusus, ou était-ce simplement le souvenir qu’il gardait d’Olaus le Danois, cet homme qui dégageait une puissance et une férocité sans limites, qui rendait aujourd’hui l’empereur moins impressionnant. L’empereur demanda à Drusus, de manière presque détachée, de lui faire part du sort de la deuxième expédition. Drusus répondit d’un ton posé et dénué de toute émotion, décrivant d’abord la terre, le climat et la splendeur de la cité maya. Puis il en vint au désastre lui-même : il y avait d’abord eu une succession de problèmes, disait-il, la chaleur, les serpents, les scorpions, les fourmis rouges, la maladie, l’hostilité des autochtones et, pour couronner le tout, une terrible tempête. Il évita de parler d’Olaus le Danois. Il lui semblait peu opportun d’annoncer à l’empereur qu’un sauvage venu du Nord avait bâti dans cette terre du bout du monde un empire capable de tenir tête à Rome : cela risquait seulement d’énerver l’empereur et de le pousser à exiger qu’on ramène cet individu à Rome sous les fers. Saturninus écouta toute l’histoire avec le même air détaché, posant une ou deux questions à l’occasion, mais affichant visiblement un manque d’intérêt flagrant. Drusus allait maintenant aborder la partie la plus délicate de son rapport, la synthèse de ses réflexions sur sa mission dans le Nouveau Monde. Il fallait procéder prudemment. Il faut toujours éviter de faire la leçon à un empereur, Drusus le savait ; on ne peut que faire des suggestions, pousser son interlocuteur vers ses propres conclusions. Il faut toujours se montrer particulièrement prudent lorsque l’on a compris que le projet qui tenait tant à cœur à l’empereur s’avère irraisonné et impossible à réaliser. Il mentionna donc en priorité les difficultés rencontrées, le défi que représentait le maintien des lignes d’approvisionnement sur une distance aussi grande, la population vraisemblablement nombreuse du Nouveau Monde, les problèmes que posaient le climat et la maladie. Saturninus semblait être attentif, mais avec un certain détachement. Puis Drusus se fit plus fébrile. Il fit allusion au prédécesseur de l’empereur, l’empereur Hadrianus, qui avait d’ailleurs construit la villa dans laquelle ils se trouvaient, comment Hadrianus avait fini par comprendre qu’au bout du compte, Rome ne pouvait pas envoyer ses légions dans toutes les parties du monde. Qu’il y avait des limites à accepter, que l’on pouvait se passer de conquêtes de terres lointaines. Drusus raconta à l’empereur que bien que ne partageant pas a priori le point de vue d’Hadrianus, l’expérience du Yucatán l’en avait convaincu. Mais l’empereur semblait ne plus l’écouter. Et Drusus comprit que cela faisait peut-être quelque temps qu’il n’écoutait plus. Rongé par le désir de secouer l’empereur de sa torpeur glaciale, il fut sur le point de déclarer : « La chose est tout simplement impossible à réaliser, César. Nous n’y arriverons jamais, autant abandonner et se convaincre que c’est une mauvaise opération. Car, si nous nous obstinons, nous finirons par massacrer des légions entières de nos meilleures troupes, épuiser nos finances et briser le moral de la nation. » Mais avant qu’il ait eu le temps de prononcer ces mots, il entendit l’empereur murmurer, tel un oracle au cours d’une transe : « Rome est un océan, Drusus, immense et inépuisable. » Et il comprit avec effarement que l’empereur préparait déjà la prochaine expédition. 1951 A. U. C. : En attendant la fin Le plus laid des deux prétoriens, bourru, le visage écrasé, les cheveux roux coupés ras et les pommettes saillantes typiquement slaves, s’adressa à lui le premier : « L’empereur te demande, Antipater. Il a un travail pour toi. — Un travail de traduction, dit le garde le plus avenant, un Gaulois aux boucles blondes. Le dernier mot doux de nos amis les Grecs, sans doute. À moins qu’il ne veuille que tu lui en écrives un pour eux. » Il lança à Antipater un petit clin d’œil dans une mimique de séduction. Les prétoriens étaient tous convaincus qu’Antipater penchait de ce côté, sans doute parce qu’il avait cette apparence de Levantin bien huilé ou peut-être simplement parce qu’il parlait couramment le grec. Pourtant ils se trompaient. C’était un homme mince au teint mat, aux cheveux noirs, avec quelque chose de félin dans la démarche et un port indéniablement oriental, certes, mais ce n’était que le produit de ses ancêtres, l’héritage de ses aïeux syriens. Sa connaissance du grec était une obligation professionnelle, non une manière d’afficher ses préférences sexuelles. Et il était aussi romain qu’eux. Quant à ses préférences pour les étreintes féminines, ils n’avaient qu’à demander à Justina Botaniates, pour n’en nommer qu’une. « Où se trouve Sa Majesté en ce moment ? demanda froidement Antipater. — Dans le bureau Émeraude, répliqua le Slave. Des lettres grecques, a-t-il dit. Allez me chercher le Maître des lettres grecques. » Il se tourna vers son compagnon et afficha un large sourire. « Cela dit, on sera bientôt tous des maîtres des lettres grecques, hein, Marius ? — Ceux qui savent lire et écrire, en tout cas, dit le Gaulois. Allez, Antipater, dépêche-toi, ne fais pas attendre l’empereur ! » Ils ne faisaient preuve d’aucun respect. C’était des hommes rustres. Antipater était un officier palatin de haut rang, eux n’étaient que de simples soldats et ils n’avaient en aucun cas le droit de lui donner des ordres. Il les fusilla du regard tandis qu’ils reculaient. Il ramassa ses tablettes et son stylet avant de se diriger à travers le long couloir mal éclairé du palais annexe jusqu’au tunnel qui menait au bâtiment principal, puis aux petits bureaux privés. — Émeraude, Écarlate, Indigo, Topaze – tous regroupés dans l’aile est du Grand Hall aux audiences. Le bureau Émeraude, le plus éloigné, était le préféré de l’empereur Maximilianus, une pièce tout en longueur, sans fenêtres, décorée de draperies en tissu indien vert foncé, représentant des hommes armés de lances chassant des éléphants, des tigres et autres créatures fantastiques. « Lucius Aelius Antipater, dit-il en s’adressant au garde de service, un garçon au regard vide qui devait avoir dans les dix-huit ans et qu’il voyait pour la première fois. Maître des lettres grecques appointé auprès de César. » Le garçon acquiesça d’un hochement de tête et le fit entrer sans même procéder aux vérifications d’usages pour s’assurer qu’il ne portait pas d’arme. Antipater s’interrogeait sur la tâche du jour. Une lettre à envoyer, sans doute, songea-t-il. En ces temps sombres, trois ou quatre lettres partaient pour chaque courrier arrivant. Et pourtant, au sujet de quoi pouvait-on bien écrire, alors que l’armée grecque était sur le point d’envahir l’Occident à travers des défenses de plus en plus perméables ? Ce ne pouvait tout de même pas être un ultimatum de plus à l’adresse du grand ennemi de Rome, le Basileus Andronicus, lui ordonnant de cesser toute tentative de progression vers le royaume impérial. Ils avaient envoyé le dernier ultimatum d’une longue série pas plus tard que la semaine précédente. Il n’avait sans doute pas dépassé la Macédoine à l’heure qu’il était, et ne devait certainement pas se trouver entre les mains du Basileus à Constantinopolis… où il serait ignoré avec le plus parfait mépris, comme les précédents. Non, décida Antipater. Il devait s’agir d’une tout autre affaire cette fois-ci. Une lettre de César à quelque seigneur byzantin sur la côte africaine de la Grande Mer – l’Éxarque d’Alexandrie, par exemple, ou celui de Carthage – le pressant, moyennant quelque immense contribution, à passer du côté romain et à s’engager à mener un attaque surprise par l’arrière, un moyen de détourner l’attention d’Andronicus suffisamment longtemps pour permettre à Rome de reprendre ses forces et préparer une contre-attaque déjà trop tardive contre les envahisseurs. Un redoutable stratagème, en effet. Comme lui seul pouvait l’imaginer. « Ton problème, Lucius Aelius, lui répétait souvent Justina, c’est que tu as une imagination débordante. » Peut-être bien. Mais voilà, à trente-deux ans seulement en cette année-là – 1951 ans après la construction de la ville –, il était depuis deux ans un membre du conseil impérial, au sein du cercle intime de l’empereur. César l’avait déjà nommé chevalier et un siège au sénat suivrait très prochainement. Pas mal pour un brave provincial. Dommage qu’il achevât sa spectaculaire ascension dans les hautes sphères du pouvoir au moment même où l’Empire, affaibli à cause de sa propre imprudence, semblait sur le point de s’effondrer. « César ? » dit-il, en jetant un coup d’œil dans le bureau Émeraude. Antipater ne vit personne au début. Puis, dans la faible lumière de deux bougies installées dans un coin de la pièce, il aperçut l’empereur derrière son bureau, le vénérable bureau impérial en bois exotique noir qui avait jadis appartenu à Aemilius Magnus, Metellus Domitius, Publius Clemens, et peut-être bien à Augustus, Hadrianus et Diocletanius. Tous de grands Césars. Mais le grand bureau incurvé semblait avaler leur successeur, un petit homme pâle et nerveux ; une pointe d’inquiétude bien compréhensible se lisait dans son regard étincelant bleu océan. Il portait un simple gilet gris et des jambières de paysan, seul le collier de perles partant de l’épaule, flanqué de deux galons pourpres, indiquait que son rang n’avait rien d’ordinaire. Maximilianus portait un nom illustre. Il y avait eu Maximilianus III, Maximilianus le Grand, qui durant son court mais brillant règne avait battu ces envahissants Barbares une bonne fois pour toutes, les Huns, les Goths, les Vandales et autres sauvages hirsutes et turbulents. Mais presque sept cents ans étaient passés depuis, et ce Maximilianus-là, Maximilianus VI, ne possédait ni la fougue ni la rage de ses illustres prédécesseurs. Une fois de plus, l’Empire était en danger, pratiquement au point de rupture à vrai dire, comme à l’époque de l’autre Maximilianus apparemment. Mais celui d’aujourd’hui n’avait rien du sauveur attendu. « Vous m’avez fait appeler, César ? — Ah, Antipater. Oui. Veuillez jeter un œil là-dessus. » L’empereur lui tendit un manuscrit en vélin jaune. Ainsi, la traduction concernait un courrier entrant. Antipater remarqua que la main de l’empereur tremblait. L’empereur semblait d’ailleurs s’être transformé en un vieillard sénile au cours de la nuit. Il était parcouru de tics et de frissons. Et il n’avait que cinquante ans. Mais cela faisait vingt longues et pénibles années qu’il était sur le trône et son règne avait été très difficile dès le départ, alors qu’il venait d’apprendre la mort de son père pratiquement au moment même où les Grecs progressaient à l’ouest vers les régions proconsulaires d’Afrique. L’invasion africaine avait été la première escalade dans ce qui n’avait été d’abord qu’une lente dispute frontalière limitée à la Dalmatie, dispute qui avait pris de l’ampleur à la suite d’incursions régulières des Grecs le long des frontières séparant les deux empires, pour se transformer en guerre ouverte entre l’Orient et l’Occident. Elle semblait avoir atteint aujourd’hui son point culminant. Antipater déroula le parchemin et le parcourut du regard. « Ce message a été intercepté en mer par l’une de nos patrouilles, dit l’empereur. Au sud de la Sardaigne. Sur un vaisseau grec maquillé en bateau de pêcheurs, qui naviguait au nord de la Sicile. J’ai compris une partie du message, bien entendu… — Oui, dit Antipater. Bien sûr, César. » Tous les hommes éduqués connaissaient le grec, mais c’était celui d’Homère, Sophocle et Platon que l’on étudiait dans les académies de Rome, très différent de la version byzantine moderne qui se parlait d’Illyricum à l’est jusqu’en Arménie et en Mésopotamie. Les langues évoluent. Le latin de la Rome de Maximilianus VI n’était pas celui de Virgile ou Cicéron, non plus. C’était sa maîtrise du grec moderne qui avait permis à Antipater d’obtenir son poste à la cour. Il lut rapidement les mots gribouillés sur le parchemin. Et il comprit brusquement pourquoi l’empereur tremblait. « Que Dieu nous vienne en aide ! murmura-t-il, parvenu à la moitié du document. — Oui, dit l’empereur. Oui. Si seulement il le pouvait. » Ce soir-là, dans ses appartements de dimension modeste mais idéalement situés sur le mont Palatin, Antipater expliqua ce qu’il avait lu à Justina. « C’était un courrier de l’amiral byzantin de Sicile au commandant d’une deuxième flotte grecque apparemment basée au large de la côte ouest de la Sardaigne, alors que nous ignorions tout de sa présence. Le message donnait au commandant des forces navales sardes Tordre de remonter le long de la côte corse vers le nord et de s’emparer de nos deux ports en Ligurie : Antipolis et Nicaea. » Il n’était pas censé lui parler de tout cela. Non seulement il lui révélait des secrets militaires, acte de trahison puni habituellement par la peine de mort, mais, pour couronner le tout, elle était grecque. C’était la fille de la célèbre famille des Botaniates, ni plus ni moins, celle qui avait donné des empereurs byzantins célèbres pendant plus de trois cents ans. Il était fort probable que certaines des légions grecques qui avançaient en ce moment même vers Rome étaient commandées par l’un de ses cousins éloignés. Mais il ne pouvait rien lui cacher. Il l’aimait. Il lui faisait confiance. Justina ne le trahirait jamais, toute Grecque qu’elle fût. Une Botaniates certes, mais d’une branche lointaine et appauvrie de la famille. Comme la famille d’Antipater, celle de Justina avait tourné le dos à Byzance pour aller chercher fortune dans l’Empire occidental. À la différence près que la famille d’Antipater s’était romanisée trois siècles et demi plus tôt, alors que celle de Justina était venue ici alors qu’elle n’était qu’une enfant. Elle avait toujours plus de facilité avec le grec qu’avec le latin. Pourtant les Byzantins étaient pour elle « les Grecs » et les Romains « nous ». Et cela suffisait à Antipater. « J’ai été à Nicaea une fois, dit-elle. C’est une jolie région, avec les montagnes au loin, de jolies villas le long de la côte. Le climat y est très doux. Les montagnes protègent la ville des vents du nord qui traversent le centre d’Europa. Il y a des palmiers partout et les plantes bourgeonnent tout au long de l’hiver, des rouges, des jaunes, des violettes, des blanches. Des fleurs de toutes les couleurs. — Je ne crois pas que le Basileus y cherche une résidence d’hiver », dit Antipater. Ils venaient de terminer de dîner : filets de faisan grillés, asperges cuites au four, une bonne bouteille de ce délicieux vin doré de Rhodes. Même en pleine période de guerre comme en ce moment, il était possible de trouver des vins grecs à Rome, ne serait-ce que pour les familles fortunées de l’élite impériale, bien qu’avec l’embargo byzantin sur les ports orientaux les stocks ne risquassent pas de durer bien longtemps. « Viens voir, Justina. » Il ramassa une tablette et esquissa un plan approximatif : la longue péninsule d’Italie avec la Sicile à la pointe, la côte de Ligurie, s’étendant vers le nord en décrivant une courbe, la Corse et la Sardaigne plus au sud, et les côtes dalmates à l’est. Par quelques points bien visibles il indiqua les emplacements d’Antipolis et de Nicaea sur la côte nord d’où partait l’Italie pour rejoindre le cœur d’Europa et se rapprocher de la côte africaine. Justina se leva pour venir regarder par-dessus son épaule. Les effluves de son parfum vinrent le titiller, cette merveilleuse myrrhe arabe que l’on ne pouvait plus trouver à Rome à cause du blocus des Grecs, son cœur s’emballa. Il n’avait jamais rencontré quelqu’un comme cette petite Grecque. Elle était fine, les traits délicats, presque menue, avec des courbes néanmoins voluptueuses là où cela comptait. Ils étaient amants depuis dix-huit mois et Antipater n’était pas sûr qu’elle eût épuisé tout son répertoire de talents amoureux à ce jour. « Très bien », dit-il, en s’efforçant de se concentrer sur son sujet. Il indiqua la partie basse de son plan. « Les Grecs ont déjà effectué la traversée depuis l’Afrique, un saut de puce tout compte fait, et ils ont installé une tête de pont en Sicile. Ce serait pour eux un jeu d’enfant que de traverser le détroit de Messine et remonter la péninsule jusqu’à la capitale. L’empereur s’attend à une manœuvre imminente de ce genre, il vient d’ailleurs de déplacer la moitié de nos légions dans le Sud, en Calabre, pour les empêcher d’aller au-delà de Neapolis. » Antipater indiqua la partie droite en haut de la péninsule, là où l’Italie partageait ses frontières avec la Pannonie et la Dalmatie, désormais sous contrôle byzantin. « Nous avons placé l’autre moitié de nos légions ici, pour surveiller la frontière après Venetia et empêcher une probable invasion. Nos autres frontières du nord, les territoires le long de la Gaule et de la Belgique, sont pour le moment sécurisées et nous n’envisageons pas une attaque grecque de ce côté-là. Mais imaginons l’hypothèse suivante… » Il tapa son stylet sur la côte occidentale de la Sardaigne et de la Corse. « Andronicus a réussi, d’une manière ou d’une autre, à placer une de ses flottes à l’extrémité de ces deux îles, là où nous ne l’attendions pas. Peut-être sont-ils passés par les côtes africaines et ont-ils construit leurs navires quelque part sur la côte mauritanienne. Toujours est-il qu’ils ont traversé et sont aujourd’hui en position de nous déborder par l’ouest. Il leur suffit de contourner la Corse et de s’emparer de la côte ligurienne, puis de remonter jusqu’à Nicaea et Antipolis qui leur serviront alors de bases d’où partiront leurs armées pour s’emparer de Genua, Pisae et Viterbo, avant d’arriver finalement jusqu’à Rome, et il n’y a rien que nous puissions faire pour empêcher cela. En tout cas, pas avec la moitié de nos troupes coincée sur la frontière nord pour éviter une invasion depuis la Dalmatie, et l’autre moitié au sud de Neapolis pour parer à une invasion par la Sicile. Il nous manque une troisième moitié pour défendre la ville du côté le plus vulnérable. — Ne peut-on pas rappeler les légions basées en Gaule centrale pour défendre les ports liguriens ? demanda Justina. — Pas assez rapidement pour arriver à temps et repousser les Grecs sur la côte. Et si nous devions rapatrier nos troupes de Gaule, ils n’auraient plus qu’à envahir la Gaule transalpine depuis la Dalmatie et nous tomber dessus comme l’a fait Hannibal il y a mille cinq cents ans. » Antipater secoua la tête. « Non, nous sommes tout bonnement cernés. Ils nous encerclent de trois côtés à la fois, et cela en fait un de trop. — Mais le message du commandant en Sardaigne a pourtant été intercepté avant qu’il n’arrive à son destinataire. Il ne sait pas encore qu’il doit se diriger vers le nord. — Crois-tu vraiment qu’ils se contentent d’envoyer un seul message ? — Et si c’était le cas ? Si ce message n’était pas censé parvenir jusqu’au commandant en Sardaigne ? Je veux dire, si ce n’était qu’une mystification ? » Il la fixa. « Une mystification ? — Suppose qu’il n’y ait aucune flotte grecque au large de la Sardaigne. Mais que ce soit ce qu’Andronicus veut nous faire croire, il fait donc envoyer ce faux messager dans l’intention de le faire intercepter, ainsi nous serions tentés de déplacer nos troupes vers la Ligurie pour nous préparer à une invasion imaginaire. Créant ainsi des brèches dans les autres fronts à travers lesquelles ils pourraient s’infiltrer sans aucune difficulté. » Quelle curieuse hypothèse ! Antipater fut tout d’abord surpris que Justina trouvât quelque chose d’aussi tirer par les cheveux. Ce genre d’idées était d’habitude sa spécialité, pas celle de Justina. Puis il éprouva un certain plaisir mêlé d’admiration devant une imagination si débordante. Il la gratifia d’un sourire dans un élan d’amour passionné. « Oh, Justina ! Tu es bien une Grecque, il n’y a pas de doute ! » Une expression perplexe apparut furtivement sur le visage de Justina. « Comment ça ? — Je veux dire, ce genre de subtilité. Insondable. Ces pensées sombres et déviantes. Un esprit capable d’imaginer de telles choses… » Elle ne semblait pas prendre cela comme un compliment et semblait visiblement contrariée ; les lèvres pincées, elle détourna le regard. Les mèches de cheveux noirs soigneusement arrangées pour tomber sur le front s’envolèrent. Elle les remit en place d’un geste sec de la main. « Si j’ai pu imaginer cela, le Basileus Andronicus aussi. Toi aussi, Lucius. Ça me paraît évident. Concevoir un faux message, le faire intercepter dans le but de paniquer César et le pousser à retirer ses troupes là où elles sont utiles et les placer là où elles ne le sont pas. — Oui. Bien sûr. Mais je suis personnellement convaincu que ce message est authentique. — Et César ? Quelle a été sa réaction lorsque tu le lui as lu ? — Il a fait semblant d’être calme, totalement serein. — Il a fait semblant ? — Absolument. Mais ses mains tremblaient lorsqu’il m’a tendu le parchemin. Il connaissait déjà à peu près l’essentiel du message, et il avait peur. — Il est vieux, Lucius. — Pas tant que ça. Pas en terme d’années. » Antipater se leva et se dirigea vers la fenêtre, face au crépuscule qui tombait. Les lumières de la capitale commençaient à illuminer les collines environnantes. Un spectacle magnifique dont il ne se lassait jamais. Sa demeure, en bas de la colline du palais royal, était loin d’être majestueuse mais elle jouissait d’un emplacement de choix pour les fonctionnaires de haut rang. De son portique il apercevait la masse sombre de l’ancien Cotisée qui se découpait sur l’horizon, ainsi que la pointe du Forum un peu plus bas et le quartier voisin où s’étalaient les magnifiques bâtiments en marbre d’époques différentes s’étendant en arc de cercle à l’est, d’impressionnantes constructions remontant à des centaines d’années : certaines jusqu’à l’époque d’Augustus, de Néron et du premier Trajan. Il avait quinze ans et n’était qu’un jeune freluquet de Salona dans la province de Dalmatie lorsqu’il avait vu Rome pour la première fois. Il n’avait jamais cessé d’être émerveillé par la capitale, même aujourd’hui alors qu’il fréquentait les grands hommes du royaume et qu’il réalisait à quel point ils étaient loin d’être grands. Ils n’étaient évidemment que de pauvres mortels comme tout le monde. Mais la cité, elle, était grande, peut-être la plus grande du monde. Allait-elle être pillée et mise à sac au cours du triomphe des Byzantins, comme on disait qu’elle l’avait été par les Gaulois six cents ans plus tôt ? Ou – ce qui était plus probable – les Grecs entreraient-ils sans rencontrer la moindre résistance pour s’emparer de ce qu’il y avait à prendre, sans rien saccager, devenant les maîtres de la ville qui avait donné naissance à leur empire il y a si longtemps ? Justina s’approcha par-derrière et vint se coller à lui. Il sentit ses seins se plaquer sur son dos, et devina la fermeté de ses mamelons. Elle lui murmura à l’oreille : « Lucius, qu’est-ce que nous allons faire ? — Dans les cinq minutes à venir, ou dans trois mois ? — Tu sais parfaitement bien de quoi je parle. — Tu veux dire, si les Grecs prennent Rome ? — Pas si. Quand. » Il lui répondit sans se retourner. « Je ne pense pas que nous en arriverons là, Justina. — Tu viens de dire que nous n’avions aucun moyen de nous défendre d’une attaque venant de trois fronts différents. — Je sais. Mais je préfère penser que je me trompe. L’empereur a demandé au Grand Conseil de se réunir demain à la première heure, peut-être que quelqu’un sortira un plan de bataille que j’ignore encore. — Ou peut-être pas. — Quand bien même. Imaginons que le pire se produise : ils viennent jusqu’ici, nous capitulons et les Grecs deviennent les maîtres de l’Empire d’Occident. Cela ne devrait pas entraîner de gros bouleversements. Après tout, ce sont des gens civilisés. Ils garderont peut-être même l’empereur comme marionnette, s’il accepte. Quoi qu’il en soit, ils auront toujours besoin de fonctionnaires bilingues. Je pense ne rien avoir à craindre de ce côté-là. — Et moi ? — Toi ? — Tu es un citoyen romain, Lucius. Tu ressembles peut-être à un Grec, et c’est normal puisque tes ancêtres sont originaires de Syrie. — Antioche, si je ne me trompe pas. Mais ta famille vit ici depuis des centaines d’années et tu es né dans une province romaine. Tandis que moi… — Tu es romaine, toi aussi. — Oui, si tu pars du principe que les Byzantins sont romains parce qu’ils considèrent que leur pays fait partie de l’Empire romain et que leur empereur est le roi des Romains. Mais ils parlent grec, et ce sont des Grecs. Et moi aussi je suis grecque, Lucius. — Une Grecque qui a pris la citoyenneté romaine, cela dit. — Vraiment ? » Il se tourna vers elle, étonné. « Tu es une citoyenne romaine, non ? — Je suis une Grecque d’Asie. Ce n’est pas un secret. Ma famille est originaire d’Ephèse. Lorsque les affaires de mon père allèrent mal, nous nous sommes installés à Athènes où il est reparti de zéro. Puis, la perte de trois navires au cours d’une tempête entraîna sa faillite et nous sommes venus dans l’Empire occidental pour échapper à ses créanciers. J’avais trois ans à l’époque. Nous avons d’abord vécu à Syracuse en Sicile, puis à Neapolis et, à la mort de mon père, je suis venue à Rome. Mais je ne suis jamais devenue, à quelque moment que ce soit, citoyenne romaine. — Je l’ignorais. — Maintenant tu le sais. — De toute façon, cela ne change rien à l’affaire, non ? — Peut-être, tant que Maximilianus sera empereur. Mais que se passera-t-il lorsque les Grecs prendront le pouvoir ? Tu ne vois pas le tableau, Lucius ? Une Botaniates qui couche avec les Romains ? Ils me puniront comme on punit les traîtres ! — Ne dis pas de bêtises. Il y a beaucoup de Grecs à Rome. Il y en a toujours eu. De Syrie, d’Égypte, de Cappadoce, et même de Grèce. Une fois que la clique d’Andronicus sera au pouvoir, ils se moqueront bien de savoir qui couche avec qui. » Mais elle était toujours collée contre lui, terrorisée. Il ne l’avait jamais vue dans cet état. « Qu’est-ce que tu en sais ? J’ai peur de ce qui pourrait arriver. Fuyons, Lucius. Avant qu’ils n’arrivent. — Et pour aller où ? — Quelle importance. Ailleurs. N’importe où. Du moment qu’on sera loin d’ici. » Il ne savait pas comment la calmer. Elle paraissait sous l’emprise d’une panique irrationnelle. Son visage était pâle, ses yeux avaient pris des reflets vitreux, son souffle n’était plus qu’une série de petits sanglots. « S’il te plaît, Justina. S’il te plaît. » Il prit sa main dans la sienne quelques instants, puis ses doigts remontèrent jusqu’à son cou. Doucement, il commença à lui masser les épaules pour essayer de la calmer. « Il ne nous arrivera rien, dit-il à voix basse. Pour commencer, l’Empire ne s’est pas encore effondré. Et ce n’est pas forcément inéluctable, malgré les apparences. Il a déjà vu pire et il peut encore survivre à ce qui lui arrive aujourd’hui. Le Basileus Andronicus peut mourir demain. La mer peut engloutir ses navires comme elle l’a fait avec ceux de ton père. Ou Jupiter et Mars peuvent apparaître devant le Capitole et nous guider vers une victoire glorieuse. Tout peut arriver. Je n’en sais rien. Mais même si l’Empire devait s’écrouler, ce ne serait pas la fin du monde, Justina. Toi et moi, on s’en sortira. » Il plongea son regard dans le sien. Réussirait-il à la convaincre quand lui-même n’y croyait plus ? « Toi… et… moi… on… s’en… sortira. — Oh, Lucius… — Tout ira bien. » Antipater la serra dans ses bras jusqu’à ce que sa respiration retrouve un rythme normal et que son corps relâche la tension accumulée. Et puis – un changement tellement brusque qu’il faillit partir d’un fou rire – son corps tout entier se relâcha, ses hanches se mirent à onduler. Elle se serra contre lui, se frottant à lui dans une invitation sans équivoque. Les yeux mi-clos, les narines dilatées, sa langue s’agitant tel un serpent entre ses lèvres. Oui. Oui. Tout irait bien, d’une manière ou d’une autre. Ils dresseraient des murs autour d’eux et ignoreraient le monde extérieur. « Viens », dit-il. Puis il l’entraîna avec lui vers la chambre à coucher. Le Grand Conseil de l’État se réunit à la deuxième heure du jour, dans la grande salle aux tentures mauves, connue sous le nom de Hall Marcus Anastasius dans l’aile nord du Palais impérial. Les deux consuls étaient présents, ainsi qu’une demi-douzaine de doyens du sénat, Cassius Cestanius, le ministre des Affaires étrangères, Cocceius Maridianus, le ministre de l’Intérieur, et sept ou huit autres ministres du gouvernement, sans oublier une impressionnante batterie de généraux à la retraite et d’officiers de marine. Il y avait aussi les membres clés de la cour impériale : Aurelius Gellius, le Préfet prétorien, Domitius Pompeianus, le Maître des lettres grecques, Quintilius Vinicius, le gardien du Trésor impérial, et bien d’autres. À la grande surprise d’Antipater, même Germanicus Antoninus César, la fripouille de frère cadet de l’empereur en personne. Sa présence était logique puisqu’il était théoriquement le successeur au trône, mais Antipater n’avait jamais vu ce vaurien de prince assister à un quelconque conseil et il ne se rappelait pas non plus avoir croisé Germanicus en public à une heure aussi matinale. Son entrée désinvolte déclencha un remous dans l’assemblée. L’empereur commença la séance en demandant à Antipater de lire à voix haute la missive grecque qui avait été interceptée. « Demetrios Chrysoloras, Grand Amiral de la Flotte impériale, à Son Excellence Nicolas Chalcocondyle de Trébizonde, Commandeur des Forces navales, Salutations ! Soyez informé par le présent document, ô Nicolas, par la suprême volonté de Sa Toute-Puissante Majesté et Maître suprême de toutes régions, Andronicus Maniakes, qui, grâce à Dieu, détient le titre sacré de Roi des Romains et Autocrate de… — Pourrais-tu nous épargner ce galimatias grec, Antipater, et aller à l’essentiel ? » fit une voix lasse sur le côté de l’assemblée. Antipater, décontenancé, leva les yeux. Ils rencontrèrent ceux de Germanicus César. C’était lui qui venait de parler. Le frère de l’empereur, vautré dans son fauteuil comme à un banquet, était fardé et maquillé de manière outrancière et sa tunique blanche bordée de pourpre était souillée de taches de vin. Antipater comprit alors comment Germanicus avait réussi à être présent aussi tôt, il était simplement rentré directement au palais de quelque soirée qui s’était prolongée jusqu’au petit matin. Le prince, d’un sourire affecté, fit un petit geste impatient de la main. Antipater se plia docilement à sa requête et survola les parties pompeuses du texte byzantin qui débutaient la lettre puis commença à lire à partir de la moitié du document : «… de lever l’ancre dès à présent et de prendre la mer vers le nord en prenant soin de passer au large de la Corse, pour vous rendre directement vers la province ligurienne de l’Empire d’Occident et de prendre possession des ports d’Antipolis et Nicaea… » Des murmures s’élevèrent déjà dans la salle. Tous ceux qui étaient présents n’avaient pas besoin de cartes pour visualiser les déplacements en mer dont il était question. Ni pour comprendre la nature du danger qui menaçait Rome en la présence de cette flotte grecque dans les eaux en question. Antipater replia le parchemin et le posa. L’empereur se tourna vers Antipater. « Êtes-vous en mesure d’affirmer que ce document est authentique ? — Il est écrit en parfait grec byzantin tel qu’on l’utilise dans la haute société, Majesté. Je ne reconnais pas l’écriture, mais c’est celle d’un scribe tout à fait compétent, comme on peut en trouver au sein du personnel affecté auprès d’un amiral. Quant au sceau, il m’a l’air parfaitement authentique. — Je vous remercie, Antipater. » Maximilianus demeura silencieux un instant, les yeux perdus au loin. Puis son regard fit le tour des grands chefs de Rome. Il se posa enfin sur la frêle personne d’Aurelianus Arcadius Ablabius qui dirigeait la flotte de la mer Tyrrhénienne jusqu’à sa retraite un an plus tôt pour raison de santé. « Pouvez-vous m’expliquer, Ablabius, comment une flotte byzantine a réussi à rejoindre les côtes sardes en passant par la Sicile sans que nous nous en rendions compte ? Éclairez-nous un peu sur les bases navales que nous avons le long de la côte occidentale sarde, si vous le voulez bien, Ablabius. » Ablabius, un homme mince, au teint livide, au regard bleu clair, s’humecta les lèvres avant de prendre la parole. « Majesté, nous n’avons pas de bases sur la côte occidentale de la Sardaigne. Nos ports se trouvent à Calaris dans le Sud-Est et à Olbia dans le Nord-Est. Nous avons quelques avant-postes à Bosa et Othoca à l’ouest, et c’est tout. L’île est un endroit désolé et malsain et nous n’avons pas jugé utile de la fortifier. — En partant du principe, je suppose, que nos ennemis de l’Empire d’Orient ne songeraient jamais à la contourner pour nous attaquer par l’ouest ? — En effet, Majesté, dit Ablabius, visiblement mal à l’aise. — Ah ! Donc il n’y a personne sur la côte occidentale sarde pour observer la mer. Parlez-moi de la Corse à présent, Ablabius. Avons-nous une base militaire sur sa côte occidentale, par hasard ? — Il n’y a pas de bons mouillages dans la partie occidentale, César. Les montagnes plongent directement dans la mer. Nos bases se trouvent sur la côte est, à Aléria et Mariana. Là encore, il s’agit d’une île sauvage et sans intérêt. — Ainsi, si une flotte grecque parvenait jusqu’en Sardaigne, elle pourrait naviguer en toute tranquillité jusqu’à la côte ligurienne, je me trompe, Ablabius ? Nous n’avons donc pas la moindre force navale pour surveiller cette partie de mer, c’est bien ce que vous me dites ? — Globalement, oui, Majesté, dit Ablabius, d’une petite voix. — Je vous remercie, Ablabius. » Le regard de l’empereur Maximilianus parcourut une fois de plus la salle. Cette fois, son regard continua d’errer çà et là, comme s’il ne savait sur quoi se fixer. Le silence tendu fut enfin rompu par Erucius Glabro, le doyen des consuls, un homme au profil aquilin et au port noble dont les ancêtres remontaient aux premières années de l’Empire. Lui aussi avait eu des prétentions impériales trente ou quarante ans plus tôt, mais il était désormais vieux et on le disait grabataire. « L’affaire est grave, César ! s’ils débarquent une armée sur la côte et se mettent à marcher vers Genua, nous n’aurons aucun moyen de les empêcher d’arriver jusqu’à la ville elle-même. L’empereur sourit. Il semblait extrêmement las. « Merci de souligner cette évidence, Glabro. J’étais certain de pouvoir compter sur vous pour le faire. — Majesté… — J’ai dit merci. » Le doyen des consuls se ratatina dans son fauteuil. L’empereur parcourut de nouveau la salle de ses petits yeux fureteurs avant de parler. « Selon moi, quatre options s’offrent à nous. Nous pouvons déplacer l’armée de Julius Fronto de la frontière gauloise jusqu’aux abords de la ville de Genua, en espérant qu’elle arrive à temps pour contrer une éventuelle invasion grecque sur la côte ligurienne. Mais il y a de grandes chances qu’ils arrivent trop tard. Nous pouvons aussi faire redescendre les troupes de Claudius Lentulus de Venetia pour tenir la frontière de Genua. La chose serait faisable, mais laisserait le champ libre sur la frontière du nord-est aux troupes qu’Andronicus a laissées en Dalmatie et nous risquons de les retrouver à Ravenna ou Florentia avant d’avoir le temps de réaliser ce qui se passe. Nous pourrions aussi rappeler l’armée de Sempronius Rufus en Calabre pour venir défendre la capitale, et faire descendre Lentulus vers la Toscane et l’Ombrie, en abandonnant le reste de la péninsule aux Grecs. Ce qui nous ramène, je suppose, au point où nous en étions il y a deux mille ans, mais je pense que nous avons de bonnes chances de tenir en restant à l’abri de l’ancien territoire intérieur romain et ce pour un bon bout de temps. » Il y eut de nouveau un long silence. Puis Germanicus César parla de sa voix traînante et sans passion : « Il me semble que tu as parlé de quatre options, mon cher frère. Tu viens de n’en énumérer que trois. » L’empereur ne parut pas contrarié. En fait, il avait l’air plutôt amusé. « Bravo, mon frère ! Bravo ! Il y a effectivement une quatrième option. Elle consiste à ne rien faire du tout, à ignorer complètement ce message intercepté, à maintenir nos défenses là où elles se trouvent et à laisser l’initiative aux Grecs. » Antipater entendit quelques exclamations de surprise, suivies d’un brouhaha général. L’empereur, impassible, les bras croisés, un léger sourire aux lèvres, attendit le retour du calme. Tandis que l’ordre revenait progressivement dans la salle, la voix du consul Herennius Capito résonna clairement : « Mais César, ne serait-ce pas un suicide en bonne et due forme pour notre nation ? — À ce stade, il me semble que toute réponse que nous pourrions apporter serait suicidaire, répondit l’empereur. Défendre un nouveau front implique de laisser un autre front sans défense. Retirer nos troupes de quelque frontière que ce soit entraînerait une brèche ailleurs dans laquelle l’ennemi n’aurait plus qu’à s’infiltrer sans la moindre difficulté. — Mais ne rien faire, César, alors que les Grecs sont pratiquement à nos portes… ! — Mais le sont-ils vraiment, Capito ? Et si le message qu’Antipater vient de nous lire n’était qu’une ruse ? » Il y eut un moment de stupeur figée, suivi d’un nouveau grondement de voix. « Une ruse ? Une ruse ? Une ruse ? » Les voix des ministres et autres conseillers impériaux se firent écho. Ils semblaient abasourdis. Tout comme l’était Antipater, car n’était-ce pas précisément l’hypothèse – absurde, invraisemblable – que Justina avait émise la veille dans l’intimité de leurs appartements. Antipater écouta avec émerveillement tandis que Maximilianus expliquait la thèse selon laquelle la supposée lettre du Grand Amiral Chrysoloras pourrait tout à fait être un leurre, dans le dessein de voir les Romains retirer leurs troupes d’un front militaire vital pour les envoyer là où leur présence était totalement inutile. La chose était vraisemblable, certes. Mais était-ce le cas ? Antipater n’en était pas convaincu. Son père lui avait appris à ne jamais sous-estimer la ruse d’un adversaire mais, suivant le même raisonnement, de ne jamais la surestimer non plus. Il avait trop souvent eu l’occasion de constater à quel point il était facile de se faire contrer en envisageant un trop grand nombre de coups à l’avance. Il lui semblait plus raisonnable de partir du principe que les Grecs avaient effectivement des navires au-delà de la Sardaigne et qu’ils s’apprêtaient à envahir les côtes liguriennes, plutôt que de suivre l’hypothèse qui verrait dans la lettre de Chrysoloras quelque fine stratégie d’une partie de… comment s’appelait ce jeu auquel les Perses aimaient jouer… d’échecs ? Une gigantesque partie d’échecs. Mais personne ne se permettrait de dire ouvertement à l’empereur que son hypothèse était absurde, ou ne serait-ce qu’improbable. Très rapidement les ministres et conseillers présents en vinrent à s’accorder sur le fait qu’il n’était effectivement pas nécessaire de réagir aux supposés ordres du Grand Amiral à la flotte sarde, puisqu’il n’y avait vraisemblablement pas de flotte sarde. Ce qui était la position la plus sûre à adopter, du moins sur un plan politique. La décision de ne rien faire leur évitait de rapatrier des troupes d’une frontière directement menacée par une attaque imminente. Personne ne voulait assumer ce genre de responsabilité. Finalement, le Grand Conseil vota pour la position d’attente, et tout le monde put se rendre au sénat, au Forum, afin de présenter la décision de non-action pour que celle-ci soit ratifiée. « Ne partez pas tout de suite, dit l’empereur à Antipater, tandis que les autres se dirigeaient vers les litières qui les attendaient dehors. — César ? — Je vous ai vu secouer la tête tout à l’heure, à la fin du vote. » Antipater jugea préférable de ne pas répondre. Il fixa l’empereur d’un regard vide et obséquieux. « Vous pensez que la lettre de l’Amiral est authentique, n’est-ce pas, Antipater ? — De toute évidence la qualité de l’écriture et le style sont byzantins, dit Antipater, prudemment. Le sceau me paraît lui aussi authentique. — Je ne parle pas de cela. Mais de ce que l’on voudrait nous faire croire, à savoir la présence d’une flotte au large des côtes sardes. Vous semblez penser qu’elle existe. — César, je ne suis pas en position de spéculer sur… — C’est pourtant aussi mon avis. — Vraiment, César ? — Absolument. — Mais alors, pourquoi les avez-vous… ? — Laissés décider de n’entreprendre aucune action ? » Une immense lassitude se lisait dans le regard de l’empereur. « Parce que c’est ce qu’il y avait de plus facile à faire, Antipater. Il était de mon devoir de les informer de cette lettre. Mais ne voyez-vous pas que nous sommes incapables de faire front ? Même si les Grecs se dirigent en ce moment vers la Ligurie, nous ne disposons pas des troupes nécessaires pour les arrêter. — Mais César, que ferons-nous s’ils envahissent la péninsule ? — Nous nous battrons, je suppose, dit Maximilianus, tristement. Que pouvons-nous faire d’autre ? Je ferai redescendre Lentulus de la frontière dalmate et rapatrier les troupes de Sempronius Rufus et nous nous réfugierons dans la capitale en essayant de nous défendre aussi longtemps que possible. » Il n’y avait plus cette vigueur impériale dans la voix, plus la moindre conviction, ni la moindre flamme. Il cherche simplement à garder une certaine contenance, songea Antipater, et sans vraiment s’y appliquer. Pour Antipater, l’issue était claire. L’Empire est perdu, songea-t-il. Nous ne faisons qu’attendre la fin. Après avoir traduit la lettre de Chrysoloras au sénat, Antipater n’avait pas besoin de rester pour assister au débat, il ne le souhaitait d’ailleurs pas. Il refusa la litière qui l’attendait pour le ramener à son bureau du palais préférant traverser le Forum à pied, marchant aveuglément et sans but précis à travers la foule dense, espérant seulement calmer l’agitation qui bourdonnait dans ses tympans. Mais la chaleur et les myriades de spectacles et d’odeurs du Forum ne faisaient que rendre les choses plus pénibles. La situation actuelle de l’Empire lui paraissait d’autant plus tragique au milieu des prestigieux édifices du Forum. Avait-on connu un empire comme l’Empire romain dans toute l’histoire ? Ou une ville aussi grandiose que Rome ? Certainement pas, songea Antipater. La grandeur de Rome n’avait cessé de croître pendant plus de deux mille ans, de l’époque de la république jusqu’aux Césars puis à la période de la grande expansion impériale qui avait porté les aigles de Rome dans presque chaque région du monde. Arrivé au terme de cette période de fondation de l’Empire, avec autant de territoires qu’il était possible de contrôler, le pouvoir de Rome s’étendait de la morne île de Britannie à l’ouest jusqu’à la Perse et Babylone à l’est. Il savait bien qu’à de nombreuses occasions le processus d’expansion perpétuelle avait connu des interruptions, mais il s’agissait là d’anomalies d’une autre époque. Dans les premiers temps de la république, les Barbares gaulois avaient envahi la ville telle qu’elle était à l’époque et l’avaient réduite en cendres, mais qu’avaient-ils accompli avec cette invasion ? Rien de plus que de renforcer la détermination de Rome de ne plus jamais laisser de tels événements se produire ; quant aux Gaulois, ils étaient aujourd’hui devenus de placides provinciaux et leurs guerriers étaient oubliés depuis longtemps. Puis vint l’affaire de Carthage – là aussi de l’histoire ancienne. Certes, le général carthaginois Hannibal avait causé quelques légers troubles avec ses éléphants, mais son invasion n’avait abouti à rien et Rome avait rasé Carthage pour reconstruire à sa place une colonie romaine. Les Carthaginois étaient aujourd’hui une nation de sympathiques hôteliers et restaurateurs dont le rôle consistait à être aux petits soins du touriste européen en quête de soleil hivernal. Le Forum et ses alignements de temples, de tribunaux, de statues, de colonnes et d’arcs de triomphe était le cœur et le centre nerveux de ce splendide empire. Depuis mille deux cents ans, de l’époque de Jules César à celle de Maximilianus aujourd’hui, les monarques de Rome avaient rempli ces rues d’impressionnantes séries de monuments en marbre rutilant pour honorer la grandeur nationale. Chaque bâtiment était en soi une merveille, et l’ensemble formidable mais, pour Antipater, cette splendeur avait en cet instant quelque chose de déprimant. Il y voyait une sorte de mémorial érigé à la gloire du royaume moribond. En ce lieu, en ce jour particulier, par cette belle journée d’automne, chaude et humide, Antipater errait comme un somnambule sous l’œil doré de Sol au milieu des innombrables merveilles architecturales du Forum. Le sénat titanesque, les temples somptueux à la gloire d’Augustus, Vespasianus, Antoninus Pius et une demi-douzaine d’autres empereurs de jadis aujourd’hui élevés au rang de dieux, la tombe colossale de Julius, construite des centaines d’années après son temps par quelque empereur qui prétendait être son descendant. Les arches de Septimus Severus et Constantinus ; les cinq grandes basiliques, la Maison des Vierges Vestales, et ainsi de suite. Il y avait une surabondance de bâtiments richement décorés, occupant la moindre parcelle d’espace du nord au sud et même sur les côtés de la colline du Capitole. Rien n’avait jamais été détruit dans le Forum. Chaque empereur avait apporté sa contribution personnelle lorsque le moindre espace était libre, quel qu’en fut le prix en termes de logique d’occupation du sol et de facilité de circulation. Ainsi, à n’importe quelle heure, le Forum était un endroit bruyant et agité. Antipater, abruti par la chaleur et sa propre confusion, était chahuté de droite à gauche par des citoyens étourdis se précipitant aveuglément vers les boutiques et les marchés le long de l’artère bordée de grands bâtiments publics. La tête commençait à lui tourner. Une sueur poisseuse baignait sa tunique et une douleur sourde battait ses tempes. Je dois être malade, songea-t-il. Puis, surpris, il trébucha et manqua de se retrouver le nez par terre. Il comprit qu’il était temps qu’il fasse une pause. Un temple octogonal aux imposants murs couleur ocre, surmonté d’un immense dôme, se dressait devant lui. Antipater s’assit au pied de ses larges marches en pierre et se prit la tête dans les mains, étonné de frissonner par un temps si doux. Ce doit être la fatigue, pensa-t-il. La fatigue, le stress et peut-être une légère fièvre. « Tu viens faire une offrande à Concordia, Antipater ? » fit une voix froide et moqueuse au-dessus de lui. Il leva des yeux hagards dans la lumière aveuglante du soleil de midi. Un long visage anguleux lui souriait, pâle selon la tendance du moment, une épaisse couche de fard craquelant sur la peau. Des yeux bleus étincelants, bleu marine, comme ceux de l’empereur, mais ceux-ci étaient injectés de sang, les yeux d’un fou. Ils appartenaient à Germanicus César, l’héritier royal, le jeune frère licencieux et sybarite. Il venait de descendre de sa litière au niveau d’Antipater et se tenait devant lui en chancelant, affichant un rictus comme s’il était encore saoul de la veille. « Concordia ? demanda Antipater, assommé. Concordia ? — Le temple, dit Germanicus. Celui devant lequel tu te trouves prosterné en ce moment. — Ah, oui. » Antipater comprit. L’escalier sur lequel il venait de trouver refuge était celui du magnifique temple de Concordia. L’ironie était savoureuse. Le temple de Concordia, comme le savait Antipater, était un cadeau offert à Rome par le célèbre empereur d’Orient Justinianus, six cents ans plus tôt, en hommage à l’esprit de fraternité harmonieuse qui existait entre les deux moitiés de l’Empire romain. Et c’était aujourd’hui ce même Empire d’Orient, plus vraiment fraternel, qui s’apprêtait à envahir l’Italie et s’approprier tous les territoires du royaume qu’il lui était possible de conquérir jusqu’à Rome, voire Rome même. Voilà pour l’histoire de Concordia. Voilà où en était l’harmonie entre les deux empires. « Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demanda Germanicus. Tu es saoul ? — La chaleur… la foule… — Je vois. Ça rendrait n’importe qui malade. Mais pour quelle raison te promenais-tu par ici ? » Germanicus se pencha vers lui. Son haleine, un mélange de vin et de vieux anchois avariés, avait la pestilence du souffle d’Hadès lui-même. Il fit un signe en direction de sa litière : « Ma litière est assez grande pour deux. Viens, je te ramène chez toi. » C’était bien la dernière chose que souhaitait Antipater, se retrouver avec ce prince lascif et puant dans une litière fermée, ne serait-ce que l’espace d’un quart d’heure, temps qu’il faudrait pour aller du Forum au mont Palatin. Il secoua la tête. « Non… non… — Alors, au moins, ne reste pas au soleil. Rentrons dans le temple. De toute façon, je voulais te parler. — Vraiment ? » Antipater ne résista pas lorsqu’on le releva pour l’aider à gravir les dernières marches qui menaient au temple de Justinianus. À l’intérieur, derrière la large porte en bronze, tout y était frais et sombre. L’endroit était désert, pas de prêtre, pas de fidèles. Un étincelant rayon de lumière provenant d’une ouverture dans le dôme illuminait une plaque de marbre au-dessus de l’autel qui proclamait en de brûlantes lettres en or l’amour éternel que vouait l’empereur Justinianus à son frère et collègue royal de l’Empire d’Occident, Sa Majesté Romaine Impériale Héraclius II Augustus. Germanicus gloussa. « Ces deux-là doivent être les seuls à comprendre ce qui se passe en ce moment ! Franchement, qui pouvait penser que la chose fonctionnerait, diviser l’Empire et s’attendre à ce que les deux groupes vivent en paix ? » Antipater, encore faible et l’esprit engourdi, n’avait guère envie de parler d’histoire avec le prince Germanicus à cet instant. « Dans un monde idéal, peut-être… » commença-t-il. Germanicus cette fois-ci s’esclaffa. « Un monde idéal, en effet ! Très bien, Antipater ! Très bien ! Mais il se trouve que nous vivons dans le monde réel, n’est-ce pas ? Et dans le monde réel il n’y avait aucune chance qu’un empire aussi grand que celui que nous avons connu puisse demeurer intact, il a donc fallu le diviser. Mais une fois que le premier Constantinus l’a eu divisé, Antipater, la guerre entre les deux moitiés devenait inévitable. On se demande seulement comment ce n’est pas arrivé plus tôt. » Un discours sur l’histoire de la part du frère dissipé et imbibé de l’empereur, ici dans la sérénité du temple de Justinianus. La situation était étrange, songea Antipater. Et y avait-il seulement la moindre pertinence dans ce que Germanicus avançait ? La guerre entre l’Occident et l’Orient… inévitable ? Il doutait fort que Constantinus le Grand, qui avait divisé le monde romain devenu ingérable en instaurant line seconde capitale à l’ouest de Rome, en choisissant Byzance sur le Bosphore, ait jamais songé à cela. Il n’y a aucun doute que Constantinus pensait que ses fils pourraient se partager pacifiquement le pouvoir, l’un régnant sur les provinces orientales à partir de la nouvelle capitale Constantinopolis, l’autre sur l’Italie et les provinces danubiennes, un troisième sur la Britannie, la Gaule et l’Hispanie. Mais Constantinus venait à peine de disparaître que l’Empire divisé était entraîné dans la guerre, l’un des fils ayant choisi d’attaquer l’autre pour s’emparer de son royaume ; et pendant les soixante ans qui suivirent, ce fut la confusion la plus totale, jusqu’à ce que le grand empereur Theodosius déclarât la division administrative définitive du monde romain, en séparant les territoires par langues, le grec d’un côté, le latin de l’autre. Mais Theodosius n’avait pas pour autant accepté l’inévitabilité d’un affrontement entre l’Orient et l’Occident. Par son décret, les deux empereurs d’Orient et d’Occident devaient se considérer comme des collègues, des dirigeants communs du royaume, amenés à se consulter sur toutes les affaires importantes de l’État, chacun ayant le pouvoir de nommer un successeur à son collègue royal si celui-ci venait à mourir. Bien entendu, les choses ne s’étaient pas passées aussi simplement. Les deux nations s’étaient éloignées l’une de l’autre, bien qu’entretenant un semblant de coopération pendant des centaines d’années. Et aujourd’hui, les tensions accumulées depuis plus d’un demi-siècle étaient arrivées à leur point culminant après une escalade progressive jusqu’à cette guerre entre l’Orient et l’Occident, une guerre absurde, inutile et effrayante, qui était sur le point de toucher dans toute sa fureur la plus grande ville de tous les temps… « Regarde un peu ça ! » cria Germanicus. Il avait quitté Antipater pour arpenter le temple vide, observant les peintures et les mosaïques dont les artisans de la Byzance de Justinianus avaient décoré les façades. « Je ne supporte pas le style grec, et toi ? C’est plat, raide, vieillot… à croire qu’ils ne connaissent pas la perspective. À la place d’Héraclius, j’aurais couvert ces murs de plâtre dès que les gars de Justinianus avaient le dos tourné. Je suppose qu’il est trop tard maintenant. » Germanicus était arrivé au bout du temple, il s’était arrêté un instant pour observer un portrait de Justinianus, grave et solennel, en tuiles dorées, qui dominait le dôme et la salle tel Jupiter lui-même. Puis il se tourna brusquement vers Antipater. « Mais qu’est-ce que je raconte ? » Sa voix puissante résonna dans l’obscurité. « Tu es Grec ! Tu dois adorer ce style ! — Je suis né citoyen romain, César, dit doucement Antipater. — Oui. Oui, bien sûr. C’est pour cela que tu parles aussi bien le grec, et que tu as le physique que tu as. Et cette jolie petite aux yeux noirs avec qui tu passes tes nuits, elle est romaine elle aussi, c’est ça ? D’où tu viens vraiment, Antipater ? D’Alexandrie ? De Chypre ? — Je suis né à Salona en Dalmatie, César. Un territoire romain, à l’époque. — Ah oui, Salona. C’est là que se trouve le palais de Diocletianus, non ? Et personne n’oserait dire que Diocletianus n’était pas romain. Mais alors, comment se fait-il que tu ressembles autant à un Grec ? Viens par ici, Antipater. Laisse-moi te regarder de plus près. Antipater. Quel nom typiquement romain que voilà ! — Ma famille est d’origine grecque. D’Antioche, mais cela remonte à plusieurs centaines d’années. Si je suis grec, alors les Romains sont des Troyens, puisque Aenas vint de Troie pour fonder le village qui devait devenir Rome. Et où se trouve Troie aujourd’hui, sinon au cœur du territoire de l’empereur grec ? — Oh, oh ! Un sage ! Un sophiste ! » Germanicus se précipita vers Antipater et l’attrapa par la tunique. Antipater s’attendit à recevoir une gifle et leva les mains pour se protéger. « N’aie pas peur comme ça, dit le prince. Je ne vais pas te frapper. Tu es pourtant bien un traître, non ? Un Grec et un traître. Qui s’encanaille tous les soirs avec l’ennemi. Je parle de ta petite traînée grecque, cette petite espionne aux formes plantureuses. Lorsque le Basileus entrera dans Rome, tu te précipiteras à sa rencontre pour lui dire à quel point tu lui as été fidèle pendant tout ce temps. — Non, César. Je vous en prie, rien « de tout cela n’est vrai. — Tu n’es pas un traître ? — Non, César. Et Justina n’est pas une espionne. Nous sommes des Romains de Rome, fidèles à l’Occident. Je suis au service de votre frère royal, le César Maximilianus Augustus, et personne d’autre. » L’argument sembla faire mouche. « Ah. Bien. Bien. Ça, je veux bien l’accepter. Tu m’as l’air sincère. » Germanicus lui fit un clin d’œil et le relâcha d’une légère bourrade, puis il se releva rapidement, tournant le dos à Antipater. Moins passionné, presque sur le ton de la confidence, il dit : « Le conseil terminé, tu es resté après le départ des autres. Est-ce que César avait quelque chose d’intéressant à te dire ? — En fait… il m’a simplement dit… » Antipater se sentit flancher. Que deviendrait sa loyauté envers César s’il devait trahir leurs conversations privées en les partageant avec quelqu’un d’autre, même avec son propre frère ? « Il n’a rien dit d’important. Nous avons reparlé du conseil, c’est tout. — Vous avez reparlé du conseil. — Oui, César. Rien de plus. — Je me le demande. Tu es très malin avec lui, Antipater. Il te fait confiance, et tu le sais, en Grec futé que tu es. Les empereurs font toujours plus confiance à leur secrétaire qu’à n’importe qui d’autre. Peu lui importe que tu sois grec. Il te dit des choses qu’il ne dit à personne d’autre. » Germanicus se tourna de nouveau vers lui, son regard bleu retrouvant sa férocité tandis qu’il le fixait. « Je me le demande, répéta-t-il. Disait-il vrai en déclarant que nous n’étions pas obligés de faire quoi que ce soit au sujet de cette flotte en Sardaigne ? Le pense-t-il vraiment ? » Antipater sentit le feu lui monter aux joues. Il se félicita de l’obscurité environnante et de sa peau mate qui lui permettaient de masquer sa gêne face au prince. Il lui paraissait incongru que Germanicus, oisif notoire, n’ayant, à sa connaissance, jamais manifesté le moindre intérêt pour les affaires publiques, soit aujourd’hui tellement préoccupé par les projets militaires de son frère impérial. Mais peut-être l’imminence d’une invasion grecque avait-elle réussi à inquiéter ce coquin de prince, maniéré et irresponsable. Ou peut-être était-ce simplement une tocade de sa part. Quoi qu’il en fût, Antipater ne pouvait pas se dérober une deuxième fois à sa question. Il dit prudemment : « Je n’oserais faire partager mes interprétations des pensées de l’empereur, César. Mais d’après ce que je peux déduire de sa position, c’est qu’il voit mal ce que nous pourrions faire contre le Basileus – nous sommes déjà pris sur deux fronts et donc incapables de nous protéger d’une attaque sur un troisième front. — Ce en quoi il a parfaitement raison. Comme le disent les Bretons, la dinde est cuite. La question est de savoir à quelle sauce elle va être mangée, hein, Antipater ? » Il prit de nouveau Antipater dans ses bras. Le visage râpeux de Germanicus se frotta durement contre le sien. L’odeur pestilentielle du jeune prince provoqua chez lui une nouvelle sensation de nausée. Il est fou, songea Antipater. Fou. « Ah, Antipater, Antipater, tu sais bien que je ne te veux aucun mal ! Je t’aime, brave homme que tu es, pour ton dévouement envers mon frère. Pauvre Maximilianus ! Quel fardeau ce doit être, que d’assurer le rôle d’empereur en des moments pareils ! » Il relâcha Antipater, recula et d’un ton différent, plus sombre, plus sérieux : « Tu ne parleras pas de notre petite rencontre à mon frère, hein ? Je crois que j’ai troublé ta tranquillité, et je ne voudrais pas qu’il m’en tienne grief. Il est terriblement attaché à toi. Et il compte énormément sur toi. Viens, Antipater, laisse-moi te ramener chez toi. Ta brûlante petite Grecque a dû te réserver une surprise coquine pour l’après-midi et il serait impoli de la faire attendre. Il ne parla pas à Justina de son étrange rencontre avec le frère de l’empereur. Mais l’épisode resta gravé dans sa mémoire. Cela ne faisait aucun doute que le prince était fou. Et pourtant, pourtant, il y avait un fond de sérieux dans son discours – une facette de Germanicus César qu’Antipater n’avait jamais vue auparavant, ni personne d’autre d’ailleurs. Que Germanicus soit convaincu que l’Empire d’origine, celui qui s’étendait jadis de Britannie jusqu’aux frontières de l’Inde, était devenu trop important pour pouvoir être gouverné à partir d’une seule capitale – là-dessus tout le monde était d’accord. Même à l’époque de Diocletanius, la tâche était tellement ardue que plusieurs empereurs durent régner ensemble pour la mener à bien, et encore les choses ne s’étaient pas si bien passées que cela. Une génération plus tard, le grand Constantinus lui-même n’avait pas réussi à gouverner tout seul. Et c’est ainsi que l’on en était arrivé à ce partage officiel du royaume, devenu permanent depuis Theodosius. Mais que penser de cet autre argument, l’inévitabilité de la guerre entre l’Orient et l’Occident ? Antipater n’aimait pas ce genre de raisonnement. Pourtant, il savait bien que l’histoire lui donnait raison. Même à l’époque de la concorde entre l’Orient et l’Occident, quand Justinianus régnait à Constantinopolis et son neveu Héraclius à Rome, de grande rivalités commerciales étaient apparues. Chaque empire essayant de devancer l’autre, les Romains latins contournant Byzance pour rejoindre l’Inde lointaine et au-delà, Khitai et Cipangu où vivent les hommes jaunes, tandis que, de leur côté, les Romains grecs cherchaient à établir leur influence en Afrique noire ainsi que dans les territoires à l’extrême nord, au-dessus des sauvages Goths. Tout cela s’était résolu par des traités ; peut-être même, songea Antipater, que le temple de Justinianus avait été érigé pour commémorer un tel accord. Mais les frictions avaient continué, ainsi que la course pour la suprématie du commerce mondial. Et puis, il y a quatre-vingts, quatre-vingt-dix ans de cela, ce fut la première grosse erreur de l’Occident, cette expédition absurde vers le Nouveau Monde – une véritable catastrophe ! Certes, il y avait quelque chose d’excitant à découvrir deux continents de l’autre côté du Grand Océan, ainsi que leurs puissantes nations – le Mexique, le Pérou –, d’étranges terres riches en or, en argent et autres pierres précieuses, habitées par une multitude de peuples à la peau cuivrée, gouvernées par des monarques au train de vie princier, vivant dans des fastes et une opulence dignes de César lui-même. Mais quelle folie s’était emparée de l’empereur Saturninus pour qu’il se mette en tête de conquérir ces nations au lieu de se contenter d’entretenir avec elles de simples relations commerciales ? Des décennies d’expéditions étrangères inutiles – des millions de sesterces gaspillés, des légions entières envoyées par cet empereur obstiné et certainement dément, mourir sous le soleil brûlant de ces continents que Saturninus avait nommés non sans un certain optimisme Nova Roma. La fierté des armées de l’Empire d’Occident anéantie par les lances et les flèches d’interminables vagues successives de guerriers féroces aux yeux de démons et aux visages peints, ou balayée par la puissance dévastatrice des ouragans tropicaux – des centaines de vaisseaux perdus dans ces eaux étrangères périlleuses –, l’esprit même de l’Empire brisé par l’expérience nouvelle des défaites, les unes après les autres, jusqu’à la capitulation désastreuse et l’évacuation des derniers contingents des troupes romaines brisées. Cette aventure malheureuse, comme Antipater et tout le monde le comprenaient aujourd’hui, avait vidé les réserves économiques de l’Empire d’Occident et peut-être même affaibli de manière irréversible sa puissance militaire. Deux générations entières des plus brillants généraux et amiraux de l’Empire avaient péri sur les rivages de Nova Roma. Et puis ce fut au tour de l’arrogant et imbécile empereur Julianus IV de poursuivre dans l’erreur, en expulsant une mission commerciale grecque de l’île de Melita, un point insignifiant en pleine mer situé entre la Sicile et les côtes africaines, et dont les deux empires revendiquaient la possession. L’empereur Léo IX de Byzance avait donc répliqué non seulement en envoyant des troupes débarquer sur Melita mais en décidant unilatéralement de retracer la ligne de démarcation des deux empires, lui faisant traverser désormais la province d’Illyricum, de sorte que les côtes dalmates et leurs importants ports donnant sur l’Adriatique passent sous contrôle byzantin. Ce fut le commencement de la fin. L’Empire d’Occident, qui s’était déjà trop dispersé avec ses projets maudits dans le Nouveau Monde, n’était plus en mesure d’opposer une réelle défense. Ce qui encouragea Léo et ses successeurs en Orient, d’abord Constantinus XI puis Andronicus, à s’enfoncer toujours plus loin dans le territoire occidental, jusqu’à menacer aujourd’hui la capitale elle-même. L’Empire d’Occident allait certainement tomber sous le contrôle des Byzantins pour la première fois de l’histoire. Cependant, Antipater se demandait si, comme Germanicus l’affirmait, tout cela était inévitable dès le départ. La rivalité, certes. Quelques frictions et autres petits conflits occasionnels, peut-être. Mais la conquête d’un empire par un autre ? Il n’y avait rien dans le projet de division de l’Empire de Constantinus et de Theodosius de nature à pousser l’Occident à se lancer dans une campagne d’outre-mer inopportune et coûteuse, qu’aucun César n’aurait abandonnée jusqu’à ce que l’Empire se retrouve au bord du gouffre. Ni rien qui pût pousser cet empire affaibli à céder à la provocation devant son rival oriental en l’attaquant, comme si une folie n’avait pas suffi. Avec des empereurs un peu plus sages, Rome serait restée Rome pour toute l’éternité. Alors qu’aujourd’hui… « Tu broies du noir, lui disait Justina. — Il y a de quoi. — La guerre ? Je te l’ai déjà dit, Antipater : nous devons fuir avant qu’elle nous atteigne. — Et je t’ai déjà répondu : pour aller où ? — Là où l’on ne risque pas de s’y battre. À l’est, loin, là où le soleil brille toujours et où il fait chaud. La Syrie ou l’Égypte. Chypre, peut-être. — Ce sont tous des lieux grecs. Je suis romain. On me prendra pour un espion. » Justina, manquant de tact, pouffa de rire. « Nous ne sommes nulle part à notre place, c’est bien ce que tu dis, non ? Les Romains te prennent pour un Grec. Et maintenant, tu ne veux pas partir en Orient parce qu’on pourrait te prendre pour un Romain. Comment feraient-ils la différence, de toute façon ? Tu parles comme un Grec auquel tu ressembles autant que moi. » Antipater lui lança un regard sombre. « C’est pourtant la vérité, Justina, nous n’avons, à vrai dire, notre place nulle part. Mais peu importe ce à quoi je ressemble, je demeure un membre officiel de la cour impériale occidentale. J’ai signé de mon nom une quantité de correspondances diplomatiques archivées à Constantinopolis. — Qui peut bien être au courant ? Qui s’en soucie ? L’Empire d’Occident est mort. Partons pour Chypre, nous y élèverons des moutons, tu pourrais peut-être gagner un peu d’argent comme traducteur en latin. Tu pourrais raconter que tu as passé quelque temps en Occident si jamais on te demandait d’où tu viens. Quelle importance ? Personne n’ira t’accuser d’être un espion de l’Empire d’Occident puisqu’il n’existe plus. — Mais il existe toujours. — Pour l’instant. » Il devait bien reconnaître que l’idée était tentante. Il se montrait peut-être un peu trop méfiant en imaginant qu’on lui reprocherait ses années de service auprès du César Maximilianus s’il devait fuir à l’est. Personne ne s’en soucierait là-bas dans les terres grecques ensoleillées cernées par la mer. Justina et lui pourraient refaire leur vie. Mais tout de même, tout de même… Il voyait mal comment il pouvait abandonner son poste alors que le gouvernement de Maximilianus était encore intact. Il y voyait un acte vil. Lâche. Traître. Grec. Il était romain ; il resterait à son poste jusqu’à la fin. Ensuite… Après tout, qui pouvait dire ce qui se passerait ensuite ? « Je ne peux pas partir, dit-il à Justina. Pas maintenant. » Les jours passèrent. Les belles journées d’automne cédèrent la place à d’autres, plus mornes et plus grises, qui annonçaient la saison pluvieuse. Justina ne lui parlait plus de la situation politique. Elle ne parlait d’ailleurs plus beaucoup. L’hiver romain était une période difficile pour elle. Certes, elle avait passé presque toute sa vie dans l’Empire d’Occident mais, au fond d’elle-même, elle était grecque, une fille du Sud, du soleil. Vivre à Neapolis, ou encore mieux Sicilia, lui aurait plus convenu en termes de douceur de climat et de luminosité, ce n’était pas le cas de Rome où les hivers étaient froids et humides. Antipater se demandait souvent, en rentrant du palais à la tombée du jour, s’il découvrirait un de ces jours qu’elle avait fait ses bagages pour de bon. On décelait déjà les signes d’un abandon discret de la capitale : la foule dans les rues se faisait moins dense et chaque jour une ou deux boutiques fermaient leurs portes. Mais Justina restait à ses côtés. Ses tâches au palais devenaient de plus en plus inutiles. Plus aucun ultimatum n’était envoyé au Basileus Andonicus. À quoi bon ? La fin était proche. Désormais, le travail d’Antipater consistait uniquement à traduire des rapports provenant d’espions que César avait postés le long des frontières du monde grec. Des mouvements de troupes en Dalmatie – des renforts venant appuyer le contingent grec déjà important installé à la pointe nord-est de la péninsule à portée d’armes de l’avant-poste romain installé à Venetia. Une autre armée grecque en déplacement en Afrique, venant d’Égypte en direction de Carthage et des autres ports de la côte de Numidie : sans doute des forces d’appui pour celles situées en Sicile. Et d’autres troubles, plus au nord, provenant des forces militaires byzantines, apparemment innombrables : une légion de Turcs semblait avoir été envoyée en Samartia, le long de la frontière allemande, sans doute pour écarter davantage les lignes de défense romaines. Antipater lisait méthodiquement ces missives à l’empereur, mais Maximilianus ne semblait y prêter attention qu’occasionnellement. Il était maussade, lointain, distrait. Un jour, Antipater le surprit dans le bureau Émeraude plongé dans un énorme livre d’histoire, ouvert à la page sur laquelle était inscrite la longue liste des noms des anciens Césars. Il la parcourait des doigts de haut en bas, Augustus, Tiberius, Gaius, Caligula, Claudius, Néron, et ainsi de suite jusqu’à Hadrianus, Marcus Aurelius, Septimius Severus, Titus Gallius, jusqu’à la division du royaume et au-delà jusqu’au Moyen Âge et aux Temps modernes. La liste défilait sous ses doigts, une pléiade de noms d’empereurs orientaux plus ou moins glorieux, Clodianus, Claudius, Titianus, Maximilianus le Grand, tous les Héraclius, les Constantinus, les Marcianus. Antipater observa Maximilianus parcourir de ses doigts fébriles l’époque moderne : Trajan VI, Julianus IV, Philippus V et le propre père de Maximilianus, Maximilianus V. La liste s’arrêtait là à l’origine. Elle avait été rédigée avant le commencement du présent règne. Mais quelqu’un avait écrit d’une écriture différente le nom de Maximilianus VI. Le doigt de Maximilianus s’y arrêta. Sur son nom. Il se mit à secouer doucement la tête. Antipater comprit aussitôt ce qui se passait dans la tête de l’empereur. Plongé dans la liste prestigieuse, s’imprégnant de tous ces noms, il suivait le cours du long fleuve de l’histoire romaine, des débuts prestigieux de l’Empire sous l’immortel Augustus jusqu’à… jusqu’à sa fin… sa fin… sous le règne de l’insignifiant Maximilianus VI. Il referma le livre, leva les yeux vers Antipater, un sourire inexpressif, presque froid aux lèvres. Antipater n’eut aucun mal à interpréter les pensées de l’empereur. Le dernier de cette glorieuse liste ! Quelle distinction, Antipater ! Quelle extraordinaire distinction ! Cette nuit-là, Antipater rêva de soldats grecs saouls au regard sauvage dans leurs épais justaucorps en lin turquoise, hurlant de jubilation en courant dans les rues de Rome, pillant les boutiques et attirant les femmes dans les ruelles. Puis l’empereur Andronicus parcourant glorieusement à cheval la Via Flaminia jusqu’au centre de la ville, resplendissant dans sa chlamyde pourpre, sa tunique de cérémonie, sa grande crinière blonde flottant au vent et son énorme barbe jaune plaquée sur son torse. Des hordes de citoyens romains le long des grandes routes pour l’accueillir avec des pétales de fleurs et des cris de joie, acclamer leur nouveau maître dans sa propre langue, l’appelant Basileus Romaion, « Le Roi des Romains ». Délaissant le chariot, le monarque conquérant chevauchait un magnifique cheval blanc paré de bijoux ; il portait l’étincelante couronne grecque sertie de plumes de paon et tenait à la main le sceptre à tête d’aigle, symbole du pouvoir, tandis qu’il saluait de l’autre la foule d’un geste auguste. Il alla jusqu’au Forum où il posa le pied à terre avant de regarder autour de lui d’un air satisfait. Puis, flânant le long de l’avenue qui s’étend au pied de la colline du Capitole, il finit par s’arrêter et fit à l’adresse de son entourage un large geste de la main, comme pour indiquer l’emplacement où devrait être érigé l’arc de triomphe honorant sa victoire. Le lendemain – un jour de pluie torrentielle –, un messager arriva au palais avec la nouvelle que les forces grecques avaient débarqué sur les côtes liguriennes. Les ports d’Antipolis et de Nicaea étaient tombés sans même livrer bataille et les Grecs avançaient en ce moment même sur la ville de Genua. Dans l’après-midi, un deuxième messager se présenta, tenant à peine sur ses pieds, apportant des nouvelles du Sud ; un terrible affrontement avait lieu en Calabre et l’armée romaine, poussée dans ses derniers retranchements, avait commencé lentement à battre en retraite alors qu’un deuxième détachement grec provenant de Sicile venait de débarquer plus au nord, s’était emparé du port de Neapolis et avait commencé le siège de cette importante ville du Sud dont la chute s’annonçait imminente. Antipater se dit qu’il ne manquait plus qu’une attaque sur la frontière nord-est par les forces byzantines basées en Dalmatie. « On nous annoncera peut-être cette invasion d’ici peu, dit-il à Justina. Mais cela ne change pas grand-chose à l’affaire, n’est-ce pas ? » Les soldats d’Andronicus étaient déjà en train de traverser la péninsule et se dirigeaient vers Rome, par le nord et par le sud. « La dinde est cuite, comme dirait Germanicus. La partie est perdue. C’est la fin de l’Empire. » « Vous allez me prendre une lettre pour Basileus Andronicus », dit l’empereur. Ils étaient dans le bureau Indigo, à côté du bureau Emeraude. Par ce temps froid et humide il y faisait un peu plus chaud que dans le bureau Émeraude. Il pleuvait depuis quatre jours. Neapolis était tombée et l’armée grecque, au sud, ayant pris le dessus sur la plupart des garnisons romaines, avait commencé sa progression le long de la Via Roma en direction de la capitale. Les seules difficultés qu’elle rencontrait étaient dues à des glissements de terrain qui bloquaient la route. La seconde force grecque, celle qui faisait route depuis la Ligurie, se trouvait quelque part dans le Latium, semblait-il, peut-être même déjà à Tarquinii ou Caere. Apparemment, elle ne rencontrait là non plus aucune résistance à part peut-être les aléas du temps. Caere n’était qu’à trente milles de Rome. Il y avait eu aussi une percée byzantine sur le front vénitien depuis la palmatie. Maximilianus toussa pour se clarifier la voix. « À sa Splendeur Royale Andronicus Maniakes, Autocrate et Imperator, Protégé des dieux, Roi des Rois, Roi des Romains et Maître Suprême de Toutes les Régions… vous avez bien pris tout ça, Antipater ? — Basileus basileon, murmura Antipater. Oui, Majesté. » Il lança un regard prudent vers Maximilianus. « Vous avez bien dit : Maître Suprême de Toutes les Régions ? — C’est ainsi qu’il aime se faire appeler, en effet, dit Maximilianus, une pointe d’irritabilité dans la voix. — Veuillez me pardonner, Majesté, mais cela implique… — Poursuivons, Antipater. Et Maître Suprême de Toutes les Régions. De la part de son cousin Maximilianus Julianus Philippus Romanus César Augustus, Imperator et Grand Pontife, Tribun du Peuple, et cetera… et cetera… vous connaissez les titres, Antipater, vous n’aurez qu’à les ajouter. Sois le bienvenu, et que la bienveillance des dieux se pose sur toi, pour l’éternité. » L’empereur marqua une pause. Il prit deux ou trois inspirations profondes. « Alors qu’il a été dans le dessein des dieux de m’accorder l’honneur d’occuper le trône des Césars depuis ces vingt dernières années, il semblerait que récemment, je ne bénéficie plus de cette faveur divine et qu’ils aient décidé de me dégager des responsabilités confiées il y a bien longtemps par mon père, Son Excellence, Sa Majesté le Divin Maximilianus Julianus Philippus Claudius César Augustus Imperator. Il me paraît désormais évident que la bonté des dieux s’est portée sur mon cousin impérial, Sa Puissante Majesté le Basileus Andronicus Maniakes, Autocrate et Imperator, et cetera… et cetera… vous ajouterez ses titres complets vous-même, Antipater, si vous le voulez bien. » Antipater en était à sa deuxième plaquette de cire et il n’avait pas écrit grand-chose à part une longue succession de titres royaux. Mais le sens de ce message était sans ambiguïté. Il sentit son cœur battre la chamade au fur et à mesure qu’il comprenait ce que l’empereur lui dictait. C’était un document d’abdication. Maximilianus était en train de remettre l’Empire aux mains des Grecs. Certes, les Grecs s’étaient déjà emparés de l’essentiel, à part la capitale et les quelques misérables hectares de terre qui l’entouraient. Mais tout de même, était-ce là un comportement digne d’un Romain ? Il n’y avait aucun précédent concernant la capitulation d’un empereur romain devant un conquérant étranger, car Andronicus était bien cela, un Grec, un étranger, quelles que fussent les prétentions des Byzantins quant à leur statut de moitié légitime de l’Empire. Certes, d’autres empereurs avaient déjà été vaincus. Il y avait eu en d’autres temps des guerres civiles, Octavianus contre Marcus Antoninus, ainsi que les querelles lors de la succession de Néron ou l’affrontement pour la succession au trône après l’assassinat de Commodus. Mais Antipater n’avait aucun souvenir d’empereur déchu ayant mollement abandonné son trône à l’ennemi. L’usage ne voulait-il pas que l’on se plante sur son propre glaive à l’approche imminente des troupes adverses victorieuses ? Mais Antipater se dit que l’usage en vigueur mille ans plus tôt serait sans doute déplacé de nos jours. Maximilianus continuait de parler en un flot continu, chaque phrase construite avec un sens aigu du style et précis dans sa grammaire, comme s’il avait déjà ébauché sa lettre depuis plusieurs semaines, se la repassant mentalement jusqu’à ce qu’elle soit parfaite, qu’il ne lui restât plus désormais qu’à la lire à haute voix afin qu’Antipater puisse la traduire en grec byzantin. Il s’agissait effectivement d’un document d’abdication. À la stupeur d’Antipater, Maximilianus ne se contentait pas de céder sa place sur le trône, mais il désignait Andronicus comme son successeur légal, le digne exécuteur du pouvoir impérial. Il y avait bien sûr le problème de la descendance de Maximilianus qui n’avait jamais eu d’enfant et donc pas d’héritier officiel au trône, Germanicus n’étant guère apte à occuper la fonction. Mais, de toute évidence, Maximilianus offrait sa couronne à Andronicus, non seulement par droit de conquête mais par décision explicite du monarque déchu. Était-il nécessaire d’aller aussi loin ? S’il n’avait pas choisi de mourir, et personne ne le lui reprocherait, ne pouvait-il pas reconnaître la défaite par une simple lettre de reddition et tourner une page de l’histoire dans laquelle il conserverait une certaine dignité ? Maximilianus continuait de parler et Antipater comprit aussitôt que ce document avait un deuxième but, plus caché. « Je termine mon règne étant un vieil homme… » ce qui n’était pas vrai, il avait à peine plus de cinquante ans, «… et le poids du pouvoir a fini par m’épuiser, je n’aspire aujourd’hui qu’à mener une vie paisible consacrée à la lecture et la méditation dans quelque lieu de l’immense domaine de Votre Majesté Impériale. Je souhaite suivre l’exemple du César Diocletanius qui, après avoir régné vingt ans durant très précisément, comme moi, renonça volontairement à son immense pouvoir pour s’installer dans la province de Dalmatie, à Salona, où se trouve encore aujourd’hui le palais dans lequel il se retira. L’humble requête du César Maximilianus, Majesté, est que me soit accordé le droit de suivre les traces de Diocletanius, et si je puis me permettre et selon votre bon plaisir, cela s’entend, d’occuper son palais à Salona, où j’ai déjà eu l’occasion de séjourner au cours de mon règne et qui est devenu pour moi une résidence agréable où je serais heureux de me retirer dès à présent… » Antipater connaissait bien le palais de Salona. Il avait pratiquement grandi dans son ombre. C’était un palais de taille respectable, une petite ville pourrait-on dire, au bord de la mer, avec d’énormes murs fortifiés et sans aucun doute luxueusement meublé. De nombreux Césars l’avaient utilisé lors de visites sur la superbe côte dalmate. Andronicus lui-même y avait peut-être séjourné, d’autant plus que la Dalmatie était sous contrôle byzantin depuis les deux dernières décennies. Et voilà que Maximilianus, déchu, demandait qu’on le lui laisse – ou plutôt mendiait auprès de l’empereur, demandant « humblement », s’adressant soudain à Andronicus en l’appelant « Votre Majesté », avec cette formule « selon votre bon plaisir ». En offrant le titre royal à Andronicus sur un plateau d’argent, sans rien demander en retour sinon le droit de se réfugier derrière les murs imposants du palais de Diocletanius pour le restant de ses jours. Quel déshonneur ! Quelle disgrâce ! Quel écœurement ! Antipater détourna le regard. Il n’osait pas laisser l’empereur voir tout le mépris qui s’y lisait. L’empereur continuait de dicter. Quelques mots avaient échappé à Antipater, mais quelle importance ? Il pourrait toujours remplir les blancs avec quelque chose d’approprié. «… je demeure, mon cher cousin Andronicus, votre dévoué serviteur, offrant mon vibrant témoignage de votre sagesse et de votre bienveillance, et vous prie d’accepter mes félicitations pour vos glorieux accomplissements au cours de votre règne – cordialement, Maximilianus Julianus Philippus Romanus César Augustus Imperator et Grand Pontife, et cetera… et cetera… » « Eh bien », dit Justina lorsque Antipater lui fit un résumé du document d’abdication le lendemain soir, après avoir passé une autre journée pluvieuse à le rédiger proprement sur un parchemin. « Andronicus n’est pas tenu d’accorder quoi que ce soit à Maximilianus, n’est-ce pas ? Il pourrait choisir de lui couper la tête si ça lui chantait. — Il ne fera pas cela. Nous sommes en 1951. Les Byzantins sont des gens civilisés. Andronicus ne voudra pas passer pour un Barbare. De plus, politiquement parlant, ce serait une erreur. Pourquoi faire passer Maximilianus pour un martyr et un héros aux yeux d’une éventuelle résistance anti grecque qui pourrait se former dans les provinces les plus coriaces de l’Ouest, quand il peut lui faire une bise sur la joue et l’envoyer à Salona ? De toute façon, l’Empire d’Occident lui appartient. Autant commencer son règne de manière pacifique. — Alors, tu penses qu’Andronicus acceptera ? — Oui, bien sûr. S’il fait preuve d’un minimum de bon sens. — Et ensuite ? — Ensuite ? — Nous, dit Justina. Que nous arrivera-t-il ? — Ah, oui. Oui. L’empereur a dit deux ou trois choses à ce sujet. » Justina prit une profonde inspiration. « Vraiment ? » Antipater continua, gêné. « Après avoir terminé de me dicter sa lettre, il m’a proposé de l’accompagner à Salona, où tout autre endroit qu’Andronicus choisirait pour lui. « J’aurai toujours besoin d’un secrétaire, même à la retraite, a-t-il dit. Surtout si l’on m’envoie dans une région grecque de l’Empire, ce qu’Andronicus fera certainement afin de me garder sous surveillance. Epouse ta petite Grecque et viens avec moi, Antipater. »C’est ce qu’il a dit mot pour mot. « Épouse ta petite Grecque. Et viens avec moi. » Les yeux de Justina se mirent à briller. Son visage s’était empourpré, ses seins se gonflaient au rythme de sa respiration qui s’accélérait. « Oh, Antipater ! C’est merveilleux ! Tu as accepté, naturellement ! » En fait, il ne l’avait pas fait, pas vraiment. Pas du tout, même. Il n’avait pas refusé non plus, pas tout à fait. Pas du tout. Il n’avait donné à César aucune réponse précise. Il répondit, une certaine gêne dans la voix : « Tu sais que je serais ravi de t’épouser, Justina. » Elle le regarda d’un air perplexe. « Et en ce qui concerne suivre César en Dalmatie ? — Eh bien, je suppose que… — Tu supposes quoi ? Quel autre choix avons-nous ? » Antipater hésita, les mains brassant maladroitement l’air autour de lui. « Je ne sais pas comment t’expliquer, Justina. Mais je vais quand même essayer. Ce que César me demande est, disons… lâche. Honteux. Indigne d’un Romain. — Peut-être. Et quand bien même ce serait le cas, quel mal y a-t-il ? Tu crois qu’il est préférable de mourir en Romain, c’est ça que tu es en train de me dire ? — Je te l’ai déjà dit, Andronicus ne lui fera aucun mal. — Je parlais de nous. — Pourquoi voudrait-on nous faire du mal, Justina ? — Nous en avons déjà parlé. Comme tu me l’as fait remarquer, tu es un officiel de la cour. À leurs yeux, je suis une citoyenne grecque qui s’est compromise avec les Romains. Ils vont certainement purger la vieille bureaucratie. Je suppose qu’on ne t’exécutera pas, mais tu passeras certainement un sale quart d’heure. Moi aussi. Pire que toi, je pense. Tu seras vraisemblablement assigné à quelque tâche subalterne et dégradante. Et en ce qui me concerne, ils me trouveront bien un usage sordide. Comme le font toujours les soldats conquérants. » Il lui était difficile d’affronter l’implacable fureur de son regard. La veille, après avoir quitté César dans le bureau Indigo, et une bonne partie de la journée aujourd’hui, des phrases héroïques s’étaient bousculées dans sa tête – quand la fin est proche, il faut savoir se comporter en Romain, ou passer pour un moins que rien – nos grandes traditions héroïques l’exigent – l’histoire ne pardonnera jamais – il vient un temps où un homme doit s’affirmer en tant que tel ou être au-dessous de tout – quelle honte, quelle éternelle et indescriptible honte ce serait que d’être affilié à la cour d’un individu si lâche et si méprisable, un empereur qui… et ainsi de suite, dans le même ordre d’idée, renforçant ainsi son refus catégorique d’accepter l’invitation de Maximilianus et de l’accompagner dans une confortable retraite en Dalmatie. Mais il ne réalisait maintenant que trop à quel point tout cela était absurde. Nos grandes traditions héroïques l’exigent, vraiment ? Peut-être. Mais Maximilianus César n’avait rien d’un héros, Lucius Aelius Antipater non plus. Et puisque l’empereur s’avérait incapable de se comporter en Romain, pourquoi son Maître des lettres grecques le ferait-il ? Lui qui n’était pas un guerrier, mais un simple employé, un homme de lettres, et pas si romain que cela, en tout cas pas aux yeux des Cicéron, Sénèque ou Caton le Censeur. Ses prétentions les auraient bien fait rire. Toi, un Romain ? Avec tes cheveux huilés à la grecque, ton petit nez retroussé et ta démarche de danseur de ballet ? On peut toujours se faire appeler un Romain, mais seul un Romain peut être un Romain. De toute façon, l’époque des Sénèque, Caton et Cicéron était révolue. Les choses étaient différentes aujourd’hui. L’ennemi se trouvait aux portes de Rome et que faisait l’empereur ? Se jetait-il sereinement sur son glaive ? s’ouvrait-il calmement les veines ? Non. Non. L’empereur était tout bonnement en train de rédiger une lettre suppliant qu’on le laissât se retirer paisiblement dans un grand palais sur la côte dalmate. Le Maître des lettres grecques était-il supposé tenir le pont et se dresser face à l’ennemi, glaive à la main tel quelque héros invincible de jadis, tandis que l’empereur qu’il servait quittait lamentablement la capitale sur la pointe des pieds ? « Regarde », dit Justina. Elle était devant la fenêtre. « Des feux de joie là-bas. Il y en a un grand sur la colline du Capitole, il me semble. — On ne peut pas voir la colline du Capitole d’ici. — Ce doit être une autre colline, alors. Il y a trois, quatre, cinq feux sur les collines. Et regarde en bas, dans le Forum. Des torches tout le long de la Via Sacra. La ville est en flammes. Je crois qu’ils sont déjà là, Antipater. » Il jeta un œil à l’extérieur. La pluie avait cessé et effectivement des torches et des feux de joie illuminaient le paysage. Il entendait des cris lointains dans la nuit, mais il n’arrivait pas à discerner les paroles. Tout était vague, flou, mystérieux. « Eh bien ? » demanda Justina. Il s’humecta la lèvre supérieure à plusieurs reprises. « Je crois qu’ils sont là, en effet. — Et maintenant ? Il est trop tard pour nous enfuir, n’est-ce pas ? Il ne nous reste plus qu’à rester ici à attendre notre sort, toi, moi et l’empereur Maximilianus, tels les Romains stoïques que nous sommes. N’est-ce pas, Antipater ? — Andronicus ne fera aucun mal à l’empereur. Et nous ne risquons rien non plus. — Nous le découvrirons bien assez tôt, non ? » dit Justina. Le jour suivant fut un jour comme aucun autre dans la longue histoire de Rome. Les Grecs étaient entrés dans la ville par milliers à la tombée de la nuit, en passant simultanément par quatre de ses portes, et ils n’avaient pas rencontré la moindre résistance. De toute évidence, l’empereur avait donné l’ordre aux commandants des gardes de la ville de ne tenter aucune résistance, car cela aurait été certainement futile, n’aurait abouti qu’à de sévères pertes et aurait entraîné des actes de destruction à travers la ville. La guerre était perdue, avait dit l’empereur, autant laisser les Grecs entrer sans prolonger davantage cette agonie. Ce qui était, selon Antipater, une attitude soit sage et réaliste, soit faible et méprisable, en ce qui le concernait, son opinion était déjà faite. Il la garda cependant pour lui. La pluie, qui s’était arrêtée pendant une bonne partie de la nuit de la conquête, refit son apparition le lendemain matin, au moment même où le Basileus Andronicus faisait son entrée triomphale dans la ville par le nord, en descendant la Via Flaminia. La scène se déroula presque comme dans le rêve d’Antipater, à part qu’il faisait un temps exécrable et que personne ne lançait de pétales de fleurs, que les spectateurs accusaient plus le coup qu’ils ne manifestaient leur joie et que personne n’acclamait le nouvel empereur en grec. Mais Andronicus chevauchait bien un cheval blanc et avait fière allure, même sous cette pluie qui plaquait sa grande tignasse blonde et faisait ressembler sa barbe à une serpillière trempée. Il ne se dirigea pas vers le Forum, comme Antipater l’avait vu dans son rêve, mais alla directement au palais impérial où, d’après ce qu’on avait dit à l’empereur conquérant, on devait lui remettre les documents d’abdication que son adversaire déchu avait dictés la veille à Antipater. Le Grand Conseil au complet était présent à la cérémonie. Elle se déroula dans le hall lumineux aux mosaïques de chasse, construit par un des premiers Héraclius, où les empereurs recevaient en général les délégations de pays lointains sous les fresques criardes en tuiles de couleurs vives représentant des lions et des éléphants tombant sous les javelots de valeureux chasseurs en costumes de la Rome antique. Aujourd’hui, pourtant, au lieu de s’asseoir sur le trône, Maximilianus demeura humblement sur la gauche, face au monarque byzantin qui se trouvait à une dizaine de pas de lui. Derrière Maximilianus se tenaient les membres du Conseil ; derrière Andronicus, une demi-douzaine d’officiels grecs qui avaient participé au défilé le long de la Via Flaminia. Le contraste entre les deux monarques était éloquent. L’empereur semblait s’être ratatiné à côté d’Andronicus, un véritable géant, de loin le plus grand et le plus imposant de la salle avec ses traits grossiers et ses longs cheveux blonds de Celte ou de Breton qui lui tombaient dans le dos. Tout en lui, ses épaules larges, son torse puissant, ses longues moustaches tombantes, sa mâchoire proéminente et sa barbe touffue, tout respirait une force de taureau, presque brutale. Mais on lisait dans son regard perçant et ses yeux gris-violet une intelligence froide. Antipater, aux côtés de l’empereur, servait d’interprète. Au signal de l’empereur, il tendit le parchemin à un haut magistrat de la cour d’Andronicus, un homme au crâne rasé portant une tunique richement décorée de ce qui semblait être de vrais rubis et de véritables émeraudes. Le magistrat, ne lui accordant qu’un rapide coup d’œil, l’enroula solennellement et le tendit au Basileus. Andronicus le déroula, parcourut rapidement les deux ou trois premières lignes d’une manière nonchalante, puis le laissa s’enrouler sur lui-même. Il le rendit au magistrat au crâne rasé. « Que dit ceci ? demanda celui-ci à Antipater d’un ton brusque. Antipater se demanda si le Roi des Romains était incapable de lire. A son grand étonnement, il s’entendit répondre : « C’est un document d’abdication, Votre Majesté. — Redonnez-moi cela », dit Andronicus. Sa voix était profonde, dure et rauque et son grec n’avait rien de mélodieux : c’était plus celui d’un soldat, ou même d’un fermier, que d’un roi. Une affectation, sûrement. Andronicus était issu d’une des grandes familles byzantines. Pourtant, personne ne s’en serait douté. D’un geste pompeux, le magistrat tendit le parchemin au Basileus, qui, une fois de plus, le déroula en ménageant ses effets, puis il en lut de nouveau une ligne ou deux avant de l’enrouler et de le glisser sous son bras avec désinvolture. La salle était plongée dans le silence. Antipater, conscient d’être un peu trop sur le devant de la scène, lança un regard aux deux consuls, aux ministres et secrétaires réunis, aux grands généraux et amiraux, au Préfet prétorien, au Gardien du Trésor impérial. À l’inverse de l’empereur Maximilianus, totalement dénué de la moindre autosuffisance, petit homme trop conscient d’être sur le point d’être rabaissé encore davantage, ils se tenaient tous dignement, dans une rigidité féroce toute militaire. Savaient-ils seulement ce que contenait cette lettre ? Probablement pas. Pas la partie concernant Salona en tout cas. Le regard d’Antipater croisa celui du prince de la Couronne, Germanicus, qui faisait exceptionnellement preuve d’une certaine fraîcheur en cette occasion, lavé et pimpant dans une tunique d’un blanc immaculé brodée de pourpre. Germanicus avait lui aussi adopté la posture martiale du jour, ce qui chez lui avait quelque chose de déplacé. Il semblait pourtant presque sourire. Quelle raison, songea Antipater, avait-il donc de sourire en ce terrible jour ? Le Basileus Andronicus se tourna vers Antipater. « L’empereur abandonne le pouvoir sans conditions, c’est bien cela ? — Oui, Majesté. » De petits soupirs de mépris plus que de surprise furent lâchés par les membres du Grand Conseil ici et là. Ils ne devaient pourtant pas être étonnés, songea Antipater. Mais le choc suscité par la terrible réalité de la situation avait néanmoins créé son effet. L’attitude du prince Germanicus, elle, n’avait pas changé : la même posture hautaine, le même sourire calme et décontracté du coin de la bouche. Son frère aîné venait de remettre à jamais le trône qui aurait pu un jour lui revenir ; mais avait-il seulement envisagé d’occuper un jour le trône ? Andronicus continua. « Y-a-t-il des requêtes particulières ? — Une seule, Majesté. — Et laquelle ? » Tous les regards convergèrent vers Antipater. Il aurait voulu s’enfouir dans le sol en pierre. Pourquoi fallait-il que ce soit lui qui prononce les mots accablants à voix haute devant tous les dignitaires de Rome ? Mais il n’y avait aucune échappatoire. « Le César Maximilianus demande…, commença Antipater, d’une voix qui se voulait la plus assurée possible, d’avoir le droit de se retirer avec les membres de sa cour qui le désirent dans le palais de Diocletanius à Salona, dans la province de Dalmatie, où il espère passer le restant de ses jours dans la contemplation et l’étude. » Voilà. C’était fait. Antipater fixa devant lui, les yeux dans le vide. Les yeux perçants du Basileus se refermèrent un instant et un bref sourire passa sur les lèvres de l’empereur byzantin. « Nous ne voyons aucune raison de lui refuser ce privilège, dit-il quelques instants plus tard. Nous acceptons les conditions de ce document telles qu’elles sont formulées. » Puis il le déroula de nouveau et après avoir emprunté une plume au magistrat placé à ses côtés, griffonna un large A au bas du document. Sa signature, de toute évidence. « Y a-t-il autre chose ? — Non, Majesté. » Andronicus hocha la tête. « Parfait. Veuillez informer l’ancien empereur de Rome qu’il est de notre bon plaisir qu’il passe la nuit dans notre camp sur les bords du fleuve, parmi nos hommes. Demain, nous avons l’intention de prendre résidence dans ce palais, dont rien ne doit être retiré sans notre permission. Demain, nous vous présenterons notre frère Romanos César Stravospondylos, qui sera appelé à devenir le nouvel empereur de l’Empire d’Occident. Faites part de cela à l’ancien empereur, je vous prie. » Il fit un signe à ses hommes et ils quittèrent la pièce en une phalange rigide. Antipater se tourna vers un Maximilianus complètement immobile, comme quelqu’un qui aurait été transformé en statue de pierre. « Le Basileus a dit, César, qu’il… — J’ai compris ce que le Basileus a dit, merci Antipater », dit Maximilianus d’une voix d’outre-tombe. Il sourit. C’était un sourire de masque mortuaire, un simple éclair de ses dents blanches. Puis lui aussi quitta la salle. Les membres du Grand Conseil, encore sous le choc pour la plupart, suivirent par groupes de deux ou trois. C’est donc ainsi que les empires s’effondrent dans le monde moderne, songea Antipater. Aucune effusion de sang, aucune exécution. Un parchemin qui passait à deux ou trois reprises du vaincu au vainqueur, une lettre A gribouillée, un changement de locataire dans les appartements royaux. Voilà ce que l’histoire gardera de l’événement. Lucius Aelius Antipater, le Maître des lettres grecques de l’empereur déchu, présenta le document d’abdication au Basileus Andronicus qui ne lui consacra qu’un bref regard avant de… « Antipater ? C’était Germanicus César. Il ne restait plus dans la grande salle que lui et le Maître des lettres grecques. Le prince lui fit signe. « Je voudrais te dire un mot dehors, Antipater. Maintenant. » Une fois dehors, tandis qu’ils arpentaient ensemble les arcades de cette partie du palais, la pluie comme toile de fond claquant sur le toit en bois qui les abritait, Germanicus prit la parole. « Que sais-tu de ce Romanos César, Antipater ? Je croyais que le frère du Basileus s’appelait Alexandros. » Il y avait dans sa voix quelque chose d’étrange. Antipater réalisa peu après que le prince ne parlait plus de sa voix traînante habituelle. Son ton était sec, direct, sans détour. « Je crois savoir qu’il a plusieurs frères. Alexandros est le plus connu. C’est un guerrier comme son frère. Romanos est très différent. Le nom « Stravospondylos « veut dire « le bossu ». » Germanicus afficha un regard ébahi. « Andronicus a choisi un infirme comme empereur d’Occident ? — C’est ce qu’on peut penser, à en juger par son nom. — Bien. Ce doit être une de ses plaisanteries. Qu’il en soit ainsi, après tout. » Germanicus sourit, sans pour autant avoir l’air amusé. « En tout cas, une chose est sûre : il y aura toujours deux empereurs. Andronicus ne dirigera pas tout l’Empire depuis Constantinopolis, car c’est tout bonnement impossible. Ce qui nous ramène, Antipater, à ce que je t’avais dit l’autre jour au Forum dans le temple de Concordia. » Antipater était encore impressionné par le changement soudain qui s’était opéré chez Germanicus, ce sérieux, ce comportement exempt de toute fantaisie. Même sa façon de se tenir était différente. Sa décontraction d’aristocrate indolent, son relâchement avaient disparu. Il avait désormais l’attitude d’un soldat. Antipater n’avait jamais réalisé jusqu’à aujourd’hui à quel point Germanicus était bien plus grand que son frère l’empereur. « À ton avis, Antipater, demanda Germanicus, combien de temps cet Empire occidental tiendra-t-il ? — Pardon, César ? — Combien de temps ? Cinq ans ? Dix ? Mille ans ? — Je n’en sais rien. — Penses-y. Andronicus envahit l’Occident, se joue de nos pitoyables défenses en deux claquements de doigts, installe son invalide de frère comme empereur et retourne mener la belle vie à Constantinopolis. En ne laissant environ qu’une douzaine de légions grecques pour occuper l’immensité du territoire d’Occident : l’Hispanie, la Germanie, la Britannie, la Gaule, la Belgique, et ainsi de suite, sans parler de l’Italie même. Pour quelle raison est-il venu nous conquérir ? Mais pour que nos impôts partent en Orient, pour augmenter le trésor byzantin. Est-ce que tu crois que cela plaira aux fermiers de Britannie ? Et à nos sauvages amis moustachus de Germania ? Tu connais la réponse. Andronicus s’est emparé de Rome, mais cela ne signifie pas qu’il contrôle tout l’Empire. Personne n’a envie de voir les Grecs gérer les provinces. Les peuples d’Occident ne l’accepteront pas. Ces gens-là sont des Romains et ils entendent être gouvernés par des Romains. Tôt ou tard, des mouvements de résistance apparaîtrons ici et là et, à mon avis, ce sera plus tôt que prévu. On assassinera des collecteurs d’impôts, des magistrats et des procureurs grecs. Puis ce seront des rébellions locales. Éventuellement des soulèvements de grande envergure. Andronicus finira par se dire que cela ne vaut pas la peine de maintenir des lignes d’approvisionnement sur d’aussi longues distances. Il haussera les épaules et laissera doucement glisser l’Occident. Il ne viendra pas jusqu’ici nous faire la guerre deux fois de suite. Soit nous tuerons tous les occupants grecs, soit, ce qui est plus probable, nous en ferons des Romains. En deux ou trois générations ils auront oublié leur grec. — J’espère que l’avenir vous donnera raison, Seigneur. — J’en suis sûr. Au fait, je quitte Rome demain, Antipater. — Vous allez en Dalmatie ? Avec l’emp… avec votre frère ? » Germanicus cracha par terre. « Ne dis pas de bêtises. Non, je pars dans l’autre direction. » Il se pencha vers Antipater et lui glissa d’une voix tranchante : « Je me rends à Ostie où un navire doit m’emmener jusqu’à Massilia en Gaule. Elle deviendra ma capitale, à moins que je ne choisisse Lugdunum. Mon choix n’est pas arrêté. — Votre capitale ? — L’empereur a abdiqué. Tu as toi-même rédigé le document, non ? Je deviens donc le nouvel empereur, Antipater. Un empereur en exil, peut-être, mais empereur tout de même. Je me proclamerai officiellement dès que je serai à Massilia. » Si Germanicus lui avait dit cela une semaine plus tôt, il aurait mis cela sur le compte de la folie, une lubie d’ivrogne, une vaste plaisanterie. Mais aujourd’hui, ce n’était plus le même Germanicus. Le regard bleu océan du prince se posa lourdement sur Antipater. « Si tu parles de tout cela à qui que ce soit avant mon départ, tu es un homme mort, tu t’en doutes. — Pourquoi, alors, me l’avoir dit ? — Parce que je suis convaincu que derrière ton côté grec un peu louche tu es un homme de confiance, Antipater. Je te l’ai d’ailleurs déjà dit dans le temple de Concordia… Je veux que tu m’accompagnes en Gaule. » La phrase, prononcée d’un ton calme, eut sur Antipater l’effet d’un impact de foudre. « Pardon, Seigneur ? — J’ai besoin d’un Maître des lettres grecques, moi aussi. Quelqu’un qui puisse m’aider à communiquer avec les autorités d’occupation temporaire à Rome. Quelqu’un pour déchiffrer les documents que mes espions me feront parvenir d’Orient. Et j’ai aussi besoin de toi comme conseiller, Antipater. Tu es timide, mais tu es malin et perspicace et tu tiens autant du Grec que du Romain. J’aurai besoin de toi en Gaule. Viens avec moi. Tu ne le regretteras pas. Je reconstruirai notre armée et expulserai les Grecs de Rome avant que nous quittions ce monde toi et moi. Tu pourras devenir consul lorsque je reviendrai ici reprendre possession du trône des Césars. — Seigneur, je… — Réfléchis bien. Tu as jusqu’à demain. » L’expression de Justina était impossible à déchiffrer tandis qu’Antipater finissait de lui raconter l’anecdote. Il n’avait aucun moyen de deviner ce qui se tramait derrière ce regard noir étincelant. « Je ne peux pas t’expliquer, commença-t-il, ma surprise de découvrir à quel point Germanicus est beaucoup plus profond que ce que l’on pouvait croire. Quelle force se cache derrière cette attitude de dandy qu’il s’est cru obligé d’adopter jusqu’à aujourd’hui ! Quel authentique Romain au fond ! — Oui, dit-elle. Ça a dû être une sacrée surprise. — L’idée est noble et romantique, je dois l’admettre. De s’autoproclamer empereur exilé et de diriger un mouvement de résistance depuis la Gaule. Quant à sa proposition de me prendre dans son gouvernement, il y a de quoi être flatté… Bien sûr, il m’est impossible de le suivre. » Antipater savait qu’il ne le ferait pas car Justina ne le ferait pas non plus ; et la seule certitude qu’il avait au milieu cette confusion, dans ce monde en ébullition, c’était que là où Justina voudrait aller, ils iraient. Elle était plus importante à ses yeux que la politique, les empires et autres notions abstraites. Cela il le comprenait plus que jamais : pour lui, tout se résumait à Justina et Lucius, Lucius et Justina, aux autres les soucis du poids de l’Empire. « Tu crois qu’il réussira à renvoyer un jour les Grecs chez eux ? demanda-t-elle ? — Ses chances sont bonnes. Chacun sait que l’Empire est trop grand pour être gouverné à partir d’une seule capitale en Orient, et la nomination d’un Grec comme empereur d’Occident aura du mal à tenir. L’Occident est romain. Il pense en Romain. Pour l’instant, les Grecs ont pris l’avantage sur nous, parce que nous nous sommes affaiblis au cours de ces cinquante dernières années à cause de notre propre sottise et ils en ont profité pour venir s’installer chez nous, mais cela ne durera pas. Nous nous remettrons de ce qui nous est arrivé et nous redeviendrons ce que nous étions. » Il eut brusquement la vision du fleuve du temps coulant dans deux directions opposées, le passé revenant brusquement à son point de départ. « Il a toujours été dans la volonté des dieux que Rome dirige le monde. Nous l’avons fait pendant plus de mille ans et de fort belle manière qui plus est. Nous recommencerons. Le destin penche en faveur de Germanicus. Écoute bien ce que je te dis, nous reverrons dans cette ville des empereurs parlant latin avant la fin de nos vies. » C’était un long monologue. Justina le reçut en gardant un temps de silence presque aussi long. Elle finit par dire : « Les hivers sont très froids en Gaule, non ? — Plutôt, oui, d’après ce qu’on m’a dit. En tout cas plus froids qu’ici. » Trop froids pour elle, il le savait. Alors pourquoi posait-elle la question ? Il était inconcevable qu’elle pût accepter d’aller là-bas. Elle ne le supporterait pas. « C’est curieux, dit-il, puisqu’elle ne disait rien. L’empereur est un bon à rien et son frère, qui pour moi ne valait guère mieux, se révèle être vaillant et courageux. Si l’on peut parler d’une âme romaine, et j’aime à croire que cela existe, elle accompagnera demain Germanicus. — Et toi, Lucius ? Où iras-tu ? — Nous sommes des Grecs, toi et moi. Nous irons dans l’autre direction, Justina. À l’est. Vers le soleil. En Dalmatie, avec César. — Tu es un Romain, Lucius. — Plus ou moins, oui. Et alors ? — Rome part à l’ouest. Maximilianus, le lâche, part à l’est. Tu veux vraiment suivre le lâche, Lucius ? » Antipater la fixa, bouche bée, incapable de parler. « Dis-moi, Lucius, en hiver, il fait vraiment si froid que ça en Gaule ? Il y a beaucoup de neige ? » Il recouvra finalement la parole. « Qu’est-ce que tu cherches à me dire, Justina ? — Qu’est-ce que toi tu cherches à me dire ? Imagine que je ne sois pas là. Quelle direction choisirais-tu demain, l’est ou l’ouest ? » Il marqua une courte pause. « L’ouest. — Pour suivre le frère de l’empereur dans la neige. — Oui. — Ce frère que tu prenais pour un bon à rien. — Le bon à rien en l’occurrence serait plutôt l’empereur. Je commence à penser que ce n’est pas le cas de son frère. Si tu ne faisais pas partie de l’équation, je partirais sans doute avec lui. » Était-ce bien la vérité ? se demanda-t-il. Oui. Oui. C’était bien le cas. « Je suis un Romain. Je voudrais me comporter en Romain, au moins une fois dans ma vie. — Alors va. Pars ! » Il sentit la pièce chavirer, comme sous l’effet d’un tremblement de terre. « Et toi, Justina ? — Je ne suis pas tenue de me comporter en Romaine, n’est-ce pas ? Je pourrais rester ici, et continuer d’être une Grecque… — Non, Justina ! — Ou je pourrais vous suivre toi et ton empereur dans la neige, je suppose. » Elle serra ses bras autour de sa taille en frissonnant, comme si elle sentait déjà les flocons tomber sur elle, ici dans la chaleur de leur chambre. « D’un autre côté, nous avons toujours l’option, toi et moi, d’aller à l’est avec l’autre empereur. Le lâche, celui qui a abandonné son trône pour sauver sa vie. — Je ne suis pas très courageux moi-même, tu sais. — Je le sais. Et pourtant tu serais prêt à suivre Germanicus si je n’étais pas là. Il y a une différence entre ne pas être courageux et être un lâche. Lequel est le pire, je me le demande, de fouler la neige de temps en temps, ou de vivre sous un climat doux entouré de lâches. Comment vivre parmi les lâches, sans être soi-même un lâche ? » Il ne sut quoi répondre. Sa tête bourdonnait. Elle lui avait mis le dos au mur. Il réalisait simplement qu’il l’aimait, qu’il avait besoin d’elle, qu’il prendrait n’importe quelle décision qu’elle aurait souhaitée. Des cris rauques et jubilatoires provenant de l’extérieur vinrent jusqu’à eux. Ils crurent entendre aussi ce qui semblait être des hurlements. Antipater jeta un œil par la fenêtre et aperçut de nouveaux feux sur les collines. La phase de la conquête commençait pour de bon. Les vainqueurs se servaient leur butin. Il fallait s’y attendre, songea Antipater. Cela ne changeait rien en ce qui le concernait. La seule question importante était de savoir dans quelle direction aller : à l’est avec l’empereur déchu ou à l’ouest avec son frère. Il se tourna vers Justina. Attendant qu’elle dise quelque chose. Elle luttait toujours contre le froid imaginaire d’un hiver imaginaire, mais elle souriait. Le froid était imaginaire, le sourire bien réel. « Ainsi, dit-elle, romaine je serai. Avec toi, dans la neige, en Gaule. Est-ce une folie, Lucius ? Parfait. Faisons cette folie ensemble. Et ensemble nous essayerons de nous tenir chaud où que nous soyons… Nous devrions préparer nos bagages, mon amour. Ton nouvel empereur part demain pour Massilia, c’est bien ce que tu m’as dit ? » 2206 A. U. C. : Un avant-poste du royaume On reconnaît un ennemi au premier coup d’œil. J’ai rencontré le mien par une belle journée de printemps, il y a presque un an, en allant me promener le long du Grand Canal, comme j’ai l’habitude de le faire tous les matins pour profiter de la brise. Une flottille de barges romaines décorées avançait sur l’eau, bousculant nos gondoles comme de vulgaires débris flottants. À la proue de la barge la plus avancée se tenait un vigoureux jeune proconsul impérial à barbe noire, il grimaçait dans le soleil naissant, le port digne, tel quelque Alexandre prenant possession d’un nouveau territoire. Je le regardai depuis les marches du petit temple d’Apollon, juste à côté du Rialto. La barge du proconsul avait trois mâts sur lesquels flottait le célèbre aigle, et ils étaient trop hauts pour passer. Pour une raison ou pour une autre le pont-levis était un peu lent à s’ouvrir. Tandis qu’il regardait impatiemment autour de lui son regard se posa sur moi et ses yeux brillants et insolents rencontrèrent les miens. Ils me fixèrent, tranquillement, présomptueusement. Puis il me fit un clin d’œil et me salua. Il posa ensuite ses mains en porte-voix sur sa bouche me cria quelque chose que je n’ai pas saisi. « Comment ? répondis-je automatiquement, en grec. — Falco ! Quintus Pompeius Falco ! » Puis le pont s’ouvrit et sa barge poursuivit sans plus tarder son chemin le long du canal. Sa destination, ainsi que je devais l’apprendre plus tard, était le palais des Doges sur la grande place, là où vivaient jadis les princes vénitiens et où il devait établir sa résidence. Je me suis tournée vers Sophia, ma servante. « Vous avez entendu ce qu’il a dit ? demandai-je. — Son nom, madame. Il s’appelle Pompeius Falco, notre nouveau maître. — Ah, bien sûr. Notre nouveau maître. » Je l’ai détesté au premier regard ! Cet Italien mangeur d’ail au faciès velu, venu fanfaronner au sein de notre paisible ville en jouant les suzerains – comment ne pas le détester ? Quelque soldat de Neapolis ou Calabria, promu proconsul de Venetia du fond de quelque trou obscur comme récompense sans aucun doute pour sa soif de sang sur les champs de bataille. Il pourra nous abreuver d’obscénités en latin et profaner l’élégance de nos banquets de ses coutumes rustres de Romain – je l’ai haï au premier coup d’œil. Je me sentais souillée par le regard froid et désinvolte qu’il m’avait lancé lorsque sa barge était passée sous le pont-levis. Quintus Pompeius Falco, en effet ! Ce nom horrible était-il censé susciter en moi la moindre émotion ? Moi, une femme de bonne famille de Venetia, byzantine jusqu’au bout des ongles, dont les ancêtres remontent aux princes de Constantinopolis, côtoyant les grands du monde grec depuis sa plus tendre enfance ? Il n’y avait rien d’étonnant à ce que les Romains fussent là. Depuis des mois je sentais l’Empire s’immiscer dans notre ville comme le fait l’océan amer lorsqu’il s’infiltre à travers nos îles barrières pour entrer dans notre paisible lagon. C’est comme cela à Venetia : nous nous protégeons autant que possible de la mer mais, en cas de tempête, elle domine tout, elle s’abat sur nous, nous engloutit, nous submerge. Il n’y a pas de mer plus puissante au monde que l’Empire de Rome et elle était sur le point de nous balayer. Nous sommes une race de vaincus, après tout. Cela faisait cinq, huit, dix ans déjà, que le Basileus Leo XI et l’empereur Flavius Romulus avaient signé le traité de Ravenne officialisant la réunification de l’Empire d’Orient et de l’Empire d’Occident sous la loi romaine ; les choses pouvaient alors redevenir ce qu’elles avaient été des siècles durant à l’époque des premiers Césars. La grande époque grecque était révolue. Nous avions eu notre heure de gloire pendant deux cents ans, mais les Romains avaient fini par l’emporter. Petit à petit, le monde byzantin indépendant était retombé sous contrôle romain, et nous allions à notre tour être avalés, nous, habitants de Venetia, l’avant-poste le plus occidental du royaume. Les barges romaines naviguaient sur nos canaux. Un proconsul venait d’arriver pour occuper le palais des Doges. Les soldats romains défilaient dans les rues. Cinquante ans de guerre civile sanglante, suivis de deux cents ails de domination grecque, et aujourd’hui tout cela appartenait à l’histoire. Nous n’avions même plus notre propre empereur. Pendant mille ans, depuis l’époque de Constantinus, nous autres Orientaux en avons eu un. Mais aujourd’hui, nous allions devoir nous prosterner aux pieds des Césars comme nous l’avions fait jadis. Vous vous demandez toujours comment j’ai pu détester l’envoyé de César au premier regard, alors qu’il faisait son entrée triomphante dans notre ville déchue mais fière ? Au début il n’y eut pas de grands changements. Le temple de Zeus ne fut pas rebaptisé en temple de Jupiter. Nos belles pièces de monnaie, les solidi et les miliaresia, ont continué à circuler, bien que l’on trouvât parmi elles des sesterces et des aurei. Nous parlions la langue que nous avions toujours parlée. Les dates des documents officiels étaient basées sur le calendrier romain – nous étions dans leur 2206e année – au lieu du calendrier grec qui commençait à la date de la fondation de Constantinopolis. Mais qui parmi nous faisait attention aux dates inscrites sur les documents officiels ? En ce qui nous concernait, nous étions toujours en 1123. Nous rencontrions occasionnellement des officiels romains sur les places, dans les boutiques du Rialto, ou sur les canaux en gondoles, mais ils n’étaient guère nombreux et semblaient soucieux de ne pas trop nous déranger. Les grands hommes de la ville, les membres de la vieille classe de patriciens dont les Doges étaient directement issus, continuaient de parader avec une certaine majesté comme à leur habitude. Il n’y avait plus de Doges, bien sûr, mais c’était le cas depuis longtemps. Mon existence, elle, continua telle quelle avait toujours été. En tant que fille d’Alexios Phokas et veuve d’Heraclios Cantacuzenos, je possédais quelques richesses et privilèges. Mon palais donnant sur le Grand Canal était un lieu central pour la haute société et les lettrés. Ma résidence à l’est, dans la région douce et ensoleillé d’Istria, abondait en figues, olives, avoine, et blé ; elle m’offrait de plus une agréable diversion lorsque je me lassais des charmes lacustres de Venetia. Car bien qu’amoureuse de Venetia, ses hivers froids et humides et ses étés étouffants aux miasmes permanents me pèsent sur le moral, au point de me pousser à fuir la ville pendant ces périodes. J’avais mes amants et mes soupirants, qui n’étaient pas nécessairement les mêmes. On présumait généralement que j’allais me remarier : je n’avais que trente ans, sans enfant, riche, réputée pour ma beauté et issue d’une grande famille jouissant de liens proches avec la dynastie impériale byzantine. Mais bien que ma période de deuil fût révolue, je n’étais pas pressée de me trouver un nouveau mari. J’étais trop jeune lorsque je m’étais mariée à Heraclios et je manquais d’expérience. L’accident qui m’avait séparée si prématurément de mon seigneur m’avait donné l’occasion de rattraper mon innocence passée et c’est ce que j’avais fait. Comme Pénélope, je m’étais entourée de prétendants qui auraient volontiers épousé une femme des Phokas, même veuve. Mais tandis que ces grands seigneurs, dont la plupart avaient dix ans de plus que moi, tournaient autour de moi en me couvrant de cadeaux et en me murmurant leurs promesses, je m’amusais avec une succession de messieurs moins respectables mais plus vigoureux – des gondoliers, des valets, des musiciens, un ou deux soldats – pour parfaire mes connaissances des choses de la vie. Il était inévitable, je suppose, que je finisse par rencontrer le proconsul romain un jour ou l’autre. Venetia est une petite ville ; et il lui fallait gagner les grâces de l’aristocratie locale. De notre côté, nous étions obligés de nous montrer civils envers lui : chez les Romains tous les bénéfices suivent la voix hiérarchique vers le haut, et il était après tout l’envoyé de l’empereur à Venetia. Lorsque des terres, des rangs militaires, des offices municipaux lucratifs seraient distribués, Quintus Pompeius Falco se chargerait de la tâche et, s’il le désirait, il pourrait parfaitement ignorer les anciens puissants de la ville pour en promouvoir de nouveaux. Il appartenait donc à ceux qui avaient jadis été des hommes de pouvoir de le courtiser s’ils voulaient garder leurs hautes fonctions. Falco avait ses prétendant comme j’avais les miens. Les jours de fête, on le voyait au temple de Zeus entouré de notables vénitiens qui le flattaient servilement comme s’ils avaient devant eux Zeus en personne. Il avait la place d’honneur à bien des banquets ; on l’invitait à des parties de chasse sur les propriétés des grands nobles ; souvent, lorsque les barges des membres de la haute société défilaient le long de nos canaux, on apercevait Pompeius Falco parmi eux sur le pont, riant, une coupe de vin à la main et acceptant les flatteries de ses hôtes. Comme je l’ai dit, il était inévitable que je finisse par le rencontrer. De temps en temps, je le voyais en train de me regarder de loin au cours de quelque grande réception ; mais je ne lui avais jamais donné la satisfaction de répondre à son regard. Puis vint le soir où il me fut impossible d’éviter un contact direct avec lui. C’était au cours d’un banquet dans la villa du plus jeune frère de mon père, Demetrios. Mon père n’étant plus de ce monde, Demetrios était à la tête de la famille et une invitation de sa part avait valeur d’ordre. J’ignorais toutefois que Demetrios, malgré les sacs d’or et les nombreuses propriétés dans l’arrière-pays qu’il possédait, visait une carrière politique dans la nouvelle administration romaine. Il souhaitait devenir Maître de la Cavalerie, ce qui n’avait rien d’un poste militaire – à quoi pouvait bien servir une cavalerie dans l’environnement lacustre de Venetia ? C’était en fait une sinécure lui permettant de prétendre à la perception d’une partie des bénéfices des impôts de la ville. Il souhaitait donc se lier d’amitié avec Pompeius Falco et l’avait ainsi invité au banquet. À mon grand effarement, il m’avait placée à table à la droite du proconsul. Mon oncle avait-il donc l’intention de jouer les proxénètes pour gagner quelques ducats supplémentaires par an ? Cela semblait être le cas. J’étais folle de rage. Mais je ne pouvais faire autrement que de jouer le rôle qui m’était imposé. Je ne souhaitais pas provoquer un scandale dans la demeure de mon oncle. Falco s’approcha de moi : « Il semble que nous allons être compagnons ce soir. Puis-je vous accompagner à votre place, Dame Eudoxia ? » Il parlait grec, et un grec tout à fait correct, bien qu’il y eût dans sa façon de parler un fort relent barbare. Je le pris par le bras. Il était plus grand que je ne l’imaginais et très large d’épaules. Le regard alerte et pénétrant, il avait aussi un sourire vif et énergique. De loin il m’avait semblé plus jeune, mais maintenant je me rendais compte qu’il était plus âgé que je ne le pensais et devait avoir dans les trente-cinq ans, peut-être plus. Je détestais sa décontraction, son assurance, sa suffisance et sa maîtrise de notre langue. Je détestais même son épaisse barbe noire : la barbe n’était plus à la mode dans le monde grec depuis plusieurs générations. La sienne était courte et dense, comme celle d’un soldat, ce qui lui donnait l’air d’un de ces empereurs que l’on voyait sur les vieilles pièces de monnaie. Ce n’était certainement pas un hasard. On apporta des plats de poissons et un vin frais pour les accompagner. « J’adore votre vin vénitien, dit-il. Il est tellement plus délicat que les piquettes râpeuses du Sud. Puis-je vous servir, madame ? » Il y avait des serviteurs pour servir le vin. Mais le proconsul de Venetia s’en chargea, et tout le monde le remarqua. Je jouais mon rôle de nièce obéissante. Je me livrais avec lui à une conversation polie, comme si Pompeius Falco était un invité comme les autres et non l’envoyé de notre conquérant, prétendant avoir totalement accepté la chute de Byzance et la présence de fonctionnaires romains parmi nous. D’où venait-il ? Tarraco. C’était une ville lointaine à l’ouest, expliqua-t-il, en Espagne. L’empereur Falvius Romulus était lui aussi de Tarraco. Vraiment, et avait-il un lien de parenté avec l’empereur ? Non, dit Falco. Aucun. Mais il était un ami proche du plus jeune fils de l’empereur, Marcus Quintilius. Ils avaient combattu ensemble au cours de la campagne cappadocienne. « Et êtes-vous content d’avoir été nommé à Venetia ? demandai-je lorsque l’on resservit le vin. — Oh oui, énormément. Quelle magnifique petite ville ! Tellement unique : tous ces canaux, tous ces ponts. Et comme les gens sont civilisés par ici, après le bruit et l’agitation de Rome. — Nous sommes en effet civilisés », dis-je. Je bouillonnais intérieurement, car je savais ce qu’il sous-entendait en réalité. Ah, le charme désuet de Venetia, quelle pittoresque petite ville. Et comme il était astucieux d’avoir construit cette ravissante ville sur la mer, en remplaçant les rues par ces canaux, nous obligeant ainsi à circuler en gondole plutôt qu’en litière. Comme il est reposant pour moi d’avoir l’occasion de séjourner quelque temps dans ce petit coin provincial tranquille, à déguster un bon vin en charmante compagnie pendant que les petits seigneurs s’agitent autour de moi en espérant désespérément gagner mes faveurs, au lieu d’avoir à me frayer un chemin dans la jungle hostile qui gravite autour de la cour impériale de Rome. Plus il vantait les beautés de notre ville, plus je le détestais. C’est une chose d’être vaincu, c’en est une autre d’être traité avec une telle condescendance. Je voyais bien qu’il cherchait à me séduire. Nul besoin de posséder la sagesse d’Athéna pour s’en rendre compte. Mais j’avais décidé de le séduire la première, essayant ainsi de prendre l’ascendant sur ce Romain, de l’humilier en le battant à son propre jeu. Certes, ce Falco était un animal plutôt séduisant. Il devait y avoir moyen de tirer de lui quelque plaisir, sur un plan purement bestial. Ce qui s’ajouterait au plaisir de conquérir le conquérant, le chasseur devenant proie à son tour. J’étais impatiente. Je n’étais plus cette jeune fille innocente de dix-sept printemps donnée en mariage au rayonnant Heraclios Cantacuzenos. J’avais désormais mes propres ruses. J’étais une femme, plus une enfant. J’orientai la conversation sur les arts, la littérature, la philosophie, l’histoire. Je voulais démasquer en lui le Barbare qu’il était ; mais il s’avéra étonnamment cultivé, et lorsque je lui demandai s’il avait été récemment au théâtre où l’on jouait la Nausicaa de Sophocle, il me répondit que oui, mais que la pièce de Sophocle qu’il préférait était Philoctète, car elle illustrait parfaitement le dilemme entre l’honneur et le patriotisme. « Et pourtant, Dame Eudoxia, je vois bien que vous préférez Nausicaa, car cette douce princesse doit vous être proche. » Encore des flatteries qui renforçaient mon aversion pour lui ; mais je dois reconnaître que j’avais pleuré au théâtre lorsque Nausicaa et Odysseus se quittaient après s’être aimés, et il n’est pas impossible que j’aie vu en moi une part d’elle, ou une part de moi en elle. En fin de soirée, il me proposa de déjeuner dans son palais deux jours plus tard. Je m’y attendais et prétextai un empêchement. Il proposa alors de dîner en début de semaine. Je trouvai alors une autre excuse. Il sourit. Il venait de comprendre la nature du petit jeu auquel il venait d’être convié. « Une autre fois peut-être », dit-il, avant de quitter gracieusement ma compagnie pour retrouver celle de mon oncle. J’avais l’intention de le revoir, bien sûr, mais où et quand je le jugerais bon. L’occasion se présenta rapidement. Lorsque des troupes de musiciens viennent à Venetia, ils sont toujours les bienvenus dans ma demeure. Un concert devait donc s’y tenir ; j’avais invité le proconsul. Il vint accompagné d’une suite de Romains empotés. Je lui avais naturellement donné la place d’honneur. Falco s’éternisa après la représentation pour louer la qualité des flûtes et l’intensité émotionnelle du chanteur, mais il ne me parla plus d’invitation à dîner. Parfait : il avait abdiqué en ma faveur. À partir de maintenant, je pouvais mener la chasse à ma guise. Je ne lui proposai aucune autre invitation, mais lui accordai avant son départ une visite des salles des étages inférieurs de mon palais, où il eut tout loisir d’admirer les peintures, les sculptures, le cabinet d’antiquités, toutes les choses de valeur dont j’avais hérité de mon père et de mon grand-père. Le lendemain, un soldat romain m’apporta un cadeau de la part du proconsul : une petite statuette en pierre noire polie représentant un corps de femme avec une tête de chat. Le billet de Falco l’accompagnant m’apprit qu’il l’avait rapportée d’Egypte où il se trouvait en poste quelques années plus tôt : elle représentait un dieu égyptien ; il l’avait achetée dans un temple à Memphis et s’était dit qu’elle me plairait. Elle était effectivement très belle, si l’on peut dire, mais en même temps étrange et effrayante. Ce qui lui donnait un point commun avec Quintus Pompeius Falco, me surpris-je à penser. J’ai placé la statuette sur une étagère dans mon cabinet – il n’y avait rien de semblable à cet endroit, je n’avais d’ailleurs jamais rien eu de similaire – et je me suis mis en tête de demander à Falco de me parler de l’Egypte à notre prochaine rencontre, de ses pyramides, de ses dieux étranges et de ses paysages de sable chaud à l’infini. Je lui ai envoyé un mot de remerciement. Puis, j’ai attendu une semaine avant de l’inviter à venir passer un court séjour dans ma résidence de la région istrienne la semaine suivante. Malheureusement, répondit-il, cette semaine-là, le cousin de César devait passer par Venetia et il devait s’occuper de lui. Pouvait-il me rendre visite une autre fois ? Son refus me prit de court. Il était bien meilleur à ce petit jeu que je ne l’imaginais ; j’en versai des larmes de colère. J’avais toutefois suffisamment de bon sens pour ne pas répondre immédiatement. Trois jours plus tard, je lui envoyai un autre mot l’informant que j’étais au grand regret de ne pouvoir lui proposer une autre date dans l’immédiat, mais que je serais peut-être libre un peu plus tard dans la saison. La manœuvre était risquée : elle mettait en tout cas les plans de mon oncle en péril. Mais Falco ne sembla pas s’en offusquer. Lorsque nos gondoles se croisèrent sur le canal deux jours plus tard, il me salua d’une révérence en me souriant. J’attendis ce qui me semblait être le moment opportun pour réitérer mon invitation ; cette fois-ci il accepta. Il se présenta accompagné d’une escorte d’une dizaine d’hommes : pensait-il que j’allais tenter de l’assassiner ? Mais il est vrai que l’Empire se sent obligé d’affirmer son autorité à la moindre occasion. J’avais été prévenue qu’il serait accompagné et je m’y étais préparée, ses soldats étaient logés dans des bâtiments éloignés et j’avais fait monter des filles du village pour venir les distraire. Quant à Falco, je l’avais installé Hans la chambre d’amis de ma propre résidence. Il m’avait apporté un autre cadeau : un collier de perles taillées dans une étrange pierre verte, sculptées en de curieux motifs, et une pierre rouge sang en pendentif. « Il est magnifique, dis-je, bien que le trouvant un peu effrayant et grossier. — Il vient du Mexique, m’informa-t-il. C’est un grand royaume de Nova Roma, au-delà du Grand Océan. On y vénère de mystérieux dieux. Leurs cérémonies se tiennent du haut d’immenses pyramides où les prêtres arrachent les cœurs des victimes sacrifiées, jusqu’à ce que des rivières de sang coulent dans les rues de la ville. — Et vous avez été là-bas ? — Oh, oui, oui. Il y a six ans. Au Mexique et dans un autre pays appelé le Pérou. J’étais alors au service de l’ambassadeur de César pour les royaumes de Nova Roma. » J’étais impressionnée d’apprendre que cet homme avait été à Nova Roma. Ces deux grands continents de l’autre côté du Grand Océan, ils étaient pour moi aussi lointains que la lune elle-même. Mais évidemment, à l’époque glorieuse de l’Empire de Flavius Romulus, les Romains s’étaient déployés jusque dans les régions les plus reculées du monde. Je caressai les perles de pierre – la pierre verte était lisse et douce comme de la soie et semblait brûler d’un feu intérieur – puis je mis le collier. « Egypte, Nova Roma… » Je secouai la tête. « Vous êtes donc allé partout ? — Oui, presque, dit-il en riant. Ceux qui servent Flavius César finissent par s’habituer aux grands voyages. Mon frère a été à Khitai et dans les îles de Cipangu. Mon oncle est allé au cœur de l’Afrique, au-delà de l’Égypte, là où vivent des hommes velus. Nous sommes à l’âge d’or. L’Empire s’étend fièrement aux quatre coins du monde. » Il sourit et se pencha un peu plus près. « Et vous, madame, avez-vous beaucoup voyagé ? — J’ai vu Constantinopolis, dis-je. — Ah, la célèbre capitale, oui. Je m’y suis arrêté en me rendant en Égypte. Les courses à l’hippodrome – une chose unique en son genre, même à Urbs Roma il n’y a pas d’équivalent ! J’ai vu le palais royal : de l’extérieur, bien sûr. On dit que les murs sont en or. Je pense que même la demeure de César ne peut rivaliser. — J’ai visité l’intérieur une fois, quand j’étais enfant. Je veux dire, à l’époque où régnait encore le Basileus. J’ai vu les halls en or. Les lions en or assis à côté du trône, rugissant et remuant la queue, et les oiseaux en pierres précieuses sur les arbres d’or et d’argent dans la salle du trône, qui ouvraient leur bec et chantaient. Le Basileus m’a donné une bague. Mon père était un parent lointain, vous savez ? Je suis issue de la famille Phokas. Plus tard j’ai épousé un Cantacuzenos : mon mari aussi avait des liens royaux. — Ah », dit-il, feignant d’être impressionné, comme si les noms de l’aristocratie byzantine lui disaient quoi que ce soit. Mais je savais qu’il était toujours condescendant à mon égard. Un empereur détrôné n’a plus rien d’un empereur, une aristocratie déchue impressionne peu. Et après tout, que lui importait que je sois allée à Constantinopolis ou non – lui qui s’y était déjà arrêté au cours de son voyage vers la fabuleuse Egypte ? Le seul grand voyage que j’avais fait n’était pour lui qu’une étape. Son cosmopolitisme avait quelque chose d’humiliant, mais je suppose que c’était voulu. Il avait vu d’autres continents, ou plutôt d’autres mondes. L’Égypte ! Nova Roma ! Certes, il trouvait quelques compliments à faire sur notre capitale, mais il était évident, d’après son expression, qu’il la considérait inférieure à Rome, inférieure peut-être même aux villes du Mexique et du Pérou et des autres pays exotiques qu’il avait visités au nom de César. L’étendue de ses voyages m’impressionnait. Et nous étions là, nous autres Grecs, coincés dans notre petit royaume qui, à force de se recroqueviller sur lui-même, avait fini par s’effondrer complètement. Et j’étais là, fille d’une ville mineure à la périphérie de ce royaume déchu, pathétique dans sa fierté d’avoir un jour visité notre ancienne capitale alors puissante. Il était en revanche un Romain ; les portes du monde lui étaient ouvertes. Si la grandiose Constantinopolis aux murs d’or n’était qu’une ville de plus à ses yeux, que pouvait représenter notre petite Venetia ? Que pouvais-je bien représenter ? Je l’ai détesté plus violemment encore. Je regrettais de l’avoir invité. Il demeurait cependant mon hôte. J’avais fait préparer un magnifique banquet, agrémenté des meilleurs vins et de spécialités que même un Romain ayant autant voyagé que lui ne pouvait connaître. De toute évidence, cela lui plut. Il but et but encore, s’empourprant mais sans jamais perdre le contrôle, et nous avons parlé jusque tard dans la nuit. Je dois avouer qu’il m’a alors impressionné par sa largeur d’esprit. Il n’avait rien d’un Barbare. Il avait eu un tuteur grec, comme en ont tous les Romains de bonne famille depuis plus de mille ans. Un vieux sage athénien du nom d’Eukleides qui avait rempli la tête du jeune Falco de poésie, de théâtre, de philosophie et lui avait enseigné les subtilités les plus fines de notre langue ; il lui avait aussi enseigné les sciences abstraites, dans lesquelles nous autres Grecs avons toujours excellé. Ainsi ce proconsul était non seulement à l’aise dans des spécialités romaines comme la science, le génie civil et l’art de la guerre, mais aussi avec Platon, Aristote, les auteurs dramatiques et les poètes, l’histoire de mon peuple jusqu’à l’époque d’Agamemnon… en fait, il était capable d’aborder des sujets que moi-même je ne connaissais que de nom et dont le sens profond m’échappait. Il parla jusqu’à ce que je ne puisse plus en supporter davantage, et même au-delà. Finalement – nous étions alors au milieu de la nuit et les chouettes lançaient leurs cris nocturnes –, je le pris par la main et le guidai vers mon lit, ne serait-ce que pour mettre un terme au flot continu de paroles dont il m’abreuvait tels les torrents du Nil. Il alluma une bougie dans la chambre. Nos vêtements quittèrent nos corps comme par évaporation. Il me prit dans ses bras et m’allongea sur le lit. Je n’avais jamais été aimée par un Romain. Juste avant qu’il ne m’embrasse, j’éprouvai une soudaine bouffée de mépris pour lui et ceux de sa race, car j’étais convaincue que sa brutalité latente ressurgirait, que toute cette brillante éloquence dont il avait fait preuve n’avait été qu’une façade et qu’il pouvait désormais me posséder comme les Romains possèdent tout ce qui se trouve sur leur chemin depuis plus de mille cinq cents ans. Il me subjuguerait, il me coloniserait. Il serait violent, rude et maladroit, mais il arriverait à ses fins, comme tous les Romains, puis il se lèverait et me quitterait sans dire un mot. Je me trompais, comme je m’étais trompée à tout point de vue à propos de cet homme. Son toucher était celui d’un Romain et non d’un Grec. À savoir qu’au lieu de s’insinuer en moi par quelque moyen biaisé, par quelque ruse, gauchement, il s’est montré franc et direct. Mais sans jamais être maladroit. Il savait ce qu’il avait à faire, et il s’y appliqua ; et lorsqu’il lui fallut apprendre quelque chose, comme cela arrive à n’importe quel homme lors de la première fois avec une nouvelle compagne, il savait quelles questions poser et comment s’en inspirer. Je compris enfin ce que les femmes voulaient dire en déclarant que les Grecs font l’amour comme des poètes et les Romains comme des ingénieurs. Ce que j’ignorais jusqu’à présent, c’est que les ingénieurs ont parfois des talents dont les poètes sont dépourvus, et qu’un ingénieur est parfaitement capable de se faire poète, mais ne réfléchirait-on pas à deux fois avant de traverser un pont construit par un poète ? Nous sommes restés ensemble jusqu’au petit matin, à rire et à discuter quand nous n’étions pas enlacés. Ensuite, n’ayant pas dormi, nous nous sommes levés et avons traversé, nus, le hall jusqu’aux bains où nous nous sommes joyeusement lavés, puis toujours nus, nous sommes sortis dans l’aube naissante. Nous sommes restés côte à côte, sans rien dire, regardant le soleil se lever au-dessus de Byzance et commencer son voyage quotidien vers Rome, vers la mer d’Occident, vers Nova Roma, jusqu’à la lointaine Khitai. Plus tard, nous nous sommes habillés et avons déjeuné de vin, de fromage et de figues, puis j’ai fait préparer des chevaux pour lui faire faire un tour de la propriété. Je lui montrai les oliviers, les champs de blé, le moulin et son ruisseau, les figuiers aux fruits abondants. C’était une belle journée, le temps était doux, les oiseaux chantaient, le ciel était dégagé. Plus tard, alors que nous déjeunions dans le patio donnant sur le jardin, il me dit : « Cet endroit est merveilleux. J’espère que dans mes vieux jours, je pourrai prendre ma retraite dans une résidence comme celle-ci. — Vous devez bien en avoir une dans votre famille, dis-je. — Plusieurs. Mais, je ne pense pas qu’elles soient aussi reposantes que celle-ci. Nous autres Romains avons oublié de vivre tranquillement. — Tandis que nous autres, issus d’un peuple sur le déclin, pouvons nous permettre le luxe d’un peu de tranquillité ? » Il me fixa étrangement. « Vous considérez-vous comme un peuple sur le déclin ? — Ne jouez pas les naïfs, Quintus Pompeius. Vous n’avez plus besoin de me flatter à cette heure. Bien sûr que nous le sommes. — Parce que vous n’êtes plus une puissance impériale ? — Évidemment. Il fut un temps où les ambassadeurs de Nova Roma, Bagdad, Memphis et Khitai nous rendaient visite. Pas ici à Venetia, j’entends, mais à Constantinopolis. Aujourd’hui, les ambassadeurs ne vont plus qu’à Rome ; seuls les touristes visitent les villes grecques. Et les proconsuls romains. — Vous avez une bien curieuse vision du monde, Eudoxia. — Qu’entendez-vous par là ? — Vous assimilez la perte de l’Empire à votre déclin. — Ce n’est pas votre avis ? — Si cela devait arriver à Rome, oui. Mais Byzance n’est pas Rome. » Il me regardait très sérieusement. « L’Empire d’Orient était une sottise, une distraction, une grande erreur qui, d’une manière ou d’une autre, a réussi à durer un millier d’années. Cela n’aurait jamais dû se produire. La lourde tâche de diriger le monde a toujours été dévolue à Rome ; nous l’acceptons comme notre devoir. Il n’y a jamais eu besoin d’un Empire d’Orient. — Alors, selon vous, ce fut une terrible erreur de la part de Constantinus ? — Absolument. C’était alors une mauvaise période pour Rome. Tous les empires ont leurs moments de faiblesse, même le nôtre. Nous nous étions trop étendus et nos fondations tremblaient. Constantinus avait ses propres problèmes et trop de fils querelleurs. Il pensait que l’Empire était devenu trop difficile à diriger tel qu’il était, il fit donc construire la capitale d’Orient et laissa les deux moitiés de l’Empire s’éloigner l’une de l’autre. Le système a fonctionné un certain temps – non, je dois le reconnaître, des centaines d’années – mais quand l’Orient a commencé à perdre de vue que son système politique était hérité des Romains et à comprendre qu’il était bel et bien grec, son destin a été scellé. L’anomalie que représentait un Empire grec ne pouvait survivre au monde moderne. Elle aurait même eu du mal à survivre dans l’ancien. L’expression même, un Empire grec, est une contradiction. Agamemnon n’avait pas d’empire : ce n’était qu’un chef de tribu qui avait du mal à faire respecter son autorité au-delà de Mycènes. Et combien de temps l’Empire athénien a-t-il duré ? Combien de temps le royaume d’Alexandre est-il resté soudé après sa mort ? Non, non, Eudoxia, les Grecs forment un peuple merveilleux et le monde entier leur doit bon nombre d’accomplissements, mais mettre en place et maintenir un gouvernement sur une grande échelle n’est pas dans leurs cordes. Et cela ne l’a jamais été. — Vous croyez vraiment ? dis-je, d’une voix guillerette. Comment se fait-il alors que vous ayez été incapables de nous battre durant la guerre civile ? Le César Maximilianus ne s’est-il pas rendu au Basileus Andronicus, l’Occident cédant devant l’Orient et non le contraire ? Permettez-moi de vous rappeler que nous avons régné sur le monde pendant deux cents ans. » Falco haussa les épaules. « Les dieux voulaient donner à Rome une leçon, c’est tout. Une fluctuation de plus. Une punition pour avoir divisé l’Empire. Il nous fallait cette petite leçon d’humilité afin de ne pas reproduire ce genre d’erreur à l’avenir. Vous nous avez battus loyalement à l’époque de Maximilianus et vous avez régné, comme vous dites, pendant deux cents ans, pendant que nous apprenions à être une puissance de second rang. Mais la situation était impossible. Il est dans la volonté des dieux que Rome règne sur le monde. Il n’y a aucun doute là-dessus. C’était vrai à l’époque de Carthage, c’est encore vrai aujourd’hui. C’est pourquoi l’Empire grec s’est effondré sans qu’une deuxième guerre civile ait été nécessaire. Et voilà où nous en sommes. Un procureur romain occupe le palais royal de Constantinopolis. Et un proconsul romain celui de Venetia. Bien que, dans l’immédiat, il se trouve dans la résidence de campagne d’une ravissante dame de Venetia. — Vous êtes sérieux ? Vous pensez vraiment que vous êtes le peuple élu ? Que l’Empire romain existe par la volonté des dieux ? — Absolument. » Il était réellement sincère. « La Pax Romana serait donc un cadeau de Zeus ? Ou, devrais-je dire, de Jupiter ? — Oui. Sans nous le monde serait plongé dans le chaos. Par les dieux, madame, vous croyez peut-être que nous aimons passer nos vies à jouer les administrateurs et les bureaucrates ? Vous ne croyez pas que je préférerais me retirer dans une résidence comme celle-ci et passer mes journées à chasser, pêcher et m’occuper de ma ferme ? Mais notre peuple a compris le sens de gouverner, et nous sommes donc dans l’obligation de le faire. Oh, Eudoxia, Eudoxia, vous nous prenez pour des êtres bestiaux dont le seul plaisir est d’accumuler les conquêtes par plaisir, sans comprendre que nous le faisons parce que c’est notre tâche, notre fardeau, notre travail. — Je compatis. » Il sourit. « Ne suis-je vraiment qu’un être bestial ? — Bien sûr. Tous les Romains le sont. » Il est resté avec moi cinq jours durant. Je pense que nous n’avons pas dormi plus de dix heures en tout. Puis il m’annonça qu’il devait rentrer sur Venetia où son travail l’attendait et prit congé de moi. Je restai seule, avec matière à cogiter. Je ne pouvais, bien entendu, accepter sa thèse selon laquelle les Grecs étaient incapables de gouverner et que Rome avait reçu quelque mandat divin pour régner sur le monde. L’Empire d’Orient s’était étendu sur une vaste partie du monde connu au cours de ces premiers siècles – la Syrie, l’Arabie, l’Égypte ainsi qu’une bonne partie de l’Europe occidentale jusqu’à Venetia même, qui n’est qu’à un jet de pierre d’Urbs Roma – nous avons travaillé durement et sommes devenus prospères, comme l’attestent encore les richesses des grandes villes byzantines. Et quelques années plus tard, lorsque les Romains commencèrent à trouver leurs cousins grecs un peu trop puissants à leur goût, ils essayèrent de réaffirmer la suprématie de l’Occident, entraînant une guerre civile de cinquante ans qui nous vit largement vainqueurs à la sortie. Deux siècles d’hégémonie byzantine s’en étaient suivis, une période difficile pour l’Occident alors que les navires marchands byzantins commerçaient avec les villes prospères d’Asie et d’Afrique. Au bout du compte nous avons fini par atteindre nos limites, je suppose, comme le font finalement tous les empires, ou peut-être la prospérité nous avait-elle rendus trop passifs, toujours est-il que les Romains sont sortis de la léthargie dans laquelle ils végétaient depuis deux siècles et ont ébranlé notre empire. Ils sont peut-être la grande exception à la règle : leur empire perdurera peut-être réellement jusqu’à la fin des temps, comme il l’a fait depuis mille cinq cents ans, avec quelques occasionnelles « fluctuations », pour reprendre les termes de Falco, venant contrarier leur domination. C’est ainsi que nos territoires ont été progressivement réduits par l’inexorable puissance du destin de Rome à de vulgaires provinces romaines, comme jadis à l’époque d’Augustus César. Mais nous avons eu notre heure de gloire. Nous avons gouverné le monde aussi bien que les Romains. C’est du moins ce dont j’essayais de me convaincre. Mais à y repenser, je savais bien que ce n’était pas le cas. Certes, nous autres Grecs, pouvons comprendre le sens de la grandeur. La splendeur ou les fastes impériaux. Mais les Romains savent gouverner au quotidien. Falco avait peut-être finalement raison : nos deux malheureux siècles d’empire, interrompant la domination romaine, n’avaient été qu’une anomalie de l’Histoire. Car, aujourd’hui, l’Empire d’Orient n’était plus qu’un souvenir et la Pax Romana s’étendait sur des milliers de kilomètres carrés ; du haut de sa colline à Rome, l’empereur César Flavius Romulus régnait sur un royaume comme le monde n’en avait jamais connu. Les Romains étaient présents dans les régions les plus reculées de l’Asie ou de l’Inde, leurs navires naviguaient jusqu’aux nouveaux et fascinants continents de l’autre côté de l’hémisphère, de nouvelles inventions faisaient leur apparition – les livres imprimés, des armes capables d’envoyer des missiles sur de très grandes distances et autres miracles – et nous autres Grecs en étions réduits à contempler de nos villes vaincues notre gloire passée, à boire notre vin en relisant Homère et Sophocle. Pour la première fois de ma vie, je voyais en mon peuple une race mineure, élégante, charmante, cultivée mais insignifiante. Comme j’avais détesté mon beau proconsul ! Et quelle revanche pour lui ! Je suis restée à Istria deux jours de plus avant de rentrer en ville. Un cadeau m’attendait de la part de Falco : une fine pièce d’ivoire sculpté représentant une curieuse maison et une femme aux traits délicats assise, l’air songeur, sous un saule pleureur près d’un lac. Le billet qui l’accompagnait disait qu’elle provenait de Khitai, qu’il l’avait achetée dans la région de Bactria, sur la frontière indienne. Il ne m’avait pas dit avoir aussi été à Bactria. Quand je songeais aux voyages qu’il avait entrepris au service de Rome, j’en avais le vertige : tant de voyages, tant de périples épuisants. Je l’imaginais collectionnant ce genre de petits trésors au gré de ses voyages, pour ensuite les distribuer à ses conquêtes dans d’autres pays. Cette idée me mit dans un tel état que je manquai de me débarrasser de cette pièce d’ivoire. Mais je changeai aussitôt d’avis et la rangeai dans mon cabinet parmi les autres curiosités, à côté de la déesse égyptienne en pierre. C’était maintenant à son tour de m’inviter à dîner chez lui et – je suppose – de passer la nuit avec lui dans le lit jadis occupé par les Doges. J’ai patienté une semaine, mais aucune invitation n’arriva. Ce qui me renforçait dans la conviction que j’avais qu’il était un homme aux multiples conquêtes. Je l’avais peut-être surestimé. Après tout, c’était un Romain. Il avait obtenu ce qu’il voulait de moi ; il pouvait désormais passer à de nouvelles aventures, à de nouvelles amours. Je me trompais, une fois de plus. Un jour où mon impatience s’était muée en colère et que j’enrageais de m’être ainsi laissé utiliser, abandonnant le peu de considération que j’avais fini par avoir pour lui après son séjour chez moi, je décidai de parler à mon oncle Demetrios. « Est-ce que tu as vu ton proconsul romain récemment ? lui ai-je dit. Serait-il malade ? — En quoi cela peut-il bien t’intéresser, Eudoxia ? » Je le fusillai du regard. Après m’avoir littéralement jetée dans les bras de Falco pour servir ses propres intérêts, Demetrios n’avait aucun droit de se moquer de moi de la sorte. Je lui répondis d’un ton sec : « La courtoisie voudrait qu’il me rende une invitation au palais, mon oncle. Non que j’accepterais – pas dans l’immédiat. Mais il devrait tout de même être conscient de l’offense qu’il me fait. — Suis-je censé aller le lui dire ? — Tu ne dois rien lui dire du tout. Rien. » Demetrios me lança un sourire entendu. Mais je savais qu’il ne dirait rien. Il n’avait aucun intérêt à m’humilier aux yeux de Pompeius Falco. Les jours passèrent. Puis vint enfin un billet de Falco, écrit dans un grec élégant comme l’étaient tous ses billets, me demandant si j’étais libre pour lui rendre visite. Je fus tout d’abord tentée de refuser. Mais on ne peut dire non à ce genre d’invitation de la part d’un proconsul. Et, de toute manière, je savais bien que j’avais envie de le revoir. J’avais même très envie de le revoir. « J’espère que vous me pardonnerez de ne pas m’être montré très attentionné, dit-il. Mais j’ai eu de grosses préoccupations ces dernières semaines. — Je n’en doute pas », dis-je, d’un ton sec. Son visage s’empourpra. « Vous avez parfaitement le droit d’être fâchée contre moi, Eudoxia. Mais les circonstances en ce moment sont pour le moins particulières. Il y a eu de grands bouleversements à Rome, vous savez. L’empereur a remanié son cabinet. Des hommes importants ont été évincés ; ce fut pour d’autres leur heure de gloire. — Et en quoi cela vous concerne-t-il ? Faites-vous partie de ceux qui ont été évincés, ou est-ce votre heure de gloire ? À moins que tout cela ne me regarde pas. — Un de ceux à profiter de ce remaniement est Gaius Julius Flavillus. » Le nom ne me disait rien. « Gaius Julius Flavillus occupait la fonction de Premier Flamen. Il est aujourd’hui Premier Tribun. Ce qui représente une promotion considérable, comme vous le savez peut-être. Il se trouve que Gaius Flavillus est un homme de Tarraco, comme l’empereur, comme moi-même. C’est aussi le cousin de mon père. Il a été mon protecteur pendant toute ma carrière. Il semblerait – des messagers ont fait la navette entre Venetia et Rome ces dernières semaines – que j’ai été moi aussi promu, comme une faveur du nouveau Tribun. — Promu, dis-je, d’une voix creuse. — Oui. Je viens d’être transféré à Constantinopolis comme nouveau procurateur de la ville. C’est le poste le plus élevé de l’ancien Empire d’Orient. » Ses yeux brillaient d’autosatisfaction. Puis son expression changea. Elle fit place à une sorte de tristesse, de tendresse. « Madame, vous devez me croire lorsque je vous dis qu’en recevant cette nouvelle, j’ai éprouvé des sentiments mitigés, et tous n’étaient pas forcément heureux. C’est un grand honneur que l’on me fait. Pourtant, si cela n’avait tenu qu’à moi, je n’aurais pas quitté Venetia aussi tôt. Nous venons à peine de nous rencontrer et, à mon immense regret, nous devons déjà nous séparer. » Il prit ma main dans la sienne. Il semblait sur le point de verser une larme. Il semblait sincère, ou était un bien meilleur acteur que je ne l’imaginais. Je me sentis brusquement engourdie. « Quand partez-vous ? demandai-je. — Dans trois jours. — Ah. Trois jours. — Au cours desquels je vais être très occupé. » Vous pourriez toujours m’emmener avec vous à Constantinopolis, songeai-je aussitôt à dire. Il y aurait certainement une petite place pour moi dans l’immense palais de l’ancien Basileus, votre nouvelle demeure. La chose était bien évidemment impossible. Un Romain en pleine ascension tel que lui ne souhaiterait pas s’encombrer d’une femme byzantine. Une maîtresse byzantine, peut-être. Mais il n’avait que faire de maîtresses désormais. Il était temps pour lui de faire un mariage de raison et de passer à la prochaine étape de son ascension. Il occuperait certainement le siège de procurateur à Constantinopolis à peine plus longtemps que celui de proconsul à Venetia ; son destin le ramènerait à Rome d’ici peu. Il y deviendrait Flamen, puis Tribun, peut-être même Pontifex Maximus. S’il menait bien sa barque, il pourrait même peut-être un jour devenir empereur. Peut-être serais-je alors invitée à Rome pour y revivre des moments passés. Mais je ne risquais pas de le revoir d’ici là. « Puis-je passer la nuit avec vous ? » demanda-t-il, une pointe d’incertitude dans la voix, craignant peut-être que je refixse. Mais, bien sûr, je n’ai pas refusé. La chose eût été grossière et mesquine de ma part ; et de toute façon, je le désirais. Je savais que c’était là ma dernière chance. Ce fût une nuit de vin et de poésie, de larmes et de rires, d’extase et d’épuisement. Puis, il est parti, m’abandonnant à ma petite vie provinciale tandis qu’il allait rejoindre Constantinopolis et la gloire qui l’y attendait. Un grand cortège de gondoles l’accompagna le long du canal jusqu’à ce qu’il atteigne la mer. On disait qu’un nouveau proconsul devait arriver à Venetia d’un jour à l’autre. Falco me laissa un cadeau d’adieu : les pièces de théâtre d’Aeschylus, un magnifique livre relié, imprimé, une de ces dernières inventions dont on est très fier à Rome. Ma première réaction fut celle du mépris. Comment pouvait-il m’offrir cette chose fabriquée par une machine au lieu d’un manuscrit relié à la main ? Et, comme cela m’était arrivé si souvent au fil des jours passés avec cet homme si difficile à cerner, je dus remettre en question mon jugement et admirer ce que j’avais a priori jugé vulgaire et bon marché. Le livre était une merveille en son genre. Plus encore : il était le symbole d’une ère nouvelle. Refuser celle-ci ou lui tourner le dos eût été une pure sottise. C’est ainsi que j’ai appris à bonne école à apprécier la puissance de Rome et l’insignifiance des puissants de jadis. Notre belle Venetia n’était qu’une étape pour lui. Constantinopolis et sa grandeur impériale le seraient aussi. C’était une leçon de taille : j’avais été introduite aux us et coutumes de Rome et des Romains, et à quel prix, car je comprends aujourd’hui, plus que je n’aurais pu le faire avant, qu’ils sont tout et que nous, malgré notre belle éducation et notre délicatesse, nous ne sommes rien. J’avais sous-estimé Quintus Pompeius Falco sur tous les plans ; comme j’avais sous-estimé son peuple. Comme nous l’avons tous fait, ce qui explique pourquoi ils dominent de nouveau le monde, du moins une grande partie, et nous ne pouvons que sourire et nous incliner en espérant obtenir leurs faveurs. Il m’a écrit à plusieurs reprises. J’en déduis que j’ai fait une certaine impression sur lui. Il parle avec tendresse, même si c’est avec une certaine réserve, des moments que nous avons passés ensemble. Il ne parle pas, en revanche, de me faire venir à Constantinopolis. Mais peut-être le ferai-je un jour, quoi qu’il arrive. Ou peut-être pas. Tout dépendra du nouveau proconsul. 2543 A. U. C. : Se familiariser avec le dragon J’étais arrivé au théâtre à neuf heures ce matin-là, une demi-heure avant l’heure fixée, car je ne savais que trop bien à quel point César Demetrius pouvait se montrer impitoyable avec ceux qui manquaient de ponctualité. Mais visiblement le César était arrivé encore plus tôt. Je tombai sur Labienus, son garde du corps et compagnon de beuverie, traînant devant l’entrée du théâtre ; en me voyant approcher il me gratifia d’un rictus : « Tu en as mis du temps ! dit-il. Tu as fait attendre César. — J’ai une demi-heure d’avance », répondis-je sèchement. Nul besoin de faire preuve de tact avec quelqu’un comme Labienus – ou plutôt Polykrates, comme je dois l’appeler depuis que César nous a tous affublés de noms grecs. « Où est-il ? » Labienus indiqua la porte d’entrée d’un geste de la main et tendit son majeur en l’agitant par trois fois vers le ciel. Je me suis éloigné en clopinant sans lui adresser la parole jusqu’à l’intérieur du théâtre. À ma grande consternation, j’aperçus la silhouette de Demetrius César dans la rangée la plus haute du théâtre, contrastant avec le bleu intense de ce ciel matinal. Cela faisait moins de six semaines que je m’étais cassé la cheville au cours d’une partie de chasse au sanglier avec le César à l’intérieur de l’île ; comme j’avais toujours mes béquilles, marcher et a fortiori grimper des marches étaient pour moi un véritable calvaire. Mais il était là, tout en haut. « Enfin te voilà, Pisander ! cria-t-il. Il était temps. Dépêche-toi ! J’ai quelque chose de très intéressant à te montrer. » Pisander. Depuis l’été dernier il avait décidé de tous nous affubler de noms grecs. Julius, Lucius et Marcus perdirent leur honnête consonance romaine pour devenir Eurystheos, Idomeneos et Diomedes. Moi qui m’appelais Tiberius Ulpius Draco, j’étais devenu Pisander. Ces noms grecs étaient la dernière lubie que César partageait avec sa cour – sous l’insistance de son père impérial – ici en Sicile ; on imaginait qu’allaient suivre l’obligation de se coiffer à la mode grecque avec ses pommades coiffantes, de porter les costumes traditionnels grecs et finalement, d’adopter la pratique grecque de la sodomie. Enfin, les Césars s’amusent comme ils peuvent ; et cela ne m’aurait pas dérangé outre mesure s’il m’avait choisi un nom héroïque, Agamemnon, Odysseus, que sais-je ? Mais Pisander ? Pisander de Laranda était l’auteur de cette magnifique fresque historique, les Mariages héroïques des dieux, et j’aurais apprécié que César me nommât en pensant à lui, puisque je suis moi-même un historien. Il y a aussi, plus loin dans notre histoire, le Pisander de Camirus, auteur de la plus ancienne épopée des travaux d’Héraclès. Mais il y avait cet autre Pisander, un politicien athénien gras et corrompu, personnage parodique de l’Hyperbolos d’Aristophane, et il se trouve que je sais qu’il s’agit d’une des pièces préférées de César. Étant donné que les deux autres Pisander sont des personnages de l’Antiquité, obscurs sauf pour des spécialistes comme moi, je ne peux m’empêcher de penser que César avait le personnage d’Aristophane en tête lorsqu’il m’a choisi ce nom. Je ne suis ni gras ni corrompu, mais le César prend un malin plaisir à nous vexer avec ce genre de facéties. Obliger à un handicapé à monter jusqu’à la dernière rangée du théâtre, par exemple. Je clopinai douloureusement jusqu’en haut des marches raides, rang après rang, jusqu’au dernier. Demetrius observait le paysage, admirant le magnifique spectacle qu’offrait le mont Etna à l’ouest, couvert de neige, constellé de cendres noires sur son sommet, un filet de fumée noire s’élevant en torsades de sa gueule brûlante. La vue qu’offre le sommet du grand théâtre de Tauromenium est effectivement à couper le souffle ; mais le mien était déjà coupé par l’effort de mon ascension et je n’étais pas d’humeur en cet instant à apprécier la beauté du paysage. Il était appuyé sur la table en pierre de la coursive du dernier rang où les marchands de vin exposent leurs produits pendant les entractes. Un énorme parchemin était déroulé devant lui. « Voici mon plan pour l’amélioration de l’île, Pisander. Viens jeter un œil là-dessus et dis-moi ce que tu en penses. » C’était une immense carte de la Sicile, elle couvrait toute la table. On aurait à peine exagéré en disant qu’elle était à échelle réelle. On y voyait, bien visibles, d’immenses cercles écarlates, une demi-douzaine environ. Ce n’était pas du tout ce à quoi je m’attendais, l’objet de notre rencontre étant au départ de discuter des projets de César pour la rénovation du théâtre de Tauromenium. Je compte parmi mes domaines de compétence quelques solides connaissances en architecture. Mais non, visiblement, la rénovation du théâtre n’était pas ce que César avait en tête. « C’est une île magnifique, dit-il. Mais son économie est poussive depuis trop longtemps. Je propose de lui donner un sérieux coup de fouet en entreprenant le programme de construction le plus ambitieux que la Sicile ait connu. Par exemple, Pisander, ici même, notre joli petite Tauromenium a désespérément besoin d’un palais royal digne de ce nom. La villa que j’habite depuis trois ans est certes bien située, mais elle est plutôt modeste pour un héritier de la Couronne, tu ne trouves pas ? » Modeste, en effet. Trente ou quarante chambres surplombant les falaises abruptes qui dominent la ville, avec une vue imprenable sur la mer et le volcan. Il tapota le cercle rouge en haut à droite de la carte à l’emplacement de Tauromenium, au nord-est de la Sicile. « Et si nous transformions la villa en véritable palais en ajoutant une extension sur le bord de la falaise, hein ? Viens par ici, je vais t’expliquer. » Je le suivis en boitillant. Il me guida jusqu’à l’endroit d’où l’on pouvait apercevoir le portique de sa villa, puis commença à décrire une série de niveaux en cascade, soutenus par de fantastiques plates-formes en consoles et d’énormes contreforts qui devaient soutenir la structure le long de la falaise jusqu’au rivage de la mer Ionienne. « Je pourrais ainsi accéder plus facilement à la mer, tu ne crois pas ? Si nous construisions une sorte de rail le long du bâtiment, avec un chariot suspendu par des câbles ? Au lieu d’être obligé d’emprunter la route principale, je pourrais descendre jusqu’à la plage sans quitter mon palais. » Je lui retournai un regard incrédule. Une telle structure, si toutefois elle était réalisable, prendrait cinquante ans à construire et coûterait au bas mot un million de sesterces. Voire même dix milliards. Mais ce n’était pas tout, loin de là. « Ensuite, Pisander, nous devons nous occuper des logements pour recevoir la royauté de passage à Panormus. » Son doigt se dirigea vers l’est de l’île, en haut de la carte, sur le grand port de la côte nord. « Mon père aime séjourner à Panormus lorsqu’il vient ici ; mais le palais a plus de six cents ans et il est mal adapté. J’envisage de le détruire et de construire à la place une réplique en taille réelle du palais impérial du mont Palatin, et pourquoi pas, une réplique du Forum en contrebas. Je pense que cela lui plairait, il se sentirait chez lui lorsqu’il visiterait la Sicile. Ensuite, il y a ce lieu sympathique où nous pouvons séjourner lorsque nous chassons au cœur de l’île, le magnifique palais antique de Maximianius Herculeus près d’Enna, mais il est pratiquement en ruine. Nous devrions y ériger à la place un nouveau palais – disons dans le style byzantin – en prenant soin de ne pas détériorer les mosaïques existantes, cela va de soi. Ensuite… » J’écoutais, un peu plus consterné à chaque instant. La relance de l’économie sicilienne selon Demetrius consistait à construire des palais aux coûts exorbitants sur toute la surface de l’île. À Agrigentum, sur la côte sud, par exemple, là où les membres de la famille royale aiment admirer ses magnifiques temples grecs, et dans la Selinunte voisine, il caressait l’idée de construire une réplique exacte de la célèbre villa d’Hadrianus à Tibur pour leur servir de pavillon de chasse. La villa d’Hadrianus est de la taille d’une petite ville. Il faudrait à une armée d’artisans au moins un siècle pour construire sa copie à Agrigentum. À l’ouest de l’île, il avait imaginé une sorte de château, dans le plus pur style homérique – du moins la conception romantique qu’il se faisait du style homérique – en la rattachant au sommet de la citadelle d’Éryx. Puis il y avait Syracuse : disons que ce qu’il avait en tête pour Syracuse aurait suffi à ruiner l’Empire. Un fabuleux nouveau palais, bien entendu, mais aussi un phare, réplique exacte de celui d’Alexandrie, un Parthénon deux fois plus grand que l’original, ainsi qu’une douzaine de pyramides comme celles d’Égypte, en un plus grand peut-être, sans oublier un colosse en bronze sur le bord de mer comme celui que l’on pouvait voir jadis dans le port de Rhodes, et… j’ai du mal à refréner une irrésistible envie de pleurer en dressant la liste complète. « Eh bien, Pisander, qu’en dis-tu ? A-t-on jamais vu un tel programme de reconstruction dans l’histoire du monde ? » Son visage irradiait. Demetrius César est un bel homme et, en cet instant, il était transcendé par sa propre mégalomanie, un véritable Apollon. Mais un Apollon qui aurait perdu la raison. Que pouvais-je bien répondre à ce qu’il venait de me débiter ? Que je considérais la chose comme une absurdité sans nom ? Que je doutais que les réserves d’or de son père soient suffisamment conséquentes pour financer une telle entreprise ? Que nous serions tous morts avant de voir ces projets achevés ? L’empereur Lodovicus, son père, en m’appointant au service de César Demetrius, m’avait prévenu de son tempérament lunatique. Un mot de travers et je risquais fort de me retrouver précipité en bas des marches que je venais d’escalader si péniblement. Mais je sais mettre les formes lorsque l’on s’adresse à la royauté. Avec tact mais sans être trop obséquieux, je lui dis : « C’est un projet que je trouve personnellement impressionnant, César. J’ai même le plus grand mal à me le représenter mentalement. — Absolument. On n’a jamais rien vu de semblable, n’est-ce pas ? Mon nom entrera dans l’histoire. Ni Alexandre, ni Sardanapalus, ni Augustus César n’ont jamais osé entreprendre un programme de travaux publics aussi audacieux dans sa dimension. Bien entendu, tu seras appelé à en être l’architecte en chef, Pisander. » Il m’aurait donné un coup de pied à l’estomac que je n’aurais pas été plus soufflé. J’étouffai une exclamation. « Moi, César ? C’est trop d’honneur que vous me faites. En ce moment mon champ principal d’étude est d’ordre historique, Seigneur. Certes, j’ai touché un peu à l’architecture, mais je ne me considère pas franchement qualifié pour… — Eh bien, moi si. Épargne-moi ta fausse modestie, Draco. » Il m’appelait de nouveau par mon vrai nom. Ce qui était significatif. « Tout le monde connaît tes compétences. Tu te caches derrière cette façade de lettré parce que tu juges sans doute cela plus prudent, j’imagine. Mais je suis tout à fait conscient de tes réelles capacités, et lorsque je serai empereur, j’entends bien les utiliser à leur plein potentiel. C’est la marque d’un grand empereur, tu ne crois pas, que de s’entourer de grands hommes et de les inspirer pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes ? J’ai bien l’intention d’être un grand empereur, tu sais, d’ici une dizaine d’années, peut-être vingt, qu’importe quand mon heure viendra. Mais je commence déjà à choisir mes hommes clés. Tu seras l’un d’eux. » Il me lança un clin d’œil. « Soigne-moi bien cette jambe et guéris rapidement, Draco. Je souhaite démarrer ce projet par la construction du palais de Tauromenium, que je veux que tu me dessines, ce qui implique que nous aurons à crapahuter le long de cette falaise pour repérer le site le plus adapté. Je ne veux pas te voir avec des béquilles quand on fera cela… Tu ne trouves pas que la montagne est belle aujourd’hui, Pisander ? » En l’espace de trois inspirations, j’étais redevenu Pisander. Il enroula son parchemin. Je me demandai si nous allions aborder la rénovation du théâtre. Mais je réalisai rapidement que le César, l’esprit enflammé par la grandeur de son projet visant à transformer toutes les plus grandes villes de l’île, n’était pas plus intéressé de parler d’une chose aussi insignifiante que le remplacement du canal d’écoulement bouché qui longeait la colline bordant le théâtre qu’un dieu le serait d’entendre le commun des mortels lui parler de sa petite santé, une cheville fracturée par exemple, son esprit divin étant totalement absorbé par la conception d’un nouveau et exceptionnel fléau chargé de détruire onze millions d’individus à peau jaune dans la région lointaine du Khitai un peu plus tard dans le mois. Nous avons donc admiré le paysage quelques instants. Puis, me rendant compte qu’il avait oublié ma présence, je pris congé sans lui parler du problème du théâtre, et j’amorçai alors ma longue et pénible descente jusqu’au bas de l’escalier. Alors que j’arrivais en bas, j’entendis le César m’appeler. J’ai eu peur qu’il ne m’oblige à remonter une seconde fois. Mais il voulait simplement me souhaiter une bonne journée. Le César Demetrius est peut-être dément, mais il n’est pas méchant. « L’empereur ne le laissera jamais faire, dit Spiculo, alors que nous dégustions un verre de vin ce soir-là. — Bien sûr que si. L’empereur passe à son insensé de fils ses moindres désirs. Même les plus grandioses. » Spiculo est mon plus vieil ami ; il porte bien son nom, c’est un petit homme épineux. Nous sommes tous les deux d’origine hispanique ; nous avons fréquenté la même école à Tarraco. Lorsque je me suis installé à Rome pour entrer au service de l’empereur, il en a fait autant. Lorsque l’empereur m’a appointé auprès de son fils, Spiculo m’a suivi fidèlement en Sicile. Je lui fais confiance comme à personne. Nous nous sommes juré une fidélité sans faille. « S’il commence, dit Spiculo, il n’arrivera jamais au bout de son projet. Tu le connais bien. Six mois après le début des travaux du palais, il voudra s’attaquer à ceux du Parthénon à Syracuse où il érigera trois colonnes avant de partir pour Panormus. Un mois plus tard, il passera à autre chose. — Et alors ? En quoi est-ce que cela me regarde ? C’est lui qui se ridiculisera, pas moi. Je ne suis que l’architecte. » Il ouvrit des yeux ébahis. « Quoi ? Tu as vraiment l’intention de t’engager dans ce projet ? — Le César a fait appel à mes services. — Es-tu à ce point apathique au point d’accepter tout ce qu’il te demande de faire, même quand c’est parfaitement absurde ? Tu veux vraiment foutre en l’air les cinq ou dix prochaines années de ta vie à suivre le projet tordu d’un déséquilibré consistant à ensevelir cette île perdue sous des tonnes de marbre ? Voir associer ton nom au sien comme un des responsables de cette entreprise farfelue ? » Sa voix se fit moqueuse. « Tiberius Ulpius Draco, le plus grand homme de science de son temps, a bêtement tourné le dos à toutes ses précieuses années d’études afin de consacrer les dernières années de sa vie à cette série absurde de projets outrancièrement grandioses dont aucun ne fut mené à terme, avant que Von retrouve son corps un beau matin, après qu’il se fut donné la mort devant la grande pyramide inachevée de Syracuse… Non, Draco ! Ne fais pas ça ! Refuse et pars la tête haute ! — Tu parles comme si j’avais mon mot à dire dans l’affaire. » Il me fixa un instant. Puis il se leva et traversa le patio en clopinant pour aller sur le balcon. Il est infirme de naissance, la jambe tordue et le pied qui part sur le côté. Mon accident de chasse le rend furieux, parce qu’il m’oblige à boitiller à mon tour, attirant davantage l’attention sur son handicap quand nous marchons clopin-clopant dans les rues de la ville, couple grotesque que l’on pourrait croire en route vers un rassemblement de mendiants. Il demeura un long moment silencieux et renfrogné. C’était une nuit de pleine lune, illuminant sublimement les villas des beaux quartiers sur les collines de Tauromenium. Alors que le silence se prolongeait, je me surpris à étudier la silhouette triangulaire de Spiculo qui se découpait sous cette lumière froide : les épaules larges, la taille fine et les jambes maigres, une tête volontaire qui dominait le tout. Si j’avais eu mon carnet de croquis, je l’aurais dessiné. Ce que j’ai évidemment déjà fait à plusieurs reprises. Il finit par dire calmement : « Tu me sidères, Draco. Comment peux-tu dire que tu n’as pas ton mot à dire dans l’affaire ? Tu n’as qu’à démissionner et retourner à Rome. L’empereur a besoin de toi là-bas. Il n’aura qu’à trouver une autre nounou pour son idiot de fils. Tu ne penses tout de même pas sérieusement que Demetrius te fera jeter en prison si tu refuses de faire ce travail ? Ou qu’il te fera exécuter, ou que sais-je encore ? — Tu ne comprends pas, j’ai envie d’accepter ce travail. — Même s’il n’est que le pur fantasme d’un esprit dérangé ? Draco, es-tu devenu fou ? La folie de Demetrius serait-elle contagieuse ? » Je souris. « Je me rends bien compte à quel point tout cela est ridicule. Mais cela ne m’empêche pas d’avoir envie d’essayer. — Ah, dit Spiculo, qui venait de comprendre. Ah ! Nous y voilà ! La tentation de l’impensable ! L’ingénieur veut mettre Pélion sur Ossa pour le seul plaisir de voir si la chose est faisable ! Oh, Draco, Demetrius n’est donc pas aussi fou qu’on le crois, n’est-ce pas ? Il t’a parfaitement cerné. Il n’y a qu’un homme au monde ayant suffisamment d’hubris pour accepter un travail aussi insensé et il se trouve ici à Tauromenium. — On dit mettre Ossa sur Pélion et non l’inverse. Mais parfaitement, Spiculo ! Bien sûr que cela me tente. Même si ce n’est que pure folie. Et si rien n’est achevé, qu’importe ? Au moins les choses auront commencé. Des plans seront dessinés, des fondations creusées. Tu ne crois pas que j’ai envie d’apprendre comment on construit une pyramide égyptienne ? Ou comment faire tenir un palais à la falaise par des consoles de plusieurs centaines de mètres ? C’est la chance de ma vie. — Et ta biographie de Trajan VII ? Avant-hier encore tu ne cessais de me parler de ces documents qui doivent arriver des archives de Séville. Tu as passé la nuit à cogiter sur les merveilleuses révélations qu’ils allaient t’apporter. Es-tu donc prêt à abandonner tout cela sur un coup de tête ? — Bien sûr que non. Pourquoi un projet devrait-il obligatoirement empiéter sur un autre ? Je suis parfaitement capable de travailler sur un livre le soir tout en dessinant des palais le jour. J’ai bien l’intention de continuer à travailler sur mes poèmes et ma musique… je crois que tu as tendance à me sous-estimer, mon vieil ami. — Évidemment, on ne peut pas te reprocher d’en faire autant. » Je ne relevai pas l’argument. « Je te propose un autre sujet de réflexion et nous en resterons là, tu veux bien ? Lodovicus a plus de soixante ans et sa santé n’est pas brillante. Lorsqu’il mourra, Demetrius deviendra empereur, que cela plaise ou non, et toi et moi nous retournerons à Rome, où je deviendrai un personnage important de son administration, toutes les ressources scientifiques et universitaires seront à ma disposition… à moins que je ne me brouille définitivement avec lui alors qu’il n’est que l’héritier du trône en lui balançant son projet au visage, comme tu voudrais me voir le faire. Je vais donc accepter le travail. Considérons cela comme un investissement à long terme. — Très bien raisonné, Draco. — Merci. — Et suppose, qu’une fois empereur, ce qui arrivera dans peu de temps par une ironie du sort que les dieux affectionnent, Demetrius choisisse de te laisser en Sicile pour y achever ses grands projets en constellant l’île de merveilles architecturales de second plan au lieu de te faire entrer à la cour de Rome ? Te laissant dans ce trou perdu pour le restant de tes jours, à superviser la construction inutile et dénuée d’intérêt de… » J’en avais assez entendu. « Écoute, Spiculo, c’est un risque que je suis prêt à courir. Il m’a déjà fait comprendre qu’une fois empereur, il a bien l’intention d’utiliser mes talents plus judicieusement que ne l’a fait son père. — Et tu l’as cru ? — Il m’a semblé sincère. — Oh, Draco, Draco ! Je commence à croire que tu es encore plus fou que lui. » Le pari était évidemment risqué. J’en étais bien conscient. Spiculo n’avait pas tort en disant que je devais être encore plus fou que le pauvre Demetrius. Après tout, le César avait une excuse, lui. La folie, la véritable folie, est une constante dans sa famille depuis plus d’une centaine d’années, avec de sérieuses instabilités mentales, causes d’accès d’humeur et de délires. En ce qui me concerne, je passe chaque jour dans la lucidité la plus totale. Je suis sérieux et travailleur et possède une intelligence finement aiguisée apte à réussir dans n’importe quel domaine. Ce n’est pas de la vantardise. La réalité de mes accomplissements ne saurait être remise en question. J’ai construit des temples et des palais, peint de grands tableaux et façonné de splendides statues, j’ai écrit des poèmes épiques et des livres d’histoire, j’ai même imaginé une machine volante que je construirai un jour et testerai avec succès. Et il y a encore bien des choses que j’ai l’intention de réaliser, les secrets que je note dans mes calepins dans une écriture codée qui se lit de droite à gauche, des choses qui changeront la face du monde. Un jour, je les peaufinerai jusqu’à la perfection. Pour le moment, je ne peux en parler à personne, je suis donc obligé de les noter en écriture codée. (Comme si quelqu’un était capable de comprendre mes idées même en déchiffrant les notes dans mes calepins !) On pourrait dire que cette agilité mentale me vient de la générosité des dieux et je n’ai nullement envie de contredire cette pensée pieuse ; mais mon hérédité a aussi joué son rôle. Mes capacités supérieures sont l’héritage de mes ancêtres comme le sont les défaillances mentales de Demetrius César. Dans mes veines coule le sang d’un de nos plus grands empereurs, Trajan VII le visionnaire, qui aurait largement mérité de porter le nom attribué au premier empereur homonyme seize siècles plus tôt : Optimus Princeps, le meilleur des princes. En revanche, qui sont les ancêtres de Demetrius César ? Lodovicus ! Marius Antoninus ! Valens Aquila ! N’avons-nous pas là les hommes les plus faibles d’esprit à avoir régné sur l’Empire, et n’ont-ils pas conduit celui-ci à son déclin et à sa décadence ? Certes, tout empire est destiné à connaître des périodes de décadence de temps à autre, et c’est aussi une véritable aubaine de connaître une période de renaissance et de renouveau lorsque celle-ci s’avère nécessaire. C’est pour cela que Rome est la puissance prédominante dans le monde depuis plus de deux mille ans et qu’il en sera ainsi jusqu’à la fin des siècles, un monde sans fin, retrouvant sans cesse une nouvelle vigueur. Pensons-y. Nous avons connu une période de troubles et de chaos il y a mille huit cents ans, à l’issue de laquelle Augustus César nous a apporté le gouvernement impérial, qui s’est révélé fort utile depuis. Lorsque le sang des premiers Césars a commencé à se faire rare et que des hommes tels Caligula et Néron ont gouverné de manière désastreuse, la rédemption ne se fit pas attendre avec l’arrivée du premier Trajan, suivi d’Hadrianus, et les tout aussi capables Antoninus Pius et Marcus Aurelius. Une autre période de troubles fut résorbée par Diocletianus, dont la tâche fut achevée par le grand Constantinus ; et lorsque, inévitablement, vint une nouvelle période de déclin, sept cents ans plus tard, au cours de ce que les historiens modernes ont appelé la Grande Décadence, et que nous avons été si honteusement battus par nos frères grecs d’Orient, Flavius Romulus fut là pour nous rendre à nouveau notre liberté. Peu de temps après, ce fut le règne de Trajan VII qui envoya nos explorateurs faire le tour de la terre, rapportant d’innombrables richesses, lançant ainsi cette période fascinante d’expansion appelée la Renaissance. Aujourd’hui, malheureusement, nous connaissons un nouveau déclin que nous appellerons sans doute plus tard la Seconde Décadence. Le cycle semble inévitable. J’aime à me considérer comme un homme de la Renaissance, le dernier du genre, né par quelque injustice du sort deux siècles trop tard et obligé de vivre dans cet âge décadent. C’est mon petit fantasme et tout me porte à penser que c’est effectivement le cas. Que nous vivions une époque décadente, il n’y a aucun doute là-dessus. Un des symptômes significatifs de la décadence est l’attrait pour les extravagances démesurées et absurdes, et quel meilleur exemple que le projet idiot et imprudent de César consistant à refaçonner la Sicile à sa gloire ? Que les structures qu’il souhaite que je lui bâtisse soient, sans exception, des imitations d’édifices d’époques lointaines moins ridicules ne fait que renforcer cette thèse. Mais c’est aussi à l’effondrement du gouvernement central que nous sommes en train d’assister. Non seulement dans les provinces lointaines comme la Syrie ou la Perse, qui mènent leur vie comme bon leur semble, mais aussi en Gaule, en Hispanie, en Dalmatie et Pannonie, qui sont pratiquement sur les terres de l’empereur et qui se comportent comme des nations indépendantes. Il y aussi les nouvelles langues : qu’est devenue notre belle langue latine, l’épine dorsale de notre Empire ? Elle a dégénéré en une multitude de dialectes locaux. Chaque lieu possède son propre baragouin. Nous autres hispaniques parlons l’hispanique, et les Gaulois au long nez parlent leur langue nasale appelé le gallien, quant aux provinces teutonnes, elles ont définitivement abandonné le latin, retrouvant quelques borborygmes primitifs qu’ils appellent germanish, et la liste est longue. Même en Italie, le latin est en train de céder la place à une descendance bâtarde appelée le romain, ce qui, au moins, est doux à l’oreille mais a perdu toute la profondeur et la variété grammaticale qui faisaient du latin la langue maîtresse du monde. Et si le latin devait être complètement abandonné (ce qui n’est pas le cas du grec en Orient), comment un habitant d’Hispanie communiquerait-il avec un Britannique, un Teuton avec un Gaulois, ou un Dalmate avec n’importe qui ? On peut parler de décadence en voyant de telles forces destructives se déchaîner au sein de notre société. Mais suis-je vraiment un homme de la Renaissance égaré dans cette époque sinistre ? Difficile à dire. Dans la langue courante nous utilisons l’expression « homme de la Renaissance » pour parler de quelqu’un possédant de vastes et profondes connaissances. Ce qui est certainement mon cas. Mais aurais-je été à mon aise à l’époque de bravaches de Trajan VII ? J’ai l’ouverture d’esprit de la Renaissance ; mais en ai-je aussi le tempérament flamboyant ou suis je en réalité aussi timide, lourdaud et insignifiant que tous ceux qui m’entourent ? N’oublions pas que les hommes de la Renaissance étaient des médiévaux. Aurais-je pu porter un glaive en pleine rue et me battre comme un légionnaire à la moindre provocation ? Aurais-je pu avoir une vingtaine de maîtresses et cinquante rejetons illégitimes ? Et ne rêver que d’embarquer à bord d’un petit vaisseau grinçant pour partir vers de lointains horizons ? Non, je n’ai sans doute pas grand-chose en commun avec eux. Leurs âmes étaient larges. Le monde était plus grand, plus lumineux, bien plus mystérieux qu’il ne l’est pour nous, et ils répondaient à ces mystères avec une ferveur toute romantique, une énergie débordante, que nous aurions bien du mal à imiter aujourd’hui. J’ai accepté le travail de César parce qu’il fait naître en moi cette ferveur romantique et me rappelle en quelque sorte mon affiliation à mon illustre ancêtre voyageur Trajan VII, Trajan le Dragon. Mais en quoi consistera ma tâche, en réalité ? À découvrir de nouveaux mondes comme il l’a fait ? Non, non, je construirai des pyramides, des temples grecs et la villa d’Hadrianus. Mais tout cela a déjà été fait et avec talent, il n’y a donc aucun besoin de le refaire. Suis-je donc aussi décadent que mes contemporains ? Je me demande aussi ce que le grand Trajan aurait fait s’il avait vécu à notre époque, sous Lodovicus Augustus et son dérangé de fils Demetrius. Les grands esprits courent un grave danger lorsqu’ils vivent sous le règne de petites âmes. J’ai moi-même usé de subterfuges pour m’intégrer afin de m’assurer une certaine sécurité et une tranquillité d’esprit, mais en aurait-il fait de même ? Aurait-il au contraire agi en fanfaronnant comme l’authentique homme de la Renaissance qu’il était, jusqu’à ce que l’on soit obligé de lui régler son compte dans quelque sombre ruelle pour l’embarras qu’il causait à la cour royale et au royaume en général ? Peut-être pas. Il aurait peut-être, comme j’aime à le penser, surgi telle une flèche enflammée perçant la nuit de cette époque obscure et, comme il l’avait fait à son époque, irradié le monde entier. Quoi qu’il en soit, voilà où j’en étais, indéniablement intelligent et supposément sensé, engagé volontaire dans le projet de notre jeune et dérangé César, pour la simple raison que j’étais incapable de résister au merveilleux défi technique qu’il représentait. Grand geste romantique ou pure folie ? Spiculo avait vraisemblablement raison en disant qu’en acceptant ce travail je faisais preuve d’une plus grande folie que celle de Demetrius. N’importe quel homme possédant le moindre bon sens aurait pris ses jambes à son cou. Nul besoin d’être la sibylle cuméenne pour se douter qu’il se passerait des semaines avant que Demetrius ne me reparle du projet. Le César ne cesse de passer d’une chose à une autre, c’est un des symptômes de sa maladie ; deux jours après notre conversation dans le théâtre, il avait quitté Tauromenium pour passer des vacances dans les dunes africaines ; il demeura là-bas un mois. Étant donné que nous n’avions même pas pris le temps de choisir l’emplacement du palais au bord de la falaise, et encore moins défini le budget pour sa conception et sa construction, je mis la chose de côté jusqu’à son retour. J’imagine que j’espérais qu’une fois rentré en Sicile, ce projet lui serait complètement sorti de la tête. Je profitai de son absence pour reprendre ce qui avait été ma principale tâche de la saison, ma biographie de Trajan VIL. Ce travail m’avait occupé par intermittences durant ces sept ou huit dernières années. Deux choses m’avaient retardé jusqu’à maintenant. La première fut la découverte, dans les profondeurs poussiéreuses des archives maritimes de Séville, de carnets supposés être les livres de bord personnels de Trajan pendant son périple autour du monde. La seconde était ma chute de cheval lors d’une partie de chasse au sanglier qui m’imposait aujourd’hui l’usage de ces béquilles : période d’inactivité forcée qui me fournissait une bonne raison, à défaut d’autre chose, de reprendre mon travail de recherche. Aucune biographie retraçant l’extraordinaire carrière de Trajan n’avait été écrite jusqu’ici. Ce qui paraît étonnant lorsque l’on considère notre longue tradition d’illustres historiens, en remontant aux lointains Naevius et Ennius à l’époque de la République, et bien sûr à Salluste, Livius, Tacitus, et plus tard Suetonius. Il y eut ensuite Ammianus Marcellinus, Drusillus d’Alexandrie, Marcus Andronicus et, plus proche de notre époque, Lucius Aelius Antipater, le grand chroniqueur de la conquête de Rome par les Byzantins sous Maximilianus. Mais les comptes rendus historiques se faisaient de plus en plus rares depuis que Flavius Romulus avait ressoudé les deux parties de l’Empire romain en l’an 2198 après la fondation de la ville. Peut-être que sous les règnes d’hommes illustres – et ce fut certainement le cas pour Romulus et ses deux successeurs –, on était trop occupé à faire l’histoire pour l’écrire. C’était du moins ce que je pensais mais, après m’être fracturé la cheville, j’ai réalisé qu’il se trouve toujours quelqu’un qui, à la suite de circonstances particulières – une blessure, une maladie ou un exil –, se retrouve avec suffisamment de temps libre devant lui pour prendre la plume. Il me paraît de plus en plus évident qu’à l’époque de Flavius Romulus, Gaius Flavillus et Trajan le Dragon, la moindre publication concernant ces grands empereurs n’aurait sans doute pas été un passe-temps sans risques. Si le plus sérieux compte rendu de la vie des douze Césars – je parle du cinglant et scabreux ouvrage de Suétone – fut écrit au cours du règne relativement bénin du premier Trajan et non sous celui de montres tels que Caligula, Néron ou Domitianus, il devait être risqué pour les érudits à l’époque des trois monarques hispaniques d’élaborer autre chose qu’une chronique objective des événements publics et des lois votées. Analyser César, c’est déjà le critiquer. Ce qui n’est pas toujours prudent. Pour une raison ou pour une autre, aucun livre contemporain sur le remarquable Flavius Romulus n’est parvenu jusqu’à nous, à part de simples chroniques quotidiennes et quelques panégyriques complaisants. De la nature profonde de son successeur, l’obscur Gaius Julius Flavillus, nous ne savons pratiquement rien, sinon quelques renseignements élémentaires comme son lieu de naissance – il venait de Tarraco en Hispanie, ma ville natale, à l’instar de Flavius Romulus – et les postes qu’il occupa durant sa longue carrière politique avant de monter sur le trône impérial. Quant au troisième des grands Hispaniques, Trajan VII – dont le nom, Draco, est une simple coïncidence, celui-ci ayant acquis au fil de ses campagnes à travers le monde le surnom de Trajan le Dragon –, nous n’avons une fois de plus que des annales des plus sommaires de son règne glorieux. Que personne ne se soit attelé à sa biographie durant les deux siècles qui suivirent sa mort ne devrait pas surprendre. Car s’il était possible de raconter en toute sécurité la vie d’un César qui n’était plus de ce monde, qui s’en serait chargé ? La période lumineuse de la Renaissance avait trop facilement cédé le pas à l’ère du développement industriel et en ces temps moroses et embrumés, l’argent était devenu une priorité qui prenait le pas sur tout le reste, l’art et la culture compris. Et voilà que nous connaissons une nouvelle ère de décadence au cours de laquelle la couronne impériale passe d’un incapable à un autre et où l’Empire semble se morceler en de multiples fractions qui n’éprouvent pas – ou peu – de loyauté envers l’autorité centrale. La seule énergie que nos maîtres soient capables de développer est investie dans des projets ineptes tels que la construction de gigantesques tombes pyramidales dans le plus pur style pharaonique ici en Sicile. Qui, à une telle époque, peut se mesurer à la grandeur d’un Trajan VII ? Eh bien, moi. Et j’ai un manuscrit plutôt conséquent pour l’attester. J’ai profité de ma position au service impérial pour fouiller les caves du Capitole à Rome, et ouvrir des cabinets qui avaient été scellés depuis deux siècles afin de retrouver des documents dont on avait oublié l’existence. J’ai lu les rapports privés des délibérations du sénat : personne n’a semblé en être troublé ou s’en soucier. Je possède des mémoires laissés par de hauts fonctionnaires de la cour. Je me suis plongé dans des rapports de collecteurs d’impôts en province, de commissaires et d’inspecteurs des marchés publics qui, si ennuyeux soient-ils, représentent les pépites dont l’Histoire est remplie. Grâce à tout cela, j’ai pu donner à Trajan le Dragon et à toute son époque une réalité éclatante – du moins dans mon esprit, et sur les pages de mon livre inachevé. Et quel personnage c’était ! À travers les années de sa longue vie, il fut la représentation même de la puissance, d’une vision, d’un but et d’une énergie sans faille. Il figure parmi les plus grands empereurs. Avec Augustus César qui a fondé l’Empire, avec Trajan Ier et Hadrianus qui ont étendu les frontières de celui-ci jusqu’aux confins de la terre, avec Constantinus qui a su efficacement orchestrer le pouvoir sur ce vaste territoire, avec Maximilianus III qui a vaincu les Barbares une bonne fois pour toutes, avec son concitoyen et prédécesseur Flavius Romulus. J’ai passé ces dernières années à me familiariser avec lui – à me familiariser avec le Dragon ! – et c’est au contact de cette grande âme que j’ai pu moi même grandir et m’enrichir. Alors, que sais-je au juste sur ce grand empereur, ce Dragon de Rome, cet ancêtre lointain ? D’abord, qu’il était un enfant illégitime. J’ai passé au peigne fin les registres des mariages et des naissances de Tarraco et des régions environnantes d’Hispanie durant toute la période allant de 2215 à 2227 A. U. C., ce qui aurait dû être largement suffisant, et bien qu’ayant trouvé un certain nombre de Draco inscrits dans les registres des impôts pour les années en question, Decimus Draco, Numerius Draco, Silvius Draco, aucun d’entre eux ne semble avoir été marié ni avoir déclaré une quelconque progéniture. Le nom de ses parents est donc à ce jour inconnu. Tout ce que je peux dire, c’est qu’un certain Trajan Draco, né à Tarraco, fût incorporé dans la troisième légion hispanique pour y effectuer son service militaire en l’an 2247, ce qui me fait dire qu’il doit être né entre 2220 et 2225 A. U. C. À cette époque, il était courant d’entrer dans la légion à l’âge de dix-huit ans, ce qui me permet d’évaluer sa date de naissance à 2223, mais connaissant Trajan Draco, je suis prêt à parier qu’il était encore plus jeune lorsqu’il s’est engagé, peut-être seize ou dix-sept ans. À cette époque, l’Empire était encore sous domination grecque, techniquement parlant ; mais l’Hispanie, comme toutes les provinces occidentales, était pour ainsi dire indépendante. L’empereur de Constantinopolis, Léo XI, était un homme plus préoccupé par les trésors artistiques de la Grèce antique qu’il pouvait accumuler dans son palais que par ce qui se passait dans les provinces européennes. De toute façon, ces territoires étaient officiellement sous le contrôle de l’empereur d’Occident, son cousin éloigné Nicephoros Cantacuzenos. Mais les empereurs occidentaux durant le règne grec étaient invariablement de simples marionnettes et Nicephoros, dernier de la liste, était encore plus paresseux que la moyenne. On dit que personne ne l’avait même jamais vu à Rome, et qu’il passait le plus clair de son temps dans une confortable retraite au sud, près de Neapolis. Je suis fier de pouvoir affirmer que la rébellion de l’Occident a débuté en Hispanie dans ma propre ville natale de Tarraco. Le vaillant et courageux Flavius Romulus, fils d’un berger vraisemblablement illettré, leva une armée d’hommes tout aussi déguenillés que lui, renversa le gouvernement provincial et s’autoproclama empereur. C’était en l’an 2193 ; il avait alors vingt-cinq ou trente ans. Nicephoros, l’empereur d’Occident, considéra le soulèvement hispanique comme une révolte locale mineure et il y a de grandes chances que le Basileus Léo XI à Constantinopolis n’en ait même jamais été informé. Mais très peu de temps après, la province voisine de Lusitania se rallia à la cause des rebelles, suivie par la Britannie et la Gaule ; petit à petit les provinces d’Occident finirent par se détacher de ce gouvernement romain incompétent jusqu’au jour où Flavius Romulus entra dans la capitale, occupa le palais royal et dépêcha des troupes dans le sud du pays pour arrêter Nicephoros et l’envoyer en exil en Égypte. En 2198, l’Empire d’Orient était lui aussi tombé. Léo XI se lança dans son triste pèlerinage qui l’amena de Constantinopolis à Ravenne pour y signer un traité reconnaissant non seulement Flavius Romulus comme empereur d’Occident mais aussi comme monarque des territoires d’Orient. Flavius régna pendant trente ans. Non content d’avoir réunifié l’Empire, il se distingua par un second exploit extraordinaire, un voyage autour de l’Afrique qui le mena jusqu’en Inde, peut-être même dans les terres inconnues au-delà. Il fut le premier des empereurs maritimes, brillant exemple pour cet autre extraordinaire voyageur que fut Trajan VII, deux générations plus tard. Nous autres Romains, avions auparavant déjà entrepris des voyages jusqu’en Extrême-Orient, en Perse et même en Inde dès l’époque du premier Augustus. Et à l’époque où régnait l’Empire d’Orient, les Byzantins avaient souvent navigué le long des côtes africaines pour faire commerce avec les royaumes noirs de ce continent, ce qui avait poussé quelques-uns des plus aventureux empereurs d’Occident à envoyer leurs propres expéditions faire le tour de l’Afrique jusqu’en Arabie et, à l’occasion, jusqu’en Inde. Mais il ne s’agissait là que d’aventures ponctuelles. Flavius Romulus souhaitait établir des relations commerciales durables avec l’Asie. Il entraîna au cours de ce grand voyage des milliers de Romains jusqu’en Inde, en suivant les routes africaines, pour y fonder des colonies marchandes ; nous avons dès lors maintenu de constantes relations commerciales avec les habitants à la peau sombre de ces terres lointaines. Mais il alla encore plus loin ; lui ou l’un de ses capitaines – l’histoire n’est pas claire à ce sujet – continua sa route au-delà de l’Inde jusqu’aux royaumes encore plus reculés de Kithai et Cipangu où vivent les peuples à peau jaune. C’est ainsi que débutèrent les relations commerciales qui devaient nous apporter la soie et l’encens, les joyaux et les épices, le jade et l’ivoire de ces pays mystérieux, leur rhubarbe et leurs émeraudes, les rubis et le poivre, les saphirs, la cannelle, les teintures et les parfums. L’ambition de Flavius Romulus n’avait aucune limite. Il rêvait aussi de nouveaux voyages vers l’ouest et les deux continents de Nova Roma, de l’autre côté du Grand Océan. Des centaines d’années avant son temps, l’imprudent empereur Saturninus avait fait une malheureuse tentative pour conquérir le Mexique et le Pérou, les deux grands empires du Nouveau Monde, engloutissant une véritable fortune pour subir finalement une cuisante défaite. L’échec de cette entreprise nous avait tellement affaiblis, militairement et économiquement, que ce fut un jeu d’enfant pour les Grecs que de prendre le contrôle de l’Empire d’Occident en moins d’un demi-siècle. Flavius savait, à la suite de ce malheureux précédent, qu’il était impossible de conquérir ces féroces nations du Nouveau Monde, mais il espérait néanmoins établir des liens commerciaux avec elles et s’y appliqua vaillamment dès les premières années de son règne. Son successeur – puisqu’il survécut à tous ses fils – fut un autre Hispanique de Tarraco, Gaius Julius Flavillus, un homme de descendance plus noble que Flavius et dont la fortune familiale avait sans doute appuyé la révolte menée par ce dernier. Gaius Flavillus fut un homme énergique et un empereur admirable mais son règne, entre les deux figures imposantes qu’étaient Flavius Romulus et Trajan Draco, donna l’impression qu’il s’inscrivait plus dans la continuité que dans l’innovation. Durant son règne, de 2238 à 2253, il poursuivit la politique maritime de ses prédécesseurs, privilégiant toutefois davantage les voyages vers le Nouveau Monde que ceux vers l’Afrique et l’Asie, tout en œuvrant pour créer une meilleure unité entre la moitié latine et la moitié grecque de l’Empire, aspect que Flavius Romulus avait eu tendance à négliger. C’est durant le règne de Gaius Flavillus que Trajan Draco prit de l’importance. Sa première mission militaire semble avoir été en Afrique, où il fut rapidement promu pour acte d’héroïsme après avoir étouffé une révolte à Alexandrie, puis pour avoir nettoyé le désert au sud de Carthage de ses hordes de bandits. Nous ne savons pas vraiment comment l’empereur Gaius a fini par s’intéresser à lui, même si ses origines hispaniques y furent sans doute pour quelque chose. Toujours est-il qu’en 2248, nous le trouvons à la tête de la Garde prétorienne. Il n’avait à l’époque que vingt-cinq ans. Il acquit rapidement le titre de Premier Tribun, suivi de celui de Consul et, en 2252, un an avant sa mort, Gaius adopta officiellement Trajan et en fit son héritier naturel. Ce fut véritablement la renaissance de Flavius Romulus lorsque, peu de temps après, Trajan Draco prit la succession sous le nom de Trajan VIL à la place du distant patricien qu’était Gaius Flavillus, voilà qu’arrivait sur le trône un autre paysan hispanique, débordant de la même énergie qui avait fait la gloire de Flavius, et le monde entier fut secoué par la puissance de son rire tonitruant. Trajan fut effectivement un nouveau Flavius, mais d’une tout autre ampleur. Ils étaient tous les deux très grands, mais Trajan était un véritable géant (moi-même, son lointain descendant, je suis plutôt grand). Ses longs cheveux noirs lui tombaient jusqu’au milieu du dos. Il avait les sourcils nobles, un regard d’aigle et l’on pouvait entendre sa voix de la colline du Capitole jusqu’au Janiculum. Il était capable de vider une barrique de vin sans que cela lui fasse le moindre effet. Au cours de ses quatre-vingt-dix ans d’existence, il a eu cinq femmes – pas en même temps, je m’empresse de préciser – et un nombre incalculable de maîtresses. Il donna naissance à vingt descendants légitimes dont le dixième était mon ancêtre – et une telle cohorte de bâtards qu’il n’est pas rare de rencontrer le visage aquilin de Trajan Draco dans n’importe quelle ville du monde. Il était non seulement un amoureux des femmes mais aussi des arts, la sculpture, la musique et la science en particulier. Certains domaines tels que les mathématiques, l’astronomie et l’ingénierie étaient tombés en désuétude au cours des deux siècles où l’Occident avait dû se plier aux manières douces des Grecs et à leur goût du luxe. Trajan fut l’instrument du renouveau. Il reconstruisit l’ancienne capitale de Rome d’un bout à l’autre, l’enrichissant de palais, d’universités et de théâtres comme on n’en avait jamais vu auparavant et, de crainte sans doute que cela ne suffise pas, il poursuivit sa route à l’est vers la province de Pannonie et la petite ville de Venia sur le Danube pour y construire ce qui fut pour lui sa deuxième capitale, avec sa propre université, une pléiade de théâtres, un grand bâtiment pour le sénat et un palais royal devenu l’une des merveilles du monde. D’après lui, Venia, bien que plus sombre et pluvieuse que Rome, était davantage au cœur de l’Empire. Il ne souhaitait pas voir l’Empire se scinder de nouveau en deux royaumes, l’Orient et l’Occident, même si gouverner tout cela représentait une vaste tâche. En choisissant une ville aussi centrale que Venia comme capitale, il pouvait plus facilement tenir à l’œil la Gaule et la Britannie, les terres teutonnes et goths au nord ainsi que le monde grec à l’est, tout en gardant seul les rênes du pouvoir. Trajan, cependant, ne passait pas beaucoup de son temps dans la nouvelle capitale, ni à Rome d’ailleurs. Il était constamment en déplacement, se montrant à Constantinopolis pour rappeler aux Grecs d’Asie qu’ils avaient un empereur, ou parcourant la Syrie, l’Egypte et la Perse, ou encore les contrées nordiques pour y chasser les bêtes hirsutes qui vivent dans ces terres hyperboréennes, retournant aussi dans son Hispanie natale où il avait fait de l’ancienne ville de Sevilla le principal port pour les départs vers le Nouveau Monde. Il était infatigable. Au cours de sa vingt-cinquième année de règne – 2278 A. U. C. –, il se lança dans ce qui devait être son plus grand voyage, l’exploit prodigieux qui allait inscrire son nom dans l’histoire : son voyage autour du monde, avec Sevilla comme port de départ et d’arrivée, après avoir identifié toutes les nations civilisées ou non qui cohabitent sur notre globe. Avait-on jamais envisagé un projet si audacieux avant lui ? Je n’ai rien trouvé dans aucune archive historique allant dans ce sens. Certes, personne n’a jamais douté que la terre est ronde et que l’on peut donc en faire le tour par la voie des mers. Le simple bon sens nous l’indique lorsque l’on observe la ligne d’horizon ; et l’hypothèse selon laquelle il y aurait une limite au-delà de laquelle les navires seraient inexorablement précipités dans le vide n’est qu’une fable pour enfants. Il n’y aucune raison non plus de redouter la présence d’un rideau de flammes infranchissable quelque part dans les mers du Sud, comme les simples d’esprit le croyaient jadis : cela fait deux mille cinq cents ans que les navires naviguent au-delà de la pointe de l’Afrique et personne n’a vu de mur de flammes à ce jour. Mais même nos marins les plus téméraires n’avaient jamais osé imaginer possible un tour du monde au niveau de l’équateur, encore moins le tenter, avant que Trajan n’embarque de Sevilla pour le faire. Voyage qui le porta jusqu’en Arabie, en Inde et même Khitai en passant par l’Afrique, sans oublier le Nouveau Monde, d’abord au Mexique puis, plus bas, le long de l’étroite bande de terre qui relie ces deux continents, jusqu’au grand empire du Pérou. C’est ainsi que l’on découvrit l’existence d’un deuxième Grand Océan, plus vaste que celui séparant l’Europe du Nouveau Monde. À l’est de cet océan se trouvaient le Mexique et le Pérou ; à l’ouest, Khitai et Cipangu, et plus loin l’Inde. Mais qu’y avait-il entre ? Existait-il d’autres empires au milieu de cette mer occidentale – des empires peut-être plus grands que Khitai, Cipangu et l’Inde réunis ? Et s’il se trouvait un empire capable de faire de l’ombre à l’Empire romain lui-même ? C’est son insatiable envie de le découvrir, au risque d’y laisser la vie, qui valut à Trajan VII Draco une éternelle gloire. Il fallait qu’il soit sûr de son pouvoir impérial pour laisser la capitale dans les mains de ses subordonnés pour une période aussi longue ; à moins qu’une usurpation du pouvoir n’ait été le cadet de ses préoccupations tant il était impatient de se lancer dans son aventure. Ses cinq années d’expédition autour du monde représentent, selon moi, l’une des réalisations les plus importantes de l’histoire, rivalisant peut-être même avec la création de l’Empire par Augustus César et son expansion dans le monde tel qu’on le connaissait sous Trajan Ier et Hadrianus. C’est surtout cet exploit, parmi tous ses accomplissements, qui m’a poussé à étudier sa vie. Certes, si au cours de ce périple il ne rencontra aucun empire capable de rivaliser avec Rome, il découvrit en revanche une myriade de petites îles dans le Grand Océan dont les produits ont tant contribué à enrichir nos vies ; de plus, la route qu’il avait ouverte à la pointe du continent sud nous donnait un accès maritime permanent en Asie dans un sens comme dans l’autre, sans qu’on ait à se soucier des querelles éventuelles des Mexicains et des Péruviens d’un côté ou des guerriers cipangais et des innombrables Khitains de l’autre. Bien que les aspects majeurs du périple de Trajan nous fussent connus, le journal de bord qu’il avait tenu, rempli de détails très précis, était introuvable depuis plusieurs siècles. Ce qui explique ma joie lorsque l’un de mes amis chercheurs, après avoir fouillé quelque obscur recoin de l’Office des Affaires maritimes de Sevilla, m’annonça qu’il venait par hasard de mettre la main sur le fameux journal. Il se trouvait depuis tout ce temps parmi les documents d’un règne antérieur, enfoui sous une masse de papiers de connaissements et de fiches de paie. Je me le suis fait envoyer à Tauromenium par courrier impérial ; il ne me parvint qu’au bout de six semaines ayant d’abord transité par l’Hispanie et l’Italie – je n’allais pas prendre le risque de faire acheminer quelque chose d’aussi précieux par la mer – puis le long de la botte italienne jusqu’à la pointe de Bruttium, à travers le détroit de Messine, et enfin jusqu’à moi. S’agirait-il de riches détails narratifs dont j’avais tant rêvé ou d’une liste impersonnelle de repères de navigation, avec longitudes et latitudes, positions et lectures de boussole ? Quoi qu’il en fut, je n’allais le découvrir qu’une fois le document en ma possession. Et avec ma chance habituelle, le jour où le paquet arriva coïncida avec celui du retour d’Afrique de César Demetrius. J’avais à peine eu le temps de défaire le volumineux paquet et caressé la tranche brunie par le temps de l’épais volume de pages en papier vélin qu’un message me parvint m’annonçant que le César souhaitait me voir immédiatement. Comme je l’ai dit précédemment, le César est un homme impatient. Je ne pris que le temps d’ouvrir le volume et de jeter un œil sur le début du texte, éprouvant aussitôt un frisson en reconnaissant sous mes yeux ébahis l’écriture caractéristique de gaucher de Trajan Draco. Je m’autorisai un autre coup d’œil rapide à l’intérieur, vers la page cent, sur un passage récapitulant une rencontre avec quelque roi des îles. Oui ! Oui ! C’était bien le journal de son périple ! Je confiai le paquet à mon majordome, un affranchi sicilien de confiance du nom de Pantaleon, en l’informant de ce qui lui arriverait si la moindre page était un tant soit peu écornée pendant mon absence. Je pris ensuite la route du palais de César en haut de la colline, où je le trouvai dans le jardin, inspectant deux chameaux qu’il avait ramenés d’Afrique. Il portait une espèce de tunique à capuche comme il s’en porte dans le désert et un magnifique cimeterre en travers de la ceinture. Après ces cinq semaines passées au soleil, sa peau avait tellement bruni qu’il aurait pu facilement passer pour un Arabe. « Pisander ! » s’exclama-t-il à mon arrivée. J’avais oublié ce nom stupide pendant son absence. Il me sourit, ses dents étincelaient au milieu de son visage bronzé. Je lui fis les civilités d’usages, lui demandant s’il avait fait bon voyage et ainsi de suite, mais il coupa court d’un geste de la main. « Tu sais à quoi je n’ai cessé de penser pendant tout ce temps, Pisander ? À notre grand projet ! Notre glorieuse entreprise ! Et tu sais quoi ? Je me dis aujourd’hui que nous sommes loin du compte. J’ai bien envie de faire de la Sicile ma nouvelle capitale lorsque je deviendrai empereur. Rien ne m’oblige à vivre dans le Nord et son climat froid et humide quand je peux être aussi près de l’Afrique, un pays que j’affectionne désormais énormément. Nous devons donc aussi construire un sénat, ici à Panormus, par exemple, et de grandes villas pour les officiels de ma cour, sans oublier une bibliothèque… tu sais, Pisander, il n’y a pas de bibliothèque digne de ce nom dans toute l’île. Nous pourrons diviser les réserves d’Alexandrie et en transférer la moitié ici, une fois que nous aurons des locaux dignes de les recevoir. Ensuite… » Je vous épargnerai la suite. Je me contenterai de dire que sa folie était entrée dans une nouvelle phase de grandeur exacerbée. Et j’en étais la première victime, puisqu’il m’avertit que nous devions prendre la route le soir même pour visiter la Sicile de fond en comble afin d’y dénicher les sites les plus appropriés pour les nouveaux et extraordinaires projets qu’il avait en tête. Il ferait de la Sicile ce qu’Augustus César avait fait de Rome : la merveille de son époque. Il en avait oublié le démarrage du programme de construction du nouveau palais de Tauromenium. Nous devions d’abord nous diriger de Tauromenium à Lilybaeum sur l’autre côte et d’Éryx et Syracusae à ici, en faisant des haltes dans chaque lieu traversé. Ce que nous avons fait. La Sicile est une grande île ; le voyage dura deux mois et demi. Le César était un compagnon de voyage plutôt agréable – après tout, c’est quelqu’un plein d’esprit, intelligent, vif et le fait que ce soit un aliéné ne posait problème qu’occasionnellement. Nous voyagions dans le grand luxe et, en raison de ma cheville convalescente, j’étais porté la plupart du temps, ce qui me donnait l’impression d’être quelque potentat choyé de l’Antiquité, un pharaon ou Darius le Perse. Mais l’un des effets de cette soudaine interruption forcée dans mes travaux fut l’impossibilité pour moi d’étudier le journal de Trajan VII durant plusieurs semaines, ce qui me rendait fou. L’emporter pendant notre voyage pour y jeter un œil discret le soir dans ma chambre était beaucoup trop risqué ; le César étant un homme jaloux, s’il devait me surprendre à dépenser mon énergie à autre chose que son projet, il serait parfaitement capable de s’emparer du livre et le jeter au feu. J’avais donc laissé le livre chez moi, aux bons soins de Spiculo, avec pour recommandation de le garder au péril de sa vie. Ainsi, au cours des nuits suivantes, alors que nous arpentions l’île de long en large par des chaleurs de plus en plus torrides – l’été étant déjà là avec son soleil de plomb s’abattant sur la Sicile – je passai des nuits agitées en imaginant dans mon esprit fiévreux le contenu du journal, me repassant mentalement les fantastiques aventures de Trajan pour remplacer celles plus actuelles de César Demetrius dont le joyeux égoïsme m’avait empêché de lire celles du journal récemment découvert. Mais déjà je me doutais que la réalité, une fois que j’aurais eu la chance de la découvrir, surpasserait tout ce que j’aurais pu moi-même imaginer. Puis ce fut enfin le retour à Tauromenium où je réclamai le livre à Spiculo pour le lire jusqu’à la dernière lettre en trois jours et trois nuits passionnants, sans pratiquement marquer de pause pour me reposer. Je devais y trouver, parmi tant de choses étranges et merveilleuses, beaucoup d’éléments qui dépassaient mon imagination la plus folle, pas forcément agréables à découvrir. Bien qu’écrit dans un rude latin médiéval, le texte en lui-même ne me posa aucune difficulté. L’empereur Trajan VII était un écrivain admirable dont le style simple, direct et très fluide rappelait ni plus ni moins celui de Jules César lui-même, autre grand homme d’État qui savait manier aussi bien la plume que l’épée. Il semblait avoir utilisé ce carnet de bord comme journal intime de sa circumnavigation, celui-ci n’étant certainement pas destiné à devenir un jour un document public, sa conservation dans les archives semble a priori avoir été totalement fortuite. Son histoire débute dans les chantiers navals de Sevilla : cinq navires en pleins préparatifs pour le voyage, aucun de dimension majeure, le plus gros n’affichant qu’un poids de cent vingt tonnes. Il donnait des listes détaillées de leurs équipements. Des armes, bien sûr, soixante arbalètes, des arquebuses (cette arme venait à peine d’être inventée), des pièces d’artillerie lourde, des javelots, des piques, des boucliers. Des enclumes, des forges, des soufflets, des lanternes, tout l’outillage nécessaire pour bâtir des forteresses sur les îles découvertes, par les maçons et les tailleurs de pierre de ses équipages ; des médicaments, des baumes ; six quadrants en bois, six astrolabes en métal, trente-sept boussoles, six paires de compas rapporteurs et la liste continuait. Pour servir de monnaie d’échange avec les princes des nouveaux royaumes : une cargaison de flacons de mercure et des barres de cuivre, des ballots de coton, du velours, du satin, du brocart, des milliers de petites cloches, des hameçons, des miroirs, des couteaux, des perles, des peignes, des bracelets en cuivre et autres objets de ce genre. Tout cela était énuméré avec un soin tatillon de comptable, ce qui en disait long sur une facette de Trajan Draco que je ne soupçonnais pas. Enfin arriva le jour du départ. Il descendit le fleuve Baetis à partir de Sevilla pour rejoindre l’Océan, puis continua rapidement sa route vers les îles Canarias où toutefois ils ne virent pas les énormes chiens dont elles tirent leur nom. En revanche, il trouvèrent le fameux arbre de pluie, dont le gigantesque tronc enflé approvisionnait intégralement en eau l’une des îles. Je pense que cet arbre a depuis disparu, car personne ne l’a jamais revu. Puis ce fut la traversée vers le Nouveau Monde, un voyage ralenti par des vents faibles. Ils franchirent l’équateur ; l’étoile polaire n’était plus visible, la chaleur faisait fondre le goudron des joints des navires et transformait les ponts en véritables plaques chauffantes. Puis les conditions s’améliorèrent pour la navigation et ils atteignirent rapidement la côte est du continent du Sud, là où la terre s’avance en direction de l’Afrique. L’Empire du Pérou n’avait installé aucune présence dans cette région ; le pays était habité par de joyeux individus vivant nus et ayant pour coutume de se nourrir de chair humaine, «… mais uniquement leurs ennemis », nous apprend l’empereur. Trajan avait l’intention de faire le tour de la pointe du continent, un but exceptionnel lorsque l’on sait qu’à cette époque personne ne savait jusqu’où il se prolongeait ni quelles conditions climatiques pouvaient être rencontrées à cette latitude. Il risquait aussi de ne pas s’arrêter au sud, coupant ainsi toute route maritime vers l’ouest, mais de se prolonger en une longue bande de terre jusqu’au pôle Sud, bloquant ainsi le passage par la mer. Il y avait aussi la possibilité de rencontrer une résistance péruvienne. Ils continuèrent toutefois leur route vers le sud, explorant la moindre anse en espérant la voir marquer la fin du continent et le passage vers la mer se trouvant de l’autre côté. Plusieurs de ces anses s’avérèrent être les bouches de vastes fleuves, mais sur leurs berges vivaient des tribus sauvages et hostiles, rendant toute exploration périlleuse ; Trajan redoutait de surcroît que ces rivières ne les entraînent à l’intérieur des terres, en territoire péruvien, sans pour autant les faire déboucher sur la mer à l’ouest du continent. Ils poursuivirent donc toujours plus au sud, le long de la côte. Le temps, jusqu’alors très chaud, se gâta rapidement au fur et à mesure, leur apportant des ciels gris et des vents glacials. Chose à laquelle ils s’attendaient, les saisons dans l’hémisphère Sud £tant inversées, l’hiver y arrive en même temps que notre été ; ils ne furent donc pas surpris du changement. Ils découvrirent le long de la côte d’étranges oiseaux noir et blanc capables de nager mais pas de voler ; ils étaient gras et s’avérèrent tout à fait comestibles. Mais il ne semblait toujours pas y avoir de passage vers l’ouest. La côte, maintenant paysage de désolation, donnait l’impression de s’étendre à l’infini. La pluie et la grêle les agressaient sans répit, des montagnes de glace flottaient sur une mer ondulante, une pluie glaciale gelait leurs barbes. L’eau et la nourriture commençaient à se faire rares. Les hommes commencèrent à grogner. Bien qu’ayant à leur bord un empereur, ils se mirent à parler ouvertement de faire demi-tour. Trajan s’est alors demandé si sa vie n’était pas en danger. Peu de temps après, alors que les conditions hivernales avaient pris une ampleur rarement vue de mémoire d’homme, il y eut une véritable mutinerie à bord : les capitaines de deux navires annoncèrent qu’ils se retiraient de l’expédition. « Ils proposèrent de me rencontrer afin de m’exposer la situation, écrit Trajan. De toute évidence, on avait décidé de me tuer. J’envoyai cinq hommes de confiance au premier navire rebelle, avec un message de ma part et, plus discrètement, une vingtaine d’hommes dans une autre barque. Lorsque le premier groupe monta à bord et que le capitaine rebelle vint les accueillir, mes ambassadeurs se débarrassèrent de lui sans autre formalité ; les hommes de la seconde barque montèrent à bord à leur tour. » La mutinerie fut matée. Les trois meneurs furent aussitôt exécutés et onze hommes débarqués sur une île déserte dépourvue du moindre brin d’herbe. Je ne m’attendais pas à voir Trajan Draco traiter les conspirateurs avec indulgence, mais le ton glacial qu’il utilise pour décrire la façon dont il abandonna ces hommes à une mort horrible me fit froid dans le dos. Les voyageurs reprirent leur route. Dans la désolation des contrées du Sud ils découvrirent une race de géants – ils mesuraient pas loin de deux mètres cinquante, selon Trajan – et en capturèrent deux pour les ramener à Rome comme curiosités. « Ils mugissaient comme des taureaux et hurlaient les noms de leurs divinités. Nous les avons mis aux fers dans deux navires différents. Mais ils n’acceptèrent aucune nourriture de notre main et dépérirent rapidement. » Ils continuèrent leur périple vers le pôle à travers les orages et l’obscurité hivernale, sans jamais trouver de passage vers l’ouest, au point que même Trajan commençait à envisager d’abandonner la quête. La mer devenait désormais infranchissable à cause de la glace, mais ils découvrirent une nouvelle colonie de ces oiseaux gras incapables de voler et établirent un camp d’hiver sur la côte pour une durée de trois mois, ce qui ponctionna sérieusement les réserves de nourriture. Mais lorsque le temps se fit plus clément, bien que toujours hostile, ils décidèrent de reprendre la route. Ils arrivèrent rapidement sur ce qui est aujourd’hui connu sous le nom de détroit de Trajan près du point le plus méridional du continent. Trajan envoya un de ses capitaines l’explorer et c’est là qu’il le découvrit, étroit, profond, avec de forts courants, de l’eau salée sur toute sa longueur : pas une rivière, mais un passage vers la mer Occidentale ! Le trajet le long du détroit fut extrêmement pénible, entre des écueils pointus, des brumes impénétrables et des mers démontées et bouillonnantes d’une passe à l’autre. Mais bientôt des arbres apparurent ainsi que des feux de villages indigènes et ils se retrouvèrent rapidement sur l’autre mer : « Le ciel y était d’un bleu extraordinaire, les nuages floconneux, les vagues à peine de légères ondulations, polies par un soleil étincelant. » La scène était si paisible que Trajan donna à cette nouvelle mer le nom de Pacificus, à cause de sa tranquillité. Son plan était maintenant de se diriger à l’ouest, car pour lui il était évident que Khitai et Cipangu ne devaient pas être à une très grande distance dans cette direction. Il ne souhaitait pas faire route au nord en longeant les côtes parce que cela l’aurait emmené sur le territoire de ces Péruviens belliqueux, et que cinq navires ne pèseraient pas lourd face à un empire. Mais, dans l’immédiat, une navigation vers l’ouest s’avérait impossible en raison des vents contraires et des courants marins qui les repoussaient à l’est. Il se résolut donc à prendre la route du nord pendant quelque temps, en restant près des côtes et en gardant un œil vigilant sur les Péruviens. Le soleil dardait des rayons aveuglants dans un ciel sans nuages et la pluie était absente. Lorsqu’ils purent enfin bifurquer vers l’ouest, il n’y avait pas une île en vue et la mer semblait s’étendre à l’infini. La nuit, d’étranges étoiles apparaissaient dans le ciel, en particulier cinq étoiles brillantes en forme de croix. Les provisions diminuaient rapidement ; les tentatives de pêche se soldèrent par des échecs et les hommes en furent réduits à manger du bois bouilli et de la sciure et à chasser les rats qui envahissaient les cales. L’eau était rationnée à une gorgée par jour. Le risque désormais n’était pas tant qu’une nouvelle mutinerie éclate mais purement et simplement la mort par inanition. Ils finirent par arriver en vue d’un groupe de petites îles : elles étaient pauvres, rien n’y poussait à part quelques buissons rabougris et tordus. Mais il y avait quelques habitants, quinze ou vingt individus vivant dans la nudité la plus complète, le corps peint de bandes de couleur. « Ils nous accueillirent avec une pluie de pierres et de flèches. Deux de nos hommes y perdirent la vie. Nous n’avons eu d’autre choix que de les massacrer jusqu’au dernier. Et puisqu’il n’y avait rien à manger sur l’île à part quelques misérables crabes et poissons que ces gens avaient péchés le matin même, et que rien de consistant ne pouvait être espéré du côté de la mer, nous avons fait rôtir les corps et les avons mangés, sans quoi nous serions certainement morts de faim. » Je ne saurais vous dire combien de fois j’ai lu et relu ces lignes en espérant m’être trompé. Mais les mots étaient toujours les mêmes. Au quatrième mois de la traversée du Pacificus, d’autres îles apparurent, fertiles cette fois, où les villageois faisaient pousser des espèces de dattes dont ils faisaient du pain, du vin, de l’huile ; ils avaient aussi des ignames, des bananes, des noix de coco et autres produits exotiques qui nous sont aujourd’hui familiers. Quelques villageois se montrèrent accueillants envers nos marins, mais beaucoup ne l’étaient pas. Le journal de Trajan se transforme alors en une longue liste d’atrocités. « Nous les avons tous tués ; nous avons brûlé leur village pour servir d’exemple à leurs voisins ; puis nous avons chargé nos navires avec leurs produits. » Les mêmes phrases se répètent, pas une seule fois on ne trouve la moindre trace de remords ni le moindre mot d’excuse. Comme si, en goûtant à la chair humaine, ils s’étaient eux-mêmes transformés en monstres. Au-delà de ces îles, il y avait de nouveau de vastes espaces vides. — Trajan comprit que le Pacificus était un océan dont la taille dépassait l’entendement et à côté duquel le Grand Océan faisait figure de lac – puis, après un autre long et pénible périple de plusieurs semaines, ce fût la découverte du grand archipel d’îles que nous appelons Augustines, sept mille îles de taille variable, s’étendant en arc de cercle sur plus de mille milles à travers le Pacificus. « Un chef vint à notre rencontre, une présence majestueuse, le visage peint et vêtu d’une jupe de coton à franges de soie ; il portait un javelot et une dague en bronze incrustée d’or, un bouclier confectionné dans le même métal jaune et il arborait des boucles d’oreilles, des bracelets aux bras et aux poignets, en or eux aussi. » Son peuple leur offrit des épices – de la cannelle, des clous de girofle, du gingembre, des noix muscades, du macis – en échange des babioles que les Romains avaient apportées, en plus de rubis, de diamants, de perles et de pépites d’or. « J’avais atteint mon but, écrit Trajan. Nous venions de découvrir un nouvel empire fabuleux au beau milieu de cette immense mer. » Empire qu’ils s’appliquèrent à conquérir de la manière la plus brutale qui soit. Bien qu’au départ les Romains aient eu des relations plutôt paisibles avec les indigènes des Augustines, leur exposant le fonctionnement des sabliers et des boussoles, les impressionnant en tirant des coups de canon et en organisant de faux combats de gladiateurs au cours desquels des hommes en armure se battaient contre des hommes équipés de filets et de tridents, les choses dégénérèrent rapidement. Certains des hommes de Trajan, ayant abusé du vin de dattes, firent main basse sur les femmes de l’île et les possédèrent avec la fougue d’hommes n’ayant pas caressé la poitrine d’une femme depuis presque un an. Les femmes, selon Trajan, semblaient a priori consentantes ; mais ses hommes les traitèrent avec une telle violence et une telle cruauté que des réticences apparurent, débouchant sur des querelles ouvertes avec les insulaires venus défendre leurs femmes (dont certaines n’avaient pas plus de dix ans) et la chose se termina dans un massacre sanglant, avec comme point d’orgue l’exécution du vénérable chef du village. Cette partie du journal est particulièrement pénible à lire. D’un côté, nous avons droit aux détails fascinants des coutumes des autochtones, comment les cochons étaient sacrifiés par les vieilles femmes défilant en jouant d’une trompette rouge et en badigeonnant le sang sur les fronts des hommes ou comment les hommes de tout âge se faisaient percer les organes génitaux avec une tige d’or ou d’étain de l’épaisseur d’une plume d’oie, ainsi que d’autres détails étranges semblant provenir d’un autre monde. Mais le tout est entrecoupé par le récit du massacre des indigènes, leur destruction impitoyable au moindre prétexte, le périple d’une île à une autre où les Romains étaient systématiquement accueillis de manière amicale avant que les événements ne dégénèrent rapidement en viols, meurtres et autres pillages. Et pourtant, Trajan ne semble rien trouver d’anormal à tout cela. Page après page, il garde le même ton calme, décrivant ces horreurs comme si elles étaient une conséquence logique et naturelle du choc de deux cultures étrangères. Ma réaction, de dégoût et de consternation mélangés, alors que je lisais cela, me fit comprendre de manière on ne peut plus claire à quel point notre époque diffère de la sienne et à quel point je suis loin d’être un homme de la Renaissance. Trajan voyait, au mieux, dans les exactions de ses hommes un mal nécessaire, alors que je les considère comme des actes monstrueux. C’est là que j’ai fini par comprendre que l’un des aspects profonds et complexes de la décadence de notre civilisation est précisément le mépris que nous éprouvons pour ce genre de violences. Nous n’en sommes pas moins des Romains, nous ne supportons pas le désordre et nous n’avons pas perdu nos talents dans l’art de la guerre ; mais quand je considère le ton désinvolte qu’adopte Trajan Draco quand il parle de riposter à des attaques de flèches et de lances par des salves de canon, d’incendies de villages entiers en représailles de menus larcins sur l’un de nos navires, ou les assouvissements des instincts les plus bas de ses hommes sur de très jeunes filles parce qu’ils ne souhaitaient pas perdre leur temps à courir après leurs grandes sœurs, je ne peux m’empêcher de penser que notre décadence a finalement quelque chose de bon. Au cours de ces trois jours de lecture, je ne vis personne, ni Spiculo, ni le César, ni aucune des femmes avec qui j’ai tué le temps en Sicile. Je poursuivis inlassablement ma lecture, jusqu’à ce que la tête m’en tourne, sans pouvoir m’arrêter, même si ce que je lisais m’horrifiait souvent. Maintenant qu’ils avaient tourné le dos aux zones désertes du Pacificus, des îles commençaient à apparaître les unes après les autres, non seulement les Augustines, mais d’autres plus au sud-ouest, par grappes entières ; car même s’il n’y a pas de continent dans cet océan, on y trouve de longues chaînes d’îles, dont beaucoup sont plus vastes que notre Britannie ou notre Sicile. Je lisais au fil des pages les descriptions de bateaux ornés d’or et de plumes de paon transportant des chefs locaux quand ils venaient apporter des cadeaux de valeur, ou de poissons-globes et d’huîtres de la taille de nos moutons ou encore d’arbres dont les feuilles, lorsqu’elles tombent au sol, se mettent à faire pousser des pattes et s’enfuient en courant, de rois que l’on appelle Rajahs et que l’on ne doit pas regarder en face lorsque l’on s’adresse à eux, la chose ne devant se faire qu’à travers des tubes qui parcourent les murs de leur palais. Des îles aux épices, des îles d’or, des îles de perles – merveilles sur merveilles, chacune d’elles désormais saisie et revendiquée par l’invincible empereur romain au nom de Rome l’éternelle. Ces étranges royaumes insulaires laissèrent enfin place à des territoires plus familiers, car maintenant l’Asie était en vue : les côtes de Khitai. Trajan décida d’y débarquer ; il échangea des présents avec le souverain de Khitai et acheta auprès de lui des experts dans l’art de l’imprimerie et de la fabrication de la poudre à canon ainsi que de la confection de fines porcelaines, dont les talents, une fois qu’ils eurent été ramenés à Rome par ses soins, donnèrent un fabuleux élan de prospérité et de croissance à cette ère nouvelle que l’on appela la Renaissance. Il poursuivit sa route jusqu’en Inde et en Arabie, remplissant çà et là ses navires de trésors, ainsi que le long de la côte ouest de l’Afrique puis celle de l’est. Cette route avait déjà été empruntée, mais cette fois-ci, il la faisait dans le sens inverse. Une fois le cap le plus méridional de l’Afrique franchi, il sut qu’il avait accompli le tour du monde et s’empressa de rejoindre l’Europe, en passant d’abord par la pointe méridionale de la Lusitanie puis en remontant le sud de l’Hispanie pour arriver aux bouches du fleuve Baetis, avec ses cinq navires et les membres de son équipage qui avaient survécu, et enfin à la ville de départ, Sevilla. « Ces marins méritent sans aucun doute la gloire éternelle, conclut-il. Davantage que les Argonautes du temps jadis qui parcoururent les mers avec Jason à la recherche de la Toison d’or. Grâce à nos magnifiques vaisseaux, parcourant le Grand Océan vers le sud jusqu’en Antarctique, puis à l’ouest, en suivant ce cap jusqu’à finir par rejoindre l’est puis de nouveau l’ouest, sans jamais faire demi-tour mais en allant toujours de l’avant : opérant ainsi un tour complet du monde, jusqu’à ce que nous regagnions notre terre natale d’Hispanie et notre port de départ, Sevilla. » Il y avait un post-scriptum curieux. Trajan avait fait une entrée dans son carnet de bord à chaque jour de son voyage. Selon ses calculs, la date de son retour à Sevilla était le 9 janvier 2282 ; mais en arrivant à terre, on lui annonça que la date était le 10 janvier. En naviguant constamment en direction de l’ouest, il avait, d’une manière ou d’une autre, perdu un jour. Cela demeura un mystère jusqu’à ce que l’astronome Macrobius d’Alexandrie démontre que l’heure du lever du soleil observe un décalage de quatre minutes pour chaque degré de longitude ; ainsi, la variation pour un tour complet de trois cent soixante degrés serait de mille quatre cent quarante minutes, soit une journée complète. C’était la preuve parfaite, si jamais on avait osé douter de la parole de Trajan, que la flotte avait opéré un tour complet autour du globe pour atteindre les îles nouvelles de cet océan inconnu. Il avait ainsi ouvert un véritable coffre aux merveilles que l’illustre empereur allait exploiter au maximum au cours de deux décennies de règne absolu jusqu’à sa mort à l’âge de quatre-vingts ans. Après avoir eu accès au dernier document clé concernant le règne de Trajan VII, me suis-je empressé de terminer la biographie de sa vie extraordinaire ? Non. Non. Et voici pourquoi. Quatre jours après que j’eus terminé ma lecture du journal, encore enivré par tout ce que j’y avais découvert, un messager arriva de Rome pour nous annoncer que l’empereur Lodovicus Augustus César venait de mourir d’une crise d’apoplexie et que son fils, le César Demetrius, venait de lui succéder sur le trône sous le nom de Demetrius II Augustus. Il se trouve que j’étais avec le César lorsque ce message nous parvint. Il ne laissa paraître aucun chagrin en apprenant la mort de son père, ni aucune joie à l’idée de sa propre accession au pouvoir. Il se contenta d’un petit sourire, un simple rictus du coin des lèvres, et se tourna vers moi : « Eh bien, Draco, il semble que nous soyons de nouveau sur le départ, si peu de temps après notre dernier voyage. » Je n’aurais jamais cru, personne d’autre d’ailleurs, que Demetrius puisse devenir un jour empereur. Nous espérions tous que Lodovicus trouverait un moyen ou un autre pour empêcher cela : qu’il se découvrirait peut-être un fils illégitime resté inconnu jusqu’à ce jour, caché pendant toutes ces années à Babylone ou Londinium, et qui aurait eu sa préférence. Après tout, Lodovicus lui-même avait délibérément ignoré les pitreries de son héritier de fils, préférant l’envoyer en Sicile ces trois dernières années en lui interdisant de remettre les pieds sur le continent, même si tout lui était permis sur cette terre d’exil. Mais aujourd’hui, cet exil était terminé. Et en cet instant, tous les projets de grandeur qu’avait César pour la Sicile furent oubliés. Ce fut comme si ces projets n’avaient jamais existé. « Tu siégeras parmi mes hauts ministres, Draco, me dit le nouvel empereur. Je pense te nommer consul dès la première année. J’occuperai l’autre poste de consul moi-même. Tu auras aussi le portefeuille du ministère des Travaux publics, car la capitale a grand besoin d’être embellie. J’ai une idée pour un nouveau palais et nous pourrions peut-être aussi faire quelque chose pour cette vieille ruine qu’est le Capitole ; il y a aussi quelques nouveaux dieux qui, à mon avis, apprécieraient que nous leur érigions des temples, ensuite… » Si j’avais été Trajan Draco, j’aurais peut-être assassiné ce pauvre fou de Demetrius à cet instant précis pour monter moi-même sur le trône, à la fois pour le bien de l’Empire et pour le mien. Mais je ne suis que Tiberius Ulpius Draco et non mon homonyme Trajan, Demetrius est donc devenu empereur… et vous connaissez la suite. Quant à mon livre sur Trajan le Dragon, eh bien, peut-être qu’un jour je le terminerai, lorsque l’empereur n’aura plus de projets à me confier. Mais j’en doute, et même si cela lui arrivait, après avoir lu le journal de la circumnavigation de Trajan, je ne suis pas sûr que ce soit le genre de livre dont le public ait besoin. Si je devais faire le compte rendu des extraordinaires réalisations de mon ancêtre, oserais-je tout raconter ? Je ne le pense pas. Je me sens donc un peu soulagé de laisser mon œuvre inachevée prendre la poussière dans sa boîte. Cette recherche, découvrir la véritable nature de mon illustre ancêtre le Dragon, était le but de toute une vie ; mais j’avais creusé un peu trop loin et je le connaissais aujourd’hui un peu trop bien. 2568 A. U. C. : Le règne de la Terreur « Hier soir, dit Quintus Cestius, l’empereur a mangé du poisson et des champignons saupoudrés de poussière de perles, des lentilles à l’onyx et des navets à l’ambre. Il a un estomac de bœuf et l’esprit d’un dément. — Ah, tu le crois donc fou ? » demanda Sulpicius Silanus. Une lueur d’espièglerie passa dans son regard. « Moi, non. Je dirais simplement qu’il est un peu joueur. — Joueur, dit Cestius, l’air sombre. Oui. Il nourrit ses chiens de foie gras. Il dort sur des couches en argent massif, sur des matelas fourrés avec des poils de lapin et des plumes de perdrix. Il recouvre ses meubles de tissus en or. Oui, c’est certainement là un esprit joueur. — Il fait vider dans la piscine du palais des seaux entiers de safran avant d’y tremper le doigt de pied, ajouta Silanus. — Des casseroles en argent. — Il fait parfumer son vin au pavot. — Et fait teindre sa nourriture en bleu un soir, en vert le lendemain, en rouge le jour d’après. — Conduit un char tiré par quatre éléphants devant la foule, devant le palais du Vatican. — Et un autre par quatre chameaux une semaine plus tôt. Je suppose que ce sera des chiens la semaine prochaine et des lions la semaine suivante. — Il est fou. — Il est très joueur, c’est tout », dit Silanus. Ils s’esclaffèrent, bien que conscients tous les deux que les extravagances de Demetrius II n’étaient pas un sujet de plaisanterie, car Cestius était le préfet du Fiscus Imperialis, le Trésor privé de l’empereur, et Silanus, son homologue du Trésor romain, le Fiscus Publiais, gérant les dépenses du gouvernement. Au cours de certains règnes, ces deux grandes réserves financières étaient bien séparées. Sous d’autres, les empereurs n’avaient pas hésité parfois à puiser dans leurs fonds privés pour financer certains ouvrages aussi populaires que des aqueducs ou des ponts, l’organisation de jeux du cirque ou la construction de magnifiques bâtiments publics. Mais l’empereur Demetrius ne semblait jamais avoir fait la différence entre le Fiscus Imperialis et le Fiscus Publicus. Il dépensait comme bon lui semblait en laissant à Silanus et Cestius le soin de trouver les finances dans l’une ou l’autre trésorerie. Et au cours de ces dernières années, le problème n’avait cessé d’empirer. C’était le premier jour du mois, date à laquelle les deux trésoriers avaient l’habitude de déjeuner ensemble dans la salle à manger destinée aux fonctionnaires de haut rang du bâtiment des bureaux sénatoriaux, située derrière le sénat. Ils formaient une curieuse paire : Quintus Cestius, sombre de nature, était rond comme un tonneau, un homme aux joues dodues et au teint rougeaud, alors que le jovial Sulpicius Silanus était un petit type maigre au visage taillé à la serpe, que l’on aurait pu facilement cacher dans un pan de la vaste toge de Cestius. Leurs menus préférés ne variaient jamais : une assiette de légumes crus et de pommes pour Cestius, et un choix varié de soupes, de bouillies, de ragoûts de viandes et de fromages arrosés de miel pour le petit Silanus. Cestius, qui était dodu depuis son plus jeune âge bien que n’ayant jamais eu un appétit féroce, se demandait souvent où Silanus arrivait à mettre tout ce qu’il ingurgitait au cours d’un seul repas. Tandis qu’il s’attaquait à un cuissot de sanglier, Silanus dit, sans lever les yeux de son plat : « Je viens de recevoir d’Hispanie une lettre de mon frère. Il me dit que le comte Valerian Apollinaris vient d’achever la reconquête du pays et qu’il doit bientôt rentrer à la capitale. — Merveilleux, dit Cestius, l’air sombre. Un grand banquet triomphal s’imposera. Un million et demi de sesterces vont être engloutis d’une seule traite : cervelles de flamants roses, rougets grillés sur canapés de hyacinthes acheminées de Sicile, civet d’élan des contrées nordiques, vins centenaires et tout le toutim. Et tout ça pour Apollinaris qui désapprouvera certainement ces dépenses et passera la soirée figé comme un dieu égyptien, grignotant du bout des doigts. Mais il va tout de même me falloir trouver l’argent pour tout ça. Ou toi, je suppose. » Silanus poursuivit comme s’il n’avait pas entendu Cestius. « Mon frère dit que le comte Valerian Apollinaris, en bon économe, est très contrarié par les coupes dans le budget de l’armée, ce qui ne lui a pas facilité la tâche lors de sa dernière campagne, et qu’il entend bien avoir une sérieuse discussion avec Sa Majesté au sujet d’une réduction conséquente des dépenses domestiques. — Le comte serait avisé de s’en abstenir. — Qui oserait, l’empereur compris, lever le plus petit doigt contre le comte Valerian Apollinaris, héros de la guerre de Réunification ? — Je ne dis pas qu’il court un quelconque danger, dit Cestius. Mais seulement que l’empereur ne lui accordera pas la moindre attention. Pas plus tard que l’autre jour, le non moins économe Larcius Torquatus a abordé le même sujet avec l’empereur, au palais. Je n’étais pas là, mais j’en ai entendu parler. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Torquatus est devenu aussi virulent envers les gaspillages de l’empereur qu’Apollinaris depuis qu’il fait partie du gouvernement. Ils étaient là, le consul et l’empereur, le consul hurlant et tempêtant et l’empereur qui lui riait au nez. — Comme il nous rirait au nez. Toi et moi, nous sommes les seuls officiels de ce gouvernement à nous inquiéter des montants de ses dépenses. À part Apollinaris et Torquatus, j’entends. — En effet, les autres ne sont que des imbéciles et des faibles, à moins qu’il ne soient tous aussi fous que l’empereur. — Car c’est à nous de trouver les fonds nécessaires pour payer les factures, d’une manière ou d’une autre. C’est à nous qu’il revient de supporter le fardeau que représente la folie de l’empereur, dit Silanus. — Absolument. — L’empereur a-t-il renvoyé Torquatus pour lui avoir parlé de la sorte ? — Oh non, pas du tout. Comme à son habitude, l’empereur ne se préoccupe guère de ce genre de choses. Après le départ de Torquatus, j’ai entendu dire que Demetrius lui avait fait envoyer un petit cadeau pour faire la paix : Eumenia, la superbe prostituée, dans le plus simple appareil et couverte de poudre d’or, assise dans un char de diamants tiré par des pur-sang noirs d’Arabie à cent mille sesterces par tête. On dit que Torquatus a failli avoir une attaque en voyant arriver le convoi. — Eh bien, dit Silanus. Tu ferais bien de commencer à mettre un peu d’argent de côté pour le cadeau d’Apollinaris. » À cet instant, le comte Valerian Apollinaris se trouvait à des centaines de milles à Tarraco, la grande ville d’Hispanie, dernière étape de sa campagne militaire éclair dans les provinces occidentales rebelles de l’Empire. Il les avait assujetties les unes après les autres en limitant l’usage de la force et les bains de sang : d’abord la Sicile, où les troubles avaient commencé en 2563, puis la Belgique et la Gaule, et enfin l’Hispanie. Sa technique n’avait pas varié quel que fut l’endroit : il arrivait avec une petite armée de solides légionnaires triés sur le volet et demandait aux gouverneurs locaux de jurer une nouvelle fois leur fidélité à l’empereur, s’ensuivait une razzia puis les exécutions d’une dizaine d’insurgés pour servir d’exemples aux autres. L’idée était de rappeler à tous les provinciaux que Rome restait Rome, que l’armée impériale était aussi efficace aujourd’hui qu’elle l’était du temps de Trajan, Hadrianus et Marcus Aurelius dix-sept siècles plus tôt, et que lui, le comte Valerian Apollinaris, était l’incarnation même des valeurs de la Rome antique qui avaient fait de l’Empire l’entité immortelle et mondiale qu’il était. Et cela avait fonctionné. En quelques actions brèves et sanglantes, Apollinaris avait mis un terme – une bonne fois pour toutes, l’espérait-il – à la lente décrépitude de l’Empire à laquelle on assistait depuis presque un siècle, au cours de cet ère de bêtise et de dépenses licencieuses que l’on avait appelée la Seconde Décadence. Arrivé pratiquement au terme de son mandat de quatre ans au poste de consul, il était prêt à rentrer à Rome et retrouver la vie privée. Le pouvoir pour le pouvoir ne l’avait jamais intéressé, ni l’argent, ni le luxe excessif. Il était né riche et considérait cela comme une chose acquise ; le pouvoir lui était venu presque par défaut alors qu’il était jeune homme, et parce qu’il ne l’avait jamais désiré, il n’en abusa pas ; quant au luxe, il le laissait à ceux qui s’en délectaient, comme ce pauvre imbécile d’empereur Demetrius II. L’empereur Demetrius était, bien entendu, un souci perpétuel. L’empereur le plus fou d’une dynastie qui en comptait déjà son lot. Il occupait le trône depuis plus de vingt ans et sa folie ne cessait de croître : rien d’étonnant à ce que l’Empire semblât se désagréger à petit feu. Seul, le travail acharné, dans l’anonymat le plus complet, d’un petit groupe d’individus résolus tels qu’Apollinaris et son vis-à-vis consulaire à Rome, Marcus Torquatus, avait réussi à éviter que le régime ne s’effondre complètement. Les provinces éloignées posaient des problèmes depuis presque un siècle. Une partie de ces problèmes étaient inhérents au système impérial : l’Empire était beaucoup trop vaste pour être gouverné par une autorité centrale. Ce que l’on avait compris dès les débuts de l’ère impériale et qui expliquait pourquoi il n’avait jamais été sérieusement envisagé de placer des pays aussi lointains que l’Inde et les pays au-delà directement sous administration romaine. Même un système basé sur une seule capitale s’était avéré ingérable, ce qui expliquait la fondation de Constantinopolis en Orient et la division de l’Empire. Mais ensuite, Saturninus – un autre de ces empereurs déments – ayant pratiquement ruiné l’Empire d’Occident dans de pitoyables tentatives de conquête du Nouveau Monde, avait laissé l’Empire dériver dans cette ère pathétique que l’on devait par la suite appeler la Grande Décadence. L’Empire d’Orient avait profité de la faiblesse de l’Occident pour l’envahir et deux cents ans de régime oriental s’en étaient suivis, jusqu’à ce que l’invincible Flavius Romulus redonne à l’Empire d’Occident son indépendance. Bien déterminé à ne jamais laisser l’Orient reprendre un jour le contrôle, Flavius Romulus avait retiré le statut de capitale à Constantinopolis et avait réunifié les deux parties de l’Empire, mille ans après leur première séparation. Mais il n’y avait qu’un Flavius Romulus pour gouverner seul un territoire aussi vaste, et très peu de ses successeurs avaient réussi à se montrer à la hauteur de la tâche. Moins d’un siècle après sa mort, Demetrius de Vindonissa accéda au trône, riche patricien provincial dont les accès de folie semblaient être un héritage familial. Son fils, Valens Aquila, et son petit-fils, Marius Antoninus, furent des empereurs relativement excentriques ; le fils de Marius, Lodovicus, avait quant à lui été relativement stable, mais il avait laissé le trône dans les mains de son fils, l’actuel empereur Demetrius, qui avait réussi sans trop se forcer à convaincre les citoyens de Rome qu’ils étaient de nouveau dirigés par un nouveau Caligula, Commodus ou Caracalla. Demetrius II, à sa décharge, n’était pas un meurtrier comme ces derniers. Mais son règne, désormais plus long que les leurs, avait été marqué par une débauche d’inspirations similaires. Il n’avait certes pas, à l’instar de Caligula, essayé de se faire passer pour un dieu ou de nommer son cheval au sénat, mais il avait organisé des banquets où l’on avait égorgé six cents autruches au cours d’un même repas et ordonné le sabordage de navires marchands chargés de marchandises dans le port d’Ostie comme témoignage de la fabuleuse fortune de l’empereur. Il ne s’était pas, comme Commodus, improvisé chirurgien en opérant de malheureux sujets, mais avait, à l’occasion, lâché des lions et des léopards dressés dans le palais pour effrayer ses invités. Il n’avait pas cherché à imiter Caracalla non plus, qui faisait assassiner les membres de sa propre famille, mais il lui arrivait d’organiser des loteries auxquelles devaient participer à grands frais tous les membres de sa cour, au cours desquelles on pouvait gagner au choix dix livres d’or, dix cadavres de chien ou une douzaine de choux pourris. À l’époque du falot Valens Aquila et du naïf Marius Antoninus, certaines provinces lointaines telles que la Syrie et la Perse avaient commencé à ignorer les décrets du gouvernement central. Ce qui en soi n’avait guère causé de remous à Rome tant que les produits exotiques de ces pays continuaient à être acheminés jusqu’à la capitale. Mais sous le règne de Lodovicus, les deux provinces de Dalmatie et de Pannonie, à l’est de la portion italienne de l’Empire, avaient essayé de faire sécession et avaient dû être reprises en main par la force. Puis, peu de temps après l’arrivée au pouvoir de Demetrius II, la Sicile, une île de perpétuels mécontents, décida de ne plus payer ses impôts aux collecteurs impériaux. Devant la passivité de Demetrius, le mouvement se propagea jusqu’en Belgique, en Gaule et en Hispanie et des déclarations d’indépendance suivirent peu après. Ce qui, bien entendu, ne pouvait être toléré, même par quelqu’un comme Demetrius. Apollinaris était alors dans son troisième mandat de consul, partageant la fonction avec l’invétéré soiffard Duilius Etirupianus. Déjà, à l’époque de Maximilianus le Grand, le poste de consul était une fonction relativement insignifiante, purement honorifique, dénuée des pouvoirs quasi royaux qu’elle connaissait jadis sous la République. Comme le disait Épictus il y a bien longtemps, la fonction consulaire sous les empereurs, ayant perdu pratiquement tout son pouvoir, ne laissait comme privilèges particuliers que ceux d’organiser quelques jeux du cirque et d’offrir des banquets à une cohorte de convives complaisants qui étaient loin de le mériter. Mais aujourd’hui la crise était proche. Il était devenu indispensable d’entreprendre une action ferme. Apollinaris démissionna de son poste de consul et conseilla à Eurupianus d’en faire autant, en lui faisant bien comprendre que s’il tenait à s’accrocher à son poste, la décision pourrait avoir de fâcheuses conséquences sur sa santé. Ensuite, Apollinaris fit jouer de son influence auprès de l’empereur, qui à l’époque était occupé à se constituer une collection de serpents venimeux provenant des contrées les plus éloignées du royaume, pour qu’il le renomme consul en l’associant avec un autre citoyen proche du peuple, l’austère et sévère Larcius Torquatus. Sous l’insistance pressante d’Apollinaris, l’empereur lui accorda ainsi qu’à Torquatus des pouvoirs spécifiques en cas d’urgence, qui dépassaient de loin ceux qu’avaient pu connaître les consuls de ces derniers siècles, et la possibilité de rester en poste indéfiniment au lieu de servir durant des périodes d’un an renouvelables selon le bon vouloir de l’empereur. Torquatus devait essayer de remettre un peu de bon sens dans les affaires intérieures ; Apollinaris, en soldat expérimenté, devait se concentrer sur les provinces rebelles et les remettre dans le rang les unes après les autres. Ce qui avait été fait avec succès. À Tarraco, Apollinaris se préparait à rentrer dans la capitale. Tiberius Charax, son aide de camp, un Grec de Ionie longiligne aux yeux rapprochés, qui le servait depuis de longues années, fit irruption : « Une lettre de Rome pour vous, de la part du consul Larcius Torquatus, comte Valerian. Le prince Laureolus est aussi arrivé, il vous attend dehors. » Apollinaris prit la lettre de Charax : « Fais-le entrer. » Il décacheta l’enveloppe et parcourut le texte rapidement. Son collègue consulaire, toujours aussi concis, écrivait : « J’ai fait part à l’empereur du succès de votre campagne et il a répondu de manière infantile comme à son habitude. Quant à la situation ici à Rome, les choses empirent de jour en jour. Si ses dépenses continuent au rythme actuel, la trésorerie se videra de ses derniers deniers. J’ai l’intention de prendre des mesures drastiques. » Puis dans un style fleuri, la signature, pratiquement de la taille du texte lui-même, M. Larcius Torquatus, consul. En levant les yeux, Apollinaris se rendit compte que le prince Laureolus était dans la pièce. « Des mauvaises nouvelles ? demanda le prince. — Plutôt oui. » Apollinaris ne fit aucun effort pour contenir la colère qui bouillonnait en lui. « C’est une lettre de Torquatus. L’empereur est en train de vider les caisses de l’État. Je me demande bien ce qu’a coûté la montagne de neige qu’il a fait ériger dans son jardin l’été dernier. Ou ses tuniques en plaques d’or incrustées de diamants et de perles. Qu’est-ce qu’il nous prépare à l’avenir ? Je n’ose l’imaginer. — L’empereur. » Laureolus parlait à voix basse, un léger rictus au coin de la bouche. « Ah, oui. L’empereur. » Il n’avait pas besoin d’en dire plus. Apollinaris avait fini par apprécier énormément le prince. Ils avaient la même constitution, petits, trapus, musclés, bien que leur ressemblance physique s’arrêtât là. Apollinaris était un homme au teint mat, presque basané, avec un grand nez triangulaire, une bouche généreuse et un regard pénétrant noir comme l’ébène sous d’épais sourcils ; Laureolus était en revanche plutôt pâle, avec des traits froids d’aristocrate, un long nez, une bouche fine et des yeux glacials d’un bleu très clair. Il descendait d’une vieille lignée impériale dont l’arbre généalogique remontait jusqu’à l’empereur Publius Clemens qui avait régné une centaine d’années avant la conquête byzantine de l’Empire d’Occident. Écœuré par les débauches dépensières de Demetrius II, il s’était retiré cinq ans plus tôt dans sa propriété de famille à la campagne pour se consacrer à l’étude de l’histoire et à la littérature de la Rome antique. C’est ainsi qu’Apollinaris, dont la maison de campagne était voisine de la sienne et qui avait en commun avec lui le même intérêt pour l’histoire, avait rencontré Laureolus. Il se rendit rapidement compte que Laureolus, de dix ans son cadet, partageait avec lui et Larcius Torquatus la même nostalgie pour la rigueur morale de la lointaine République romaine, chose rare dans la Rome moderne. En s’embarquant pour la guerre de Réunification, Apollinaris avait choisi le prince comme second officier, l’envoyant d’une province pacifiée à une autre afin de s’assurer que le processus de restauration du contrôle impérial se déroulait sans problèmes. Laureolus avait été récemment en Gaule, où quelques incidents mineurs avaient eu lieu dans un endroit appelé Bononia, le long du bras de mer qui sépare la Gaule de la Britannie. De crainte de voir se propager ce genre de problèmes au-delà de la Manche jusqu’en Brittanie, qui jusqu’alors n’avait jamais causé le moindre souci, il avait vigoureusement réglé la situation. Les derniers foyers de résistance au gouvernement impérial étant enfin matés, il venait de rentrer à Tarraco pour faire son rapport à Apollinaris sur la situation dans les provinces. Apollinaris le parcourut rapidement des yeux et le reposa. « Je vois que tout se passe bien. Ma présence ici n’est plus indispensable. — Une fois à Rome, allez-vous essayer de convaincre Demetrius de freiner un peu ses dépenses ? demanda Laureolus. — Moi ? Vous plaisantez ? Je ne vais tout de même pas dire à un empereur ce qu’il doit faire. L’histoire est suffisamment éloquente quant au triste sort réservé à ceux qui s’y sont essayés. Relisez Suetonius, Tacitus, et Ammianus Marcellinus. Non, Laureolus, j’ai l’intention de me retirer dans ma propriété de la campagne. Quatre mandats de consul me suffisent amplement. De toute façon, c’est mon collègue Marcus Larcius qui est aujourd’hui responsable des affaires intérieures à Rome. » Il tapota la lettre de Torquatus. « Il me dit ici qu’il s’apprête à prendre des mesures draconiennes pour remettre un peu d’ordre dans tout cela. Je lui souhaite de réussir. — Mais peut-il y arriver seul ? — Non. Probablement pas. » Il lança un regard au prince. « Cela vous plairait-il de devenir consul, Laureolus ? — Moi ? » Il ouvrit des yeux ébahis. « Oui, vous. » Puis Apollinaris secoua la tête. « Non, je suppose que non. Demetrius ne voudra jamais. Après tout, vous êtes de sang royal. Il risquerait d’y voir là un prélude à sa propre succession. » Il ajouta en souriant : « Enfin, ce n’était qu’une idée en l’air. Vous pourriez faire du bon travail avec Torquatus. Mais je pense qu’il vaut mieux pour votre santé que vous ne vous approchiez pas de la capitale. Vous feriez mieux de retourner à votre maison de campagne. Nous pourrions nous rencontrer une fois par semaine autour d’un bon repas pour parler d’histoire ancienne, laissant les soucis de Rome à Torquatus, hein, Laureolus ? Nous avons travaillé dur au cours de ces cinq dernières années. Je pense que nous méritons bien un peu de repos, vous ne croyez pas ? Dans son bureau décoré de panneaux de bois, au neuvième et dernier étage du bâtiment consulaire situé au bout du Forum, le consul Larcius Torquatus triait une pile de documents sur son bureau, faisant preuve d’une méticulosité pour les ranger qui avait quelque chose de surprenant chez quelqu’un d’un tel gabarit. Il foudroya du regard les deux préfets du Fiscus qui lui avaient remis les documents une heure plus tôt et qui se tenaient assis devant lui. « Si j’ai bien lu ces papiers, et je pense pouvoir dire que c’est le cas, il n’y a pas un seul département du gouvernement impérial qui ait tenu, de près ou de loin, son budget au cours de la dernière année fiscale. Je me trompe, Silanus ? » Le préfet du Fiscus Publicus acquiesça, l’air penaud. Son humeur flamboyante avait temporairement disparu. « Non, consul. — Quant à vous, Cestius, dit le consul en visant cette fois le préfet du Fiscus Imperialis, vous m’annoncez que l’empereur a accusé l’an dernier un déficit personnel de trente et un millions de sesterces et que vous avez équilibré les comptes en empruntant de l’argent à Silanus ? — En effet, fit le ventripotent Cestius d’une petite voix. — Comment avez-vous pu faire cela ? Où est passé votre sens des responsabilités envers la nation, le sénat, ou votre propre conscience ? L’empereur dilapide trente et un millions, sans compter ses autres gaspillages qui doivent atteindre des sommes colossales, et vous n’hésitez pas à vous servir des fonds destinés à la réparation de nos ponts, à nettoyer nos écuries et à payer les hommes d’Apollinaris ? Je repose ma question : comment avez-vous pu faire cela ? » Une lueur de défi passa dans le regard de Cestius. « Vous feriez mieux de me demander comment j’aurais pu ne pas le faire, consul. Vous me voyez dire à l’empereur, les yeux dans les yeux, qu’il dépense trop ? Combien de temps lui faudrait-il à votre avis pour trouver un autre préfet du Fiscus Imperialis ? Et combien de temps me faudrait-il pour récupérer ma tête ? » Torquatus répondit en reniflant : « Et votre responsabilité, Cestius, vous en faites quoi ? Quand bien même cela devrait vous coûter votre tête, votre tâche consiste précisément à empêcher l’empereur de trop dépenser. Sinon, à quoi bon avoir un préfet du Fiscus ? Et vous, Silanus ? De quel droit avez-vous prêté à Cestius ces trente et un millions ? On ne vous demandait pas de contrer l’empereur mais simplement de dire non à Cestius. Ce que vous n’avez pas fait. Etait-il plus important pour vous de sauver le cou de votre ami que de préserver les finances de l’Empire, ce à quoi vous vous êtes engagé lorsque vous avez prêté serment ? » Silanus, honteux, s’abstint de répondre. Torquatus reprit la parole : « Dois-je demander vos démissions ? — Vous pouvez avoir la mienne, si c’est ce que vous voulez, dit Cestius. — La mienne aussi, dit Silanus. — Oui. Bien sûr. Et qui trouverai-je pour vous remplacer ? Vous êtes les seuls à être compétents dans toute notre administration, même si vous n’êtes pas d’une grande utilité. Mais au moins, vous tenez vos comptes honnêtement… j’espère que je ne me trompe pas ? Le déficit n’est tout de même pas plus important que ce qui est inscrit dans vos livres ? — Les comptes sont justes, dit Silanus, d’un ton sec. — Remercions les dieux au moins de cela. Non, gardez vos fonctions. Mais désormais, je tiens à avoir des rapports d’une tout autre nature. Je veux les noms des ordonnateurs des dépenses. Une liste détaillée : les chefs de départements, ceux qui encouragent l’empereur dans ses folies, ceux qui signent les autorisations de dépense que vous êtes si prompts à accepter tous les deux. Et je ne veux pas seulement les chefs de département, mais tous ceux qui ont l’autorité de refuser ces dépenses et qui s’appliquent ouvertement à ne pas le faire. » Les deux préfets ouvrirent des yeux horrifiés. « Les noms ? demanda Cestius. De tous ces gens ? — Leurs noms, oui. — Pour les réprimander ? — Pour les retirer de leurs fonctions, dit le consul. Ils seront tous écartés, nous commencerons par les pires, mais nous finirons par nous débarrasser d’eux jusqu’au dernier. Puisque nous ne pouvons contrôler l’empereur, nous contrôlerons ceux qui le servent. Je veux une première liste dès demain après-midi. » Torquatus leur fit un signe pour les congédier. « Non, tout compte fait, je veux cette liste dès demain matin », dit-il, alors qu’ils atteignaient la porte. Mais il n’avait pas l’intention d’attendre aussi longtemps pour établir sa propre liste. Il connaissait déjà les noms des premières victimes de cette purge : l’entourage immédiat de l’empereur, son petit groupe parasitaire de flagorneurs, de lèche-bottes, de sangsues qui gravitait autour de lui jour et nuit, poussant le ridicule Demetrius vers des summums d’imprévoyances grotesques toujours plus importantes tout en se remplissant les poches des pièces d’or qui ne manquaient pas de s’éparpiller çà et là. Il connaissait leurs noms, la plupart en tout cas. Les officiels du cubiculo, la suite immédiate de l’empereur, ses valets, serviteurs et autres maquereaux, dont la plupart jouissaient de fortunes conséquentes, qui quittaient le palais tous les soirs pour rejoindre leur propres palais luxueux : il y avait Polybius et Hilarion – deux Grecs, songea-t-il, en pinçant les lèvres de dégoût – et l’Hébreu, Judas Antonius Soranus, le secrétaire privé, Status, le cordonnier royal, Claudius Nero, qui fabriquait ces fabuleuses chaussures incrustées de pierres précieuses que Demetrius refusait de porter plus d’une fois, le médecin de la cour, qui prescrivait au monarque des remèdes aux prix exorbitants, en prenant sa marge directement auprès des fabricants – comment s’appelait-il déjà, Mallo, Trallo, ou quelque chose dans le genre ? – et l’architecte, Tiberius Ulpius Draco, le ministre des Travaux publics, qui avait bâti tant de palais inutiles pour l’empereur avant de les faire détruire pour en reconstruire d’autres encore plus imposants. Non, Draco était mort un ou deux ans plus tôt, sans doute rongé par la honte de ses entreprises, car d’après le souvenir que gardait Torquatus de lui, c’était tout compte fait un homme honorable. Il restait cependant de nombreux noms pour compléter la liste. Petit à petit, au cours de l’heure qui suivit, Torquatus ajouta des noms jusqu’à en avoir une soixantaine. C’était un bon début. Sa colère augmentait tandis qu’il contemplait leurs péchés. Une colère froide, car c’était un homme glacial de nature. Au bout de vingt ans, il était temps, et grand temps, de mettre un terme aux dépenses imbéciles de Demetrius, avant qu’il n’entraîne avec lui l’Empire à sa perte. Qu’importent les risques, Torquatus avait bien l’intention de se dresser en travers du chemin de l’empereur. Il avait dans le sang sa loyauté envers l’Empire. Un certain Torquatus avait déjà été consul sous Marcus Aurelius et un autre sous Diocletianus, et bien d’autres Torquatus encore à travers l’histoire ; il était le Torquatus de cette ère, le consul Marcus Larcius Torquatus, son nom s’ajoutant à cette prestigieuse lignée. Les autres Torquatus le contemplaient du haut de l’histoire. Il savait qu’il devait sauver Rome en leur honneur. Cette ville, cet empire, songea-t-il, auquel nous devons cette loyauté, fait partie intégrante de nos vies, depuis plus de deux mille ans. L’espace d’un instant, il se dit que la meilleure tactique serait de réunir cinq ou six acolytes de l’empereur et de se débarrasser d’eux un à un, sans que l’empereur s’en rende compte, mais il réalisa rapidement que c’était une mauvaise approche. Il fallait les prendre tous en même temps, d’une seule traite, comme Apollinaris avait fait avec les provinces. Hors du palais et tout droit en prison : apporter une solution immédiate au problème. Oui. Telle était la méthode à suivre. Il imagina la conversation avec l’empereur qui s’ensuivrait. « Où sont passés mes chers amis ? Où est passé Statius ? Et Hilarion ? Qu’est donc devenu Claudius Nero ? — Ils ont tous été mis aux arrêts, Majesté. Pour crimes contre l’Etat. Notre situation est devenue tellement précaire que nous ne pouvons nous permettre le luxe de leur présence au sein du palais. — Mon docteur ! Mon cordonnier ! — Ils menacent le bien-être de la nation, César. Ils sont devenus dangereux au plus haut point. J’ai envoyé des espions au sein de la population, dans les tavernes, on y parle de révolution. On dit que les routes, les ponts et les bâtiments publics ne sont plus entretenus, qu’il n’y a plus d’argent pour la plèbe, que la guerre menace à tout instant dans les provinces… et que l’empereur doit être destitué avant que les choses n’empirent. — Destitué ? L’empereur ? Moi ? — Ils réclament la république. » Ce à quoi Demetrius répondrait en s’esclaffant : « La république ! Les gens réclament le retour de la république depuis plus de mille huit cents ans ! Ils disaient déjà cela sous Augustus, dix minutes après l’avoir abolie. Ils ne le pensent pas vraiment. Ils savent bien que l’empereur est le père de la nation, leur prince bien-aimé, la présence essentielle qui… — Non, Majesté, cette fois-ci, ils le pensent vraiment. » Et Torquatus ferait à l’empereur un exposé saisissant, terrifiant de ce qu’une révolution impliquerait, en gonflant le tableau comme il savait si bien le faire, les soulèvements dans les rues, la traque des sénateurs, certains assassinés dans leur propre lit, et par-dessus tout, le massacre de la famille impériale, les bains de sang, les pillages des musées impériaux, les incendies des palais et des bâtiments gouvernementaux, les profanations des temples. L’empereur lui-même, Demetrius II Augustus César, crucifié au Forum. Ou encore mieux : crucifié la tête en bas, à pendre jusqu’à ce que la tête lui tourne, tandis que la plèbe lui lancerait des pierres, voire des lances… Oui. Au bout de dix minutes de ce régime, Demetrius se ratatinerait dans ses sandales dorées, il en mouillerait de peur sa tunique pourpre. Il se retrancherait dans son palais pour s’y terrer au milieu de ses jouets, ses maîtresses, ses lions et ses tigres apprivoisés. Pendant ce temps, les procès pourraient avoir lieu, les scélérats seraient rapidement déclarés coupables de leurs détournements de fonds et de leurs malfaisances avant d’être exilés dans quelques provinces perdues au fin fond de l’Empire… Exilés ? L’exil serait peut-être risqué, songea Torquatus. Les exilés reviennent parfois au pays, pour se venger… Il serait sans doute plus prudent d’envisager quelque chose de plus radical que l’exil. Il continua d’écrire. La liste s’allongeait. Apollinaris serait fier de lui. Lui qui ne cessait de faire référence à l’ancien temps, comment tout allait mieux à l’époque de la République, lorsque des hommes stoïques et fermes tels que Caton l’Ancien, Furius Camillus ou Aemilius Paulus se posaient en véritables exemples de discipline et d’abnégation pour la nation tout entière. « L’Empire a profondément besoin d’être purifié », aimait à dire Apollinaris : Torquatus l’avait entendu répéter cela un bon millier de fois. Et c’était ce qui serait fait. Lorsque le comte rentrerait de Gaule, de Lusitania, quel que fut l’endroit où il se trouvait en ce moment, il pourrait constater que cette purification tant attendue était en train d’avoir lieu. Ils doivent tous mourir, songea-t-il : tous ces parasites qui entourent l’empereur, ces chenilles qui se nourrissent sur le dos de l’État. Dès son arrivée à Ostie à bord du navire marchand qui l’avait amené depuis Tarraco, Apollinaris se rendit compte qu’il se passait quelque chose d’étrange à Rome. Le rituel familier qui voyait les douaniers du port monter à bord, toucher leur pot-de-vin avant de présenter des déclarations superficielles de taxes n’eut pas lieu. Au lieu de cela, il y eut une fouille en règle, six hommes portant l’uniforme noir et or de la Trésorerie impériale inspectèrent la cargaison du navire de fond en comble en faisant un recensement précis de ce qu’il contenait, pièce par pièce. Théoriquement, toute marchandise importée en Italie depuis les provinces était soumise à une taxe douanière. En pratique, les inspecteurs des douanes, ayant payé une commission conséquente au secrétariat de leur département pour obtenir leur poste, écrémaient une grosse portion des revenus douaniers en ne laissant à la Trésorerie impériale que les miettes de la somme légitime versée. Tout le monde était au courant, mais personne ne semblait s’en soucier. Apollinaris lui-même désapprouvait ce genre d’arrangement, même s’il ne comprenait pas pourquoi le transfert de marchandises d’une partie de l’Empire à une autre devait être soumis à des taxes douanières. Mais les dessous-de-table versés aux inspecteurs des douanes n’étaient qu’une des nombreuses pratiques en vigueur dans un régime impérial qui avait désespérément besoin de réformes et, de toute façon, il ne s’était jamais vraiment intéressé de près aux affaires des marchands et des armateurs. Mais aujourd’hui, les procédures ralentissaient le débarquement de manière inhabituelle. Il fit appeler le capitaine du navire quelques instants plus tard pour lui demander ce qui se passait. Le capitaine, livide de consternation et d’indignation, n’en était pas vraiment sûr. Il s’agissait de nouvelles procédures, disait-il. Quelques changements de politique au sien du Département des douanes, c’était tout ce qu’il savait. Apollinaris se dit que cela devait avoir un lien avec l’important déficit financier de l’État dont Torquatus lui avait fait part : l’empereur, gravement à court d’argent, avait donné l’ordre à ses fonctionnaires d’augmenter les rentrées d’argent pour l’État. Mais il réalisa que la chose n’avait pas vraiment de sens. Demetrius, jusqu’à présent, ne semblait jamais avoir réalisé qu’il pût y avoir un lien entre les rentrées d’argent de l’État et les dépenses impériales. Non, ce devait être le fait de Torquatus, songea Apollinaris : une de ses « mesures drastiques » qu’il avait mises en place pour remettre de l’ordre. D’Ostie, Apollinaris se dirigea directement vers la villa qu’il avait gardée le long de la Via Flaminia, au nord des murs de la ville. Il l’avait confiée à son frère cadet Romulus Claudius Apollinaris pendant ces cinq années d’absence, et il fut heureux de constater que, bien que souvent absent de Rome durant cette période et vivant aujourd’hui en Ombrie, Romulus Claudius s’en était bien occupé, comme si son frère était susceptible de l’utiliser à tout moment. Le chemin du retour l’obligea à passer par le centre de la ville. Il était bon de retrouver Rome, de revoir les anciens bâtiments, les témoignages de deux mille ans d’histoire à chaque coin de rue, les murs en marbre des temples et des bureaux gouvernementaux dont certains remontaient à Augustus et Tiberius, patinés par des siècles de rénovations, les immeubles médiévaux, solides et un peu rudes, les décorations de leurs façades vibrant sous l’effet du soleil, les nouveaux bâtiments de la Décadence avec leurs étranges parapets, leurs contreforts proéminents et leurs ailes qui se projetaient brusquement, comme celles d’un gigantesque hanneton prêt à prendre son envol. Comme il était bon de retrouver tout cela ! Même la chaleur le remplissait de joie. C’était le mois de Julius, chaud et humide, une époque de l’année où la rivière est basse, trouble, charriant un limon jaunâtre. Le jour, la chaleur serrait la ville dans line tenaille. On entendait au loin des grondements de tonnerre… un craquement sec, des éclairs, mais pas de pluie, le grondement sinistre des dieux distraits. Un relent putride flottait dans l’air. Durant tout le temps passé dans les villes mineures des provinces occidentales, il avait oublié à quel point Rome sentait mauvais en été. Rome était la cité la plus grandiose de toutes et de tout temps, mais on ne pouvait ignorer son odeur à cette époque de l’année, les effluves d’un million d’habitants, de leurs déjections, de leurs déchets, de la sueur d’un million d’individus. C’était un homme délicat. Il détestait la chaleur, la puanteur, la saleté, la poussière. Et pourtant, pourtant… c’était Rome et il n’y avait aucune ville semblable au monde ! Lorsque Apollinaris arriva chez lui, il fit prévenir Torquatus de son retour et l’informa qu’il serait heureux de le rencontrer le plus tôt possible. Un messager revint aussitôt pour lui dire que Torquatus l’invitait à dîner chez lui le soir même. Ce n’était pas vraiment un plaisir pour lui. Apollinaris, malgré son intérêt scolaire pour les vertus stoïques de la Rome républicaine, était un homme civilisé et cultivé qui appréciait les bons vins et la cuisine inventive. Son collègue était d’un tout autre acabit, c’était plus un Romain à l’ancienne dans son mépris affiché pour le confort et le luxe – quelqu’un de laborieux, au tempérament glacial, n’éprouvant pas le moindre intérêt pour la cuisine ou les vins, la littérature ou la philosophie, dont le seul plaisir, finalement, consistait à chasser le sanglier dans les forêts enneigées des provinces nordiques. Mais, ce soir, la table de Torquatus était adaptée aux goûts d’Apollinaris, avec son lot de vins, de sorbets et un superbe plat de résistance composé de gibier épicé. Il n’y avait pas de divertissements particuliers – des danseurs et des musiciens n’auraient pas été appropriés pour une soirée de ce type –, ils se retrouvèrent donc seuls à table. Apollinaris ne s’était jamais marié et la femme de Torquatus, que l’on voyait rarement en public, était absente de sa propre demeure ce soir-là. Il avait effectivement opéré quelques changements dans les procédures douanières, confia-t-il à Apollinaris. Et d’autres encore. La troupe de dépravés qui gravitait autour de l’empereur avait été rassemblée et expulsée. Il n’y aurait plus de dépenses sauvages de la part de Demetrius à l’avenir. Torquatus avait aussi mis en place des réformes à chaque niveau du gouvernement. Les officiels corrompus avaient été écartés. Certaines réglementations inscrites dans les livres depuis des décennies mais jamais appliquées jusqu’alors allaient désormais l’être. Tous les départements du gouvernement avaient reçu l’ordre de revoir leur budget et de s’y tenir. « Et l’empereur ? demanda Apollinaris, lorsque Torquatus marqua une pause. Comment a-t-il pris le renvoi de sa coterie de laquais ? Je vois que ta tête est toujours sur tes épaules, tu as donc dû trouver un moyen de le calmer, mais lequel ? — À l’heure actuelle, Sa Majesté n’est plus en mesure d’ordonner les exécutions, dit Torquatus. L’empereur a été placé en résidence surveillée. » Apollinaris resta figé d’étonnement. « Tu es sérieux ? Oui, oui, bien sûr que tu l’es. Tu es toujours sérieux. Il est donc enfermé dans son propre palais ? — Dans l’annexe des invités du palais, pour être plus précis. Le nouveau bâtiment un peu insolite, avec ces mosaïques étranges. J’ai placé des troupes tout autour pour le garder vingt-quatre heures sur vingt-quatre. — Mais la Garde prétorienne n’a tout de même pas accepté de… — J’ai pris la précaution de congédier le préfet de la Garde prétorienne et de le remplacer par quelqu’un de mon équipe, un certain Atilius Rullianus. Les prétoriens ont reçu une prime conséquente et ont accepté de jurer fidélité à leur nouveau préfet. — Oui. Ils le font en général, lorsque la prime est conséquente. — Nous assurons à Demetrius les repas et une compagnie féminine, mais, en dehors de cela, il est complètement isolé. Il n’a aucun contact avec les officiels de sa cour ou les membres du sénat. Je me tiens bien entendu à l’écart de lui. J’espère que tu en feras de même, Apollinaris. Désormais, en pratique, nous représentons à nous deux l’empereur. Tous les décrets passent par le bureau consulaire et c’est aussi avec nous que traitent tous les fonctionnaires du gouvernement. » Apollinaris s’approcha de Torquatus. « Tu as donc l’intention de garder l’empereur prisonnier pour le restant de ses jours ? Tu te rends compte que cela posera un certain nombre de problèmes ? Fou ou pas fou, l’empereur doit apparaître devant le peuple de temps en temps au cours de l’année. Le festival du nouvel an, l’ouverture des sessions du sénat, le premier jour de la saison des jeux au Colisée – tu te doutes bien que tu ne pourras tout de même pas le cacher indéfiniment sans que cela n’éveille quelques soupçons. — Pour le moment, nous nous sommes contentés de dire que Sa Majesté était souffrante. Nous pouvons nous en tenir à cela dans l’immédiat. Quant à la rapidité de son rétablissement… c’est là un sujet que nous réglerons plus tard. Nous avons d’autres problèmes sur les bras. — Comme ? — Le sénat, pour commencer. Comme tu le sais peut-être, un bon nombre de sénateurs s’accommodaient parfaitement des méthodes de Demetrius. La corruption générale ne les a pas épargnés. Comme il n’y avait pas de véritable empereur pour leur exiger des comptes, ils ont fait comme bon leur semblait et beaucoup ont adopté le train de vie de Demetrius. J’entends par là le genre d’existences orgiaques qui faisaient la réputation de Rome sous Néron. Nous ne pouvons tolérer un retour à de telles valeurs. Le sénat a lui aussi besoin d’être réformé. Le cas échéant, beaucoup de ses membres essayeront de contrecarrer nos plans. — Je vois, dit Apollinaris. Tu as donc l’intention de démettre de leur fonction certains sénateurs ? — Cela peut s’avérer nécessaire. — Mais seul l’empereur est habilité à le faire. — Nous le ferons au nom de l’empereur. Comme pour tout le reste. — Ah, je vois… au nom de l’empereur. » Il remarqua pour la première fois à quel point Torquatus paraissait fatigué. C’était quelqu’un de grand, jouissant d’une force physique formidable et d’une endurance légendaire ; mais Apollinaris constata qu’il avait les yeux rouges de fatigue et que son visage carré affichait des traits tirés et une mine jaune. « Et nous avons d’autres soucis, continua Torquatus. — Tu veux dire à part renvoyer toute la cour, emprisonner l’empereur et purger le sénat ? — Je parlais d’un éventuel soulèvement de la population, dit Torquatus, d’un ton sinistre. — Tu veux dire, à cause de tes réformes en cours ? — Au contraire. Mes réformes sauveront l’Empire et tôt ou tard les gens s’en rendront compte… si nous arrivons à garder la situation sous contrôle jusque-là. Mais les gens ne nous laisseront peut-être pas le temps de leur expliquer les choses. Tu es parti depuis cinq ans et tu n’es pas au courant de tout ce qui s’est passé ici. J’aimerais que tu viennes avec moi au Subure demain. — Le Subure », répéta Apollinaris. Il joignit les mains et posa la pointe de ses doigts sur sa bouche. Le Subure était, si ses souvenirs étaient bons, un ancien quartier pauvre de la capitale, un endroit sordide et puant entrecroisé de ruelles étroites et sombres qui ne menaient nulle part. Tous les cent ans quelque empereur poussait le sens du devoir jusqu’à le faire raser et reconstruire, mais sa nature profonde était inaltérable et la dimension pestilentielle de cet endroit reprenait le dessus au bout de quelques générations. « Ça gronde dans le Subure ? Quelques envois gratuits de pain et de vin devraient régler l’affaire. — Non. Ces gens mangent à leur faim. Malgré les excès de Demetrius, nous vivons toujours dans un pays riche. Et quoi que tu en penses, la pauvreté n’est pas toujours à l’origine des révolutions. C’est la passion pour la nouveauté, la quête d’excitation. La révolution est le fruit de l’oisiveté et du désœuvrement, pas de la pauvreté. — L’oisiveté et le désœuvrement des habitants des taudis du Subure », dit Apollinaris, observant son interlocuteur d’un air songeur. C’était un concept intéressant, fabuleux dans son absurdité. Mais Torquatus semblait y voir une certaine logique. « Oui. Au sein de l’effondrement total de la loi et de l’ordre, ce que certains appellent la Décadence, ils finissent par se rendre compte qu’il n’y a plus personne aux commandes. Ils se mettent tous à vouloir une plus grosse part du gâteau. Renverser la monarchie, massacrer les patriciens, se répartir leurs richesses. Je suis allé dans leurs tavernes, Apollinaris. J’ai entendu la foule être haranguée. Si tu viens demain avec moi t’asseoir parmi eux, tu pourras l’entendre de tes propres oreilles. — Deux consuls, arpentant allègrement et sans escorte les tavernes des bas-fonds ? — Personne ne nous reconnaîtra. Je te dirai comment t’habiller. — Je suppose que ça peut être intéressant. Mais je préfère m’abstenir, merci. Je te crois sur parole : le Subure est en ébullition. Il nous reste toujours l’armée, Torquatus. Je viens de passer cinq années à pacifier les provinces. Je peux en faire autant avec le Subure, s’il le faut. — Tu voudrais retourner l’armée romaine contre les citoyens de la capitale ? Mais réfléchis donc, mon bon ami. Nous devons nous occuper des agitateurs du Subure avant que les véritables ennuis n’apparaissent. Je te le concède, cela fait beaucoup à assimiler pour ta première journée à Rome. Mais il n’y a pas de temps à perdre. Nous avons une lourde tâche à accomplir. » Torquatus fit signe à un esclave de remplir leurs verres. « Allez, nous avons assez discuté de tout cela, tu ne penses pas ? Comment trouves-tu ce vin ? C’est un vin de Falerae de quarante-cinq ans d’âge. De la propre cave de l’empereur, je l’avoue. Je l’ai fait apporter pour l’occasion. — C’est un délice. Mais le temps l’a rendu un peu aigre. Tu veux bien me passer le miel, Torquatus ? » « Voilà la liste provisoire », dit Charax. Apollinaris prit la feuille que lui tendait son aide de camp et parcourut rapidement les noms de la liste. « Statius… Claudius Néron… Judas Antonius Soranus… qui sont ces gens, Charax ? — Lucius Status est le secrétaire particulier de l’empereur. Soranus, un Hébreu qui, dit-on, importe des animaux exotiques d’Afrique pour sa collection. Je n’ai pas d’informations sur Claudius Néron, mais c’est certainement un artisan appointé à la cour. — Ah. » Apollinaris reprit la lecture de la liste. « Hilarion et Polybus, oui. Ses serviteurs. Je me souviens de ces deux-là. Deux sales types sournois. Glitius Agricola. Gaius Callistus. Marco Cornuto… qu’est-ce que c’est que ce nom « Marco Cornuto » ? — C’est un nom romain, monsieur. Je veux dire, c’est du romain, et non du latin. » Cela le laissa perplexe. « Latin… romain… quelle différence ? — Les classes inférieures parlent une sorte de nouvelle langue qu’ils appellent le « romain », c’est un dialecte, le dialecte du peuple, c’est comme cela qu’on l’appelle. C’est un dérivé du latin, un peu comme les langues des provinces. C’est une forme simplifiée, plus approximative. D’après ce que j’ai entendu dire, ils se sont mis à traduire leurs propres noms dans cette langue. Ce Marco Cornuto doit certainement être un des cochers du roi, ou un palefrenier, quelque chose dans le genre. » Apollinaris afficha un rictus. Il n’appréciait pas du tout cette nouvelle tendance qui s’était développée dans les provinces consistant à parler des dialectes locaux, versions rustres et vulgaires du latin, mélangés à un vocabulaire primitif régional : il y en avait un en Gaule, un autre en Hispanie, un autre en Britannie et un autre encore, très différent des premiers, dans les provinces teutonnes. Il avait supprimé ces langues, ces dialectes, chaque fois qu’il en avait eu l’occasion. Ainsi, la tendance s’était propagée ici même ? « Quel intérêt peut-il y avoir à parler un nouveau dialecte ici, à Rome ? Dans les provinces, les dialectes sont un moyen d’affirmer une forme indépendance vis-à-vis de l’Empire. Mais Rome ne peut tout de même pas se séparer d’elle-même ? » Charax se contenta de sourire en haussant les épaules. Apollinaris se souvenait de ce que Torquatus lui avait dit au sujet de la fébrilité qui régnait dans les bas quartiers, de la probabilité d’un soulèvement parmi la plèbe. Est-ce qu’une nouvelle forme bâtarde de latin allait voir le jour parmi les pauvres, une langue qui leur était propre, les différenciant des aristocrates qu’ils haïssaient tant ? Cela méritait que l’on s’y intéressât. Il connaissait d’après son expérience dans les provinces le pouvoir du langage lorsqu’il s’agissait de fomenter des révoltes politiques. Il jeta de nouveau un œil sur la liste de ceux que Torquatus avait arrêtés. « Marius… Licentius… Licinius… Cassius Bassius… » Il leva les yeux. « Que signifient ces petites marques rouges à côté de certains noms ? — Ce sont ceux qui ont déjà été exécutés, dit Charax. — Tu as bien dit « exécutés » ? demanda Apollinaris, sous le choc. — Mis à mort, oui. Vous semblez surpris. Je croyais que vous étiez au courant. — Non. On ne m’a jamais parlé d’exécutions. — À l’autre bout du Forum, sur la petite place devant l’arc de Marcus Anastasius : il a fait installer une estrade, il y a des exécutions tous les après-midi depuis une semaine, quatre ou cinq par jour. — Il ? — Larcius Torquatus, monsieur », dit Charax, comme s’il s’adressait à un enfant. Apollinaris acquiesça de la tête. Cela faisait dix jours qu’il était à Rome et ses journées avaient été bien remplies. Torquatus ne lui avait pas laissé l’occasion de lui parler de son intention d’abandonner son poste de consul et de retourner à la vie civile. Et après avoir appris ce que Torquatus avait fait – mettre l’empereur en résidence surveillée, jeter les compagnons de jeu de Sa Majesté en prison, établir de nouveaux décrets stricts destinés à débarrasser le gouvernement de toute sa corruption –, Apollinaris avait vite compris que toute idée de retraite était désormais impossible. Le programme de Torquatus, bien que louable dans ses intentions, était tellement radical qu’il était impossible à mettre en place à lui tout seul. Cela aurait fait de lui le dictateur de Rome et Apollinaris savait, d’après ce qu’il avait lu dans les livres d’histoire, que Rome pouvait uniquement tolérer un dictateur qui, à l’instar d’Augustus César, était capable de masquer son despotisme sous une façade de légitimité constitutionnelle. Un simple consul autoproclamé, régnant seul après avoir renversé l’empereur, ne pouvait se maintenir au pouvoir à moins d’assumer les pouvoirs impériaux lui-même. Or, Apollinaris ne souhaitait pas voir Torquatus jouer ce rôle-là. À l’heure actuelle, il était vital de maintenir le système consulaire. Et il fallait à Torquatus un collègue consulaire légitime s’il voulait voir aboutir ses projets de réformes. Ainsi Apollinaris avait mis de côté toute idée de retraite et avait passé ses premières journées dans la capitale à réaffirmer sa présence en installant son bureau dans le bâtiment consulaire. Il avait renoué ses contacts avec les personnages importants du sénat et, d’une manière générale, avait repris son rôle au sein du pouvoir. Il rencontrait quotidiennement son collègue Torquatus qui lui assurait que la purge de l’État de ses oisifs et ses parasites se déroulait pour le mieux, mais jusqu’à présent, Apollinaris n’avait pas insisté pour en connaître les détails. Il comprenait maintenant que c’était là une erreur. Il applaudissait bien évidemment la politique de Torquatus qui cherchait à mettre un terme à l’essorage du Trésor public amorcé par la horde de vautours gravitant autour de l’empereur. Mais il ne lui était jamais venu à l’esprit que son collègue les faisait exécuter. Et aucun de ses déplacements dans la ville depuis qu’il était rentré ne l’avait jamais emmené sur la petite place de Marcus Anastasius, là où les têtes tombaient dans la poussière sur ordre de M. Larcius Torquatus. « Je devrais peut-être en toucher un mot à Torquatus », dit Apollinaris, avant de se lever et de ranger la liste des hommes arrêtés dans une manche de sa tunique. Le bureau de Torquatus se trouvait à l’étage au-dessus de celui d’Apollinaris, dans le bâtiment consulaire. Jadis, les deux consuls se partageaient le neuvième étage : du moins il en avait été ainsi au cours des trois premiers mandats d’Apollinaris en tant que consul. La première fois, comme consul junior, il avait occupé le bureau se trouvant dans l’aile est du bâtiment, avec vue sur le Forum de Trajan. Pendant ses deuxième et troisième mandats, en tant que consul senior, il s’était installé dans les salles plus imposantes de l’aile ouest, au dernier étage. Mais pendant la longue absence d’Apollinaris dans les provinces, Torquatus avait élargi son domaine consulaire jusque dans la partie qui avait jadis été la sienne et avait installé un bureau annexe pour son collègue au huitième étage. « Les tâches du consul ont pris de l’ampleur depuis que nous avons redéfini ce poste, avait expliqué Torquatus, légèrement penaud, lorsque Apollinaris était venu réclamer son bureau à son retour. Tu étais parti te battre en Sicile, il y avait de grandes chances que tu ne reviennes pas avant deux ou trois ans et j’avais besoin de plus d’espace pour le personnel qu’il m’a fallu engager, etc. » Les nouvelles dispositions lui restaient plutôt en travers de la gorge, mais Apollinaris sentait que ce n’était pas le moment de se disputer avec son collègue pour une question d’espace de travail. Il serait toujours temps de parler d’ancienneté et de statut lorsque la situation dans la capitale se serait stabilisée. Torquatus était occupé à signer des papiers lorsque Apollinaris se présenta. Il parut, l’espace d’un instant, ne pas avoir remarqué la présence de son collègue. Puis il leva les yeux et le gratifia d’un sourire contrit. « Toute cette paperasserie… — Serais-tu en train de signer d’autres ordres d’exécution ? » Apollinaris aurait voulu parler d’un ton neutre, plat. Mais le froncement de sourcils de Torquatus lui fit comprendre qu’il n’y était pas réellement parvenu. « Pour tout dire, oui, Apollinaris. Cela te pose-t-il un problème ? — Un peu, en effet. Je n’ai pas cru comprendre que tu avais l’intention de faire exécuter les gens de Demetrius. — Je croyais pourtant que nous en avions discuté. — Pas explicitement. Tu as parlé de te « débarrasser »d’eux, je crois. Je ne me souviens pas de t’avoir entendu expliquer ce que tu entendais par là. » Le regard défensif de Torquatus se fit glacial. Apollinaris lui tendit la liste de prisonniers que Charax lui avait donnée. « Penses-tu, Torquatus, qu’il soit vraiment avisé d’infliger une punition aussi sévère à des personnages aussi insignifiants ? Le barbier de l’empereur ? Le pitre de l’empereur ? — Tu as quitté la capitale depuis de longues années, ces hommes ne sont pas aussi innocents que tu le penses. Je n’envoie jamais à la légère quelqu’un à la mort. — Tout de même, Torquatus… » Torquatus l’interrompit d’une voix douce. « Considère plutôt nos options, veux-tu ? On les congédie et on les laisse libres ? Ils resteront dans les parages, semant la discorde, complotant pour retrouver leurs postes au palais. Nous nous contentons de les mettre en prison ? Nous serions sans doute obligés de les entretenir aux frais du contribuable pour le restant de leur vie. Les exiler ? Ils emporteraient avec eux leurs trésors acquis malhonnêtement, alors que nous pourrions les récupérer pour renflouer la trésorerie. Non, Apollinaris, nous débarrasser d’eux une bonne fois pour toutes est la seule solution. Si nous leur laissions la vie sauve, tôt ou tard, ils réussiraient à rejoindre Sa Majesté et finiraient par la convaincre de nous renverser. — Nous les tuons donc pour réduire les risques que nous encourons ? — Les risques que court l’Empire. Tu crois vraiment que j’accorde autant de valeur à ma propre vie ? Mais si nous tombons, l’Empire tombe avec nous. Ces hommes sont les ennemis de l’État. Toi et moi, nous sommes les seuls remparts entre eux et le règne du chaos. Ils doivent disparaître. Je croyais que nous étions d’accord sur ce point. » Apollinaris savait que c’était faux. Mais il cernait la pertinence du raisonnement. L’Empire se trouvait, et ce n’était pas la première fois, au bord de l’anarchie. Les remous dans les provinces étaient autant de signes avant-coureurs. Augustus avait créé l’Empire par la force militaire, et c’était l’armée qui avait permis aux empereurs de garder leur trône au fil des siècles. Mais, au bout du compte, les empereurs régnaient avec le consentement des gouvernés. Aucune armée ne pouvait forcer le peuple à accepter indéfiniment l’autorité d’un empereur malfaisant ou dément : cela s’était révélé vrai à maintes reprises, depuis l’époque de Caligula et de Néron et tout au long de l’histoire. Demetrius était de toute évidence fou ; la plupart des fonctionnaires du gouvernement étaient visiblement corrompus ; si Torquatus ne se trompait pas en parlant des rumeurs de révolution au sein de la plèbe, et il y avait de grandes chances qu’il ne se trompât pas, une purge radicale de la corruption et de la folie ambiantes était le seul moyen d’éviter le désastre. Laisser les serviteurs de Demetrius en vie, les laisser se regrouper et recontacter l’empereur était courir droit à la catastrophe. « D’accord, dit Apollinaris. Mais jusqu’où envisages-tu de poursuivre la chose ? — Jusqu’où la situation l’exigera », dit Torquatus. Le mois de Julius fit place au mois d’Augustus et le pire été qu’ait connu Rome depuis longtemps s’éternisa, avec une chaleur accablante, une humidité étouffante, de lourds nuages menaçants qui masquaient le soleil, des éclairs au-dessus des collines mais pas de pluie, les tensions augmentant partout les humeurs de plus en plus susceptibles tandis que défilait la procession de chars portant les dernières fournées de condamnés vers le billot du bourreau. De grandes foules s’amassaient tous les jours, les gens du peuple comme les patriciens, les regards braqués sur l’exécuteur et ses victimes avec la fascination que l’on peut éprouver devant un serpent prêt à attaquer. Le spectacle d’horreur était terrifiant mais personne ne parvenait à s’en détacher. L’odeur du sang planait dans Rome. Chaque jour voyait la ville devenir plus propre et plus craintive, paralysée par la peur et la suspicion. « Cela fait cinq semaines déjà, dit Lactantius Rufus, le magistrat présidant le sénat, et les exécutions viennent jusqu’à notre Chambre. — Pactumeius Pollio, jugé et déclaré coupable », dit Julius Papinio. Il était le plus proche de Rufus au sein du petit groupe qui s’était réuni sur le portique du sénat en cette matinée brûlante et humide. « Même chose pour Marcus Florianus, dit le dodu Terentius Figulus. — Et Macrinus, dit Flavius Lollianus. — Sans oublier Fulpianus. — C’est tout, je crois. Quatre en tout. — Oui, quatre sénateurs, dit Lactantius Rufus. Pour l’instant. Mais qui sera le prochain, je vous le demande ? Toi ? Moi ? Où cela s’arrêtera-t-il ? La mort règne à Rome de nos jours. Toute notre Chambre est en danger, mes amis. » L’homme était une véritable faucille, d’une taille démesurée, les épaules basses, le dos voûté, un visage taillé à la serpe. Pendant plus de trente ans, il avait été un membre éminent du sénat : confident de feu l’empereur Lodovicus et conseiller proche de l’actuel empereur Demetrius, il avait déjà occupé trois mandats de consul. « Nous devons trouver un moyen de nous protéger. — Que proposes-tu ? demanda Papinio. Devons-nous demander à l’empereur de démettre les consuls de leurs fonctions ? » Il avait parlé sans conviction. Papinio savait aussi bien que les autres que l’idée était ridicule. « Je me permets de te rappeler que l’empereur est lui-même prisonnier, dit tout de même Lactantius. — En effet, concéda Papinio. Tous les pouvoirs sont entre les mains des consuls désormais. — Tout à fait, dit Rufus. C’est pourquoi nous devons dresser une barrière entre eux. Nous devrions envoyer une délégation de quatre ou cinq d’entre nous pour parler à Apollinaris. C’est un homme raisonnable. Il doit bien se rendre compte du mal que fait Torquatus et du risque de voir ces purges, si elles devaient se poursuivre, déraper et se propager dans tout Rome comme un feu de paille. Nous lui demanderons de démettre Torquatus de ses fonctions et de nommer un nouveau collègue. — De démettre Torquatus de ses fonctions… ? dit Terentius Figulus, ébahi. Dit comme cela, la chose paraît facile ! Mais peut-il seulement le faire ? — Apollinaris vient de reconquérir quatre ou cinq provinces sans rencontrer de grandes difficultés. Pourquoi serait-il plus difficile pour lui de renverser un seul homme ? — Et s’il ne voulait pas le faire ? demanda Papinio. S’il approuvait les agissements de Torquatus ? — Il nous faudra alors les remplacer tous les deux, répondit Rufus. Mais ce doit être là notre dernier recours. Qui d’entre vous veut venir avec moi voir Apollinaris ? — Moi », dit Papinio. Mais personne d’autre ne se porta volontaire. Rufus se tourna vers les autres. « Eh bien ? dit-il. Figulus ? Lollianus ? Et toi, Priscus ? Slavius Julianus ? » Finalement Rufus ne réussit à convaincre que deux de ses compagnons pour sa mission, l’éternel ambitieux Julius Papinio et un autre sénateur du nom de Gaius Lucius Frontinus, un homme plus jeune dont la famille possédait de vastes propriétés vinicoles dans le sud de l’Italie. Bien qu’une grande fébrilité régnât dans les bureaux consulaires en cette période – les journées des consuls étant entièrement consacrées à leur mission purificatrice, aux émissions de mandats d’arrêt, à la participation aux procès, et aux autorisations d’exécutions, sentence qui touchait presque tous ceux qui passaient en jugement –, ils n’eurent curieusement guère de difficulté à obtenir une audience auprès du consul Valerian Apollinaris. Quant à obtenir son soutien, c’était une tout autre affaire. « Ce que vous me demandez relève de la trahison, comme vous devez sûrement le savoir », dit Apollinaris d’un ton calme. Il était resté assis derrière son bureau ; les autres lui faisaient face. « En suggérant à un consul appointé constitutionnellement de démettre de ses fonctions son collègue, vous l’invitez à participer à la conspiration que vous semblez avoir préparée en vue de renverser le gouvernement légitime de l’Empire. Ce qui en soi est un délit majeur. Je pourrais vous faire jeter en prison sur-le-champ, avec comme perspective la hache du bourreau avant la fin de la semaine. N’est-ce pas, Rufus ? Papinio ? Frontinus ? » Il était impossible de savoir s’il proférait de véritables menaces ou s’il plaisantait. Lactantius Rufus répondit fermement au regard froid et calculateur du consul. « Vous suivriez probablement le même chemin d’ici une semaine ou deux, comte Apollinaris. Car si quelqu’un est à même de comprendre à quel point Torquatus représente un danger pour nous tous, voire pour lui-même, c’est bien vous. — Dangereux pour vous, oui. Mais pour moi ? J’ai soutenu Torquatus dans toutes ses actions, non ? Pourquoi mon estimé collègue se retournerait-il contre moi ? — Parce que au train où vont les choses, dit Rufus, l’élimination de l’empereur Demetrius deviendra tôt ou tard une nécessité et il y a des chances que ce soit plus tôt que prévu. Et l’empereur n’a pas de fils. L’héritier du trône est son frère Marius, enfant gâté et incapable qui passe son temps assis dans son palais à Capri à ricaner. Il est totalement inapte à régner. Vous et Torquatus êtes les seuls à pouvoir succéder à Demetrius. Mais vous ne pouvez pas être tous les deux empereur. Vous suivez mon raisonnement, Apollinaris ? — Bien sûr. Mais je n’ai aucune intention de tuer l’empereur et je doute que ce soit dans les projets de Torquatus, sans quoi il l’aurait déjà fait. » Rufus lâcha un soupir. « À moins qu’il n’attende peut-être le bon moment. Mais quand bien même : vous ne vous sentez peut-être pas en danger, mon cher Apollinaris, mais nous, oui. Quatre membres du sénat sont déjà morts. D’autres ont sans doute leur nom sur cette liste. Le pouvoir est monté à la tête de Torquatus, il massacre les gens à tour de bras, par grappes entières. Certains méritaient peut-être leur sort. Mais, dans certains cas, Torquatus n’a fait que régler quelques vieux comptes. Oser prétendre que le sénateur Pactumeius Pollio était un ennemi de l’État… ou encore Marcus Florianus… — Si j’ai bien compris, pour sauver votre peau, vous voudriez que je lève la main sur mon collègue, violant ainsi mon serment. Et si je refusais ? — Le sénat, puisque l’empereur est malade, a le pouvoir de vous démettre de vos fonctions de consul ainsi que Torquatus. — Vous le pensez vraiment ? Et si vous y parveniez, qui avez-vous en tête pour nous remplacer ? Vous, Rufus ? Le jeune Frontinus ici présent ? Le peuple vous accepterait-il comme dirigeants ? Vous savez pertinemment que Torquatus et moi-même sommes les seuls dans cet Empire décadent capables d’empêcher son effondrement total. » Apollinaris secoua la tête en souriant. « Non, Rufus. Vous bluffez. Vous n’avez aucun candidat pour nous remplacer. — J’en conviens, dit Rufus sans hésiter. C’est certainement le cas. Mais si vous refusez, vous ne nous laissez d’autre choix que d’essayer de faire tomber Torquatus nous-mêmes et nous risquons fort d’échouer, ce qui entraînera de grands remous et un désordre indescriptible lorsqu’il cherchera à se venger. Vous êtes le seul à pouvoir sauver Rome de quelqu’un comme lui. Vous devez le déposer et prendre les rênes, mettre un terme à ce règne de terreur avant qu’une rivière charriant le sang des sénateurs n’inonde les rues de la ville. — Vous voudriez donc que je devienne empereur ? » Cette fois-ci, Rufus, pris de court, hésita avant de répondre. « C’est ce que vous souhaitez ? — Non. Jamais de la vie. Mais si je prends le pouvoir, j’assumerai en quelque sorte la fonction d’empereur. Et peu de temps après, comme vous semblez l’avoir prévu, je finirai par devenir empereur, pour de bon. Mais le trône ne m’intéresse pas. Je souhaite tout au plus rester consul. — Alors, restez consul. Débarrassez-vous de Torquatus et nommez à sa place un collègue qui partage votre point de vue, quelqu’un avec qui vous vous entendez bien. Mais vous devez l’arrêter avant qu’il nous dévore tous. Vous compris, Apollinaris, croyez-moi. » Après le départ des trois sénateurs, Apollinaris resta songeur devant son bureau, se repassant mentalement la conversation. Il ne pouvait nier qu’il y avait du vrai dans ce qu’avait dit Rufus. Il était certes cupide et manipulateur, comme pouvait l’être tout individu possédant une telle fortune et occupant un poste aussi proche du pouvoir central impérial. Mais il n’était pas malfaisant comme peuvent l’être les puissants et ce n’était certainement pas un imbécile. Il voyait clairement, comme Apollinaris d’ailleurs, qu’il y avait peu de chances que la purification forcenée de l’Empire initiée par Torquatus prît fin un jour ; que non seulement des membres éminents du sénat comme Lactantius Rufus étaient menacés, mais que les choses ne feraient qu’empirer jusqu’à compter un jour parmi les victimes le comte Valerian Apollinaris lui-même. C’était inévitable. Apollinaris, bien qu’ayant approuvé dès le départ la nécessité de mettre un terme aux excès de l’empereur Demetrius et de purger la cour de tous ses parasites, avait vu le zèle de Torquatus augmenter de jour en jour. Et il était loin de se sentir à l’aise avec les méthodes extrêmes employées par ce dernier – les arrestations nocturnes, les jugements secrets, les verdicts dans l’heure, les exécutions le lendemain. Maintenant que Torquatus avait réussi à établir la peine de mort comme sentence appropriée pour tous ceux qui sapaient la fibre morale de l’Empire, la liste des victimes potentielles s’allongeait elle aussi à l’infini. La clique détestable des parasites qui gravitaient autour de Demetrius, dont certains étaient d’authentiques vicieux et d’autres de simples bouffons, avait disparu. Ainsi que des douzaines de bureaucrates et quatre de leurs complices au sénat. Et, en effet, comme Rufus l’avait deviné, d’autres inculpations étaient en attente. Torquatus se concentrait désormais sur les agitations du Subure, où les larcins et les vandalismes habituels avaient cédé la place à des émeutes et des manifestations anarchiques contre le gouvernement. Bientôt, Torquatus se mettrait aussi à exécuter les gens du peuple. Si on le laissait faire, il purgerait Rome de fond en comble. Apollinaris ne contestait pas qu’un nettoyage au sein de l’État fut une nécessité. Malgré ses réserves, il s’était abstenu d’interférer dans le travail de Torquatus au cours de ces cinq dernières semaines. Mais il était clair aujourd’hui que celui-ci commençait à se comporter en dictateur, meurtrier de surcroît, et qu’en tant que collègue, il était obligé de l’accompagner dans sa tâche, à défaut de quoi il risquait fort de se retrouver lui-même victime de son zèle. Car viendrait l’heure – si ce n’était déjà le cas – où il lui faudrait dire à son collègue : « Nous commençons à dépasser les bornes. Il est temps de mettre un terme à toute cette tuerie. » Mais si Torquatus ne l’entendait pas ainsi ? Le nom de Valerian Apollinaris viendrait sûrement s’ajouter à la liste des condamnés. Et, bien qu’Apollinaris n’ait jamais vraiment craint pour sa sécurité personnelle, il comprenait aujourd’hui qu’il devait sauver sa vie pour sauver l’Empire. Il était devenu le seul rempart contre le chaos qui se profilait à l’horizon. Apollinaris décida qu’il était temps d’affronter le problème. Il se rendit chez Torquatus. « Le sénat devient fébrile, lui dit-il. Ces quatre exécutions… — C’étaient des traîtres », dit Torquatus d’un ton sec. La sueur perlait le long de son visage rond dans l’atmosphère dense et humide qui régnait dans la pièce mais, pour une raison qui échappait à Apollinaris, l’homme portait une épaisse toge d’hiver. « Ils se sont vautrés dans les turpitudes de Demetrius pour s’engraisser de manière indécente. — Sans aucun doute. Mais nous avons besoin du soutien du sénat si nous voulons mener notre tâche à bien. — Vraiment ? Le sénat est un vestige du temps passé, un reliquat de l’ancienne République. Comme les consuls, avant que nous réformions la fonction. Les empereurs ont parfaitement rempli leur rôle pendant un bon millier d’années sans avoir à partager le pouvoir avec le sénat ou les consuls. Nous pouvons aussi nous passer du sénat. À qui as-tu parlé ? Lactantius Rufus ? Julius Papinio ? Je connais les noms des contestataires. J’ai bien l’intention de leur régler leur compte un à un, jusqu’à ce que… — Je t’en prie, Torquatus. » Apollinaris se demanda s’il avait déjà prononcé ces mots une seule fois dans sa vie. « Essaye de faire preuve d’un peu de modération, mon ami. Ce que nous essayons d’accomplir est une tâche ardue. Nous ne pouvons nous passer du soutien du sénat. — Bien sûr que si. La hache du bourreau attend tous ceux qui se dresseront sur notre chemin et ils le savent bien. Que disait Caligula déjà ? Ah si ce satané peuple de Rome n’avait qu’une seule tête… ou quelque chose dans le genre. C’est ce que j’éprouve quand je pense au sénat. — Je ne pense pas que la philosophie de Caligula soit un exemple à suivre en ce moment. J’insiste, Torquatus, tâchons de nous montrer plus modérés dorénavant. Sinon, nous risquons de déclencher un incendie dans Rome qui risque de s’avérer très difficile à éteindre, un incendie qui pourrait bien nous consumer toi et moi avant que tout cela ne se termine. — Je ne suis pas convaincu que la modération soit appropriée au stade où nous en sommes, dit Torquatus. Et si tu crains pour ta vie, mon ami, tu peux toujours démissionner de ton poste de consul. » Son regard s’était fait glacial, inflexible. « Je sais que tu as souvent parlé de retourner à ta vie privée, à tes études, ta résidence de la campagne. Il est peut-être temps de songer à le faire. » Apollinaris afficha le sourire le plus affable possible. « Je ne pense pas le faire tout de suite. Malgré les objections dont je viens de te faire part, je suis aussi convaincu que toi qu’il nous reste beaucoup à faire dans Rome, et j’ai bien l’intention d’être à tes côtés pour mener cette tâche à bien. Toi et moi, nous serons collègues jusqu’au bout, Marcus Larcius. Nous aurons peut-être des petits différends à l’occasion, mais ils ne se dresseront jamais entre nous. — Tu penses vraiment ce que tu dis, Apollinaris ? — Bien sûr. » Un signe d’intense soulagement apparut sur le visage épais et marqué de Torquatus. « Je t’embrasse, cher collègue ! — Moi aussi », dit Apollinaris, en tendant la main à son vis-à-vis corpulent, mais sans aller plus loin dans l’effusion proposée, purement métaphorique. Il s’empressa de retourner à son quartier général un étage plus bas et fit appeler Tiberius Charax. « Prends dix hommes armés avec toi… non une douzaine, dit-il à son aide de camp. Et rends-toi immédiatement au bureau de Marcus Larcius à l’étage. Si tu devais rencontrer ses gardes du corps, dis-leur que vous êtes là sur mes ordres, que j’ai des inquiétudes quant à la sécurité du consul Torquatus et que je t’ai demandé de mettre ces hommes à sa disposition. Je doute qu’ils essayent de vous arrêter. S’ils devaient le faire, tuez-les. Ensuite, embarque Torquatus en lui disant qu’il est aux arrêts pour haute trahison, fais-le sortir discrètement du bâtiment aussi vite que possible et jette-le dans les donjons du Capitole sous haute surveillance, avec interdiction de recevoir ou de communiquer avec qui que ce soit. » Apollinaris constata que Charax n’affichait pas la moindre marque de surprise, ce qui était tout à son honneur. Le problème était désormais de choisir un nouveau consul qui pût l’aider à continuer le travail de reconstruction et de réforme sans apporter d’objections sérieuses à ses projets. Apollinaris tenait absolument à ne pas gouverner seul. Il n’avait pas le tempérament d’un empereur et détestait l’idée d’essayer de se comporter comme un dictateur, tel un Sulla moderne. Même vingt siècles plus tard, les Romains ne portaient pas Sulla dans leur cœur. La présence d’un collègue coopératif était donc une priorité. Il n’y avait aucun doute dans l’esprit d’Apollinaris que la tâche que Torquatus et lui avaient commencée devait être menée à bien et qu’il restait à cette heure beaucoup à faire. Il souhaitait tout de même que la chose se fasse sans autres exécutions. Il était évident que Torquatus, dans sa rigueur romaine traditionnelle, avait poussé l’épuration un peu trop loin. Le premier assainissement avait suffi à éliminer les personnages que Torquatus avait surnommés, à raison, les chenilles de l’Etat. Mais il avait ensuite choisi de purger le sénat et aujourd’hui, n’importe qui ayant le moindre pouvoir dans le royaume semblait vouloir dénoncer son voisin. Les prisons se remplissaient et le bras du bourreau commençait à fatiguer. Apollinaris avait l’intention de freiner le rythme des exécutions et, progressivement, d’y mettre un terme définitif. Trois jours après l’arrestation de Torquatus, il était en train de se demander comment il allait mettre tout cela en place, lorsque Rufus Lactantius débarqua dans son bureau : « Eh bien, Apollinaris, j’espère que tu as l’esprit en paix et ton testament rédigé. Nous devons être assassinés après-demain, toi, moi, une cinquantaine de sénateurs, ainsi que Torquatus et l’empereur lui-même. En d’autres termes, tout le régime va être balayé d’un même geste. » Apollinaris lança un regard consterné vers le vieux sénateur roublard. « Ce n’est pas le moment de plaisanter, Rufus. — Tu me prends peut-être pour un comédien ? Dans ce cas, tu n’es pas au bout de tes surprises. Tiens, jette un œil sur ces documents. Le complot y est décrit dans le détail. C’est l’œuvre de Julius Papinio. » Rufus posa une pile de documents sur son bureau. Apollinaris les parcourut rapidement : des listes de noms, des plans des bâtiments gouvernementaux, un résumé détaillé et chronologique des événements prévus. Apollinaris avait d’abord pensé que Rufus était venu lui apporter ces preuves dans l’intention de se débarrasser d’un ambitieux jeune rival, mais non, tout cela était bien trop détaillé pour ne pas être authentique. Il se repassa en mémoire le peu qu’il connaissait de ce Papinio. Un rouquin, au visage rougeaud, issu d’une vieille lignée de sénateurs. Jeune, cupide, le regard fuyant, facilement susceptible. Apollinaris ne l’avait jamais vraiment porté dans son cœur. Rufus poursuivit : « Papinio veut rétablir la République. Avec lui comme consul, cela s’entend. Je le soupçonne de se prendre pour la réincarnation de Junius Lucius Brutus. » Apollinaris afficha un rictus. Il comprenait l’allusion : un personnage mythique d’un passé lointain, l’homme qui avait expulsé le dernier roi tyrannique ayant régné sur la Rome de la première époque. C’était ce Brutus qui aurait fondé la République et établi le système des consuls. Marcus Junius Brutus, l’assassin de Jules César, prétendait être un de ses descendants. « Un nouveau Brutus parmi nous ? dit Apollinaris. Non, je ne le crois pas. Pas Papinio. » Il parcourut une nouvelle fois les documents. « Après-demain. Bien, cela nous laisse un peu de temps. » Torquatus en prison, c’était à lui seul de régler la situation. Il fit arrêter Papinio pour l’interroger. L’interrogatoire fut rapide et efficace : le bourreau avait à peine fait jouer ses tenailles que Papinio se lançait dans des aveux complets en citant douze autres conspirateurs. Le procès eut lieu le soir même et les exécutions le lendemain à l’aube. Ce fut la fin de la nouvelle incarnation de Junius Lucius Brutus. Il y avait là une certaine ironie, songea Apollinaris. Il avait fait mettre Torquatus en prison en espérant mettre un frein aux tueries et voilà qu’il venait à son tour d’ordonner une nouvelle série d’exécutions. Mais il savait qu’il n’avait pas le choix. Si Papinio avait vécu deux jours de plus, son complot aurait mené le système impérial à sa perte. Ce problème réglé, il s’occupa des agitations dans les bas quartiers. Les émeutiers brisaient des statues et pillaient les boutiques. Les troupes avaient été envoyées sur place et des centaines de plébéiens avaient été tués, et malgré cela la violence augmentait chaque jour. Les agents d’Apollinaris lui rapportèrent des pamphlets que les agitateurs faisaient passer dans les rues. Comme le défunt Julius Papinio, ces hommes visaient à renverser le gouvernement et à restaurer la République de jadis. Le retour de la République, songea Apollinaris, n’était finalement peut-être pas une si mauvaise chose. Le système impérial avait certes produit de grands dirigeants, mais il avait aussi vu accéder au trône son lot de Nérons, Saturninus et autres Demetrius. Il lui semblait que Rome avait perduré malgré ses empereurs et non grâce à eux. Un retour au système de l’Antiquité, le sénat choisissant deux hommes hautement qualifiés comme consuls, magistrats suprêmes agissant de concert avec le sénat, affectés pour une brève période et non à vie à un poste qu’ils abandonneraient bien volontiers le temps venu… le système était plus que bien fondé. Mais il craignait que, dans le cas d’un renversement de la monarchie, Rome passât sans transition de l’état de république à celui de démocratie… ce qui signifiait la loi de la populace, le gouvernement passant dans les mains de celui qui ferait les plus belles promesses aux couches les moins méritantes de la société, achetant le soutien de la foule en privant les citoyens productifs de leurs biens. Ce genre de chose ne pouvait être toléré : une démocratie à Rome plongerait la ville dans un chaos encore plus grand que celui de Demetrius. Il fallait faire quelque chose pour empêcher cela. Apollinaris ordonna à ses hommes d’arrêter les principaux meneurs de l’anarchie du Subure. Pendant ce temps, Torquatus, confiné dans les donjons impériaux, avait été lui aussi condamné à mort. Le sénat, avec Lactantius Rufus comme président du tribunal, avait été prompt à le juger et à le déclarer coupable. Apollinaris n’avait pu cependant se résoudre à signer son arrêt de mort. Il savait pourtant qu’il aurait à le faire tôt ou tard. Torquatus arrêté ne pouvait plus être remis en liberté, pas si Apollinaris tenait à rester en vie. Mais tout de même, envoyer l’homme au billot… Apollinaris laissa momentanément le problème de côté et revint à celui du nouveau consul. Il parcourut la liste des sénateurs mais ne trouva personne à la hauteur. Ils étaient tous d’une manière ou d’une autre corrompus, par l’ambition, la paresse, la stupidité ou une bonne douzaine de défauts et autres péchés. Puis le nom de Laureolus César lui traversa l’esprit. Il était de sang royal. Intelligent. Jeune. Présentable. Un étudiant en histoire, conscient des erreurs du passé turbulent de Rome. Et c’était un homme à qui l’on ne connaissait pas d’ennemis, s’étant sagement tenu à l’écart de la capitale pendant les années les plus déplorables du règne de Demetrius. Ils seraient efficaces comme collègues, Apollinaris en était convaincu. Apollinaris avait déjà fait allusion à ce poste auprès de Laureolus à Tarraco. Mais ce dernier avait repoussé l’idée à peine celle-ci émise, se disant que l’empereur aurait probablement vu dans le jeune Laureolus un rival potentiel au trône et refusé sa nomination. Ce problème n’était plus d’actualité. Parfait. Il suffisait de rappeler Laureolus de sa retraite à la campagne, de l’informer que Torquatus avait été démis de ses fonctions, que son devoir de citoyen romain lui imposait d’accepter le poste de consul laissé vacant par Torquatus. Oui. Oui. Mais avant qu’Apollinaris ne fasse appeler Tiberius Charax pour lui dicter le message, celui-ci fit irruption dans son bureau, le visage pourpre, les yeux exorbités. Apollinaris n’avait jamais vu le petit Grec dans un tel état de fébrilité. « Monsieur… Monsieur… — Du calme, mon garçon ! Reprenez votre souffle ! Que se passe-t-il ? — L’empereur… » Charax arrivait à peine à articuler ses mots. Il avait dû traverser le Forum et monter les huit étages au pas de course. «… Il a réussi à soudoyer les gardes et à s’échapper. Il est… revenu au palais. Il est… sous la protection de l’ancien préfet prétorien, Léo Severinus. » Il marqua une pause pour reprendre son souffle. « Et il vient de nommer un nouveau cabinet de ministres. La plupart sont morts, mais il ne le sait pas encore. » Apollinaris étouffa un juron. « Qu’a-t-il dit au sujet des consuls ? — Il a fait envoyer une lettre au sénat ordonnant que Torquatus et vous soyez démis de vos fonctions. — Eh bien, je me suis au moins chargé de la première partie de cette tâche, hein, Charax ? » Apollinaris renvoya un sourire grinçant à son aide de camp. Les événements prenaient une tournure exaspérante, mais l’heure n’était pas à la colère. Le seul remède était une action prompte et décisive. « Prends la douzaine d’hommes qui étaient avec toi lors de l’arrestation de Torquatus. Et une douzaine d’autres de la même trempe. Je les veux en place devant le bâtiment dans les dix minutes. Je dois rendre une petite visite aux prétoriens. Ah, et envoie un message au prince Laureolus, lui disant que je veux qu’il vienne me rejoindre à Rome dès que possible. Demain, au plus tard. Non, ce soir. Les quartiers généraux de la garde prétorienne étaient situés, depuis l’époque de Tiberius, dans la partie est de la ville. Aujourd’hui, presque dix-huit siècles plus tard, les prétoriens, l’élite militaire personnelle de l’empereur, occupaient un immense et sinistre immeuble, un imposant bâtiment sombre destiné à faire peur, ce qui était réussi. Apollinaris était conscient des risques qu’il prenait en se présentant lui-même dans cette garnison menaçante. La petite escorte d’hommes armés n’avait qu’une valeur symbolique : si les prétoriens décidaient d’attaquer, ils se retrouveraient vite en infériorité numérique. Mais il n’y avait pas d’autre option dans l’immédiat. Si Demetrius avait réellement repris le contrôle, Apollinaris était déjà un homme mort, à moins qu’il ne mette les prétoriens de son côté. La chance était cependant avec lui. Le gardien du blason consulaire, représentant douze rameaux de bouleau traversés par des haches, lui ouvrit les portes du bâtiment. Les deux préfets prétoriens étaient sur place, l’homme de l’empereur, Léo Severinus, et celui que Torquatus avait mis à sa place, Atilius Rullianus. C’était une chance que de les trouver tous les deux au même endroit. Il s’attendait à rencontrer Rullianus, mais en ce moment, Severinus était le joueur clé et il aurait dû se trouver au palais. Ils auraient pu être coulés dans le même moule : même visage rongé par la petite vérole, même peau grasse, même regard dur. Les prétoriens avaient une idée bien précise du profil type de leurs commandants, et c’était une bonne politique que d’être à la hauteur de leurs attentes, ce qui était presque toujours le cas. Severinus, l’ancien préfet revenu à ses fonctions, avait servi sous les ordres d’Apollinaris lorsqu’il était un jeune officier à l’époque de la campagne sicilienne. Apollinaris comptait sur des restes de fidélité de Severinus à son égard pour l’aider dans sa tâche. Severinus parut d’ailleurs surpris de se retrouver non seulement en présence de son rival, le commandeur des troupes, mais aussi de son officier supérieur. Il en resta bouche bée. « Que faites-vous ici ? lui demanda aussitôt Apollinaris. Ne devriez-vous pas être auprès de votre empereur ? — Je… Monsieur… c’est que… — Nous devions nous concerter, intervint Rullianus. Pour savoir qui de nous deux devait assurer le commandement. — Vous lui avez donc demandé de venir ici, et il a été assez fou pour le faire ? » Apollinaris s’esclaffa. « Je crois que vous avez passé trop de temps auprès de l’empereur, Severinus. La folie doit être contagieuse. — Je suis venu ici de ma propre initiative, dit Severinus, avec flegme. La situation… deux personnes sur le même poste, Rullianus et moi… — Oui, dit Apollinaris. L’un de vous appointé par un empereur qui a perdu la tête et l’autre par un consul qui a perdu son poste… Vous êtes au courant que Torquatus se trouve dans les donjons, n’est-ce pas, Rullianus ? — Bien sûr, monsieur. » Sa voix n’était qu’un faible murmure. « Et vous, Severinus. Vous vous êtes tout de même rendu compte que l’empereur était complètement fou ? — En effet, la situation est grave. Il avait la bave aux lèvres lorsque je l’ai quitté il y a une heure de cela. Mais Sa Majesté m’a ordonné de… — Il n’y a pas de « mais »qui tienne, lâcha Apollinaris. Les ordres d’un aliéné n’ont aucune valeur. Demetrius n’est plus en état de gouverner. Ses années sur le trône ont mené l’Empire au bord du gouffre et vous êtes les seuls à pouvoir le sauver, à condition d’agir avec diligence et courage. » Ils demeurèrent comme pétrifiés sur place, tellement impressionnés qu’ils semblaient ne plus pouvoir respirer. « J’ai des tâches à vous confier et je veux que vous les meniez à bien dès demain matin. Votre récompense sera la gratitude de l’Empire. Ainsi que celle de votre nouvel empereur et de ses consuls. » Il les fixa tour à tour de son regard implacable. « Me suis-je bien fait comprendre ? Ceux qui installent les empereurs au pouvoir en retirent d’énormes bénéfices. Ce sera là votre heure de gloire. » Ils avaient compris le message. Aucun doute là-dessus. Il donna ses instructions et retourna au bâtiment consulaire y attendre la suite des événements. Apollinaris savait qu’une longue et difficile journée l’attendait. Il se barricada dans son bureau, sa garde personnelle postée devant la porte, et passa les heures suivantes à lire le traité de Lentulus Aufidius sur le règne de Titus Gallius dans les Historiques de Sextus Asinius, tiré de l’impressionnant travail d’Antipater sur la chute de Rome face aux Byzantins, ainsi que des chroniques concernant d’autres périodes agitées. Il s’attarda tout particulièrement sur le récit de Sextus Asinius sur Cassius Chaerea, le colonel des gardes qui avait tué l’empereur fou Caligula, même si cela avait causé sa perte lorsque Claudius avait pris la succession de ce dernier. Cassius Chaerea avait su ce qu’il avait à faire, bien conscient qu’il risquait d’y perdre la vie et il l’avait fait, au prix que l’on connaît. Apollinaris relut le récit d’Asinius sur Chaerea à deux reprises et médita longuement dessus. La fin de journée apporta des grondements de tonnerre et des éclairs qui semblèrent déchirer le ciel, suivis de pluies torrentielles, les premières pluies que la ville connaissait depuis le début de cet été torride. Apollinaris y vit un présage, un signal des dieux que les miasmes qu’il connaissait en cet instant étaient sur le point d’être balayés. Rullianus ne fut admis dans son bureau que quelques minutes plus tard, trempé par l’averse soudaine. L’ancien consul Marcus Larcius Torquatus avait été exécuté dans le plus grand secret des donjons, ainsi qu’on l’avait ordonné. Severinus suivit, littéralement sur ses talons, pour l’informer que selon les instructions du comte Apollinaris, l’ancien empereur Demetrius avait été étouffé avec ses propres oreillers, puis que son corps avait été lesté et jeté dans le Tibre, là où en général ce genre de choses se faisait. « Retournez immédiatement à votre camp et ne dites mot de tout cela à qui que ce soit », ordonna Apollinaris. Ils le saluèrent énergiquement avant de prendre congé. Il se tourna vers Charax : « Suis-les et fais les arrêter. Voici leurs mandats d’arrêt. — Très bien, monsieur. Le prince Laureolus vous attend, monsieur. — Et nous avons encore une bonne heure avant la tombée de la nuit. Il a dû emprunter les ailes de Mercure en personne pour venir ici aussi vite ! » Mais l’apparence du prince ne laissait pas penser qu’il s’était précipité pour arriver à la capitale. Il semblait plus détendu et calme que jamais, plein d’assurance, aristocrate jusqu’au bout des ongles, son regard bleu et glacial ne trahissant aucune inquiétude concernant le désarroi qui régnait visiblement dans toute la ville. « J’ai le regret de vous informer, commença Apollinaris d’un ton solennel exagéré, que c’est une bien triste journée pour l’Empire. Sa Majesté Demetrius Augustus vient de mourir. — C’est une grande perte, en effet », dit Laureolus sur le même ton faussement solennel. Puis – et son esprit vif n’avait en effet besoin que d’une fraction de seconde pour en arriver à la bonne déduction – une expression presque horrifiée passa dans son regard. « Et qui doit lui succéder… ? » Apollinaris sourit. « Ave, Laureolus César Augustus, empereur de Rome ! » Laureolus se porta les mains au visage : « Non. Non. — Vous le devez. Vous êtes le sauveur de l’Empire. » Ce matin encore – cela semblait être une éternité –, Apollinaris avait pensé lui proposer de devenir le second consul. Mais l’évasion imprévue de Demetrius de sa résidence surveillée avait tout bouleversé. Apollinaris savait qu’il pouvait désormais nommer Charax au poste de consul et Sulpicius Silanus à celui de préfet du Fiscus Publicus ou qui bon lui semblait. Cela n’avait pas d’importance. Le rôle à combler en cet instant était celui d’empereur. Et Laureolus s’en était rapidement rendu compte. Le sang lui était monté au visage. Ses yeux étaient rouges de fureur et d’émotion. « Mais ma retraite tranquille, Apollinaris… mes recherches… — Vous pouvez parfaitement lire et écrire à votre guise au palais. La bibliothèque impériale est une des plus complètes au monde, je vous l’assure. Vous n’avez pas la possibilité de refuser. Préférez-vous voir Rome sombrer dans l’anarchie ? Vous êtes le seul empereur que je vois. — Et vous-même ? — J’ai été formé pour être un militaire. Un administrateur. Pas un empereur. Non… je ne vois personne d’autre que vous, César. Personne. — Cessez de m’appeler « César » ! — Je le dois. Et vous aussi. Je serai à vos côtés comme consul senior. J’avais, moi aussi, songé à la retraite, vous savez, mais cela aussi devra attendre. C’est ce que Rome exige de nous. Cette ville a connu folies sur folies, d’abord celle de Demetrius, puis celle qu’a entraînée Torquatus. Et des hommes dans le Subure menacent la ville d’une autre forme de folie en ce moment même. Il faut mettre un terme à tout cela et vous et moi sommes les seuls à pouvoir le faire. Je vous le répète : Ave, Laureolus César Augustus ! Nous vous présenterons demain au sénat et après-demain au peuple de la ville. — Je vous maudis, Apollinaris ! Je vous maudis ! — Quelle honte tout de même ! Est-ce une façon de parler à celui qui vous a placé sur le trône du grand Augustus, César ? » Lactantius Rufus en personne, en qualité de président du sénat, présenta la motion qui devait attribuer à Laureolus les titres de Princeps, Imperator, Pontifex Maximus, Tribun du Peuple et tous ceux qui accompagnaient celui de Premier Citoyen, Empereur de Rome et, lorsque les sénateurs se levèrent de concert pour crier leur approbation, il s’empressa de déclarer le résultat du vote à l’unanimité. Le comte Valerian Apollinaris fut aussitôt proclamé de nouveau consul et Clarissimus Blossius, doyen du sénat, du haut de ses quatre-vingt-trois ans, fut prestement désigné comme collègue d’Apollinaris en tant que consul. « Et maintenant, dit Apollinaris le soir même, une fois au palais, nous devons nous consacrer à rétablir la paix dans le royaume. » C’était là de belles paroles, mais passer de la rhétorique à la pratique demandait de relever un défi beaucoup plus grand que celui auquel s’attendait Apollinaris. Charax avait déployé un réseau d’agents qui parcouraient la ville jour et nuit pour repérer des indices de troubles et de subversion et ils avaient rendu leur rapport indiquant que le poison de la démocratie se propageait dans la capitale. Le peuple, la plèbe, ceux qui n’avaient ni rang, ni propriété, n’avaient absolument pas été impressionnés par les exécutions en série des courtisans impériaux sur la place Marcus. — Anastasius, ils n’avaient pas plus été touchés en voyant les consuls envoyer les sénateurs au billot par groupes entiers, ni en apprenant les morts simultanées du consul Torquatus et de l’empereur Demetrius. À ce stade, ils étaient prêts à voir arrêter la classe tout entière de ceux qui étaient autorisés à porter la toge des citoyens libres, femmes et enfants compris, et à les exécuter pour diviser leurs propriétés entre les gens du peuple pour le bien de tous. Apollinaris ordonna la formation d’un Conseil de sécurité interne pour enquêter et contrôler la propagation d’idées aussi subversives dans la capitale. Il en était le président. Charax et Lactantius Rufus, ses seuls autres membres. Lorsque Laureolus protesta pour avoir été exclu du groupe, Apollinaris s’empressa de le nommer à son tour mais s’arrangea pour que les réunions aient systématiquement lieu lorsque l’empereur était occupé ailleurs. Il y avait bien des tâches désagréables à mener rapidement et Apollinaris pensait que Laureolus était un gentilhomme trop honnête et trop civilisé pour approuver les tâches sanglantes qu’il leur restait à accomplir. Je suis moi aussi un cavalier droit et civilisé, songea Apollinaris, et pourtant, ces dernières semaines, j’ai trempé mes mains dans des rivières de sang pour sauver l’Empire. Et je suis trop impliqué pour faire marche arrière maintenant. Je dois poursuivre jusqu’à ce que j’atteigne l’autre rive. Le meneur des émeutes du Subure venait d’être identifié : il s’agissait d’un Grec, un certain Timoléon, ancien esclave de son état. Charax apporta à Apollinaris un pamphlet dans lequel Timoléon prêchait l’élimination des patriciens, l’abolition des structures politiques actuelles de l’Empire et la mise en place de ce qu’il appelait un Tribunal du Peuple : une entité gouvernementale d’un millier d’hommes, vingt membres provenant des cinquante quartiers de la capitale, nommés par les résidents après un vote populaire. Le mandat serait de deux ans et ils devaient ensuite se retirer avant de nouvelles élections, en outre, personne ne pouvait faire partie de ce tribunal deux fois au cours de la même décennie. Les anciens sénateurs et autres chevaliers n’étaient pas autorisés à présenter leur candidature. « Arrêtez ce Timoléon ainsi qu’une douzaine de ses disciples, ordonna Apollinaris. Jugez-les et assurez-vous que justice soit faite rapidement. » Charax revint peu de temps après en annonçant que Timoléon avait disparu dans les innombrables cavernes des Bas-Fonds, l’ancienne cité souterraine de la capitale, et qu’il se déplaçait constamment, en prenant bien soin de devancer les agents du Conseil de sécurité interne. « Trouvez-le, dit Apollinaris. — Nous pourrions passer cinq cents ans à lui courir après là-dedans sans jamais le trouver, dit Charax. — Trouvez-le », répéta Apollinaris. Les jours passèrent et Timoléon n’avait toujours pas été capturé. D’autres révolutionnaires au sein de la plèbe ne furent pas aussi malins, ou aussi chanceux, et les agitateurs furent emmenés par chars entiers. Le rythme des exécutions, qui avait sérieusement ralenti durant la période de deuil national après l’annonce de la mort de l’empereur Demetrius et les cérémonies d’investiture de l’empereur Laureolus, reprit de plus belle. En très peu de temps il y en avait autant qu’à la fin de l’époque de Torquatus, le nombre de victimes quotidiennes en vint même à dépasser celui de ce dernier. Apollinaris n’avait jamais été du genre à se mentir à lui-même. Il s’était débarrassé de Torquatus pour préserver la paix et voilà qu’il se mettait à suivre la même voie sanglante que son défunt collègue. Mais il ne voyait aucun autre choix. Nécessité faisait loi dans le cas présent. L’État s’était fragilisé. Un siècle d’empereurs demeurés avait affaibli ses fondations et il fallait désormais les reconstruire. Et puisqu’il semblait inévitable de verser du sang dans le mortier, qu’il en soit ainsi. Et il en serait ainsi. C’était son devoir, aussi pénible fut-il. Il avait toujours su apprécier le sens du mot « devoir », dont la signification n’était pas plus difficile à comprendre que celui de « service » : servir l’Empire, l’empereur, les citoyens de Rome, le sens profond de ses obligations en tant que Romain. Mais il avait découvert au cours de ces journées apocalyptiques que la chose était plus complexe qu’il n’y paraissait, qu’elle impliquait une certaine dose de difficulté, de conflit, de douleur et de nécessité. Quand bien même, il n’avait pas l’intention de s’y soustraire. Pendant ce temps, l’empereur Laureolus n’apparaissait guère en public. Apollinaris lui avait suggéré qu’il valait mieux, pendant cette période de transition, qu’il donne de lui l’image d’un individu reclus dans son palais, à l’écart de tout ce carnage, pour qu’une fois le calme revenu, on ne puisse avoir l’impression qu’il avait sur les mains le sang de son peuple. Laureolus sembla prêt à suivre ce conseil. Il s’isola, n’assistant à aucune des sessions du sénat, ne participant à aucune manifestation publique, ne faisant aucune déclaration. Plusieurs fois par semaine, Apollinaris lui rendait visite au palais, mais ces visites constituaient les seuls liens qu’il entretenait avec la machine du gouvernement. Il n’était toutefois pas totalement ignorant des activités mouvementées qui se déroulaient sur la place des exécutions. « Ces bains de sang me dérangent, Apollinaris », dit l’empereur. C’était le septième jour de son règne. La chaleur intenable de l’été avait cédé la place à la fraîcheur inhabituelle d’un automne froid et humide. « Ce n’est pas une bonne façon de commencer mon règne. Je vais passer pour un monstre impitoyable, comment un tel individu peut-il espérer ainsi se faire aimer de son peuple ? Je ne peux guère être efficace comme empereur si mon peuple me déteste. — Avec le temps, ils finiront par comprendre que tout cela a été fait pour le bien de notre société. Ils vous remercieront d’avoir sauvé l’Empire de la déchéance et de la ruine. — Ne pouvons-nous pas en revenir au vieil usage consistant à exiler nos ennemis, Apollinaris ? Ne pouvons-nous pas faire preuve d’une certaine clémence à l’occasion ? — En ce moment, notre clémence passerait pour une preuve de faiblesse. De plus, les exilés finissent toujours par revenir, plus dangereux que jamais. Toutes ces mises à mort nous garantissent la paix pour les générations futures. » L’empereur n’était guère convaincu. Il rappela à Apollinaris que les punitions radicales touchaient désormais les couches les plus modestes de la population, ceux dont les vies étaient déjà pénibles quand tout allait bien. Le contrat passé par les empereurs avec le peuple, dit Laureolus, était de garantir la stabilité et la paix en échange d’une obéissance inconditionnelle des règles impériales ; mais si l’empereur laissait ces liens étouffer le peuple, celui-ci finirait par se laisser aller à des rêves de vie meilleure, plus heureuse, dans quelque existence imaginaire au-delà de la mort. Il y avait toujours eu des guides spirituels en Orient, en Syrie, en Égypte ou en Arabie pour instiller de pareilles notions dans les esprits, et il fallait systématiquement couper ce mal à la racine. Un culte qui promettait le salut dans l’autre monde affaiblirait forcément la loyauté du bon peuple envers l’État dans ce monde ci. Mais cette loyauté, il fallait la gagner, encore et toujours, par la bonté des dirigeants. D’où, de temps en temps, un relâchement opportun des contraintes gouvernementales. La campagne actuelle d’élimination des meneurs au sein du peuple, selon Laureolus, était une insulte à la sagesse. « Prenez ce Timoléon, par exemple, dit l’empereur. Sa capture est-elle vraiment indispensable ? Vous ne semblez pas être sur le point de lui mettre la main dessus, vous allez finir par le faire passer pour un héros. — Timoléon est le plus grand danger que cet Empire ait connu, César. C’est une véritable arme braquée sur le trône. — Vous faites parfois un peu trop dans le mélodrame, Apollinaris. Je vous en supplie : laissez-le filer. Montrez au monde que nous sommes capables de tolérer la présence de quelqu’un comme Timoléon parmi nous. — Je crois que vous ne réalisez pas à quel point il est dangereux… — Dangereux ? Ce n’est qu’un agitateur déguenillé. Je ne voudrais pas que nous en fassions un martyr. Certes, nous pouvons toujours le capturer et le crucifier, mais le peuple en ferait un héros et ils remueraient ciel et terre en son nom. Laissez-le tranquille. » Mais Apollinaris n’y voyait qu’un danger potentiel, il fit donc poursuivre les recherches de Timoléon. Celui-ci fut finalement trahi par un associé cupide et arrêté dans une des cavernes les plus reculées et les plus sombres des Bas-Fonds avec des dizaines de ses associés les plus intimes et plusieurs centaines d’autres disciples. Apollinaris, en qualité de chef du Conseil de sécurité interne, et sans en avertir l’empereur, ordonna un procès immédiat. Il y aurait encore quelques séries ponctuelles d’exécutions, puis il mettrait enfin un terme à cette période sanglante, il en faisait le serment. Une fois Timoléon et ses disciples éliminés, Laureolus pourrait affronter le peuple et lui offrir la branche d’olivier, symbole de clémence : cela marquerait le début de la période de réconciliation et de réparation qui devait immanquablement suivre le type de période qu’ils venaient de vivre. Pour la première fois depuis son retour des provinces, Apollinaris commençait à croire que sa tâche prenait fin, qu’il avait réussi à guider l’Empire à travers toutes les tempêtes et qu’il pourrait enfin se retirer de ses responsabilités publiques. Puis Tiberius Charax vint lui annoncer une nouvelle saisissante : l’empereur venait d’accorder l’amnistie à tous les prisonniers politiques en témoignage de sa clémence impériale et Timoléon et tous ses compères allaient être libérés des donjons dans les deux ou trois jours. « Il a perdu la tête, dit Apollinaris. Demetrius lui-même n’aurait pas fait preuve d’une telle folie. » Il prit de quoi écrire. « Tiens… fais parvenir ces ordres d’exécution à la prison immédiatement, avant que les ordres de relaxe n’arrivent… — Monsieur… dit Charax d’une voix faible. — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Apollinaris sans lever les yeux. — L’empereur vous a fait appeler. Il requiert votre présence au palais le plus tôt possible. — D’accord… dès que j’aurai fini de signer ces ordres d’exécution. » Dès qu’Apollinaris mit le pied dans le bureau privé de l’empereur, il comprit aussitôt que c’était son propre arrêt de mort qu’il avait signé cet après-midi-là et non celui de Timoléon. Car, sur le bureau de Laureolus, se trouvait la pile de documents confiés à Charax moins d’une heure plus tôt. Quelque subordonné de Laureolus les avait certainement subtilisés. Une lueur glaciale passa dans les yeux bleus de l’empereur. « Étiez-vous au courant que nous avions accordé notre clémence à ces hommes, consul ? lui demanda Laureolus. — À quoi bon mentir ? Non, César, il est trop tard pour que je me mette à mentir. Je le savais. J’ai pensé que c’était une erreur et j’ai décidé de passer outre. — Vous avez décidé de passer outre les ordres de votre empereur ? C’est très audacieux de votre part, consul ! — Oui. Effectivement. Écoutez-moi, Laureolus… — César. — César. Timoléon souhaite ni plus ni moins que la fin de l’Empire, celle du sénat et de tout ce qui constitue notre façon de vie. Il doit mourir. — Je vous l’ai déjà dit : le premier empereur venu est capable de faire tuer ses ennemis. Il lui suffit de claquer les doigts. Un empereur capable de se montrer clément sera aimé de son peuple et celui-ci lui obéira. — Je ne veux pas être responsable de ce qui se passera si vous laissez la vie à Timoléon, César. — Mais personne ne vous demandera de prendre cette responsabilité, dit Laureolus, sur le même ton. — Je crois comprendre où vous voulez en venir, César. — Je pense que oui, en effet. — Je crains quand même pour votre santé, César, si vous relâchez cet homme. Je crains pour Rome. » Il perdit de sa contenance l’espace d’un instant. « Oh, Laureolus, Laureolus, comme je regrette de vous avoir choisi comme empereur ! Quelle erreur j’ai commise ! Ne voyez-vous donc pas que Timoléon doit mourir et ce pour le bien de nous tous ? J’exige qu’il soit exécuté ! — Vous avez une bien curieuse façon de vous adresser à votre empereur, dit Laureolus, d’une voix douce qui ne trahissait aucune colère. Comme si vous n’arriviez pas à vous convaincre que je suis bien empereur. Eh bien, Apollinaris, nous sommes en effet votre souverain et nous vous refusons ce que vous « exigez ». De plus : votre démission du poste de consul est acceptée. Vous avez outrepassé votre autorité consulaire et vous n’avez plus votre place au sein de notre gouvernement alors que nous commençons à panser nos blessures. Nous vous proposons l’exil dans un lieu de votre choix, du moment qu’il se trouve loin d’ici : l’Égypte, peut-être, ou encore l’île de Chypre, ou Pontus… — Non. — Dans ce cas, le suicide reste votre seule option. Une façon de mourir dans la tradition romaine. — Cela non plus, dit Apollinaris. Si vous voulez vous débarrasser de moi, Laureolus, il faudra m’emmener sur la place Marcus Anastasius et me faire couper la tête devant le peuple. Vous serez assez aimable de leur expliquer pourquoi Ton traite ainsi quelqu’un qui a servi l’Empire si longtemps et si bien. Vous n’aurez qu’à mettre tous ces bains de sang sur mon dos tant que vous y êtes. Tout, même les exécutions ordonnées par Torquatus. Vous réussirez ainsi certainement à gagner l’amour de la foule, et je sais à quel point cela vous tient à cœur. » Laureolus demeura impassible. Il frappa des mains et trois gardes firent irruption. « Emmenez le comte Apollinaris à la prison impériale », dit-il avant de lui tourner le dos. « Il n’osera pas vous exécuter, dit Charax. Cela entraînerait une nouvelle période de massacres. — Tu crois vraiment ? » demanda Apollinaris. On lui avait donné la meilleure cellule de la prison, celle réservée d’habitude aux prisonniers de haut rang, à des membres déchus de la famille royale, comme des frères cadets ayant attenté à la vie de l’empereur, et autres personnes du même genre. Les murs étaient couverts d’épaisses draperies pourpres et les divans étaient de grande qualité. « C’est mon avis. Vous êtes l’homme le plus important du royaume. Tout le monde sait ce que vous avez accompli dans les provinces. Tout le monde sait aussi que vous nous avez sauvés de Torquatus et que c’est vous qui avez mis Laureolus au pouvoir. C’est vous qui auriez dû devenir empereur à la mort de Demetrius. S’il vous tue, les voix du sénat s’élèveront contre lui et le scandale éclatera dans toute la ville. — J’en doute fort, dit Apollinaris d’une voix lasse. Tu t’es rarement trompé à ce point. Mais peu importe : tu m’as apporté les livres ? — Oui. » Charax ouvrit le lourd paquet qu’il portait. « Lentulus Aufidius, Sextus Asinius, Suetonius, Ammianus Marcellinus, Julius Capitolinus, Livius, Thucydides, Tacitus. Tous les grands historiens. — De quoi tenir la nuit entière, dit Apollinaris. Merci. Tu peux me laisser maintenant. — Monsieur… — Tu peux me laisser », répéta Apollinaris. Mais alors que Charax arrivait à la porte, il dit : « Ah, une dernière chose. Que devient Timoléon ? — Il a été libéré, monsieur. — Je m’y attendais. » Charax parti, il se concentra sur ses livres. Il commencerait par Thucydides – ce récit sans concession de la terrible guerre qui opposa Athènes et Sparte, livre sombre s’il en est – et remonterait ainsi, volume après volume, toute l’histoire. Et si Laureolus le laissait vivre assez longtemps pour qu’il puisse les relire tous une dernière fois, il pourrait peut-être commencer à écrire son propre livre, ici en prison, des mémoires qu’il éviterait de rendre trop auto complaisants, même s’il y racontait comment il avait sacrifié sa propre vie pour sauver l’Empire. Mais il doutait fort que Laureolus le laissât vivre assez longtemps pour qu’il écrive la moindre ligne. Il n’y aurait pas d’exécution publique, non. — Charax ne s’était pas trompé là-dessus. Il était trop un héros aux yeux du public pour être envoyé de la sorte au billot et, de toute façon, Laureolus avait l’intention d’accorder aux bourreaux une longue période de repos après leur sinistre office et de laisser la ville reprendre un rythme à peu près normal. Il prit le premier volume de Thucydides et passa quelques instants à en lire et relire les premières lignes. Puis quelqu’un frappa à la porte. Il s’y attendait. « Entrez, dit-il. Je doute qu’elle soit fermée à clé. » Une grande silhouette décharnée sous une cape munie d’une capuche ne dévoilant que son visage, pénétra dans le cachot. Un regard froid, le visage creusé, la peau vérolée, les lèvres pincées. « Je sais qui vous êtes, dit Apollinaris, calmement, bien qu’il n’eût jamais rencontré l’homme auparavant. — Je n’en doute pas, dit l’autre en exhibant le couteau qu’il tenait à la main. Vous me connaissez même très bien. Et je crois que vous attendiez ma visite. — En effet », dit Apollinaris. C’était le premier jour du mois, le préfet du Fiscus Imperialis et celui du Fiscus Publiais se retrouvaient autour du traditionnel déjeuner au cours duquel ils parlaient du bon fonctionnement des deux trésoreries. Même aujourd’hui, après plusieurs semaines de règne du nouvel empereur, les finances personnelles de celui-ci, le Fiscus Imperialis, étaient toujours sous la responsabilité de Quintus Cestius et celles du Fiscus Publicus sous celle de Sulpicius Silanus, ainsi qu’elles l’avaient été durant des années. Ils étaient passés à travers toutes les tempêtes. Ces hommes maîtrisaient l’art de la survie. « Ainsi, le comte Valerian Apollinaris n’est plus de ce monde, dit Cestius. C’est bien dommage. C’était un grand homme. — Un peu trop, à mon avis, pour être indéfiniment en sécurité. De tels hommes finissent invariablement par disparaître. C’est dommage, je suis bien d’accord. C’était un authentique Romain de la grande époque. Les hommes comme lui se font rares en cette sinistre époque. — Au moins, la paix a-t-elle été préservée. L’Empire est de nouveau unifié, grâce au comte Apollinaris et à notre bien-aimé empereur Laurœlus. — Certes. Mais sa sécurité est-elle assurée ? Les problèmes de fond ont-ils été réglés ? » Silanus, petit personnage à l’appétit féroce et à l’esprit exubérant, se coupa une autre tranche de rôti. « Je vais vous faire une prédiction, Cestius. Il s’effondrera de nouveau dans une centaine d’années. — Et encore vous êtes optimiste, j’aurais dit cinquante ans, dit Quintus Cestius, se saisissant de la carafe de vin, bien qu’il bût rarement. — Oui, dit Silanus. Je le suis. » 2603 A. U. C. : Via Roma Un attelage m’attend comme prévu lorsque je débarque dans le port de Neapolis après une traversée de six jours en steamer depuis la Britannie. Mon père s’est occupé de régler ce genre de détail, avec son efficacité habituelle. Le chauffeur me repère aussitôt – je suis vite identifiable, grand Barbare à la tignasse blonde, géant nordique dominant cette masse de petits basanés du Sud qui galopent de droite à gauche – et il me lance : « Signore ! Signore ! Venga qua, signore. » Mais je suis incapable de bouger dans la douceur de ce mois d’octobre, observant d’un œil émerveillé la profusion de spectacles et de parfums qui m’entoure. Ayant quitté l’automne froid et humide de ma Britannie natale pour me retrouver dans cette merveilleuse terre d’Italie et son été éternel, mon voyage semble m’avoir transporté non seulement dans un autre pays mais bel et bien dans un nouveau monde. Je suis subjugué par l’intensité de la lumière, l’électricité qui règne dans l’air, la quantité d’arbres tropicaux inconnus. Mais aussi par l’immense ville qui s’étend devant moi le long de la baie de Neapolis. Par les luxuriantes collines vertes au-delà, ponctuées ici et là de magnifiques villas blanches, résidences hivernales de l’aristocratie impériale. Il y a aussi sur ma gauche la grande masse sombre de la montagne qui se profile au loin, le grand volcan, le Vésuve lui-même, qui domine la ville tel un dieu assoupi. Il me semble apercevoir des volutes de fumée blanche se détacher du sommet. Peut-être, lors de mon séjour, le dieu se réveillera-t-il pour déverser des torrents de lave rouge le long de ses pentes, comme il l’a fait jadis dans un passé immémorial. Non, cela ne se produira pas. Mais il y aura un incendie : un incendie qui consumera l’Empire tout entier. Et je suis appelé à y assister de près, à deux doigts de la conflagration, totalement ignorant de ce qui se passera autour de moi : pauvre idiot, pauvre innocent d’une terre lointaine. « Signore ! Per favore ! » Mon chauffeur joue des coudes pour arriver jusqu’à moi et me tire par la manche de ma tunique, étonnante transgression de la propriété. En Britannie, j’aurais sûrement frappé un cocher qui se serait permis une telle audace ; mais nous ne sommes pas en Britannie et, de toute évidence, les coutumes sont très différentes ici. Il me regarde d’un air implorant. Je suis deux fois plus gros que lui. Dans un britannique comique il s’adresse à moi : « Vous ne pas parlez le romain, signore ? Nous devons partir maintenant. C’est très encombré ici, tous ces gens, tous ces bagages, tout ça, quoi, je ne peux pas rester sur le quai une fois que mon passager a été identifié. C’est la loi. Capisce, signore ? Capisce ? — Si, si capisco », lui dis-je. Je parle bien entendu le romain. J’ai passé trois semaines à préparer ce voyage et je n’ai eu aucun mal à l’apprendre. Après tout, ce n’est jamais qu’une version bâtarde et simplifiée du latin. Et n’importe qui dans le monde civilisé connaît le latin. « Andiamo, si. » Il me sourit. « Allora, andiamo ! » Autour de nous tout n’est que chaos – des passagers fraîchement débarqués essayent de trouver leur navette vers l’hôtel, des familles s’efforcent de ne pas être séparées par les mouvements de foule, des colporteurs essayent de vendre des montres bon marché et des cartes postales aux couleurs criardes, des chiens galeux aboient, des enfants en guenilles au regard sournois se faufilent entre nous à la recherche de quelques poches à faire. Le brouhaha est impressionnant. Nous sommes un îlot de tranquillité au milieu de toute cette agitation, mon chauffeur et moi. Il me guide jusqu’à sa voiture : banquette somptueuse, bordures en cuir, appliques en cuivre, mais aussi une odeur d’ail tenace. Deux nobles chevaux auburn attendent patiemment. Un porteur arrive en courant avec mes bagages et je l’entends les installer sur le toit. Puis nous nous mettons en route, remontant le quai, légèrement ballottés jusqu’à la ville trépidante, en passant devant les palais en marbre du bord de mer des officiers des douanes et les myriades d’autres agences du gouvernement impérial, devant des temples de Minerve, de Neptune, d’Apollon et de Jupiter Optimus Maximus, en remontant les boulevards qui serpentent jusqu’au quartier des hôtels à la mode sur les collines à mi-chemin des montagnes et de la mer. Je suis à l’hôtel Tiberius, sur la Via Roma, un boulevard qui est, m’a-t-on dit, la grande promenade de la ville haute, un endroit qu’il faut voir et où il est bon d’être vu. Nous traversons des rues qui doivent être vieilles de deux mille ans. Je m’amuse en imaginant qu’Augustus César a dû remonter ces mêmes rues il y bien longtemps, voire Néron ou Claudius, l’ancien conquérant de ma terre natale. Une fois le port derrière nous, les immeubles se font hauts et étroits, ce sont de tristes bâtiments tout en longueur de six ou sept étages, construits côte à côte sans la moindre séparation. Leurs volets sont clos dans la chaleur de la mi-journée, impénétrables, mystérieux. Ici et là, ce sont des immeubles plus larges, plus ramassés, entourés de jardins : d’immenses structures écrasées, grises et massives, dans le style baroque surchargé d’il y a deux mille ans. Des demeures grandioses, appartenant sans aucun doute à la classe marchande, les puissants de l’import-export qui apportent une véritable prospérité à la ville de Neapolis. Si ma famille vivait ici, je suppose que nous habiterions dans l’une d’entre elles. Mais nous sommes des Britanniques et notre belle demeure aérée se trouve au milieu d’une vaste pelouse verte dans le comté des Cornouailles et ici, je ne suis qu’un touriste, fraîchement débarqué de ma province insignifiante pour ce qui doit être ma première visite de la grande Italie, maintenant que la seconde guerre de réunification est enfin terminée et qu’il est de nouveau possible de voyager dans les contrées les plus lointaines de l’Empire. J’observe ce qui m’entoure, complètement fasciné, les yeux grands ouverts au point d’en avoir mal. Les pots en terre cuite de magnifiques fleurs rouges et orange, les enseignes aux couleurs criardes surplombant les boutiques, les marchés et leurs amoncellements rouges et verts de fruits et légumes les plus exotiques. Le long de certains bâtiments flottent des bannières floues, en réalité des lithographies du visage austère de l’ancien empereur Laureolus ou de son petit-fils, son récent successeur, le jeune Maxentius Augustus, avec des inscriptions patriotiques en haut et en bas. Nous sommes en territoire loyaliste : les habitants de Neapolis sont, dit-on, encore plus attachés à l’Empire que ceux d’Urbs Roma. Nous atteignons la Via Roma. C’est effectivement un grand boulevard, encore plus impressionnant, je dirais, qu’à Londin ou Parisi : une grande artère bordée de buissons et d’arbres au feuillage étrangement brillant comme Ton en trouve sous ce climat doux et, de chaque côté de la rue, les façades étincelantes de marbre rose et blanc des grands hôtels, les belles boutiques, les appartement de la classe aisée. Il y a des cafés sur tous les trottoirs, grouillant de vie. Des vagues de conversations joyeuses et de rires bruyants me parviennent quand je les dépasse, ainsi que les tintements des verres. Les devantures des hôtels alignées inlassablement les unes après les autres sont de véritable témoins de l’histoire de l’Empire, c’est un cortège de noms impériaux prestigieux : l’Hadrianus, le Marcus Aurelius, l’Augustus, le Maximilianus, le Lucius Agrippa. Et enfin, le Tiberius, pas le plus imposant, ni le moins d’ailleurs, un immeuble à façade blanche dans le style Renouveau classique, bien situé dans un quartier lumineux de boutiques élégantes et de restaurants. Le réceptionniste parle un britannique sans accent. « Puis-je avoir votre passeport, s’il vous plaît ? » Il y jette un œil hautain. Il scrute mes boucles blondes et mes longues moustaches, les compare avec la coupe bien taillée de la photo de mon passeport, décide que je suis bien celui que je prétends être, Cymbelin Vetruvius Scapulanus de la Maison de Londin et de Caratacus en Cornouailles, puis il siffle un facchino pour lui demander de porter mes bagages dans ma chambre. La suite est splendide, deux chambres au plafond haut dans un angle de l’immeuble, avec d’un côté, la vue sur le port et de l’autre, celle du volcan. Le garçon me montre comment fonctionne la baignoire, m’indique la lampe de lecture et le cabinet d’alcools puis arrange le dessus-de-lit avec un certain zèle. Je lui laisse un solidus en or comme pourboire – il ne sera pas dit qu’un Scapulanus de la Maison de Caratacus ne sait pas se montrer généreux – mais il l’empoche négligemment comme si je lui avais donné une pièce de cuivre. Après son départ, je reste un long moment devant la fenêtre avant de déballer mes affaires, me régalant de la vue sur la ville et sa baie chatoyante. Je n’ai jamais rien vu d’aussi magnifique : les grandes artères, les temples, les amphithéâtres, les magnifiques tours rayonnantes, les marchés grouillant de monde. Et ce n’est que Neapolis, la deuxième ville d’Italie ! À côté d’elle, notre bien-aimée ville de Londin n’est qu’un marigot provincial. En voyant Neapolis, je me demande à quoi peut bien ressembler Rome la Grande ? Je ressens une étrange sensation déstabilisante, une sorte d’humilité. Je suis le fils d’un homme riche, je peux me targuer légitimement d’avoir des ancêtres remontant aux grands rois de la vieille Britannie, j’ai bénéficié des avantages de la meilleure éducation, comportant des diplômes de l’université de Cantabrigian en histoire et en architecture. Mais à quoi tout cela me sert-il ici ? Je suis en Italie, au cœur de l’Empire éternel, et je ne suis qu’un Celte viril et arrogant issu d’une contrée à la lisière du monde civilisé. Ces gens doivent penser que, dans mon pays, je porte des kilts en cuir et que je me passe de la graisse de porc dans les cheveux. Je réalise que je risque d’être rapidement dépassé dans ce pays. Tout cela sera une nouvelle expérience pour moi ; mais n’était-ce pas le but de mon voyage à Roma Mater que de m’enrichir de nouvelles expériences ? Les boutiques de la Via Roma sont fermées lorsque je sors faire une promenade dans l’après-midi, il n’y a personne dans les rues, sinon dans les cafés et les restaurants. Dans la chaleur ambiante, tous les commerces ferment leurs portes à midi pour ne rouvrir qu’en fin d’après-midi lorsque la température se fait plus fraîche. Les vitrines offrent d’extraordinaires étalages de produits des quatre coins de l’Empire, d’Afrique, d’Inde, de Gaule, d’Hispanie, de Britannie et même d’Asie lointaine et des terres exotiques au-delà, Kithai et Cipangu, où vivent de petits hommes au yeux étranges : des vêtements à la dernière mode, des bijoux anciens, des meubles, des objets inestimables de toutes sortes. Il s’agit bien là d’une preuve de la grande abondance de l’Empire. La guerre enfin terminée, les importations en Italie de produits de luxe en provenance des provinces reconquises ont pu reprendre. Je continue ma promenade. La Via Roma semble interminable, s’étendant devant moi à l’infini, jusqu’au point d’horizon. Mais elle a évidemment une fin : le nom même de la rue indique sa destination finale, Urbs Roma même, la grande capitale. Ce qu’on dit en Italie n’est pas vraiment exact, à savoir que toutes les routes mènent à Rome, mais c’est pourtant le cas de celle-ci : je n’ai qu’à remonter vers le nord et ce boulevard finirait par m’emmener jusqu’à la ville aux sept collines. Mais le temps me manque. Ma conquête de l’Italie doit procéder par étapes faciles : Neapolis et ses environs pittoresques pour commencer, puis une remontée progressive vers le nord pour me mesurer au grand défi de la ville des Césars. Les gens commencent à sortir des cafés. Quelques-uns me fixent du regard, comme je le ferais si je rencontrais une girafe ou un éléphant dans les rues de Londin. Serait-ce la première fois qu’ils voient un Britannique ? Mes cheveux blonds sont-ils si rares ici ? Peut-être est-ce ma grande taille et la largeur de mes épaules qui attirent les regards, à moins que ce ne soit ma boucle d’oreille en or ou mon large bracelet dans la grande tradition de la Renaissance celtique. Ils se poussent du coude, chuchotent, sourient. Je leur réponds gracieusement par un sourire tout en continuant mon chemin. Bonne journée à vous, amis romains, suis-je tenté de leur dire. Mais ils se moqueraient certainement de mon latin aux consonances britanniques ou de mes tentatives dans leur langue romaine familière. Un message m’attend à l’hôtel. Mon père, le brave homme, a envoyé des lettres de recommandation à certains membres de l’aristocratie locale leur demandant de me recevoir et de faciliter mon entrée dans la société romaine. Avant de quitter l’hôtel un peu plus tôt, j’ai envoyé un message signalant mon arrivée aux gens que je suis censé rencontrer ici, et j’ai déjà une réponse. Je suis invité le soir même en des termes plus que cordiaux à la villa de Marcellus Domitianus Frontinus qui, selon mon père, possède la moitié des vignes entre Neapolis et Pompéi et dont le frère Cassius a été un des héros de la dernière guerre. Un fiacre doit venir me chercher au Tiberius à la dix-huitième heure. Une joie étrange m’envahit. Ils sont immédiatement disponibles pour offrir un accueil chaleureux au visiteur barbare dès sa première soirée dans la mère patrie. Cela dit, Frontinus envoie dix mille caisses de ses vins blancs doux aux entrepôts de mon père tous les ans, ce qui représente une activité commerciale non négligeable. Non que nous devions parler affaires ce soir. D’abord parce que je ne suis pas très au courant des affaires de mon père ; mais aussi et surtout parce que nous sommes des patriciens, Frontinus et moi-même, et devons nous comporter en tant que tels. Il fait partie de l’ancienne classe sénatoriale, descendant d’une race d’hommes qui ont fait et défait les Césars mille ans plus tôt. Quant à moi, c’est un sang royal britannique qui coule dans mes veines, du moins c’est ce que m’a dit mon père, et mon nom. — Cymbelin –, en est un témoignage. Caratacus, Cassevelaunus, Tincommius, Togodumnus, Prasutagus : à l’occasion mon père aime affirmer descendre de chacun de ces grands chefs celtiques, ainsi que de la reine Cartamandua des Brigantes, pour faire juste mesure. Certes, par la suite, Cartamandua s’est empressée de signer un traité de paix avec les Romains et a envoyé son collègue monarque Caratacus à Rome les chaînes aux pieds. Mais c’était il y a bien longtemps et nous autres Britanniques avons été pacifiés et repacifiés depuis, tout le monde a compris que le pouvoir et la gloire seront toujours associés à la ville majestueuse qui se trouve à l’autre bout de la Via Roma. Frontinus saura se montrer courtois, sinon par égard pour nos vaillants et héroïques guerriers vaincus qui sont mes ancêtres putatifs, du moins pour les dix mille caisses de vin qu’il a l’intention d’envoyer à Londin cette année. Ce soir, je ferai bonne chère, je rencontrerai des gens importants et gagnerai mes entrées dans les grandes familles de Neapolis puis, lorsque je serai prêt, celles de la capitale. Je me lave. Je me rase. Je frotte mes bracelets à l’huile, et non à la graisse de porc ; puis je sélectionne scrupuleusement ma garde-robe, une tunique byzantine en soie et un foulard assorti, des jambières rouges en lin égyptien, des sandales syriennes de la meilleure fabrique. Sans oublier, bien sûr, ma boucle d’oreille en or et mon bracelet massif qui apportent cette touche barbare qu’ils semblent tellement apprécier par ici. Un attelage m’attend devant l’hôtel lorsque je sors. Un chauffeur nubien, vêtu de rouge et de turquoise ; des pur-sang arabes blancs ; la voiture, elle, est en bois d’ébène incrusté d’ivoire. Digne, selon moi, d’un empereur. Et Frontinus n’est qu’un riche patricien, du Sud qui plus est. Je me demande quels moyens de transport utilisent les empereurs si c’est là le véhicule qu’un homme comme Frontinus envoie pour aller chercher un jeune homme des provinces reculées. La route serpente le long de la colline. Un nuage s’est installé au-dessus de la ville et la lumière tamisée de cette fin de journée le traverse comme une pluie de lumière. La surface de la baie brille d’une clarté étincelante. De mystérieuses îles sombres se découpent à l’horizon. La villa de Marcellus Domitianus Frontinus se trouve au milieu d’un parc tellement vaste qu’il nous faut un quart d’heure pour le traverser et rejoindre la maison une fois la grille d’entrée franchie. C’est un pavillon situé en haut d’une colline, léger et gracieux, dont l’aspect massif est compensé par l’élégance de sa conception. Il a un côté faussement fragile, comme sensible au moindre changement de temps. La vue depuis le portique englobe le Vésuve à l’est et un cap saillant à l’extrémité de la baie. La demeure est entourée de magnifiques buissons et arbres en fleurs, et l’odeur qui en émane est incroyablement riche. Je finis par m’interroger sur l’importance que peuvent représenter dix mille caisses de vin pour un homme comme lui. Pourtant, Frontinus est quelqu’un de terre à terre et d’aimable, un homme corpulent au crâne dégarni, au sourire affable et d’un abord immédiatement sympathique. Il vient à ma rencontre lorsque je descends de la voiture. « Je suis Marcello Domiziano, m’annonce-t-il en romain en me tendant la main et en affichant un sourire amical. Bienvenue chez moi, mon cher Cymbelin ! » Marcello Domiziano. Il utilise son nom romain et non latin. Bien sûr, dans nos provinces, nous nous octroyons prétentieusement des noms latins en les mélangeant à nos dialectes britanniques, teutons ou gaulois ; mais ici, en Italie, les seuls à avoir le privilège de porter des noms latins sont les membres de familles sénatoriales et impériales ainsi que de celles de militaires de haut rang, les autres utilisant des noms romains modernes. Frontinus passe outre le privilège de son haut rang ; il me laisse l’appeler Marcello, comme je le ferais avec un de ses ouvriers. Lui m’appelle Cymbelin. Nous devenons rapidement de bons amis, du moins c’est l’impression qu’il veut me donner, alors que je viens à peine d’arriver. La soirée a déjà commencé, sur un patio qui se prolonge en une terrasse d’où l’on aperçoit le centre-ville en contrebas. Il y a là entre quinze à vingt personnes, des hommes séduisants, des femmes superbes, tous discutent gaiement comme les gens dans les cafés un peu plus tôt. « Ma fille, Adriana, dit Frontinus. Et son amie Lucilla, qui est venue de Rome lui rendre visite. » Elles sont extraordinairement belles. Je me retrouve entre elles et tombe aussitôt sous le charme. Je me souviens qu’une fois, en Gaule, dans une magnifique villa près de Nemausus, mon hôte m’avait fait entrer dans un labyrinthe de miroirs qu’il avait fait construire par amusement ; je m’étais retrouvé aussitôt à tituber comme pris de vertige, me perdant dans le dédale d’images dupliquées à l’infini et ce n’est pas sans un certain effort que j’avais réussi à m’extirper de là, légèrement étourdi et le cœur palpitant. C’est un peu ce que je ressens en ce moment, coincé entre ces deux filles. Leur beauté m’éblouit, leur parfum m’intoxique. Frontinus s’est éclipsé en me laissant incapable de différencier sa fille de l’amie de passage. Je les regarde tour à tour, hésitant. Celle sur ma gauche est tout en formes, robuste, avec des traits secs, une peau pâle et de flamboyants cheveux roux plaqués par deux chignons sur les côtés dans un style qui pourrait avoir été inspiré d’une fresque antique. L’autre, plus grande, est plus mate de peau, plus menue aussi, presque fragile, elle porte autour du cou un collier de lourdes perles bleues et une touche de fard sombre sous les yeux. Son apparente fragilité est compensée par une certaine douceur de peau, il y a en elle quelque chose d’égyptien. Après avoir comparé son buste imposant à celui de son père, je me dis que la rousse doit être la fille de Frontinus. Mais je me trompe, il s’agit en fait de l’amie de Rome, car la plus grande, celle à la peau mate, me dit en romain et non en latin, et dans une voix plus douce que le miel : « Vous nous honorez de votre présence, cher et distingué ami. Mon père m’a dit que vous étiez de sang royal. » Je me demande un instant si elle n’est pas en train de se moquer de moi. Mais je vois bien de quelle façon elle me toise, m’observant de la tête aux pieds comme si j’étais une statue dans la galerie des rois. Tout comme son amie d’ailleurs. « Disons que je porte un nom royal, dis-je. Cymbelin – il apparaît peut-être dans vos livres d’histoire sous le nom de Cunobelinus. Son fils, le roi guerrier Caratacus, fut capturé puis gracié par le premier empereur Claudius. Mon père s’est donné beaucoup de mal pour que l’on remonte notre arbre généalogique jusqu’à lui. » Je leur adresse un sourire désarmant et constate qu’elles comprennent parfaitement le message. Je viens de dévoiler les prétentions absurdes d’un riche marchand provincial, rien de plus. « Cela remonte à quand exactement ? demande la rousse, Lucilla. — L’étude généalogique ? — La capture de votre fameux ancêtre, et son pardon. — C’est à dire… » J’hésite. Ne viens-je pas de leur dire que c’était à l’époque de Claudius Ier ? Mais elle se contente de ciller comme si elle n’avait aucune connaissance historique. « Il y a environ dix-huit siècles, dis-je. Lorsque l’Empire était récent. Claudius Ier était le quatrième César. Le cinquième si l’on compte Jules César. Ce qui, me semble-t-il, est la moindre des choses. — Quelle précision, dit Adriana Frontinus, en s’esclaffant. — Quand il s’agit d’histoire, oui. Mais pour tout le reste, je crains de l’être un peu moins. — Vous avez l’intention de beaucoup voyager à l’intérieur de l’Italie ? demande Lucilla. — J’aimerais voir les environs de Neapolis, bien sûr. Pompéi et d’autres ruines et peut-être passer quelques jours sur l’île de Caprae. Ensuite Rome et peut-être pousserai-je plus au nord. — Etrutia, Venetia et pourquoi pas Mediolanum. En fait, je voudrais tout voir. — Nous pourrions faire cela ensemble », dit Lucilla, tout naturellement, dans un mélange de spontanéité et d’audace. Son regard intelligent a perdu toute trace d’innocence, dévoilant maintenant une expression espiègle sans équivoque. Certes, on m’avait prévenu que les femmes romaines étaient ainsi. Mais son approche directe me prend néanmoins de court et je ne trouve rien à répondre sur le moment ; puis d’autres convives viennent nous rejoindre. Marcellus Frontinus fait les présentations, me bombardant de noms, les uns après les autres, dans un tel débit qu’il m’est impossible d’associer les visages à ces noms. « Enrico Giunio, le comte de Pausylipon et la comtesse Emilia. Mon fils, Druso Tiberio, et son ami Ezio, Quintillo Fabio Puteolano, Vitellio di Portofino et sa femme, Claudia, leur fille Crispina. Traiano Gordiano Tretullo, de Caprae… Marco Ulpio Africano… Sabina Metella Arboria… » Un imbroglio de noms. Ils semblent s’aligner à l’infini. Un seul me frappe et se détache aussitôt du lot : « Mon frère, Cassio », dit Frontinus. Un homme mince, au teint olive et aux yeux noirs comme la nuit : il s’agit du grand héros de la guerre, Cassius Lucius Frontinus ! Je m’apprête à le saluer mais Frontinus m’abreuve d’autres noms avant que je n’en aie le temps. Les gens semblent se matérialiser devant moi au fur et à mesure. Je me tourne vers Adriana et lui chuchote : « Votre père a-t-il invité toute la ville de Neapolis à cette soirée ? — Seulement ceux qui sont intéressants, répond-elle. Ce n’est pas tous les jours que nous recevons la visite d’un roi britannique. » Elle s’esclaffe. Une horde de serviteurs – ou d’esclaves ? – passent parmi nous, pour nous apporter de quoi boire et manger. Je reste prudent lors des premiers passages, en me rappelant que c’est ma première journée ici et que la fatigue du voyage pourrait entraîner quelques situations embarrassantes mais, pour éviter de me montrer impoli, je saisis un gobelet de vin et un petit pâté de viande, les portant à ma bouche occasionnellement sans y toucher. Le gratin de la société de Neapolis m’entoure par grappes tourbillonnantes, m’inondant de questions auxquelles ils ne semblent attendre aucune réponse. Certains parlent romain, d’autres latin. Combien de temps ai-je l’intention de rester ? Vais-je passer tout mon séjour à Neapolis ? Qu’est-ce qui m’a poussé à venir visiter l’Italie ? Comment se porte l’économie britannique ? Est-ce que tout le monde parle le britannique en Britannie ou le latin est-il courant ? Y a-t-il de quoi attirer le visiteur italien ? Comment comparer la cuisine britannique à l’italienne ? Est-ce que je pense que le traité d’unification tiendra ? ai-je déjà visité Pompéi ? Et les temples grecs de Paestum ? Et ainsi de suite. C’est un véritable déluge. J’essaye de répondre autant que possible, mais les questions fusent plus vite que mes réponses et tout cela finit par m’exténuer. Heureusement que j’ai une solide constitution. Mais tout de même, au bout d’un certain temps, je finis par être tellement abruti par toutes ces questions que je commence à avoir du mal à comprendre leur romain idiomatique et son débit rapide, je m’en remets donc exclusivement au latin classique, en espérant que cela les encouragera à en faire autant. Certains le font, d’autres non. Lucilla et Adriana restent à mes côtés durant toute cette épreuve, ce dont je leur suis reconnaissant. Je me dis que ces gens doivent me prendre pour quelque nouveau jouet. La dernière nouveauté à venir observer, fascinant un certain temps avant que l’on s’en désintéresse. Le vent de la baie s’est rafraîchi avec la nuit tombante et, de manière presque imperceptible, la masse d’invités s’est déplacée dans la villa vers les étages inférieurs pour se regrouper dans une immense salle surplombant l’atrium, qui sera utilisée plus tard comme salle à manger. « Venez, me dit Adriana. Vous devez absolument rencontrer mon oncle Cassio. » Le célèbre général se trouve de l’autre côté de la salle, les bras croisés, écoutant autour de lui sans trahir la moindre émotion tandis que son frère et un autre invité semblent se livrer à un débat animé. Il porte un uniforme kaki près du corps et exhibe sur son torse ses médailles et autres décorations militaires. L’autre individu, dont le nom me revient quelques instants plus tard, est le comte de Pausylipon, que Frontinus appelle familièrement Enrico Giunio. C’est un grand type décharné, presque aussi grand que moi, au visage aquilin expressif, qui semble au bord de l’apoplexie. Marcello Domiziano est tout aussi excité, le cou tendu, le visage pratiquement collé à celui de son interlocuteur, gesticulant de manière emphatique. J’ai l’impression que ces deux-là doivent s’affronter âprement depuis des années sur l’échiquier politique. D’après ce que j’arrive à comprendre, ils débattent ni plus ni moins que de l’avenir de Rome. Le comte de Pausylipon semble affirmer qu’il est vital que l’Empire continue de survivre en tant qu’entité politique unique… ce dont, à mon avis, personne n’a jamais douté sérieusement depuis la réunification. « Il y a une explication à la longévité de Rome, dit le comte Pausylipon. Ce n’est pas qu’une question de pouvoir, celui d’une ville sur un continent tout entier. C’est une question de stabilité, de cohérence, de suprématie d’un système qui place la logique au-dessus de tout, l’efficacité, le génie civil, la planification. Le monde ne s’est jamais porté aussi bien que sous notre règne. Nous avons apporté la lumière là où, sans notre présence, seule l’obscurité barbare régnerait. » Cela ne me semble pas être sujet à controverse. Mais je vois bien par l’expression de Marcello Domiziano sur son visage empourpré et son impatience évidente à répondre qu’il y a visiblement un point sur lequel ils ne sont pas d’accord mais que j’ai du mal à cerner. Puis Adriana se penche vers moi tout en me guidant à travers la salle et me chuchote quelque chose à l’oreille que je n’arrive pas à comprendre au milieu de tout ce brouhaha, mais qui ne fait que compliquer ce que vient de dire Marcello Domiziano au comte. Malgré toute l’agitation autour de lui, le célèbre général semblerait presque dormir debout – une astuce certainement très pratique lors des moments de calme dans les grandes batailles – si ce n’était, en réponse je suppose à une remarque provocatrice d’un des deux jouteurs, sa façon de le foudroyer brusquement de son regard d’encre. J’hésite à rejoindre ce curieux petit groupe. Mais Adriana me pousse vers eux. Frontinus s’écrie : « Ah, Cymbelin ! Venez que je vous présente mon frère ! » Il a remarqué mon hésitation lui aussi. Mais il voit peut-être là une manière d’interrompre les hostilités. Ce qui est le cas. La dispute, la discussion, appelons-la comme on veut, s’évapore dès mon arrivée, basculant sur le ton d’une conversation banale et polie. Le comte, ayant recouvré son calme, parfait exemple de maîtrise de patricien, me salue d’un geste hautain de la tête et donne une tape amicale sur les épaules de Lucilla et Adriana, puis s’excuse en prétextant aller chercher un verre. Frontinus, le visage encore rouge, mais toujours aussi jovial, se tourne vers son frère pour me présenter. « Notre ami britannique, dit-il avec un geste de la main. — C’est un honneur, Excellence, dis-je, en faisant une légère révérence à Cassius Lucius Frontinus. — Pas de cela entre nous, dit l’oncle Cassio. Nous ne sommes pas au camp. » Il parle latin. Sa voix est fine et tranchante comme la lame d’un couteau, mais je sens qu’il cherche à se montrer affable. L’espace d’un instant, je suis tellement impressionné d’être en sa présence que j’en suis presque étourdi. Je pense à ce petit homme – car il est aussi petit que son frère mais plus mince – sautant inlassablement de Dacie en Gaule avec des bottes de sept lieues, éteignant les feux de la sécession sur son passage. Le général indomptable, le sauveur de l’Empire. Un incendie d’un tout autre genre s’apprête à ravager l’Empire et je suis appelé à en être un témoin direct. Mais je ne le sais pas encore. Cassius me scrute comme s’il prenait mes mesures pour un uniforme. « Dites-moi, vous êtes tous aussi solidement bâtis en Britannie ? — À vrai dire, je le suis un peu plus que la moyenne. — Tant mieux. Nous avons failli vous envahir au tout début de la guerre, vous savez ? Cela n’aurait pas été une partie de plaisir que d’affronter toute une armée de types comme vous. — Envahir la Britannie, dites-vous ? demande Lucilla. — En effet, répond-il avec un sourire froid. Une action préventive envisagée lorsque nous pensions que la Britannie avait peut-être l’intention de rejoindre la rébellion. Je cligne des yeux de surprise et d’irritation. C’est pour nous un sujet sensible : pourquoi remuer le couteau dans la plaie ? Je dis un peu fermement : « Cela ne se serait jamais produit, monsieur. Nous autres Britanniques, nous sommes des loyalistes, vous savez. — Oui. Évidemment. Mais il y avait un risque après tout. Une chance sur deux, selon nos estimations de l’époque. C’était une période délicate. Le haut commandement s’est donc dit : envoyons quelques légions là-bas, histoire de s’assurer qu’ils restent bien dans le rang. C’était bien avant votre époque, je suppose. » Je tiens toujours à la main mon gobelet de vin que je n’ai pas encore touché. Mais, à cet instant, je le porte nerveusement à mes lèvres et en bois une bonne rasade. Oubliant toute correction, je me sens obligé de défendre mon peuple. Avec une solennité un peu ridicule je lui dis : « Laissez-moi vous dire, général, que je ne suis pas aussi jeune que vous semblez le croire et je peux vous affirmer qu’il n’y avait pas le moindre risque de voir la Britannie rejoindre les rangs des rebelles. Pas le moindre. » Une lueur – d’amusement ? d’irritation ? – passe dans son regard. « À priori, oui, certainement. Mais nous avons pensé différemment pendant un certain temps, au tout début. Quel âge aviez-vous au juste lorsque la guerre a éclaté, mon garçon ? » Je déteste ce ton condescendant. Je ne fais rien pour cacher mon indignation. « Dix-sept ans, monsieur. J’ai servi dans la douzième légion britannique, sous Aelius Titianus Rigisamus. J’ai connu l’épreuve du feu en Gaule et en Lusitania. Dans le régiment des aérostiers. — Ah. » Il ne s’attendait pas à ça. « Alors, je vous ai mal jugé. — Et ma nation avec, je dois dire. Quelles que soient les rumeurs que vous ayez pu entendre à cette époque troublée, elles n’étaient rien d’autre que de pures fabrications de l’ennemi. — En effet, dit le général. En effet. » Son ton se fait plus doux, mais ses yeux sont plus pétillants et plus féroces que jamais et il ne desserre pas la mâchoire. Adriana Frontina, horrifiée par le ton résolument agressif de notre échange, me fait des signes désespérés des yeux pour me faire changer de sujet. Son amie Lucilla, la rousse, en revanche, semble s’amuser de notre petite altercation. Marcellus Frontinus s’est retourné, pas tout à fait par hasard, pour donner des ordres aux serviteurs afin qu’ils préparent le banquet. Je mets quand même un peu plus les pieds dans le plat. « Monsieur, nous autres Britanniques, sommes des Romains, au même titre que n’importe qui d’autre dans l’Empire. À moins que vous ne pensiez que nous nous accrochons toujours à quelques vieilles rancunes nationales remontant au temps de Claudius ? » Cassius Frontinus demeure silencieux l’espace d’un instant, en m’étudiant attentivement. « En effet, finit-il par dire. C’est à cela que je pensais, pour tout vous dire. Mais le problème n’est pas là. Tous ceux qui, un jour ou l’autre, ont été assimilés par l’Empire, gardent quelque part de vieilles rancunes, même s’ils revendiquent être romains. Les Teutons, les Britanniques, les Hispaniques, les mangeurs de grenouilles, tous. Ce qui explique que nous ayons connu deux renversements dans notre système en moins d’un siècle, vous ne croyez pas ? Mais non, mon garçon, je ne voulais pas mettre en doute la loyauté de votre peuple, loin de moi cette idée. Voyez cela comme une maladresse de ma part. Mille excuses, mon ami. » Il jette un œil à mon gobelet que j’ai vidé sans m’en apercevoir. « Vous prendrez bien un autre verre, n’est-ce pas ? Moi, aussi. » Il claque des doigts à l’adresse d’un serviteur. « Garçon ! Garçon ! Un peu plus de vin par ici ! » J’ai comme le sentiment que ma conversation avec le célèbre héros de guerre Cassius Lucius Frontinus n’a pas été un franc succès et qu’il serait temps pour moi de me retirer. Je lance un regard impuissant à Adriana qui comprend aussitôt et vient à ma rescousse : « Cymbelin vous a accaparé suffisamment de votre temps, mon oncle. Et regardez, le praefectus urbi est arrivé : nous devons absolument le présenter à notre invité. » Oui. Il le faut vraiment, avant que je ne commette une autre bourde. Je m’incline de nouveau en lui adressant mes excuses, puis Adriana me prend par un bras, Lucilla par l’autre, et elles m’emmènent de l’autre côté de l’immense salle. « J’ai été plutôt maladroit, non ? Je demande. — Mon oncle aime les hommes qui lui tiennent tête, dit Adriana. À l’armée, personne n’a jamais osé lui répondre. — Mais tout de même, me montrer aussi impoli… envers le grand homme qu’il est, moi qui ne suis qu’un provincial de passage… — C’est lui qui a fait preuve d’indélicatesse, dit Lucilla passionnément. Oser traiter vos concitoyens de traîtres ! Comment a-t-il pu dire une telle chose ? » Puis, d’une voix beaucoup plus douce, elle me chuchote à l’oreille : « Je vous emmènerai à Pompéi demain. Je suis sûre que vous trouverez cela beaucoup moins ennuyeux. » Elle vient me chercher à l’hôtel après le petit déjeuner, dans un superbe quadrige en bois d’acajou décoré de pièces de soie et de dorures, tiré par deux magnifiques chevaux blancs et deux juments louvettes. En comparaison, celui que Marcellus Frontinus m’a envoyé la veille paraît presque ridicule. Je l’ai comparé au char d’un empereur, mais je me trompais complètement, celui-ci doit être plus proche de la réalité. « Vous êtes venue de Rome avec ? lui demandé-je. — Oh non, je suis descendue en train. J’ai emprunté ce char à Druso Tiberio. Il aime bien ce genre de choses. » Je n’avais croisé que très furtivement le jeune Frontinus à la soirée et il ne m’avait guère fait bonne impression : c’était un jeune homme très doux, pommadé et parfumé, avec trois ou quatre bagues à chaque main, des mouvements langoureux et des soupirs délicats, il avait tout d’un prince. Toute la soirée, il avait échangé sans vergogne des œillades avec son séduisant compagnon Ezio, qui avait l’air aussi stupide qu’un gladiateur, ce qu’il avait dû être. « Combien peut coûter un tel quadrige ? Cinq millions de sesterces ? Dix ? — Bien plus encore sans doute. — Et il vous le prête pour la journée, comme ça ? — Oh, vous savez, ce n’est pas celui qu’il préfère mais le deuxième. Druso est le fils d’un homme riche après tout, il est très gâté. Marcello ne lui refuse jamais rien. Je pense personnellement que c’est terrible. — Terrible, en effet. » Si Lucilla perçoit l’ironie dans ma voix, elle n’en laisse rien paraître. « Mais après tout, s’il est disposé à prêter un de ses superbes petits chars à l’amie de sa sœur un jour ou deux… — … pourquoi ne pas en profiter, pas vrai ? — Pourquoi pas, en effet. » Et nous voilà partis le long de la route côtière tous les deux, cette belle et voluptueuse inconnue à crinière rousse et moi, roulant vers Pompéi dans un quadrige qui aurait fait rougir d’envie un César. Les autres chars nous cèdent le passage sur la route, comme s’il s’agissait réellement du char d’un César ; les chevaux prennent d’abord vers l’est puis vers le sud aussi vite que les destriers d’Apollon, descendant la magnifique route pavée à un rythme effréné. Lucilla et moi sommes sagement assis à distance raisonnable l’un de l’autre comme il convient à des jeunes gens de bonne famille. Nous bavardons poliment mais de manière impersonnelle de la fête de la veille. « C’était quoi, cette dispute hier soir entre vous et l’oncle d’Adriana ? dit-elle. — Ce n’était pas vraiment une dispute. Disons plutôt… une impolitesse. — Appelez cela comme vous voulez. Vous parliez d’une invasion de l’armée romaine en Britannie, qui devait s’assurer de la fidélité de votre peuple pendant cette guerre. Je m’y connais si peu en ce genre de choses. Vous n’alliez pas réellement faire sécession tout de même ? » Jusqu’à maintenant nous parlions romain, mais je dois passer au latin si je veux être plus à l’aise pour discuter de tout cela. C’est donc en latin que je reprends : « En fait, je pense que la chose a failli se faire, mais c’était cruel de sa part de le faire remarquer. Ou tout simplement grossier. — Ces militaires. Ils n’ont vraiment aucun savoir-vivre. — Il m’a quand même surpris. De me balancer ça au visage… ! — C’était donc vrai ? — Je n’étais qu’un enfant lorsque tout cela a eu lieu, vous savez. Mais oui, je crois savoir qu’il y avait une faction anti-impériale à Londin il y a quinze ou vingt ans de cela. — Vous voulez dire, qui souhaitait rétablir la république ? — Qui voulait se retirer de l’Empire. Et élire un roi de notre propre sang. Si on peut encore parler de sang pur chez les Britanniques après mille huit cents ans de citoyenneté romaine. — Je vois. Ils voulaient donc une Britannie indépendante ? — C’était pour eux une occasion à saisir. Ce n’était qu’une vingtaine d’années après que l’Empire avait pansé les plaies de la première chute, après tout. C’est là qu’une nouvelle guerre civile a menacé d’éclater. — C’était en Orient, non ? » Je me demande à quel point elle connaît le sujet. Plus qu’elle ne semble vouloir le montrer, à mon avis. Mais après tout, j’ai dans mes bagages une maîtrise en histoire de Cantabrigia et je suppose qu’elle veut me donner l’occasion de l’impressionner. « Oui, en Syrie et en Perse jusqu’au fin fond de l’Inde. Ce n’était qu’une petite rébellion frontalière et ce n’étaient même pas des Blancs : dix légions auraient pu régler l’affaire. Mais l’empereur Laureolus était déjà vieux et malade – sénile, à vrai dire – et personne dans l’administration ne faisait grand cas de ce qui se passait dans les provinces lointaines, les légions n’ont finalement été envoyées que lorsqu’il était déjà trop tard. On s’est alors brusquement retrouvé avec un sacré pétrin à résoudre. Et au beau milieu de tout ça, l’Hispanie, la Gaule, et même l’insignifiante Lusitania, décidèrent de faire sécession à leur tour. On se serait cru revenu en 2563, une deuxième chute plus sérieuse encore que la première. — Et cette fois, la Britannie avait l’intention de se retirer à son tour. — C’était en tout cas la rumeur à l’époque. Il y eut des manifestations bruyantes à Londin, on brandissait des pancartes devant la résidence du proconsul l’exhortant à retourner à Rome, du genre : « La Britannie aux Britanniques ! ». La population disait en substance : débarrassons-nous des Romains et restaurons la vieille monarchie celte. Bien entendu, nous ne pouvions tolérer ce genre de chose, nous les avons donc rapidement mis au pas et lorsque la guerre éclata et que notre heure arriva, nous nous sommes battus comme n’importe quels Romains. — « Nous » ? — Les honnêtes gens de Britannie. Ceux qui avaient pour deux sous d’intelligence. — Vous voulez dire, ceux qui possédaient des biens ? — Évidemment. Nous avions bien compris ce que nous avions à y perdre – pas seulement nous, mais tous les Britanniques – si l’Empire devait s’effondrer. Quel est notre meilleur marché ? L’Italie bien sûr ! Et si la Britannie, la Gaule, l’Hispanie et la Lusitania s’étaient séparées de l’Empire, l’Italie aurait perdu ses accès maritimes. Elle se serait retrouvée coincée au milieu de l’Europe avec des ennemis lui bloquant la route de l’Orient et d’autres l’accès à la voie maritime vers l’Océan à l’ouest. Le cœur de l’Empire aurait périclité. Nous autres Britanniques, n’aurions plus eu personne à qui vendre nos marchandises, à moins de les envoyer à l’ouest vers Nova Roma et d’essayer de faire du troc avec les Peaux-Rouges. L’effondrement de l’Empire aurait entraîné une récession internationale – famine, guerres civiles, partout la terreur. Les pires affres auraient attendu ceux qui hurlaient à la sécession. Elle me regarde curieusement. « Votre propre famille se réclame du sang celte et votre nom est lui aussi typiquement celte. Il semble que votre peuple aime se tourner avec une certaine nostalgie vers un passé glorieux où la Britannie était libre, avant la conquête romaine. Pourtant, vous vous êtes quand même opposé au mouvement de sécession dans votre province. » Serait-elle en train de se moquer de moi à son tour ? Je me sens très mal à l’aise parmi ces Romains. Je réponds un peu maladroitement : « Pas moi, personnellement. Je n’étais qu’un jeune garçon lorsque ces manifestations anti-impériales ont eu lieu. Mais, en effet, malgré tout l’amour que mon père avait pour la culture celte, il a toujours considéré que les intérêts de la civilisation romaine devaient passer avant notre petite fierté nationale. Lorsque la guerre est parvenue jusqu’à nous, la Britannie s’est rangée du côté des loyalistes, un peu grâce à lui. Et dès que j’ai été en âge de le faire, j’ai rejoint les légions et fait ce que j’ai pu pour l’Empire. — Vous aimez donc l’empereur ? — J’aime l’Empire. Je suis convaincu que l’Empire est nécessaire. Quant à l’empereur actuellement au pouvoir… » J’hésite un instant. Je dois me montrer prudent sur le sujet. « Nous en avons eu peut-être de plus capables. » Lucilla s’esclaffe. « Mon père pense que Maxentius est un crétin fini ! — Pour tout dire, le mien aussi. Cela dit, les empereurs vont et viennent et certains sont meilleurs que d’autres. Ce qui est important, c’est la survie de l’Empire. Et pour chaque Néron, il y a tôt ou tard un Vespasianus. Pour chaque Caracalla, un Titus Gallius. Et pour un idiot comme le faible Maxentius… — Chut… » dit Lucilla, en m’indiquant le cocher. « Nous devons nous montrer plus prudents. Nous nous laissons un peu trop aller à des paroles indiscrètes, mon cher. Ce n’est pas ce que nous souhaitons. — Non, bien sûr que non. — Des actes indiscrets, en revanche… — Ah, c’est très différent, en effet. — Très différent », dit-elle. Et nous éclatons tous les deux de rire. Nous passons littéralement dans l’ombre du grand Vésuve. Nous nous sommes subrepticement rapprochés l’un de l’autre tout en parlant et je commence à sentir contre moi la chaleur de sa cuisse. Alors que le chariot amorce un tournant sec sur la route, elle bascule contre moi. Instinctivement, pour la retenir, je passe mon bras autour de son épaule, et elle pose sa tête dans le creux de mon cou. Ma main vient se poser sur son sein ferme. Elle me laisse faire. Nous atteignons les ruines de Pompéi pour un déjeuner tardif dans line luxueuse auberge toute proche de la zone d’excavation. Lors du repas, composé de poissons grillés et de vin blanc irais, nous ne cachons pas l’attirance que nous avons l’un pour l’autre. Je suis presque tenté de lui proposer de remettre à un autre jour la visite archéologique et d’aller directement à l’hôtel. Mais aucune chance que ça se produise, le guide qu’elle a loué nous attend après le repas ; c’est un petit Grec chauve tout excité qui bout d’impatience de nous faire visiter le royaume de l’Antiquité. Nous voilà donc partis dans la chaleur torride de l’après-midi visiter Pompéi, les esprit échauffés par le vin et le désir, et lui qui nous fait monter et descendre d’interminables marches en pierre, en nous montrant tous les lieux importants de la ville recouverts par le volcan il y a plus de mille huit cents ans au cours du deuxième mois du règne de l’empereur Titus ! C’est effectivement très impressionnant. Nous autres Romains modernes avons l’illusion que nos villes sont conçues comme celles des anciens ; mais, en réalité, les différences, bien que subtiles d’un siècle à l’autre, sont au bout du compte énormes, et Pompéi – figée dans la lave du volcan il a mille huit cents ans et demeurée intacte jusqu’à sa découverte il y a quelques décennies – a tout d’une ville de l’Antiquité. Notre Grec pétillant nous montre les villas de la classe aisée avec leurs superbes peintures murales et leurs statues, les bains, l’amphithéâtre, le forum. Il nous emmène dans les petits lupanars humides, où nous voyons des fresques explicites de prostituées à la cuisse généreuse s’appliquant vaillamment à satisfaire leur client. Lucilla glousse dans mon oreille et me chatouille l’intérieur de la main du bout du doigt. Il me tarde d’en finir avec cette visite mais, bien sûr, ce n’est pas possible : il y a encore tant à voir, nous dit notre infatigable guidé. Devant le temple de Jupiter, Lucilla me demande, en toute innocence : « Quels dieux vous vénérez en Britannie ? Les mêmes que les nôtres ? — Oui, ce sont rigoureusement les mêmes. Jupiter, Junon, Apollon, Mithra, Cybèle, tous les dieux courants, ceux que vous avez ici. — Pas de dieux païens préhistoriques bien à vous ? — Mais vous nous prenez pour qui, des sauvages ? — Mais bien sûr, mon cher ! Évidemment ! De magnifiques sauvages aux cheveux blonds ! » Une lueur passe dans ses yeux. Elle me provoque, mais elle dit ce qu’elle pense. J’en suis convaincu. Et elle vient de toucher un autre point sensible ; car malgré nos airs de Romains, nous autres Britanniques ne sommes pas aussi proches de ces gens que nous aimerions le croire, et nous avons bel et bien quelques vieux restes de croyances ancestrales. Pas moi, en particulier ; car bien qu’ayant un besoin de religion, je me satisfais amplement de Jupiter et Mercure. Mais j’ai des amis au pays, des amis proches, qui sacrifient volontiers à Branwen, Velaunus, Rhiannon, Brighida, Ancasta et la Matres. Il m’est moi-même arrivé de me rendre – une fois, au moins – au festival du Llewnasadh, où l’on vénère Mercure Lugus sous son ancien nom britannique, Llew. Mais il est bien trop ridicule, trop gênant, de vénérer ces dieux en vieux bois grossier dans leurs nids de paille. Non qu’Apollon ou Mercure me semblent moins absurdes, voire Mithra ou n’importe quels autres dieux parmi les douzaines qui existent en Orient et qui reviennent régulièrement à la mode au fil des siècles à Rome : Baal, Mardouk, Jéhovah et les autres. Ils sont pour moi aussi insignifiants les uns que les autres. Et pourtant, il y a des moments où je sens un grand vide en moi, je lève alors les yeux vers les étoiles en me demandant comment et pourquoi elles ont été créées, sans trouver la moindre réponse. Je n’ai pas envie de discuter de ce genre de chose avec elle. C’est un sujet privé. Mais sa question sur le ton de la plaisanterie à propos de nos dieux m’a blessé. Je suis perplexe ; un peu honteux d’être britannique, ce qui, je l’ai senti dès le départ, est précisément un des éléments, sinon l’élément essentiel, qui fait qu’elle s’intéresse à moi. Nous quittons enfin les ruines. Nous arrivons à l’hôtel, et à notre chambre. Notre suite a une terrasse qui donne sur les fouilles, une chambre décorée avec des fresques dans le plus pur style de Pompéi, une baignoire en marbre dans laquelle on pourrait tenir à six. Nous nous déshabillons en prenant tout notre temps. Lucilla possède un corps musclé, large d’épaules et de hanches, des fesses charnues et une poitrine généreuse : un corps superbe, pour mon goût personnel, mais elle semble craindre qu’il ne lui manque une certaine élégance. Le grain de sa peau est merveilleux, pâle comme de la soie fine, avec juste ce qu’il faut comme charmantes taches de rousseur sur la poitrine et les épaules, et – curiosité que je trouve très amusante – les poils de son pubis sont noirs comme la nuit, contrastant ainsi de manière saisissante avec ses cheveux roux. Elle remarque mon regard. « Je ne me suis pas fait teindre, m’informe-t-elle. C’est naturel, je ne peux pas l’expliquer. — Et ceci ? » dis-je, en effleurant le tatouage représentant un pin sur l’intérieur de sa cuisse droite. « C’est une marque de naissance peut-être ? — Ce sont les prêtres d’Atys qui me l’ont fait, lors de mon initiation. — Le dieu phrygien ? — Je fréquente son temple. À l’occasion. Au printemps, en général. » Ainsi, elle s’est bien jouée de moi. « Atys ! Une disciple d’Atys le Phrygien ! Ah, Lucilla, Lucilla ! Et vous avez eu l’audace de me dire que vous preniez les Britanniques pour des sauvages parce que certains d’entre nous vénèrent des dieux païens. Alors que pendant tout ce temps vous portiez la marque d’Atys sur votre propre corps, à quelques centimètres de votre… votre… — De mon quoi, mon amour ? Vas y, dis son nom. » Je le lui dis en britannique. Elle le répète, en savourant chaque parole, tellement étrange pour elle, tellement barbare. « Maintenant, embrasse-le, dit-elle. — Avec plaisir », dis-je, avant de me mettre à genoux et de m’exécuter. Puis, je la prends dans mes bras de Barbare et la porte jusqu’à la baignoire, je la glisse à l’intérieur et m’allonge à côté d’elle. Nous restons à tremper un certain temps, puis nous nous frottons mutuellement, en riant ; ensuite, encore mouillés, nous sautons du bain pour nous précipiter sur le lit. Elle veut du sauvage, elle va en avoir, des caresses barbares vigoureuses qui provoquent en elle des râles de plaisir parmi lesquels on doit pouvoir déceler quelques paroles obscènes en romain. Elle me rend la pareille en pratiquant l’art subtil et recherché de l’amour à la romaine, des techniques remontant à l’époque de César, des frémissements de ses muscles intérieurs, de subtiles caresses du bout des doigts qui me poussent aux confins de la folie. Nous avons à peine terminé que nous remettons cela. « Mon sauvage, murmure-t-elle. Mon Celte ! » De Pompéi nous partons pour Surrentum, une magnifique ville sur la côte au milieu d’orangers et de citronniers. Nous disons à notre cocher de nous y attendre un jour ou deux et nous prenons un bateau jusqu’à l’île romantique de Caprae, terrain de jeu des empereurs. Lucilla s’est chargée des réservations dans un des meilleurs hôtels de l’île, une demeure sur les hauteurs appelée le Punta Tragara qui possède, m’a-t-elle dit, une vue magnifique sur le port. Elle est déjà venue ici. Je me demande bien avec qui et combien de fois. Lucilla et moi restons allongés, nus, sur la terrasse de notre chambre, installés sur des peaux de mouton, savourant cette douce soirée d’automne. Le ciel et la mer sont du même bleu turquoise et il est difficile de distinguer la ligne qui les démarque. En face de nous, de hautes falaises boisées se dressent en partant de la mer. Des oiseaux aux larges ailes se glissent dans le crépuscule. Dans la ville en contrebas, les premières lumières commencent à briller. « Je ne connais même pas ton nom, lui dis-je, un peu plus tard. — Bien sûr que si. Je m’appelle Lucilla. — Tu sais très bien ce que je veux dire. Ton nom complet. — Lucilla Junia Scaevola. — Scaevola ? Tu n’aurais pas un lien de parenté avec le consul Scaevola, par hasard ? » Je ne cherche qu’à faire la conversation. Scaevola est un nom relativement courant chez les Romains. « C’est mon oncle Gaius, dit-elle. Tu le rencontreras lorsque nous serons à Rome. Adriana l’adore, toi aussi, tu verras. » Le ton léger avec lequel elle m’assène la chose me laisse sans voix. La nièce du consul Scaevola, là, nue à côté de moi ? Grands dieux ! Ces filles et leurs oncles célèbres ! Oncle Gaius, oncle Cassius. Je suis en impressionnante compagnie. Tout le monde romain connaît Gaius Junus Scaevola – trois mandats de consul, peut-être quatre, dont le dernier remonte à deux ou trois ans. Il est, en tous les cas, le deuxième homme le plus puissant du royaume, le puissant personnage qui se tient derrière le jeune et chancelant empereur Maxentius et le soutient en permanence. Mon oncle Gaius, dit-elle, aussi simplement, aussi tendrement que cela. J’aurai des choses à raconter en rentrant en Cornouailles. La nièce du consul Scaevola roule sur moi et vient m’agiter ses seins au-dessus du visage. J’embrasse leurs tétons patriciens, puis elle fond sur moi comme un de ces oiseaux de proie sur leur victime. Dans la fraîcheur matinale, nous faisons une longue promenade dans les collines derrière la Villa Jovis, le palais impérial remontant à l’époque de Tiberius. Celui-ci avait l’habitude de jeter ses ennemis du haut de la falaise voisine. Bien entendu, nous ne pouvons y accéder, puisqu’elle est toujours occupée par les membres de la famille impériale lorsqu’ils viennent à Caprae. Personne ne semble y être en ce moment, mais elle est tout de même surveillée par des gardes fortement armés. Elle domine fièrement la colline, une solide et brillante construction en pierre entourée de fortifications au style recherché. « Je me demande bien à quoi elle ressemble à l’intérieur, dis-je. Mais je suppose que je ne le saurai jamais. — J’y suis déjà allée, me dit Lucilla. — Toi ? — On dit que certaines pièces et certains meubles remontent au temps de Tiberius. Il y a une piscine intérieure avec les mosaïques les plus obscènes qui soient, on dit que c’est là qu’il s’amusait avec de jeunes filles et de jeunes garçons. Mais, personnellement, je pense qu’il s’agit d’une contrefaçon, construite à l’époque médiévale voire même plus tard. L’endroit a été entièrement pillé lorsque les Byzantins ont envahi l’Empire d’Occident il y a six cents ans. Il y a de grandes chances qu’ils aient rapporté à Constantinopolis les trésors des premiers empereurs, tu ne penses pas ? — Comment se fait-il que tu y sois allée ? Je suppose que c’était avec ton oncle ? — En fait, c’était avec Flavius Rufus. — Flavius Rufus ? — Flavius César. Le troisième frère de l’empereur Maxentius. Il adore l’Italie du Sud. Il y descend régulièrement. — Avec toi ? — Une fois de temps en temps. Oh, que tu es bête ! J’avais seize ans. Nous étions de simples amis ! — Et quel âge ça te fait aujourd’hui ? — Vingt et un ans. Il a donc six ans de moins que moi. — Je vois, des amis très proches, donc. — Oh, Cymbelin, ne sois pas bête ! » Un air amusé passe dans son regard. « Tu le rencontreras aussi lorsque nous serons à Rome. — Un prince royal ? — Bien sûr ! Tu rencontreras tout le monde. Les frères de l’empereur, les sœurs de l’empereur, l’empereur lui-même, s’il est en ville. J’ai grandi à la Cour, tu n’as pas encore compris ? Dans la famille de mon oncle. Mon père est mort à la guerre. — Je suis désolé. — Il commandait les légions d’Augustus en Syrie, en Égypte et en Palestine où il est mort. Tu as dû entendre parler du siège d’Aelia Capitolina ? C’est là qu’il a été tué, juste devant le temple de la Grande Mère alors que la ville était sur le point de tomber entre nos mains. Il se tenait devant un vieux mur en pierre, un vestige de l’ancien temple, lorsqu’un tireur embusqué l’a abattu. C’est Cassius Frontinus lui-même qui a fait son oraison funèbre. Après cela, mon oncle Gaius m’a adoptée, car ma mère était morte elle aussi un an plus tôt – c’est une longue histoire, un scandale à la cour de l’ancien empereur… » Ma tête commence à tourner. « Bref, Flavius est un peu comme un frère pour moi. Tu verras. Nous sommes venus ici et nous avons passé une nuit à la Villa Jovis. Nous avons vu toutes les mosaïques cochonnes dans la piscine de Tiberius, nous nous y sommes même baignés. Et après, il y a eu un énorme banquet, avec des sangliers sauvages des montagnes, des monticules de fraises et de bananes et tu ne peux pas t’imaginer la quantité de vin… oh, allez Cymbelin, ne fais pas la tête, tu ne croyais tout de même pas que j’étais vierge ? — Non, le problème n’est pas là. Pas du tout. — Alors, c’est quoi ? — D’apprendre que tu connais réellement la famille royale. Que tu sois si jeune et que tu aies fait autant de choses extraordinaires. Et aussi que l’homme avec qui je me suis accroché l’autre soir était Cassius Lucius Frontinus, le célèbre général, que tu sois la nièce du consul Gaius Junius Scaevola, que tu aies été la maîtresse du frère de l’empereur et… enfin, ne vois-tu donc pas, Lucilla, à quel point tout cela est difficile pour moi ? À quel point c’est déroutant ? — Mon pauvre Barbare ne sait plus où donner de la tête ! — J’aimerais bien que tu cesses de m’appeler comme ça. Même si c’est plus ou moins vrai. — Mon ravissant Celte, alors. Mon merveilleux Britannique à crinière blonde. Tu préfères ? » Nous louons un petit char tiré par un seul cheval, seul véhicule autorisé sur Caprae et descendons jusqu’à la plage pour y passer l’après-midi à nous baigner nus dans la mer tiède et nous faire bronzer sur les rochers. Bien que ce soit en fin de journée et tard dans l’année, le corps parfait de Lucilla devient rapidement rose, elle-même devient brûlante et semble irradier lorsque nous rentrons à l’hôtel. Deux jours, deux nuits inoubliables, sur Caprae. Puis c’est le retour à Surrentum où notre cocher nous attend bien docilement au débarcadère du ferry, puis nous retrouvons Neapolis après une journée de route. J’ai du mal à me séparer d’elle une fois à mon hôtel, insistant pour qu’elle passe la nuit avec moi, mais elle tient absolument à rentrer à la villa de Frontinus. « Et moi ? dis-je. Je fais quoi ? Je dîne tout seul, je vais au lit tout seul ? » Ses lèvres caressent les miennes, puis elle s’esclaffe. « Est-ce que j’ai dit ça ? Tu vas évidemment m’accompagner chez Frontinus ! C’est entendu comme ça ! — Mais il ne m’a pas invité. — Tu te fais parfois vraiment plus bête que tu n’es, Cymbelin. C’est moi qui t’invite. Je suis l’invitée d’Adriana. Et toi, tu es mon invité. Monte à ta chambre, fais tes bagages et dis à la réception que tu pars ce soir. Allez, dépêche-toi ! » Et c’est ainsi que les choses se passent. Nous rentrons à la villa de Marcellus Domitianus Frontinus dans le quadrige sublime de Druso Tiberio, où mon hôte m’accueille avec une chaleur non feinte et sans manifester la moindre marque de surprise ; on me propose ensuite une série de pièces donnant toutes sur la baie. L’oncle Cassio est parti, ainsi que les autres invités qui étaient là l’autre soir et je suis le bienvenu. Mes chambres jouxtent celles de Lucilla. Cette nuit-là, après un dîner fastueux au cours duquel Druso Tiberio et son ami gladiateur Ezio se comportent de manière dégoûtante, obligeant le vieux Frontinus à détourner son attention, j’entends un coup discret à ma porte alors que je suis sur le point de me mettre au lit. « Oui ? — C’est moi. » Lucilla. « Que les dieux soient loués ! Entre ! » Elle porte une robe en soie, si fine qu’elle pourrait aussi bien être nue. Elle tient dans une main un bougeoir, dans l’autre, une flasque de ce qui semble être du vin. Je constate qu’elle est encore un peu éméchée du repas. Je lui prends le bougeoir avant qu’elle ne mette le feu, puis la flasque. « On pourrait inviter Adriana à venir nous rejoindre, dit-elle timidement. — Tu es folle ? — Non. Et toi ? — Vous deux, vous… ? — C’est ma meilleure amie. Nous partageons tout. — Non. Pas ça. — Tu es vraiment provincial, Cymbelin. — Peut-être. Mais une seule femme à la fois me suffit largement. » Elle paraît déçue. Je comprends alors qu’elle a dû me promettre à Adriana pour la nuit. Après tout, nous sommes dans l’Italie impériale où la longue tradition de débauche semble visiblement être toujours de mise. Bien que je revendique être romain, je dois admettre que je ne le suis pas tant que cela. Adriana Frontina est extrêmement séduisante, certes, mais Lucilla aussi et, pour l’instant, je n’ai besoin de personne d’autre, c’est aussi simple que cela. De simples plaisirs provinciaux. Je vivrai certainement assez vieux pour le regretter, mais je m’entête à en rester à des plaisirs simples. Lucilla, déçue ou non, est suffisamment passionnée pour deux. La nuit se déroule dans une douce torpeur. Nos ébats sont sauvages, enfiévrés. Elle m’apprend deux ou trois autres petites choses, au point d’applaudir à ses propres prouesses érotiques. Il n’y a aucune femme comme elle en Britannie : en tout cas, à ma connaissance. Nous regardons l’aube se lever sur le balcon de ma chambre, encore épuisés de la plus agréable manière, profitant de la brise matinale venant de la baie. « Quand est-ce que tu veux monter vers le nord ? dit-elle. — Quand tu veux. — Demain ? — Pourquoi pas ? — Je dois te prévenir, tu risques d’être choqué par ce que tu verras à Urbs Roma. — Alors, je serai choqué. — Il en faut peu pour te choquer, n’est-ce pas, Cymbelin ? — Pas vraiment. Je découvre certaines choses, c’est tout. » Lucilla glousse. « Je t’enseignerai nos manières, n’aie pas peur. Cela sera moins impressionnant avec l’habitude. Mon pauvre Barbare adoré. — Je t’ai déjà dit de ne pas… — Je voulais dire, mon pauvre Celte adoré. Suis-moi à Rome, mon amour. Mais souviens-toi de ce que l’on dit : à Rome, fais comme les Romains. — J’essaierai, promis. » Un autre chariot est mis à notre disposition pour le voyage : cette fois-ci, c’est celui qu’Ezio avait pris, seul, pour venir de Rome. Il doit remonter vers le nord la semaine prochaine avec Druso Tiberio dans un de ses chars, mais il faut bien ramener celui d’Ezio à la capitale. Ce qui explique que nous le prenions. Il est bien moins luxueux que celui que nous avons utilisé quelques jours plus tôt avec Lucilla, mais il est tout de même beaucoup plus imposant que ce à quoi on pourrait s’attendre de quelqu’un comme Ezio. Il doit s’agir sans nul doute d’un cadeau de Druso. Toute la famille vient nous saluer à notre départ. Marcello Domiziano tient à m’assurer que je serai toujours le bienvenu chez lui à Neapolis, que je considère sa maison comme la mienne. Je l’invite à mon tour à nous rendre visite en Britannie. Adriana embrasse Lucilla un peu plus tendrement que normal – je commence à me poser certaines questions à leur sujet – puis elle m’embrasse sur la joue. Mais en me retournant, je vois un éclat mêlé de fureur et de regret passer dans son regard. Je crains de m’être fait une ennemie. Mais peut-être trouverai-je un moyen de me faire pardonner un autre jour : c’est en tout cas une perspective assez agréable. Nous devons emprunter la Via Roma pour remonter vers le nord et pour cela, il faut descendre vers le centre-ville. Comme nous n’avons pas de cocher, j’assume ce rôle tandis que Lucilla est assise à côté de moi. Nos chevaux, deux pur-sang arabes fougueux, sont bien assortis et je n’ai pas besoin de beaucoup les diriger. Le temps est doux, parfumé, avec quelques brises légères ; mais ce n’est jamais qu’une journée estivale comme il y en a tant pendant les huit mois de l’année. Je repense à mon pays natal et au temps sombre et froid qu’il doit y faire. « Y a-t-il seulement un hiver ici en Italie ? demandé-je. Ou les empereurs ont-ils passé des accords secrets avec les dieux ? — Oh, il peut parfois être très froid et très humide, affirme Lucilla. Tu verras. Pas tellement par ici, mais à Rome, les hivers sont parfois rudes. Tu seras encore là pendant les Saturnales, non ? » C’est dans deux mois. « Je n’y ai pas vraiment réfléchi. Je suppose que oui. — Tu verras alors le froid qu’il peut faire. D’habitude, en hiver, je descends en Sicile ou en Égypte, mais cette année, je vais rester à Rome. » Elle se blottit contre moi. « Lorsque les pluies arriveront nous nous tiendrons chaud. Ce devrait être agréable, tu ne crois pas, Cymbelin ? — Absolument. D’un autre côté, j’aurais bien aimé visiter l’Égypte, tu sais. On pourrait y aller ensemble à la fin de l’année. Les pyramides, les grands temples de Menfe… — Je dois rester à Rome cet hiver. Du moins dans les environs. — Vraiment ? Et pourquoi donc ? — Une affaire de famille. Ça concerne mon oncle, je ne peux pas en dire plus. » Je comprends aussitôt à quoi elle fait allusion. « Il va de nouveau être nommé consul, c’est ça ? Je me trompe ? » Elle se raidit et prend une profonde inspiration, je sais que j’ai visé juste. « Je ne peux pas en parler, répond-elle un instant plus tard. — Mais c’est bien ça. Forcément. Les consuls nommés au nouvel an prennent leurs fonctions le premier de Januarius et tu veux évidemment être là pour assister à la cérémonie. Ce sera quoi, son quatrième mandat ? Le cinquième, peut-être ? — Je t’en prie, Cymbelin. — Promets-moi au moins ceci. Nous resterons à Rome jusqu’à son investiture, ensuite nous irons en Égypte. À la mi-Januarius, d’accord ? Je nous vois déjà descendant le Nil dans une felouque pour deux… — C’est encore loin. Je ne peux pas faire de promesses à si long terme. » Elle pose sa main sur mon poignet un long moment. « Mais nous tâcherons de nous amuser autant que possible, même s’il fait froid et humide, n’est-ce pas, mon amour ? » Je comprends qu’il ne sert à rien d’insister sur ce point. Peut-être a-t-elle déjà des projets pour Januarius et que je n’en fais pas partie : un voyage en Afrique avec un de ses amis impériaux peut-être, le jeune Flavius César, ou un autre membre de la famille royale. Une jalousie irrationnelle s’empare de moi l’espace d’un instant, puis je décide d’oublier le mois de Januarius. Nous sommes en octobre et la sublime Lucilla Junia Scaevola partagera mon lit cette nuit, celle de demain et toutes les autres jusqu’aux Saturnales si cela me chante, ce qui est le cas, et c’est pour l’instant tout ce à quoi je devrais penser. Nous passons devant les grands hôtels de la Via Roma. Leurs façades resplendissantes brillent sous le soleil matinal. Puis nous quittons la ville en remontant vers les banlieues sur les hauteurs, une enfilade de petites villas et, ici et là, une colline isolée avec quelque magnifique demeure de la famille impériale la dominant. Nous dépassons ensuite les collines pour nous retrouver dans les plaines fertiles de Capania Felix en direction de la capitale plus au nord. Nous passons notre première nuit à Capua où Lucilla tient à me montrer les fresques de Mithraeum. Je tente de me servir de ma lettre de crédit pour payer l’hôtel, mais j’apprends que notre suite ne sera pas facturée : le nom magique de Scaevola nous ouvre toutes les portes. Les fresques sont magnifiques, le dieu abattant un taureau, un serpent sous les pieds, il y a aussi un immense amphithéâtre – celui où Spartacus poussa les gladiateurs à la révolte – mais devant mon émotion provinciale, Lucilla m’apprend que celui de Rome est beaucoup plus impressionnant. Le dîner nous est servi dans la chambre, des blancs de faisan accompagnés d’un vin riche et velouté ; ensuite nous prenons un long bain avant de nous plonger dans une nuit d’étreintes passionnées. Je n’aurais pas de mal à supporter ce genre de régime jusqu’à la fin de l’année et même davantage. Le lendemain matin, nous reprenons la route, au nord d’abord, puis à l’ouest, le long de la Via Roma, qui maintenant s’appelle la Via Appia, l’ancienne route militaire que les Romains ont empruntée en venant conquérir leurs voisins du Sud. Nous sommes ici dans une région agricole assoupie, entrecoupée çà et là par quelques sombres ruines cyclopéennes de villes mortes remontant à l’Antiquité préromaine et de villes sur les hauteurs de facture plus récente, bien qu’elles soient elles-mêmes vieilles de plus de mille ans. Je sens peser sur moi le terrible poids de l’histoire. Lucilla, tout au long de notre lent et monotone voyage, me parle des innombrables amis patriciens qu’elle connaît dans la capitale, Claudio, Traiano, Alessandro, Marco Valeriano et une douzaine d’autres noms, presque tous des hommes, mais il y a tout de même quelques femmes dans le lot, Domitilla, Severina, Giulia, Paolina, Tranquillina. Tous issus de l’aristocratie, je suppose. Elle ponctue ses anecdotes d’allusions discrètes à des membres de la famille royale qu’elle semble très bien connaître, de proches amis, en fait – non seulement le jeune empereur, mais ses quatre autres frères et ses trois sœurs, sans oublier quelques cousins impériaux plus ou moins éloignés. Je comprends mieux maintenant à quel point la famille de nos Césars est une vaste institution, combien de princes et de princesses désœuvrés elle comporte, chacun d’eux possédant son propre palais, ses propres serviteurs, ses amants et sa cour immédiate. Mais les personnages royaux qui dominent le monde ne représentent pas une famille unique. Nous avons bien évidemment eu d’innombrables dynasties sur le trône au cours des dix-neuf siècles de l’Empire, dont la plupart ont disparu depuis longtemps, mais au cours de ces cinq cents dernières années, certaines d’entre elles ont survécu ne serait-ce que dans les coulisses du pouvoir, parfois sans liens entre elles, mais portant tout de même le nom prestigieux de César et réclamant leur dû au Trésor public. Une dynastie peut être renversée mais, d’une manière ou d’une autre, arrière-arrière-arrière-petit-neveu, voire quelqu’un dont le frère fut empereur il y a bien longtemps, semble toujours avoir été en mesure de réclamer une pension au Trésor public et ce à toutes les époques. D’après son discours, il apparaît que Lucilla a été la maîtresse de Flavius César et très probablement celle de son frère aîné, Camillus César, qui porte le titre de prince de Constantinopolis bien qu’il vive à Rome ; elle parle aussi avec une grande tendresse d’un certain comte romain au nom prestigieux de Néron Romulus Claudius Palladius, avec ce ton si particulier qu’adopte une femme lorsqu’elle parle d’un homme avec qui elle a déjà fait l’amour. Je me sens déjà devenir jaloux d’hommes que je n’ai même pas encore rencontrés. Comment a-t-elle pu vivre autant de choses alors qu’elle n’a que vingt et un ans ? J’essaye de maîtriser mes émotions. Nous sommes à Rome, la notion que nous avons de la moralité est très différente, je dois, en effet, essayer de raisonner en Romain. Malgré moi, je la pousse à m’en raconter davantage au sujet de ce Néron Romulus Claudius Palladius, mais elle est déjà passée à une autre sœur de l’empereur qui, selon elle, me plaira sûrement. Elle s’appelle Severina Floriana. « Nous sommes allées à l’école ensemble. C’est, après Adriana, ma meilleure amie. Elle est ravissante – la peau mate, sensuelle, un léger côté oriental. On la prendrait presque pour une Arabe. Et on ne se tromperait pas beaucoup, car sa grand-mère, du côté de sa mère, vient de Syrie. C’était une danseuse jadis, du moins c’est ce que l’on raconte… » Et ainsi de suite. Je me demande si elle a aussi l’intention de m’offrir à cette Severina Floriana. Nous sommes au troisième jour de notre périple. Alors que la Via Appia nous rapproche de la capitale, nous commençons à rencontrer des tombes impériales le long de la route. Lucilla semble toutes les connaître et elle m’en énumère les noms au passage. « Ça, c’est la tombe de Flavius Romulus, la grande, là, sur la gauche… et celle-ci, celle de Claudius IX… et là, Gaius Martius… celle-là, c’est celle de Cecilia Metella, elle a vécu au temps d’Augustus César… Titus Gallius… Constantinus V… Lucius et Arcadius Agrippa, tous les deux… Héraclius III… Gaius Paulus… Marcus Anastasius… » Le poids de l’histoire antique pèse encore un peu plus sur mes épaules. « Où sont les tombes les plus récentes ? demandé-je. Augustus, Tiberius, Claudius… — Tu verras la tombe d’Augustus en ville. Celle de Tiberius ? Personne ne semble se rappeler où il a été enterré. Il y en a beaucoup dans la tombe d’Hadrianus qui surplombe la rivière, peut-être une dizaine. Antoninus Pius, Marcus Aurelius, toute une pléiade de dépouilles d’empereurs. Quant à Jules César lui-même, il a une grande tombe au beau milieu du Forum, mais les archéologues disent que ce n’est pas vraiment la sienne, qu’elle a été construite il y a six cents ans… Oh, regarde, Cymbelin, tu les vois, là-bas ? Les murs de la ville, là devant nous ! Rome ! Rome ! » Effectivement nous y sommes : Urbs Roma, la mère de toutes les cités, la capitale du monde, la métropole impériale, avec ses murs de marbre blanc, construite et reconstruite tant de fois, se dresse brusquement devant moi. Rome ! Le garçon venu du pays lointain que je suis, tout petit devant une telle grandeur, en est secoué jusqu’au plus profond de son être. Un frisson me parcourt, tellement puissant qu’il se propage jusque dans les rênes des chevaux, l’un se retourne pour me lancer un regard que j’imagine plein de mépris et de perplexité. Rome est comme un palimpseste, un parchemin sur lequel on aurait écrit, effacé, puis réécrit, encore et encore : mais les anciens textes percent à travers les nouveaux. Deux mille ans d’histoire assaillent l’arrivant au premier regard. Ici on ne détruit rien, sauf à l’occasion, pour construire quelque chose d’encore plus grandiose. Çà et là, on peut voir des vestiges pittoresques de la Rome républicaine – la première République, doit-on dire aujourd’hui, je suppose – avec la Rome en marbre d’Augustus César dominant le tout, puis celle des empereurs plus récents, Hadrianus, Septimius Severus, Flavius Romulus qui régna mille ans plus tard, et la Rome que le célèbre empereur explorateur Trajan VII érigea sur les autres au cours de l’époque glorieuse qui suivit la réunification de l’Empire d’Orient et de l’Empire d’Occident par Flavius. Le tout s’enchevêtre dans le centre historique de la ville, il y a ensuite, tel un monstrueux anneau encerclant le tout, les imposantes et hideuses tours des temps modernes, les tristes immeubles administratifs et appartements de la Rome d’aujourd’hui. Mais même ces immeubles, si laids soient-ils, le sont dans une dimension toute romaine. Rome n’est que grandeur : elle excelle en tout, même dans la laideur. Lucilla me guide pour entrer dans la ville en m’indiquant tous les monuments célèbres un par un : les termes de Caracalla, le Circus Maximus, le temple du divin Claudius, la tour d’Emilius Magnus, même l’arc de triomphe lourd et disproportionné que l’empereur byzantin Andronicus érigea en l’an 1952 en témoignage de la courte victoire des Grecs lors de la guerre civile, et que les Romains ont décidé de garder en souvenir par trop visible de la seule défaite majeure de leur histoire. Mais à l’autre bout de l’avenue, se trouve aussi l’arc de Flavius Romulus, cinq fois plus grand que celui d’Andronicus, célébrant la défaite finale des Grecs après deux siècles d’autorité impériale. La circulation y est stupéfiante et chaotique. Il y a des chariots partout, des tramways tractés par des chevaux, des bicyclettes et une invention très récente d’après Lucilla, de petit trains fonctionnant à la vapeur roulant de manière autonome sur des roues et non sur des rails. Il semble n’y avoir aucune règle : chaque véhicule va où bon lui semble, personne ne fait le moindre signe, chaque chauffeur tentant de s’imposer par l’usage de gestes et de jurons intimidants. Tout cela me pose quelques problèmes au début, non que je sois facilement intimidé, mais nous autres Britanniques, sommes éduqués à nous montrer courtois les uns envers les autres sur la route ; je constate cependant rapidement que je n’ai pas d’autre choix que de me comporter comme eux. Quand on est à Rome… la vieille maxime s’applique à chaque aspect de la vie dans la capitale. « À gauche, ici. Maintenant à droite. Tu vois le Colisée, là-bas ? Il est plus grand que tu ne l’imaginais, non ? À droite, à droite ! Là, c’est le Forum, et le Capitole là-haut. Mais nous devons aller de l’autre côté, vers le mont Palatin… c’est cette colline là-bas, tu la vois ? Celle qui est couverte de palais. » Effectivement. D’énormes résidences impériales, une vingtaine, peut-être davantage, entassées pêle-mêle, collées les unes aux autres. Des montagnes entières de marbre ont dû être nivelées pour construire cet incompréhensible enchevêtrement de splendeur. Nous nous y dirigeons tout droit. L’entrée du Palatin est très fréquentée par des hordes de prétoriens ; ils semblent tous connaître Lucilla de vue et nous font signe. Elle essaye de m’expliquer à qui appartient chaque palais, mais le tout se mélange dans la plus grande confusion, elle-même s’y perd. Au-dessous de nous, m’explique-t-elle, se trouvent les palais des premières époques impériales, celles d’Augustus, de Tiberius et des Flaviens, mais bien entendu chaque empereur depuis a souhaité ajouter sa touche personnelle d’améliorations et de fioritures, et aujourd’hui la colline n’est qu’un mélange absurde de magnificence et de grandeur impériales mélangeant une vingtaine de styles différents, dont quelques structures orientales et byzantines incorporées au style du vingt-quatrième siècle par quelques-uns des monarques les plus fantasques de la Décadence. Des tours, des arcades, des pavillons, des belvédères, des colonnades, des dômes, des basiliques, des fontaines et d’étranges voûtes plongeantes surgissent de partout. « Et l’empereur ? lui demandé-je. Où habite-t-il au milieu de tout cela ? » Elle fait un geste vague de la main en direction du centre de l’agglomération. « Oh, il se déplace beaucoup, tu sais. Il ne reste jamais plus de deux nuits au même endroit. — Pourquoi donc ? Il ne tient pas en place ? — Non, du tout. Mais c’est Actinius Varro qui le lui impose. — Qui ça ? — Varro. Le préfet prétorien. Il craint énormément les complots d’assassinat. » J’éclate de rire. « En général, lorsqu’un empereur est assassiné, n’est-ce pas toujours par son préfet prétorien ? — En général, oui. Mais l’empereur reste convaincu que le sien est le premier à être véritablement loyal, jusqu’au jour où celui-ci lui plantera un couteau dans le ventre. Bien que je ne voie pas qui voudrait assassiner un incorrigible dandy comme notre Maxentius. — S’il est aussi incompétent qu’on semble le dire, n’est-ce pas là une raison suffisante pour s’en débarrasser ? — Quoi ? Pour se retrouver avec un de ses incompétents de frères à sa place ? Non, Cymbelin. Je les connais tous, fais-moi confiance, Maxentius est le meilleur du lot. Moi, je dis : longue vie à Maxentius. — Absolument. Longue vie à l’empereur Maxentius, ajouté-je, et nous éclatons tous les deux de rire. Le palais vers lequel nous nous dirigeons est le plus récent du lotissement ; c’est un pavillon richement décoré avec plusieurs ailes pour les invités, décoré pompeusement de mosaïques éblouissantes, aux lumineuses taches d’un jaune de mauvais goût et de rouges outranciers. Elle m’apprend qu’il a été bâti il y a une cinquantaine d’années, au début du règne de l’empereur fou Demetrius, le dernier César de la Décadence. Lucilla y a un petit appartement, un cadeau de son bon ami le prince Flavius Rufus. De toute évidence, un bon nombre de membres de la société impériale romaine non liés à la famille royale habitent dans cette partie du mont Palatin. C’est plus pratique pour tout le monde, la circulation étant ce qu’elle est dans Rome et étant donné le nombre de fêtes qui y ont lieu. Le début de mon séjour dans la capitale me rappelle mes premiers jours à Neapolis : je suis invité à une réception mondaine fastueuse dès le premier soir. Notre hôte, m’apprend Lucilla, n’est ni plus ni moins que le comte Néron Romulus Claudius Palladius, et il a très envie de me rencontrer. « Et qui est-ce au juste ? demandé-je. — Le frère de son grand-père était le comte Valerian Apollinaris. Tu le connais ? — Bien entendu. » Nul besoin de sortir de l’université de Cantabrigian pour connaître le nom de l’architecte de l’Empire moderne, le célèbre consul aux cinq mandats de la première guerre de Réunification. Valerian Apollinaris a sorti un Empire affaibli et au bord du gouffre de la triste période que l’on appelle Décadence, mettant fin aux insurrections des provinces qui l’avaient affaibli pendant la période agitée du vingt-cinquième siècle, rétablissant l’autorité du gouvernement central, et plaçant Laureolus César, le grand-père de notre empereur actuel, au pouvoir. C’est aussi Apollinaris qui – agissant au nom de Laureolus, en qualité de César officieux tirant les ficelles derrière le vrai – avait amorcé le Règne de la Terreur, cette période de discipline brutale qui avait, pour le pire et pour le meilleur, redonné à l’Empire un semblant de grandeur qu’il n’avait plus connu depuis l’époque de Flavius Romulus et du septième Trajan. Il avait lui-même perdu la vie pendant la Terreur, lui et bien d’autres. Je ne connais rien de son arrière-petit-neveu, ce Néron Romulus Claudius Palladius, sinon ce que Lucilla m’a raconté de lui. Mais à sa façon de prononcer systématiquement son nom en entier à chaque fois, on imagine qu’il a suivi la voie de son illustre ancêtre et qu’il est aussi un puissant du royaume. Je constate en effet, dès que Lucilla et moi arrivons au palais palatin du comte Néron Romulus, que je ne me suis pas trompé dans mes déductions. Le palais en lui-même est relativement modeste : c’est une charmante petite bâtisse située sur la partie basse de la colline, près du Forum, qui, m’apprend-on, date de la Renaissance où elle fut construite à l’origine pour une des maîtresses de Trajan VII. Le comte Néron Romulus n’ayant jamais assuré les fonctions de consul ni aucune autre fonction majeure au sein du royaume, il peut se passer d’un édifice démesuré pour témoigner de son importance. La liste des invités à sa fête est néanmoins éloquente. On y trouve le consul actuel, Aulus Galerius Bassanius. Ainsi que deux des frères de l’empereur et une de ses sœurs. Il y a aussi l’oncle de Lucilla, le distingué et célèbre Gaius Junius Scaevola, quatre fois consul de Rome et, de l’avis de tous, l’homme le plus puissant du royaume après l’empereur Maxentius lui-même – voire le plus puissant, selon certains. Lucilla me présente à Scaevola en premier. « Mon ami Cymbelin Vetruvius Scapulanus de Britannie », dit-elle pompeusement. « Nous nous sommes rencontrés chez Marcello Domizianœ à Neapolis, et depuis nous sommes inséparables. N’est-il pas magnifique, Oncle Gaius ? » Que peut-on dire, lorsque l’on est un provincial sans talent particulier et que l’on est présenté, dès le premier soir dans la capitale, aux citoyens les plus prestigieux du royaume ? Je réussis tout de même à ne pas bafouiller, ni postillonner. C’est d’ailleurs avec une certaine aisance que je m’exprime : « Je n’aurais jamais imaginé en quittant la Britannie pour venir visiter la patrie de l’Empire, consul Scaevola, que j’aurais le privilège de rencontrer le père de la nation en personne ! » Ce à quoi il répond d’un sourire aimable : « Je crois que vous me surestimez, mon cher ami. C’est l’empereur qui est le père de la nation, vous savez. Comme en témoigne ceci. » Il produit alors un sesterce flambant neuf et me montre les inscriptions figurant sur les bords, la ligne mystérieuse d’abréviations des titres impériaux que la monnaie porte depuis des temps immémoriaux. « Vous voyez ? dit-il, en m’indiquant les lettres situées sur le bord de la tranche juste au-dessus des sourcils du César Maxentius. P.P. pour « Pater Patriae ». Voilà. C’est lui, et non moi, le père de la nation. » Puis avec un clin d’œil pour atténuer son reproche, qui en était effectivement un, il ajoute : « Mais j’apprécie la flatterie comme tout un chacun, peut-être même un peu plus que la moyenne. C’est pourquoi je vous remercie, jeune homme. Lucilla ne vous pose pas trop de problèmes ? » Je ne saisis pas bien ce qu’il entend par là. Peut-être rien. « Si peu », dis-je. Je me rends compte que je suis en train de le scruter du regard. Scaevola est un type décharné, noueux, de taille moyenne, dans les cinquante ans, avec un début de calvitie, ses dernières mèches – rousses comme celles de Lucilla – plaquées sur le dessus du crâne. Il a les pommettes saillantes, un nez anguleux, le menton volontaire et un regard très pâle, d’un bleu glacial, le bleu d’un saphir aux nuances laiteuses. Il ressemble étonnamment à Jules César, tel qu’il apparaît sur le timbre de dix denarii, avec cette même expression de détermination implacable issue d’une force intérieure inépuisable. Il me pose quelques questions sur mes voyages et sur mon pays natal, écoute avec un intérêt évident mes réponses, me souhaite une bonne continuation et prend efficacement congé de moi. Mes genoux en tremblent. Ma gorge est sèche. Je dois maintenant rencontrer notre hôte le comte et ce n’est pas une mince affaire. Néron Romulus Claudius Palladius est aussi imposant que ce à quoi je m’attendais ; l’homme est mielleux, avec un teint éclatant, âgé environ d’une quarantaine d’années, plutôt grand pour un Romain et solidement bâti ; il porte une barbe noire dense taillée de près, a une peau mate, un regard pénétrant. Il se dégage de lui une sensation de richesse, de puissance, d’assurance et – même moi je m’en rends compte – une sensualité presque irrésistible. « Cymbelin, dit-il aussitôt. Quel beau nom, quel nom romantique, celui d’un roi. Bienvenue chez moi, Cymbelin de Britannie. » Sa voix est profonde, une voix basse et modulée, comme celle d’un acteur ou d’un chanteur d’opéra. « Nous espérons vous avoir souvent parmi nous lors de votre séjour à Rome. » Lucilla se tient à mes côtés, elle porte sur lui un regard admiratif. Ce qui en soi devrait me rendre jaloux ; mais je dois avouer qu’il m’impressionne tellement que je ne peux pas lui reprocher d’être sous le charme. Il pose doucement sa main sur mon épaule. « Venez. Il faut absolument que je vous présente à quelques-uns de mes amis. » Il me guide à travers la pièce. Il me présente au consul titulaire, Galerius Bassanius, habillé de manière plus jeune et plus frivole que ce à quoi l’on s’attendrait de la part d’un consul, puis à des acteurs qui s’attendent visiblement à ce que je les reconnaisse, ce qui n’est pas le cas, ce que j’essaye de masquer, ainsi qu’à un gladiateur que je connais en revanche de réputation – mais qui ne connaît pas le célèbre Marcus Sempronius Diodorus, Marcus le tueur de lions ? – et ensuite à quelques beautés sulfureuses avec qui je me livre aux habituelles conversations galantes même si je trouve qu’il y a plus de beauté dans le coude de Lucilla que dans les corps de toutes ces femmes. Nous passons ensuite dans l’atrium où un jongleur est en train d’exécuter son numéro, puis dans une autre pièce, aussi bondée que la précédente, où la rumeur des conversations se fait étrangement aiguë et où les gens sont curieusement guindés. Je comprends pourquoi quelques instants plus tard. Il y a ici des membres de la famille royale. Chacun adopte une contenance exemplaire. Sont présents ni plus ni moins que deux princes de sang royal. Lucilla me les présente tous les deux. Le premier est Camillus César, le prince de Constantinopolis, l’aîné des frères de l’empereur. Il est dodu, apparemment indolent, la peau grasse et le port relâché, voire négligé. Si Gaius Junius Scaevola est un Jules César, celui-ci a tout d’un Néron. Mais malgré ses traits flasques, je perçois tout de même des traces distinctes des caractéristiques rigides de la famille royale : le nez aquilin impérial, fragile, le menton volontaire, et surtout ce regard froid, bleu comme la glace de l’Arctique, bien que ses yeux soient cachés derrières des lunettes qui lui donnent l’air d’un hibou. Un peu comme si le visage sévère de l’ancien empereur s’était fondu dans la chair dodue de son rejeton de petit-fils. Camillus est trop saoul, même à ce stade de la soirée, pomme dire quoi que ce soit. Il fait un signe maladroit de sa main potelée et m’ignore aussitôt. Nous continuons ensuite avec un des aînés de la famille royale, Flavius Rufus César. Je suis tout d’abord enclin à le trouver antipathique, sachant qu’il a eu le privilège d’être l’amant de Lucilla lorsqu’il n’avait que seize ans, mais en vérité, c’est un homme tout à fait charmant, affable et très séduisant. Je lui donne dans les vingt-cinq ans. Il tient aussi de la famille ; mais il est mince, d’apparence gracieuse, le regard vif, l’esprit doit sans doute l’être aussi. Considérant ce que je connais de son frère Maxentius, un bouffon et un débauché, on peut regretter que ce ne soit pas Flavius Rufus qui soit monté sur le trône lorsque leur grand-père a tiré sa révérence. Mais c’est toujours l’aîné qui doit succéder : ainsi le veut la tradition. Le prince Florus étant mort trois ans avant son père Laureolus, le trône revenait à son fils aîné Maxentius, mais la face du monde serait sans doute bien différente si cela ne s’était pas produit. Je surestime peut-être le jeune prince. Lucilla ne m’avait-elle pas dit que Maxentius était le plus apte du lot ? Flavius Rufus – qui a parfaitement compris que je suis le divertissement actuel de Lucilla, et que cela ne dérange visiblement pas – tient absolument à m’inviter à lui rendre visite vers la fin de l’année à sa grande villa impériale de Tibur, à une heure de route de Rome, où il fêtera les Saturnales avec une centaine d’amis. « Ah, au fait, amenez la petite rousse avec vous, dit Flavius Rufus, d’un ton joyeux. Vous ne l’oublierez pas, quand même ? » Il lui lance un baiser d’un geste de la main et me donne une claque amicale sur la main avant de retourner à l’adulation de son entourage. Je suis heureux et soulagé que notre rencontre se soit aussi bien déroulée. Cependant, Lucilla m’a réservé le meilleur pour la fin. Son amie d’enfance, sa camarade de classe, sa parente privilégiée : la princesse Severina Floriana, sœur de l’empereur. Devant qui je suis aussitôt prêt à me jeter à ses pieds, car sa beauté est tout simplement renversante. Ainsi que Lucilla me l’avait décrite, Severina Floriana est mate de peau, d’une sensualité torride et exotique. On ne trouve pas chez elle les traits caractéristiques de la famille – ses yeux sont d’un noir profond, elle a un nez retroussé, le menton d’une rondeur élégante – et je comprends aussitôt qu’elle n’est pas la sœur directe de l’empereur, qu’elle doit être la fille d’une maîtresse du père de Maxentius : les membres de la famille impériale ne peuvent avoir qu’une seule femme, comme nous tous, mais nous savons très bien qu’ils ont parfois tendance à échanger leurs femmes, quitte à la reprendre un peu plus tard, après tout qui y trouverait quelque chose à redire ? Si la mère de Severina lui ressemble un tant soit peu, je comprends que le défunt prince Florus ait été tenté de folâtrer avec elle. J’ai réussi à maintenir une certaine contenance devant Junius Scaevola et Néron Romulus Claudius Palladius, mais je suis littéralement sans voix devant Severina Floriana. Lucilla et elle meublent la conversation pendant que je me tiens là, planté sans rien dire, tel un bœuf que Lucilla aurait emmené avec elle. Elles parlent de la haute société de Neapolis, d’Adriana, de Druso Tiberio et d’un tas d’autres gens dont les noms ne me disent rien. Elles parlent aussi de moi, mais en romain local et avec un débit effréné, tellement riche en expressions argotiques et avec une prononciation tellement étrange, que je ne comprends pratiquement rien de ce qui se dit. De temps à autre, Severina me lance un regard – pour me jauger peut-être, ou simplement par curiosité envers la dernière conquête en date de Lucilla, difficile à dire. J’essaye de lui faire comprendre par mon regard que j’aimerais faire plus ample connaissance avec elle, mais la situation est trop compliquée et je sais que ce serait téméraire de ma part – comment pourrais-je ne serait-ce qu’envisager une seule seconde une romance avec une princesse royale ? – et à quel point il serait imprudent de m’exposer à la fureur de Lucilla Scaevola en faisant des avances à sa meilleure amie devant elle ! Quoi qu’il en soit, je ne reçois aucune réponse de la part de Severina. Lucilla finit par m’éloigner. Nous retournons dans l’autre salle. Je suis sous le choc. « Elle te fascine, me dit Lucilla. Je me trompe ? » Je bredouille une vague réponse. « Oh, mais tu peux bien tomber amoureux d’elle, si tu le souhaites, dit-elle, d’un ton désinvolte. Je n’y vois aucun inconvénient, idiot que tu es ! Tout le monde tombe amoureux d’elle, de toute façon, alors pourquoi pas toi ? Elle est tout simplement sublime, je suis bien d’accord. Moi aussi j’aurais envie de partager mon lit avec elle, si ce genre de chose me plaisait davantage. — Lucilla, je… — Nous sommes à Rome, Cymbelin ! Arrête de te comporter comme un parfait nigaud ! — Mais je suis avec toi. Nous sommes venus ici ensemble. Et je suis fou de toi. — Évidemment. Et maintenant tu vas être complètement obsédé par Severina Floriana pendant quelque temps. Cela n’a rien de surprenant. Bien que je ne pense pas que tu lui aies fait une grosse impression en restant là comme un empoté sans rien dire, même si elle ne demande pas systématiquement aux hommes d’avoir quelque chose entre les oreilles du moment qu’ils sont bien bâtis. Mais je pense qu’elle est intéressée. Tu auras peut-être ta chance pendant les Saturnales, je te le promets. » Puis elle me lance un regard d’une telle perversité joyeuse que je sens monter en moi une certaine ivresse en réalisant l’impudence de la chose. Rome ! Rome ! Il n’y a aucun autre endroit semblable au monde. Je vais le vœu silencieux qu’un jour je tiendrai Severina Floriana dans mes bras. Mais ce vœu ne sera jamais exaucé et aujourd’hui qu’elle n’est plus, je repense souvent à elle avec une immense tristesse, en revoyant sa beauté exotique et en m’imaginant la caresser comme j’imaginerais visiter le palais de la Reine de la Lune. Lucilla me pousse légèrement vers le centre de la fête, puis je pars de mon côté, passant d’un groupe d’invités à un autre, en feignant une assurance et une sophistication que je n’ai certainement pas en ce moment. Néron Romulus est dans un coin, discutant tranquillement avec Gaius Junius Scaevola. Ce sont les véritables monarques de Rome, ceux qui détiennent le véritable pouvoir impérial. Mais comment se le partagent-ils, je n’en ai pas la moindre idée. Le consul, Bassanius, minaudant et paradant entre deux acteurs outrageusement maquillés. Qu’essaye-t-il de faire, rejouer les temps anciens de Néron et Caligula ? Le gladiateur, Diodorus, tripotant trois ou quatre filles à la fois. Un homme que je n’avais pas encore remarqué, dans les soixante ou soixante-dix ans, au visage taillé à la serpe et à la peau de la couleur d’une belle noix, discute près de la fontaine. Ses vêtements, ses bijoux, son port, ses yeux étincelants, tout en lui dégage une idée de solidité et de puissance. « Qui est-ce ? » demandé-je à un jeune homme. Il m’explique, avec une moue méprisante, visiblement étonné par mon ignorance, qu’il s’agit de Leontes Atticus, un nom qui ne me dit rien, ce qui m’oblige à poser une autre question ; mon interlocuteur m’apprend alors, avec encore plus de mépris dans la voix, que Leontes Atticus est tout simplement l’homme le plus riche de l’Empire. Ce Grec au regard féroce et à la peau parcheminée serait un armateur contrôlant plus de la moitié du commerce maritime avec Nova Roma : il engrange des pourcentages substantiels sur la plupart des marchandises qui nous parviennent de l’étrange et sauvage Nouveau Monde de l’autre côté de l’Océan. Et c’est ainsi que se déroule la soirée, de nouveaux invités arrivent régulièrement, un rassemblement prestigieux de tous les grands de la capitale, tous réunis dans cette pièce, tous ceux qui sont soit puissants, soit fortunés, soit jeunes ou, si possible, les trois à la fois. Un incendie couve dans cette salle ce soir-là. Il est prêt à s’étendre. Mais qui pouvait le prédire alors ? Certainement pas moi, en tout cas. Lucilla passe une bonne heure à discuter avec le comte Néron Romulus, ce qui suscite en moi un certain malaise. Il y a un degré d’intimité entre eux lorsqu’ils parlent qui me fait comprendre certaines choses que je préfère ignorer. Je crains qu’il ne lui propose de passer la nuit avec lui après la fête. Mais je me trompe. Lucilla finit par me rejoindre et ne me quitte plus de toute la soirée. Au dîner, le repas est un assortiment de délices qui me sont inconnues. Nous buvons des vins aux reflets extraordinaires et aux saveurs piquantes étonnantes. On danse, puis ce sont des spectacles de mimes, de jongleurs et de contorsionnistes ; certains parmi les invités les plus jeunes se déshabillent sans honte et piquent joyeusement une tête dans la piscine. Je vois des couples s’éclipser en direction du jardin et d’autres se livrer à des étreintes à la vue de tous. « Viens, me dit finalement Lucilla. Tout cela commence à m’ennuyer. Rentrons, nous nous amuserons de manière plus intime, Cymbelin. » L’aube est sur le point de se lever lorsque nous arrivons à ses appartements. Nous faisons l’amour jusqu’à midi avant de plonger dans un profond sommeil dont nous n’émergeons qu’en fin d’après-midi, tant et si bien qu’il fait déjà nuit à notre réveil. C’est ainsi que je passe mon temps, semaine après semaine, durant l’automne à Rome, la saison des plaisirs. Lucilla m’emmène partout : au théâtre, à l’Opéra, aux combats de gladiateurs. Nous sommes accueillis en grande pompe dans les restaurant où l’on nous réserve toujours les meilleures tables. Elle m’emmène aussi visiter les monuments de la ville – le sénat, les temples célèbres, les tombes impériales antiques. C’est pour moi une période vertigineuse, une expérience au-delà de mes rêves les plus fous. J’arrive à croiser à l’occasion Severina Floriana, dans un restaurant ou au cours d’une fête quelconque. Lucilla sait alors s’éclipser pour nous laisser discuter et, à une ou deux reprises, nos conversations semblent s’orienter vers quelque chose : elle s’intéresse à ma vie en Britannie, elle veut savoir ce que je pense de Rome, partage avec moi les derniers racontars sur certaines personnes présentes dans la pièce. Sa beauté sombre me laisse rêveur. Nous autres Britanniques à peau claire n’avons pas l’occasion de rencontrer des femmes comme elles. C’est une créature d’un autre monde, des reflets bleutés passent dans sa crinière noire, ses yeux sont comme de mystérieuses mares d’encre, sa peau d’un teint brun est si différente de celle des gens de mon peuple ; il ne s’agit pas du teint bronzé que l’on trouve chez bon nombre de citoyens de la Rome orientale, mais de quelque chose de plus sombre, de plus opulent, avec des reflets satinés et une certaine texture. Sa voix aussi est enchanteresse, forte sans être rauque, produisant un son doux, paisible, apaisant, possédant une certaine harmonie parfaitement contrôlée. Elle sait à quel point je la désire. Mais elle se débrouille pour que nos conversations restent dans un registre où le sujet ne risque pas d’être abordé, à moins de le balbutier maladroitement. Je finis néanmoins par avoir l’impression que nous finirons par être amants un jour ou l’autre. Ce qui aurait été le cas, si seulement nous en avions eu le temps. Je rencontre aussi son frère, l’empereur, à deux occasions. Une fois à l’Opéra, dans sa loge, où il porte le costume impérial traditionnel, la toge pourpre, et accueille le salut du public d’un geste désinvolte de la main en souriant. Puis une ou deux semaines plus tard, lorsqu’il fait une apparition dans une des fêtes du mont Palatin, cette fois-ci habillé en tenue moderne décontractée, une simple bande pourpre en travers de sa veste indiquant son haut rang. En le voyant, je comprends pourquoi les gens parlent de lui avec autant de mépris. Bien qu’il ait le port impérial et les caractéristiques physiques de sa famille, le regard, le nez, le menton volontaire, il y a quelque chose dans le sourire mal assuré de César Maxentius qui remet en cause ses prétentions impériales. Il a beau se faire appeler César, Augustus, Pater Matrias ou Pontifex Maximus et bien d’autres titres, il lui est impossible de soutenir le regard des autres de manière affirmée. Il n’aurait jamais dû monter sur le trône. Son frère Flavius Ruius aurait eu davantage de prestige royal. Quoi qu’il en soit, j’ai tout de même rencontré l’empereur, tel qu’il est. Et ce n’est pas le premier Britannique venu qui peut en dire autant ; et ceux qui peuvent s’en vanter se feront désormais de plus en plus rares. J’envoie un télégramme chez moi de temps en temps. Je passe des moments extraordinaires, je pourrais rester ici indéfiniment mais je ne le ferai sans doute pas. Sans donner plus de détails. On peut difficilement dire dans un télégramme que l’on vit dans un petit palais à deux pas de la résidence officielle de l’empereur, que l’on couche avec la nièce de Gaius Junius Scaevola, que l’on est invité à des fêtes où les noms des invités sont connus dans tout le royaume, et que l’on fréquente à l’occasion Sa Majesté Impériale, par-dessus le marché. L’année touche à sa fin. Le temps commence à changer, comme l’avait prédit Lucilla : les journées sont plus sombres et, bien sûr, plus courtes, l’air est plus frais, les pluies fréquentes. Comme je n’ai pas apporté beaucoup de vêtements d’hiver, le frère cadet de Lucilla, un beau jeune homme du nom d’Aquila, m’emmène chez son tailleur pour m’équiper. La dernière mode romaine me paraît un peu curieuse, voire grossière ; mais après tout, je ne connais pas grand-chose à la mode romaine, n’est-ce pas ? Je me fie aux jugements positifs d’Aquila pour faire mon choix, ainsi qu’à ceux du tailleur et de Lucilla, en espérant qu’ils ne se payent pas ma tête. L’invitation que nous avait faite Flavius Rufus César, à Lucilla et à moi, le premier soir – à savoir de venir fêter les Saturnales à la villa impériale de Tibur – était sincère, comme j’ai l’occasion de m’en rendre compte. Nous sommes en décembre et la chose m’est complètement sortie de la tête ; mais pas de celle de Lucilla, et elle m’annonce un beau soir que nous devons partir dès le lendemain pour Praeneste. C’est un endroit près de Rome où, dans l’Antiquité et à l’époque médiévale, un oracle faisait ses prédictions dans la Caverne de la Destinée, jusqu’à ce que Trajan VII décide de mettre un terme à ses privilèges. Nous séjournons là une bonne semaine, chez un richissime marchand hispanique du nom de Scipio Lucullo, puis nous reprenons la route vers Tibur pour y passer la semaine des Saturnales. La résidence de campagne de Scipio Lucullo, même en cette période grise du début de l’hiver, dépasse mon entendement. Les halls en marbre, les bassins et les fontaines, les délicat pavillons extérieurs, les salles des animaux où l’on garde les lions, les zèbres et les girafes, les collections de statues, de peintures et autres objets d’art, les bains, tout possède une dimension impériale. Mais il n’y a pas d’héritage impérial ici. La demeure de Lucullo, ainsi qu’on me l’apprend, n’a été construite que six ans plus tôt, grâce aux profits de ses mines d’or en Nova Roma, dont il a acquis les droits d’exploitation par de scandaleux pots-de-vin aux officiels de la Cour pendant les dernières années désastreuses du règne du vieux César Laureolus. Je constate que ses propres invités, bien que ne dédaignant pas son hospitalité généreuse, considèrent cette propriété comme un monument de vulgarité et de mauvais goût. « Je m’accommoderais facilement de ce genre de mauvais goût, dis-je à Lucilla. Ou est-ce là une réaction provinciale de ma part ? » Elle se contente de rire. « Attends d’être à Tibur », dit-elle. Et, en effet, lorsque nous arrivons à la fameuse villa impériale alors que la semaine des Saturnales est sur le point de commencer, je me rends compte de la différence qu’il y a entre le tape-à-l’œil et la véritable splendeur. Il s’agit, bien entendu, du palais que le grand Hadrianus s’était fait construire pour ses plaisirs champêtres dix-sept siècles plus tôt. Ce devait être sans aucun doute en son temps une des merveilles du monde, avec ses portiques, ses fontaines, ses bassins miroitants, ses bains de toutes tailles, ses bibliothèques grecques et romaines, son nympheum et son triclinium, ses temples à la gloire de tous les dieux dont Hadrianus était tombé sous le charme au cours des voyages qui l’avaient porté d’un bout à l’autre du monde romain. Mais c’était il y a dix-sept siècles ; et au cours de ces dix-sept siècles, les différents empereurs avaient apporté leur contribution à cet endroit, tant et si bien que la villa d’Hadrianus, malgré toute sa splendeur, ne représente qu’une partie du tout, l’ensemble doit certainement être le plus fabuleux palais du monde, une demeure digne de Jupiter ou d’Apollon. « Tu pourrais parcourir la propriété à cheval toute une journée que tu n’en ferais pas le tour, me dit Lucilla. Il n’ouvre pas tout en même temps, bien sûr. Nous resterons dans l’aile la plus ancienne, celle que l’on appelle encore la villa d’Hadrianus. Tu verras dans les alentours les parties ajoutées par Trajan VII et Flavius Romulus ainsi que le pavillon de Khitai que Lucius Agrippa avait fait construire pour sa petite concubine à peau jaune ramenée d’Asia Ultima. Et si nous avions le temps… ah, mais nous ne l’aurons pas, bien sûr… — Et pourquoi pas ? » Elle évite mon regard. C’est le premier indice que je décèle sur ce qui va se produire. Pendant la journée, tous les grands de Rome font leur arrivée à la villa impériale pour le festival des Saturnales de Flavius Rufus. À ce stade, je n’ai plus besoin que l’on me souffle leurs noms à l’oreille. Je reconnais Atticus, le magnat du commerce maritime, le comte Néron Romulus, Marco Tullio Garofalo, le président de la banque de l’Empire, Diodorus le Gladiateur, le consul Bassanius, et le corpulent et irritable prince Camillus, ainsi qu’une douzaine d’autres. Les attelages se rangent le long de la route en attendant de débarquer leurs importants passagers. Le seul à manquer à l’appel est Gaius Junius Scaevola. Il est impensable qu’il n’ait pas été invité ; j’en conclus donc que mes intuitions concernant le renouvellement de sa nomination au poste de consul sont justes et qu’il est resté à Rome pour préparer son investiture. Je demande à Lucilla si c’est bien la raison pour laquelle son oncle n’est pas là, mais elle se contente de répondre : « Il est toujours très occupé pendant la saison des vacances. Il n’a pas pu se libérer. » Il va être renommé consul ! J’en suis convaincu. Mais je me trompe. Le lendemain de notre arrivée, je jette un œil sur les journaux du matin, les noms des consuls de l’année à venir y sont inscrits. Sa Majesté Impériale a le plaisir de nommer Publius Lucius Gallienus et Gaius Acacius Aufidius comme consuls du Royaume. Leur investiture aura lieu le premier Januarius à midi, sur les marches du Capitole, si le temps le permet. Ce n’est donc pas Scaevola. Ce doit donc être une autre affaire importante qui l’a empêché de quitter Rome en cette fin d’année. Qui sont donc ces consuls, Gallienus et Aufidius ? Pour chacun d’eux ce sera sa première investiture au poste gouvernemental le plus élevé après celui d’empereur. « Des amis d’enfance de Maxentius, m’apprend quelqu’un, avec une grimace hautaine. Des camarades de classe. » Un autre ajoute. « Non seulement nous n’avons plus d’empereur digne de ce nom, mais nous n’aurons bientôt même plus de consuls dignes de ce nom. Seulement un groupe de gamins paresseux prétendant diriger le gouvernement. » J’y vois là une forme de trahison – surtout lorsque l’on considère que la villa dans laquelle nous nous trouvons est un palais impérial et que nous sommes tous les invités du frère de l’empereur. Mais ces patriciens, ainsi que j’ai pu le remarquer, sont très prompts à critiquer la famille impériale, même quand ils profitent de son hospitalité. Qui est plus que généreuse. Nous avons droit à des banquets et des représentations théâtrales tous les soirs, et pendant la journée nous sommes invités à profiter des nombreuses installations de la villa, les piscines chauffées, les bains, les bibliothèques, les pavillons de jeu, les chemins équestres. Je flotte au milieu de tout cela comme dans un rêve avec l’impression de me retrouver dans un conte de fées, ce qui est finalement le cas. Le troisième soir, au cours de la fête, je trouve enfin le courage de faire une approche discrète de Severina Floriana. Lucilla m’avait dit qu’elle avait l’intention de se reposer le lendemain, certaines des activités les plus importantes de la semaine étant encore à venir. J’invite donc Severina Floriana à faire une promenade à cheval le lendemain matin après le petit déjeuner. Une fois seuls dans quelque coin perdu de la propriété, j’oserai peut-être lui proposer une rencontre moins innocente. Peut-être. Après tout, ne suis-je pas en train d’envisager de badiner avec la propre sœur de l’empereur ? Ce qui en soi est tellement extraordinaire que je me demande bien comment j’ose entreprendre une telle aventure. Elle paraît amusée et, me semble-t-il, tentée par ma proposition. Mais elle m’apprend qu’elle ne sera pas là le lendemain. Un problème de dernière minute à régler, rien d’important, m’assure-t-elle, mais qui requiert tout de même sa présence à Rome le lendemain. « Mais vous avez l’intention de revenir, n’est-ce pas ? lui demandé-je, anxieusement. — Oui, bien sûr. Je ne serai absente qu’un ou deux jours tout au plus. Je serai là le soir de la grande fête finale, vous pouvez en être sûr ! » Elle me lance furtivement un petit regard espiègle, comme pour me promettre quelque délice particulier pour se faire pardonner son refus d’aujourd’hui. Elle pose sa main sur la mienne l’espace d’un instant. Une étincelle passe entre nous. C’est tout ce à quoi je devais avoir droit ; mais je ne l’ai jamais oublié. Le lendemain, Lucilla reste dans notre suite, me laissant libre de me promener seul dans la propriété. Je traîne dans les bains, je nage, je visite les galeries de tableaux et de sculptures, je fais un tour dans le pavillon des jeux pour y perdre quelques solidis en jouant aux cartes avec quelques petits aristocrates indolents. Je remarque une chose étrange ce jour-là. Je ne rencontre aucune des personnes que j’avais croisées lors des fêtes du mont Palatin à Rome. Le comte Néron Romulus, Leontes Atticus, le prince Flavius Rufus, le prince Camillus, Bassanius, Diodorus… aucun d’eux ne semble être ici. Il n’y a aujourd’hui que des étrangers. Et sans la présence de Lucilla à mes côtés tandis que je me promène parmi ces inconnus, je me sens encore plus un étranger qu’à l’habitude : comme je ne porte aucune insigne indiquant que je suis l’invité de la nièce de Junius Scaevola, je suis devenu un simple étranger à peine civilisé ayant réussi à se faufiler dans la villa, tentant vainement de se faire passer pour un Romain de pure souche. Je les imagine se moquant de moi derrière mon dos, de mes vêtements, imitant mon accent britannique. Lucilla ne m’apporte guère de réconfort lorsque je la retrouve dans notre chambre. Elle paraît distante, effacée, morose. Elle se contente de me poser quelques questions banales sur ma journée, puis retombe dans une espèce de léthargie mélancolique. « Tu ne te sens pas bien, dis-je. — Ce n’est rien, Cymbelin. — Aurais-je fait quelque chose pour te déplaire ? — Non, du tout. C’est passager. Ce sont ces sombres journées d’hiver… » Mais il ne faisait pas sombre aujourd’hui. Frais, peut-être, mais il a fait un temps magnifique toute la journée, un ciel de décembre radieux à en faire pleurer mon pauvre cœur britannique. Ce n’est pas non plus la mauvaise période du mois pour elle ; je suis donc perplexe devant son attitude distante. Je réalise toutefois que je n’obtiendrai pas plus de réponse en la questionnant davantage sur le sujet. Il ne me reste qu’à prendre mon mal en patience jusqu’à ce que son humeur change. Ce soir-là, à la fête, elle n’est guère plus enthousiaste. Elle flotte telle une apparition, accueillant avec indifférence des gens qu’elle ne semble pas plus connaître que moi. « Je me demande quand même où ils sont tous passés, dis-je. Severina m’a dit qu’elle devait rentrer à Rome aujourd’hui pour régler un problème. Mais où se trouvent le prince Camillus ? Le comte Néron Romulus ? Sont-ils rentrés à Rome eux aussi ? Et le prince Flavius Rufus – il n’est apparemment même pas présent à sa propre fête. » Lucilla hausse les épaules. « Oh, ils doivent bien être quelque part dans les environs. Tu veux bien me raccompagner à notre chambre, Cymbelin, je ne suis pas vraiment d’humeur à faire la fête ce soir. Tu es un ange. Je suis désolée de te gâcher la soirée. — Tu ne veux pas me dire ce qui ne va pas, Lucilla ? — Ce n’est rien. Rien. Je me sens simplement… je ne sais pas, un peu fatiguée. Le moral n’y est pas, peut-être. S’il te plaît. Je veux retourner à notre chambre. » Elle se déshabille et se met au lit. Trop intimidé pour affronter cette fête et tous ces inconnus, je m’allonge dans le lit à ses côtés. Je réalise un instant plus tard qu’elle sanglote. « Serre-moi dans tes bras, Cymbelin », murmure-t-elle. Je l’enlace. Son contact, sa peau nue, me troublent comme à chaque fois, je me penche vers elle pour lui faire l’amour, mais elle me demande d’arrêter. Nous restons donc là, allongés, essayant de trouver le sommeil à une heure si prématurée, des échos de rires et de musique nous parviennent à travers la nuit fraîche. Le lendemain, la situation empire. Elle refuse de quitter notre suite. Mais elle me demande de sortir sans elle, en me faisant clairement comprendre qu’elle souhaite rester seule. De bien étranges Saturnales en vérité ! Il y a si peu de joie et une telle tension inexplicable ! Mais les explications viendront plus tard, bien assez tôt. Vers midi, après une promenade sans charme dans la propriété, je retourne à la chambre pour voir si Lucilla a quelque peu retrouvé le moral. Elle ne s’y trouve plus. Il n’y a aucune trace d’elle. Son placard est vide. Elle a fait ses valises sans rien dire, sans le moindre signe avant-coureur, sans même me laisser un mot, pas le plus petit indice. Je me retrouve seul à la villa impériale, au milieu d’inconnus. Il se passe des choses dans la capitale aujourd’hui, des événements majeurs, un bouleversement colossal. Dont personne ici à la villa n’est au courant pendant toute la journée, alors que le monde vient d’assister à un changement radical pendant que nous nous baignons, que nous jouons, que nous nous promenons dans la plus luxueuse des résidences impériales en toute innocence. En fait, cela avait déjà commencé quelques jours plus tôt, lorsque certains invités de la villa avaient quitté Tibur, en groupe ou individuellement, pour rentrer à Rome alors que les Saturnales devaient avoir lieu et que les fêtes débridées n’avaient pas encore commencé. Ils étaient rentrés à Rome les uns après les autres, non seulement Severina Floriana, mais tous ceux dont je n’avais pas remarqué l’absence. Nous ne saurons sans doute jamais quels prétextes ont été avancés pour leurrer le prince Flavius Rufus, le prince Camillus et leur sœur, la princesse Severina, et leur faire quitter la villa. Les deux nouveaux consuls avaient reçu un message de la main de l’empereur leur demandant d’assister à une réunion où l’on devait leur faire part de certains privilèges et bénéfices importants accompagnant leur nouvelle fonction. Le consul sortant, Bassanius, portait encore sur lui un message provenant de toute évidence du préfet prétorien, Actinius Varro, lorsque son corps fut découvert, il disait qu’un complot d’assassinat sur la personne de l’empereur venait d’être mis au jour et que sa présence à Rome était requise de toute urgence. Le message était un faux. La machine était en route, un mensonge quelconque destiné à éloigner les aristocrates et autres petits princes de l’Empire des plaisirs des Saturnales de Tibur, rien que pour une journée. D’autres invités rentrés à Rome ce jour-là n’avaient pas besoin d’être piégés. Ils savaient parfaitement ce qui allait se passer et avaient bien l’intention d’assister aux événements de près. Parmi eux, le comte Néron Romulus ; Atticus, l’armateur ; le banquier Garofalo ; le marchand d’Hispanie, Scipio Lucullo ; Diodorus le gladiateur ; ainsi qu’une demi-douzaine de patriciens et d’hommes influents ayant participé au complot. Pour eux la petite excursion à Tibur était un moyen d’instaurer un climat de sécurité dans la capitale, car que pouvait-on craindre quand tous les représentants importants du royaume étaient réunis dans ce grand centre ludique pour une semaine de festivités ? Mais ces personnages clés prirent la peine de rentrer à Rome rapidement et discrètement lorsque le moment de frapper fut enfin venu. Voici ce qu’il advint en cette matinée fatale, comme le monde allait rapidement l’apprendre : Un escadron de gladiateurs de Marcus Sempronius Diodorus fit irruption au domicile du préfet prétorien Varro et l’assassinèrent avant l’aube. La garde prétorienne fut ensuite informée que l’empereur avait découvert que Varro complotait contre lui et qu’il devait donc être remplacé par Diodorus. Cette fable fut acceptée sans discussion : Varro n’avait jamais été très populaire parmi ses propres troupes et les prétoriens étaient toujours prompts à changer de chef, puisque cela signifiait en général une prime conséquente destinée à s’assurer leur fidélité envers le nouveau commandant. La garde prétorienne neutralisée, ce fut un jeu d’enfant pour un escadron d’hommes armés de pénétrer dans le palais où séjournait l’empereur ce soir-là – en l’occurrence le Vatican, un palais situé de l’autre côté du fleuve près du mausolée d’Hadrianus – et de prendre d’assaut les appartements impériaux. Dans la panique, l’empereur, sa femme et leurs enfants prirent la fuite à travers les dédales de couloirs mais furent rattrapés et abattus devant les bains impériaux. Le prince Camillus, arrivé à la capitale tard dans la nuit, était sur le point de se mettre au lit lorsque les conspirateurs débarquèrent dans son palais du mont Palatin côté Forum. En les entendant massacrer ses gardes, le pauvre imbécile s’échappa par une trappe dans le sol et s’enfuit vers le temple de Castor et Pollux où il espérait trouver refuge ; mais ses poursuivants finirent par le rattraper et lui réglèrent son compte sur les marches du temple. Quant au prince Flavius Rufus, il fut réveillé par le bruit des armes à feu et réagit aussitôt en se réfugiant dans un vignoble situé derrière son palais. Ses ouvriers n’avaient pas encore fini de presser le raisin de la dernière récolte. Il sauta dans une charrette et leur demanda de le recouvrir de grappes de raisin et de lui faire quitter la ville par ce moyen. Il réussit même à atteindre Neapolis quelques jours plus tard, où il s’autoproclama empereur, mais il fut rattrapé et tué peu de temps après, avec l’aide – d’après ce que l’on m’a dit – de Marcellus Domitianus Frontinus. Les deux plus jeunes princes de la famille impériale réussirent à survivre : le prince Augustus César, âgé de seize ans à l’époque et qui faisait ses études à Parisi, et le prince Quintus Fabius, âgé de dix ans, me semble-t-il, qui habitait une des résidences impériales à Rome. Bien que le prince Augustus eût vécu assez longtemps pour s’autoproclamer empereur et traverser la Gaule avec la ferme intention de marcher sur Rome, il fut capturé et fusillé au troisième jour de son règne. Ces trois jours, j’imagine, ont dû l’inscrire dans l’histoire comme le dernier des empereurs romains. Ce qu’il advint du jeune Quintus Fabius, nul ne le sait. Il est le seul membre de la famille impériale dont on n’ait jamais retrouvé le corps. Certains disent qu’il a réussi à quitter Rome le jour des assassinats déguisé en paysan et qu’il vit aujourd’hui dans quelque province reculée. Mais il ne s’est jamais présenté pour réclamer son titre, donc, s’il est effectivement vivant aujourd’hui, où qu’il soit, il doit mener une vie paisible et discrète. Les assassinats se poursuivirent toute la journée. Ce n’était pas chose nouvelle pour Rome, mais cette fois-ci le travail fut effectué avec plus de zèle qu’auparavant, on avait décidé de couper le mal par la racine. Le sang impérial coula dans les ruisseaux ce jour-là. Non seulement la famille immédiate des Césars fut littéralement éradiquée, mais celles des descendants des autres familles impériales furent elles aussi exécutées, pour éviter, je suppose, que l’un de ses membres revînt revendiquer le titre d’empereur maintenant qu’il ne restait plus un seul représentant de la lignée des Laureolus. Bon nombre d’anciens consuls, certains membres des représentants religieux, ainsi que tous ceux soupçonnés de loyauté excessive envers l’ancien régime, dont deux ou trois douzaines de sénateurs triés sur le volet, connurent aussi un sort funeste ce jour-là. La nuit venue, tous les nouveaux dirigeants de Rome se réunirent au Capitole et annoncèrent la naissance de la Deuxième République. Gaius Junius Scaevola devait assurer le rôle de nouveau Premier Consul à vie – ou, si l’on préfère, d’empereur, mais sous une autre appellation – et devait gouverner cette nouvelle et vaste entité qui ne s’appellerait plus « Empire », grâce à l’appui d’un Conseil du sénat, ce qui revenait à dire son petit cercle d’amis puissants, Atticus, Garofalco, le comte Néron Romulus, le général Cassius Frontinus, ainsi qu’une demi-douzaine d’autres membres appartenant au même cercle. Ainsi, mille neuf cents ans plus tard, l’œuvre d’Augustus César avait finalement été réduite à néant. Augustus lui-même avait toujours prétendu que Rome n’avait jamais cessé d’être une république, même après avoir réuni tous les postes clés du pouvoir en une seule entité et en se l’appropriant, devenant ainsi un monarque absolu ; et cette ambiguïté avait perduré à travers les siècles. Je ne suis pas un roi, avait déclaré Augustus ; je ne suis que le Premier Citoyen du royaume, qui s’évertue, sous les conseils du sénat, à servir les intérêts du peuple romain. Et il en fut ainsi pendant toutes ces années, ce qui n’empêchait pas de nombreux Premiers Citoyens de nommer leurs propres fils comme successeurs, ou un autre membre ou ami de la famille, même si, officiellement, c’était le sénat qui avait le pouvoir de nommer l’empereur. Désormais les choses allaient changer. Personne ne pourrait plus réclamer le pouvoir suprême pour la simple raison qu’il était le fils ou le neveu de quelqu’un ayant jadis occupé ce poste. Il n’y aurait plus d’empereur fou comme Caligula, plus d’abominable Néron, plus de brute à la Caracalla, plus de Demetrius dément, plus de faible et maniéré Maxentius. Nos dirigeants seraient désormais de vrais Premiers Citoyens – un consul, comme aux temps anciens, avant Augustus – et l’apparat de la monarchie serait enfin abandonné. Tout cela en une seule journée de sang et de feu. Pendant que je me prélassais à Tibur, dans la villa des empereurs, inconscient de ce qui était en train de se passer. Le lendemain de la révolution, au petit matin, la nouvelle des événements de Rome nous parvient. Il s’avère que ce jour-là, j’ai dormi un peu plus tard que d’habitude, ayant bu jusqu’à plus soif la veille pour me consoler de l’absence de Lucilla ; la villa est pratiquement déserte lorsque j’émerge de ma chambre. Ce qui en soi est plutôt curieux et déconcertant. Où sont-ils tous passés ? Je croise un serviteur qui m’apprend la nouvelle. Rome est en flammes, dit-il, l’empereur et toute sa famille sont morts. « Toute sa famille ? Même ses frères et sœurs ? — Même ses frères et sœurs. Tous morts. — La princesse Severina aussi ? » Le serviteur me lance un regard dénué de sympathie. Il est calme, il pourrait aussi bien me parler du temps qu’il fait ou des courses de chars de la semaine prochaine. Par cette douce journée d’automne, il est aussi froid qu’un brouillard hivernal. « Tous autant qu’ils sont, c’est ce qu’on m’a dit. Jusqu’au dernier, et je dis : bon débarras. Scaevola est le nouvel empereur. Les choses vont être très différentes à partir de maintenant, vous pouvez en être sûr. » Tout cela me donne le tournis. Je dois m’éloigner pour prendre sept ou huit profondes inspirations avant de recouvrer mes sens. En une nuit un monde est mort, un autre est né. Je me lave, m’habille et déjeune en vitesse, puis je réussis à trouver un char pour me ramener à Rome. Même au milieu de toute cette agitation et de cette folie, une bourse de pièces d’or vous permet d’avoir tout ce que vous voulez. Je n’ai pas de chauffeur, je devrai donc trouver la route par mes propres moyens, mais qu’importe. Aussi fou que puisse paraître un retour sur la capitale en ce jour de chaos, Rome m’attire comme un aimant. Lucilla doit être en sécurité si son oncle s’est emparé du trône ; mais je dois m’informer sur le sort de Severina Floriana. À une heure de Rome, j’aperçois déjà des flammes à l’horizon. Des bourrasques de vent venant de l’ouest charrient des relents de fumée : ils semblent véhiculer une fine poussière de cendres, où est-ce là le fruit de mon imagination ? Non. Je tends la main et une fine poussière noire couvre aussitôt mon avant-bras. C’est une pure folie que de vouloir aller dans la capitale maintenant. Ne devrais-je pas plutôt faire demi-tour, rejoindre la côte et prendre le premier bateau pour la Britannie tant qu’il en est encore temps ? Non. Non. Je dois aller là-bas, qu’importent les risques. Si Scaevola est empereur, Lucilla me protégera. Je décide de continuer jusqu’à Rome. L’endroit ressemble à un asile de fous. Le ciel est en feu. Sur les collines des quartiers riches, d’anciens palais brûlent ; leurs murs de marbre en flammes s’écroulent comme une montagne qui s’effondre. La statue colossale de quelque empereur de l’Antiquité est dispersée sur le sol. Des gens courent affolés à travers les rues de la ville, en hurlant, en pleurant. Des pelotons de soldats, les yeux exorbités, se faufilent dans la foule en hurlant à tue-tête des ordres incohérents pour tenter de rétablir la paix sans savoir eux-mêmes à qui ils sont censés obéir. J’aperçois du coin de l’œil un ruisseau écarlate dans le caniveau et, l’espace d’un terrible instant, je le prends pour du sang ; mais non, non, ce n’est que du vin provenant d’une boutique pillée, des hommes se précipitent au sol pour le boire à même les pavés. J’abandonne mon char – il y a trop d’agitation dans les rues pour avancer –, je poursuis donc à pied. Le centre de la ville est suffisamment compact. Mais où aller ? Je me pose la question. Au mont Palatin ? Non, là-bas tout est en flammes. Le Capitole ? Je me dis que Scaevola y sera et – idée absurde en cet instant – qu’il pourra peut-être me dire où se trouve Lucilla et ce qu’il est advenu de Severina Floriana. Bien entendu, impossible de m’approcher du Capitole. Tout le quartier gouvernemental est cerné par les soldats. Des affiches sont placardées sur les murs ; je m’arrête pour en lire une, c’est là que je prends conscience du changement radical qui s’est opéré cette nuit : l’Empire n’est plus, la République de jadis a été restaurée. Scaevola règne désormais, non comme empereur mais comme Premier Consul. Je reste figé, bouche bée, hagard, dans la rue qui longe le Forum et je manque de me faire renverser par un char en pleine course. Je lâche un juron en direction du chauffeur ; c’est là qu’à ma grande surprise le char s’arrête et qu’un visage rougeaud familier se penche vers moi. « Cymbelin ! Grands dieux, est-ce bien vous ? Montez, mon garçon ! Il ne faut pas rester là ! » C’est mon solide et joyeux hôte de Neapolis, l’ami de mon père, Marcellus Domitianus Frontinus. Quelle malchance pour lui de se retrouver à Rome à un moment pareil ! Mais comme d’habitude, je me trompe, et Marcellus Domitianus s’empresse de m’affranchir. Il fait partie du complot depuis le début – lui et son frère le général, ainsi que Junius Scaevola et le comte Néron Romulus en sont en fait les instigateurs. Ils ont senti qu’il était devenu nécessaire de détruire l’Empire pour le sauver. L’empereur actuel était un imbécile, le précédent était resté sur le trône trop longtemps, l’idée même d’une monarchie quasi héréditaire s’était avérée au fil des siècles un véritable désastre, et il était désormais temps de s’en débarrasser une bonne fois pour toutes. L’agitation grondait de nouveau dans les provinces et l’on reparlait de sécession. Ayant récemment remporté une deuxième guerre de réunification, le général Cassius Frontinus n’avait aucune envie de se lancer dans une troisième guerre, il avait ainsi réussi à convaincre, sans trop de difficulté, son frère et Scaevola que les Césars devaient disparaître. Afin de s’assurer qu’ils ne puissent revenir un jour revendiquer le trône. Brutal et sanglant, certes. Mais il valait mieux éliminer cette famille d’incompétents et de débauchés, se débarrasser des apparats coûteux de la grandeur impériale et de restaurer, enfin, la République. On retrouverait une fois de plus un gouvernement basé sur le mérite plutôt que sur les droits du sang. Scaevola était un homme respecté dans tout le royaume, il saurait quoi faire pour stabiliser la situation. « Mais tout de même, les tuer… massacrer une famille entière… ! — Une épuration radicale nécessaire, dit Frontinus. Une coupure nette avec le passé. Nous ne pouvons plus nous permettre d’avoir des monarques héréditaires dans l’ère moderne. — Tous les princes et les princesses sont donc morts ? — À ma connaissance, oui. Il y en a bien peut-être un ou deux qui se sont échappés, mais on les rattrapera bientôt, vous pouvez en être sûr. — Et la princesse Severina Floriana ? — Je n’en sais rien, dit Frontinus. Pourquoi, vous la connaissiez ? » Le sang me monte aux joues. « En fait, pas vraiment. Mais je ne peux m’empêcher de penser à… — Lucilla pourra peut-être vous dire ce qui lui est arrivé. Elle et la princesse étaient de très bonnes amies. Demandez-le-lui. — Je ne sais pas où se trouve Lucilla. Nous étions à Tibur cette semaine, à la villa impériale, et ensuite… lorsque tout cela s’est produit… — Mais vous la verrez dans cinq minutes ! Elle se trouve au palais du comte Néron Romulus – vous le connaissez, n’est-ce pas ? –, c’est là que nous allons. » Je me tourne vers le Palatin derrière nous, masqué par les flammes et une épaisse fumée noire. « Là-haut ? » Frontinus s’esclaffe. « Ne dites pas de bêtises. Tout a été détruit sur le Palatin. Je parlais de sa résidence sur le fleuve. » Nous venons de dépasser le Forum. J’aperçois la masse sombre du mausolée d’Hadrianus devant nous, de l’autre côté du fleuve. Nous nous arrêtons là. « Nous y sommes », dit Frontinus. J’ai l’occasion de la revoir une dernière fois, après que nous nous fumes frayé un chemin à travers la folle effervescence des rues et le cordon de sécurité du palais de Néron Romulus. J’ai du mal à la reconnaître. Lucilla ne porte aucun maquillage, et ses vêtements sont l’austérité même – une tenue de paysanne. Ses yeux sont rougis par les larmes et des cernes creusent son visage. Bon nombre de ses amis patriciens sont morts cette nuit pour que la nouvelle Rome puisse naître. « Ainsi, tu es au courant, me dit-elle. Tu comprends que je ne pouvais évidemment rien te dire. Il m’est difficile d’imaginer que cette femme est ma maîtresse depuis plusieurs mois, que je connais la moindre partie de son corps. Sa voix ne dégage aucune émotion, elle ne m’a pas embrassé, ni souri. « Pendant tout ce temps tu as su… ce qui allait se passer ? — Bien sûr. Dès le début. J’ai pu au moins te sortir de la ville et te mettre à l’abri le temps des événements. — Severina aussi était à l’abri. Mais il semble que tu n’aies pas réussi à la protéger. » La fureur se lit dans son regard, la douleur aussi. « J’ai essayé de la sauver. Mais ce n’était pas possible. Ils devaient tous mourir, Cymbelin. — Ta propre amie d’enfance. Tu n’as même pas essayé de la prévenir. — Nous sommes des Romains, Cymbelin. Il fallait restaurer la République. La famille royale devait mourir. — Même les femmes ? — Tous. Tu ne crois pas que j’ai demandé ? Supplié ? Non, m’a répondu Néron Romulus. Elle doit mourir comme les autres. Nous n’avons pas le choix, a-t-il dit. Je suis allée voir mon oncle. Tu ne sais pas à quel point j’ai lutté. Mais personne ne peut le faire changer d’avis, personne. Il a refusé en disant qu’il n’y avait aucun moyen de la sauver. » Lucilla balaye tout cela d’un geste de la main. « Je n’ai plus envie d’en parler. Va-t’en, Cymbelin. Je ne comprends même pas pourquoi Marcello t’a amené jusqu’ici. — J’errais dans les rues, sans savoir où te trouver. — Moi ? Mais pour quoi faire ? » J’accuse le choc. « Parce que… Parce que… » Je reste interdit. « Tu as été un compagnon de jeu très agréable, dit-elle. Mais le temps des distractions est révolu. — Distractions ! » Son visage est de marbre. « Pars, Cymbelin. Rentre en Britannie au plus vite. Le carnage n’est pas terminé ici. Le Premier Consul ne sait pas encore qui est loyal et qui ne l’est pas. — Un autre règne de la Terreur, si j’ai bien compris. — Nous espérons que non. Mais quoi qu’il en soit, ce ne sera pas beau à voir. Le Premier Consul souhaite malgré tout que les débuts de la Seconde République se passent dans le calme… — Le Premier Consul, dis-je, ma voix trahissant la colère. La Seconde République. — Tu n’aimes pas ces mots ? — Tuer l’empereur… — Cela s’est déjà vu dans le passé, plus souvent que tu ne le crois. Cette fois-ci, nous avons éradiqué le système tout entier. Et nous allons le remplacer par quelque chose de plus propre et de plus sain. — Peut-être. — Pars, Cymbelin. Nous sommes très occupés à l’heure qu’il est. » Alors qu’elle me tourne le dos et qu’elle quitte la pièce, je réalise que je ne suis rien d’autre à ses yeux qu’un témoin étranger curieux et gênant. Je comprends alors que, pendant tout ce temps, je n’ai été pour elle qu’un amusant passe-temps, un Barbare exotique avec qui passer l’automne ; nous sommes maintenant en hiver et elle doit se consacrer à des tâches plus importantes. Je suis donc parti. Le dernier empereur était mort et la République était restaurée, et pendant que tout cela se produisait, je dormais tranquillement dans le confort luxueux de la villa impériale. Mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi ? Pendant que la plupart d’entre nous dorment, d’autres plus futés refont l’histoire le temps d’une nuit. Tout était étrange et nouveau. Le monde que je connaissais avait subi une transformation radicale dont la portée ne nous serait sans doute pas connue avant des années – les événements de ces dernières heures seraient par la suite décortiqués par les historiens, débattus et classés longtemps après ma mort. Le chaos au centre de l’Empire mettrait du temps à s’apaiser et la meilleure chose à faire pour un petit provincial comme moi était de rentrer chez lui. De plus, je n’avais nul endroit où rester à Rome. J’avais définitivement perdu Lucilla – qui devait épouser le comte Néron Romulus pour sceller son alliance avec son oncle – et je pouvais désormais oublier les fantasmes troublants que j’avais pu nourrir concernant la princesse Severina Floriana, au risque de devenir fou si j’y repensais. Tout cela était derrière moi maintenant. Les vacances étaient terminées. Assez de tourisme pour cette année, plus de voyages en Étrurie et Venetia ou autres régions d’Italie. Il ne me restait plus qu’à laisser Rome aux Romains et à rejoindre mon île lointaine et pluvieuse, après avoir approché d’un peu trop près les flammes qui avaient consumé la Rome des empereurs et en m’étant même un peu brûlé les ailes. Sans l’aide de Frontinus, je suppose que même mon départ aurait été difficile. Mais il m’avait fourni un sauf-conduit pour sortir de la capitale ainsi qu’un char avec cocher ; et au matin du deuxième jour de la Seconde République, je me retrouvai une fois de plus sur la Via Appia en direction du sud. Devant moi m’attendaient la Via Roma et Neapolis, avant que je ne prenne un bateau et rentre chez moi. Je me suis retourné une dernière fois. Derrière moi le ciel était couvert de nuages noirs tandis que les feux du mont Palatin se consumaient. 2650 A. U. C. : Une fable des bois véniens Les événements qui suivent ont eu lieu il y a bien longtemps, au cours des premières décennies de la Seconde République alors que je n’étais qu’un enfant de Haute Pannonie. La vie était simple alors, du moins pour nous autres. Nous habitions dans un village forestier sur la rive droite du Danube – mes parents, ma grand-mère, ma sœur Friya et moi-même. Mon père, Tyr, dont je porte le nom, était forgeron, ma mère, Julia, nous faisait l’école à la maison, quant à ma grand-mère, elle était la prêtresse du petit temple de Junon Teutonica à côté de chez nous. Nous menions une vie paisible. L’automobile n’avait pas encore été inventée – nous étions alors dans les années 2650 et l’on roulait encore en attelages – et nous quittions que très rarement le village. Une fois par an, le jour d’Augustus – on fêtait encore à cette époque le jour d’Augustus –, nous mettions nos plus beaux habits et notre père sortait le char métallique du hangar, celui qu’il avait construit de ses propres mains, et nous allions jusqu’au grand municipe de Venia, à deux heures de route, pour y écouter l’orchestre impérial jouer des valses sur la place de Vespasianus. Après, nous mangions des gâteaux et de la chantilly au Grand Hôtel, accompagnés pour les adultes de chopes de bière au cherry, puis nous reprenions la longue route pour rentrer chez nous. De nos jours, bien sûr, la forêt a disparu, notre petit village a été englouti par le municipe et il ne faut plus qu’une vingtaine de minutes en voiture pour rejoindre le centre-ville où nous habitons. Mais, à cette époque, c’était pour nous toute une expédition, l’événement de l’année. Je sais bien que Venia n’est qu’une petite ville de province, que comparée à Londin, Parisi ou Urbs Roma, elle ne pèse pas bien lourd. Mais elle était pour moi la capitale du monde. Ses splendeurs étaient pour moi une source d’émerveillement. Nous grimpions jusqu’à la grande colonne du Basileus Andronicus, que les Grecs avaient érigée huit cents ans plus tôt en commémoration de leur victoire sur le César Maximilianus lors de la guerre civile à l’époque où l’Empire était divisé, et nous observions la ville de là-haut. Ma mère, qui avait grandi à Venia, nous indiquait tous les monuments de la ville, le sénat, l’opéra, l’aqueduc, l’université, les dix ponts, le temple de Jupiter Teutonicus, le palais du proconsul, le palais, plus important encore, que Trajan VII s’était fait construire au cours de cette période vertigineuse où Venia était essentiellement la seconde capitale de l’Empire, et ainsi de suite. Des jours durant, mes rêves étaient remplis des merveilles que j’avais vues à Venia, et ma sœur et moi chantions des valses tout en nous promenant dans les sentiers forestiers. Il y eut une année marquante où nous nous sommes rendus à Venia à deux occasions. C’était en 2647, j’avais dix ans et je m’en souviens précisément parce que c’était l’année de la mort du Premier Consul. — C. Junius Scaevola, je veux dire, le fondateur de la Seconde République. Mon père était dans tous ses états en apprenant sa mort. « L’avenir va être incertain, très incertain, vous verrez », ne cessait-il de répéter. J’ai demandé à ma grand-mère ce qu’il entendait par là : « Ton père craint qu’ils ne restaurent l’Empire maintenant que le vieil homme est mort. » Je ne voyais pas ce qu’il y avait de si terrible – tout cela se ressemblait à mes yeux, l’Empire ou la République, le consul ou l’empereur – mais mon père prenait visiblement la chose très à cœur et, lorsque que le nouveau Premier Consul vint à Venia cette année-là, alors qu’il parcourait l’immense royaume, province après province, histoire de prouver au peuple que la République était toujours aussi stable et intacte, mon père a sorti son attelage et nous sommes tous allés voir sa procession et assister à son triomphe. J’eus donc droit à une seconde visite de la capitale cette année-là. Un demi-million de personnes s’étaient réunies dans le centre de Venia, disait-on, pour applaudir le nouveau Premier Consul. Il s’agissait bien entendu de N. Marcellus Turritus. Vous vous le représentez sans doute sous les traits du vieillard chauve et obèse qui apparaît sur les pièces de la fin du vingt-septième siècle que l’on trouve encore de temps en temps, mais celui que j’ai vu ce jour-là – ce n’était qu’une vision furtive, une fraction de seconde, le temps que le chariot consulaire passe devant nous, mais j’en garde un souvenir encore vif soixante-sept ans plus tard – était mince et viril, la mâchoire volontaire, un regard ardent et d’épais cheveux bouclés. Nous avons tous levé la main pour le salut romain et crié à pleins poumons : « Ave, Marcellus ! Longue vie au consul ! » (Au fait, nous ne nous sommes pas exprimés en latin mais en germanique. Ce qui m’a beaucoup étonné. Mon père m’expliqua plus tard que c’était le Premier Consul lui-même qui l’avait exigé. Il souhaitait manifester son amour du peuple en favorisant les langues régionales, même au cours d’une célébration publique comme celle-ci. Les Gaulois l’avaient accueilli dans leur langue, les Lusitaniens dans ce qui leur sert de langue et, comme il voyageait au sein des provinces teutonnes, il souhaitait qu’on l’acclame en germanique. Je comprends bien qu’il y a aujourd’hui des individus, des républicains particulièrement conservateurs pour considérer la chose comme une terrible erreur, puisque cela entraînait la résurgence de toutes sortes d’activités régionales séparatistes au sein de l’Empire. Il s’agissait de cette même ferveur régionaliste, diraient-ils encore, qui avait conduit l’Empire à sa perte une centaine d’années plus tôt. Pour des hommes comme mon père, cependant, il s’agissait là d’un brillant coup politique, et il acclama le Premier Consul avec une force et une exubérance toutes germaniques. Mais mon père réussissait à être à la fois un régionaliste convaincu et un fervent républicain. Je tiens à souligner que malgré les vives objections de ma mère, mon père avait insisté pour appeler ses enfants d’après d’anciens dieux teutons au lieu des noms latins en vogue à l’époque en Pannonie.) Hormis nos excursions à Venia une fois l’an, et à deux reprises exceptionnellement cette année-là, je n’étais jamais allé ailleurs. Je jouais, je péchais, je nageais, j’aidais mon père à la forge, ma grand-mère au temple, et j’apprenais à lire et à écrire à l’école de ma mère. Parfois, Friya et moi allions nous promener dans la forêt, qui à cette époque était boisée, sombre et mystérieuse. Et c’est ainsi que j’ai rencontré le dernier des Césars. Il y avait, à ce qu’on racontait, une maison hantée dans la forêt. C’est Marcellus Aurelius Schwarzchild, le fils du tailleur, un garçon fourbe et antipathique affublé d’un léger strabisme, qui m’avait mis la puce à l’oreille. Il disait qu’elle avait jadis été un pavillon de chasse à l’époque des Césars, et que l’on pouvait voir le fantôme ensanglanté d’un empereur tué lors d’une partie de chasse chaque jour à midi, heure de sa mort, courant après un loup autour de la maison. « Je l’ai vu de mes propres yeux, disait-il. Le fantôme de l’empereur. Il portait une couronne de laurier et tout, et son fusil était tellement brillant qu’on aurait dit de l’or. » Je n’en croyais pas un mot. Je me disais qu’il n’aurait jamais eu le courage de s’approcher de la maison hantée, et encore moins de voir le fantôme. Marcus Aurelius Schwarzchild était le genre de gosse que personne n’aurait cru, même s’il vous avait annoncé qu’il pleuvait sous une averse torrentielle. Premièrement, je ne croyais pas trop aux fantômes. Mon père m’avait toujours dit qu’il était absurde de croire que les morts puissent se promener dans le monde des vivants. Ensuite, j’avais demandé à ma grand-mère si un empereur avait été tué dans un accident de chasse dans nos bois, et elle m’avait répondu en riant, que non, jamais : les soldats impériaux auraient certainement rasé le village et brûlé la forêt si cela s’était produit. Pourtant, personne ne doutait de l’existence de cette maison, hantée ou pas. Tout le monde au village la connaissait. On disait qu’elle se trouvait dans une partie obscure de la forêt où les arbres étaient tellement vieux que leurs immenses branches s’entremêlaient. Pratiquement personne n’avait jamais osé s’y aventurer. La maison n’était qu’un tas de ruines, disait-on, et hantée de surcroît, nul doute là-dessus, il valait donc mieux la laisser là où elle était. Je me disais alors que cette maison avait fort bien pu être un ancien pavillon de chasse impérial, et que si elle avait été abandonnée en hâte après un quelconque accident, il devait certainement rester ici ou là quelques bibelots des Césars, des petites statuettes de dieux, ou des reproductions sur pierres précieuses de la famille royale et autres objets du même genre. Ma grand-mère collectionnait les objets anciens. Son anniversaire approchait et je voulais lui faire un beau cadeau. Les autres villageois étaient peut-être trop timorés pour s’approcher de la maison hantée, mais moi ? Après tout, je ne croyais pas aux fantômes. Mais, à bien y réfléchir, je n’avais pas particulièrement envie d’y aller seul. Ce n’était pas tant une question de lâcheté que de simple bon sens, ce que je possédais déjà. Les bois abondaient de racines à découvert cachées par les feuilles mortes ; si vous trébuchiez sur l’une d’elles et que vous vous blessiez à la jambe, vous pouviez rester longtemps à attendre avant que quelqu’un vous vienne en aide. De plus, le risque de se perdre était moins grand si l’on était accompagné de quelqu’un qui pense à prendre des repères visuels. On avait aussi dit à l’occasion qu’il y avait des loups. Certes, il était aussi peu probable d’en rencontrer un que de tomber sur un fantôme, mais il me semblait néanmoins préférable d’être accompagné avant de m’aventurer dans cette partie de la forêt. J’ai donc emmené ma sœur avec moi. Je dois avouer que je m’étais bien gardé de lui dire que la maison était réputée être hantée. Friya, qui avait neuf ans à l’époque, était très courageuse pour une fille, mais la perspective de rencontrer des fantômes l’aurait sans doute découragée. Ce que je lui ai dit, en revanche, c’est que la vieille bâtisse devait certainement receler des trésors impériaux et que, si c’était le cas, elle pourrait garder certains des bijoux que l’on trouverait. Pour être tout à fait tranquille, j’avais glissé quelques images sacrées dans nos poches – celle d’Apollon pour elle, afin qu’il nous guide de sa lumière à travers les ténèbres de la forêt, et de Woden pour moi, puisqu’il était le dieu préféré de mon père. (Ma grand-mère avait insisté pour qu’il vénère Jupiter Teutonicus, mais il avait toujours refusé, arguant que Jupiter Teutonicus était un dieu inventé par les Romains destiné à amadouer nos ancêtres. Ce qui, bien évidemment, mettait ma grand-mère en rage. « Mais nous sommes des Romains », disait-elle. « Peut-être, répondait mon père, mais nous sommes aussi des Teutons, du moins, moi, je le suis, et je n’ai pas l’intention de l’oublier. ») C’est par une belle matinée, un samedi, que nous sommes partis, Friya et moi, juste après le petit déjeuner sans rien dire à personne. La première partie du chemin nous était familière : nous y étions souvent passés. Nous avons dépassé les chutes d’Agrippa, auxquelles on attribuait au Moyen Age des pouvoirs magiques, puis les trois statues rongées par les intempéries représentant le joli petit garçon supposé avoir été le premier amant de l’empereur Hadrianus deux mille ans plus tôt. Ensuite, nous sommes arrivés à l’arbre de Baldur qui, d’après mon père, était sacré, bien qu’il soit mort avant que je n’aie pu assister aux messes de minuit que lui et quelques-uns de ses amis organisaient à cet endroit. (Je crois que la génération de mon père fut la dernière à prendre les vieilles religions teutonnes au sérieux.) Nous nous sommes ensuite enfoncés dans un territoire plus sombre et plus profond où les sentiers n’étaient plus que de vagues pistes. Marcus Aurelius m’avait dit qu’il fallait tourner après un immense chêne aux feuilles étrangement brillantes. J’étais encore en train de le chercher lorsque Friya me dit : « C’est ici qu’il faut tourner », et le fameux chêne apparut. Je ne lui en avais pas parlé. Les filles du village devaient sans doute, elles aussi, se raconter mutuellement des histoires au sujet de la maison hantée ; mais je n’ai jamais su comment elle avait fait pour trouver le chemin. Nous avons continué ainsi, toujours plus loin, jusqu’à ce que les pistes elles-mêmes disparaissent et que nous nous retrouvions en terrain sauvage. Il y avait effectivement de très vieux arbres, et leurs branches s’entrelaçaient au-dessus de nous, masquant presque entièrement la vue du ciel. Mais il n’y avait toujours pas de maison, hantée ou non, ni rien qui pût témoigner de la moindre présence humaine. Cela faisait des heures que nous marchions. Je serrais dans ma poche l’idole de Woden tout en m’efforçant de repérer tout arbre ou rocher inhabituel, pour retrouver plus tard le chemin du retour. Il semblait inutile, et dangereux de surcroît, de poursuivre davantage les recherches. J’aurais déjà fait demi-tour si Friya ne m’avait pas accompagné, mais je ne voulais pas passer pour un lâche devant elle. Et de son côté, elle continuait de foncer sans répit, excitée, j’imagine, à l’idée de se trouver quelque belle broche ou collier dans la vieille maison, ne laissant paraître la moindre trace de peur ou d’appréhension. Quant à moi, je n’en pouvais plus. « Si nous ne trouvons rien dans les cinq minutes…, dis-je. — Là, dit Friya. Regarde. » Je suivis la direction qu’elle indiquait du doigt. Au début je n’ai vu qu’un bout de forêt comme tant d’autres. Puis j’ai fini par repérer, masqué par un épais rideau de branches, ce qui pouvait fort bien être le toit en pente d’un pavillon de chasse rustique. Oui ! Oui, c’était bien ça ! Je discernais maintenant les pignons échancrés et les poutres artistiquement gravées. Il existait donc vraiment, le pavillon de chasse secret, la vieille maison hantée. Pris d’une excitation fébrile, je me mis à courir dans sa direction, Friya essayant vaillamment de me suivre, à bout de souffle. C’est alors que j’ai vu le fantôme. C’était une vieille silhouette frêle et décharnée, avec line barbe blanche, de longs cheveux blancs collés les uns aux autres en des nœuds impossibles. Ses vêtements tombaient en lambeaux. Cette forme tremblante, voûtée, avançait lentement en direction de la maison, traînant des pieds, serrant dans ses bras un fagot de petit bois. Avant qu’il ne réalise ce qui se passait j’étais sur lui. Nous nous sommes dévisagés un long moment, et il était difficile de dire à cet instant lequel des deux était le plus effrayé. Il lâcha ensuite un petit soupir et laissa échapper son fagot avant de s’effondrer sur le côté ; il demeura là, allongé, comme mort. « Marcus Aurelius avait raison ! ai-je murmuré. Il y a bien un fantôme dans cette forêt ! » Friya me lança un regard où se mêlaient le mépris, la moquerie et la colère, car c’était la première fois qu’elle entendait parler de cette histoire de fantôme, que je m’étais visiblement appliqué à lui cacher. Mais elle se contenta de dire : « Les fantômes ne tombent pas dans les pommes, andouille ! Ce n’est qu’un pauvre vieux terrorisé. » Et elle s’avança vers lui sans la moindre hésitation. Nous avons tant bien que mal réussi à l’emmener à l’intérieur de la maison, bien qu’il ait titubé et trébuché une bonne partie du chemin, manquant une bonne douzaine de fois de tomber. L’endroit n’était pas complètement en ruine, mais n’en était pas loin : la poussière recouvrait tout, les meubles semblaient être sur le point de s’effriter au moindre contact, et les rideaux tombaient en lambeaux. Mais derrière toute cette crasse, on voyait bien à quel point cet endroit avait dû à l’époque être magnifique. Il y avait des tableaux décolorés accrochés aux murs, quelques sculptures, ainsi qu’une collection d’armes et d’armures qui devaient valoir une fortune. Il était terrifié. « Vous êtes des questeurs ? » demandait-il à tout bout de champ. Il parlait latin. « Vous êtes venus m’arrêter ? Vous savez, je ne suis que le gardien. Je ne représente aucun danger. Je suis seulement le gardien. » Ses lèvres en tremblaient. « Longue vie au Premier Consul ! » criait-il d’une voix rauque à peine perceptible. « Nous nous promenions seulement dans les bois, lui dis-je. Vous n’avez rien à craindre. — Je ne suis que le gardien », répétait-il en boucle. Nous l’avons étendu sur un divan. Il y avait une petite source près de la maison et Friya alla chercher de l’eau pour lui éponger le visage. Comme il avait l’air affamé, nous avons cherché quelque chose à lui donner à manger, mais il n’y avait pratiquement rien : quelques baies et quelques noix dans un bol, quelques tranches de viande séchée qui avaient l’air de dater d’un siècle, un morceau de poisson qui semblait un peu plus frais, mais guère plus. Nous lui avons préparé un repas qu’il avala lentement, très lentement, comme s’il avait perdu l’habitude de manger. Ensuite, il ferma les yeux sans dire un mot. J’ai cru quelques instants qu’il était peut-être mort, mais non, non, il s’était simplement assoupi. Nous nous sommes regardés, ne sachant comment réagir. « Laisse-le », chuchota Friya, et nous avons fait le tour de la maison en attendant qu’il se réveille. Nous avons touché avec précaution les statues, soufflé sur les tableaux pour en faire tomber la poussière. Nul doute qu’il avait jadis régné ici une grandeur impériale. Dans un des placards à l’étage je trouvai de vieilles pièces de monnaie, sur lesquelles on voyait le portrait de l’empereur et que nous n’avions plus le droit d’utiliser. Il y avait aussi quelques babioles, deux ou trois colliers et une dague au manche incrusté de pierres précieuses. Les yeux de Friya s’illuminèrent à la vue des colliers et les miens à celle de la dague, mais nous les avons laissés là où nous les avions trouvés. Voler un fantôme était une chose, voler un pauvre vieillard en était une autre. Et nous n’avions pas été élevés comme des voleurs. Nous sommes redescendus voir comment se portait le vieil homme, pour le retrouver assis, fatigué et hagard, mais moins effrayé. Friya lui proposa de la viande séchée, mais il se contenta de secouer la tête en souriant. « Vous êtes du village ? Quel âge avez-vous ? Comment vous appelez-vous ? — Elle, c’est Friya, et moi, Tyr, dis-je. Elle a neuf ans et moi douze. — Friya, Tyr. » Il s’esclaffa. « À une époque, ces noms-là n’auraient pas été autorisés, hein ? Mais les temps ont bien changé. » Ses yeux avaient recouvré, pour un bref instant, un semblant de vitalité. Il nous gratifia d’un sourire en coin, confidentiel. « Vous savez à qui appartenait cet endroit, vous deux ? À l’empereur Maxentius lui-même ! C’était son pavillon de chasse. César, en personne ! Il restait là pendant que les cerfs étaient en vadrouille, puis il chassait à n’en plus pouvoir, ensuite il se rendait à Venia, au palais de Trajan, où l’on tenait des banquets comme vous ne pouvez l’imaginer, des rivières de vin, des cuissots de cerfs sur les broches… ah, c’était le bon temps, c’était le bon temps ! » Il se mit à tousser et à crachoter. Friya le prit dans ses bras. « Il ne faut pas trop parler, monsieur. Vous êtes trop faible. — Tu as raison, tu as raison. » Il lui tapota la main. La sienne ressemblait à celle d’un squelette. « C’était il y a bien longtemps. Mais je suis resté ici, en essayant de m’occuper de la maison… au cas où César serait revenu ici pour chasser… au cas où… au cas où… » Une immense tristesse se lut sur son visage. « Il n’y a plus de César, n’est-ce pas ? Premier Consul ! Ave ! Ave Junius Scaevola ! » Sa voix se brisa. « Le consul Junius est mort, monsieur, lui dis-je. C’est Marcellus Turritus qui est Premier Consul maintenant. — Mort ? Scaevola ? Vraiment ? » Il haussa les épaules. « J’ai si peu de nouvelles du monde ici. Je ne suis que le gardien, vous savez. Je ne quitte jamais cet endroit. Je le garde en état, au cas où… au cas où… » Bien entendu, ce n’était pas le gardien. Friya ne l’avait jamais cru : elle avait tout de suite vu la ressemblance du vieil homme ridé avec le magnifique portrait de César Maxentius qui trônait sur le mur derrière lui. Il fallait faire abstraction de son âge – l’empereur ne devait pas avoir plus de trente ans lorsque le portrait avait été peint – et aussi que l’empereur du tableau portait le resplendissant costume officiel avec toutes ses médailles alors que le vieillard que nous avions devant nous était vêtu de haillons. Mais il y avait toujours ce menton volontaire, ce même nez aquilin, ce même regard glacial et intimidant. C’était un visage royal, aucun doute là-dessus. Je n’y avais pas fait attention moi-même : les filles semblent avoir de meilleures aptitudes pour ce genre de chose. Ce vieil homme décharné était le frère cadet de l’empereur Maxentius, Quintus Fabius César, dernier survivant de la vieille famille impériale, et donc le véritable empereur. Il s’était caché ici depuis la chute de l’Empire à la fin de la seconde guerre de Réunification. Cela, il s’était bien gardé de nous l’avouer avant notre troisième ou quatrième visite. Il n’avait jusqu’alors cessé d’affirmer qu’il n’était qu’un pauvre vieillard qui s’était retrouvé coincé ici lorsque l’ancien régime avait été renversé et qui essayait tout simplement de faire son travail, malgré les difficultés liées à l’âge, au cas où la famille impériale retrouve un jour le trône et revienne dans ce pavillon de chasse. Puis il commença à nous faire de petits cadeaux, qui finirent par nous révéler sa véritable identité. Il donna à Friya un délicat collier fait de longues perles bleutées. « Il vient d’Égypte, dit-il. Il a mille ans. Tu as bien étudié l’Égypte à l’école, non ? Tu sais que c’était un grand empire bien avant Rome ? » Et de ses mains tremblantes, il lui passa le collier autour du cou. Ce même jour, il m’offrit un sac en cuir dans lequel je trouvai quatre ou cinq pointes de flèches taillées dans une pierre rose soigneusement aiguisée sur les bords. Je les observai, subjugué. « Elles viennent de Nova Roma, expliqua-t-il. Là où vivent les hommes à la peau rouge. L’empereur Maxentius adorait Nova Roma, surtout l’ouest lointain, là où vivent les bisons. Il allait y chasser presque tous les ans. Tu vois ces trophées ? » En effet, des têtes de bêtes empaillées ornaient les murs de cette pièce sombre aux relents de moisi, d’énormes têtes de bisons avec leur épaisse crinière de laine noire nous fixaient d’un air menaçant du haut de la galerie. Nous lui procurions de quoi manger, des saucisses et du pain noir que nous rapportions de la maison, des fruits frais et de la bière. Il n’aimait pas tellement la bière et demanda si nous pouvions lui rapporter du vin. « Je suis romain, vous savez », nous rappela-t-il. Lui apporter du vin n’était pas une tâche facile car nous n’en buvions pas chez nous et un garçon de douze ans pouvait difficilement aller acheter du vin chez le négociant du village sans que les mauvaises langues se mettent à parler. J’ai fini par aller en voler au temple quand j’aidais ma grand-mère. C’était un vin doux et sirupeux qu’on utilisait comme offrande, et je ne sais pas s’il le trouvait bon. Mais il était reconnaissant. Apparemment, un vieux couple vivant de l’autre côté du bois s’était occupé de lui pendant quelques années, lui apportant de quoi boire et manger mais, depuis quelques semaines, il n’avait plus eu de nouvelles et avait dû se débrouiller tout seul, sans grand succès, ce qui expliquait pourquoi il était aussi maigre. Il craignait qu’ils ne soient tombés malades ou morts, mais lorsque je lui demandai où ils habitaient, afin d’aller voir s’ils allaient bien, il parut mal à l’aise et refusa de me le dire. Ce qui me fit cogiter. Si j’avais connu alors sa véritable identité et su que le vieux couple était en fait des loyalistes de l’Empire, j’aurais compris. Mais je n’avais toujours pas découvert le pot aux roses. C’est dans l’après-midi, sur le chemin du retour, que Friya me lâcha le morceau. « Tu crois que c’est le frère de l’empereur, Tyr ? Où même l’empereur lui-même ? — Quoi ? — Il est forcément l’un ou l’autre. C’est le même visage. — Je ne vois pas de quoi tu parles, petite sœur. — Le grand portrait sur le mur, andouille. Celui de l’empereur. Tu n’as pas remarqué qu’ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau ? » Je l’ai prise alors pour une folle. Mais lorsque nous y sommes retournés, la semaine suivante, j’ai inspecté le portrait de plus près, puis le vieil homme, de nouveau le portrait, et je me suis dit qu’effectivement elle avait peut-être raison. Ce qui trancha la question, ce furent les pièces de monnaie qu’il nous donna ce jour-là. « Je ne peux pas vous payer avec de la monnaie de la République pour tout ce que vous m’avez apporté, dit-il. Mais vous pouvez garder ceci. Vous ne pourrez pas les dépenser, mais elles ont une certaine valeur pour quelques personnes, d’après ce que j’ai entendu dire. En tant que reliques historiques. » On décelait une certaine amertume dans sa voix. Il sortit une vieille bourse en velours élimé dont il tira une demi-douzaine de pièces, certaines en cuivre, d’autres en argent. « Ce sont des pièces du temps de Maxentius », dit-il. Elles ressemblaient à celles que nous avions vues lorsque nous avions fouillé les placards à l’étage lors de notre première visite, elles représentaient le même visage que celui du tableau, celui d’un jeune homme vigoureux portant la barbe. « Et celles-ci sont des pièces plus anciennes, de l’époque de Laureolus, qui était César lorsque j’étais enfant. — Vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau ! » ai-je balbutié. Et c’était vrai. Il n’était pas aussi décharné, et sa barbe et ses cheveux étaient mieux taillés ; mais, à part cela, le visage du vieux personnage royal aurait parfaitement pu être celui de notre ami le gardien. Mon regard passait de lui aux pièces dans ma main, puis à lui. Il se mit à trembler. Je me suis alors tourné vers le portrait accroché au mur derrière nous. « Non, dit-il d’une voix faible. Non, non, vous vous trompez… je ne lui ressemble absolument pas, pas la moindre ressemblance… » Ses épaules tremblèrent et il se mit à pleurer. Friya lui apporta du vin, ce qui le calma un peu. Il me reprit les pièces de la main, les regarda en secouant tristement la tête sans rien dire, puis me les redonna. « Je peux vous confier un secret ? » demanda-t-il. Et c’est là qu’il nous raconta toute son histoire. La vérité. Celle qu’il avait cachée au plus profond de lui-même durant toutes ces années. Il nous parla de son enfance dorée, presque soixante ans plus tôt, en ces temps bénis entre les deux guerres de Réunification : une vie magique, voyageant inlassablement d’un palais à un autre, de Rome à Venia, de Venia à Constantinopolis, de Constantinopolis à Nishapur. Il était le plus jeune et le plus gâté des princes royaux ; son père était mort jeune, une noyade au cours d’un stupide exploit en mer, et à la mort de son grand-père, le trône devait revenir à son frère Maxentius. Lui, Quintus Fabius, devait occuper un poste de gouverneur en province lorsqu’il serait plus grand, en Syrie peut-être ou en Perse, mais à cette époque il n’avait rien d’autre à faire que de profiter pleinement de cette existence dorée. Puis ce fut la mort du vieil empereur Laureolus et Maxentius lui succéda ; c’est alors que débuta l’horreur, les quatre années de la seconde guerre de Réunification, lorsque des colonels sombres et violents, méprisant le vieil Empire fatigué, décidèrent de le réduire en miettes, de restaurer la République et de chasser les Césars du pouvoir. Nous connaissions évidemment l’histoire ; mais elle était pour nous une fable sur le triomphe de la vertu et de l’honneur sur la corruption et la tyrannie. Mais pour Quintus Fabius, qui avait les larmes aux yeux en la racontant de son point de vue, la chute de l’Empire avait été non seulement une tragédie personnelle poignante mais aussi un véritable désastre pour le monde entier. Bien qu’étant de bon petits républicains, nous avions le cœur serré par son histoire, les scènes d’agonie de sa famille ; le jeune empereur Maxentius pris au piège dans son propre palais, abattu devant les bains impériaux avec sa femme et ses enfants. Camillus, le deuxième frère, jadis prince de Constantinopolis, poursuivi à l’aube dans les rues de Rome avant d’être massacré par des révolutionnaires sur les marches du temple de Castor et Pollux. Le prince Flavius, le troisième frère, qui s’était échappé de la ville déguisé en paysan, caché dans un chariot sous une masse de grappes de raisin, puis avait constitué un gouvernement exilé à Neapolis avant d’être rattrapé et exécuté moins d’une semaine après s’être déclaré empereur. La succession revenait donc au prince Augustus, seize ans à l’époque, qui se trouvait alors à l’université à Parisi. Le bien nommé, devrait-on dire, car le premier empereur était aussi un Augustus, et celui-ci, deux mille ans plus tard, allait être le dernier après un règne de trois jours avant que les hommes de la Seconde République le retrouvent et le fassent passer au peloton d’exécution. Des princes royaux, il ne restait plus que Quintus Fabius. Mais dans la confusion générale, il frit oublié. Il n’était qu’un tout jeune garçon, et bien que techniquement le trône dût désormais lui revenir, il ne lui était jamais venu à l’esprit de le réclamer. Des partisans loyalistes l’aidèrent à s’échapper de Rome en le déguisant en paysan alors que la ville était en flammes, et il prit la route vers ce qui allait être une vie en exil. « Je trouvais toujours des endroits où m’installer, nous raconta-t-il. Dans des villes reculées que la République n’avait pas encore converties, dans des provinces perdues dont vous n’avez sans doute jamais entendu parler. La République lança des recherches, mais sans zèle particulier, puis le bruit commença à courir que j’étais mort. Le squelette de quelque garçon fut trouvé dans les ruines du palais à Rome et on déclara qu’il s’agissait du mien. Après cela, j’ai pu circuler plus ou moins librement, bien que toujours aussi pauvre et toujours aussi discret. — Quand êtes-vous arrivé ici ? demandai-je. — Il y a presque vingt ans de cela. Des amis m’avaient parlé de ce pavillon de chasse demeuré plus ou moins intact depuis la Révolution et dont personne ne s’approchait jamais, je pouvais donc y vivre en toute tranquillité. Ce que j’ai fait. Et que je continuerai à faire pour les années qu’il me reste à vivre. » Il tendit la main pour se saisir du vin, mais ses mains tremblaient tellement que Friya s’en chargea. Il le but d’un trait. « Ah, mes enfants, mes enfants, quel monde nous avons perdu ! Quelle folie de détruire l’Empire ! Que de grandeurs il y avait alors ! — Notre père dit que les choses n’ont jamais été aussi bien pour les gens modestes que sous la République », dit Friya. Je lui donnai un coup de pied dans la cheville. Elle me lança un regard fâché. Quintus Fabius reprit, tristement : « Sans vouloir offenser ton père, je pense qu’il ne voit pas plus loin que son village. Nous étions formés à apprécier le monde en un clin d’œil. L’Imperium, cet empire englobant le monde tout entier. Crois-tu que les dieux aient envisagé de le confier à n’importe qui ? Que le premier venu pouvait prendre le pouvoir et se déclarer Premier Consul ? Ah non, non, les Césars étaient judicieusement choisis pour maintenir la Pax Romana, la paix universelle qui régnait sur la planète depuis si longtemps. Sous notre autorité, il ne devait y avoir que la paix, une paix éternelle et inébranlable, une fois l’Empire arrivé à sa forme définitive. Mais aujourd’hui que les Césars ont disparu, combien de temps crois-tu que cette paix va durer ? Si un seul homme peut prendre le pouvoir, n’importe qui peut le faire. On verra un jour cinq Premiers Consuls à la fois, vous verrez. Ou même cinquante. Et chaque province voudra devenir un Empire à elle seule. Vous verrez, mes enfants. Vous verrez. » Je n’avais jamais entendu de propos aussi subversifs. Ni un raisonnement aussi erroné. La Pax Romana ? Quelle Pax Romana ? On ne pouvait pas vraiment dire que la chose ait vraiment existé. Du moins jamais très longtemps. Le vieux Quintus Fabius aurait voulu nous faire croire que l’Empire avait assuré une paix éternelle et inébranlable dans le monde entier au cours de ces vingt derniers siècles. Mais que dire alors de la guerre civile, lorsque la moitié grecque de l’Empire livra une guerre de cinquante ans contre la moitié latine ? Ou des deux guerres d’unification ? Et n’y avait-il pas eu constamment une succession de rébellions mineures à travers l’Empire, une par siècle pratiquement, en Perse, en Inde, en Britannie, en Afrique éthiopienne ? Non, pensais-je, ce qu’il nous raconte ne peut être vrai. La longue vie de l’Empire avait été une période d’oppression brutale perpétuelle, les esprits des individus étouffés par le joug de la force militaire. La véritable Pax Romana n’existait que depuis notre ère moderne, sous la Seconde République. C’est ce que mon père nous avait appris. Et ce dont j’étais convaincu. Mais Quintus Fabius était un vieil homme, plongé dans les rêves de sa merveilleuse jeunesse disparue. Loin de moi l’idée de le contrarier sur de tels sujets. Je me contentais de sourire et de hocher la tête, tout en lui versant du vin lorsque son verre était vide. Friya et moi restions là, heures après heures, envoûtés en l’écoutant nous raconter les impressions d’un prince royal au cours des derniers jours de l’Empire, avant que la véritable grandeur ne disparaisse à tout jamais de ce monde. Il avait encore d’autres cadeaux pour nous avant que nous le quittions. « Mon frère était un grand collectionneur, dit-il. Ses maisons abondaient en trésors divers. Tout cela a disparu, tout sauf ce que vous avez devant les yeux, et dont personne ne se souvient. Lorsque je ne serai plus de ce monde, qui sait ce qu’il en adviendra ? Mais j’aimerais que vous gardiez ceci. Pour vous remercier d’avoir été si gentils avec moi. Pour que vous vous souveniez de moi. Et pour que vous vous souveniez de ce qui a existé jadis et qui est aujourd’hui perdu à tout jamais. » Friya reçut une bague en bronze, rayée et faussée, avec une tête de serpent sur le dessus ; il lui dit qu’elle avait appartenu à l’empereur Claudius aux débuts de l’Empire. Pour moi, une dague, pas celle au manche incrusté de pierres précieuses que j’avais vue à l’étage, mais une belle pièce tout de même, avec une étrange lame incurvée ; elle provenait du royaume sauvage d’une île de l’Oceanus Pacificus. Et pour nous deux, une jolie petite figurine en albâtre représentant Pan jouant de sa flûte, taillée par quelque grand artisan de l’Antiquité. La figurine était le cadeau d’anniversaire idéal pour ma grand-mère. Nous la lui avons d’ailleurs offerte le lendemain. Nous pensions que cela lui ferait plaisir, puisqu’elle aimait bien les anciens dieux romains ; mais à notre grand étonnement et à notre grande déception, elle parut surprise et vexée. Elle l’a fixée d’un air furieux, comme si nous lui avions offert un crapaud venimeux. « Où est-ce que vous avez trouvé cela ? Où ça, hein ? » Je me suis tourné vers Friya pour lui faire comprendre de ne pas trop en dire. Mais comme d’habitude, elle fût plus rapide que moi. « On l’a trouvée, grand-mère, en creusant. — En creusant ? — Dans la forêt, ajoutai-je. Nous allons nous y promener tous les samedis, tu sais ? Il y avait ce grand monticule de terre – en y plantant nos bâtons nous avons vu quelque chose briller… » Elle la fit rouler plusieurs fois dans ses mains. Je ne l’avais jamais vue aussi contrariée. « Jurez-moi que c’est bien comme ça que vous l’avez trouvée ! Allez, devant l’autel de Junon ! Je veux que vous me le juriez devant la déesse. Et ensuite, je veux que vous me montriez ce monticule. » Friya tourna vers moi un regard paniqué. Je répondis d’une voix hésitante : « Je ne sais pas si on pourra le retrouver, grand-mère. Je te l’ai dit, on se promenait… on n’a pas vraiment fait attention où on était… » Le rouge me montait au visage et je commençais à balbutier. Il n’est pas facile de mentir à sa grand-mère de manière convaincante. Elle me tendit la figurine en me présentant sa base. « Tu vois ces marques ici ? Ce sceau-là ? C’est le sceau impérial, Tyr. La marque de César. Cette figurine a appartenu à l’empereur. Tu t’imagines vraiment que je vais croire qu’un trésor impérial traîne dans la forêt sous un monticule de terre ? Allons, vous deux ! Allez jurer devant l’autel ! — On voulait seulement te faire un beau cadeau d’anniversaire, grand-mère, dit Friya d’une petite voix. On ne savait pas que c’était mal. — Je le sais bien, mon enfant. Alors maintenant, raconte-moi : d’où vient cette chose ? — De la maison hantée dans les bois », dit-elle. J’acquiesçai en hochant la tête. Que pouvais-je faire d’autre ? Elle allait nous faire jurer devant l’autel. Techniquement parlant, Friya et moi étions des traîtres de la République. Nous en avions eu conscience au moment même où nous avons découvert l’identité réelle du vieil homme. Les Césars furent proscrits après la chute de l’Empire ; tous ceux ayant le moindre lien de parenté avec l’empereur étaient condamnés à mort afin que personne ne pût venir prétendre au trône à l’avenir. Un petit groupe de membres mineurs de la famille royale avaient effectivement réussi à s’échapper, disait-on ; mais leur venir en aide était un grave délit. Et il ne s’agissait pas ici d’un cousin éloigné, ni d’un arrière-petit-neveu, mais du propre frère de l’empereur. Il était d’ailleurs l’empereur légitime aux yeux de ceux pour qui l’Empire ne s’était jamais éteint. Et il était de notre responsabilité de le dénoncer aux questeurs. Mais il était si vieux, si faible, si inoffensif. Nous ne voyions pas en quoi il représentait la moindre menace pour la République. Même s’il considérait la Révolution comme un événement funeste et que seul un César choisi par les dieux pouvait assurer au monde une paix durable. Nous n’étions que des enfants. Nous ignorions les risques encourus et les périls auxquels nous exposions notre famille. Les jours suivants l’ambiance fut tendue à la maison : il y eut des messes basses entre notre mère et notre grand-mère, puis un soir, cette discussion animée entre elles et notre père après nous avoir fait monter dans notre chambre, il y eut des mots durs et même des cris. S’ensuivit un long silence, puis d’autres conversations mystérieuses. Et les choses redevinrent progressivement normales. Ma grand-mère n’a jamais mis la figurine de Pan parmi sa collection de petits bibelots anciens, et elle n’y fit plus jamais allusion. La cause de tout ce tumulte, d’après ce que nous comprenions, était ce fameux sceau de l’empereur. Mais nous ne voyions pas en quoi cela posait un problème. J’avais toujours cm que ma grand-mère était secrètement loyaliste. Beaucoup de gens de son âge Tétaient ; et après tout elle était une traditionaliste, prêtresse du culte de Junon Teutonica, n’appréciant guère la résurgence récente d’anciens cultes de dieux germaniques – des dieux « païens », disait-elle – au point de se disputer avec mon père devant son insistance à vouloir nous donner les noms que nous portons. Elle aurait donc dû se féliciter de posséder quelque chose ayant appartenu aux Césars. Mais comme je l’ai déjà dit, nous n’étions que des enfants. Nous avions oublié que la République se montrait sans pitié pour tous ceux qui continuaient de soutenir les Césars. Et que, malgré les convictions politiques personnelles de ma grand-mère, notre père était le seul chef incontesté à la maison, et c’était un Républicain convaincu. « Je crois savoir que vous avez fouiné près de la vieille maison dans les bois, me dit mon père, une semaine plus tard. Je ne veux plus que vous vous en approchiez. Tu m’as bien entendu ? Je ne veux plus que vous vous en approchiez. » Et il devait en être ainsi, puisqu’il s’agissait de toute évidence d’un ordre. Nous n’avons donc pas désobéi à notre père. Mais quelques jours plus tard, j’entendis des garçons plus âgés du village parler de faire une descente sur la maison hantée. Marcus Aurelius Schwarzchild avait de toute évidence parlé du fantôme et de son fusil en or à d’autres que moi, et ils voulaient s’emparer de l’arme. « On est cinq contre un, entendis-je quelqu’un dire. On devrait avoir le dessus, fantôme ou pas. — Et si c’était un fusil fantôme ? dit un autre. Un fusil fantôme ne nous servirait pas à grand-chose. — Ça n’existe pas, un fusil fantôme, dit le premier. Les fusils n’ont pas de fantômes. Et on ne devrait pas avoir de mal à l’enlever des mains d’un fantôme. » Je répétai ce que j’avais entendu à Friya. « Qu’est-ce qu’on doit faire ? demandai-je. — Il faut le prévenir. Ils vont lui faire du mal, Tyr. — Mais Père a dit… — Quand même. Il faut que le vieil homme aille se cacher. Sinon, nous aurons son sang sur les mains. » Il ne servait à rien de discuter avec elle. Soit je l’accompagnais jusqu’au pavillon de chasse, soit elle y allait toute seule. Ce qui ne me laissait guère de choix. J’ai prié Woden pour que mon père ne l’apprenne pas, ou du moins qu’il me pardonne s’il venait à le faire ; nous sommes donc partis dans les bois, en passant devant la source d’Agrippa, les statues du petit garçon, l’arbre de Baldur, jusqu’au petit sentier désormais familier au-delà de l’arbre aux feuilles brillantes. « Il y a un problème, dit Friya tandis que nous approchions du pavillon. Je le sens. » Friya avait toujours eu ce genre d’étranges pressentiments. J’ai lu la peur dans ses yeux et elle me la communiqua aussitôt. Nous avons avancé prudemment. Il n’y avait aucun signe de Quintus Fabius. En arrivant à la porte, nous avons constaté qu’elle était légèrement entrouverte et hors de ses gonds, comme si on l’avait forcée. Friya me prit par le bras en se tournant vers moi. Je pris une profonde inspiration. « Attends-moi ici », dis-je, avant d’entrer. Le spectacle était effarant. On avait mis la maison à sac – meubles brisés, placards renversés, sculptures en miettes. Quelqu’un avait lacéré les tableaux. La collection d’armes et d’armures avait disparu. J’allais de pièce en pièce, à la recherche de Quintus Fabius. Mais il était introuvable. Il y avait toutefois des traces de sang sur le sol du hall principal, encore frais et poisseux. Friya attendait devant l’entrée, tremblante, retenant ses larmes. « Nous arrivons trop tard », dis-je. Bien entendu, ce n’était pas les garçons du village qui avaient fait cela. Ils n’auraient jamais pu se livrer à un travail aussi poussé. Je compris alors – comme Friya certainement, bien que nous fûmes trop écœurés pour en parler entre nous – que grand-mère avait dû dire à notre père que nous avions trouvé un trésor impérial dans la vieille maison, et que lui, en bon citoyen qu’il était, l’avait répété aux questeurs. Ils avaient mené leur enquête, trouvé Quintus Fabius, reconnu en lui un César, comme l’avait fait Friya. Ainsi mon désir de rapporter un cadeau à ma grand-mère avait scellé le destin du vieil homme. Je suppose qu’il n’aurait guère vécu longtemps, faible comme il était ; mais la culpabilité de ce que j’avais causé malgré moi ne m’a jamais quitté. Quelques années plus tard, alors que la forêt avait pratiquement disparu, la vieille maison brûla accidentellement. J’étais un jeune homme alors et faisais partie de l’équipe de pompiers qui a éteint le feu. Pendant un bref répit, j’ai posé la question au capitaine des pompiers, un questeur à la retraite nommé Lucentius : « C’était un pavillon de chasse impérial à une époque, non ? — Il y a bien longtemps, oui. » Je l’ai observé de près sous les lumières vacillantes de l’incendie. C’était un homme âgé, de la génération de mon père. J’ai continué prudemment. « Quand j’étais gosse, on racontait qu’un des derniers frères de l’empereur y avait trouvé refuge. Et que les questeurs avaient fini par le retrouver et le tuer. » Il parut pris au dépourvu. Comme surpris et un peu gêné. « Vous avez entendu parler de ça ? — Je me demandais s’il y avait du vrai là dedans. Que c’était un César, je veux dire. » Lucentius détourna le regard. « Ce n’était qu’un clochard, c’est tout, dit-il d’une voix étouffée. Un vieux menteur. Il a sans doute raconté des histoires à dormir debout à de pauvres gosses crédules, mais ce n’était qu’un clochard, un vieux clochard sale et menteur. » Il me lança un regard curieux. Puis il s’éclipsa pour aller hurler après un de ses hommes qui enroulait son tuyau à l’envers. Un vieux clochard sale, oui. Menteur, je ne crois pas. Il est toujours resté vivant dans mes pensées jusqu’à aujourd’hui, pauvre vieille relique de l’Empire. Et aujourd’hui que je suis moi-même un vieillard, peut-être du même âge que lui à cette époque, je comprends mieux le sens de ses paroles. Pas lorsqu’il disait que seul un empereur pouvait maintenir la paix, car les Césars n’étaient après tout que des hommes, guère différents des consuls qui les ont remplacés. Mais lorsqu’il soutenait que l’ère de l’Empire avait été une ère de paix, il n’avait peut-être pas tout à fait tort, même si la guerre était un concept qui n’était pas tout à fait inconnu sous l’Empire. Car je comprends aujourd’hui que la guerre peut parfois être une forme de paix : les guerres civiles et les guerres de Réunification furent les combats d’un Empire divisé essayant de rassembler ses morceaux pour retrouver la paix. Ces sujets étaient complexes. La Seconde République n’est pas aussi vertueuse que mon père semblait le croire, ni l’ancien Empire apparemment aussi corrompu. La seule chose qui semble incontestable, c’est que l’hégémonie mondiale de Rome au cours de ces deux mille ans, d’abord sous l’Empire puis sous la République, malgré quelques agitations, nous a évité des troubles plus graves encore. Et si Rome n’avait jamais existé ? Si chaque région avait été libre de faire la guerre à ses voisins dans l’espoir de devenir un empire semblable à celui des Romains ? Imaginez une telle folie ! Mais les dieux nous ont donné les Romains, et les Romains nous ont apporté la paix : une paix certes imparfaite, mais la meilleure peut-être que pouvait espérer un monde imparfait. Du moins est-ce mon avis. Quoi qu’il en soit, les Césars sont morts, ainsi que tous ceux dont j’ai mentionné le nom au cours de mon récit, même ma petite sœur Friya. Quant à moi, je ne suis qu’un vieil homme de la Seconde République, ressassant le passé en essayant de trouver un sens à tout cela. Je possède toujours l’étrange dague que Quintus Fabius m’avait offerte, à l’aspect barbare avec son étrange lame incurvée rapportée de quelque île de l’Oceanus Pacificus. Je la sors de temps en temps pour l’admirer. Elle brille, reflétant un peu de la splendeur de l’Antiquité sous la lumière de la lampe. Ma vue est trop faible pour discerner le minuscule sceau royal que l’on a gravé sur sa base lorsque le capitaine marchand, de retour des îles des mers du Sud, l’offrit au César de l’époque, quatre ou cinq cents ans plus tôt. Pas plus que je n’arrive à lire les petites lettres, SPQR, gravées sur la lame. À ma connaissance, elles ont tout aussi bien pu avoir été gravées par l’autochtone aux cheveux crépus qui avait façonné cette arme étrange : car lui aussi était un citoyen de l’Empire romain. Comme nous le sommes tous d’une manière ou d’une autre, même aujourd’hui sous la Seconde République. Comme nous le sommes tous. 2723 A. U. C. : Vers la Terre promise Ils vinrent me chercher à midi, à l’heure d’Apollon, où seul un fou oserait s’aventurer dans le désert. J’étais en plein travail et guère disposé à me faire kidnapper. Mais j’avais autant de chances de leur faire entendre raison que d’inverser le cours du Nil. Ce n’était pas des hommes que l’on pouvait raisonner. Une lueur métallique se lisait dans leur regard et leurs mâchoires étaient serrées dans cette expression constipée que les fanatiques affectionnent. En plastronnant dans mon minuscule bureau encombré, bousculant les piles de livres et feuilletant le manuscrit de mon récit quasi achevé de la chute de l’Empire romain, ils ressemblaient à deux immenses forces irrésistibles, aussi lointaines et terrifiantes que des dieux de l’ancienne Egypte. Je me sentais complètement impuissant face à eux. Le plus grand et le plus âgé se faisait appeler Eléazar. Mais pour moi, il était Horus, à cause de son grand nez de faucon. Il ressemblait à un Égyptien et portait la tunique en lin blanc des Égyptiens. L’autre, plus trapu et très musclé, avec une tête de babouin digne de Thot, disait s’appeler Leonardo Di Filippo, qui est évidemment un nom romain ; il y avait d’ailleurs en lui un côté huileux très romain. Mais je savais qu’il n’était pas plus romain que moi. Ni l’autre égyptien. Ils parlaient tous deux hébreu, avec une fluidité qu’un étranger ne pouvait avoir. C’était deux Israélites, des hommes de ma propre tribu obscure. Di Filippo avait dû naître d’un père qui n’était pas de notre foi, ou peut-être aimait-il tout simplement prétendre faire partie des maîtres du monde et non d’un peuple oublié de Dieu. Je ne le saurai jamais. Le regard d’Eléazar passa de moi à la photo de la quatrième de couverture de mon livre sur les guerres de Réunification, puis de nouveau à moi, comme pour s’assurer que j’étais bien Nathan Ben Simeon. La photo datait de quinze ans. Ma barbe était noire à l’époque. Il tapa le livre du doigt avant de le pointer vers moi avec une expression d’interrogation. J’acquiesçai de la tête. « Bien », dit-il. Il me demanda de faire mes bagages en vitesse, comme si nous allions passer le week-end à Alexandrie. « Moshé nous a envoyés vous chercher, dit-il. Moshé veut vous voir. Moshé a besoin de vous. Il a un travail important à vous confier. — Moshé ? — Le Guide », dit Eléazar. Le ton était celui réservé habituellement aux pharaons, voire au Premier Consul. « Vous ignorez tout de lui pour le moment, mais cela changera. Toute l’Égypte le connaîtra bientôt. Le monde entier le connaîtra. — Et qu’est-ce que votre Moshé veut de moi ? — Vous allez rédiger le récit de l’exode, déclara Di Filippo. — L’histoire ancienne n’est pas vraiment ma spécialité. — Il ne s’agit pas d’histoire ancienne. — L’exode a eu lieu il y a trois mille ans, que voulez-vous ajouter après tant d’années, sinon que c’est bien dommage que la chose ait échoué ? » Une lueur d’incompréhension passa brièvement dans le regard de Di Filippo. « Nous ne parlons pas de celui-là. L’exode, c’est aujourd’hui. Il va bientôt avoir lieu, le nouvel exode, le vrai. L’autre était une erreur, un faux départ. — Et votre Moshé veut tout reprendre de zéro ? Pour quoi faire ? Le premier fiasco ne lui suffit pas ? Avons-nous vraiment besoin d’un second ? Où pourrions-nous bien aller qui soit mieux que l’Égypte ? — Vous verrez. La dimension de ce que Moshé est en train d’accomplir dépassera celle du buisson ardent. — Cela suffit, dit Eléazar. Il est temps de partir. Prenez vos affaires, docteur Ben Simeon. » Ils étaient donc bien déterminés à m’enlever. J’éprouvai un mélange de peur et d’incrédulité. Tout cela était-il vraiment en train de m’arriver ? Pouvais-je leur résister ? Je n’avais pas l’intention de me laisser faire. Je jugeai bon en cet instant de faire preuve de fermeté. Celle du lettré du haut de son autorité. Ils n’oseraient sûrement pas utiliser la force. Quels qu’ils soient, c’était des Hébreux après tout. Ils sauraient respecter le lettré que je suis. Bourru, sec, paternel, le professeur, l’homme de savoir. Je secouai la tête. « Je crains que ce ne soit pas possible. » Eléazar fit un geste de la main. Di Filippo s’approcha de moi de manière menaçante et son corps impressionnant sembla se gonfler de manière effrayante. « Suivez-nous, dit-il, d’une voix calme. Une voiture nous attend dehors. Nous avons quatre heures de route et Moshé veut que vous soyez là-bas avant le coucher du soleil. » Mon sentiment d’impuissance m’envahit de nouveau. « Je vous en prie. J’ai encore beaucoup de travail à faire et… — Au diable votre travail, professeur. Préparez vos valises ou on vous embarque tel quel. » La rue était tranquille, sans un bruit, avec ce sentiment de vide à la mi-journée qui donne à Menfe un aspect de ville abandonnée lorsque le soleil est à son zénith. Je marchais encadré des deux molosses, un prisonnier essayant de rester calme. En me retournant vers les vieilles façades grises du quartier hébreu où j’avais vécu toute ma vie, je me suis demandé si je les reverrais un jour, ce qu’il adviendrait de mes livres, qui conserverait mes travaux. J’étais comme dans un rêve. Un vent sec et poussiéreux soufflait de l’ouest, conférant au ciel une couleur rougeâtre créant l’impression que le delta tout entier s’était embrasé ; la chaleur de la mi-journée aurait suffi à faire rôtir un cochon. L’air était chargé d’odeurs d’huile de cuisson, de parfums d’orange, de puanteur d’excréments de chameaux et de fumée. Ils avaient garé leur voiture à l’autre bout de la place Amenhotep juste derrière la statue du pharaon, espérant sans doute avoir un peu d’ombre, mais à cette heure de la journée, il ne fallait pas y compter et la voiture était un véritable four. Di Filippo était le chauffeur, Eléazar était à l’arrière avec moi. Je demeurai prostré, respirant à peine, comme pour créer autour de moi une sphère invisible d’invulnérabilité par mon immobilisme. Mais lorsque Eléazar me proposa une cigarette, je la lui arrachai de la main avec une telle férocité qu’il me lança un regard surpris. Nous avons contourné l’hippodrome et la grande basilique où siègent les juges de la République pour rejoindre le faible flux de la circulation qui s’enfonçait dans la Voie sacrée. Notre route allait donc nous emmener à l’est, hors de la ville, au-delà du fleuve, à l’intérieur du désert. Je ne posai aucune question. J’avais peur, j’étais engourdi, furieux et, d’une certaine manière, curieux. Je restai donc sagement assis, en priant que ces hommes et leur chef en finissent rapidement avec moi et me laissent retourner chez moi et au travail qui m’attendait. « Quelle ville puante ! murmura Eléazar. Ah, cette ville de Menfe, comme je la déteste ! » À vrai dire, je l’avais toujours trouvée plutôt magnifique : une façon de mesurer mon intégration, je suppose, bien qu’au fond je me sente plus israélite qu’égyptien. Même un Hébreu est forcé de reconnaître que Menfe est l’une des plus belles villes au monde. Tout le monde s’accorde à dire, et je partage cette opinion, que Menfe est la plus belle ville à l’est de Rome, bien que je ne me sois jamais aventuré au-delà des provinces égyptiennes. Les splendides temples anciens de la Voie sacrée défilaient de chaque côté de la route, le temple d’Isis, le temple de Sarapis, le temple de Jupiter Ammon et les autres, cinquante, cent, sur ce grand boulevard où les sphinx et les taureaux longent la route : le temple de Dagon, celui de Mithra, de Cybèle, de Baal, de Mardouk, de Zoroastre, un temple pour chaque dieu et déesse que l’homme avait imaginé, sauf bien sûr, l’unique et véritable Dieu que nous autres Hébreux préférons vénérer derrière les murs de notre propre quartier. Les dieux de la terre entière se sont échoués ici comme les limons du Nil. Bien sûr, de nos jours, personne ne les prend vraiment au sérieux, même leurs supposés fidèles. Ce serait une folie que d’affirmer que nous vivons une ère religieuse. Le temple de Mithra reçoit bien quelques fidèles, ainsi que, bien entendu, celui de Jupiter Ammon. Les gens y vont pour parler affaires, pour rencontrer leurs amis, peut-être parfois pour demander des faveurs au ciel. Les autres temples ont plus fonction de musées. Personne ne les visite, à part quelques touristes romains ou nippons. Mais toujours est-il qu’ils sont là, certains vieux de plusieurs milliers d’années. Rien n’est jamais abandonné dans la terre de Misr. « Regardez-les, dit Eléazar, d’un ton méprisant, tandis que nous passions devant l’immense Sarapion à moitié en ruine. Je ne les supporte plus. Quelle bêtise ! Quel gâchis ! Et tout cela bâti avec la sueur de nos ancêtres. » On était bien loin de la vérité. Peut-être, à l’époque du premier Moshé, avons-nous effectivement été exploités pour bâtir les grandes pyramides du Pharaon, comme il est dit dans les Écrits. Mais nous n’avons jamais été suffisamment nombreux pour représenter une main-d’œuvre importante. Même de nos jours, après quatre mille ans de présence sur les bords du Nil, nous ne sommes qu’une vingtaine de milliers. Perdus dans une mer de dix millions d’Égyptiens, eux-mêmes perdus dans un océan de Romains et de ceux qui les imitent, nous ne sommes donc qu’une minorité au sein d’une minorité, une curiosité ethnographique, une goutte d’eau dans l’océan de l’humanité, une secte étrange et insignifiante, sauf pour nous-mêmes. Le quartier des temples commençait à s’éloigner de nous et nous sommes passés sur l’étroite arche étincelante du pont Augustus César pour entrer dans la banlieue grouillante de Hikuptah sur la rive orientale du fleuve, avec ses bazars d’or et de cuir, ses myriades de cafés, ses enchevêtrements de ruelles médiévales. Puis Hikuptah se transforma en une zone sauvage de figuiers et de champs de joncs, avant de déboucher sur une zone intermédiaire d’oliviers et de dattiers ; puis, brusquement, nous nous sommes retrouvés dans cette zone où la terre change du tout au tout et où plus rien ne pousse. Dès lors, la terrible aridité et la solitude de cet endroit me prirent à la gorge telle une main de fer. C’était une terre effrayante, vide et morne, un endroit de mort peuplé de terribles fantômes. Le soleil cinglait les peaux comme un fouet. J’ai cru que nous allions cuire sur place ; et lorsque le moteur de la voiture se mit à tousser, j’ai vu au regard sombre d’Eléazar que nos chances de survie seraient bien minces si la voiture rendait l’âme. Di Filippo roulait le dos courbé, concentré, sans lâcher un mot, accroché au volant avec une raideur trahissant son inquiétude. Eléazar aussi était silencieux. Aucun d’eux n’avait beaucoup parlé depuis notre départ de Menfe, moi non plus d’ailleurs, mais maintenant, au cœur de cette terre rude et aride, ils demeuraient totalement silencieux. Nous sommes donc restés ainsi tous les trois figés dans le silence, comme si cette voiture était devenue notre tombe. Nous avons continué ainsi péniblement, lentement, craignant la panne de moteur et assaillis par un vent de sable venant de l’ouest qui sifflait autour de nous. Dans la chaleur accablante, respirer demandait un effort douloureux. Mes habits me collaient à la peau. La route était en assez bon état sur une bonne partie, large, droite et bien pavée, puis elle se rétrécit jusqu’à devenir un ruban blanc constellé de nids-de-poule et de monticules de sable. On savait pourtant entretenir nos routes à l’époque de la Rome impériale. Mais c’était il y a bien longtemps. Nous sommes aujourd’hui à l’ère des consuls, les choses vont à vau-l’eau dans l’arrière-pays et tout le monde s’en moque. « Vous savez dans quelle direction nous allons, docteur ? » demanda Eléazar, brisant enfin le silence tendu une heure après que nous nous fumes enfoncés dans ce morne et triste désert. Ma gorge était aussi sèche que des lanières de cuir laissées au soleil mille années durant et j’avais du mal à cracher mes mots. « Je crois que nous nous dirigeons vers l’est, dis-je enfin. — Vers l’est, en effet. Nous sommes en train de suivre le même chemin que celui que le premier Moshé a emprunté jadis pour libérer notre peuple de l’esclavage. Vers les lacs Amers et la mer Rouge, là où les armées du Pharaon ont rattrapé notre peuple et où dix mille innocents ont péri noyés. » Il y avait dans sa voix une fureur cassante, comme s’il parlait d’un événement ayant eu lieu quelques jours plus tôt, ou s’il l’avait appris non dans le livre d’Aaron mais dans le journal du matin. Il me fusilla du regard, comme si j’avais une quelconque complicité dans la longue captivité de notre peuple par les Égyptiens, et quelque responsabilité dans l’échec cuisant de la tentative d’évasion de l’époque. J’eus un mouvement de recul avant de me détourner de son regard. « Cela vous fait quelque chose, docteur Ben Simeon ? Qu’ils nous aient suivis et précipités à la mer ? Que la moitié de notre nation, voire plus, ait péri en cette seule journée marquée par la peur et la panique ? Que de jeunes mères et leurs bébés aient été écrasés sous les roues des chars du Pharaon ? — C’était il y a si longtemps… » dis-je, d’une voix faible. À peine avais-je prononcé ces paroles que je me rendis compte de ma bêtise. Je n’avais jamais eu l’intention de minimiser la débâcle de l’exode. Je voulais simplement dire que l’impact de ce désastre avait fini par s’amoindrir après des milliers d’années de cicatrisation. Bien qu’écrasés, découragés et tragiquement décimés, nous avions réussi tant bien que mal à survivre, à continuer, les survivants de la catastrophe avaient refait leur vie sur les bords du Nil, d’abord sous le règne des Pharaons, puis des Grecs qui les avaient conquis, puis des Romains après leur conquête des Grecs. N’avions-nous pas réussi à survivre ici, au cours de la longue décadence indolente de l’Imperium, de la Pax Romana, même après la chute de l’Empire et le règne de cette absurde et pathétique Seconde République ? Mais pour Eléazar, j’aurais pu aussi bien cracher sur les tables de la Loi. « C’était il y a si longtemps, répéta-t-il, d’un air férocement moqueur. Devrions-nous oublier pour autant ? Devrions-nous aussi oublier les Patriarches ? Devrions-nous aussi oublier le Pacte ? L’Égypte serait-elle donc la terre que Dieu nous a destinée ? Avons-nous été choisis par Lui pour nous hisser au-dessus des autres peuples de la terre, ou sommes-nous éternellement voués à être les esclaves du Pharaon ? — Je voulais simplement dire que… » Mais mon avis ne l’intéressait pas. Ses yeux brillaient, le sang lui était monté au visage, une veine palpitait sur son front de manière inquiétante. « Nous étions destinés à la grandeur. Le Seigneur a donné sa bénédiction à Abraham en lui disant qu’il multiplierait ses graines comme les étoiles dans le ciel, comme le sable sur le rivage. Et que les graines d’Abraham lui ouvriraient les portes de ses ennemis. Et qu’à travers ses graines, toutes les nations du monde seraient bénies. Avez-vous déjà entendu ces paroles, docteur Ben Simeon ? Pensez-vous qu’elles aient une quelconque signification ou ne sont-elles que les fanfaronnades de quelques remuants petits chefs de tribus ? Non, je vous l’ai dit, nous sommes voués à la grandeur, voués à secouer le monde, et il nous a fallu trop longtemps pour nous remettre de la catastrophe de la mer Rouge. Une heure, deux heures de plus, et le cours de l’histoire aurait été bien différent. Nous aurions traversé la mer jusqu’au Sinaï et les terres fertiles au-delà, nous y aurions bâti notre royaume ainsi que l’annonçait le Pacte ; nous aurions forcé le monde à écouter la voix grondante de notre Dieu ; et aujourd’hui, le monde entier nous regarderait avec la même déférence que celle affichée envers les Romains depuis vingt siècles. Mais il n’est pas encore trop tard, même aujourd’hui. Un nouveau Moshé se trouve sur cette terre, et il réussira là où le premier a échoué. Et nous quitterons enfin l’Egypte, docteur Ben Simeon, nous aurons ce qui nous est dû. Enfin. » Il s’enfonça dans la banquette, en sueur, tremblant, livide, visiblement épuisé par sa propre éloquence. Je n’essayai même pas de répondre quoi que ce soit. On ne peut gagner face à une telle conviction ; de toute façon qu’avais-je à gagner en contrariant sa vision d’Israël triomphant ? Qu’il garde sa foi, qu’il garde son Moshé, qu’il garde ses rêves de triomphe. J’en avais, quant à moi, une vision très différente, moins romantique, plus cynique. Certes, j’arrivais à m’imaginer les fils d’Israël s’évadant de l’emprise du Pharaon à cette époque et poursuivant leur route jusqu’aux terres fertiles de Palestine. Mais après ? Un Empire mondial ? Qu’est-ce qui dans notre histoire, notre caractère, notre tempérament national, allait dans ce sens ? Prêcher la parole de Jéhovah aux Gentils ? D’accord, mais écouteraient-ils, comprendraient-ils ? Non. Non. Nous serions toujours restés un peuple à part, une petite tribu entêtée, accrochée à son concept de Dieu unique quand tous les autres éprouvaient le besoin de croire en plusieurs dieux. Nous aurions peut-être conquis la Palestine, et même la Syrie, peut-être nous serions-nous étendus au-delà de la Grande Mer ; mais il aurait quand même fallu compter avec les Assyriens, les Babyloniens, les Perses, les Grecs d’Alexandre et les Romains surtout, les flegmatiques, lourds et invincibles Romains, dont le destin était de s’implanter dans les moindres recoins de la planète pour en faire des provinces romaines avec leurs routes romaines, leurs ponts romains et leurs bordels romains. Au lieu de vivre en Égypte, sous le Pharaon moderne – simple marionnette du Premier Consul, l’homme qui a remplacé l’empereur de Rome –, nous habiterions en Palestine, sous l’autorité de quelque petit procurateur, proconsul ou préfet, et parlerions une sorte de latin ou de grec à nos maîtres au lieu de parler égyptien, mais pour le reste, tout serait identique. Mais je me suis bien gardé de faire part de cela à Eléazar. Lui et moi étions très différents. Son âme et son esprit visionnaire étaient supérieurs aux miens. Sa force aussi, et son tempérament moins patient. J’aurais pu contrer ses théories sur l’histoire et il m’aurait frappé de rage en retour, qui de nous deux alors aurait démontré la plus grande sagesse ? Le soleil disparut derrière nous et le vent tourna, nous balançant de temps à autre des paquets de sable, sur le pare-brise cette fois-ci. J’apercevais les masses sombres des montagnes devant nous au sud, de l’autre côté du détroit séparant l’Égypte des étendues sauvages du Sinaï. Nous étions en fin d’après-midi, presque en début de soirée. Brusquement, un village surgit devant nous, sorti de nulle part. Il s’agissait en fait plus d’un campement que d’un véritable village. Je repérai plusieurs huttes métalliques bancales et quelques bâtiments encore plus sommaires, le tout maintenu en place par des treillages de joncs. Des lampes à pétrole brûlaient çà et là. Trois ou quatre carcasses de camions et quelques voitures à l’abandon étaient dispersées un peu partout. Un puits avait été creusé au milieu de l’ensemble et un réseau aérien complexe de tuyaux s’étendait dans toutes les directions. Derrière la partie centrale se trouvait un bâtiment beaucoup plus grand que les autres, un immense abri de métal, sorte d’auvent, protégé par des camions garés devant. Je venais d’arriver au quartier général de quelque organisation secrète, pourtant, aucun effort n’avait été fait pour essayer de camoufler ou de défendre le site. L’installer dans cet endroit perdu était déjà en soi une défense : aucun être humain sensé ne viendrait s’aventurer dans un pareil endroit sans une raison valable. Les patrouilles de la police pharaonique ne sortaient pas du périmètre des villes et les officiers civiques de la République n’avaient certainement aucune raison de venir fourrer leur nez dans un endroit aussi désolé et hostile. Nous vivons une ère décadente, mais qui a l’avantage d’être placide et confiante. Eléazar, s’étant éjecté de la voiture, me fit signe de le suivre, ce que je fis en clopinant. Après des heures passées dans le confinement étroit de la voiture, j’étais quelque peu courbaturé. De plus, les relents d’essence m’avaient rendu légèrement nauséeux. Mes vêtements étaient devenus raides et âcres à cause de la sueur séchée. La brise du soir ne soufflait pas encore sur le désert et l’air chaud était oppressant. Sans les mille odeurs de la ville, cet air avait à mes narines une étrange qualité de vide. Au point d’en devenir presque inquiétant. Un peu comme l’air que l’on trouverait sur la Lune si la Lune avait une atmosphère. « Cet endroit s’appelle Beth Israël, dit Eléazar. C’est la capitale de notre nation. » Je me retrouvais non seulement parmi des fanatiques, mais au milieu de cinglés qui souffraient visiblement d’un complexe de supériorité. Ou bien l’un va-t-il automatiquement de pair avec l’autre ? Une femme habillée en homme vint à notre rencontre. Elle était jeune, très grande, large d’épaules, et une épaisse chevelure noire lui tombait sur les épaules et sur des yeux aussi clairs que ceux d’Eléazar. Elle avait le même nez aquilin que lui, mais d’une certaine façon cela la rendait plus distinguée. « Ma sœur Myriam, dit-il. Elle veillera à votre installation. Demain matin, je vous ferai faire le tour des lieux et vous expliquerai vos tâches. » Il prit congé en me laissant là avec sa sœur. Elle était formidable. Je voulus porter ma valise mais elle insista pour le faire, puis s’élança vers l’extrémité du périmètre à une telle allure que j’avais du mal à la suivre. Un cabanon m’attendait, un peu à l’écart du reste. On m’avait installé un lit de camp, un bureau avec une machine à écrire, une bassine pour la toilette et une unique lampe qui balançait au bout d’un fil. Il y avait aussi un placard pour ranger mes affaires. Myriam se chargea de déballer ma valise, rangea mon linge sur l’étagère et installa les quelques livres que j’avais apportés près de mon lit. Ensuite elle versa de l’eau dans la bassine et me demanda de me déshabiller. Je la fixai d’un air ébahi. « Vous ne pouvez pas garder ces vêtements, dit-elle. Pendant que vous ferez votre toilette, j’irai porter vos affaires à laver. » Elle aurait pu attendre dehors, mais non. Elle resta là, les bras croisés, d’un air impatient. J’ai haussé les épaules avant de lui tendre ma chemise, mais elle voulait aussi le reste. C’était une nouveauté pour moi, cette approche directe, cette absence totale de décence. J’ai connu peu de femmes dans ma vie, et aucune depuis la mort de ma femme ; comment pouvais-je me déshabiller devant une parfaite inconnue assez jeune pour être ma fille ? Mais elle insista. J’ai donc fini par tout lui donner – ma nudité ne semblait pas la déranger –, je profitai ensuite de son absence pour faire une toilette rapide et enfiler des vêtements propres avant qu’elle ne me revoie dans le plus simple appareil. Mais elle s’absenta assez longtemps. À son retour, elle portait un plateau avec mon dîner, un bol de porridge, du ragoût de mouton et une petite carafe de vin rouge clair. Puis je me suis retrouvé seul. La nuit était tombée, la nuit du désert, terriblement sombre, les étoiles formant de véritables phares dans l’obscurité. Après avoir dîné, je suis sorti de mon cabanon, pour rester planté là dans le noir. Tout cela me paraissait à peine croyable, que je puisse être enlevé de la sorte et me retrouver en ce lieu inconnu au lieu d’être à l’abri dans mon petit appartement du quartier hébreu de Menfe. Ici, pourtant, tout était paisible. Des lumières brillaient au loin. J’entendais des éclats de rire, le son agréable d’une cithare, une voix riche et profonde chantant une vieille chanson hébraïque. Même dans ma captivité je commençais à ressentir en moi un étrange sentiment de tranquillité. J’avais conscience de me trouver en présence d’une véritable communauté, bien que vouée à une cause qui échappait à ma compréhension. Si j’avais été téméraire, je serais allé à leur rencontre ; mais j’étais un étranger et j’avais peur. Je demeurai dans l’obscurité un long moment, à écouter, l’esprit vagabond. Puis, la nuit se faisant fraîche, je rentrai. Je restai éveillé jusqu’au petit matin, du moins est-ce l’impression que j’ai eue, pris dans cette clarté glaciale qui empêche tout sommeil ; pourtant j’avais dû dormir un court instant, car des bribes de rêves flottaient encore dans mon esprit le lendemain matin, des images de cavaliers et de chars, d’hommes armés de lances, d’un grand Moshé barbu furieux brandissant les tables de la Loi. Une petite fille timide m’apporta mon petit déjeuner. Plus tard, ce fut au tour d’Eléazar de me rendre visite. Dans la confusion de la veille, je ne m’étais pas rendu compte à quel point sa présence était intimidante : il m’avait semblé grand, mais aujourd’hui, je le voyais comme un véritable géant, avec une tête de plus que moi et pesant bien une soixantaine de minas de plus. Il avait le teint rubicond et de longues boucles noires lui tombaient sur les épaules. Il avait délaissé sa tunique égyptienne ce matin-là, optant pour une tenue romaine, une chemise échancrée et une paire de pantalons kaki. « Vous savez, dit-il. Nous sommes convaincus que vous êtes l’homme de la situation pour le travail que nous vous avons prévu. Moshé et moi avons souvent discuté de vos livres. Nous sommes tous deux d’accord que vous êtes le plus à même de cerner la logique de l’histoire, l’inévitabilité des processus qui découlent de la nature des êtres humains. » Je ne savais quoi répondre. « Je me rends compte à quel point vous devez être contrarié d’avoir été ainsi enlevé. Mais vous nous êtes essentiel ; et nous savions que vous ne seriez jamais venu ici de votre plein gré. — Essentiel ? — Les grands mouvements nécessitent de grands chroniqueurs. — Quant à la nature de ces mouvements… — Venez », dit-il. Il me présenta le village. Mais ce fut une visite guère édifiante. Il agissait de manière mécanique et distante, comme s’il suivait un plan minutieusement préparé à l’avance et chaque fois que je lui posais une question, il demeurait évasif. Le grand bâtiment en tôles ondulées au milieu du camp était l’usine où l’on préparait l’exode, m’expliqua-t-il. Mais mes demandes de précisions restèrent sans réponse. Il me montra la demeure de Moshé, un cagibi sommaire comme tous les autres. Quant à Moshé, aucune trace de lui. « Vous le rencontrerez plus tard », dit-il. Il m’indiqua un autre édifice en tôles comme étant la synagogue, un autre la bibliothèque, un troisième abritant le générateur électrique. Lorsque je lui ai demandé de visiter la bibliothèque, il se contenta de hausser les épaules sans s’arrêter de marcher. À l’autre extrémité se trouvait un deuxième groupe de bâtisses grossières au bas de la colline que je n’avais pas remarquées la veille. « Nous sommes cinq cents », dit Eléazar. Plus que je n’avais imaginé. « Tous des Hébreux ? — À votre avis ? » J’étais surpris de constater que tant d’entre nous étaient venus s’installer ici sans que j’en entende parler. Certes, je menais une vie recluse d’écrivain, mais tout de même, cinq cents Israélites représentent une personne sur quarante au sein de notre communauté. C’était là un mouvement de population important pour nous. Il n’y en avait donc aucun parmi mes connaissances, pas même un ami d’ami ? Apparemment non. Enfin, la plupart des colons de Beth Israël devaient sans doute venir d’Alexandrie, qui entretient peu de relations avec la communauté de Menfe. En tout cas, je n’en reconnaissais aucun tandis que je me promenais au milieu du village. De temps à autre, Eléazar faisait allusion à l’exode qui s’annonçait imminent, mais il ne lâchait aucune information ; comme si l’exode en question était un jouet qu’il aimait cacher dans ses mains et dont je n’étais autorisé à voir que de brefs reflets. Il était inutile de l’interroger. Il continuait imperturbablement la visite, présence constante sur mes épaules, ne disant que ce qu’il avait envie de me dire. L’importance cachée de ce mystérieux projet suscitait en moi curiosité et irritation. S’ils voulaient quitter l’Égypte, pourquoi ne pas partir tout simplement ? Les frontières n’étaient pas gardées. Nous avons cessé d’être les esclaves des pharaons depuis deux mille ans. Eléazar et ses amis pouvaient parfaitement s’établir en Palestine, en Syrie ou en n’importe quel autre endroit, même en Gaule, en Hispanie, ou encore à Nova Roma, de l’autre côté de l’Océan, où ils auraient pu essayer de convertir les Peaux-Rouges à Israël. La République se moquait bien de savoir où une poignée d’Hébreux avaient l’intention de s’établir. Alors, pourquoi toute cette mise en scène, ce mystère, ces airs de conspiration secrète ? Ces gens-là étaient-ils en train d’accomplir quelque chose d’extraordinaire ? Où étaient-ils tout simplement une belle bande de déséquilibrés ? Dans l’après-midi, Miriam m’apporta mes vêtements, lavés et repassés, et proposa de me présenter à quelques-uns de ses amis. Nous sommes descendus au village, tout y était calme. Chacun était occupé à ses tâches, m’expliqua Miriam. Mais il y avait quelques jeunes gens devant l’entrée d’un des bâtiments : voici Déborah, dit-elle, Ruth, Reuben, Isaac, Joseph et Saùl. Il m’accueillirent avec un respect confinant presque à la vénération, mais retournèrent presque aussitôt à leurs conversations comme si je n’étais pas là. Joseph, un garçon brun et mince, traitait Miriam avec une aisance presque intime, finissant ses phrases, lui touchant le bras à une ou deux reprises pour appuyer ce qu’il disait. Je trouvais cela profondément déroutant. Était-ce son mari ? Son amant ? En quoi cela me concernait-il ? Ils étaient tous les deux assez jeunes pour être mes enfants. Grand Dieu, en quoi cela me concernait-il ? Brusquement et avec une facilité étonnante, mon attitude envers mes ravisseurs commença à changer. Certes, j’avais eu une première approche pour le moins difficile – la suffisance d’Eléazar, la franchise bourrue de Di Filippo, la manière brutale avec laquelle j’avais été enlevé et transporté jusqu’ici – mais après avoir rencontré les autres, je commençai à les trouver charmants, gracieux, courtois, agréables. Bien que prisonnier, je finissais par éprouver pour eux une certaine sympathie. Au cours des deux premiers jours, je n’appris rien d’autre hormis le fait qu’ils étaient tous très occupés, déterminés, que la plupart d’entre eux étaient jeunes et visiblement intelligents, et qu’ils travaillaient en redoublant d’efforts sur quelque projet grandiose qui, selon eux, allait faire trembler le monde. Ils étaient aussi passionnés que devaient l’être les Hébreux qui avaient participé à ce premier et malheureux exode : méprisant la société stérile et étrangère dans laquelle ils étaient prisonniers, luttant pour leur liberté afin d’atteindre la lumière et faire naître un monde nouveau. Mais comment ? Par quels moyens ? J’étais sûr qu’ils finiraient par me le dire en temps et en heure, quand bon leur semblerait ; et je savais que nous n’en étions pas encore là. Ils étaient en train de m’observer, de me tester, pour s’assurer que j’étais bien digne de recevoir le secret qu’ils avaient à me confier. Quel que fut ce projet, cette immense surprise qu’ils avaient prévu de faire à la République, j’espérais pour eux qu’elle soit d’importance et je leur souhaitais de réussir. Je suis peut-être vieux et timide, mais je ne suis pas un conservateur : le changement est primordial pour évoluer, et l’Empire, dans lequel j’inclus la République qui l’avait ostensiblement remplacé, est l’ennemi de tout changement. Pendant vingt siècles, Rome avait étouffe l’humanité dans sa poigne bienveillante. La civilisation qu’elle avait engendrée était vide, les vies que vivaient la plupart d’entre nous n’étaient que des parcours absurdes sans valeur ni but précis. Mais dans son acceptation perspicace des dieux et des coutumes des peuples conquis, l’Empire avait transformé le tout en une masse informe. Les temples grandioses et inutiles de la Voie sacrée, où tous les dieux étaient aussi égaux qu’insignifiants, en étaient le symbole le plus flagrant. En vénérant tout et n’importe quoi, les dirigeants de l’Empire avaient transformé le sacré en instrument du pouvoir. Puis leur cynisme avait fini par l’emporter sur tout : le rapport entre l’homme et le divin fut détruit, jusqu’à ce que nous n’ayons plus rien à vénérer à part le statu quot la sainte stabilité du gouvernement mondial. Cela faisait plusieurs années que je me disais qu’une révolution radicale s’imposait, au cours de laquelle toutes les relations figées, gelées et leur cortège de préjugés et d’opinions aussi anciens que vénérables, seraient balayés – un événement au cours duquel tout ce qui est solide se fondrait dans l’air, tout ce qui est sacré serait profané, et où l’homme serait enfin obligé de se confronter la tête froide aux réelles conditions de sa vie. Était-ce cela que ce nouvel exode devait apporter ? Je l’espérais profondément. Car l’Empire était moribond, mais il ne le savait pas. Il pesait sur les épaules de l’humanité telle une bête morte, étouffant sous son propre poids : une bête tellement grande que certaines parties de son corps ignoraient sa mort. Le troisième jour, Di Filippo vint frapper à ma porte. « Notre Guide est prêt à vous recevoir. » L’intérieur du logement de Moshé ne différait guère du mien : un simple lit de camp, une unique ampoule nue, une bassine, une armoire. Mais il avait des étagères remplies de livres. Moshé lui-même était plus petit que ce à quoi je m’attendais, un homme trapu qui n’en dégageait pas moins une aura immense, une force quasi invincible. Nul besoin que l’on m’apprenne qu’il s’agissait du frère aîné d’Eléazar. Il avait la même crinière noire en boucles, un regard féroce et un véritable bec de prédateur en guise de nez ; mais parce qu’il était plus petit qu’Eléazar son pouvoir semblait condensé, il semblait sur le point d’entrer en éruption. Il affichait cependant une certaine contenance, une parfaite maîtrise de soi, en somme un personnage austère et effrayant. Il m’accueillit néanmoins chaleureusement et s’excusa de la brutalité de ma capture. Puis il me montra une série d’exemplaires usés de mes livres sur une de ses étagères. « Vous avez cerné la République mieux que quiconque, docteur Ben Simeon, dit-il. À quel point elle est faible et corrompue malgré sa façade d’amour universel et de fraternité. À quel point son influence s’est révélée nuisible. À quel point son pouvoir est faible. Aujourd’hui, le monde attend quelque chose de complètement neuf : mais quoi ? N’est-ce pas la question, docteur Ben Simeon ? Mais quoi ? » C’était là un discours calculé, parfaitement préparé, qu’il avait sans aucun doute mis au point dans l’intention de m’impressionner pour me rallier à sa cause, quelle qu’elle fut. Et, effectivement, il m’impressionnait par sa passion et sa conviction. Il parla un bon moment, faisant le tour des sujets et des arguments qui m’étaient devenus depuis longtemps familiers. Il considérait l’Imperium romain, tout comme moi, comme une entité moribonde, sans espoir de rémission, mais qui poursuivait malgré tout sa course insensée. Appelez cela un Empire, appelez-le une République, cet état général persistait et ce concept était devenu obsolète dans notre ère moderne. Les résurgences de nationalismes locaux que l’on croyait disparus depuis des milliers d’années ne pouvaient être ignorées. La tolérance romaine pour les coutumes, les religions, les langues, les dirigeants de ses provinces avait jadis été une politique avisée au fil des siècles, mais elle charriait les graines de la destruction de l’Imperium. Il y avait trop de pays à travers le monde qui ne maîtrisaient que très approximativement les deux langues officielles, le latin et le grec, et où toutes les transactions commerciales se faisaient dans un pot-pourri d’autres langues. Même au cœur de l’ancienne terre natale impériale, le latin s’était dilué en une multitude de dialectes régionaux qui étaient autant de langues différentes – le gallien, l’hispanique, le lusitanien et les autres. Même les Romains de Rome ne parlaient plus le véritable latin, précisa Moshé, mais plutôt un ersatz simplifié, plus mélodieux et plus lent appelé le romain, qui était peut-être parfait pour les airs d’opéra mais négligeait la précision nécessaire pour gouverner. Quant à la diversité des religions que les Romains, dans leur laxisme, avaient encouragée, elle n’avait contribué en aucun cas à la perpétuation des croyances mais plutôt à leur érosion. Il n’y avait que très peu d’individus, à part quelques peuples primitifs et quelques minorités ethniques telles que la nôtre, pour croire en quelque chose de nos jours. Au lieu de cela, presque tous faisaient semblant de vénérer la version moderne du panthéon romain et autres dieux à la mode, mais une société qui tolère tous les dieux ne peut avoir de foi réelle en aucun d’eux. Et une société sans foi est une société sans gouvernail ni cap à suivre. Moshé voyait en ces éléments, tout comme moi, non pas des signes de vitalité et de diversité, mais les signes avant-coureurs du commencement de la fm. Cette fois-ci, il n’y aurait pas de réunification. Après la chute de l’Empire, des forces réactionnaires avaient réussi à bâtir une République sur ses ruines, mais cette ruse ne pouvait fonctionner qu’une seule fois. Une nouvelle période incendiaire telle que l’histoire n’en avait jamais connue se profilait à l’horizon alors que les parties dispersées du vieil Imperium recommençaient à se faire la guerre. « Et votre fameux exode ? dis-je enfin, osant l’interrompre dans son discours. De quoi s’agit-il, quel rapport avec ce dont nous venons de parler ? — La fin est proche, dit Moshé. Mais nous ne devons pas nous laisser emporter par le chaos qui suivra la chute de la République, car nous sommes les instruments du grand dessein de Dieu et notre survie est essentielle. Venez, je vais vous montrer quelque chose. » Il nous fit sortir. Aussitôt une vieille voiture, n’inspirant guère confiance, arriva à notre hauteur, le grand garçon élancé appelé Joseph était au volant. Moshé me fit signe de prendre place et nous avons emprunté une piste qui longeait le village avant de s’enfoncer dans la partie du désert au-delà de la colline séparant la colonie en deux. Nous avons roulé environ line dizaine de minutes vers le nord à travers une série de dunes rocailleuses, puis longé une autre colline escarpée jusqu’à son extrémité qui se transformait en une vaste plaine. Là, je fus ébahi par le spectacle d’une immense structure en forme de tube métallique argenté reposant sur une demi-douzaine de pieds fragiles telles des pattes d’araignée sur une hauteur d’environ trente cubits, le tout au milieu d’un enchevêtrement de machines, de câbles et d’ouvriers en pleine activité. J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait de quelque idole, un Moloch, un Baal, et j’eus, l’espace d’un instant, la vision du peuple de Beth Israël s’enduisant le corps de graisse de porc avant de se livrer, nu, à des danses rythmées au son des percussions. Mais c’était une bêtise de ma part. « Qu’est-ce que c’est ? demandai-je. Une sculpture ? » Moshé prit un air de dégoût. « Vous êtes sérieux ? C’est un vaisseau, une arche divine. » Je le fixai d’un air ébahi. « Il s’agit du prototype de notre vaisseau spatial, dit Moshé, avec une intensité saisissante. « Les cieux seront notre destination, grâce à des vaisseaux comme celui-ci – près de Dieu, de Sa lumière – c’est là que nous nous établirons, dans le nouvel Éden qui nous attend sur une autre planète, jusqu’au jour de notre retour sur Terre. — Le nouvel Éden… une autre planète… » Ma voix se fit de plus en plus faible sous l’effet de l’incrédulité. Un vaisseau pour naviguer entre les étoiles, comme les vaisseaux aériens romains le faisaient pour se rendre d’un continent à un autre ? Une telle chose était-elle possible ? Les Romains eux-mêmes, ces admirable ingénieurs, n’avaient-ils pas envisagé le voyage stellaire des années plus tôt pour arriver à la conclusion qu’il n’y avait aucun moyen pratique d’y parvenir et rien à y gagner si la chose était possible ? L’espace était un endroit hostile et inatteignable : tout le monde le savait. Je secouai la tête. « Quelle autre planète ? Où ? » Il ignora royalement ma question. « Nos meilleurs cerveaux travaillent depuis cinq ans sur le projet que vous avez devant les yeux. Nous en sommes aujourd’hui à la période des essais. D’abord de courts voyages – un aller-retour sur la Lune –, ensuite nous irons plus loin, dans les étoiles, vers le nouveau monde que le Seigneur a promis de me révéler, afin que les pionniers puissent y établir les premières colonies. Après… ce sera un vaisseau après l’autre, de magnifiques arches étincelantes, jusqu’à ce que chaque Israélite d’Égypte ait fait la traversée jusqu’à la Terre promise… » Ses yeux pétillaient. « Notre exode, enfin ! Qu’en pensez-vous, docteur Ben Siméon ? Qu’en pensez-vous ? » Je pensais qu’il s’agissait là d’une folie des plus dangereuses, et que Moshé était un désaxé qui allait mener son peuple – et le mien finalement – vers une catastrophe sans précédent. C’était un rêve, un fantasme enfiévré. J’aurais préféré l’entendre dire qu’ils avaient l’intention de vénérer cette chose à grands renforts d’encens et de cymbales plutôt que de la faire voler à travers le vide galactique. Mais Moshé s’enflammait avec une telle ferveur que le lui dire était impensable. Il me prit par le bras et me dirigea, ou plutôt me tira avec lui, au bas de la colline où les travaux avaient lieu. De près, le vaisseau paraissait énorme et si fragile à la fois. Moshé frappa la paroi des réservoirs, produisant un son creux. D’épais câbles gris traînaient un peu partout ainsi que d’autres machines dont l’utilité m’échappait. Des jeunes gens aux regards enfiévrés couraient dans toutes les directions en transportant des pièces d’équipement et en hurlant des instructions comme pour rivaliser à qui serait le plus zélé. Moshé monta sur une échelle en me faisant signe de le suivre. Il nous fit entrer dans une sorte de cabine située à la pointe du vaisseau ; dans cet espace restreint mais néanmoins suffisamment aéré se trouvaient des écrans, des panneaux de contrôle, des câbles et d’autres appareils auxquels je ne comprenais rien. Sous la cabine, un escalier en spirale menait à une cabine où pourrait dormir l’équipage, au-dessous se trouvaient les fusées qui devaient propulser l’arche de l’exode vers les étoiles. « Et ça fonctionnera ? arrivai-je à dire. — Il n’y a aucun doute là-dessus, dit Moshé. Nos meilleurs cerveaux ont conçu ce que vous voyez là. » Il me présenta à certains d’entre eux. Le plus vieux devait avoir dans les vingt-cinq ans. Curieusement, aucun ne possédait le regard fanatique de Moshé ; ils paraissaient tous très posés, calmes, affichant un détachement tout professionnel et une confiance sereine. Deux ou trois d’entre eux expliquèrent tout à tour le fonctionnement du vaisseau, son mode de propulsion, son système de guidage et la méthode employée pour échapper à l’attraction terrestre. Ma tête commençait à bourdonner. Mais j’étais tout de même convaincu par leur force de persuasion. Ils parlaient de « combustion », « d’accélération », de « neutralisation », « d’attraction terrestre ». Puis de « masse », de « poussée » et de « vitesse de pointe ». Je comprenais à peine un dixième de ce qu’ils me racontaient, pas même un centième ; mais j’arrivais à m’imaginer un géant se libérant de ses attaches avant de quitter fièrement la Terre pour se lancer vers des mondes inconnus. Pourquoi pas ? Pourquoi pas ? Selon eux, il ne fallait après tout qu’une quantité adéquate de carburant et une explosion savamment calculée. En exerçant une poussée suffisamment forte sur la Terre, il était possible de subir une poussée proportionnelle dans la direction opposée. Oui. Pourquoi pas ? En quelques minutes, je finis par être convaincu que ce vaisseau insensé était capable de quitter le sol dans une magnifique explosion et de se propulser vers les ténèbres de l’espace infini. Lorsque Moshé me fit sortir du vaisseau, une heure plus tard, je n’avais plus le moindre doute là-dessus. Joseph me ramena seul à la colonie. La dernière fois que je vis Moshé, il était devant la porte d’entrée de son vaisseau, observant d’un œil impatient le ciel brûlant de midi. Ma tâche, que j’avais déjà cernée, mais Eléazar me la précisa au cours de cette folle journée, consistait à faire la chronique de tout ce qui avait été accompli jusqu’à présent dans cet avant-poste d’Israël et de tout ce qui allait l’être au cours des journées apocalyptiques qui devaient suivre. Je protestai en arguant qu’ils auraient mieux fait de prendre un journaliste possédant si possible quelques solides connaissances scientifiques ; mais ils ne voulaient pas de journaliste, dit Eléazar. Ils cherchaient quelqu’un qui soit familier avec les grands courants historiques. J’ai fini par comprendre que ce qu’ils attendaient de moi n’était pas tant un travail de journaliste ni même d’historien, mais une œuvre possédant la profondeur et la puissance des Écritures. Ils attendaient de moi que j’écrive le Livre de l’exode, en d’autres termes, le Livre du Second Moshé. Ils mirent à ma disposition un petit bureau dans la bibliothèque et me donnèrent libre accès à leurs archives. On me montra les premiers traités visionnaires de Moshé, ses lettres à des amis proches, ses croquis et manifestes où il insistait sur la nécessité d’un nouvel exode, beaucoup plus ambitieux que le premier. Je pus constater la manière dont il avait rassemblé autour de lui son petit cortège de chercheurs révolutionnaires – dans le plus grand secret et avec une certaine anxiété, car il était tout à fait conscient de l’aspect profondément subversif de son projet qui risquait d’attirer sur lui les foudres de la République. J’ai lu des correspondances enflammées d’Eléazar dans lesquelles il contestait les projets fantastiques de son frère aîné, avant de le voir progressivement, lettre après lettre, se convertir à la cause, jusqu’à devenir plus zélé encore que Moshé lui-même. J’ai étudié des documents scientifiques jusqu’à en avoir mal aux yeux, non seulement ceux de Moshé et de ses associés, mais aussi certains documents romains qui remontaient à plus d’un siècle, et même celui d’un Teuton qui mettait en avant l’intérêt historique d’une conquête de l’espace et de sa faisabilité. J’en appris un peu plus sur la théorie appliquée pour la construction du vaisseau et sur son fonctionnement. J’avais avec moi Miriam pour me guider dans mes recherches. Nous travaillions côte à côte dans une petite pièce. Sa fraîcheur, sa beauté, les reflets sombres de ses yeux, me donnaient des frissons. Je dus souvent résister à l’envie de lui toucher le bras, l’épaule, la joue. Mais j’étais trop timide. Je craignais qu’elle ne se moque de moi, qu’elle ne se fâche ou qu’elle ne me méprise, voire qu’elle ne développe une certaine aversion pour moi. C’était bien la peur d’un vieil homme craignant d’être rejeté qui inspirait une telle prudence. Mais je gardais aussi à l’esprit qu’elle était la sœur des deux prophètes passionnés et que le sang qui coulait dans ses veines devait être aussi bouillonnant que le leur. Je craignais, en réalité, de me brûler à son contact. Le jour choisi par Moshé pour le grand départ avait été fixé au vingt-trois Tishri, au cours de la joyeuse fête de Simchat Torah en l’an 5730 de notre calendrier, à savoir l’an 2723 du calendrier romain. C’était par une magnifique journée d’automne : temps sec, ciel sans nuages, un soleil ardent comme à l’habitude. Pendant trois jours les préparatifs se déroulèrent sans répit autour du site de lancement qui avait été fermé au public hormis au petit cercle de scientifiques ; mais aujourd’hui, à l’aube, le village tout entier se précipita en camion, en voiture et certains même à pied pour assister à l’événement. Les câbles et les structures métalliques avaient été retirés. Le vaisseau se dressait seul, quelque peu vulnérable, au milieu de l’étendue de sable, telle une aiguille étincelante, fine et fragile. La zone avait été délimitée par des cordons de sécurité ; nous devions observer de loin, afin que les puissantes flammes des propulseurs ne nous atteignent pas. Un équipage composé de trois hommes et deux femmes avait été sélectionné : Judith, une des scientifiques ayant contribué au montage du vaisseau, Leonardo Di Filippo, l’ami de Miriam, Joseph et une femme nommée Sarah, que je n’avais jamais rencontrée auparavant. Le cinquième était évidemment Moshé. C’était son char, son aventure, son rêve. Il devait impérativement être aux commandes lorsque l’Exodus prendrait son premier envol vers les étoiles. Ils émergèrent un par un du bâtiment qui servait de centre de contrôle pour le vol. Moshé sortit le dernier. Nous observions la scène dans le silence le plus complet, sans un murmure, osant à peine respirer. Les cinq membres portaient des tenues en satin blanc sur lesquelles la lumière du soleil venait se réfléchir et d’étranges casques en verre ressemblant à des masques de plongeur. Ils se dirigèrent vers le vaisseau, escaladèrent l’échelle, se retournèrent les uns après les autres pour nous saluer, et entrèrent. Moshé hésita un instant avant de monter à bord, comme pour prier ou peut-être souhaitait-il simplement savourer ce moment de plaisir. L’attente fut interminable, insupportable. Peut-être vingt minutes, peut-être une heure. Il y avait sûrement des dernières vérifications à faire, ou un quelconque problème de dernière minute les avait retardés. Nous demeurions en attente dans le silence le plus complet. Telles des statues. Quelques instants plus tard, j’aperçus les regards inquiets d’Eléazar et Miriam se croiser et ils échangèrent quelques murmures. Puis, Éléazar se dirigea d’un pas pressé vers le bâtiment. Cinq minutes passèrent, puis on le vit ressortir, sourire aux lèvres, faisant un signe de la tête avant de venir se replacer aux côtés de Miriam. Mais toujours rien ne se produisait. L’attente continua. Et brusquement ce fut un grondement de tonnerre, tels les rugissements d’une horde de taureaux, et une épaisse fumée noire surgit du bas de la fusée pour finir par envelopper la base, puis ce furent de magnifiques flammes rouges. L’Exodus s’éleva de quelques mètres. Il resta suspendu dans les airs comme par magie, puis s’éleva avec une rapidité surprenante vers la voûte bleutée du ciel. J’en restai bouche bée, lâchant un râle comme si j’avais reçu un coup au plexus et me mis à hurler. Des larmes de joie et d’excitation me coulèrent le long des joues. Autour de moi la foule criait, pleurait, agitait les mains, et la fusée, continua de s’élever en grondant, de plus en plus haut, jusqu’à ce qu’on ne puisse plus la distinguer dans la clarté du ciel. Nous étions tous à crier joyeusement lorsqu’un éclat de lumière intense, tel un deuxième soleil plus puissant que le nôtre, vint illuminer le ciel au-dessus de nous dans un souffle formidable, nous obligeant à mettre un genou à terre de peur et de douleur, en hurlant, la tête dans les mains. Lorsque j’eus enfin le courage de lever les yeux vers le ciel, le point de lumière vive avait disparu, laissant place à une effrayante trace de fumée noire traversant le ciel de part en part, pour mourir plus loin vers le nord. Je ne voyais plus la fusée. Je ne l’entendais plus. « Elle a disparu ! » hurla quelqu’un. « Moshé ! Moshé ! — Elle a explosé ! Je l’ai vue ! — Moshé ! — Judith… » fit une voix faible derrière mon dos. J’étais trop assommé pour crier. Autour de moi ce n’étaient que des cris d’horreur et de désespoir qui s’élevaient de plus en plus fort, un faible gémissement qui se terminait dans les hurlements aigus de centaines de gorges. Ce fut alors l’hystérie générale et la panique. Les gens se précipitaient sans but comme pris de folie. Certains se roulaient par terre, d’autres frappaient le sol des mains. « Moshé ! criaient-ils. Moshé ! Moshé ! Moshé ! » Je me tournai vers Eléazar. Il était livide, hagard. Je le vis pourtant reprendre son souffle, lever les bras et s’avancer pour attirer l’attention des autres. Aussitôt, tous les regards convergèrent vers lui. Il se dressa jusqu’à paraître plus grand de cinq cubits. « Où est passé le vaisseau ? cria une voix. Où est Moshé ? » Et Eléazar dit, d’une voix qui résonnait comme la trompette du Jugement dernier : « C’était le fils de Dieu, et Dieu l’a rappelé à lui. » Des hurlements. Des cris stridents. « Mort ! disaient les voix à l’unisson. Moshé est mort ! — Il vivra éternellement, gronda Eléazar. — Le fils de Dieu ! firent les voix. Le fils de Dieu ! » Je me rendis compte de la présence de Miriam à mes côtés, chaude, plaquée contre moi, son bras sous le mien, sa douce poitrine collée à moi, ses lèvres frôlant mon oreille. « Tu dois écrire le livre, murmura-t-elle, une terrible urgence dans la voix. « Son livre, il faut l’écrire. Pour que ce jour ne soit jamais oublié. Pour qu’il vive éternellement. — Oui, m’entendis-je répondre. Oui. » En cet instant de folie et de terreur, je me suis senti comme un arbre arraché et charrié au loin par le Nil en crue. La boule de feu de L’Exodus brûlait encore en moi comme un deuxième soleil et son intensité ne faiblirait jamais. Je sus dès lors que j’avais été englouti, conquis, que je resterais ici pour écrire et prêcher, forger au cœur de mon âme l’évangile du nouveau Moshé et transmettre sa parole au monde entier. De ces cinq victimes aujourd’hui viendrait une renaissance ; et nous apporterions aux peuples de la République le message qu’ils attendaient depuis si longtemps dans leur esprits vides et leur confusion et, en l’entendant, ils se libéreraient du joug de leurs maîtres ; et de la mort de l’Imperium naîtrait un nouvel ordre. Y avait-il d’autres mondes et pouvions-nous les atteindre ? Qui pouvait le dire ? Mais il y avait une nouvelle vérité à enseigner, celle du nouveau Moshé qui avait sacrifié sa vie pour que nous puissions atteindre les étoiles et nous n’allions pas laisser cette vérité disparaître. J’écrirai, et d’autres membres de mon peuple iraient propager la parole que j’aurais écrite pour les autres peuples, et ceux-là en seraient transformés. Je me trompe peut-être en disant que la République est condamnée. Ce qui est plus probable, en revanche, selon moi, c’est que ce monde était destiné à Rome ; il en est ainsi depuis des milliers d’années et, de toute évidence, il en sera toujours ainsi pour l’éternité. Parfait. Qu’ils le gardent. Nous ne chercherons pas à défier le destin éternel de Rome. Nous nous contenterons de nous libérer de son étreinte. Nous avons notre propre destinée. Un jour, qui pourrait dire quand, nous construirions un nouveau vaisseau, et un autre, et un autre encore, qui nous emmèneraient loin de ce monde de malheur. Dieu nous a envoyé Son Fils et l’a rappelé à Lui, mais un jour, nous nous libérerons de l’autorité rigide de la Rome éternelle et nous le suivrons sur des ailes de feu, loin de cette terre d’esclavage, vers les deux où il vit pour l’éternité. FIN