La griffe du demi-dieu Gene Wolfe Le Livre du Nouveau Soleil #02 Severian le bourreau, exclu de sa guilde pour avoir montré de la pitié à une prisonnière trop aimée, a pris le chemin de Thrax, la cité de l'exil. Armé de Terminus Est, son épée, et d'un bijou mystérieux dont il constate sans les comprendre les pouvoirs thaumaturgiques, Severian entre au service de Vodalus, le hors-la-loi, le nécrophage, dont les rites énigmatiques jettent un pont, peut-être illusoire, entre la vie et la mort. Gene Wolfe La griffe du demi-dieu Mais l’énergie continue de jaillir de vos épines, Et la musique de monter de vos profondeurs. Vos ombres s’allongent comme des roses sur mon cœur, Et vos nuits ont la force d’un vin puissant. 1. Le village de Saltus Pris dans l’unique rayon de lumière, je voyais flotter le visage de Morwenna, délicieusement encadré par une chevelure aussi noire que ma cape ; de son cou, du sang tombait goutte à goutte sur les dalles. Ses lèvres s’ouvrirent silencieusement. Au lieu de dents, je vis alors dans leur mitan (comme si j’avais été l’Incréé glissant un œil par une déchirure du tissu d’éternité pour contempler le Monde du Temps) la ferme, Stachys son mari, secoué de sanglots d’angoisse sur son lit, et le petit Chad, penché sur l’étang, qui baignait son visage enfiévré dans l’eau. Eusébie, l’accusatrice de Morwenna, hululait au-dehors comme une sorcière. Je m’efforçai d’atteindre les barreaux pour lui dire de se tenir tranquille, mais me retrouvai soudain perdu dans l’obscurité de la cellule. Lorsque la lumière revint enfin, la route verdoyante qui partait de la porte de Compassion s’étendait devant moi. Du sang coulait de la joue de Dorcas, et, en dépit des pleurs et des hurlements, je pouvais entendre tomber les gouttes sur le sol. La puissance de la structure de la muraille était telle qu’elle partageait le monde en deux, comme la ligne d’ombre entre les couvertures de deux livres sépare deux univers de pensée ; devant nous s’étendait maintenant une forêt aussi imposante que si elle remontait à la création de Teur, aux arbres élevés comme des falaises et d’un vert immaculé. Le chemin s’enfonçait entre eux ; il était planté d’un gazon vigoureux, sur lequel gisaient des corps d’hommes et de femmes. Une carriole en train de brûler troublait de sa fumée la pureté de l’air. Cinq cavaliers chevauchaient des destriers dont les écaillons étaient incrustés de lazulite. Les hommes portaient des casques et des capes bleu d’indanthrène, et brandissaient des lances dont la pointe était parcourue d’une flamme indigo. Leurs visages se ressemblaient plus que s’ils avaient été frères. Le déferlement des voyageurs se brisait sur le groupe armé comme le ressac sur une côte rocheuse ; une partie d’entre eux tournait à droite, l’autre à gauche. Dorcas fut arrachée de mon bras, et je tirai Terminus Est de son fourreau pour pourfendre ceux qui nous séparaient – lorsque je m’aperçus que j’allais frapper maître Malrubius, qui, Triskèle à ses côtés, se tenait tranquillement au milieu du tumulte. À le voir ainsi, je sus aussitôt que je rêvais, tandis que les visions que j’avais eues auparavant de lui, en revanche, m’apparurent comme la réalité. Je rejetai mes couvertures. Mes oreilles étaient pleines des tintements du carillon de la tour de la Cloche. Il était grand temps de se lever, grand temps de courir à la cuisine en enfilant ses vêtements, grand temps de préparer un pot pour le frère Cuisinier et de chaparder une saucisse – une saucisse venant d’éclater sur le gril, bien juteuse, presque brûlée. Il était grand temps de se laver, grand temps de servir les compagnons, grand temps de se répéter les leçons pour soi-même avant d’être interrogé par maître Palémon. Je me réveillai dans le dortoir des apprentis, mais rien ne se trouvait à sa place : un mur aveugle avait remplacé la porte arrondie, et une fenêtre carrée s’ouvrait dans ce qui aurait dû être une cloison. La rangée des châlits étroits et durs avait disparu, et le plafond était trop bas. Puis je me réveillai complètement. Des odeurs campagnardes – très semblables aux agréables parfums de fleurs et de forêt qui, franchissant le mur d’enceinte en ruine de la nécropole, flottaient autrefois vers nous, mais relevées de la senteur musquée d’une étable – me parvenaient de la fenêtre. Les cloches se remirent à sonner dans un campanile qui ne devait pas se trouver bien loin, sommant ceux dont la foi s’était attiédie de présenter leurs suppliques pour le retour du Nouveau Soleil. Il était cependant encore très tôt ; c’est à peine si le vieux soleil commençait à dissiper le voile de Teur qui cachait sa face, et, en dehors des cloches, tout était silencieux dans le village. Comme Jonas l’avait découvert la veille au soir, notre aquamanile contenait en fait du vin. J’en pris un peu pour me rincer la bouche, et son astringence me fit plus d’effet que de l’eau ; j’aurais cependant préféré avoir de l’eau pour m’en asperger le visage et mettre de l’ordre dans mes cheveux. Avant de m’endormir, j’avais roulé ma cape en boule pour m’en faire un oreiller, après avoir pris soin d’y dissimuler la Griffe. Je la déroulai, et, n’ayant pas oublié la façon dont Aghia avait tenté de glisser la main dans ma sabretache, j’enfonçai la Griffe dans l’une de mes bottes. Jonas dormait toujours. J’avais souvent constaté que dans leur sommeil, les gens paraissent plus jeunes que lorsqu’ils sont éveillés. Jonas, lui, semblait plus vieux – ou plutôt, peut-être, simplement ancien ; son visage, avec son nez et son front droits, me rappelait celui que l’on voit sur les peintures d’autrefois. Je recouvris de cendres les braises qui couvaient encore dans l’âtre et sortis sans réveiller mon compagnon. Le temps que je procède à une toilette sommaire, après avoir tiré un seau d’eau du puits de la cour, la rue qui passait devant l’auberge s’était animée, et l’on entendait les sabots s’enfoncer dans les flaques laissées par la pluie de la nuit dernière, tandis que claquaient, en se heurtant, les cornes en forme de cimeterres. Tous ces animaux étaient plus grands que des hommes, et qu’ils soient noirs ou pie, leurs gros yeux roulaient sous une crinière au poil grossier qui semblait les aveugler à moitié. Je me souvins que le père de Morwenna était toucheur de bestiaux ; ce troupeau lui appartenait peut-être, quoique à la réflexion, il me parût que non. J’attendis que fût passée la dernière des bêtes à la démarche paresseuse, en observant les cavaliers qui les dirigeaient. Ils étaient au nombre de trois, couverts de poussière et d’allure vulgaire, brandissant des aiguillons à la pointe métallique plus grands qu’eux-mêmes ; autour d’eux couraient leurs chiens, de rudes bâtards alertes et vigilants. De retour à l’intérieur de l’auberge, je commandai un déjeuner et eus droit à du pain encore tout chaud du four, à du beurre fraîchement baratté, à des œufs de canes conservés dans le vinaigre et à du chocolat au poivre battu en mousse. (Cette dernière préparation indiquant à coup sûr – mais je l’ignorais alors – que je me trouvais parmi des gens dont les traditions avaient une origine nordique.) Le gnome tout chauve, patron de l’auberge, qui m’avait certainement vu la veille au soir en grande conversation avec l’alcade, tournait autour de ma table en essuyant sur sa manche un nez morveux, et n’arrêtait pas de me demander si j’étais satisfait des différents plats que l’on me servait ; à la vérité, ils étaient tous excellents, ce qui ne l’empêchait pas de m’en promettre de meilleurs pour le souper et de critiquer la cuisinière, qui n’était autre que sa femme. Il me donnait constamment du Sieur, non pas qu’il ait pensé, comme c’était parfois arrivé à Nessus, qu’il avait affaire à un exultant voyageant incognito, mais parce qu’ici un bourreau, dans la mesure où il est le bras armé de la justice, est quelqu’un d’important. Comme bien des gens du commun, il voyait toutes les classes sociales supérieures à la sienne comme un corps unique. « Le lit était-il confortable ? Aviez-vous suffisamment d’édredons ? Nous vous en apporterons davantage. » Comme j’avais la bouche pleine, j’acquiesçai d’un hochement de tête. « Bon, c’est entendu. Trois suffiront-ils ? Êtes-vous à votre aise, vous et l’autre sieur ? » J’étais sur le point de lui répondre que j’aurais préféré disposer de chambres séparées (non pas que j’eusse pris Jonas pour un voleur : mais la Griffe représentait une tentation beaucoup trop forte pour qui que ce fût, et en outre, je n’avais pas l’habitude de partager une chambre), mais il me vint à l’esprit que mon compagnon risquait de ne pas être en mesure de payer pour une chambre seule. « Serez-vous sur les lieux aujourd’hui, Sieur ? Au moment où ils abattront le mur ? Un simple maçon aurait pu suffire à dégager les moellons, mais on a entendu Barnoch se déplacer à l’intérieur, et il peut encore lui rester quelques forces. Peut-être même a-t-il trouvé une arme ; de toute façon, il pourrait au moins mordre les doigts du maçon, à défaut d’autre chose ! — Je n’y assisterai pas officiellement, j’essaierai cependant d’être présent, si je peux. — Tout le monde viendra. » Le nabot se frotta les mains, qui glissèrent l’une contre l’autre comme si elles avaient été huilées. « Il va y avoir une foire, comprenez-vous ; l’alcade l’a annoncé. Il a vraiment le sens des affaires, notre alcade. Prenez un individu quelconque ; s’il vous voit ici, dans mon établissement, eh bien, il n’en pensera rien, sinon que c’est vous qui allez mettre fin à l’existence de Morwenna. Mais pas lui ! Il sent les choses ; il devine les possibilités d’en tirer parti. Vous pouvez être sûr qu’il lui a suffi d’un clin d’œil pour imaginer toute la foire, avec ses tentes, ses étamines colorées, ses méchouis et sa barbe à papa – bref, tout ce qu’il faut. Le programme d’aujourd’hui ? Eh bien, nous commençons par rompre les scellés de la maison ; puis nous en extirpons Barnoch comme un blaireau – cela va réchauffer l’atmosphère et attirer les gens de plusieurs lieues à la ronde. Ensuite, nous vous regarderons vous occuper de Morwenna et de ce rustaud. Demain, ce sera le tour de Barnoch – c’est bien par les fers rouges que vous commencez d’habitude, n’est-ce pas ? Tout le monde voudra voir ça. Vous l’achèverez le jour suivant, et on démontera les tentes. Il ne faut jamais les laisser traîner trop longtemps une fois qu’ils sont sans le sou, car c’est à ce moment-là qu’éclatent les bagarres et les histoires. Tout est parfaitement organisé, tout est bien pensé ! Ça, c’est un alcade…» Je sortis de nouveau après le petit déjeuner, et vis les rêves enchantés de l’alcade prendre forme. Les gens de la campagne arrivaient en foule dans le village, avec des fruits, des animaux ou des balles de tissu artisanal ; parmi eux, se trouvaient quelques autochtones venus négocier des peaux et des fourrures, ou proposer des brochettes d’oiseaux noir et vert tués à la cerbatane. Je me mis à regretter de ne pas avoir pris le manteau marron que m’avait vendu le frère d’Aghia, car ma cape de fuligine attirait désagréablement l’attention. Je m’apprêtais à faire une nouvelle fois demi-tour, lorsque j’entendis marcher au pas cadencé – un bruit familier, après toutes les relèves de la garde dont j’avais été témoin à la Citadelle, mais que je n’avais plus remarqué depuis que je l’avais quittée. Le troupeau de bétail que j’avais regardé passer plus tôt ce matin s’était dirigé vers le fleuve, afin d’embarquer sur des barges pour atteindre directement les abattoirs de Nessus. Les soldats remontaient la rue, venant du bord de l’eau. Avaient-ils débarqué dans le but de faire une marche d’endurance, parce que leurs embarcations étaient requises en un autre endroit, ou parce que leur destination était très à l’écart du Gyoll, je n’avais aucun moyen de le savoir. J’entendis hurler l’ordre d’entonner un chant, au moment où la troupe s’approchait du gros de la foule, et presque en même temps le sifflement des verges des vingtainiers, accompagnés des cris des malheureux qui avaient été touchés. Les hommes étaient des kelaus, armés de frondes dont les manches faisaient deux coudées, et portant des sacoches de cuir peint lestées de boulettes incendiaires. Bien peu me parurent plus âgés que moi, et la plupart me semblèrent plus jeunes ; toutefois, leurs brigandines dorées, leurs ceinturons ouvragés et le fourreau de leurs braquemarts attestaient leur appartenance au corps d’élite des érentaïres. Leur chanson ne parlait ni de guerre ni de femmes, comme le font la plupart des airs militaires, mais c’était une véritable chanson de frondeurs. Voici du moins ce que j’en ai entendu ce jour-là : Quand j’étais gamin, ma mère disait, Sèche tes larmes et va te coucher ; Je sais que mon fils voyagera loin, Car il est né sous une étoile filante. Quelques années plus tard, mon père disait, Me tirant les cheveux et me cognant la tête, Ils ne pleurent pas pour une écorchure, Ceux qui sont nés sous une étoile filante. J’ai rencontré un mage qui m’a dit, Je vois ton avenir en rouge, Le feu, l’émeute, les embuscades et la guerre, Pour celui qui est né sous une étoile filante. J’ai rencontré un berger qui m’a dit, Nous les moutons allons où on nous mène, À la porte de l’Aube où se tiennent les anges, En suivant l’étoile filante. La chanson se poursuivait ainsi, couplet après couplet, certains me paraissant mystérieux, d’autres simplement comiques, d’autres enfin faits de vers mis ensemble uniquement pour la rime ; et ils les reprenaient sans fin. « Beau spectacle, vous ne trouvez pas ? » C’était l’aubergiste, dont le crâne luisant m’arrivait à l’épaule. « Ils viennent du Sud ; remarquez tous ces cheveux blonds, et leur peau tachée de son. Ils ont l’habitude du froid, dans leur coin, ce qui vaut mieux pour eux, quand ils seront dans les montagnes. Malgré tout, leur chanson donne presque envie de s’enrôler. Combien sont-ils d’après vous ? » Les mules de bât venaient juste de faire leur apparition, chargées de rations, et les soldats les aiguillonnaient de la pointe de leur épée. « Oh, deux mille, deux mille cinq cents, peut-être. — Merci, Sieur ; ça m’amuse de le noter. Vous ne sauriez croire combien j’en ai vu s’engager sur cette route ; mais il y en a bien peu qui reviennent, bien peu. Enfin, c’est la guerre, je suppose. J’essaie de me rassurer en me disant qu’ils doivent encore se trouver là-bas – je veux dire, à leur destination – mais je sais, et vous le savez aussi, qu’il y en a beaucoup qui y sont restés… Et malgré tout, leur chant donne envie de se joindre à eux. » Je lui demandai s’il avait entendu parler récemment de la guerre. « Oh ! oui, Sieur. Cela fait des années maintenant que je suis les événements, bien que toutes les batailles qui ont eu lieu ne semblent pas avoir changé grand-chose, si vous voyez ce que je veux dire. L’ennemi ne paraît pas se rapprocher beaucoup de nous, ni non plus être repoussé par nos troupes. J’ai toujours pensé que notre autarque et le leur se sont entendus entre eux ; ils ont choisi un endroit contesté, se battent et rentrent ensuite chez eux. Ma femme, qui est un peu innocente, ne croit même pas qu’il y ait une guerre. » La foule s’était refermée derrière la dernière mule de bât, et se faisait de plus en plus dense tandis que nous échangions ces réflexions. Très affairés, des hommes dressaient des éventaires et des baraques, qui, en rétrécissant la chaussée libre, rendaient la presse encore plus compacte. Des masques à foison, perchés sur de hauts poteaux, semblaient avoir jailli du sol comme des arbres. « Mais où votre femme croit-elle donc que vont les soldats, dans ce cas ? demandai-je à l’aubergiste. — À la recherche de Vodalus – c’est ce qu’elle raconte. Comme si l’Autarque, dont les mains ruissellent d’or et dont les ennemis embrassent les talons, allait envoyer toute une armée pour attraper un bandit ! » C’est à peine si j’entendis un mot après qu’il eut prononcé le nom de Vodalus. Je donnerais volontiers tout ce que je possède de plus cher pour devenir comme l’un d’entre vous, qui vous plaignez chaque jour de votre mauvaise mémoire. La mienne n’oublie rien. Tous mes souvenirs y restent, aussi nets et précis qu’au moment où je les ai vécus ; et si je les évoque, ils me submergent complètement. Je crois m’être à ce moment-là détourné de l’aubergiste, et avoir erré au hasard dans la foule paysanne, sans prendre garde à la bousculade ni prêter attention aux bonimenteurs ; je ne vis plus rien. En fait, j’avais l’impression de fouler les sentiers faits d’ossements écrasés de la nécropole, et j’aperçus à travers les lambeaux de brume qui s’élevaient de la rivière, la silhouette élancée de Vodalus au moment où il donnait son pistolet à sa maîtresse et tirait son épée. Mais aujourd’hui (comme il est triste de devenir adulte !), j’étais surtout frappé par l’extravagance de son geste. Celui qui avait proclamé, dans des centaines de pamphlets clandestins, se battre pour un retour aux anciennes traditions, à l’extraordinaire civilisation que Teur avait perdue, celui-là même avait dédaigné les armes de la civilisation en question. Si mes souvenirs du passé demeurent exacts, peut-être est-ce seulement parce que le passé n’existe que dans nos mémoires. Vodalus qui, comme moi, souhaitait voir renaître ce passé, appartenait quant à lui au présent ; c’est notre impardonnable péché que notre incapacité à être autre chose que ce que nous sommes. Il ne fait aucun doute que si, comme vous, j’avais été doué de la faculté d’oubli, je l’aurais rejeté dans le passé, en ce matin où je jouais des coudes au milieu de la foule ; ainsi, d’une certaine manière, j’aurais échappé à cette mort au cœur même de la vie qui m’étreint alors que précisément j’écris ces mots. Ou peut-être n’y aurais-je pas échappé, après tout. Oui, cela me paraît plus vraisemblable. De toute façon, ces anciens souvenirs rappelés à la vie étaient trop forts et trop chargés d’émotions, j’étais prisonnier de l’admiration que j’avais autrefois éprouvée, comme une mouche l’est de la parcelle d’ambre issue d’un pin depuis longtemps disparu. 2. L’homme enfermé dans le noir La maison du brigand ne se distinguait en rien des habitations ordinaires du village. Elle était bâtie de ces pierres concassées qui proviennent des mines, et ne possédait qu’un rez-de-chaussée surmonté d’un toit plat d’apparence solide, en lauzes du même matériau. La porte, ainsi que l’unique fenêtre que je pouvais voir depuis la rue, avaient été grossièrement murées. Une centaine de badauds, environ, des gens venus pour la foire, attendaient devant la maison et la montraient du doigt tout en parlant ; mais aucun son ne provenait de l’intérieur de la demeure, et aucune fumée ne sortait de la cheminée. « Cette façon de procéder est-elle courante par ici ? demandai-je à Jonas. — Elle est traditionnelle. Sans doute connais-tu le proverbe qui dit qu’une légende, un mensonge ou une simple vraisemblance suffisent à créer une tradition ? — Il me semble pourtant qu’il serait assez facile de s’échapper. Il pourrait faire un trou dans la fenêtre, voire dans le mur, pendant la nuit ; ou encore creuser un tunnel. Et, bien entendu, s’il s’était attendu à subir cette peine – or, elle est courante, et s’il est exact qu’il ait espionné pour le compte de Vodalus, il devait s’y attendre –, il aurait tout aussi bien pu se constituer une réserve d’outils, de nourriture et de boisson. » Jonas secoua la tête. « Avant que ne soient murées toutes les ouvertures, on passe la maison au peigne fin et on emporte tout ce qui ressemble à un outil ou une bougie, et toute la nourriture, sans parler de tout ce qui peut présenter une certaine valeur. » Une voix puissante s’éleva : « Nous nous piquons de ne pas manquer de bon sens, et c’est exactement ce que nous faisons, en effet. » C’était l’alcade, qui s’était glissé jusque derrière nous dans la foule sans que nous le remarquions. Nous lui souhaitâmes le bonjour, et il nous rendit la politesse. Robuste et bâti en force, il présentait un visage ouvert, gâté par l’expression vaguement rusée de ses yeux. « Il me semblait bien vous avoir reconnu, maître Sévérian, en dépit de ces habits brillants. Sont-ils neufs ? On le dirait… S’ils ne vous satisfont pas, n’hésitez pas à m’en parler. Nous nous efforçons de ne laisser venir que d’honnêtes commerçants lors de nos foires ; c’est ainsi que se font les bonnes affaires. Si l’un d’entre eux vous a escroqué, quel qu’il soit, nous le jetterons à la rivière, je vous le garantis. En en noyant ainsi un ou deux par an, on empêche les autres de se croire tout permis. » Il s’arrêta et fit un pas en arrière afin de mieux m’examiner, hochant la tête comme s’il était fort impressionné. « Ils vous vont bien, et vous donnent fière allure. Vous avez également une belle tête, si ce n’est que vous êtes peut-être un petit peu trop pâle ; mais notre climat du nord se chargera de vous donner rapidement des couleurs. De toute façon, ils vous vont très bien et tombent parfaitement. Si l’on vous demande où vous vous les êtes procurés, vous pouvez toujours répondre que c’est à la foire de Saltus. Cela ne vous engage à rien. » Je promis de faire ainsi, mais je me sentais bien plus préoccupé par la sécurité de Terminus Est, que j’avais laissée cachée dans notre chambre de l’auberge, que par mon apparence extérieure ou la solidité des vêtements que je venais d’acheter à un fripier. « Vous êtes sans doute venu avec votre assistant pour voir comment nous allons faire sortir le mécréant, j’imagine ? Ce sera chose faite dès que Mesmin et Sebald auront apporté la poutre. Un bélier, comme nous disons officiellement dans le rapport, mais je crains bien qu’il ne s’agisse en réalité que d’un vulgaire tronc d’arbre – et encore pas tellement gros ; sans quoi la municipalité aurait dû engager des hommes en renfort et les payer pour le manœuvrer. Je pense cependant qu’il sera suffisant… J’imagine que vous n’avez jamais entendu parler de l’affaire qui s’est déroulée ici, il y a quelque dix-huit ans de cela ? » Jonas et moi secouâmes la tête négativement. L’alcade prit la pose, bombant le torse comme un politicien qui s’apprête à faire un petit laïus de plus de deux ou trois phrases. « Je m’en souviens parfaitement bien, et pourtant je n’étais alors qu’un adolescent. Il s’agissait d’une femme ; j’ai oublié son nom, mais nous l’avions surnommée la mère Pyrexia. Elle fut emmurée de la même façon que dans le cas présent, car à peu de chose près c’est la même équipe qui a fait le travail, et leurs méthodes n’ont guère évolué. Mais cela se passait à la fin de l’été, et non au début, à l’époque où l’on ramasse les pommes ; je me rappelle ce détail, car il y avait des gens dans l’assistance qui buvaient du cidre nouveau, et on m’avait donné une pomme toute fraîche à croquer tandis que je regardais. « L’année suivante, au moment de la moisson, quelqu’un voulut acheter la maison. Les immeubles deviennent la propriété de la ville, comprenez-vous. C’est comme cela que nous finançons les travaux ; l’entrepreneur chargé de murer récupère tout ce qu’il trouve à l’intérieur, et la ville garde la maison et le terrain. « Bref, on décida donc de tailler un bélier, et la porte fut enfoncée fort proprement ; nous pensions que nous n’aurions qu’à balayer les cendres de la vieille femme avant de céder l’endroit à son nouveau propriétaire. » L’alcade fit une pause et se mit à rire, la tête rejetée en arrière. Mais ce rire avait quelque chose de fantomatique, peut-être simplement parce qu’il se confondait avec le tapage mené par la foule autour et paraissait silencieux. Je demandai : « N’était-elle pas morte ? — Tout dépend de ce que vous entendez par là. Je dirai simplement ceci : une femme restée assez longtemps enfermée dans le noir peut devenir quelque chose de tout à fait étrange, tout comme sont étranges ces choses que l’on trouve dans le bois pourri, au plus profond des forêts de haute futaie. La plupart des gens de Saltus sont des mineurs et sont habitués à rencontrer des bizarreries souterraines ; mais ils ont tourné les talons et sont revenus avec des torches. La chose n’aimait ni la lumière ni le feu. » Me touchant à l’épaule, Jonas m’indiqua un remous qui se formait dans la foule ; un petit groupe d’hommes, l’air de savoir où ils allaient, avançaient laborieusement au milieu de la rue. Aucun ne portait de casque ou de braconnière, mais certains d’entre eux tenaient à la main une javeline à pointe étroite, les autres un bâton renforcé d’une bande de laiton. Cette petite troupe me rappela irrésistiblement les volontaires de la nécropole qui, il y avait si longtemps, nous avaient laissés entrer dans le cimetière, Drotte, Roche, Eata et moi-même. Derrière la brigade en armes venaient quatre hommes transportant le tronc d’arbre dont l’alcade venait de nous parler, et qui n’était en effet qu’une grume grossière, de deux empans de large pour six coudées de long. Ils furent accueillis par un grand soupir dans la foule, qui ne tarda pas à laisser la place à des commentaires plus bruyants et à des cris d’encouragement. L’alcade nous laissa pour aller prendre la direction des opérations, commençant par ordonner à la garde de faire dégager un espace devant la porte murée de la maison ; il usa de son autorité pour qu’on nous laisse passer, Jonas et moi. J’avais cru que les hommes se mettraient à l’ouvrage dès l’instant où ils se retrouveraient à pied d’œuvre, sans plus de cérémonie. C’était ne pas tenir compte de la personnalité de l’alcade. Au tout dernier moment, il bondit sur le seuil de la maison murée, et imposa silence à la foule en agitant son chapeau. « Chers visiteurs et amis villageois ! Vous n’aurez pas le temps de respirer trois fois que nous aurons abattu cette barrière et extirpé le brigand Barnoch de son trou. Qu’il soit mort, ou bien, comme nous avons de bonnes raisons de le croire, qu’il soit encore en vie : en effet ça ne fait pas tellement longtemps qu’il moisit ici. Vous savez tous le crime qu’il a commis. Il a collaboré avec les porte-couteaux de Vodalus, les informant de tous les déplacements de ceux qui auraient pu devenir leurs victimes ! Tous, vous vous dites, en ce moment même, qu’une trahison aussi infâme ne mérite aucune pitié, et vous avez raison ! Je l’affirme, oui, et tous nous l’affirmons ! Des centaines de personnes, des milliers, peut-être, gisent dans des tombes sans nom à cause du seul Barnoch. Des centaines et peut-être des milliers ont connu un destin encore pire ! « Cependant, avant que nous n’abattions ces pierres, je vous demande de réfléchir un instant. Vodalus a perdu un espion. Il va donc en chercher un autre. Par une nuit paisible, dans peu de temps, n’en doutons pas, un étranger va vous aborder. Il sera, c’est certain, d’une grande volubilité… — Comme toi ! » cria quelqu’un, faisant rire tout le monde. « Oui, mais il parlera beaucoup mieux que moi – je ne suis qu’un simple mineur, comme la plupart d’entre vous le savent. Ses discours seront bien doux, bien persuasifs, aurais-je dû préciser, et il vous proposera peut-être même de l’argent. Avant que vous ne lui disiez « d’accord », je voudrais que vous regardiez bien la maison de Barnoch telle qu’elle est maintenant, avec un mur à la place de la porte. Imaginez votre propre maison sans porte ni fenêtre – et vous-même enfermé dedans. « Pensez aussi au châtiment que vous allez voir infliger à Barnoch quand nous l’aurons sorti d’ici… Parce que je vous le dis – et à vous les étrangers en particulier – ce que vous allez voir n’est que le début de la foire de Saltus ! Pour les manifestations des prochains jours, nous nous sommes acquis les services de l’un des meilleurs spécialistes de Nessus ! Vous verrez au moins deux personnes exécutées dans le style le plus officiel qui soit, à savoir la tête tranchée en un seul coup. La première est une femme, et nous utiliserons donc la chaise ! Voilà ce que bien des gens qui se piquent de tout savoir et d’avoir été partout n’ont jamais vu… Et vous verrez ensuite cet homme » – marquant un temps d’arrêt, l’alcade frappa du plat de la main les pierres qui obstruaient la porte et qu’éclairait un rayon de soleil – « ce Barnoch, mis à mort par la main d’un expert. Il se peut qu’il ait creusé un petit trou dans le mur, depuis le temps ; ils le font souvent. Ainsi peut-il entendre ce que je dis. » Il éleva la voix, criant presque. « Si tu peux, Barnoch, ouvre-toi la gorge sur-le-champ. Si tu ne le fais pas, tu ne vas pas tarder à regretter de n’être pas mort de faim plus tôt ! » Il y eut un moment de silence. J’étais bouleversé à l’idée de devoir pratiquer bientôt mon art sur l’un des partisans de Vodalus. L’alcade leva le bras droit bien haut, puis l’abaissa dans un geste plein d’emphase. « C’est parfait, mes gaillards, allez-y de bon cœur ! » Les quatre hommes qui tenaient le bélier comptèrent un, deux, trois, comme s’ils s’étaient entendus d’avance, et se ruèrent sur la porte murée ; mais ils perdirent une partie de leur élan au moment où les deux premiers durent gravir la marche du seuil. Le bélier frappa bruyamment les pierres, sans autre résultat. « D’accord, mes gaillards, reprit l’alcade. On recommence. Montrez un peu ce que valent les natifs de Saltus. » Les quatre hommes chargèrent une deuxième fois, et pour cette tentative, les deux premiers franchirent le seuil plus rapidement. Les moellons qui bouchaient la porte semblèrent ébranlés, et une fine poussière de mortier s’éleva. Un grand gaillard à barbe noire sortit de la foule et alla se joindre à l’équipe de l’alcade. Tous les cinq s’élancèrent. Si le bruit, cette fois, ne parut pas plus fort, il fut par contre accompagné d’un craquement évoquant un os qui se brise. « Encore un coup », dit l’alcade. Il avait raison. À la charge suivante, le bélier expédia une pierre à l’intérieur de la maison, et laissa un trou de la dimension d’une tête d’homme. Après quoi, les hommes ne prirent plus la peine de s’élancer ; ils se contentèrent de faire tomber les pierres restantes en balançant le bélier à bout de bras, jusqu’à ce que l’ouverture soit assez grande pour pouvoir livrer passage à un homme. Un assistant auquel je n’avais pas prêté attention avait amené des torches, et un jeune garçon courut jusqu’à la maison voisine pour les allumer au feu d’une cuisinière. Les hommes de la garde armée s’en emparèrent. Faisant preuve de plus de courage que ce que m’avait laissé soupçonner la petite lueur rusée de son regard, l’alcade tira une courte matraque de dessous sa chemise et entra le premier. Tous les spectateurs se pressèrent contre les hommes en armes, et comme Jonas et moi nous nous trouvions au premier rang, nous fûmes tout de suite à la hauteur de l’ouverture. Elle exhalait une odeur fétide, bien pire que ce que j’aurais cru. Des débris de mobilier étaient éparpillés un peu partout, comme si Barnoch avait fermé à clef ses armoires et ses commodes avant la venue des maçons, et que ceux-ci aient tout cassé pour s’emparer de ses affaires. J’aperçus, sur une table bancale, des coulures de cire provenant d’une bougie qui s’était consumée jusqu’à brûler le bois. Les gens qui se trouvaient derrière moi me poussaient pour entrer aussi ; mais comme je le découvris à mon grand étonnement, je leur résistais. On entendit du vacarme en provenance du fond de la maison – des bruits de pas confus et précipités – puis un appel suivi d’un hurlement suraigu, inhumain. « Ils le tiennent ! » cria quelqu’un derrière moi, et j’entendis que l’on faisait circuler la nouvelle jusqu’à l’extérieur. Un homme corpulent, qui aurait pu être quelque métayer des environs, jaillit de l’obscurité tenant une torche d’une main et un bâton de l’autre. « Dégagez le passage ! Sortez, tout le monde ! On va l’emmener ! » J’ignore ce que je m’attendais à voir… une créature couverte de crasse, peut-être, les cheveux collés en plaques. Au lieu de cela, c’est un fantôme qui apparut. Barnoch avait eu une taille élevée ; il était encore grand, mais tout courbé et d’une incroyable minceur. Sa peau était tellement pâle qu’elle semblait luire comme du bois en train de pourrir. Il était complètement chauve et sans barbe ; ses gardes m’apprirent par la suite qu’il avait pris l’habitude de s’arracher les poils. Mais le pire était ses yeux : exorbités, paraissant aveugles, et aussi noirs que le noir abcès qui lui tenait lieu de bouche. Je me détournai de lui lorsqu’il se mit à parler, mais j’eus la certitude que la voix que j’entendais était bien la sienne : « Je serai libéré, disait-il. Vodalus ! Vodalus viendra ! » J’aurais alors souhaité n’avoir jamais été moi-même emprisonné, car sa voix n’évoquait que trop bien toutes ces journées privées d’air pur passées dans le cachot au fond de la tour Matachine. Moi aussi, j’avais rêvé d’être sauvé par Vodalus, ou d’une révolution qui aurait balayé la puanteur bestiale qui émanait de notre époque et tout ce qu’elle comportait de dégénéré, afin de rétablir Teur dans la gloire de son ancienne civilisation. Je n’avais pas été sauvé par Vodalus et son armée de l’ombre, mais par les qualités de négociateur de maître Palémon – soutenu, sans aucun doute, par Drotte, Roche et quelques autres amis, qualités ayant permis de persuader les frères qu’il aurait été trop dangereux de me tuer et trop déshonorant pour la guilde de me traîner devant un tribunal. Rien ne pouvait sauver Barnoch. Moi, qui aurais dû être à ses côtés, j’allais le marquer du fer d’infamie, lui rompre les os sur la roue, et finalement, lui trancher la tête. J’essayai de me persuader qu’il n’avait peut-être agi que poussé par l’appât du gain. Mais au moment où je me fis cette réflexion, un objet en métal plein (très certainement la pointe d’une javeline), heurta une pierre, et je crus entendre le son clair de la pièce que m’avait donnée Vodalus, ce son clair que j’avais entendu lorsque j’avais laissé tomber le chrisos dans la cachette du mausolée en ruine, entre les pierres disjointes du sol. Il arrive parfois, lorsque toute notre attention se concentre sur un souvenir, que nos yeux, errant au hasard, se fixent sur un détail particulier parmi la foule d’objets qui sollicitent leur regard, et le distinguent alors avec une clarté et une précision qu’aucun effort de concentration volontaire ne pourrait obtenir. C’est ce qui m’arriva. Au milieu du flot agité de visages qui faisaient face à l’entrée de la maison, j’en reconnus un, levé, qu’illuminait le soleil. C’était celui d’Aghia. 3. Sous la tente du montreur de temps Instantanément le temps s’arrêta, comme si nous étions devenus tous deux, ainsi que la foule autour de nous, les personnages d’un tableau. Nous restions immobiles, Aghia la tête levée, et moi les yeux agrandis d’étonnement, au milieu d’une nébuleuse de paysans en habits multicolores, chargés de balluchons. Puis je m’élançai ; et elle disparut. J’aurais voulu courir, mais la chose était impossible ; je pouvais à peine me frayer un passage parmi les badauds, et il me fallut bien compter cent battements de cœur avant d’atteindre l’endroit où elle se trouvait auparavant. Elle s’était évanouie, et la foule se mouvait et tourbillonnait comme l’eau sous l’étrave d’un bateau. Barnoch avait entretemps été emmené, et la lumière du soleil lui avait arraché des cris. Je saisis un mineur par l’épaule et lui hurlai une question, mais il n’avait pas prêté attention à la jeune femme qui s’était trouvée à ses côtés, et ignorait où elle était partie. Je me mêlai à la foule qui suivait le prisonnier et son escorte, et quand j’eus la certitude qu’elle ne s’y trouvait pas, ne sachant que faire d’autre, je décidai d’explorer la foire et me mis à fouiller les tentes et les éventaires du regard. Je questionnai également les fermières venues vendre leur odorant pain de cardamome et les vendeurs de viandes grillées. Se déroulant lentement le long d’un fil d’encre vermillon, dans le cadre du Manoir Absolu, tous ces événements ont l’air de s’être passés dans le calme et la méthode. Rien n’est moins vrai. Je hoquetais, j’étais couvert de sueur, je hurlais mes questions, et c’est à peine si je prenais le temps d’écouter les réponses. Tel un visage aperçu en rêve, les traits d’Aghia flottaient encore dans mon imagination : ses pommettes élevées et plates, son menton délicatement arrondi, ses taches de rousseur, sa peau brunie par le soleil et ses yeux allongés, rieurs ou moqueurs. Je n’arrivais pas à me figurer pourquoi elle était venue ; je savais simplement qu’elle était là, et que de l’avoir revue avait réveillé le souvenir angoissant de son hurlement. « N’avez-vous pas vu une femme de cette taille, environ, avec des cheveux châtains ? » Telle était la question que je n’arrêtais pas de poser, comme le duelliste qui avait si longtemps appelé : « Cadroé des Dix-sept Pierres ! », et jusqu’à ce que ma phrase devienne aussi dépourvue de sens que la stridulation des cigales. « Oui, je l’ai vue ! Toutes les paysannes qui viennent ici sont comme cela… — Connaissez-vous son nom ? — Une femme ? Bien sûr, je peux vous avoir une femme. — Où l’avez-vous perdue ? — Ne vous inquiétez pas, vous la retrouverez ; il n’y a pas tant de monde à cette foire que l’on ne puisse finir par retrouver quelqu’un. N’étiez-vous donc point convenus d’un endroit de rendez-vous ? Prenez plutôt un peu de mon thé, vous avez l’air bien fatigué. » Je fouillai ma sabretache à la recherche d’une pièce. « Vous n’êtes pas obligé de payer ; j’en ai beaucoup vendu, déjà. Puisque vous insistez… C’est un as, seulement. Jetez-le ici. » La vieille femme ouvrit la poche de son tablier et fit tinter des poignées de petites pièces. Puis elle me servit son thé brûlant, qui tomba en chuintant de la bouilloire dans une tasse en céramique ; elle me tendit un chalumeau en métal plus ou moins argenté, mais je le refusai. « Il est propre ; je le rince à chaque fois qu’il sert. — Je n’ai pas l’habitude de m’en servir. — Attention au bord de la tasse, alors ; il va être très chaud. Avez-vous été voir au procès ? Il doit y avoir foule à cet endroit. — Près de la halle aux bestiaux ? Oui. » Le thé était en réalité du maté, épicé et un peu amer. « Sait-elle au moins que vous la cherchez ? — Je ne crois pas. Même si elle m’a vu, elle n’a pas pu me reconnaître. Je… je ne suis pas habillé comme d’habitude. » La vieille femme renifla et repoussa une longue mèche de cheveux grisonnants et en désordre sous son fichu. « À la foire de Saltus ? Bien sûr que non. Tout le monde porte ses plus beaux habits, et si votre jeune personne a le moindre bon sens, elle le sait ! Et là-bas, près de la rivière, dans le coin où l’on garde les prisonniers enchaînés ? » Je secouai la tête. « On dirait qu’elle a disparu. — Mais vous n’avez pas renoncé à la retrouver, à voir la manière dont vous dévisagez les gens qui passent par ici, au lieu de me regarder. Eh bien, grand bien vous fasse. Vous la reverrez, je suis bien tranquille, en dépit de toutes les choses bizarres qui se sont produites depuis quelque temps dans le secteur. On a attrapé un homme tout vert, le saviez-vous ? Il se trouve sous la tente que vous voyez : par là. Un homme vert sait tout, raconte-t-on, si on arrive à le faire parler. Et il y a eu aussi l’affaire de la cathédrale. Je suppose que vous en avez entendu parler ? — La cathédrale ? — Je me suis laissé dire que ce n’est pas exactement ce que les gens de la ville appellent une cathédrale – et je sais que vous venez de la ville à la façon dont vous buvez votre thé – mais c’est la seule cathédrale que les gens de Saltus et des environs connaissent ; elle était très belle, avec toutes ses lampes qui pendaient et ses vitraux sur les côtés faits de soie de couleurs. Moi-même, je ne suis pas croyante – ou plutôt, je me dis que puisque le Pancréateur ne se soucie pas de moi, je ne vois pas pourquoi je me soucierais de lui. Il n’empêche, c’est un scandale, ce qu’elles ont fait, du moins si ce que l’on rapporte est vrai. Elles y ont mis le feu, vous vous rendez compte ! — Parlez-vous de la cathédrale des pèlerines ? » La vieille femme hocha gravement la tête. « Comme vous dites ; vous faites la même faute que les autres. Ce n’était pas la cathédrale des pèlerines, mais celle de la Griffe. Autrement dit, ce n’était pas à elles de la brûler. » Pour moi-même, je murmurai : « Elles ont donc rallumé l’incendie. » La vieille femme tendit l’oreille. « Je vous demande pardon ? Je n’ai pas bien compris. — J’ai dit qu’elles l’ont brûlée ; elles ont dû mettre le feu à la paille qui recouvrait le sol. — C’est ce que j’ai entendu dire, aussi. Elles s’étaient éloignées et la regardaient brûler, sans rien faire. Elle est montée jusqu’aux prairies célestes du Nouveau Soleil, paraît-il. » De l’autre côté de l’allée, un homme se mit à battre du tambour. Quand il s’arrêta, j’ajoutai : « Je connais certaines personnes qui prétendent l’avoir vue s’élever dans le ciel. — Oh ! pour s’élever, elle s’est élevée ! Lorsque le gendre de mon fils en a entendu parler, il lui a fallu deux jours pour s’en remettre ; puis il a bricolé une sorte de chapeau de papier qu’il a placé au-dessus de mon fourneau, et le truc s’est mis à monter. Alors il a dit qu’il n’y avait rien d’extraordinaire dans le fait que la cathédrale de la Griffe se soit élevée dans les airs, et que ce n’était pas un miracle. Voilà un bel exemple de ce que c’est que d’être idiot : il ne lui est jamais venu à l’esprit que si les choses étaient ainsi faites c’était justement pour que la cathédrale monte comme elle l’a fait. Il est incapable de voir la Main à l’œuvre dans la nature. — Il ne l’a pas vue lui-même ? demandai-je. Je veux dire, la cathédrale. » Mais elle ne comprit pas ma question. « Oh ! si, il l’a bien vue une douzaine de fois, à chacun de leur passage ici. » L’homme au tambour se lança à cet instant dans une sorte de mélopée semblable à celle qu’avait chantée le Dr Talos peu de temps auparavant, mais avec quelque chose de plus rude, et dépourvue de tout ce que le texte du docteur comportait d’intelligence maligne ; il couvrit presque notre discussion. « Apprenez tout ! Connaissez tout le monde ! Il est vert comme une salade ! Voyez par vous-même ! » (Cela, sur le fond sonore insistant du tambour, BOUM, BOUM, BOUM !) « Croyez-vous que l’homme vert puisse savoir où se trouve Aghia ? » La vieille femme eut un sourire. « C’est donc son nom ? Comme cela, je le saurai, maintenant, si quelqu’un en parle devant moi… Peut-être le sait-il. Puisque vous avez de l’argent, pourquoi ne pas essayer ? » En effet, pourquoi pas ? me dis-je. « Nous l’avons ra-me-né des jungles du Nord ! Il ne mange jamais ! Il est semblable aux buissons et aux herbes ! BOUM ! BOUM ! L’avenir comme le passé le plus lointain sont une seule et même chose pour lui ! » Quand il me vit approcher de l’entrée de la tente, l’homme au tambour interrompit son boniment hurlé. « Un as seulement pour le voir ; deux pour lui parler ; trois pour être seul avec lui, dit-il d’un ton normal. — Seul pendant combien de temps ? » demandai-je, tout en triant ma monnaie. L’homme eut un vilain sourire. « Aussi longtemps que vous le voulez. » Je lui tendis les trois as et pénétrai sous la tente. Il était clair qu’il ne pensait pas me voir rester bien longtemps, et je m’étais attendu à devoir affronter une affreuse puanteur ou quelque chose d’aussi désagréable. Mais il n’y avait rien de tout cela, sinon une légère odeur de foin fermenté. Au milieu de la tente, illuminé par un rayon de lumière dans lequel dansaient des poussières et qui provenait d’une ouverture pratiquée dans la toile du toit, était enchaîné un homme à la peau couleur de jade pâle. Il portait une jupe de feuilles en train de se flétrir, et, à côté de lui, se trouvait une jarre pleine à ras bord d’eau claire. Nous restâmes silencieux pendant un instant. Je me tenais immobile, les yeux fixés sur lui. L’homme vert était assis et contemplait le sol. « Ce n’est pas de la peinture, finis-je par dire. Même pas de la teinture, semble-t-il. Et vous n’avez pas plus de cheveux que l’homme que l’on vient de sortir de la maison murée. » Il me jeta un coup d’œil, puis baissa la tête à nouveau. Le blanc de ses yeux lui-même avait une nuance verdâtre. Je tentai de l’amadouer. « Si vous êtes vraiment une plante, vos cheveux devraient être de l’herbe. — Non. » Il avait une voix d’une grande douceur, trop grave cependant pour paraître efféminée. « Êtes-vous vraiment une plante ? Une plante qui parle ? — Vous n’êtes pas un paysan. — J’ai quitté Nessus il y a à peine quelques jours. — Non sans avoir reçu une certaine éducation. » Je pensai à maître Palémon, puis à maître Malrubius, enfin à ma pauvre Thècle, et j’eus un haussement d’épaules. « Je sais lire et écrire. — Et pourtant vous ignorez tout de moi. Je ne suis pas un légume parlant, comme vous devriez être capable de le constater par vous-même. Même si une plante avait suivi les voies de l’évolution qui, en bien des millions d’années, conduisent à l’intelligence, il est tout à fait exclu qu’elle ait pu reproduire en bois et feuilles, les formes d’un être humain. — On pourrait en dire autant des pierres, et cependant les statues existent bien. » En dépit de tout ce que son expression avait de désespéré (et son visage exprimait encore plus de tristesse que celui de mon ami Jonas), quelque chose comme un sourire étira le coin de ses lèvres. « Voilà qui est bien dit. Vous n’avez pas de formation scientifique, mais vous en savez plus que vous ne croyez. — C’est tout le contraire ; ma formation a été essentiellement scientifique, quoiqu’elle n’ait rien eu à voir avec ces spéculations fantastiques. Qu’êtes-vous donc ? — Un grand clairvoyant. Et un grand menteur, comme tous ceux qui sont pris au piège. — Si vous me dites ce que vous êtes, je ferai mon possible pour vous aider. » Il fixa son regard sur moi, et on aurait dit qu’une plante majestueuse venait d’ouvrir les yeux, découvrant un visage humain. « Je vous crois, dit-il. Comment se fait-il que vous, parmi les centaines de personnes qui entrent dans cette tente, soyez le seul accessible à la pitié ? — J’ignore tout de la pitié, mais on m’a élevé dans le respect de la justice, et j’ai d’excellentes relations avec l’alcade de cette ville. Tout vert que vous soyez, vous n’en êtes pas moins un homme. Et si un maître possède un esclave, il doit expliquer comment celui-ci est tombé dans cet état, ainsi que la manière dont il l’a acquis. » L’homme vert répondit : « Je dois être fou, j’imagine, de vous faire confiance. Et malgré tout, je ne peux m’en empêcher. Je suis un homme libre, venu de votre propre avenir pour explorer votre époque. — Voilà qui est impossible. — Cette couleur verte qui intrigue tellement vos contemporains n’est qu’une écume identique à celle qui flotte à la surface des étangs. Nous l’avons transformée jusqu’à ce qu’elle puisse vivre dans notre sang, et grâce à son action, nous avons fini par mettre un terme à la lutte que l’humanité menait contre le soleil depuis si longtemps. Ces plantes minuscules vivent et meurent en nous, nos corps s’en nourrissent et n’ont pas besoin de recevoir d’autres aliments. Il n’y a plus de famines, et la pénible nécessité de faire pousser de quoi manger n’existe plus. — Cependant, vous avez besoin du soleil. — Oui. Mais je n’en ai pas suffisamment ici ; la lumière de notre époque est plus puissante. » Cette simple réflexion me fit une impression extraordinaire, une impression que je n’avais pas connue depuis le jour où, pour la première fois, j’avais pu jeter un coup d’œil à la chapelle sans toit, dans la cour en ruine de notre Citadelle. « Alors le Nouveau Soleil est donc venu, comme dans la prophétie ! m’exclamai-je, et Teur connaîtra ainsi une deuxième existence – si ce que vous prétendez est vrai, du moins. » L’homme vert renversa la tête en arrière et rit. J’allais avoir l’occasion, plus tard, d’entendre hennir l’alzabo, lorsqu’il parcourt les plateaux désolés et enneigés du haut pays ; ce hennissement est horrible, mais le rire de l’homme vert était plus horrible encore, et me fit reculer. « Vous n’êtes pas humain, lui dis-je. En tout cas vous ne l’êtes plus, si vous l’avez jamais été. » Il rit à nouveau. « Et quand je pense que j’ai cru en vous ! Quelle sotte créature je fais… Je pensais avoir fini par me résoudre à mourir ici, au milieu de gens qui ne sont rien de plus que de la poussière animée ; mais à la moindre lueur d’espoir, voici que s’évanouissent ces belles résolutions. Je suis un homme véritable, l’ami. Vous non. Et dans quelques mois, je serai mort. » Je me souvins de ceux de son espèce. Combien de fois avais-je vu les tiges gelées des fleurs de l’été balayées par le vent s’accumuler entre les mausolées de la nécropole. « Je vous comprends. Les journées ensoleillées s’en viennent, mais quand la belle saison sera finie, votre fin sera proche aussi. Élaborez donc vos graines tant qu’il est temps. » Il soupira. « Vous ne croyez pas, ou peut-être ne comprenez même pas que je suis un homme comme vous ; et pourtant vous vous apitoyez encore sur moi. Mais il est possible que vous ayez raison, au fond, et qu’un nouveau soleil se soit levé pour nous, dont nous aurions oublié la venue, simplement parce qu’il est là. Si jamais j’arrive à retourner dans mon époque, je leur parlerai de vous. — Si vous appartenez vraiment à l’avenir, comment se fait-il que vous ne puissiez rentrer chez vous directement, et vous échapper ? — Parce que, comme vous le voyez, je suis enchaîné. » Il étendit sa jambe, afin que je puisse mieux examiner le fer de sa cheville. Sa chair aux reflets de béryl était toute gonflée et rappelait ces renflements produits par l’écorce d’un arbre autour d’un anneau métallique. Le rabat qui fermait la tente s’ouvrit, et l’homme au tambour passa la tête. « Vous êtes encore ici ? Il y en a d’autres qui attendent à l’extérieur. » Il jeta un coup d’œil significatif à l’homme vert et se retira. « Il m’a fait comprendre que je dois vous faire partir, sinon il fermera l’ouverture par laquelle je reçois la lumière du soleil. La meilleure façon d’obliger à s’éloigner ceux qui payent pour me voir est de leur prédire l’avenir ; et je vais vous commenter le vôtre. Vous êtes jeune et fort, en ce moment. Mais avant que cette planète n’ait fait dix tours autour de son soleil, vous aurez perdu beaucoup de vos forces, et vous ne retrouverez jamais l’énergie qui est actuellement la vôtre. Si vous avez des fils, vous aurez engendré vos propres ennemis. Si… — C’est assez ! criai-je. Vous ne faites que me raconter le destin commun à tous les hommes. Répondez sincèrement à une seule question, et je m’en irai. Je suis à la recherche d’une jeune femme du nom d’Aghia. Où puis-je la trouver ? » Pendant quelques instants, ses yeux se tournèrent vers le haut, et ses paupières se fermèrent jusqu’à ne plus laisser passer qu’un mince croissant vert pâle. Il fut pris d’un léger tremblement, se redressa et tendit les bras, les doigts écartés comme des tiges. Puis, parlant lentement, il dit : « Au-dessus du sol. » Son tremblement cessa et il se rassit, paraissant plus vieux et plus pâle qu’auparavant. « Vous n’êtes qu’un charlatan, je le vois. » Sur ces mots, je me détournai. « Et j’ai été bien naïf de vous croire, si peu que ce soit. — Non, dit l’homme vert dans un murmure. Écoutez. En me rendant ici, j’ai traversé tout votre avenir. Si occultés qu’ils soient, certains des éléments dont il est composé sont en moi. Je n’ai fait que vous dire la vérité. Et s’il est vrai que vous êtes l’ami de l’alcade local, je vais vous dire autre chose dont vous pourrez lui faire part, quelque chose que j’ai appris grâce aux questions posées par ceux qui sont venus m’interroger. Des hommes armés cherchent à faire évader un homme du nom de Barnoch. » Je sortis la pierre à aiguiser de ma sabretache, la brisai en deux sur le pieu auquel était attachée la chaîne, et lui en donnai une moitié. Pendant un court moment, il ne comprit pas à quoi servait l’objet qu’il tenait. Puis je vis ce savoir naître sur son visage, l’envahir et lui donner une grande expression de joie, comme s’il s’épanouissait et prenait un bain de soleil dans la lumière plus radieuse de sa propre époque. 4. Le bouquet de roses Je jetai un coup d’œil au soleil en sortant de la tente du forain ; déjà l’horizon occidental, dans son ascension journalière vers l’astre, avait dépassé la moitié du ciel, et il me restait moins de deux veilles avant de devoir entrer en scène. Aghia avait disparu, et j’avais perdu tout espoir de la retrouver après la poursuite désordonnée à laquelle je m’étais livré, courant d’un bout à l’autre de la foire. Les prédictions du montreur de temps m’avaient malgré tout réconforté, car l’interprétation que je leur donnais était que nous nous rencontrerions à nouveau avant de mourir. En outre, dans la mesure où elle était venue assister à la sortie de Barnoch, il n’était pas impossible qu’elle soit tentée de venir voir les exécutions, celles de Morwenna et du voleur de bétail. C’est plongé dans ces réflexions que je pris le chemin de l’auberge, mais, bien avant d’avoir regagné la chambre que je partageais avec Jonas, elles avaient laissé la place à l’évocation de Thècle et au souvenir du jour où j’avais été élevé au grade de compagnon ; c’était l’idée de devoir abandonner mes habits civils pour la cape fuligine de la guilde qui m’y avait fait penser. Telle est la puissance des associations d’idées, que tout cela me venait à l’esprit alors que la cape était encore accrochée à son portemanteau, et que Terminus Est se trouvait toujours cachée sous mon matelas. À l’époque où j’assurais encore le service de Thècle, je prenais habituellement un malin plaisir à deviner par avance quelle allait être la teneur de sa conversation, ou du moins comment elle allait commencer, d’après le genre de cadeau que je lui apportais. Si j’entrais par exemple dans sa cellule avec l’un de ses mets préférés dérobé à la cuisine, elle était en général conduite à me parler en détail de certains plats servis au Manoir Absolu ; en outre, le type d’aliment servi jouait sur la nature du repas décrit. La viande favorisait l’évocation d’un festin de chasse, avec tout ce qui l’avait précédé : les cris et les barrissements du gibier pris vivant qui montaient de l’abattoir, la traque des braques, le vol des tiercelets et des faucons, les poursuites des léopards chasseurs ; des sucreries entraînaient la description de l’un de ces dîners privés que les châtelaines organisaient pour quelques amis privilégiés, et au cours desquels, dans une ambiance délicieusement intime, les commérages allaient bon train. Les fruits lui faisaient penser à un pique-nique au crépuscule, tel qu’il s’en tenait dans les immenses jardins du Manoir Absolu ; éclairée par des milliers de torches, la soirée s’agrémentait de la présence de jongleurs, de comédiens, de danseurs, et se terminait par un feu d’artifice. Il lui arrivait souvent de manger debout, allant et venant dans une cellule dont les dimensions autorisaient trois pas dans chaque sens. Elle tenait son assiette d’une main, et de l’autre accompagnait ses descriptions de grands gestes. « Comme ça, Sévérian, elles bondissaient dans un ciel plein d’échos, et lançaient leur pluie vert et magenta, tandis que les fusées explosives retentissaient comme le tonnerre ! » Cependant, sa main délicate ne pouvait guère faire monter les projectiles plus haut que sa tête au port altier, car le plafond lui frôlait les cheveux. « Mais je vois que je vous ennuie… Pourtant, il y a un instant, lorsque vous m’avez apporté ces pêches, vous aviez l’air heureux. Maintenant, vous ne souriez même plus. Si vous saviez comme cela me fait du bien d’évoquer toutes ces choses, alors que je suis enfermée ici. Et comme je saurai en profiter quand je les reverrai ! » Ses histoires ne m’ennuyaient pas : j’étais simplement affligé de voir cette femme encore jeune, d’une beauté à couper le souffle, condamnée à rester confinée dans une geôle… Jonas était en train de déballer Terminus Est pour moi au moment où je pénétrai dans la chambre. Je me versai un gobelet de vin. « Comment te sens-tu ? demanda-t-il. — Et toi ? Après tout, ce sera ta première exécution…» Il haussa les épaules. « Je n’ai qu’à escorter la victime. As-tu déjà pratiqué ton art ? Je me le demande… Tu parais tellement jeune ! — Oui, j’en ai eu l’occasion. Mais jamais sur une femme. — Penses-tu qu’elle soit innocente ? » J’étais en train d’enlever ma chemise. Lorsque j’eus les bras libres, je m’en essuyai le visage, puis secouai la tête. « Je suis sûr que non. J’ai été lui parler la nuit dernière, en bas, près de la rivière, là où elle est enchaînée. L’endroit est infesté de moustiques. Mais je t’ai déjà raconté tout cela. » Jonas se servit à son tour du vin, et sa main artificielle sonna contre la coupe de métal. « Oui, et qu’elle était belle, avec des cheveux noirs comme ceux de… — Thècle. Mais les mèches de Morwenna sont raides ; celles de Thècle étaient bouclées. — Thècle, que tu sembles avoir aimée comme j’aime ton amie Jolenta. Je dois avouer que tu disposais de beaucoup plus de temps, pour tomber amoureux, que moi-même n’en ai eu. Tu m’as aussi rapporté que Morwenna t’avait parlé de son mari et de son enfant, morts tous deux de quelque maladie, peut-être pour avoir bu de l’eau contaminée. Je sais encore que ce mari était nettement plus âgé qu’elle. — Il devait être de ta génération, dis-je. — Enfin, il y avait une vieille femme, qui aurait bien voulu de lui, mais qui maintenant la tourmentait. — Uniquement en paroles. » Seuls les apprentis de notre guilde portent une chemise. J’enfilai donc mon pantalon, puis jetai simplement ma cape sur mes épaules nues – la cape de fuligine, la couleur plus noire que le noir. « Habituellement, les clients ainsi exposés en public sur ordre de l’autorité ont été lapidés ; lorsque nous les rencontrons pour les préparer, ils sont blessés, et il n’est pas rare qu’ils aient perdu quelques dents. Il arrive parfois qu’ils aient des os brisés. En général, les femmes ont été violées. — Tu as dit toi-même qu’elle était belle. Les gens croient peut-être à son innocence, peut-être ont-ils pitié d’elle. » Je saisis Terminus Est, la dégainai et laissai tomber à terre son fourreau de peau souple. « Les innocents ont des ennemis. Les gens ont peur d’elle. » Nous sortîmes ensemble. Quand j’étais entré dans l’auberge, quelques minutes auparavant, j’avais dû forcer le chemin au milieu de la foule des buveurs. Maintenant, celle-ci s’écartait toute seule devant moi. J’avais mis mon masque et portais Terminus Est, lame nue, sur l’épaule. Une fois à l’extérieur, la rumeur de la foire baissa au fur et à mesure que nous avancions, au point de se transformer en un faible murmure, comme si nous marchions au milieu du bruissement des feuilles d’une forêt profonde. Les exécutions devaient avoir lieu au centre même de la place où se tenait l’essentiel de la foire, et une foule compacte s’était amassée là. Un caloyer, habillé en rouge, attendait auprès de l’échafaud, son petit bréviaire à la main ; c’était un vieillard, comme presque tous ceux de son ordre. Les hommes qui avaient délogé Barnoch entouraient les deux prisonniers, tout à côté. Quant à l’alcade, il avait endossé sa robe jaune d’apparat et portait la chaîne d’or de sa charge. Une ancienne tradition nous interdit d’utiliser les marches ; toutefois, j’ai vu maître Gurloes s’appuyer sur son épée pour sauter sur l’échafaud, dans la cour au pied de la tour de la Cloche. J’étais fort probablement la seule personne présente au courant de cette coutume, ce qui ne m’empêcha pas de m’y plier, et je fus accueilli par un rugissement de la foule digne de quelque fauve, lorsque je bondis sur les bois de justice, ma cape battant derrière moi. « Incréé, se mit à lire le caloyer, nous n’ignorons pas qu’à tes yeux ceux qui vont périr ici n’ont pas plus de mal en eux que nous-mêmes. Leurs mains sont couvertes de sang – mais les nôtres aussi…» J’examinai le billot. Il est bien connu que ceux qui ne dépendent pas directement de la guilde sont de bien mauvaise qualité : « larges comme un fauteuil, durs comme le crâne d’un sot et creusés en leur centre, en règle générale », dit un proverbe. Celui que j’avais devant moi ne respectait que trop bien les deux premières descriptions, mais grâces en soient rendues à Katharine la Bienheureuse, il était en revanche légèrement convexe ; et si la stupide dureté de son bois n’allait pas manquer d’émousser le tranchant mâle de la lame, j’avais la chance d’avoir affaire à un homme et à une femme, si bien que le fil en serait vierge dans les deux cas. « … Il se peut que par ta Volonté, ils se soient lavés de toutes leurs fautes et aient reçu ta Grâce en cet instant. Quant à nous qui devons leur faire face, quoique nous versions aujourd’hui leur sang…» Je restais immobile, jambes écartées, légèrement incliné sur mon épée, comme si le déroulement de la cérémonie était sans problème pour moi, alors qu’en vérité je ne savais lequel des deux avait tiré le ruban le plus court. « … Toi, le héros qui détruira le ver noir qui dévore le soleil ; Toi, pour qui les deux s’ouvrent comme un rideau ; Toi, dont le souffle fera dessécher l’énorme Erêbe, Abaïa et Scylla qui croupissent au fond des mers ; Toi, qui vis tout aussi bien sous la coquille de la graine la plus minuscule de la plus lointaine forêt, de la graine qui plonge au plus profond de l’obscurité où aucun homme ne peut voir…» La femme, Morwenna, monta à ce moment les marches, précédée de l’alcade et suivie d’un homme qui la poussait au moyen d’une sorte de broche de fer. Dans la foule quelqu’un lança une suggestion obscène. « … aie pitié de ceux qui n’ont pas eu pitié. Aie pitié de nous, qui allons être sans pitié. » Le caloyer en avait terminé, et l’alcade enchaîna. « De la façon la plus détestable et la moins naturelle…» Haut perchée, sa voix sonnait différemment de ce qu’elle était dans une conversation normale, mais aussi du ton emphatique qu’il avait pris pour faire son petit discours devant la maison de Barnoch. Après l’avoir écouté distraitement pendant un moment (je cherchais Aghia des yeux dans la foule), je fus soudain frappé par l’idée qu’il avait peur. Il allait devoir assister de très près à tout ce qui serait fait aux deux condamnés. Sous mon masque, je me permis de sourire. « … par égard pour votre sexe. Mais vous serez marquée au fer sur les deux joues, vos jambes seront brisées et, finalement, votre tête sera tranchée. » (Je me pris à espérer qu’ils aient eu assez de bon sens pour penser à préparer un brasero de charbon.) « Par ce pouvoir de justice suprême, octroyé, en dépit de mon indignité, par la générosité de l’Autarque, dont toutes les pensées sont une musique pour ses sujets – je déclare maintenant… je déclare maintenant…» Il avait oublié la suite. Je murmurai les mots : « que le moment de vérité est venu pour vous. — Je déclare maintenant que le moment de vérité est venu pour vous, Morwenna. — Si vous avez une requête à présenter au Conciliateur, formulez-la en votre cœur. — Si vous avez une requête à adresser au Conciliateur, formulez-la. — Si vous avez des conseils à donner aux enfants des femmes, vous n’aurez plus d’autre occasion. » L’alcade avait fini par reprendre son sang-froid, et il répéta sans se tromper : « Si vous avez des conseils à donner aux enfants des femmes, vous n’aurez plus d’autre occasion. » D’une voix claire mais pas très forte, Morwenna répondit : « Je sais que la plupart d’entre vous me croient coupable. Je suis innocente. Je n’aurais jamais pu faire les choses épouvantables dont on m’a accusée. » La foule se rapprocha pour mieux l’entendre. « Beaucoup d’entre vous pourraient témoigner que j’aimais Stachys et l’enfant que j’avais eu de lui. » Une tache de couleur attira mon regard, masse carmin sombre dans la lumière éclatante de ce soleil de printemps. Il s’agissait de l’un de ces bouquets de roses thrénodiques comme en portent les croque-morts lors des funérailles. C’était Eusébia qui le tenait, la femme qui avait persécuté Morwenna au bord de la rivière. Au moment où je la regardai, elle en respira le parfum avec une expression de ravissement, puis se servit des tiges couvertes d’épines pour s’ouvrir un chemin dans la foule, jusqu’à ce qu’elle arrive au pied même de l’échafaud. « Elles sont pour toi, Morwenna ; meurs avant qu’elles ne flétrissent. » Je frappai les planches du bout carré de mon épée pour obtenir le silence. Morwenna reprit : « Ce bon père qui vient de lire ses prières pour moi, et avec lequel je me suis entretenue avant d’être amenée ici, m’a demandé de te pardonner si j’atteignais la sérénité avant toi. C’est la première fois qu’il m’est donné de pouvoir répondre à une requête, et j’y consens. Dès cet instant, tu es pardonnée. » Eusébia s’apprêtait à lui répondre, mais d’un regard je la fis taire. Le petit homme au sourire édenté qui se trouvait près d’elle agita la main, et je tressaillis en reconnaissant Héthor. « Êtes-vous prêt ? me demanda Morwenna. Moi, je le suis. » Jonas avait entre-temps posé un seau plein de braises rougeoyantes sur l’échafaud. Un manche en dépassait, probablement celui du fer portant la lettre infamante ; mais il n’y avait pas de chaise. Je lançai à l’alcade un coup d’œil que j’essayai de faire le plus significatif possible. J’aurais pu tout aussi bien m’adresser à un poteau. Je finis donc par demander : « Avons-nous une chaise, Votre Honneur ? — J’ai envoyé deux hommes en chercher une, ainsi que de la corde. — Quand ? » (La foule commençait à s’agiter et à murmurer.) « Il y a quelques instants. » La veille au soir, il m’avait encore affirmé que tout serait prêt, mais ce n’était plus le moment de lui rappeler sa promesse. J’ai pu constater depuis que c’est parmi les officiers ruraux que l’on rencontre le plus de magistrats enclins à perdre la tête une fois qu’ils sont sur l’échafaud du fait de leur fonction. Ils sont écartelés entre le désir ardent d’être le centre de l’attention générale – position qui leur est interdite lors d’une exécution – et la peur parfaitement justifiée de ne pas pouvoir, faute de capacité ou de formation, se comporter comme il faut. Neuf fois sur dix, le plus lâche des condamnés se conduira mieux, alors qu’il sait qu’il va par exemple avoir les yeux arrachés une fois qu’il sera en haut des marches ; et même un timide cénobite, peu habitué au tapage mené par les hommes et craintif à en pleurer, se montrera plus fiable. Quelqu’un s’écria : « Qu’on en finisse ! » Je regardai Morwenna. Avec son aspect famélique, son teint clair, son sourire pensif et ses grands yeux sombres, elle était tout à fait le genre de victime susceptible de provoquer dans la foule un sentiment de sympathie peu souhaitable. « Nous pouvons la faire asseoir sur le billot », dis-je à l’alcade, et je ne pus m’empêcher d’ajouter : « De toute façon, il convient tout aussi bien, sinon mieux. — Mais il n’y a rien pour l’attacher. » Comme je m’étais déjà permis une remarque de trop, je m’abstins de lui répondre ce que je pensais de ceux qui exigent que les prisonniers soient ligotés. Au lieu de cela, je posai Terminus Est à plat derrière le billot, fis asseoir Morwenna et saluai des deux mains, selon l’ancienne tradition ; puis je pris le fer brûlant de la main droite, saisis les poignets de la femme dans ma main gauche, la marquai sur chaque joue et presque du même geste, levai très haut l’instrument encore rougi à blanc. Le cri poussé par la malheureuse avait fait taire la foule pendant un instant ; maintenant, elle rugissait. L’alcade se redressa, et instantanément fut un autre homme. « Faites-la-leur voir », me dit-il. J’avais espéré éviter cela, mais il me fallut aider Morwenna à se lever. Je tenais sa main droite dans la mienne, et comme si nous participions à quelque danse folklorique, nous fîmes lentement, avec raideur, le tour de la plate-forme. Héthor était hors de lui de ravissement, j’eus beau essayer d’ignorer le son de sa voix, je l’entendis se vanter de me connaître auprès des gens qui l’entouraient. Eusébia tendit son bouquet à Morwenna et l’interpella : « Regarde, tu vas en avoir besoin dans fort peu de temps. » Une fois le tour du billot accompli, je regardai l’alcade ; il se demandait visiblement dans quel délai on devait procéder en de telles occasions, mais finit cependant par me donner le signal. Morwenna murmura : « Est-ce que ce sera bientôt fini ? — C’est déjà presque terminé. » Je l’avais fait asseoir sur le billot et étais en train de ramasser mon épée. « Fermez les yeux. Et essayez de vous souvenir que presque tous ceux qui ont vécu sont morts, le Conciliateur compris, qui se relèvera une seconde fois à l’arrivée du Nouveau Soleil. » Ses paupières pâles aux longs cils s’abaissèrent, et elle ne vit pas la lame que je tenais dressée. Les éclats de lumière qu’elle lançait avaient fait taire à nouveau la foule, et quand le silence fut complet, je l’abattis à plat sur ses cuisses. Dominant le bruit sourd du choc, on put entendre très clairement le craquement sec de ses fémurs qui se brisaient, aussi clairement que le droite-gauche vainqueur d’un boxeur. Malgré l’impact, Morwenna resta immobile sur le billot et, bien qu’évanouie, ne tomba pas ; je profitai de cela pour reculer d’un pas et lui trancher la tête de ce coup horizontal et porté en douceur si difficile à maîtriser, comparé à celui donné de haut en bas. Pour être franc, ce ne fut que lorsque je vis jaillir les flots de sang et entendis le son mat de la tête frappant les planches que je sus que j’avais réussi. Sans m’en douter, j’avais été aussi nerveux que l’alcade. Le moment était venu où, toujours selon la tradition, on est autorisé à abandonner l’attitude guindée et officielle de la guilde. J’avais envie de rire et de faire des entrechats ; l’alcade était en train de me secouer par les épaules tout en débitant des discours incohérents comme j’aurais voulu le faire moi-même – je n’arrivais pas à entendre ce qu’il disait, mais ce ne pouvait être que de joyeuses divagations. L’épée haut levée d’une main, la tête de ma victime tenue par les cheveux de l’autre, je me mis à parader sur l’échafaud. Mais cette fois je ne me contentai pas d’un tour ; j’en fis deux, trois, quatre… Une légère brise s’était levée qui constella mon masque, mon bras et ma poitrine nue de gouttelettes écarlates. La foule me lançait ses inévitables plaisanteries : « Vas-tu faire le même genre de coupe de cheveux à ma femme (à mon mari) ? » « Quand tu en auras terminé, je prendrai bien une livre de saucisse ! » « Est-ce que je peux avoir le chapeau de la dame ? » Je riais à leurs quolibets, et feignais de lancer la tête dans la foule, lorsque quelqu’un me saisit par la cheville. Il s’agissait d’Eusébia, et avant qu’elle eût ouvert la bouche, je sus qu’elle éprouvait cette même compulsion à parler que j’avais souvent observée chez nos clients de la tour Matachine. Ses yeux brillaient d’excitation, et l’effort qu’elle faisait pour attirer mon attention était tel que son visage en était tout déformé et qu’elle paraissait à la fois plus jeune et plus vieille qu’auparavant. Je ne pus distinguer ce qu’elle me criait, et me penchai vers elle pour comprendre. « Innocente ! Elle était innocente ! » Ce n’était certes pas le moment de lui expliquer que ce n’était pas moi qui avais jugé Morwenna, et je me contentai d’acquiescer de la tête. « Elle m’a pris Stachys ! Elle me l’a volé ! Et maintenant, elle est morte. Tu comprends ? Bien sûr, elle était innocente, mais je suis tellement contente ! » Je hochai de nouveau la tête et entrepris un ultime tour d’échafaud, brandissant toujours la tête à bout de bras. « C’est moi qui l’ai tuée, et non toi ! hurla Eusébia. — Comme tu voudras, lui lançai-je en retour. — Innocente ! Je la connaissais bien – c’était la prudence même. Elle avait certainement mis quelque chose de côté – comme du poison pour elle. Elle aurait très bien pu mourir avant que tu n’en finisses ! » Héthor la saisit à ce moment-là par le bras et, me montrant du doigt, s’écria : « Mon maître, mon maître à moi ! — C’est donc quelqu’un d’autre… À moins que la maladie…» Je criai : « Au seul Démiurge appartient la justice parfaite ! » La foule continuait à manifester bruyamment, mais la rumeur avait cependant baissé d’un cran. « N’empêche, elle m’avait volé mon Stachys, et maintenant, elle n’est plus là. » Puis, plus fort que jamais, « Elle a disparu, c’est merveilleux ! » Et sur ces mots, Eusébia plongea le visage dans son bouquet, comme pour s’enivrer le plus possible du parfum entêtant des roses. Je laissai tomber la tête dans le panier qui l’attendait, et essuyai ma lame à l’aide d’un morceau de chiffon rouge que Jonas m’avait préparé. Lorsque je remarquai à nouveau Eusébia, elle gisait sans vie, au milieu d’un cercle de badauds. Sur le moment, je ne me posai guère de questions et supposai simplement que son cœur avait lâché au cours de son accès de joie furieuse. Un peu plus tard, vers la fin de l’après-midi, l’alcade fit examiner le bouquet par un apothicaire, qui, parmi les pétales, trouva répandu un poison aussi fort que subtil, qu’il ne put identifier. J’imagine que Morwenna avait dû le tenir caché dans sa main quand elle gravit l’échafaud, et le jeter dans le bouquet lorsque Eusébia le lui avait tendu, au moment où je lui avais fait faire le tour de la plate-forme après l’avoir marquée. Permets-moi de faire ici une halte, lecteur, et de te parler comme un esprit peut parler à un autre, alors que des millions d’années nous séparent peut-être. Bien que tout ce que j’ai écrit jusqu’ici – et qui va du portail fermé de la nécropole à la foire de Saltus – couvre l’essentiel de ma vie adulte, et que ce qui reste à rapporter ne concerne que quelques mois, j’ai le sentiment d’être loin d’avoir raconté seulement la moitié de ce que j’avais à dire. Pour éviter d’en arriver à remplir une bibliothèque aussi grande que celle de maître Oultan, je te le dis sans détour, beaucoup de choses seront passées sous silence. J’ai fait le récit de l’exécution du frère jumeau d’Aghia, Agilus, à cause de son importance dans mon destin, et celui de la mort de Morwenna du fait des circonstances inhabituelles dont elle a été entourée. Je ne rapporterai dorénavant aucun des supplices que j’ai infligés par la suite, sauf s’ils présentent un intérêt particulier pour mon histoire. Que ceux qui se délectent du récit de la mort et des souffrances des autres le sachent : ils risquent d’être déçus. Qu’il me suffise de dire que j’accomplis sur le voleur de bétail les supplices qui avaient été ordonnés, et qui se terminèrent par son exécution. À l’avenir, quand je raconterai mes voyages, il te faudra comprendre que j’ai pratiqué les mystères de notre guilde, chaque fois que l’occasion s’en est présentée et était de quelque profit, même si je ne donne pas le détail des circonstances. 5. La limite Ce soir-là, Jonas et moi dînâmes seuls dans notre chambre. J’avais certes trouvé qu’il était très agréable d’être une vedette pour la foule, et connu de tout un chacun ; mais la popularité est également pesante, et au bout d’un moment on finit par en avoir assez de répondre toujours aux mêmes questions stupides et d’être obligé de décliner le plus poliment possible les multiples invitations à boire quelque chose. Il se produisit un petit désaccord entre l’alcade et moi, à propos de la rémunération que je devais recevoir pour mon travail. J’avais cru comprendre qu’outre le quart du salaire qui avait été convenu, et que j’avais touché en étant engagé, je toucherais la totalité du solde de chaque client immédiatement après leur mort ; mais l’alcade prétendait avoir voulu dire que c’était seulement après l’exécution du troisième et dernier condamné que je serais réglé. Ce sont des conditions que je n’aurais jamais acceptées, et que j’aimais d’autant moins qu’il y avait eu entre-temps les prédictions du montreur de temps – que, par un sentiment de loyauté envers Vodalus, j’avais gardées pour moi. Mais après avoir menacé de ne pas monter sur l’échafaud, je fus payé et tout rentra dans l’ordre. Nous nous trouvions maintenant confortablement installés tous deux, une bouteille de vin et un plateau de victuailles chaudes. L’aubergiste avait reçu l’ordre de dire que j’avais quitté son établissement, et je me serais senti parfaitement bien si le vin de mon gobelet ne m’avait pas rappelé avec autant d’insistance celui que Jonas avait découvert la veille dans l’aquamanile – peu après que j’eus examiné la Griffe en secret – et qui était de qualité bien supérieure. Jonas, qui me regardait sans doute tandis que je contemplais le liquide rouge pâle, se versa une autre rasade et observa : « Tu dois te rappeler que tu n’es pas responsable du jugement. Si tu ne t’étais pas trouvé dans les parages, les condamnés auraient tout de même subi leur châtiment, en fin de compte, et probablement auraient-ils souffert davantage, entre des mains inexpertes. » Je lui demandai de préciser de quoi il voulait parler. « Je vois bien que tu es troublé… à propos de ce qui s’est passé aujourd’hui. — Mais tout s’est bien passé, me semble-t-il, répondis-je. — Sais-tu ce qu’a dit le poulpe à la sirène, en quittant son lit de varech ? Je ne conteste pas votre habileté, bien au contraire. Mais vous avez l’air d’avoir besoin de vous faire remonter le moral. — Nous nous sentons toujours un peu déprimés, après. C’est ce que maître Palémon avait coutume de dire, et la chose se vérifie dans mon cas. Il prétendait qu’il s’agissait d’une fonction psychologique purement mécanique, ce qui, à l’époque, me semblait être une contradiction ; mais je me demande maintenant s’il n’avait pas raison. As-tu pu suivre le déroulement des événements, ou étais-tu trop occupé ? — La plupart du temps j’étais derrière toi, sur les marches. — Tu bénéficiais donc d’un bon point de vue ; tu auras pu constater comment les choses se sont passées – sans le moindre accroc à partir de l’instant où nous avons décidé de ne pas attendre la chaise. J’ai fait la preuve de ma maîtrise au point de susciter les applaudissements, et j’ai été l’objet de l’admiration de tous. On éprouve toujours un sentiment de lassitude dans les moments qui suivent. Maître Palémon disait aussi qu’il existait deux sortes de mélancolie : la mélancolie des foules et la mélancolie de cour, que certains d’entre nous éprouvent les deux, d’autres aucune, et quelques-uns l’une à l’exclusion de l’autre. Eh bien, moi, c’est la mélancolie des foules, et j’imagine que ce n’est pas à Thrax que je risque de découvrir si oui ou non j’éprouve aussi la mélancolie de cour. — Mais qu’est-ce que c’est, au juste ? » demanda Jonas, le regard perdu dans son gobelet de vin. « Un bourreau, disons plutôt un maître de la Citadelle, a parfois l’occasion d’entrer en contact avec des exultants du plus haut rang. Suppose que nous ayons un prisonnier particulièrement impressionnable, et que tout laisse à penser qu’il possède des informations importantes ; il y a toutes les chances pour que soit envoyée une personnalité de tout premier plan afin d’assister aux interrogatoires. Mais la plupart du temps, ce personnage n’aura guère d’expérience quant aux opérations les plus délicates. Il posera donc des questions au maître, et lui confiera éventuellement les craintes qu’il éprouve, en fonction du tempérament et de la santé du sujet. Dans de telles circonstances, un bourreau a l’impression d’être au cœur de l’événement… — Et se sent très abattu lorsque tout est terminé… Oui, je crois que je peux comprendre. — As-tu déjà été témoin d’une exécution mal organisée ? — Non. Tu ne manges pas ta viande ? — Moi non plus, mais j’en ai entendu parler, et c’est pourquoi j’étais tendu. Il y à le cas où le prisonnier se détache et s’enfuit en se mêlant à la foule ; le cas où il faut porter plusieurs coups avant d’arriver à trancher le cou ; le cas où le bourreau perd complètement son sang-froid et se trouve dans l’incapacité de procéder à l’exécution. Au moment où j’ai escaladé l’échafaud, je n’avais aucun moyen de savoir si l’un ou l’autre de ces malheurs n’allait pas m’arriver. En tant que bourreau, j’aurais pu être fini pour le restant de mes jours si la chose s’était produite. — Il n’empêche, c’est une manière bien terrible de gagner sa vie… C’est ce que le buisson d’épines dit à la pie-grièche, sais-tu ? — Je ne crois vraiment pas…» Je m’interrompis, ayant vu du coin de l’œil quelque chose bouger à l’autre bout de la chambre. Je crus tout d’abord qu’il s’agissait d’un rat, animal pour lequel j’éprouve une profonde répugnance ; je n’ai vu que trop souvent les morsures qu’ils infligeaient à nos clients, dans les cachots en dessous de la tour. « Qu’est-ce qu’il y a ? — Quelque chose de blanc. » Je me levai et fis le tour de la table pour mieux voir. « C’est une feuille de papier que quelqu’un a dû glisser sous notre porte. — Encore une femme qui veut coucher avec toi », dit Jonas, mais j’avais déjà ramassé le document. Je reconnus effectivement les délinéaments délicats d’une écriture de femme, tracés à l’encre grise sur un parchemin. Je me rapprochai de la bougie pour pouvoir le lire. Mon très cher Sévérian, Grâce à l’un des braves qui m’aident en ce moment, j’ai appris que vous vous trouviez dans le village de Saltus, à proximité. Cela semble trop beau pour être vrai, mais je tiens à savoir si vous pouvez me pardonner. Je peux vous jurer que tous les tourments que vous avez endurés à cause de moi n’étaient pas de mon fait. Dès le début, je voulais tout vous dire, mais les autres s’y sont formellement opposés. Ils estimaient que seuls devaient être au courant ceux pour qui c’était absolument indispensable – c’est-à-dire eux-mêmes à l’exclusion de tout autre – et finirent par me dire carrément que si je ne leur obéissais pas en tout point, ils annuleraient leur plan et me laisseraient mourir. Je sais que vous auriez donné votre vie pour moi, et c’est ainsi que je me suis permis de juger que, si le choix vous avait été laissé, vous auriez aussi préféré souffrir pour moi ; pardonnez-moi. Mais maintenant j’en suis sortie et me trouve presque libre – je suis maîtresse de mes actes dans la mesure où j’obéis aux instructions simples et peu contraignantes du père Inire. C’est pourquoi je veux tout vous dire, dans l’espoir que lorsque vous connaîtrez tous les détails, vous me pardonniez vraiment. Vous vous souvenez de mon arrestation, ainsi que des inquiétudes manifestées par maître Gurloes pour ce qui était de mon confort. Vous n’avez pas oublié qu’il est souvent venu me rendre visite dans ma cellule, ou qu’il m’a fait venir dans son bureau afin de me poser des questions, ainsi que les autres maîtres. Cela venait de ce que le père Inire, mon bon protecteur, l’avait chargé de veiller attentivement sur moi. Finalement, quand il devint évident que l’Autarque ne me rendrait pas la liberté, le père Inire prit sur lui de me la donner. J’ignore les menaces qu’il a pu adresser à maître Gurloes, ou les pots-de-vin qu’il lui a fait passer. Les unes ou les autres ont dû suffire, et quelques jours avant ce que vous avez cru être ma mort, cher Sévérian, il m’expliqua comment les choses allaient se passer. Car il ne suffisait pas que je fusse libérée : il fallait en outre que je ne fusse pas recherchée. Autrement dit, on devait faire en sorte que l’on me crût morte, mais maître Gurloes avait reçu comme instruction expresse d’épargner ma vie. Vous pouvez maintenant imaginer les difficultés qu’il nous fallut surmonter. Il fut convenu que je serais soumise à un genre de supplice dont l’action était purement interne, et que maître Gurloes devait auparavant désarmer, afin de ne pas me porter atteinte. Il était prévu que je devais vous demander le moyen d’abréger mes souffrances quand vous me trouveriez en train d’agoniser ; et tout s’est passé selon ce plan. Vous m’avez procuré le couteau, et je me suis fait une légère entaille au bras ; je m’étais accroupie tout contre la porte afin qu’un peu de sang coule par en dessous. Ensuite, je me suis barbouillé la gorge et j’ai attendu, immobile sur le lit, que vous fussiez venu vérifier ce que j’avais fait. Avez-vous vraiment regardé ? J’étais allongée, comme morte. Mes yeux avaient beau être fermés, j’eus l’impression de ressentir votre souffrance lorsque vous m’avez vue ainsi. Il s’en est fallu de peu que je ne pleure, et je me souviens de ma peur à l’idée que vous puissiez voir couler mes larmes. Finalement, j’ai entendu vos pas qui s’éloignaient, et je me suis relevée pour bander mon bras et me laver le visage et le cou. Au bout d’un moment, maître Gurloes est arrivé et m’a emmenée. Pardonnez-moi… Mon désir est grand de vous voir maintenant, et si le père Inire, comme il me l’a solennellement promis, arrive à obtenir ma grâce, il n’y a aucune raison que nous restions séparés plus longtemps. Mais il faut venir tout de suite : j’attends son messager, et lorsque celui-ci sera arrivé, il me faudra voler jusqu’au Manoir Absolu me jeter aux pieds de l’Autarque – que son nom soit un baume trois fois béni sur le front brûlant de ses esclaves. Pas un mot de tout cela à qui que ce soit, bien entendu ; quittez Saltus dans la direction du nord-est ; avancez jusqu’à ce que vous rencontriez un ruisseau qui rejoint le Gyoll en faisant de nombreux méandres. Remontez-le, vous finirez par arriver à sa source, à l’entrée d’une mine. Je dois ici vous faire part d’un grand secret, qu’il ne faudra en aucun cas révéler à d’autres. Cette mine est en réalité un dépôt pour le trésor de l’Autarque, dans lequel se trouvent d’énormes quantités de pièces neuves, des lingots d’or et d’argent et des pierres précieuses. Ce dépôt a été constitué au cas où il serait un jour obligé d’abandonner le trône du Phénix ; il est gardé par des domestiques un peu particuliers du père Inire, mais il ne faudra pas en avoir peur. On leur a dit de m’obéir, et comme je leur ai parlé de vous, ils vous laisseront passer sans vous provoquer. Après avoir pénétré dans la mine, vous suivrez le cours d’eau, jusqu’au bout, à l’endroit où il jaillit d’une pierre. C’est ici que j’attends, ici que j’écris dans l’espoir que vous pardonnerez à votre Thècle. Je fus pris d’un indescriptible sentiment de joie en lisant et relisant cette lettre. Jonas, qui pouvait voir mon visage, bondit tout d’abord de sa chaise – il a dû me croire sur le point de défaillir – puis s’écarta de moi comme il l’aurait fait d’un fou. Lorsque finalement je pliai la lettre et la jetai dans ma sabretache, Jonas, en véritable ami qu’il était, ne me posa pas la moindre question ; mais à son regard, je vis qu’il était prêt à m’aider. « J’ai besoin de ta monture, lui dis-je. Puis-je la prendre ? — Avec plaisir. Cependant…» Mais déjà je déverrouillais la porte. « Tu ne peux pas venir. Si tout se passe bien, je veillerai à ce qu’elle te soit restituée. » Tandis que je descendais l’escalier quatre à quatre et traversais la cour au galop, je crus littéralement entendre la voix de Thècle prononcer les mots de sa lettre ; et j’étais tout à fait devenu fou au moment où j’entrai dans l’écurie. Je cherchai des yeux le merychippus de Jonas, mais je vis à sa place un grand destrier, plus haut que moi. Je n’avais aucune idée de la personne qui l’avait amené jusque dans ce paisible village, et ne cherchai pas un seul instant à le savoir. Je sautai sur son dos sans la moindre hésitation, dégainai Terminus Est et tranchai d’un coup le licou qui le retenait attaché. Je n’ai jamais vu de meilleure monture. En un seul bond elle était hors de l’écurie, en deux dans la grand-rue du village. Le temps d’une respiration, je craignis qu’elle ne se prenne dans les cordages des tentes, mais elle avait le pied aussi sûr que celui d’une danseuse. La rue se dirigeait vers l’est, c’est-à-dire vers le fleuve ; les dernières maisons dépassées, je la fis obliquer vers la gauche. Elle franchit un mur aussi aisément qu’un enfant saute un bâton, et nous nous retrouvâmes en train de galoper à pleine allure dans une prairie où des taureaux redressèrent leurs cornes à notre passage, dans la lumière verte de la lune. Je suis loin d’être un parfait cavalier, et à l’époque je montais encore moins bien qu’à présent. En dépit de la selle haute et large, je crois bien que je ne serais pas resté plus d’une demi-lieue sur le dos d’une autre bête ; mais les qualités du destrier que je venais de voler étaient telles qu’en dépit de sa vélocité, il se déplaçait comme une ombre. Et en vérité, c’est bien d’une ombre que nous devions avoir l’air, lui avec sa robe sombre, et moi dans ma cape de fuligine. Il n’avait toujours pas ralenti son allure lorsque nous débouchâmes sur le ruisseau mentionné dans la lettre, dans une grande gerbe d’eau. Je le retins à cet endroit, en partie en tirant sur ses rênes, mais surtout par la voix ; il m’écouta comme l’aurait fait un vieux compagnon. Aucun chemin n’était tracé sur l’une ou l’autre rive, et nous ne l’avions pas remonté bien loin quand nous tombâmes sur des halliers descendant jusqu’au bord de l’eau. Je retournai dans le ruisseau, en dépit de la répugnance marquée par ma monture, et, comme on gravit des marches, nous le remontâmes dans les bouillonnements de son cours écumant, traversant à la nage les bassins les plus profonds. Pendant plus d’une veille, nous pataugeâmes dans ce ruisseau qui passait à travers une forêt très semblable à celle où nous nous étions retrouvés, Jonas et moi, après avoir été séparés de Dorcas, du Dr Talos et du reste de la troupe, à la porte de Compassion. Puis les rives furent plus hautes et accidentées, et les arbres rabougris et tout tordus. De grosses pierres ralentissaient le courant, et, à leurs bords francs à angle droit, je reconnus le travail des hommes ; nous étions dans une région de mines, et les ruines de quelque grande ville devaient se trouver là en dessous. La pente se fit plus raide, et en dépit de tout son courage, mon destrier trébucha plusieurs fois sur des pierres glissantes ; si bien que je fus obligé d’en descendre et de le guider. C’est de cette manière que nous franchîmes toute une série de marmites profondes, endroits oniriques et obscurs dans leurs hautes parois d’ombre, mais piqués des reflets verts du clair de lune et dont le silence n’était troublé que par les échos de l’eau grondante. Je me retrouvai en fin de compte dans une gorge plus petite et plus étroite que toutes celles qui avaient précédé ; en son extrémité, à une encablure environ de moi, la lune éclairait un véritable escarpement dans lequel se découpait une ouverture noire. C’est de celle-ci que coulait le ruisseau, qui en jaillissait comme la salive de quelque titan pétrifié. Je découvris tout à côté de l’eau un recoin de terre assez plat pour ma monture, et je m’arrangeai pour l’attacher à un arbuste avec ce qui restait des rênes. On pouvait accéder autrefois à l’entrée de la grotte, ou de la mine, grâce à une passerelle de bois ; mais cela faisait maintenant bien longtemps qu’elle avait dû finir de pourrir. Au premier abord, dans la faible lumière du clair de lune, l’escalade m’apparut impossible ; mais je découvris quelques bonnes prises pour les pieds dans la vieille paroi et pus grimper le long de la cascade. Mes mains tâtonnaient déjà dans l’ouverture de la grotte, lorsque j’entendis ou crus entendre un son en provenance du défilé en dessous ; je m’immobilisai, tournant la tête pour scruter l’ombre. Tout autre bruit qu’un appel de trompe ou une explosion aurait été noyé par le grondement de l’eau, et c’est ce qui s’était produit ; j’étais néanmoins convaincu d’avoir perçu quelque chose – le claquement d’une pierre tombant sur une autre pierre, ou le « plouf » d’un gros objet tombant dans l’eau. Tout paraissait calme et paisible dans l’étroite gorge. Puis je vis au loin mon destrier bouger, et, pendant un bref instant, sa tête pleine de fierté, les oreilles dressées et tournées vers l’avant, apparut dans la lumière. Je conclus alors que ce que je venais d’entendre n’était rien d’autre que le fer de son sabot sonnant contre un rocher, le fait d’être attaché très court le rendant nerveux. Je me glissai dans l’entrée obscure d’un seul rétablissement, geste qui, comme je l’appris plus tard, me sauva la vie. Un homme de bon sens, sachant comme c’était mon cas qu’il allait lui falloir pénétrer dans un endroit semblable, se serait muni d’une lanterne et d’une bonne réserve de bougies. Mais j’avais été mis hors de moi à l’idée que Thècle était encore vivante, et je n’avais rien pour m’éclairer. C’est pourquoi je dus m’avancer à tâtons dans l’obscurité, et, au bout de l’équivalent d’une douzaine de pas, il n’y avait plus le moindre reflet de lune pour me guider. J’étais en train de patauger dans le courant et me remis à marcher comme lorsque j’avais tiré le destrier derrière moi. J’avais jeté Terminus Est sur mon épaule gauche, sans craindre d’en mouiller l’extrémité, car le plafond était tellement bas qu’il me fallait marcher plié en deux. J’avançai ainsi longtemps, redoutant constamment de m’être trompé et que Thècle ne m’attende en vain en un autre endroit. 6. Lumière bleue Je finis par m’habituer tellement à la chanson de l’eau glacée que, si on me l’avait demandé, j’aurais répondu être en train de marcher en silence ; mais ce n’était pas le cas, et lorsque, tout d’un coup, mon étroit tunnel laissa la place à une vaste salle tout aussi obscure, je le sus immédiatement par le changement de timbre de la musique du courant. Je fis un pas, puis un autre, et relevai prudemment la tête ; mais il n’y avait aucune pierre rugueuse à laquelle se cogner. Je tendis un bras en hauteur : rien. Saisissant Terminus Est par son pommeau d’onyx, je l’agitai dans tous les sens, encore sous la protection de son fourreau : toujours rien. Je fis alors quelque chose que vous, qui lisez ces mémoires, ne manquerez pas de trouver ridicule, même si vous n’avez pas oublié l’avertissement que j’avais reçu, disant que des gardes risquaient de se trouver dans la mine, mais qu’ils étaient au courant et ne me feraient pas de mal. J’appelai Thècle par son nom. L’écho seul me répondit : « Thècle… Thècle… Thècle…» À nouveau, tout fut silencieux. Je me souvins m’être alors dit qu’il me fallait suivre le cours d’eau jusqu’à ce que je trouve le point où il sourdait du rocher, ce que je n’avais pas encore fait. Mais peut-être empruntait-il plusieurs galeries différentes, tout comme il passait par différentes combes à l’extérieur. Je repris ma marche en pataugeant, tâtant mon chemin du pied à chaque pas, de crainte de tomber inopinément. Au bout de cinq enjambées à peine, j’entendis quelque chose, un bruit encore lointain mais distinct, que ne masquait pas le murmure de l’eau coulant ici plus paresseusement. Cinq enjambées de plus, et je vis de la lumière. Il ne s’agissait pas du reflet émeraude qui nous provient des légendaires forêts de la lune, non plus que d’une lumière que des gardes pussent transporter – la flamme écarlate d’une torche, le rayonnement doré d’une chandelle, ou encore le faisceau blanc éclatant que j’avais eu parfois l’occasion d’apercevoir, lorsque, de nuit, les atmoptères de l’Autarque survolaient la Citadelle – non ; on aurait plutôt dit une brume lumineuse, donnant l’impression d’être incolore à certains moments, et d’un vert jaunâtre sale à d’autres. Il était impossible d’évaluer la distance à laquelle elle se trouvait, et elle semblait ne pas avoir de forme. Elle me parut clignoter pendant un moment, et moi, toujours pataugeant dans le lit du ruisseau, je me précipitai dans sa direction. Une deuxième lumière apparut alors à côté de la première. Il m’est encore difficile de me concentrer sur les événements qui se produisirent au cours des minutes suivantes. Peut-être chacun a-t-il, dans son subconscient, certains moments d’horreur bien cachés, tout comme il en existe dans les oubliettes aux plus profonds niveaux habités, où sont détenus ceux qui ont depuis longtemps perdu la raison, ou dont la forme de conscience a perdu toute humanité. Comme eux, ces souvenirs hurlent et frappent les murs de leurs chaînes, mais il est bien rare qu’on les laisse remonter à la lumière. Ce que j’ai vécu sous cette colline est resté en moi, comme ces pauvres âmes au fond de la tour : c’est quelque chose que j’ai tenté d’enfermer dans les replis les plus lointains de mon cerveau, mais dont je prends conscience de temps en temps. (Il y a peu, alors que le Samrhou se trouvait encore dans l’embouchure du Gyoll, je regardai, de nuit, par-dessus le plat-bord ; et chaque rame qui plongeait dans l’eau me parut être un foyer de phosphorescence. Pendant un instant, je m’imaginai que les êtres de dessous la colline étaient enfin venus me chercher. Ils sont à mes ordres, désormais, mais cette pensée ne me réconforte guère.) Donc, une deuxième lumière vint rejoindre la première, puis une troisième et une quatrième ; je continuai d’avancer. Il y en eut bientôt beaucoup trop pour pouvoir les compter, mais, ignorant tout de leur nature, leur vue me rassurait et m’encourageait, il faut l’avouer. J’imaginai que chacune d’entre elles était l’extrémité d’une torche d’un genre qui m’était inconnu, tenue par l’un des gardes mentionnés dans la lettre. Ayant encore avancé d’une douzaine de pas, je vis les différents points lumineux s’organiser en un schéma, et que ce schéma affectait la forme d’une pointe de lance ou de flèche tournée dans ma direction. J’entendis alors, bien que faiblement, un grondement semblable à celui que nous avions coutume d’entendre monter de la tour de l’Ours, au moment où l’on nourrissait les bêtes. J’ai la conviction qu’à cet instant-là, j’aurais encore eu le temps de m’échapper, si j’avais fait immédiatement demi-tour et pris la fuite. Mais je n’en fis rien. Le grondement s’amplifia – mais il n’avait rien à voir avec des cris d’animaux, ni avec les hurlements d’une foule déchaînée. Je vis que les points lumineux n’étaient pas sans formes, comme je l’avais tout d’abord cru. Ils ressemblaient plutôt à cette figure ornementale qu’en art on appelle une étoile – une étoile dotée de cinq pointes inégales. Ce n’est qu’à ce moment-là que je m’arrêtai, mais il était déjà bien trop tard. La lumière équivoque et sans nuance précise venait d’augmenter suffisamment pour me permettre de distinguer les ombres des formes encore imprécises qui m’entouraient. De chaque côté s’élevaient des éléments massifs aux angles droits, suggérant indéniablement un travail humain : j’eus l’impression de me trouver au milieu d’une ville enterrée qui ne se serait pas écroulée sous le poids de la terre qui la recouvrait ; j’imaginai que c’était de là que les mineurs de Saltus exhumaient leurs trésors. Entre ces formes massives se dressaient des piliers trapus, disposés dans cet ordre irrégulier qu’ont en général les piles de bois de chauffage – chaque bûche dépasse tout en étant intégrée à l’ensemble. Cependant ces piliers luisaient doucement, renvoyant la lumière de feu follet des étoiles mouvantes, qui devenait ainsi moins sinistre ou en tout cas plus belle. Je me demandai un moment ce qu’étaient ces piliers ; puis, regardant à nouveau les lumières en étoile, je les vis réellement pour la première fois. Vous est-il arrivé d’avancer péniblement de nuit vers ce qui vous a semblé être la fenêtre d’une petite maison, pour découvrir qu’il s’agissait en fait du feu d’alarme d’une énorme forteresse ? Ou d’escalader une paroi, de glisser et de vous raccrocher de justesse pour vous apercevoir seulement à cet instant que vous risquiez une chute cent fois plus grande que ce que vous aviez cru ? Si oui, vous pourrez avoir une idée de ce que j’ai éprouvé. Les étoiles n’étaient pas des étincelles de lumière, mais des formes vaguement humaines, ne me paraissant petites que parce que la caverne dans laquelle je me trouvais était bien plus vaste que tout ce que j’aurais pu imaginer dans un endroit pareil. Quant aux hommes, ils ne me parurent pas tout à fait humains ; ils avaient les épaules plus larges et le corps plus tordu que nous. Ils se précipitaient sur moi. Le grondement que j’avais entendu sortait de leur gorge. Je fis demi-tour et, comprenant tout de suite que je ne pourrais courir dans l’eau, grimpai sur la rive où se trouvaient les structures sombres. Mais les êtres étaient déjà sur moi ou presque, certains d’entre eux décrivant une large courbe sur ma droite et sur ma gauche afin de me couper toute retraite. Ils étaient effrayants d’une manière que je ne saurais expliquer – faisant penser à des singes avec leurs corps tordus et poilus, leurs longs bras, leurs jambes courtes et leur nuque épaisse. Leurs dents étaient semblables à des crocs de smilodon, taillées en dents de scie et incurvées, et dépassaient de la longueur d’un doigt de leur mâchoire massive. L’horreur que j’éprouvais ne provenait cependant pas de ces détails, pas plus que de la lueur noctiluque émanant de leur fourrure ; elle tenait à l’aspect de leur visage, peut-être à leurs yeux énormes aux iris pâles. Cela m’apprenait qu’ils étaient tout aussi humains que moi-même. De même que les vieillards sont prisonniers d’un organisme décrépit qui va se dégradant, et les femmes d’un corps sans force qui en fait les victimes impuissantes des désirs les plus vils des hommes, ces hommes avaient l’apparence de singes blafards et le savaient. Cette conscience qu’ils avaient de leur aspect devint parfaitement perceptible tandis qu’ils m’entouraient, et il n’y avait rien de plus affreux, car leurs yeux étaient la seule partie de leur corps qui ne luisait pas. Je pris une inspiration pour hurler une fois de plus le nom de Thècle. Puis je compris tout, me tus et tirai Terminus Est de son fourreau. L’un d’eux, plus fort ou du moins plus courageux que les autres, s’avança vers moi. Il tenait une massue dont le manche court n’était rien d’autre qu’un fémur, et m’en menaça tout en restant hors de portée de mon épée, grondant et frappant la tête métallique de son arme dans le creux de sa grande main. Un clapotement anormal de l’eau derrière moi me fit me retourner à temps pour me permettre de voir l’un des hommes-singes phosphorescents traverser le ruisseau. Il fit un bond en arrière lorsque je le frappai de ma lame, ce qui n’empêcha pas le bout carré de Terminus Est de l’atteindre sous l’aisselle. Et telle était la perfection de son acier et la finesse de son fil, qu’elle lui trancha sans difficulté le sternum. Il tomba, et le courant emporta son cadavre ; cependant j’avais eu le temps de voir, avant de porter mon coup, qu’il s’avançait dans l’eau avec une certaine répugnance, et que ses mouvements en étaient au moins aussi ralentis que les miens. Faisant demi-tour pour surveiller mes assaillants, je retournai à reculons dans le ruisseau et entrepris de regagner lentement le point par lequel il communiquait avec le monde extérieur ; j’avais l’impression que je serais sauvé si je pouvais atteindre l’étranglement du tunnel, mais je savais également qu’ils feraient tout pour m’empêcher d’y arriver. Leur bataillon, qui devait maintenant comprendre plusieurs centaines d’individus, se resserrait encore autour de moi. La lumière qui émanait de leur groupe était devenue telle qu’elle me permit de constater que les masses à angle droit aperçues quelques instants auparavant étaient bien des bâtiments, extrêmement anciens selon toute vraisemblance, et construits dans cette pierre grisâtre sans joints apparents. Alentour, le sol était souillé des déjections des chauves-souris. Les piliers irréguliers étaient en fait des tas de lingots superposés ; d’après leur couleur, il devait s’agir d’argent. Chaque pile en comportait bien une centaine, et j’estimai à plusieurs centaines le nombre de ces piles éparpillées dans la ville enterrée. J’avais vu cela tout en reculant d’une demi-douzaine de pas. Au septième, une vingtaine d’entre eux fondit sur moi, de tous les côtés à la fois. Il n’était plus temps de porter des coups précis et nets à la gorge. Je me mis à effectuer de grands moulinets, et le sifflement de ma lame remplit ce monde souterrain, répercuté par les parois et le plafond de pierre, demeurant parfaitement audible parmi les grondements et les cris des hommes-singes. On perd complètement le sens du temps qui s’écoule en de telles circonstances. Je me souviens de la façon dont ils se sont rués sur moi et des coups frénétiques que je portais, mais, rétrospectivement, j’ai l’impression que tout s’est passé en un clin d’œil. Deux, cinq puis dix hommes-singes tombèrent autour de moi, et bientôt l’eau fut noire de sang dans la lueur crépusculaire qui baignait tout. Les corps des blessés et des morts s’entassèrent. Leur attaque n’en ralentit pas pour autant. Je reçus sur l’épaule un coup aussi puissant que s’il avait été porté par le poing d’un géant. Terminus Est m’échappa, et le poids des corps m’entraîna jusqu’à ce que je sois sous l’eau, me débattant désespérément. Les crocs de l’un de mes ennemis me déchirèrent le bras comme l’auraient fait des pointes, mais il devait craindre de se noyer, je crois, car il ne s’acharna pas sur moi comme il l’aurait pu. J’enfonçai mes doigts dans ses narines dilatées et lui rompis le cou, bien qu’il m’ait paru plus résistant que celui d’un homme. J’aurais pu arriver à m’échapper si j’avais réussi à conserver mon souffle jusqu’à l’entrée du tunnel ; les hommes-singes semblaient m’avoir perdu de vue tandis que je nageais sous l’eau pendant quelques brasses, m’éloignant d’une chaîne environ. Mais mes poumons étaient sur le point d’éclater, et lorsque je sortis la tête de l’eau, ils s’abattirent à nouveau sur moi. Il ne fait aucun doute qu’arrive toujours le moment où il serait logique qu’un homme meure ; j’ai toujours pensé que ce moment était arrivé cette fois-là. Je considère d’ailleurs tout ce que j’ai vécu depuis comme un supplément gratuit, un cadeau que je ne méritais pas. J’étais désarmé, et mon bras droit était engourdi et entaillé. Les hommes-singes manifestaient maintenant plus d’audace, mais c’est cette audace même qui me donna un court répit, car ils étaient tellement nombreux à vouloir m’achever qu’ils se gênaient les uns les autres. D’un coup de pied, j’en frappai un au visage ; un autre s’empara de ma botte, et il y eut un éclair de lumière. Mû par quel instinct ou quelle inspiration, je ne sais, je m’y agrippai : la Griffe était entre mes mains. Tout comme si elle avait attiré à elle la lumière sépulcrale qui éclairait la scène en lui donnant les couleurs de la vie, elle se mit à dégager un éclat azuré qui remplit bientôt la caverne. Le temps d’un battement de cœur, les hommes-singes s’immobilisèrent, comme si un gong venait de résonner, et j’élevai la gemme au-dessus de ma tête. Je ne puis dire à quelles manifestations de terreur de leur part je me suis attendu à cet instant – si tant est que je m’attendisse à quoi que ce fût. Ce qui se produisit fut tout à fait différent. Les hommes-singes ne s’enfuirent pas en courant, mais ne reprirent pas leur attaque non plus. Au lieu de cela, ils reculèrent de quelques pas, s’agenouillèrent et pressèrent leur front contre le sol de la grotte. Il se fit un grand silence, semblable à celui qui m’avait accueilli en arrivant, coupé seulement du murmure calme de l’eau ; par ailleurs, je pouvais maintenant voir toutes choses, depuis les piles de lingots d’argent terni près desquelles je me tenais, jusqu’au fond de la caverne, à l’endroit où les hommes-singes m’étaient apparus, descendant de ce qui était en fait un mur éboulé, et semblables à des points de lumière livide. Je repris ma retraite ; les hommes-singes me regardèrent, et leurs visages étaient ceux d’êtres humains. Lorsque je les vis ainsi, je compris combien de millénaires de combats dans l’obscurité avaient passé, pour que se développent leurs crocs, que s’agrandissent leurs yeux et s’allongent leurs oreilles. Nous-mêmes – c’est du moins ce que prétendent les mages – avons été autrefois des singes ; des primates heureux dans des forêts qu’ont englouties depuis longtemps des déserts dont nous ne savons même plus le nom. Les vieillards retombent en enfance, lorsque le poids des ans finit par obscurcir leur esprit. Il n’est pas impossible que l’humanité, après tout, comme ces vieillards, revienne à l’état qui fut autrefois le sien, en en donnant une image dégradée, si le vieux soleil finit par mourir et que nous nous retrouvions en train de nous disputer dans l’obscurité quelques os à demi rongés. Je vis notre avenir – ou plutôt l’un de nos avenirs possibles – et me sentis pris de plus de pitié pour ceux qui avaient triomphé dans cette guerre des ténèbres que pour ceux qui avaient perdu leur sang dans la nuit sans fin. Je fis un pas en arrière, comme je l’ai dit, puis un autre ; aucun des hommes-singes ne tenta de m’arrêter. Puis je me souvins de Terminus Est. Aurais-je échappé au plus désespéré des combats que je me serais méprisé de l’abandonner ; et l’idée de me retirer sain et sauf sans elle était intolérable. Je me remis donc à avancer, comptant sur la lumière de la Griffe pour jeter quelque reflet sur sa lame. À cela, le visage bizarre et torve de ces hommes réagit en s’éclairant ; et à leurs regards, je compris qu’ils espéraient me voir rester parmi eux, afin que restent aussi pour toujours la Griffe et son rayonnement bleuté. Comme la chose paraît maintenant terrible, tandis que je la couche sur le papier ! Mais en fait, je ne crois pas que cela eût été aussi terrible. Quelque bestiales qu’elles m’aient paru, ces faces de brutes exprimaient toutes de l’adoration, si bien que je jugeai alors (comme je le fais encore) que s’ils étaient pires que nous à certains égards, ces habitants des villes cachées sous Teur étaient meilleurs à certains autres, par la grâce d’une affreuse innocence. Je cherchai de tous les côtés et d’une rive à l’autre sans rien trouver, tout en ayant néanmoins l’impression que la lumière émise par la Griffe brillait plus que jamais, de plus en plus fort, au point que la plus petite des stalactites qui pendaient du plafond de l’énorme caverne finit par projeter derrière elle une ombre noire et parfaitement découpée. Je m’adressai en fin de compte aux hommes accroupis. « Mon épée ?… Où est mon épée ? L’un de vous l’a-t-il prise ? » Je ne leur aurais pas parlé si je n’avais pas été aussi bouleversé à l’idée de la perdre ; mais on aurait dit qu’ils comprenaient. Ils commencèrent à marmonner entre eux, puis à me parler et à me faire des signes, toujours en restant accroupis, pour me faire comprendre qu’ils ne voulaient plus m’attaquer, me tendant leurs gourdins et leurs lances faites d’un os épointé. Alors, par-dessus le murmure de l’eau et les grommellements des hommes-singes, j’entendis un nouveau bruit qui les fit tous taire d’un seul coup. Un ogre se serait-il attaqué aux membres de l’univers, que le grincement de ses dents n’aurait pas produit un autre son. Le lit de la rivière, dans laquelle je me tenais toujours, se mit à trembler sous mes pieds, et l’eau, qui avait été si pure, se troubla de limon : on aurait dit qu’un ruban de fumée se tordait dans le courant. Venant de très loin en dessous, j’entendis un pas, le pas d’une tour en marche préfigurant ce Jour Dernier pour lequel il est dit que toutes les villes de Teur s’avanceront à la rencontre de l’aube, le matin où le Nouveau Soleil poindra. Puis un autre. Les hommes-singes bondirent sur leurs pieds, et, le dos courbé, filèrent vers l’extrémité la plus éloignée de la galerie, silencieux et vifs comme un vol de chauves-souris. La lumière se mit aussitôt à décroître, et il me sembla bien, comme je l’avais craint plus ou moins, que la Griffe n’avait brillé que pour eux et non pour moi. Un autre pas fit trembler le sol, et au même instant la Griffe lança un ultime éclat ; mais ce bref et dernier éclair me suffit pour apercevoir Terminus Est gisant au plus profond de l’eau. Je me penchai, de nouveau dans l’obscurité, et, après avoir glissé la Griffe à sa place, dans le haut de ma botte, je saisis mon arme ; ce faisant, je découvris que mon bras n’était plus engourdi, et il me parut même être aussi fort qu’avant le combat. Au quatrième pas, je fis demi-tour et m’enfuis, tâtant le terrain devant moi de la pointe de mon épée. Je crois savoir maintenant quelle était la créature que notre tapage avait attirée des racines du continent. Mais je l’ignorais alors, comme j’ignorais si c’était les grondements des hommes-singes, la lumière de la Griffe ou mes cris qui l’avaient tirée de sa léthargie. Je ne savais en cet instant qu’une seule chose : qu’il existait quelque créature très loin en dessous de nous, devant qui même les hommes-singes, en dépit de leur nombre et de leur apparence terrible, se dispersaient comme des étincelles dans le vent. 7. Les assassins Lorsque j’évoque mon retour à travers le tunnel conduisant au monde extérieur, il me semble qu’il a duré une veille, sinon davantage. Tout me laisse penser que mes nerfs n’ont jamais dû être en très bon état, ne serait-ce que pour avoir été soumis sans répit aux effets d’une mémoire sans faille. Mais pendant tout le trajet ils furent tendus à craquer, et trois pas semblaient m’éprouver autant que les mésaventures de toute une vie. J’étais bien entendu terrifié. Pourtant je n’ai jamais passé pour un couard, depuis que je suis enfant, et il est arrivé plusieurs fois que des personnes différentes fassent des remarques flatteuses sur mon courage. Je n’ai jamais flanché en accomplissant les devoirs de ma guilde ; je me suis battu, à titre personnel ou durant des guerres ; j’ai escaladé des à-pic, et j’ai failli me noyer à plusieurs reprises. Je crois néanmoins que la seule différence qui existe entre ceux que l’on appelle courageux et ceux qui passent pour poltrons tient à ce que ces derniers ont peur avant le danger, tandis que les premiers ont peur seulement après. Personne ne peut avoir vraiment très peur alors qu’il court un danger grave et imminent : l’esprit se trouve trop concentré sur la chose elle-même et les gestes qu’il faut faire pour l’affronter ou l’éviter. Le poltron n’est poltron que parce que sa peur l’accompagne ; et c’est ainsi que des personnes que nous croyons peureuses pourront nous stupéfier par leur courage, pourvu qu’elles n’aient pas vu venir le danger. Maître Gurloes, que j’avais toujours pris pour un modèle d’intrépidité lorsque j’étais enfant, était indiscutablement un poltron. À l’époque où Drotte était capitaine des apprentis, Roche et moi avions la charge de faire alternativement le service de maître Gurloes et de maître Palémon ; et une nuit, maître Gurloes se confia à moi, après m’avoir demandé de rester dans la cellule où il venait de se retirer pour continuer de remplir sa coupe. « Dis, mon garçon, connais-tu notre cliente Ya ? Tu sais, celle qui est fille d’un écuyer et qui est si mignonne ? » En tant qu’apprenti, je n’avais guère affaire aux clients, et secouai la tête négativement. « Elle est condamnée à être violée. » Je n’avais pas la moindre, idée de ce qu’il voulait dire, et me contentai de répondre : « Oui, maître. — C’est la plus grande infamie que l’on puisse faire à une femme – ou à un homme, aussi… Être violée ; et par un bourreau. » Il mit la main sur sa poitrine et rejeta la tête en arrière pour me regarder. Par rapport à sa corpulence, il avait d’ailleurs une tête étonnamment petite ; et, s’il avait porté une chemise ou une veste fermée (ce que bien sûr il ne faisait jamais), on aurait pu être tenté de croire que son vêtement était rembourré. « Oui, maître. — Ne vas-tu pas me demander d’aller le faire à ma place ? Un jeune gars comme toi, plein de sève ! Ne me dis pas que le poil ne t’a pas encore poussé, tout de même ! » Je compris enfin où il voulait en venir, et je lui dis que l’idée que ce soit possible ne m’avait pas effleuré, étant donné que je n’étais encore qu’un apprenti ; mais que s’il m’en donnait l’ordre, j’y obéirais certainement. « J’en suis persuadé. Elle n’est pas mal du tout, sais-tu. Mais elle est grande, et je n’aime pas les grandes. Tu peux être sûr qu’il a dû y avoir un bâtard d’exultant dans la famille, une ou deux générations auparavant. Le sang parle de lui-même, comme on dit, même si nous sommes les seuls à savoir vraiment ce que cela veut dire. Cela te plairait-il ? » Il me tendit sa coupe et je la lui remplis. « Si tel est votre désir, maître. » En vérité, j’étais très excité à cette perspective. Je n’avais encore jamais possédé de femme. « C’est impossible ; je dois le faire en personne. Qu’arriverait-il si l’on m’interrogeait ? Et puis je dois porter témoignage, remplir des papiers. Maître de guilde depuis vingt ans, et je n’en ai jamais falsifié. Sans doute me crois-tu incapable de le faire. » Cette idée ne m’était pas venue à l’esprit, de même que je n’aurais jamais pensé le contraire de maître Palémon – à savoir qu’il en soit encore capable, avec ses cheveux blancs, ses épaules voûtées et ses lunettes aux verres épais, il avait l’air de quelqu’un de décrépit depuis toujours. « Eh bien, regarde donc », dit maître Gurloes tout en s’arrachant à sa chaise. Il faisait partie de ces gens capables de marcher droit et de parler clairement même lorsqu’ils sont parfaitement ivres ; il se dirigea avec beaucoup de sûreté vers un cabinet où il prit une fiole de porcelaine bleue, et je craignis un instant qu’il ne la laissât échapper. « Voilà une drogue rarissime et très puissante. » Il retira le bouchon et me montra une poudre brun foncé. « Elle produit toujours son effet ; tu auras à t’en servir un jour ou l’autre, alors autant que tu en apprennes l’existence. Il faut en prendre très peu : ce qui restera sous ton ongle, après avoir posé le doigt sur une pointe de couteau – tu me suis ? Si tu en prends trop, tu resteras deux bonnes journées sans pouvoir apparaître en public. — Je m’en souviendrai, Maître, répondis-je. — C’est évidemment un poison. Comme toutes les drogues – et celle-ci est la meilleure. Encore un petit peu plus, et tu es un homme mort. En outre, il ne faut pas en reprendre tant que la nouvelle lune n’est pas là, tu as bien compris ? — Peut-être vaudrait-il mieux que frère Corbinien mesure la dose, maître. » Corbinien était notre apothicaire ; j’étais terrifié à l’idée de voir maître Gurloes en avaler toute une cuillerée sous mes yeux. « Moi ? Je n’en ai pas besoin. » D’un geste méprisant, il enfonça le bouchon dans la fiole, qu’il posa sèchement sur l’étagère de son cabinet. « C’est parfait, Maître. — De toute façon, j’ai ceci », ajouta-t-il en clignant de l’œil. Il sortit de sa sabretache un phallus de fer qui mesurait bien un empan et demi de long, et dont pendait une lanière de cuir, du côté opposé au gland. Vous qui lisez ces lignes allez me trouver stupide, mais il me fallut un certain temps avant de comprendre à quoi pouvait bien servir cet objet, en dépit même de son réalisme un peu outrancier. J’étais sous l’impression absurde que le vin l’avait fait retomber en enfance, et qu’il était un peu comme un petit garçon qui ne voit pas de différence fondamentale entre son cheval de bois et l’animal véritable. Je me sentis pris de fou rire. « Ils appellent cela abuser de la femme, et l’expression, comprends-tu, nous laisse une porte de sortie. » En disant ces mots, il frappa la paume de sa main du phallus de métal, de ce même geste, maintenant que j’y pense après coup, qu’avait eu l’homme-singe avec sa massue lorsqu’il m’avait menacé. C’est à cet instant que j’avais compris, et je fus saisi de dégoût. Mais, dans la même situation, ce n’est plus cette émotion que j’éprouverais actuellement. Je n’avais pas réagi par sympathie pour la cliente ; je n’y avais même pas pensé. Ce que j’avais ressenti était avant tout une sorte de répugnance envers maître Gurloes qui, en dépit de sa puissante stature et de sa force, se voyait obligé de s’en remettre à la poudre brune ou, pis encore, au phallus de métal qu’il m’avait montré – un objet qui aurait tout aussi bien pu avoir été scié sur une statue (ce qui était peut-être le cas). Et malgré tout, lors d’une autre occasion, alors que la chose devait être accomplie sur-le-champ, de crainte qu’on ne puisse exécuter l’ordre avant que la cliente ne meure, je l’ai vu procéder immédiatement, sans poudre ni phallus, et sans la moindre difficulté. Ainsi donc, maître Gurloes était-il un poltron. Néanmoins, sa couardise valait-elle peut-être mieux que le courage dont j’aurais pu faire preuve dans sa situation, car le courage n’est pas obligatoirement une vertu. Je m’étais montré courageux lors du combat avec les hommes-singes (du moins d’après les critères habituels), mais d’un courage qui n’était qu’un mélange de témérité, de la surprise dans laquelle j’étais et de désespoir ; tandis que maintenant, dans le tunnel, alors qu’il n’y avait plus de raisons d’avoir peur, j’étais terrifié et manquai bien me rompre le crâne contre la voûte. Cependant, je ne m’arrêtai pas et ne ralentis même pas mon allure avant d’avoir vu l’entrée de la grotte se dessiner devant moi, par la grâce du clair de lune. Là, je fis halte. Me croyant enfin sain et sauf, je nettoyai mon épée du mieux que je pus avec les bords effilochés de ma cape, et la remis dans son fourreau. Cela fait, je la plaçai encore une fois sur mon épaule et entrepris de redescendre la paroi, en tâtant du bout de mes bottes détrempées les encoches qui m’avaient permis de l’escalader à l’aller. Je venais à peine d’atteindre la troisième d’entre elles que deux carreaux d’arbalète frappaient le rocher tout près de ma tête. L’un d’entre eux avait dû se ficher dans une fissure de l’antique appareil de pierre, où il resta pris, et sa pointe enflammée m’éblouit. Je me souviens de mon étonnement et aussi d’avoir espéré avec ferveur, avant qu’un troisième carreau ne vienne tomber encore plus près, manquant de m’aveugler complètement, que les arbalètes employées ne fussent pas du modèle de celles qui enclenchent un nouveau projectile dès que le premier a été tiré, permettant ainsi de doubler rapidement un coup. Lorsque le troisième projectile explosa contre la pierre, j’eus donc la réponse, et me laissai tomber avant que les tireurs ne fissent mouche. Comme j’aurais dû m’en douter, il y avait un profond bassin, en dessous de la cascade qui tombait de l’entrée de la mine. J’eus donc droit à un autre bain, mais j’étais encore tellement mouillé que je n’en fus pas affecté, et qu’en fait, il me rendit même le service d’éteindre les flammèches qui avaient sauté sur mon visage et mes bras. Il n’était pas question de déjouer mes assaillants en restant quelque temps sous l’eau. Les remous s’emparèrent de moi comme d’un fétu de paille, et je fus repoussé vers la surface au gré de l’eau. Mais, par le plus grand des hasards, je fus rejeté assez loin de la paroi d’où j’étais tombé, et je me retrouvai derrière les arbalétriers lorsque je grimpai sur la rive. En compagnie d’une femme, ils étaient en train de regarder à l’endroit où j’avais disparu, sous la cascade. Tout en tirant Terminus Est de son fourreau pour la dernière fois cette nuit, j’appelai : « Par ici, Aghia ! » Je m’étais déjà dit qu’il ne pouvait s’agir que d’elle, mais lorsqu’elle eut fait demi-tour (d’un mouvement plus vif que celui des deux hommes), j’aperçus son visage dans le clair de lune : un spectacle épouvantable à mes yeux, car, en sus du mépris qui déformait les traits délicieux de la jeune femme, l’apparition de ceux-ci n’en signifiait pas moins que Thècle était réellement morte. L’homme le plus proche de moi fut assez insensé pour tenter d’épauler son arbalète avant d’appuyer sur la détente. Je plongeai vers lui, lui fauchai les deux jambes d’un seul coup de taille, au moment où le carreau de son acolyte sifflait à mes oreilles comme un météore. Le temps que je me redresse, le second tireur laissa tomber son arbalète et s’empara de son épée, un glaive à lame courte. Aghia fut plus rapide et me fit une éraflure au cou avec son athamé avant que l’homme ait fini de tirer l’arme de son étui. J’esquivai sa première botte et parai maladroitement la deuxième, car Terminus Est n’a rien d’une épée de duel. J’attaquai à mon tour, et elle bondit en arrière. « Passe derrière lui, cria-t-elle au second arbalétrier. Je peux lui tenir tête. » L’homme ne répondit pas. Il ouvrit la bouche comme si sa mâchoire allait se décrocher. Avant que j’aie pu comprendre que ce n’était pas moi qu’il fixait, quelque chose d’où émanait une lueur malsaine passa d’un saut près de moi. J’entendis le bruit affreux d’un crâne qui se brise. Aghia se déplaça aussi gracieusement qu’un chat, et, comme un chat, paraissait prête à cracher au visage de l’homme-singe ; je lui frappai la main, l’obligeant à lâcher l’arme empoisonnée qui disparut dans le bassin. Elle tenta alors de s’enfuir, mais, la saisissant aux cheveux, je lui fis perdre l’équilibre. Grommelant quelque chose, l’homme-singe était penché sur le corps de l’arbalétrier qu’il venait de tuer, soit qu’il ait voulu dépouiller son cadavre, soit qu’il fût poussé par la curiosité, je ne le saurai jamais. J’immobilisai Aghia en posant ma botte sur sa nuque, tandis que l’homme-singe se redressait et se tournait vers moi, avant de se laisser tomber à genoux et de reprendre la posture qu’il avait adoptée avec ses frères dans la grotte. Puis il leva un bras : la main en avait disparu. Je reconnus la coupure bien franche de Terminus Est. L’homme-singe poussa quelques grognements que je ne compris pas. J’essayai malgré tout de répondre. « Oui, c’est moi qui t’ai fait cela. Je suis désolé. Mais nous avons fait la paix, maintenant. » Son regard restait toujours implorant, et il se remit à parler. Un peu de sang coulait encore de son moignon, mais ceux de sa race disposent certainement d’un mécanisme naturel de cautérisation des veines, comme c’est le cas, dit-on, pour les thylacodons ; car sans l’aide de la chirurgie, tout homme aurait saigné à mort d’une telle blessure. « Je te l’ai coupée, repris-je. Mais c’était encore lorsque nous combattions, avant que toi et les tiens n’ayez vu la Griffe du Conciliateur. » Il me vint alors à l’esprit qu’il avait dû me suivre jusqu’ici dans l’espoir d’apercevoir à nouveau la gemme, surmontant la peur de la chose infernale que nous avions réveillée en dessous de la colline. Je glissai la main dans le haut de ma botte et en tirai la Griffe, prenant conscience par la même occasion de la légèreté avec laquelle j’avais placé Aghia à portée de ma précieuse cargaison, quand je vis ses yeux s’agrandir de cupidité. À cet instant, l’homme-singe se fit encore plus humble, tendant désespérément son pauvre membre amputé. Le temps de trois respirations, nous dûmes composer tous les trois un étrange tableau dans la lumière surnaturelle de la lune. Puis une voix stupéfaite – celle de Jonas – s’éleva : « Sévérian ! » Elle venait des hauteurs proches. Comme la sonnerie de trompette qui, dans un théâtre d’ombres, annonce la fin de la représentation et dissout l’illusion, cet appel mit fin à la pose. L’homme-singe fila vers la paroi de la cascade tandis que j’abaissais la Griffe et refermais ma main dessus, et qu’Aghia commençait à se tortiller tout en jurant sous mon pied. Un coup sec du plat de la lame la fit tenir tranquille, mais je continuai à peser du pied sur elle jusqu’à ce que Jonas nous ait rejoints et que nous fussions deux à pouvoir prévenir toute tentative de fuite. « J’ai pensé que tu pourrais avoir besoin d’aide, me dit-il. Mais je constate que je me suis trompé. » Il regardait les cadavres des deux hommes qui avaient accompagné Aghia. « Ce n’était pas vraiment un combat », répondis-je. Aghia s’assit et se mit à se masser la nuque et les épaules. « Ils étaient quatre, et on aurait bien fini par vous avoir, mais ces espèces d’hommes-tigres phosphorescents ont commencé à débouler du trou, et deux de mes hommes ont pris peur et ont disparu. » Jonas se gratta la tête avec sa main d’acier, ce qui fit le bruit d’un cheval qu’on étrille. « J’ai donc bien vu ce que j’ai cru voir… Je commençais à me demander…» Je le questionnai sur ce qu’il croyait avoir vu. « Une créature luisante recouverte de fourrure qui te rendait hommage. On aurait dit que tu tenais à la main une coupe où brûlait de l’alcool – à moins que ce ne fût de l’encens ? Qu’est-ce que c’est que ça ? » Il se pencha et ramassa quelque chose tout au bord de l’eau, à l’endroit où l’homme-singe s’était agenouillé. « Une massue. — Oui, je vois bien. » Une boucle faite d’un tendon était attachée à l’extrémité du manche en os, et Jonas la passa autour de son poignet. « Qui sont donc ces gens qui ont essayé de te tuer ? — Nous y serions arrivés, intervint Aghia, s’il n’avait eu cette cape. Nous l’avons vu sortir du trou, mais elle le recouvrait presque complètement lorsqu’il a commencé à descendre ; mes hommes ne voyaient plus rien de leur cible, excepté la peau de ses bras. » Aussi brièvement que je le pus, j’expliquai à Jonas comment je m’étais trouvé mêlé aux affaires des jumeaux, Aghia et Agilus, et je lui décrivis la mort de ce dernier. « Et voici qu’elle est sur le point d’aller le rejoindre », dit pensivement Jonas, la quittant des yeux pour regarder la lame écarlate de Terminus Est. Il haussa légèrement les épaules. « J’ai laissé mon merychippus là-haut, et il serait peut-être bon que j’aille m’occuper de lui. Comme cela, je pourrai toujours dire que je n’ai rien vu, si on me le demande. Est-ce cette femme qui a envoyé la lettre ? — J’aurais dû y penser. Je t’ai déjà parlé de Thècle, mais tu ne sais que peu de chose. Aghia était beaucoup plus au courant, et c’est de Thècle que me parlait la lettre. Je lui avais tout raconté lors de notre visite aux Jardins botaniques de Nessus. La lettre comportait des fautes et des choses que Thècle n’aurait jamais écrites, mais dans ma précipitation, je ne m’y suis pas arrêté quand je l’ai lue. » Je m’écartai de quelques pas et enfonçai soigneusement la Griffe dans ma botte. « Peut-être vaudrait-il mieux en effet que tu ailles t’occuper de ta bête, comme tu l’as suggéré. La mienne semble bien s’être détachée, et il faudra peut-être monter le merychippus chacun son tour. » Jonas acquiesça et entreprit de remonter l’escarpement par lequel il était arrivé. « Tu me guettais, n’est-ce pas ? demandai-je à Aghia. J’ai entendu quelque chose, et le destrier a dressé les oreilles. C’était toi. Pourquoi ne pas m’avoir tué à ce moment-là ? — Nous étions là-haut, dit-elle en indiquant les rochers qui nous dominaient. Je voulais que les hommes que j’avais engagés t’abattent pendant que tu pataugeais dans l’eau. Mais ils étaient stupides et entêtés, comme le sont toujours les hommes, et ils m’ont dit qu’ils ne voulaient pas gaspiller leurs carreaux pour rien ; d’après eux, les créatures de la mine te tueraient certainement. J’ai fait rouler la plus grosse pierre que j’ai pu trouver et faire bouger, mais il était déjà trop tard. — C’est eux qui t’ont parlé de la mine ? » Aghia haussa ses épaules nues ; la lumière de la lune les changea en une matière plus précieuse et plus belle que la chair. « Tu vas me tuer dans un instant, alors qu’est-ce que cela peut bien faire ? Tous les gens des environs racontent des histoires sur cet endroit. Ils disent que ces créatures sortent les nuits de tempête, volent les animaux dans les étables, et parfois même pénètrent dans les maisons pour emporter les enfants. Il y a aussi une légende qui veut qu’ils aient la garde d’un trésor, là-dedans, c’est pourquoi j’ai ajouté ça dans ma lettre. Je me suis dit que si tu ne venais pas pour Thècle, tu viendrais au moins pour l’or. Est-ce que je peux te tourner le dos, Sévérian ? Tant qu’à faire, je ne veux pas voir venir le coup. » Elle m’enleva un poids du cœur lorsqu’elle dit cela ; je n’étais pas sûr de pouvoir arriver à abattre mon épée si j’avais dû voir son visage. Je levai mon propre phallus de métal, tout en me disant que j’avais encore une chose à demander à Aghia. Mais je fus incapable de m’en souvenir. » Frappe, dit-elle. Je suis prête. » J’assurai ma position au sol, jambes écartées, et mes doigts trouvèrent la tête de femme, qui, à l’une des deux extrémités de la garde, indique le côté du tranchant femelle. Puis encore, un instant plus tard : « Frappe ! » t Mais déjà, j’avais à mon tour achevé l’escalade de l’escarpement. 8. Les cultellarii Nous retournâmes à l’auberge en silence, et si lentement qu’à l’orient l’horizon commençait à s’éclaircir au moment où nous entrâmes en ville. Ce n’est que lorsqu’il dessella le merychippus que je lui avouai : « Je ne l’ai pas tuée. » Il acquiesça sans me regarder. « Je le savais. — As-tu regardé ? Tu avais dit ne vouloir rien voir. — J’ai entendu sa voix alors que tu te trouvais pratiquement à côté de moi. Fera-t-elle une autre tentative ? » Je me mis à réfléchir à sa question, tandis qu’il emportait la petite selle dans la remise. Lorsqu’il en revint, je lui dis : « Oui, j’ai la certitude qu’elle recommencera. Je ne lui ai arraché aucune promesse, si c’est à cela que tu penses. De toute façon, elle ne l’aurait sûrement pas tenue. — À ta place, je l’aurais tuée. — Oui, c’est en effet ce qu’il fallait faire », répondis-je. Nous quittâmes ensemble l’écurie. Il y avait maintenant assez de lumière pour que l’on puisse voir le puits et les grandes portes qui conduisaient à l’intérieur de l’auberge. « Je ne crois pas que cela aurait été bien – je veux simplement dire que j’aurais pu le faire. Je me serais imaginé poignardé durant mon sommeil, mourant dans un lit crasseux, et j’aurais abattu mon épée. Non, cela n’aurait pas été bien. » Jonas souleva l’arme primitive abandonnée par l’homme-singe et mima d’une manière brutale et disgracieuse une exécution capitale. L’extrémité de l’arme passa dans un rayon de soleil, nous arrachant à tous deux une exclamation de surprise. Elle était en or martelé. Ni l’un ni l’autre nous n’éprouvâmes le désir d’aller profiter des distractions que la foire proposait encore à ceux qui avaient eu l’énergie de bambocher toute la nuit. Nous nous retirâmes donc dans la chambre que nous partagions, et nous préparâmes à dormir. Lorsque Jonas m’offrit de partager son or avec moi, je refusai. Jusqu’ici, j’avais eu bien assez d’argent, sans parler de mon avance de salaire, et il avait vécu de mes largesses. J’avais maintenant plaisir à penser qu’il n’aurait plus besoin de se sentir mon débiteur. J’éprouvais également un sentiment de honte, à voir la confiance totale qu’il me faisait à propos de son or, moi qui lui avais caché avec tellement de soin (et qui en fait continuais à lui cacher) l’existence de la Griffe. Je me sentis poussé à lui en parler, mais finalement je m’en abstins ; au lieu de cela, je pris garde de retirer ma botte de telle manière que la Griffe roulât jusqu’au bout du pied. Je me réveillai vers midi et, après m’être assuré que la Griffe était toujours à sa place, allai tirer Jonas de son sommeil, comme il me l’avait demandé. « Il doit bien y avoir des orfèvres à la foire pour m’en donner un prix honnête, dit-il. Et je peux toujours marchander. Veux-tu m’accompagner ? — Nous devrions manger quelque chose, et j’ai bien peur qu’il ne soit l’heure de nous rendre sur l’échafaud lorsque nous aurons terminé. — Eh bien, au travail, dans ce cas. — Oui. » Je venais de ramasser ma cape. Elle était toute déchirée, et mes bottes étaient encore ramollies et humides. « Il y aura bien une des servantes, ici, pour te ravauder tout cela. Elle n’aura certes pas l’air neuve, mais elle aura tout de même meilleure allure. » Jonas ouvrit la porte en grand. « Viens, puisque tu as tellement faim. Qu’est-ce donc qui te donne l’air si songeur ? » Une fois dans la grand-salle de l’auberge, avec un bon repas sur la table, et tandis que la femme de l’aubergiste exerçait ses talents de couturière sur ma cape dans une autre pièce, je lui racontai tout ce qui m’était arrivé sous la colline, terminant sur le bruit de pas en provenance des profondeurs de la terre. « Tu es un drôle de bonhomme, fut son unique commentaire. — Tu es encore plus bizarre que moi. Tu ne veux pas que les gens s’en doutent, mais tu es un étranger, d’une manière ou d’une autre. » Il eut un sourire. « Un cacogène, peut-être ? — Quelqu’un qui vient d’un autre pays. » Jonas secoua tout d’abord négativement la tête, puis acquiesça. « Oui, j’imagine que c’est quelque chose comme cela. Mais toi ! Tu possèdes ce talisman grâce auquel tu subjugues des êtres de cauchemar, et tu viens de découvrir une montagne d’argent. Et tu m’en parles avec le même détachement que quelqu’un qui ferait des réflexions sur la pluie et le beau temps. » Je pris un morceau de pain. « C’est bizarre, je te l’accorde. Mais c’est dans la Griffe, dans cette chose elle-même que réside la bizarrerie ; pas en moi. Quant à ce qui est de t’en parler, pourquoi ne l’aurais-je pas fait ? Si j’étais homme à voler ton or, je pourrais le vendre et dépenser tout l’argent ; mais quelque chose me dit que les affaires de quelqu’un qui volerait la Griffe tourneraient mal. J’ignore pourquoi je le pense, mais c’est comme cela. Et bien entendu, Aghia l’a volée. Quant à ce qui est de l’argent… — Et elle l’a mise dans ta poche ? — Non, dans la sabretache qui pend à ma ceinture. N’oublie pas qu’elle était sûre que son frère me tuerait. Après quoi ils revendiqueraient mon cadavre. Tout avait été bien calculé : ils obtiendraient ainsi Terminus Est et mes affaires. Autrement dit, en plus de l’épée et de mes vêtements, cette pierre précieuse ; en outre, si on la trouvait entre-temps, la faute en serait rejetée sur moi, et non sur eux. Je me souviens… — Oui, de quoi ? — Les pèlerines. Elles nous ont arrêtés au moment où nous nous apprêtions à sortir. Dis-moi, Jonas, crois-tu que certaines personnes peuvent lire dans les pensées des autres ? — Certainement. — Tout le monde n’en est pas aussi sûr. Maître Palémon était convaincu du contraire, tandis que maître Gurloes avait tendance à admettre cette idée. Je pense néanmoins que la grande prêtresse des pèlerines pouvait le faire, au moins dans une certaine mesure. Elle savait qu’Aghia avait volé quelque chose, et moi non. Elle a fait déshabiller Aghia pour qu’elle soit fouillée, mais pour ma part je n’ai même pas été visité superficiellement. Un peu plus tard elles ont détruit leur cathédrale, et je suis convaincu que ce fut à cause de la perte de la Griffe – après tout, il s’agissait de la cathédrale de la Griffe. » L’air songeur, Jonas acquiesça. « Mais ce n’était pas sur ces questions que j’avais envie d’avoir ton opinion ; je voulais savoir ce que tu pensais de ce bruit de pas. Tout le monde a entendu parler d’Erèbe et d’Abaïa, ainsi que des autres créatures qui vivent dans la mer et qui un jour viendront sur la terre ferme. J’ai cependant l’impression que tu en sais davantage sur ces choses que le commun des mortels. » L’expression du visage de Jonas, jusqu’ici franche et ouverte, se ferma soudain. Il avait maintenant l’air sur ses gardes. « Et qu’est-ce qui te fait croire cela ? — Le fait que tu as été marin, et aussi l’histoire des haricots – tu sais celle que tu avais commencé de raconter à la porte. Tu as bien dû voir le petit livre brun qu’il m’est arrivé de lire dans la chambre. Il décrit tous les secrets du monde, ou du moins rapporte ce que toute une série de mages ont dit qu’ils étaient. Je ne l’ai pas lu en entier, il s’en faut même de beaucoup ; car même si Thècle et moi commencions l’un de ses chapitres tous les deux ou trois jours, nous ne tardions pas, à chaque fois, à nous lancer dans de grandes discussions à propos de ce que nous avions lu. J’ai cependant remarqué que toutes les explications données dans cet ouvrage sont simples, et ont même quelque chose d’enfantin. — Comme mon histoire. » J’approuvai de la tête. « Ton histoire aurait tout aussi bien pu venir du livre brun. Le jour où je l’ai apporté à Thècle, j’ai même cru qu’il avait été écrit à l’intention des enfants ou des adultes qui aiment les histoires enfantines. Mais après que nous eûmes parlé de certaines des pensées qui s’y trouvaient, je compris qu’il fallait qu’elles soient exprimées sous cette forme, car il était impossible de les formuler autrement. Si l’auteur avait voulu décrire un nouveau procédé pour faire le vin ou une nouvelle manière de faire l’amour, il aurait pu utiliser un langage plus élaboré et plus précis ; mais dans l’ouvrage qu’il a en fait composé, il ne pouvait qu’écrire : « Au commencement n’existait que l’hexaeméron » ou bien : « Ce qui compte n’est pas de voir l’icône dans son immobilité, mais de percevoir l’immobilité elle-même…» La chose que j’ai entendue sous terre… était-ce l’une d’entre elles ? — Je ne l’ai pas vue. » Jonas se leva. « Je vais maintenant essayer d’aller négocier la massue. Mais avant de partir, je vais te dire ce que toutes les commères finissent un jour ou l’autre par dire à leur époux : Avant que tu ne poses davantage de questions, demande-toi si tu tiens vraiment à connaître les réponses. — Eh bien, une dernière question, répondis-je, après quoi il n’y en aura pas d’autres, je te le promets. Lorsque nous avons traversé la muraille, tu as expliqué que ce que nous voyions à l’intérieur était des soldats, et tu as laissé entendre qu’ils étaient en garnison ici pour résister à Abaïa et au reste. Est-ce que les hommes-singes sont des soldats de ce genre ? Et si c’est le cas, que peuvent bien faire des combattants de taille humaine contre des adversaires grands comme des montagnes ? Et pourquoi les autarques d’autrefois employaient-ils des soldats humains ? » Jonas, qui venait d’envelopper la massue dans un vieux chiffon, la faisait passer distraitement d’une main à l’autre. « Cela fait trois questions, et la seule à laquelle je peux répondre avec certitude est la seconde. Pour les deux autres, je ne pourrais que faire des conjectures, mais je te ferai respecter ta promesse : c’est la dernière fois que nous parlons de ces choses. « La dernière question, tout d’abord. Les autarques d’autrefois, qui n’étaient pas des autarques, ou portaient un autre nom, employaient en effet des soldats humains. Or les guerriers qu’ils créèrent en humanisant des animaux, et, ce n’est pas exclu, en animalisant en secret des humains, se montrèrent plus loyaux. Et il fallait qu’ils le fussent car le peuple – qui détestait ses maîtres – détestait ces esclaves inhumains encore davantage, C’est ainsi que ces domestiques ont été conçus de telle manière qu’ils fussent capables de supporter des choses que ne supporteraient pas des soldats humains. Peut-être est-ce à cause de cela qu’ils sont en garnison dans la muraille. À moins que ce ne soit pour une tout autre raison, qui n’aurait rien à voir. » Jonas fit une pause et s’avança jusqu’à la fenêtre, regardant vers le ciel nuageux et non dans la rue. « J’ignore si tes hommes-singes sont des hybrides de ce genre. Celui que j’ai vu m’a paru très proche de nous, mis à part sa fourrure, et c’est pourquoi j’aurais tendance à partager ton avis – à savoir que ce sont des êtres humains ayant subi des altérations profondes de leur nature, du fait de leur vie dans les mines et de leurs contacts avec les reliques de la cité enterrée sous la colline. Teur est maintenant très âgée, très, très âgée. Au cours de tout ce temps passé, il a dû y avoir bien des trésors dissimulés. L’or et l’argent ne s’altèrent pas, mais ceux qui les gardent peuvent subir des métamorphoses plus étranges que celles qui changent le raisin en vin, ou le sable en perles. « Mais, et nous ? répondis-je. Nous de l’extérieur, qui subissons les ténèbres toutes les nuits, et à qui parviennent les trésors que l’on extrait de ces mines… Pourquoi n’avons-nous pas changé, aussi ? » Jonas ne répondit pas, et je me souvins de ma promesse de ne pas lui poser d’autres questions. Cependant, lorsqu’il tourna son visage vers moi, je vis quelque chose dans son regard qui disait que je n’étais qu’un innocent, que nous avions bel et bien changé. Il se détourna à nouveau, les yeux toujours tournés vers le ciel. « C’est bon, finis-je par concéder, rien ne t’oblige à répondre à cela. Mais qu’en est-il de la question dont tu as dis toi-même que tu connaissais la réponse ? Comment des soldats humains ou presque pourront-ils résister aux monstres venus de la mer ? — Tu ne te trompais pas lorsque tu as dit qu’Erèbe et Abaïa sont aussi grands que des montagnes, et j’ai même été assez surpris, je dois l’admettre, que tu l’aies su. La plupart des gens manquent trop d’imagination pour concevoir des êtres d’une telle taille, et croient qu’ils ne sont pas plus gros que des maisons ou des bateaux. Leur taille réelle est tellement gigantesque qu’il leur est impossible de quitter les eaux de notre planète : ils s’écraseraient sous leur propre poids. C’est pourquoi il ne faut pas se les imaginer en train de s’attaquer physiquement au mur, en y jetant des rochers, par exemple, ou en le frappant de leurs poings. C’est par la pensée qu’ils enrôlent leurs suppôts, et les jettent contre tout ce qui va à l'encontre de leur volonté. » Sur ces mots, Jonas ouvrit la porte de l’auberge et s’éclipsa dans la cohue de la rue ; je restai immobile, un coude appuyé sur la table où nous venions de prendre notre petit déjeuner, et plongé dans l’évocation du rêve que j’avais fait la nuit où j’avais partagé le lit de Baldanders. La terre ne pourrait toutes nous contenir, m’avaient dit les femmes monstrueuses. Machinalement, j’endossai ma cape quand la femme de l’aubergiste me la rapporta. Me voici rendu à une étape de mon récit, où je ne puis faire autrement que de rappeler quelque chose que, jusqu’à maintenant, je n’ai fait que mentionner en passant. Vous qui lisez ces lignes, ne pouvez pas ne pas avoir remarqué que je ne me fais pas scrupule de rapporter, dans le plus grand détail, des choses qui se sont passées il y a des années, en donnant même les termes exacts échangés au cours des dialogues – les miens, comme ceux de mes interlocuteurs. Vous vous êtes certainement dit qu’il ne s’agissait que d’un artifice conventionnel, adopté dans le but de rendre le récit plus agréable et plus coulant. Alors que la vérité est que je fais partie de ceux qui subissent la malédiction d’une mémoire eidétique parfaite. Nous ne pouvons pas, comme on l’a parfois prétendu de façon imprudente, tout nous rappeler. Par exemple, je ne me souviens pas de l’ordre dans lequel les ouvrages de la bibliothèque de maître Oultan étaient rangés sur leurs étagères : mais je me souviens de beaucoup plus de choses que la plupart des gens, comme la position de tous les objets posés sur une table près de laquelle je suis passé étant enfant, ou même du fait que j’ai évoqué telle ou telle scène à plusieurs reprises – et qui plus est, avec la coloration différente que chacune de ces évocations a pu revêtir, ce qui fait que le souvenir n’a pas le même sens aujourd’hui qu’alors. C’est grâce à cette mémoire prodigieuse que j’étais devenu l’élève favori de maître Palémon, et c’est donc à son crédit – ou à son débit – qu’il faut porter l’existence de ce récit : car s’il ne m’avait pas aimé, il ne m’aurait pas envoyé à Thrax avec sa propre épée. Certains prétendent que ce genre d’aptitude a pour contrepartie une capacité de jugement réduite – ce que je ne peux estimer moi-même. Mais elle fait courir un autre danger, dont je suis souvent victime. Lorsque je projette mon esprit vers le passé, comme je le fais en ce moment, et comme je l’ai fait à l’auberge en cherchant à évoquer mon rêve, j’y réussis tellement bien que j’ai l’impression de revivre les jours qui se sont enfuis, d’être dans un autrefois-aujourd’hui, inchangé à chaque fois que je le fais jaillir dans ma conscience, ses lémures aussi réels que moi-même. Maintenant encore, je peux fermer les yeux et pénétrer dans la cellule de Thècle comme je le fis, tel soir d’hiver ; et mes doigts ne tardent pas à éprouver la chaleur de sa robe, tandis que le parfum qui émanait de son corps emplit mes narines comme l’arôme de lys que l’on exacerberait en plaçant les fleurs devant un feu. Je défais sa robe, j’étreins ce corps à la blancheur d’ivoire, et je sens le bout de ses seins s’écraser contre mon visage… Vous voyez ? Rien de plus facile que de gaspiller des heures, voire des jours entiers à ce genre d’évocation ; il m’arrive de m’y enfoncer si profondément que je suis comme ivre ou drogué. Ainsi en était-il au point du récit où je me suis arrêté. L’écho du bruit de pas monstrueux entendu dans la caverne des hommes-singes résonnait toujours dans mon esprit, et, à la recherche d’une explication, je revins à mon rêve, ayant acquis la certitude que je savais maintenant d’où il provenait, et espérant qu’il m’en avait révélé davantage que ce que pouvait craindre celui qui me l’avait envoyé. Une fois encore, je chevauche le coursier aux ailes de cuir couronné de la mitre ; en dessous de nous, volent des pélicans, à coups d’aile rigides et guindés, et des mouettes tournoient et criaillent. Encore une fois je tombe, franchissant des abysses aériens et me rapprochant de la mer dans un sifflement, mais en même temps comme suspendu pendant un moment entre nuages et vagues. Je bande mon corps, plongeant la tête la première, les jambes tendues derrière moi comme une bannière, et fends ainsi les flots ; je vois alors, flottant dans l’azur limpide, la tête aux cheveux de serpents, la bête aux multiples têtes et les tourbillons qui montent du jardin de Sable, tout en bas. Les géantes tendent des bras aussi gros que des troncs de sycomore, aux doigts sertis d’une serre amarante. C’est alors que tout soudainement, moi qui étais jusqu’ici resté aveugle, je compris pourquoi Abaïa m’avait envoyé ce rêve, et avait cherché à m’enrôler dans la grande et ultime guerre de Teur. La tyrannie de ma mémoire annihila ma volonté. Je voyais bien que les odalisques titanesques et leur jardin n’étaient rien d’autre que la matière d’un rêve que je venais d’évoquer, et cependant, j’étais incapable de m’arracher à leur fascination et au souvenir de ce rêve. Des mains me saisirent comme une poupée de chiffon, et tout en me dandinant entre les courtisanes d’Abaïa, je me sentis soulevé du large fauteuil où j’étais assis dans l’auberge de Saltus ; et malgré cela, il me fallut peut-être cent battements de cœur avant d’arriver à débarrasser mon esprit de la mer et de ses femmes aux cheveux d’algue. « Il dort. — Mais ses yeux sont ouverts. » Une troisième voix intervint : « Devons-nous amener l’épée ? — Amène-la toujours. Elle sera peut-être utile. » Les femmes titanesques s’évanouirent peu à peu. Des hommes en vêtements de peau ou de laine écrue me soutenaient de chaque côté, et l’un d’eux, qui montrait un visage balafré, appuyait la pointe de son poignard sur ma gorge. De sa main libre, l’homme qui se tenait à ma droite venait de ramasser Terminus Est, c’était le gaillard à barbe noire qui s’était porté volontaire pour aider à enfoncer la porte de la maison scellée. « Quelqu’un vient. » L’homme au visage balafré s’écarta. J’entendis le raclement de la porte sur le seuil, et l’exclamation de Jonas lorsqu’il fut tiré à l’intérieur. « C’est bien ton maître, n’est-ce pas ? Bon, pas un geste, camarade, ni un cri. Ou nous vous tuons tous deux. » 9. Le Suzerain de la forêt Ils nous obligèrent à nous tenir debout face au mur, tandis qu’ils nous attachaient les mains ; après quoi ils nous enveloppèrent dans nos manteaux pour dissimuler nos liens, si bien que nous avions l’air de marcher les mains jointes derrière le dos. On nous conduisit ensuite dans la cour intérieure, où un lourd balouchithère se dandinait d’une patte sur l’autre, sous son palanquin rustique de fer et de corne. L’homme qui me tenait par le bras gauche frappa la bête à la saignée du genou à l’aide du manche de son aiguillon afin de la faire baraquer, puis on nous poussa sur son dos. Avant d’arriver à Saltus, nous avions dû traverser, Jonas et moi, des collines entières de débris provenant des mines, composées avant tout de pierres et de briques brisées. Lorsque je m’étais précipité dans l’embuscade que m’avait tendue Aghia, j’avais également galopé au milieu de terrils du même genre, bien que ma route m’eût surtout conduit à travers la forêt, du moins dans les environs du village. Nous passions maintenant parmi des monticules de déchets, mais il n’y avait pas trace de chemin. Outre quantité de rebuts, les mineurs avaient jeté ici tout ce qu’ils avaient déterré du passé qui, à leurs yeux, risquait de déshonorer le village et l’occupation à laquelle ils se livraient. Tout ce qu’ils trouvaient répugnant s’amoncelait en désordre, formant d’énormes tas, dix fois plus élevés que notre balouchithère, lui-même pourtant de haute taille : on voyait surtout des statues obscènes, renversées ou réduites en miettes, et des ossements humains auxquels étaient encore attachés des lambeaux de chair desséchée et des touffes de cheveux. Et puis il y avait une bonne dizaine de milliers d’hommes et de femmes – ceux qui, dans l’espoir d’une résurrection en quelque sorte privée, avaient fait traiter leur cadavre afin qu’il devienne pour toujours imputrescible ; ils étaient disséminés un peu partout, tombés comme des ivrognes après une nuit de débauche, leur sarcophage de cristal détruit, les membres relâchés selon des positions grotesques, leurs vêtements en train de finir de pourrir et leurs yeux aveugles regardant fixement le ciel. Jonas et moi avions tout d’abord tenté de questionner nos ravisseurs qui nous réduisirent au silence de quelques coups. Maintenant que le balouchithère s’était enfoncé au milieu de toute cette désolation, ils semblaient plus détendus, et je leur demandai à nouveau où ils nous emmenaient. C’est l’homme à la balafre qui me répondit : « Au pays sauvage, dans la patrie des hommes libres et des femmes ravissantes. » Je pensai à Aghia et lui demandai s’il s’était mis à son service. Ma question eut le don de le faire rire, et il secoua la tête. « Je n’ai qu’un maître, Vodalus de la forêt ! — Vodalus ! — Tiens donc, dit-il, vous le connaissez ? » Il poussa du coude l’homme à la barbe noire, qui voyageait avec nous dans le palanquin. « Nul doute que Vodalus vous traitera de la meilleure façon, vous qui vous êtes si joyeusement offert pour supplicier l’un de ses hommes. — En fait je le connais », répondis-je. Je fus sur le point de raconter au balafré comment la chose s’était faite, l’année avant que je ne devienne capitaine des apprentis et où je lui avais sauvé la vie dans la nécropole. Puis je fus pris d’un doute : peut-être Vodalus ne s’en souviendrait-il pas, et je me contentai de dire que si j’avais su que Barnoch était l’un de ses compagnons, je n’aurais en aucun cas accepté de procéder à la question. Bien entendu, je mentais. Car j’étais au courant, et j’avais accepté un salaire, chose que j’avais justifiée en me disant que j’éviterais ainsi à Barnoch de souffrir. Je ne tirai aucun bénéfice de ce mensonge, car les trois hommes, y compris celui qui servait de cornac au balouchithère, assis sur le cou de l’animal, se mirent à glousser en chœur. Quand ils eurent fini de s’esclaffer, je repris : « J’ai quitté Saltus la nuit dernière par le nord-est ; allons-nous dans cette direction, maintenant ? — Ainsi donc c’est là que vous étiez. Notre maître est lui-même venu vous chercher, mais il est rentré bredouille. » L’homme à la balafre sourit, et je compris à ce sourire qu’il était ravi d’avoir réussi là où Vodalus en personne avait échoué. Jonas murmura : « Nous allons vers le nord ; regarde où est le soleil. — Exact », reconnut le balafré, qui devait avoir l’oreille fine. « Vers le nord – mais pas pour longtemps. » Puis, histoire de se distraire, il se mit à me décrire les méthodes de torture employées par son maître quand il avait des prisonniers ; la plupart d’entre elles étaient extrêmement primitives et devaient être plus impressionnantes à voir qu’efficaces. Comme si quelque main invisible venait de tirer un rideau au-dessus de nos têtes, l’ombre des arbres s’étendit sur le palanquin. Nous laissâmes derrière nous les milliards de scintillements des éclats de verre ainsi que les yeux morts et fixes, pour entrer dans la fraîcheur verte et plus sombre de la forêt de haute futaie. Même notre balouchithère, au milieu de ces troncs puissants, était réduit à la taille d’un petit rongeur – lui qui faisait trois fois la taille d’un homme debout. Et quant à nous qui le chevauchions, nous étions comme ces pygmées des histoires d’enfants, en route vers la fourmilière servant de forteresse au roi des farfadets. Je me fis la réflexion que c’est à peine si ces arbres étaient plus petits lorsque j’étais moi-même encore à naître, et qu’ils se dressaient exactement de la même manière quand je n’étais qu’un enfant jouant au milieu des cyprès et des tombeaux paisibles de notre nécropole ; ils allaient rester encore très longtemps ainsi, s’imprégnant de la lumière du soleil déclinant, alors que je serais mort depuis autant de siècles qu’étaient morts les gens enterrés près de la Citadelle. Je vis combien il importait peu, à l’échelle de l’univers, que je vive ou meure, même si ma vie me paraissait précieuse. Et, de ces deux pensées contradictoires, je me forgeai une attitude morale par laquelle j’étais prêt à saisir la moindre chance que j’aurais de me sauver, tout en ne me souciant pas tellement de savoir si j’échapperais ou non à la mort. C’est grâce à cet état d’esprit, je crois, que j’ai survécu ; et il s’est montré si bon compagnon que j’ai depuis constamment essayé de l’adopter, n’y arrivant pas toujours, mais souvent. « Tout va bien, Sévérian ? » C’était la voix de Jonas. J’ai dû lui jeter un regard étonné. « Bien sûr. Avais-je l’air malade ? — Pendant un moment, oui. — J’étais intrigué par tout ce que cet endroit avait de familier pour moi, et je cherchais à comprendre pourquoi. Je crois qu’il me rappelle les nombreuses journées d’été passées dans notre Citadelle. Les arbres sont presque aussi gros que les tours, sans compter que beaucoup d’entre elles sont couvertes de lierre ; si bien que par une calme journée d’été, la lumière qui passe entre elles a un peu cette même qualité de vert. Et tout est calme, ici, comme là-bas… et puis… — Oui ? — Tu as certainement souvent voyagé en bateau ? — Cela m’est arrivé, en effet. — C’est quelque chose que j’ai toujours voulu faire, mais qui ne m’est arrivé pour la première fois que le jour où nous avons traversé un bras du Gyoll, Aghia et moi, pour nous rendre aux Jardins botaniques, puis ce même jour, lorsque nous avons franchi le lac aux Oiseaux. Les mouvements d’une barque sont très semblables à ceux de cet animal, et aussi silencieux, sauf quand une rame mal guidée frappe l’eau à plat. J’ai un peu l’impression de parcourir la Citadelle, porté par une inondation, avançant avec une lente solennité…» À ces mots, Jonas me regarda avec une telle expression de sérieux sur le visage que j’éclatai de rire et me redressai, dans le but – du moins je crois – de voir ce qui se trouvait au sol, afin de faire quelque remarque lui montrant que je n’avais fait que me laisser porter par mon imagination. À peine étais-je sur mes pieds que l’homme à la balafre se levait aussi et, tenant la pointe de son poignard à un pouce de mon cou, m’intimait l’ordre de me rasseoir. Je refusai pour le narguer. Il agita son arme. « Assieds-toi, ou je t’ouvre le ventre ! — Perdant ainsi la gloire de m’avoir ramené ? Je suis sûr que non. Attends donc un peu que les autres racontent à Vodalus comment, après avoir réussi à t’emparer de moi, tu m’as égorgé alors que j’avais les mains attachées. » C’est alors qu’intervint le hasard, ou la destinée. Le barbu qui tenait Terminus Est essaya de la dégainer ; mais il n’était pas habitué à tirer une épée aussi longue de son fourreau – il faut la saisir d’une main par les quillons, tenir l’ouverture du fourreau de l’autre, puis ouvrir complètement les bras, à droite et à gauche, pour dégager la lame dans sa totalité – et il chercha à la dégainer comme un sabre, vers le haut, ou comme s’il arrachait une mauvaise herbe dans un champ. Sa maladresse le laissa vulnérable à un déhanchement plus accentué du balouchithère qui, en le déséquilibrant, le précipita sur l’homme au poignard. Assez affûté pour couper un cheveu en deux, l’un des tranchants les entailla tous deux. L’homme à la balafre bondit en arrière, et Jonas en profita pour lui saisir la jambe entre ses deux pieds et le faire basculer par-dessus le rebord du palanquin. Pendant ce temps, l’homme à la barbe noire avait lâché Terminus Est et regardait sa blessure d’un air incrédule ; elle était très longue, bien que vraisemblablement peu profonde. Je connaissais cette arme comme je connaissais ma propre main, et il ne me fallut qu’un instant pour m’accroupir, le dos tourné, et saisir la poignée, puis, bloquant la pointe entre mes talons, couper les liens qui retenaient mes poignets. Se ressaisissant, le barbu tira une dague avec laquelle il aurait eu le temps de me tuer si Jonas ne lui avait lancé un redoutable coup de pied entre les jambes. Il se plia en deux, et j’étais debout, Terminus Est a la main, bien avant qu’il ne puisse se relever. La contraction de toute sa musculature le redressa comme un ressort, ce qui se produit souvent si l’on n’a pas fait agenouiller la victime. J’ai l’impression que c’est un jet de son sang qui alerta le cornac, resté jusqu’ici inconscient de ce qui se passait – tout cela s’était déroulé le temps d’une respiration. Il se retourna pour regarder, et je le cueillis sans une bavure d’un coup de taille horizontal à une main, en me penchant sur le bord du palanquin. Sa tête venait à peine de toucher le sol, que le balouchithère, telle une souris se glissant dans une fissure de mur, franchissait le portique étroit formé par deux géants de la forêt. Devant nous s’étendait une clairière plus vaste que tout ce que j’avais vu jusqu’ici dans ces bois ; herbes et fougères poussaient à foison, et les rayons du soleil que n’altérait plus le feuillage, leur donnaient les teintes vives de l’orpiment. C’est en ce lieu que Vodalus avait décidé de faire dresser son trône, en dessous d’un dais tressé de chèvrefeuille en fleur ; et le hasard voulut qu’il fût justement en train de siéger, avec à sa droite la châtelaine Théa, au moment où nous fîmes notre entrée. Il était en train de distribuer blâmes et récompenses à ses féaux. Jonas, toujours affalé dans le fond du palanquin et fort occupé à se défaire de ses liens à l’aide de la dague du barbu, ne vit rien de tout cela. Mais je m’en chargeai à sa place, car pas un détail ne m’échappa tandis que je m’avançai bien droit, conservant mon équilibre en dépit du roulis imposé par la marche du balouchithère, et tenant bien haut mon épée, rouge jusqu’à la garde. Cent visages se tournèrent d’un coup vers moi, et parmi eux celui de l’exultant sur son trône ainsi que celui en forme de cœur de sa compagne. Je lus dans leurs yeux ce qu’ils voyaient certainement en cet instant : l’énorme animal guidé par un homme dépourvu de tête, ses pattes de devant teintées de sang ; et moi-même debout sur son dos, avec mon arme et mon manteau de fuligine. Aurais-je sauté à terre et cherché à m’enfuir, ou essayé de presser l’allure du balouchithère, que j’étais un homme mort. Au lieu de cela, par la grâce de l’état d’âme dont je m’étais pénétré, à la vue des cadavres intacts de ceux morts depuis si longtemps, au milieu des déchets de la mine, puis à celle des arbres immortels, je ne fis pas un geste. Sans plus personne pour le guider, le balouchithère continua d’avancer de son pas tranquille, la foule des compagnons de Vodalus s’écartant au fur et à mesure devant lui, jusqu’à ce qu’il atteignît l’estrade sur laquelle avaient été dressés le trône et le dais. Une fois là, il s’arrêta ; l’homme décapité glissa en avant et tomba sur l’estrade aux pieds de Vodalus. Me penchant à l’extérieur du palanquin, je frappai du plat de ma lame la saignée du genou de l’animal qui baraqua. Vodalus eut un sourire léger qui signifiait beaucoup de choses, parmi lesquelles la principale était peut-être tout simplement l’amusement. « J’ai envoyé mes hommes chercher le coupeur de têtes, dit-il. Je vois qu’ils ont rempli leur mission. » Je le saluai de l’épée, la croix de la garde à la hauteur des yeux, comme on m’avait appris à le faire lorsqu’un exultant vient assister à une exécution dans la Grand-Cour. « Sieur, ils vous ont amené l’anti-coupeur de têtes ; il y eut un temps où la vôtre aurait peut-être roulé sur de la terre fraîchement retournée, si je ne m’étais pas trouvé là. » Il m’observa plus attentivement, du coup, ses yeux s’attardant sur mon visage et non plus sur mon épée et ma cape, puis finit par dire au bout d’un moment : « Mais oui. Le jeune homme, c’était toi. Cela fait-il donc si longtemps ? — Juste assez, Sieur. — Nous aurons une conversation privée là-dessus ; pour l’instant, les affaires publiques me retiennent. Viens te mettre ici. » Il me montra un emplacement au pied de l’estrade, sur la gauche. Suivi de Jonas, je descendis du balouchithère, qui fut emmené par deux garçons d’écurie. Là nous attendîmes, et pendant environ une veille, nous entendîmes Vodalus donner ses ordres, exposer ses plans, et distribuer récompenses et punitions. Tout ce que l’architecture humaine, dont nous sommes si fiers, compte d’arches, de voûtes et d’encorbellements n’est que la stérile imitation en pierre des fûts et des rameaux courbés de la forêt. Il me semblait ici que la différence était mince et tenait à la couleur grise ou blanche de l’une, verte et brune de l’autre. C’est alors que je crois avoir compris pourquoi tous les soldats de l’Autarque et la foule des serviteurs des exultants étaient incapables de venir à bout de Vodalus. Car c’était lui qui occupait la plus puissante forteresse de Teur, une forteresse infiniment plus grande que notre Citadelle, à laquelle je l’avais tout d’abord assimilée. Il leva finalement l’assemblée, et chacun, homme ou femme, regagna son poste ; puis il descendit de son estrade pour me parler, penché sur moi, comme moi-même je l’aurais été sur un enfant. « Tu m’as déjà servi une fois, dit-il. Pour cette raison, j’épargnerai ta vie, quoi qu’il arrive. Il se peut cependant que tu sois obligé de rester mon hôte pendant quelque temps. Acceptes-tu de me servir à nouveau, sachant que ta vie n’est plus en danger ? » Le vœu d’obéissance à l’Autarque, que j’avais prononcé lors de ma prise de grade, n’était pas de force à résister au souvenir d’un certain soir de brouillard, celui-là même par lequel j’ai décidé de commencer ce récit. Les serments que l’on fait ne sont que l’aspect le plus faible de l’honneur, comparés aux bienfaits que l’on accorde aux autres, lesquels sont choses de l’esprit ; il suffit de sauver une fois quelqu’un, et voilà que nous lui appartenons pour la vie. J’ai souvent entendu dire qu’il n’y avait rien de plus rare que la gratitude : c’est inexact. Ceux qui prétendent cela font erreur sur la personne. Quelqu’un qui accorde un bienfait véritable à un autre être se trouve pendant un moment sur le même plan que le Pancréateur, et sa gratitude, pour avoir ainsi été élevé, est telle qu’il se mettra au service de l’autre pour le reste de ses jours ; c’est ce que j’expliquai à Vodalus. « Parfait ! répondit-il en me frappant sur l’épaule. Viens. À deux pas d’ici, on est en train de nous préparer un repas. Si toi et ton ami voulez bien partager notre déjeuner, je vous dirai ce qu’il s’agit de faire. — Sieur, j’ai déshonoré ma guilde une fois. Tout ce que je demande est de ne pas être conduit à la déshonorer une deuxième fois. — Personne ne saura rien de ce que tu vas avoir à faire », répliqua Vodalus. Cette réponse me satisfit. 10. Théa Accompagnés d’une douzaine de personnes, nous quittâmes la clairière à pied, pour trouver, au bout d’une demi-lieue, une table dressée sous les arbres. On m’installa à la gauche de Vodalus, et, alors que tout le monde mangeait, je me contentai de faire semblant, ou presque, ne pouvant rassasier mes yeux de les voir, lui et sa dame, et de contempler ce couple que j’avais tant de fois évoqué, étendu sur ma couchette parmi mes camarades apprentis. À l’époque où je lui avais sauvé la vie, je n’étais encore qu’un enfant, au moins psychologiquement ; or, pour un enfant, tous les hommes adultes paraissent grands, sauf dans le cas où ils sont réellement très petits. Je pouvais maintenant voir que Vodalus était aussi grand que l’avait été Thècle, voire un peu plus, et que Théa, la demi-sœur de Thècle, était aussi grande qu’elle. J’acquis alors la certitude qu’ils étaient tous trois de sang exultant et non de simples écuyers, comme par exemple sieur Racheau. Théa avait été la première femme dont j’étais tombé amoureux, et que j’avais adorée pour avoir appartenu à l’homme dont j’avais sauvé la vie. Et j’avais aimé Thècle, au début, parce qu’elle me rappelait Théa. Or voici que maintenant – comme meurent l’automne puis l’hiver et le printemps, et que revient l’été, les saisons finissant comme elles ont commencé – j’aimais à nouveau Théa, parce qu’elle me rappelait Thècle. Vodalus interrompit ma rêverie : « Vous admirez les jolies femmes », dit-il ; aussitôt je baissai les yeux. « Je n’ai guère fréquenté la bonne compagnie, Sieur ; je vous prie de bien vouloir m’excuser. — Mais je partage cette admiration, si bien qu’il n’y a rien à pardonner. J’espère simplement que tu n’étudiais pas ce cou élégant avec l’arrière-pensée d’y porter ton épée… — Jamais de la vie, Sieur ! — Tu me vois ravi de l’apprendre. » Il attira à lui un plat de grives, et en choisit une qu’il posa dans mon assiette. Ce geste indiquait une faveur toute spéciale. « Je reste néanmoins un peu étonné. Je ne sais pourquoi, je m’étais imaginé qu’un homme exerçant ta profession nous regardait, nous autres pauvres humains, avec l’œil d’un boucher estimant du bétail. — Je ne saurais vous répondre, Sieur. Je n’ai pas reçu l’éducation d’un boucher. » Vodalus se mit à rire. « Touché ! Je me sens presque déçu que tu aies accepté de me servir ; si tu avais choisi de rester mon prisonnier, nous aurions eu le temps d’avoir de nombreuses et intéressantes conversations, dans la mesure où je voulais t’utiliser comme monnaie d’échange afin de sauver la vie du pauvre Barnoch. Mais les choses étant ce qu’elles sont, tu seras en route dès demain matin. Je crois cependant que la mission dont tu vas être chargé sera conforme à tes inclinations profondes. — Certainement, Sieur, si cette mission doit vous être utile. — Tu perds ton temps sur l’échafaud, dit-il en souriant. Nous n’allons pas tarder à te trouver un meilleur travail. Cependant, si tu veux me servir efficacement, il faut que tu comprennes bien la position des pièces sur l’échiquier, et le but que nous poursuivons dans ce jeu. Appelons blancs et noirs les adversaires, et disons, en l’honneur de ton habit, que nous sommes les noirs : ainsi sauras-tu où résident tes intérêts. Tu as certainement entendu dire que nous, les noirs, n’étions que de vulgaires bandits et des traîtres, mais sais-tu seulement ce que nous nous efforçons de faire ? — De mettre l’Autarque échec et mat, Sieur ? — Cela ne serait déjà pas mal, mais ce n’est qu’une étape par rapport à notre but final. Tu viens de quitter la Citadelle – tu vois, j’ai entendu parler de ton voyage et de tes aventures –, cette grande forteresse des jours anciens, et je suis sûr que tu dois avoir le sens des choses passées. N’as-tu jamais été frappé par le fait que l’humanité était infiniment plus riche que maintenant, il y a de cela, disons, une kiliade ? — Tout le monde sait, répondis-je, que nous sommes tombés bien bas par rapport aux grandes époques du passé. — Les choses redeviendront ce qu’elles ont été. Et les hommes de Teur, naviguant entre les étoiles, sautant de galaxie en galaxie, seront de nouveau maîtres des filles du Soleil. » La châtelaine Théa qui avait sans doute écouté les propos de Vodalus sans en avoir eu l’air, s’inclina pour me regarder par-devant lui, et me dit, d’une voix douce comme le roucoulement de la tourterelle : « Sais-tu comment notre monde a été rebaptisé, bourreau ? Les hommes de l’aube se rendirent sur Verthandi la rouge, qui s’appelait alors Guerre. Mais ils trouvaient que ce nom avait une sonorité disgracieuse, qui empêcherait les autres de suivre leur voie, et ils le changèrent pour celui de Présent. Dans leur langue, c’était un jeu de mots, puisque ce terme signifiait à la fois maintenant et cadeau. En tout cas, c’est ce que nos pédagogues nous ont enseigné, à ma sœur et moi, même si je n’arrive pas à comprendre comment une langue peut comporter une confusion de ce genre. » Vodalus l’écoutait comme quelqu’un impatient de parler, mais trop bien élevé pour se permettre d’interrompre son interlocuteur. « C’est alors que les autres – qui, pour leurs propres convenances, voulaient faire venir tout un peuple jusqu’au plus intérieur des mondes habitables – se piquèrent au jeu, et appelèrent cette planète Skuld, le Monde de l’Avenir. Et c’est ainsi que le nôtre est devenu Teur, le Monde du Passé. — Ce en quoi vous vous trompez, je le crains, lui répondit Vodalus. Je sais de bonne source que notre planète porte son nom depuis la plus haute Antiquité. Mais l’erreur dans laquelle vous êtes est tellement charmante que j’aurais préféré que vous ayez raison et moi tort. » Théa le remercia d’un sourire, et Vodalus se tourna à nouveau vers moi. « Bien qu’il ne nous explique pas pourquoi Teur s’appelle Teur, le petit conte de ma très chère châtelaine se fonde sur un point essentiel ; à savoir qu’à cette époque, l’humanité était capable de voyager d’un monde à l’autre avec ses propres vaisseaux, de coloniser ces nouvelles terres et d’y construire des cités pour les hommes. Ces temps furent ceux de la grandeur de notre race, quand les pères des pères de nos pères luttaient pour conquérir tout l’univers. » Il fit une pause, et comme il avait l’air d’attendre un commentaire de ma part, je lui dis : « Sieur, nous avons bien baissé en savoir et sagesse depuis cette époque. — Et voilà ! tu es au cœur du problème ; et cependant, malgré toute la perspicacité dont tu fais preuve, tu es dans l’erreur. Ce ne sont pas savoir et sagesse que nous avons perdus : c’est le pouvoir. Études et recherches se sont poursuivies sans interruption, mais une fois que l’homme eut appris tout ce qui était nécessaire pour la maîtrise de l’univers, les forces du monde étaient épuisées. Nous ne survivons maintenant que d’une façon précaire, sur les ruines laissées par nos prédécesseurs. Et pour quelques privilégiés qui fendent les airs dans leur atmoptère, parcourant plus de dix mille lieues en une seule journée, combien de gens rampent péniblement à la surface de Teur, incapables de rejoindre l’horizon avant que l’occident n’ait basculé pour cacher le soleil ! Tu as parlé il y a un instant de mettre échec et mat cet Autarque sot et inefficace. Imagine donc maintenant qu’il se trouve deux autarques : deux grands pouvoirs s’affrontant pour l’emporter l’un sur l’autre. Les blancs cherchent à maintenir les choses dans leur état actuel, et les noirs à lancer l’homme à nouveau sur la voie des conquêtes. C’est par hasard que j’ai appelé ces derniers les noirs, mais il n’est pas inutile de se rappeler que c’est de nuit que nous voyons le mieux les étoiles ; elles sont terriblement lointaines, et presque invisibles dans la lumière rouge du jour. Et maintenant, de ces deux puissances, laquelle aimerais-tu servir ? » Le vent agitait le sommet des branches, et on aurait dit que tout le monde autour de la table s’était tu pour écouter Vodalus et savoir ce que j’allais répondre. « Les noirs, bien entendu, dis-je. — Parfait ! Mais tu es un homme de bon sens, et comme tel, tu dois comprendre que le chemin de cette reconquête ne sera pas facile. Ceux qui ont choisi l’immobilisme n’ont qu’à rester assis et entretenir éternellement leurs scrupules. Nous, nous devons tout faire ; nous devons tout oser ! » Les autres convives avaient recommencé de parler et de manger. Je baissai la voix de façon à n’être entendu que de Vodalus. « Sieur, il y a quelque chose que je ne vous ai pas dit. Je ne peux vous le cacher plus longtemps, de crainte de perdre votre confiance. » Il était plus habile que moi pour l’intrigue, et se tourna vers son assiette, avant de me répondre en faisant semblant de manger. « Qu’est-ce que c’est ? Vas-y, dis-le. — Sieur, je détiens une relique, cette chose que l’on appelle la Griffe du Conciliateur. » Il était en train de mordre dans une cuisse de volaille au moment où je parlai. Je le vis s’arrêter un instant. Puis il tourna les yeux vers moi, mais sans bouger la tête. « Voulez-vous la voir, Sieur ? C’est un très bel objet ; je le cache dans le haut de ma botte. — Non, murmura-t-il. Enfin, oui, peut-être, mais pas ici… Et puis non, il vaut mieux que je ne la voie pas. — À qui donc dois-je la donner, dans ce cas ? » Vodalus finit de mastiquer sa bouchée et l’avala. « J’ai entendu dire par des amis que j’ai à Nessus qu’elle avait disparu. C’est donc toi qui l’as. Tu dois la conserver jusqu’à ce que tu puisses en disposer convenablement. Ne cherche pas à la vendre : on l’identifierait immédiatement. Cache-la quelque part. S’il le faut, enterre-la dans un trou. — Mais, Sieur, elle a sûrement une très grande valeur ? — Elle n’a pas de prix, ce qui veut dire aussi qu’elle ne vaut rien. Toi et moi sommes hommes de bon sens. » Sous le calme apparent de ses paroles, je sentais une pointe d’inquiétude. « Vois-tu, la canaille pense qu’elle est sacrée, que c’est une chose capable de toutes les merveilles. Si elle tombait entre mes mains, ils me prendraient tous pour un iconoclaste, un ennemi du Théologoumène ; nos maîtres penseraient que j’ai trahi. Il faut que tu me dises…» À ce moment-là, un homme que je n’avais pas vu jusqu’ici arriva précipitamment à la table, avec sur le visage l’expression de quelqu’un qui apporte d’importantes nouvelles. Vodalus se leva, et fit quelques pas en sa compagnie. Il avait tout à fait l’air de quelque maître d’école fort bel homme s’adressant à un élève, car la tête du messager lui arrivait tout juste à l’épaule. Je repris mon repas, pensant qu’il n’allait pas tarder à rejoindre sa place ; mais après avoir longuement questionné le messager, il s’éloigna avec lui et disparut parmi les énormes troncs de la forêt environnante. Un par un, tous les autres convives se levèrent jusqu’à ce que ne restassent plus que la ravissante Théa, Jonas et moi, ainsi qu’un autre homme. « Vous rejoignez nos rangs », finit par dire Théa, de sa voix roucoulante, « mais vous ne connaissez pas nos usages. Avez-vous besoin d’argent ? » J’hésitai à répondre, et Jonas me précéda : « C’est quelque chose qui est toujours bienvenu, châtelaine, comme les revers de fortune de son frère aîné. — Des parts sur tout ce que nous récupérons vous seront réservées à partir de ce jour. Lorsque vous reviendrez ici, elles vous seront données. En attendant, voici une bourse pour chacun de vous, afin de vous faciliter les choses en route. — Nous devons donc partir, si je comprends bien ? — Vous n’étiez pas averti ? Vodalus vous expliquera tout au cours du souper. » J’avais cru que le repas qui venait d’être servi serait le seul et unique de la journée, et l’expression de mon visage dut trahir cette pensée. « Oui, il y aura un souper, à la nuit tombée, lorsque la lune brillera de tout son éclat, précisa Théa. On enverra quelqu’un vous chercher. » Puis elle cita les quatre vers d’un poème : Dîne à l’aube pour t’ouvrir les yeux, Dîne à midi pour te sentir mieux. Dîne le soir et parle à loisir, Dîne à minuit, pour être sans désir… « Mais pour l’instant, Chuniald, mon domestique, va vous conduire à un endroit où vous pourrez vous reposer toute la journée. » L’homme qui jusqu’ici était resté assis en silence, se leva et nous dit de l’accompagner. Avant de partir, je lançai à Théa : « J’aimerais vous parler, châtelaine, lorsque nous aurons un peu de temps. Je suis au courant de certaines choses concernant votre camarade de classe. » Elle comprit que je parlais sérieusement, et sut que je m’en étais aperçu. Puis nous suivîmes Chuniald, qui nous conduisit entre les arbres à environ une lieue, ou peut-être un peu plus, de l’endroit du repas. Finalement nous nous arrêtâmes sur la rive herbeuse d’un petit cours d’eau. « Attendez ici, nous dit-il, et dormez si vous le pouvez. Personne ne viendra vous déranger avant la nuit. — Et s’il nous fallait partir ? demandai-je. — La forêt est pleine de gens qui connaissent la volonté de notre maître en ce qui vous concerne. » Et sans un mot de plus, il tourna les talons, disparaissant au bout de quelques pas. Je racontai alors à Jonas les événements qui s’étaient déroulés tout à côté de la tombe ouverte, tels que je les ai rapportés ici même. « Je comprends maintenant, remarqua-t-il quand j’eus terminé, pourquoi tu tiens tant à te joindre à ce Vodalus. Mais il faut que tu comprennes que je suis ton ami, et non le sien. Je n’ai qu’un seul désir : retrouver la femme qui s’appelle Jolenta. Toi, tu veux servir Vodalus ; tu veux aller à Thrax et entamer une nouvelle existence dans l’exil, pour laver l’honneur de la guilde à laquelle tu appartiens – bien que je doive avouer ne pas saisir très bien comment on peut tacher l’honneur d’une telle guilde ; tu veux retrouver la femme du nom de Dorcas ; tu veux enfin faire la paix avec la femme du nom d’Aghia, sans oublier que tu veux aussi restituer un certain objet qu’il est inutile de désigner à ces autres femmes qui s’appellent les pèlerines. » Il s’était mis à sourire à la fin de son énumération ; quant à moi, je riais aux éclats. « Et c’est pourquoi tu me fais penser au tiercelet du fauconnier, resté pendant vingt ans sur son perchoir et qui tout d’un coup s’est mis à voler dans trente-six directions à la fois. Mais j’espère néanmoins que tu réussiras dans toutes tes entreprises, en supposant que tu as bien conscience d’une possibilité – une simple possibilité, bien entendu, mais une possibilité tout de même : à savoir que l’une ou deux de ces affaires ne se mettent en travers des trois ou quatre autres. — Rien n’est plus vrai, en fait, je dois bien l’admettre. Je m’efforce de faire tout cela, et même si la chose te paraît difficile à croire, je déploie autant d’énergie et d’attention pour chacune d’entre ces affaires. Je dois admettre aussi, malgré tout, que les événements ne se déroulent pas aussi bien que je le voudrais. Voici où mes ambitions contradictoires m’ont fait atterrir : à l’ombre de cet arbre, dans un endroit perdu ; et je ne suis finalement qu’un vagabond sans feu ni lieu. Tandis que toi, qui te consacres uniquement à la poursuite d’un seul et unique objet occupant toutes tes pensées… eh bien, tu en es au même point ! » Cette conversation se poursuivit longtemps, et les veilles de l’après-midi passèrent ainsi. Des oiseaux pépiaient au-dessus de nos têtes, et il était fort agréable d’être avec un ami comme Jonas, un homme loyal, raisonnable, plein de tact, de sagesse, d’humour et de prudence. À cette époque-là, je ne savais rien de son histoire, mais je me doutais bien qu’il me la dissimulait en partie et, sans lui poser de questions directes, je tentai de le faire parler de son passé. J’appris ainsi (ou du moins crus apprendre) que son père avait été artisan ; et qu’il avait été élevé par ses parents de la manière habituelle, comme il le dit, laquelle est en vérité plus rare qu’on ne le pense. J’appris aussi qu’il était originaire d’une ville portuaire de la côte sud, mais qu’il l’avait trouvée tellement changée lors de son dernier passage, qu’il n’avait aucun désir de s’y établir. Me fondant sur son aspect, j’avais estimé, lors de notre première rencontre au pied de la muraille, qu’il devait être mon aîné d’une dizaine d’années. Mais aux propos qu’il tenait, et, dans une moindre mesure, à nos conversations précédentes, je jugeai qu’il devait avoir plus que cela ; il semblait avoir lu beaucoup de choses, notamment les chroniques des anciens temps, et j’étais encore trop naïf et trop peu lettré moi-même, en dépit des leçons de maître Palémon et de Thècle, pour concevoir que quelqu’un de moins de quarante ans pût être aussi savant. Il manifestait un certain détachement teinté de cynisme vis-à-vis de l’humanité, qui donnait l’impression qu’il avait vu beaucoup de choses sous le ciel. Nous étions encore en train de bavarder, lorsque j’aperçus à quelque distance la silhouette élancée de Théa glissant au milieu des arbres. Je poussai Jonas du coude, et nous l’observâmes en silence. Elle se dirigeait dans notre direction sans toutefois nous avoir vus, se déplaçant de cette façon automatique des gens qui se contentent de suivre un itinéraire. De brefs rayons de lumière éclairaient par moments son visage, et lorsque son profil était ainsi illuminé, elle ressemblait tellement à Thècle que j’en avais le cœur broyé. Elle avait d’ailleurs la même démarche que sa demi-sœur, cette allure majestueuse du phororhacos, l’oiseau qu’il ne faut jamais mettre en cage. « Elle doit vraiment appartenir à une famille très ancienne, murmurai-je à l’intention de Jonas. Observe-la : on dirait une dryade… C’est comme un saule qui marcherait. — Tes anciennes familles sont en réalité les plus récentes de toutes, répondit-il. Il n’existait rien de semblable dans l’Antiquité. » Je ne crois pas qu’elle ait été assez près de nous pour comprendre notre échange, mais elle parut entendre nos voix, et regarda dans notre direction. J’agitai la main, et elle se mit à marcher plus vite – à une allure qui, étant donné la longueur de ses foulées, était particulièrement rapide, bien qu’elle n’ait pas couru. Nous nous levâmes à son approche, pour nous rasseoir l’instant d’après, une fois qu’elle se fut installée sur son foulard, le visage tourné vers le ruisseau. « Ne m’avez-vous pas dit que vous vouliez me parler de ma sœur ? » La douceur de sa voix la rendait nettement moins impressionnante, et elle était à peine plus grande que nous, une fois assise. « J’ai été son dernier ami, lui dis-je. Elle m’a expliqué que l’on essaierait de vous pousser à persuader Vodalus de se rendre en échange de sa vie. Saviez-vous qu’elle avait été emprisonnée ? — Lui serviez-vous de domestique ? » Elle paraissait me soupeser du regard. « Oui, j’avais entendu dire qu’on l’avait emmenée dans cet endroit affreux, au milieu des taudis de Nessus, et j’ai compris qu’elle était morte très rapidement. » Je me souvins de tout le temps passé derrière la porte de la cellule de Thècle, jusqu’à ce que commence à goutter le filet de sang écarlate sur le seuil. Mais je ne dis rien et acquiesçai. « Dans quelles conditions a-t-elle été arrêtée ? Le savez-vous ? » Thècle m’avait tout raconté en détail, et je répétai à Théa ce que je savais, sans omettre la moindre chose. « Je vois », murmura Théa, qui resta un moment silencieuse, contemplant sans le voir le mouvement de l’eau. « La cour m’a manqué, bien entendu. Mais d’entendre parler de tous ces gens et de cette manière d’enlever quelqu’un en l’enroulant dans une tapisserie – un procédé tellement caractéristique – résume assez bien les raisons pour lesquelles je l’ai quittée. — J’ai l’impression que la cour lui manquait également, répondis-je. Toujours est-il qu’elle en parlait très souvent. Elle m’a cependant souvent répété qu’elle n’y retournerait pas si jamais elle était libérée ; elle évoquait le manoir de province d’où elle tirait son titre, et me racontait comment elle entendait le meubler, qui elle inviterait parmi les personnes importantes de la région, et les chasses qu’elle organiserait. » Un sourire amer tordit un instant le visage de Théa. « J’ai tellement chassé que j’ai dix vies d’avance, sur ce plan-là. Mais lorsque Vodalus sera devenu autarque, je serai première dame, et je me promènerai de nouveau le long du puits des Orchidées ; mais cette fois, ce sera avec les filles de cinquante exultants comme escorte pour me distraire par leurs chants. Bon, assez rêvé. Cela ne sera pas avant quelques mois dans le meilleur des cas. Pour le moment, j’ai… j’ai ce que j’ai. » Elle jeta sur Jonas et moi un regard grave et se releva d’un mouvement gracieux, mais d’un geste elle nous fit comprendre que nous devions rester où nous étions. « Je suis heureuse d’avoir entendu parler de ma demi-sœur. La maison à laquelle vous avez fait allusion est mienne, désormais, mais je ne peux évidemment pas la réclamer. Pour vous récompenser, je vais vous donner certaines informations sur le souper que nous devons partager bientôt. Vous ne semblez pas avoir prêté attention aux allusions faites par Vodalus à votre attention. Les avez-vous comprises ? » Comme Jonas ne disait rien de son côté, je secouai négativement la tête. « Si nous, nos alliés et nos maîtres qui nous attendent dans les pays au-delà des marées, voulons triompher de nos adversaires, nous devons nous imprégner de tout ce qui peut être appris du passé. Avez-vous entendu parler de l’analeptique d’alzabo ? — Non, châtelaine, répondis-je, mais j’ai par contre connaissance de légendes concernant un animal de ce nom. On dit qu’il peut parler et qu’il vient la nuit devant les maisons où un enfant vient de mourir, implorant qu’on le laisse entrer. » Théa eut un geste d’approbation. « Cet animal a été importé des étoiles il y a très longtemps, comme bien d’autres choses, dans le but d’en faire profiter Teur. C’est une bête dont l’intelligence est voisine de celle d’un chien et peut-être est-elle même moins élevée. Mais elle consomme des charognes et fouille les tombes, et, lorsqu’elle s’est nourrie de chair humaine, elle acquiert, au moins pendant un certain temps, le langage et les réactions des êtres humains. L’analeptique d’alzabo se prépare à partir d’une glande qui se trouve à la base du crâne de l’animal – vous me comprenez ? » Lorsqu’elle fut partie, Jonas n’osa pas me regarder, pas plus que je n’osais moi-même le faire ; tous deux, nous savions à quel genre de festin nous venions d’être conviés. 11. Thècle J’eus l’impression de rester assis un long moment (alors qu’il ne s’écoula vraisemblablement que très peu de temps), jusqu’au point où mes sentiments me devinrent intolérables. Je me traînai au bord du ruisseau et, agenouillé sur le sol ramolli, je vomis le dîner que je venais de partager avec Vodalus. Puis, lorsque je n’eus plus rien dans l’estomac, je restai là, tremblant et traversé de frissons, et me rinçai longuement le visage et la bouche avec l’eau claire et froide qui avait emporté le vin et la viande à demi digérée que je venais de rendre. Lorsque je fus finalement capable de me tenir debout, je retournai auprès de Jonas et lui dis : « Il faut partir. » Il me regarda comme si je lui faisais pitié – et je suppose que tel était le cas. « Les hommes de Vodalus nous entourent. — Je vois que tu n’as pas été malade comme je l’ai été. Mais tu as appris quels étaient leurs alliés ; et peut-être Chuniald mentait-il. — J’ai entendu nos gardiens se déplacer entre les arbres ; ils ne sont pas si silencieux que cela. Tu as ton épée, Sévérian, et j’ai un couteau. Mais les hommes de Vodalus ont des arcs ; presque tous ceux qui étaient assis à la table en possédaient un, je l’ai remarqué. On peut bien essayer de se cacher derrière le tronc des arbres comme des alouettes…» Je compris à quoi il faisait allusion et lui répondis : « Il ne se passe de jour que l’on ne tue des alouettes. — Oui, mais personne ne chasse de nuit. Et il fera noir d’ici une veille ou deux. — Viendras-tu avec moi si nous pouvons attendre jusque-là ? » m’enquis-je en lui tendant la main. Jonas s’en saisit. « Sévérian, mon pauvre ami, tu m’as raconté avoir vu Vodalus – accompagné de la châtelaine Théa et d’un autre homme – à côté d’une tombe qui venait d’être profanée. Ne viens pas me dire que tu ne savais pas ce qu’ils allaient faire avec ce qu’ils s’apprêtaient à en extraire ! » Je l’avais su, certes ; mais à l’époque ce savoir avait quelque chose de lointain et semblait n’avoir aucun rapport avec la scène. Je me rendais maintenant compte que je n’avais rien à répliquer, et que je n’arrivais même pas à formuler la moindre pensée en dehors de l’espoir de voir rapidement tomber la nuit. De toute façon, les hommes de Vodalus ne tardèrent pas à arriver : quatre gaillards armés de hallebardes qui pouvaient avoir été des paysans, et un cinquième soldat, ayant vaguement une allure d’écuyer, portant des insignes et un espadon d’officier. Peut-être ces hommes s’étaient-ils trouvés parmi la foule qui se tenait dans la clairière au moment de notre arrivée fracassante ; toujours est-il qu’ils paraissaient bien décidés à ne prendre aucun risque avec nous, et qu’ils gardèrent les armes à la main, même après nous avoir salués des noms de camarades et de compagnons d’armes. Jonas conserva aussi bonne contenance qu’il était possible, et bavarda avec eux tandis qu’ils nous escortaient le long des sentiers de la forêt ; pour ma part je ne pouvais penser à rien, sinon à l’affreuse épreuve qui nous attendait, et marchais comme si j’allais atteindre le bout du monde. Teur détourna son visage du soleil tandis que nous avancions. L’épaisseur du couvert était telle que pas la moindre lumière ne tombait des étoiles jusqu’au sous-bois, mais nos guides connaissaient si bien leur chemin que c’est à peine s’ils ralentirent. À chaque pas, j’étais sur le point de demander si nous devions obligatoirement nous joindre au festin auquel nous étions conviés, mais je n’avais pas besoin de poser la question pour savoir que refuser – voire sembler hésiter – suffirait à me faire perdre la confiance que Vodalus pouvait avoir en moi, mettant ma liberté et peut-être ma vie en danger. Nos cinq gardiens, qui avaient commencé par répondre avec une certaine mauvaise volonté aux questions et aux plaisanteries de Jonas, devenaient de plus en plus joyeux au fur et à mesure que mon désespoir s’accroissait, et se mirent à bavarder comme s’ils étaient en route pour la taverne ou le bordel. Je voyais bien, à leur ton, que leurs quolibets étaient autant d’allusions à la soirée à venir, mais ils me restaient aussi incompréhensibles que des gauloiseries de libertin peuvent l’être pour un enfant. « On est bons pour aller loin, ce coup-ci ! J’espère bien plonger profond…» (Ces propos furent lancés par l’homme qui fermait la marche, voix désincarnée surgissant de l’obscurité.) « Par Erèbe ! Je vais plonger tellement loin que vous ne me reverrez pas avant l’hiver ! » Une voix, que je reconnus comme celle de l’écuyer, demanda : « L’un d’entre vous l’a-t-il déjà vue ? » Les remarques des soldats n’étaient que de simples vantardises ; mais, dans les quelques mots de l’écuyer, je découvris une forme de désir contenu totalement nouvelle pour moi. On aurait dit quelque voyageur égaré s’enquérant avec angoisse de sa patrie perdue. « Non, qildgrave. » Une troisième voix intervint : « Alcmund dit qu’elle est bien, ni trop vieille ni trop jeune. — Pourvu que ce ne soit pas encore une tribade ! — Je ne crois pas…» La réponse n’alla pas plus loin, à moins que ce ne fût moi qui n’y aie plus prêté attention. Je venais en effet d’apercevoir un point lumineux entre les arbres. Au bout de quelques pas, je pus distinguer quelques torches et entendre le murmure produit par de nombreuses voix. Quelqu’un nous ordonna bientôt de nous arrêter, et l’écuyer s’avança seul pour aller donner le mot de passe à voix basse. Je me retrouvai peu après assis à même l’humus du sol de la forêt, Jonas à ma droite, et une chaise basse, creusée dans du bois brut à ma gauche. L’écuyer avait pris place à la droite de Jonas, et les autres personnes s’étaient disposées en cercle, un peu comme si elles nous avaient attendus pour cela, autour d’un point au-dessus duquel était placée une lanterne suspendue à une branche ; elle émettait une lueur orange et fumeuse. J’évaluai à un tiers à peine, par rapport à l’assistance qui s’était trouvée à l’audience tenue dans la clairière, le nombre des personnes présentes à cette réunion. À leur tenue et aux armes qu’elles portaient, il me sembla qu’elles étaient presque toutes de rang élevé, avec un petit nombre d’officiers de certaines unités en faveur. Il y avait environ quatre ou cinq hommes pour une femme, mais elles me parurent aussi belliqueuses d’allure que les hommes, et encore plus avides, si la chose était possible, de voir commencer les festivités. Cela faisait déjà un certain temps que nous attendions lorsque Vodalus choisit de faire son entrée, surgissant quelque peu théâtralement de l’obscurité pour venir s’asseoir sur le siège vide après avoir traversé la zone de lumière. Toute l’assistance se leva à sa vue, ne se rasseyant qu’après qu’il eut lui-même pris place à côté de moi. Presque aussitôt, se présenta un homme portant la livrée d’une grande maison. Il s’avança dans le cercle lumineux, s’arrêtant en son centre, sous la lampe. Il portait un plateau sur lequel se trouvaient une bouteille, une petite fiole et un gobelet de cristal. Un murmure s’éleva, fait non pas de mots articulés, me sembla-t-il, mais de l’addition de cent petits bruits de satisfaction – respirations accélérées et clappements de langue. L’homme au plateau garda l’immobilité jusqu’à ce que le silence se rétablisse, puis il se dirigea vers Vodalus d’une démarche solennelle. La voix de tourterelle de Théa me parvint, venant de derrière moi : « L’alzabo, le produit dont je vous ai parlé, se trouve dans la fiole. La bouteille contient une décoction d’herbes destinée à en adoucir l’effet sur l’estomac. Il faut prendre une bonne gorgée du mélange. » Vodalus se tourna vers elle, une expression de surprise sur le visage. Théa pénétra dans le cercle en passant entre Jonas et moi, et coupa la route à l’homme au plateau pour aller s’installer à la gauche de Vodalus. Celui-ci s’inclina vers elle comme s’il s’apprêtait à lui parler, mais le domestique avait commencé de mélanger les deux produits dans le gobelet, et sans doute pensa-t-il que le moment n’était pas approprié. L’homme agita ensuite le plateau de quelques mouvements circulaires lents, mais rapidement Vodalus l’interrompit : « C’est parfait. » Il souleva le gobelet de cristal à deux mains et le porta à ses lèvres, puis me le tendit après avoir bu. « Comme te l’a précisé la châtelaine, il faut prendre une bonne gorgée : Si tu en prends moins, cela ne te permettra pas de partager notre expérience. Si par contre tu en prends davantage, cela ne te donnera rien de plus, et cette drogue est trop précieuse pour être gaspillée. » Je pris un seul trait au gobelet, comme il me l’avait dit. Le mélange était aussi amer que l’absinthe, et me parut froid et fétide ; il me rappela un ancien jour d’hiver où j’avais été de corvée de nettoyage, ayant à curer le puisard par lequel s’écoulaient les détritus en provenance du quartier des compagnons. Je crus un instant que mon estomac allait à nouveau se soulever, mais il était complètement vide depuis que j’avais vomi dans la rivière. Je faillis m’étouffer ; cependant, je réussis à avaler ma gorgée, avant de passer le gobelet à Jonas. Je m’aperçus alors que je m’étais mis à saliver anormalement. Jonas me parut avoir autant de difficultés que moi, sinon davantage, mais il finit par surmonter sa répugnance et tendit le gobelet au qildgrave qui avait commandé notre escorte. Après cela, je suivis des yeux la timbale, qui, passant de main en main, faisait lentement le tour de l’assemblée. Elle contenait assez de produit pour dix personnes, observai-je, et lorsqu’elle était vide, l’homme au plateau la remplissait à nouveau après en avoir essuyé le bord. Peu à peu, l’homme me sembla perdre la forme ronde qui était la sienne pour devenir une simple silhouette, comme un profil découpé dans une planche. Cela me rappela les marionnettes de mon rêve, lorsque j’avais passé la nuit dans le même lit que Baldanders. Jusqu’au cercle que je savais composé d’une trentaine ou d’une quarantaine de personnes qui me parut être découpé dans du papier, et dessinait une de ces couronnes factices avec lesquelles jouent les enfants. À ma gauche et à ma droite, Vodalus et Jonas avaient une apparence normale, mais au-delà, l’écuyer et Théa n’avaient déjà plus la même consistance. Vodalus se leva au moment où l’homme en livrée atteignait la hauteur de Théa et, se déplaçant aussi légèrement que s’il avait été porté par la brise nocturne, eut l’air de flotter jusqu’à la lanterne. Il me parut très loin dans la lumière orangée, alors que je pouvais cependant sentir son regard peser sur moi comme on sent la chaleur du brasero où rougissent les fers. « Il faut faire un serment avant de partager nos agapes », dit-il, tandis qu’au-dessus de nous, les arbres s’inclinaient pour manifester leur approbation. « Par la deuxième vie que vous allez accueillir, jurez-vous de ne jamais trahir tous ceux qui sont réunis ici ? Et d’accepter d’obéir, sans hésitations ni murmures, jusqu’à la mort s’il le faut, à celui qui a été désigné comme votre chef, moi, Vodalus ? » Je tentai d’acquiescer comme le faisaient les arbres, mais comme cela ne paraissait pas suffisant, je répondis : « J’y consens », et Jonas ajouta : « Oui. — Et que vous obéirez comme à Vodalus lui-même à toute personne que Vodalus désignera comme votre supérieur ? — Oui. — Oui. — Et que vous mettez ce serment au-dessus de tous les serments, ceux qui ont été faits auparavant, et ceux que vous ferez par la suite ? — Nous le jurons, dit Jonas. — Oui », dis-je simplement. La brise était soudainement tombée, comme, si quelque esprit angoissé, après avoir hanté notre assemblée, venait de disparaître tout à coup. Vodalus était à nouveau sur son siège à côté de moi, s’inclinant dans ma direction. S’il avait la voix pâteuse, je ne m’en rendis pas compte ; mais dans ses yeux, quelque chose m’indiqua qu’il était sous l’influence de l’alzabo, peut-être aussi fortement que moi-même. « Je ne suis pas un érudit, commença-t-il, mais je sais qu’il a déjà été dit que les moyens les plus vulgaires peuvent servir les causes les plus grandes. C’est le commerce qui unit les nations ; le bel ivoire et les bois précieux dont sont construits les autels doivent leur cohésion à la colle tirée des animaux les plus répugnants ; et c’est par les organes excréteurs que s’unissent l’homme et la femme. Ainsi sommes-nous unis, toi et moi. Et ainsi allons-nous être unis, dans un moment, à un compagnon disparu, qui revivra à nouveau – et d’une manière vivace pendant quelque temps – en nous, grâce au sous-produit tiré de la glande de l’un des animaux les plus répugnants qui soient. Ainsi fleurit la rose sur le fumier. » J’acquiesçai de la tête. « Voilà ce que nous ont appris nos alliés, ceux qui attendent que l’homme soit à nouveau purifié et prêt à se joindre à eux pour conquérir l’univers. Mais l’alzabo a été importé ici par d’autres, dans des buts inavouables et qu’ils espéraient garder secrets. Je te signale ce détail, car lorsque tu te trouveras au Manoir Absolu, tu risques de les rencontrer : ce sont ceux que le commun appelle des cacogènes, et que les gens cultivés nomment les extrasolaires ou encore les hiérodules. Il te faudra prendre bien garde de ne pas attirer leur attention, car s’ils ont le loisir de t’observer à fond, ils sauront à certains signes que tu as consommé de l’alzabo. — Le Manoir Absolu ? » Pendant un bref instant, cette pensée dispersa les brumes de la drogue. « Oui, le Manoir Absolu. J’y ai un compagnon auquel je dois transmettre de nouvelles instructions, et j’ai appris que la troupe de comédiens à laquelle tu as appartenu un moment avait été engagée pour un thiase qui doit se tenir dans quelques jours. Tu vas les rejoindre et te tenir prêt à donner, dès que l’occasion se présentera, cet objet à la personne qui te dira : « Le galion pélagique aperçoit la terre. » Au cas où il te confierait une réponse, tu pourras la transmettre en toute confiance à la personne, quelle qu’elle soit, qui te dira : « Je viens du plus secret du chêne. » — Suzerain, le coupai-je, la tête me tourne. » Puis, mentant cette fois : « Je ne peux pas me souvenir de ces mots – je les ai déjà oubliés en vérité. Ai-je bien compris que Dorcas et les autres allaient se trouver au Manoir Absolu ? » Vodalus, après avoir fouillé dans sa tunique, me glissa dans la main un petit objet qui n’était pas un couteau, mais qui en affectait cependant la forme. Il s’agissait d’un fer du genre de ceux dont on frappe les silex pour en tirer des étincelles. « Tu t’en souviendras, répondit-il. Et tu n’oublieras jamais non plus le serment que tu viens de prêter. Nombre de ceux que tu vois réunis ici ont cru qu’ils ne viendraient qu’une fois. — Mais, Sieur… le Manoir Absolu ? » La note flûtée d’un oupanga monta de derrière les arbres, de l’autre côté du cercle des convives. « Je dois aller dans un instant escorter la promise… mais n’aie pas peur. Il y a quelque temps, vous avez rencontré un mien blaireau… — Hildegrin ! Sieur, je n’y comprends plus rien… — Oui, c’est l’un des noms qu’il utilise, entre autres. Il estima qu’il y avait quelque chose de très inhabituel à rencontrer un bourreau si loin de la Citadelle – et qui en outre parlait de moi – et décida donc de te faire surveiller ; mais il ignorait tout de la nuit où tu m’as sauvé la vie. Les hommes chargés de te suivre perdirent malheureusement ta trace au passage de la muraille ; depuis, ils étudient les déplacements de tes compagnons de voyage dans l’espoir de te voir les rejoindre. J’ai fait ce raisonnement, qu’un exilé pourrait fort bien choisir notre camp et nous permettre ainsi de gagner assez de temps pour libérer notre pauvre Barnoch. Je me suis rendu en personne à Saltus, la nuit dernière, pour parler avec toi, mais tout ce que j’y ai gagné fut de me faire voler ma monture, et rien de plus. Il fallait donc nous emparer de toi aujourd’hui même, par n’importe quel moyen, afin que tu ne puisses pas exercer tes talents sur mon féal ; néanmoins, j’espérais toujours te voir faire cause commune avec nous, et c’est pourquoi j’ai demandé à mes hommes de te ramener vivant. J’ai perdu trois compagnons dans l’affaire, et j’en ai gagné deux. La question est maintenant de savoir si les deux vaudront plus que les trois. » Vodalus se leva sur ces mots, légèrement chancelant ; je remerciai Katharine la Bienheureuse de ne pas avoir à me lever aussi, car je suis sûr que mes jambes ne m’auraient pas porté. Quelque chose de blanc mais d’indistinct, faisant à peu près deux fois la hauteur d’un homme, se glissait comme une voile entre les arbres, accompagné des trilles de l’oupanga. Tous les cous se tendirent pour mieux voir, et Vodalus se dirigea vers la chose qui arrivait. S’inclinant par-dessus la chaise vide, Théa me lança : « Elle est délicieuse, n’est-ce pas ? Ils ont accompli des miracles. » L’objet qui s’avançait était en réalité une femme, siégeant sur une litière d’argent portée sur les épaules de six hommes. Pendant un instant, je crus qu’il s’agissait de Thècle, tant la ressemblance était frappante sous la lumière orangée. Puis je pris conscience que ce n’était que son image que je voyais, reproduite en cire, peut-être. « On prétend qu’il est dangereux, roucoula Théa, de prendre de l’alzabo lorsque l’on a connu la promise auparavant. Les souvenirs communs peuvent provoquer une grande confusion d’esprit. Cependant, moi qui l’aimais, je vais courir ce risque ; et aux regards que vous me jetiez lorsque vous me parliez d’elle, j’ai cru comprendre que vous seriez prêt à le courir vous aussi. C’est pourquoi je n’ai rien dit à Vodalus. » Ce dernier s’était rapproché de la pseudo-Thècle jusqu’à la toucher, tandis qu’elle faisait le tour du cercle, toujours sur sa litière. Elle était accompagnée d’une odeur douceâtre sur laquelle il était impossible de se méprendre. Je me souvins des agoutis servis lors des banquets accompagnant les prises de masque, présentés avec leur fourrure de noix de coco épicée et ornés d’yeux factices en fruits confits. Je compris que ce que je voyais était également la reconstitution d’un être humain à partir de viandes rôties. Je crois que dans un moment pareil, je serais devenu fou sans l’alzabo. Il s’interposait entre mes perceptions et la réalité, comme une sorte de géant tissé de brouillards, à travers lequel on pouvait tout voir, mais non appréhender les choses. Je disposais également d’un autre allié, à savoir que j’étais de plus en plus persuadé que si je consentais maintenant à absorber un fragment de la substance de Thècle, tout ce qui restait de son esprit, qui autrement ne tarderait pas à se décomposer très vite, allait entrer en moi et y rester, même atténué, aussi longtemps que je vivrais. Et ce consentement se produisit. Ce que j’étais sur le point de faire ne me sembla plus un acte répugnant ou effrayant ; au lieu de cela tout ce qui était moi-même s’ouvrit à Thècle, et c’est l’essence de mon être qui devint attente et accueil. Sentiment accompagné aussi d’un désir, né avec la prise de l’alzabo, d’une faim qu’aucune autre nourriture n’aurait pu satisfaire : et regardant autour de moi le cercle des convives, je vis cette même faim sur tous les visages. Le domestique en livrée – que j’imaginais ayant toujours appartenu à la maison de Vodalus et ayant choisi de suivre son maître dans son exil – alla se joindre au groupe des six porteurs, qu’il aida à déposer délicatement la litière d’argent à terre. L’espace de quelques brèves respirations, ils me bouchèrent la vue de leur dos ; et lorsqu’ils se retirèrent, la représentation de Thècle avait disparu. Il ne restait plus rien que des viandes fumantes, découpées en portions sur quelque chose qui ressemblait à une nappe… Je mangeai, puis j’attendis en demandant mentalement pardon. Elle aurait mérité le plus splendide des mausolées, un exquis monument taillé dans le marbre le plus fin. Au lieu de cela, elle allait être ensevelie dans mon atelier de bourreau au plancher poncé, où des guirlandes de fleurs ne cachaient qu’à moitié de sinistres appareils. La brise nocturne assez fraîche ne m’empêchait pas d’être en sueur. J’attendais toujours sa venue, sentant les gouttes couler le long de ma poitrine nue et fixant le sol des yeux de peur de la voir apparaître dans le regard des autres avant d’avoir senti sa présence en moi-même. Juste au moment où je commençais à désespérer, elle fut là, me remplissant comme une mélodie peut emplir toute une petite maison. J’étais avec elle et courais le long de l’Acis à l’époque où nous étions enfants. Je n’ignorais plus rien de l’ancienne villa entourée d’un lac aux eaux sombres, de la vue que l’on avait à travers les fenêtres poussiéreuses du belvédère, ni du coin secret créé par l’angle bizarre que faisaient deux pièces entre elles, et où nous nous asseyions en plein midi pour lire à la lueur d’une chandelle. Je sus tout de la vie à la cour de l’Autarque, et des poisons qui attendaient dans des coupes de diamant. J’appris aussi ce que ressentait quelqu’un qui n’avait jamais vu de cellule de sa vie ni reçu le moindre coup de fouet, lorsqu’il se retrouvait prisonnier des bourreaux, j’appris ce que mourir voulait dire, j’appris la mort. Et j’appris enfin que j’avais été pour elle infiniment plus que tout ce que j’avais soupçonné, avant de m’endormir d’un sommeil dans lequel tous mes rêves me parlaient d’elle. Mais il ne s’agissait pas de simples souvenirs : des souvenirs, j’en possédais déjà des quantités moi-même. Je tenais ses pauvres mains glacées dans les miennes, mais ne portais plus les haillons réservés aux apprentis, ni la fuligine des compagnons. Nous ne faisions plus qu’un, nous étions nus, heureux et propres, nous savions qu’elle n’était plus tandis que je vivais encore, sans pour autant lutter contre ces deux idées, mais les cheveux emmêlés, nous lisions dans un même livre, chantions et parlions de tout autre chose. 12. Les noctules Je passai sans transition du rêve où je vivais les souvenirs de Thècle au matin. À un moment donné nous marchions ensemble en silence ; dans un univers qui ne pouvait être que ce paradis du Nouveau Soleil dont on dit qu’il sera ouvert à tous ceux qui l’appelleront de leurs vœux dans leurs derniers instants ; et même si les sages assurent que ceux qui ont eux-mêmes mis fin à leurs jours ne pourront y rentrer, je ne peux m’empêcher de penser que Celui qui pardonne tant doit savoir pardonner cela aussi de temps en temps. Et le moment suivant, je sentais une impression de froid, j’étais frappé d’une lumière importune, et j’entendais les oiseaux pépier. Je m’assis. Ma cape était toute imbibée de rosée, et la rosée coulait sur mon visage comme de la sueur. À mes côtés, Jonas commençait à peine à remuer. À dix pas de nous, deux grands destriers – l’un de la couleur du vin muscat, l’autre à la robe noire sans tache – rongeaient leur frein et piaffaient d’impatience. Du banquet et de ses convives il n’y avait plus trace, non plus que de Thècle, que je n’ai d’ailleurs plus jamais revue depuis et n’espère plus revoir dans cette existence-ci. Terminus Est se trouvait posée à côté de moi, bien abritée par son fourreau intérieurement imprégné d’huile. Je la ramassai et me dirigeai vers le bas de la colline, où je finis par découvrir un ruisseau qui me permit de me rafraîchir plus ou moins. À mon retour, je trouvai Jonas éveillé. Je lui indiquai l’emplacement du cours d’eau et, durant son absence, je fis mentalement mes adieux à Thècle, morte maintenant pour toujours. Quelque chose d’elle, cependant, est resté en moi. Il arrive que par moments, celui qui se souvient n’est plus Sévérian, mais Thècle, comme si mon esprit se réduisait à un tableau mis sous verre et que Thècle se tînt devant cette vitre, se réfléchissant en elle. Il se produit également autre chose de curieux, depuis cette nuit, lorsque j’évoque son souvenir sans le situer dans un endroit et un moment particulier : la Thècle qui se forme alors dans mon imagination se tient debout devant un miroir, habillée d’une robe étincelante, d’un blanc de givre, découvrant presque complètement sa poitrine, mais qui retombe en cascades jamais semblables en dessous de sa taille. Je la vois ainsi, immobile un instant ; puis nos mains se tendent, comme pour se toucher mutuellement le visage. Elle est alors entraînée par une sorte de tourbillon dans une pièce dont les murs, le plafond et le sol sont entièrement recouverts de miroirs ; nul doute que c’est le souvenir qu’elle avait d’elle-même que je vois se refléter dans ces miroirs – mais à peine a-t-elle fait un ou deux pas qu’elle s’évanouit dans la pénombre et disparaît à mes yeux. J’étais à nouveau maître de moi et de mon chagrin avant que Jonas ne fut revenu du ruisseau, et je fus capable de faire semblant d’examiner nos montures. « Le noir de jais est pour toi, évidemment, dit-il, et le muscat pour moi. L’un comme l’autre semblent valoir plus que chacun de nous, comme disait le marin au chirurgien qui lui coupait les jambes. Où allons-nous ? — Au Manoir Absolu. » Je vis l’incrédulité se peindre sur son visage. « N’as-tu rien surpris de la conversation que j’ai eue avec Vodalus au cours de la nuit dernière ? — Je vous ai bien entendus citer l’endroit, mais je n’avais pas compris que nous devions nous y rendre. » Je ne suis qu’un médiocre cavalier, comme je l’ai déjà dit, mais je mis bravement un pied à l’étrier et me hissai sur le dos du destrier noir. La monture que j’avais volée deux nuits auparavant à Vodalus était harnachée d’une selle de guerre surélevée, au confort Spartiate, mais dont rien ne pouvait vous faire tomber ; tandis que le destrier noir était équipé d’une espèce d’engin à peu près plat en velours matelassé, à la fois luxueux et traître au possible. En outre, à peine étais-je en place que l’animal commença à danser d’impatience. Le moment était sans aucun doute bien mal choisi – mais c’était le seul dont je disposais pour poser cette question : « De quoi te souviens-tu exactement ? — Tu veux parler de la femme, cette nuit ? D’absolument rien. » Jonas contourna le destrier noir, dégagea les rênes du muscat et sauta dessus. « Je n’ai pas mangé. Vodalus t’observait, et plus personne n’a fait attention à moi, après que tout le monde eut absorbé la drogue. De toute façon, je connais l’art de faire semblant de manger sans rien avaler. » Je le regardai avec étonnement. « Cela m’est arrivé plusieurs fois avec toi – ne serait-ce qu’hier, au petit déjeuner, par exemple. Je n’ai guère d’appétit, mais manger peut être socialement utile. » Il dirigea le muscat vers un sentier qui s’enfonçait dans la forêt, et se tourna pour me lancer : « La chance veut que je connaisse assez bien notre chemin, du moins en grande partie. Mais cela t’ennuierait-il de m’expliquer pourquoi nous allons là-bas ? — Parce que nous y retrouverons Dorcas et Jolenta, répondis-je. Et aussi parce que j’ai une commission à faire pour notre suzerain Vodalus. » Nous devions très certainement être surveillés, et je préférai m’abstenir de dire que je n’avais aucune intention de remplir ma mission. De crainte que le récit de mes aventures ne s’éternise, je dois passer ici rapidement sur les événements des quelques jours qui suivirent. Chemin faisant, je répétai à Jonas tout ce que Vodalus m’avait confié, et bien d’autres choses encore. Nous nous arrêtâmes dans les villes que nous rencontrions, et lorsque l’occasion s’en présenta, j’exerçai ma profession ; non pas que nous ayons véritablement eu besoin d’argent (dans la mesure où nous possédions les deux bourses données par la châtelaine Théa, la quasi-totalité de mon salaire de Saltus et ce que Jonas avait obtenu en échange de la massue en or de l’homme-singe) mais dans le but de ne faire naître aucun soupçon. Nous chevauchions toujours en direction du nord au matin du quatrième jour. Sur notre droite, le Gyoll s’étirait paresseusement, dragon somnolent gardant d’un œil la route interdite, maintenant vouée aux herbes folles, qui courait le long de sa rive. Nous avions aperçu, le jour précédent, une escouade de uhlans en patrouille ; ils montaient les mêmes destriers que nous, et portaient des lances comme celles qui avaient massacré les voyageurs qui se pressaient à la porte de Compassion. Jonas, qui m’avait paru mal à l’aise depuis que nous nous étions mis en route, murmura soudain : « Nous devons nous presser si nous voulons nous trouver à proximité du Manoir Absolu pour la nuit. J’aurais préféré savoir la date exacte du début des fêtes, ainsi que leur durée approximative. Vodalus aurait pu te le dire. » Je lui demandai si le Manoir Absolu se situait encore loin. Du doigt, il me montra une île dans le cours du fleuve. « Il me semble me souvenir de cet endroit ; j’en étais encore à deux jours lorsque des pèlerins m’ont dit que le Manoir Absolu était tout proche. Ils m’ont aussi averti de me méfier des prétoriens, et paraissaient savoir très bien de quoi ils parlaient. » Suivant son exemple, j’avais laissé ma monture prendre le trot. « Oui, mais tu marchais. — Non, je montais mon merychippus – j’imagine que je ne reverrai jamais la pauvre bête. Elle allait plus lentement dans ses moments de grande forme que ces destriers lorsqu’ils sont fourbus, je dois l’avouer. Mais de là à dire qu’ils sont deux fois plus rapides, tout de même…» J’étais sur le point de lui répondre que je voyais mal Vodalus nous envoyer là-bas sans être sûr que nous y serions suffisamment tôt, lorsque quelque chose, que je pris au premier abord pour une chauve-souris géante, plongea vers moi, passant à quelques pouces de ma tête. Si j’ignorais de quoi il s’agissait, Jonas, pour sa part, était manifestement au courant. Il hurla quelques mots que je ne compris pas, et fouetta la croupe de mon destrier de l’extrémité de ses rênes. L’animal bondit en avant, manquant de peu me jeter à terre, et je me retrouvai tout de suite lancé au triple galop. Je me souviens que nous passâmes comme une fusée entre deux arbres rapprochés au point qu’il ne restait pas même un empan de libre de chaque côté, et d’avoir aperçu la chose se détacher sur le fond du ciel, aussi noire qu’un morceau de suie ; l’instant d’après, elle passait dans un bizarre crépitement entre les branches, derrière nous. Nous la perdîmes de vue, lorsque, quittant la lisière du bois, nous nous enfonçâmes dans une ravine asséchée qui se trouvait au-delà. Mais, après avoir atteint le fond et entrepris l’escalade de la paroi opposée, elle émergea d’entre les arbres, plus déchiquetée que jamais. Elle parut, le temps de réciter une prière, ne plus savoir où nous nous étions réfugiés, car elle s’éleva dans le ciel dans une direction qui n’était pas la nôtre – pour cependant plonger à nouveau vers nous en faisant un long vol plané à la trajectoire tendue. J’avais déjà dégainé Terminus Est, et je dirigeai Noir-de-jais à force de rênes entre Jonas et la chose volante. Si véloces qu’aient été nos destriers, elle était encore plus rapide. Si j’avais possédé une lame pointue, je suppose que j’aurais essayé de l’embrocher d’un coup d’estoc, comme un poulet – et je serais très certainement mort. Au lieu de cela, je lançai un coup de taille à deux mains. J’eus l’impression de fendre de l’air, et crus tout d’abord que la chose était à la fois trop légère et trop résistante pour le tranchant pourtant parfaitement effilé de Terminus Est. Cependant, au bout d’un instant, elle se déchira en deux comme un vieux chiffon ; j’éprouvai une brève sensation de chaleur, comme si l’on avait brusquement ouvert et refermé en silence la porte d’un four. Spontanément, j’aurais sauté de cheval pour aller l’examiner, mais Jonas criait en faisant de grands gestes. La haute futaie de la forêt de Saltus était maintenant loin derrière nous, et nous abordions une région de collines pentues et de cèdres aux troncs tordus ; un bosquet de ces arbres avait poussé sur le sommet vers lequel nous nous dirigions. Nous nous jetâmes comme des fous dans l’entrelacs de leurs branches, couchés sur l’encolure de nos montures. Le sous-bois devint bientôt tellement épais qu’elles durent ralentir l’allure et avancer au pas. Et puis soudain, nous nous trouvâmes au pied d’une paroi abrupte et forcés de nous arrêter. N’étant plus assourdi par le fracas des branches brisées sur notre passage, je pus entendre une sorte de froufrou sec, un peu comme si un oiseau blessé était en train de se débattre dans les rameaux les plus élevés des arbres. J’avais les poumons oppressés par les parfums balsamiques des cèdres. « Il faut sortir de ce trou, me lança Jonas, haletant. Ou au moins, continuer à nous déplacer. » L’arête d’une branche cassée lui avait entaillé la joue, et le sang se mit à couler tandis qu’il parlait. Après avoir jeté un coup d’œil dans les deux directions, il choisit d’aller sur la droite, c’est-à-dire vers le fleuve, et fouetta sa monture pour l’obliger à s’enfoncer dans ce qui avait tout l’air de taillis impénétrables. Je lui laissai m’ouvrir le chemin, me disant que si la chose noire retrouvait notre piste, je serais mieux à même de nous défendre tous deux. Je ne tardai d’ailleurs pas à l’apercevoir au travers du feuillage d’un vert grisâtre. Quelques instants plus tard, elle était rejointe par l’une de ses congénères, d’apparence presque identique, qui se mit à la suivre à quelque distance. Nous sortîmes à nouveau du bois et, fouettant nos montures, pûmes reprendre le galop. Les fragments bruissants de ténèbres nous poursuivaient toujours, mais si leur petite taille les faisait paraître plus rapides, ils avançaient en réalité moins vite que l’entité lorsqu’elle était dans son intégrité. « Il faut absolument trouver un feu », cria Jonas, réussissant à couvrir le bruit des sabots de nos destriers. « Ou encore un gros animal que nous tuerons. Cela marcherait sans doute si tu ouvrais le ventre de l’une de nos bêtes ; mais en cas d’échec, nous ne pourrions plus nous enfuir. » D’un signe de tête, je lui fis comprendre que j’étais d’accord pour ne pas sacrifier l’un de nos destriers, en dépit de l’idée qui m’était venue – à savoir que le mien n’allait peut-être pas tarder à s’écrouler d’épuisement. Jonas fut d’ailleurs obligé de faire ralentir le sien pour ne pas me distancer. Je lui demandai : « Est-ce du sang, que veulent ces bestioles ? — Non. De la chaleur. » Jonas lança son destrier sur la droite, lui frappant le flanc de sa main de métal. Le coup avait dû porter, car l’animal bondit comme piqué par un taon. Nous sautâmes un lit de rivière asséché, puis, descendîmes en glissant et en dérapant une colline poussiéreuse, avant de tomber sur une étendue plus dégagée au sol uni, où les destriers purent donner toute leur mesure. Les lambeaux de ténèbres continuaient à froufrouter derrière nous. Ils volaient à une hauteur double de celle d’un arbre moyen et paraissaient portés par le vent. Cependant, on pouvait voir à l’inclinaison des herbes qu’ils avançaient en réalité contre lui. Devant nous le sol changea aussi subtilement et nettement qu’un vêtement à l’endroit d’une couture, exhibant un ruban sinueux et verdoyant aussi plat que s’il avait été passé au rouleau. J’y lançai Noir-de-jais, l’encourageant de mes cris et lui claquant le flanc du plat de mon épée. Il était maintenant couvert d’une sueur traversée de rigoles de sang, dues aux blessures qu’il s’était faites dans le bois de cèdres. J’entendais derrière moi les avertissements que me hurlait Jonas, mais je n’y fis pas attention. Le chemin décrivit une courbe et je pus voir au loin, à travers une échappée entre les arbres, le miroir éclatant des eaux du Gyoll. Une autre courbe, et Noir-de-jais commença à donner à nouveau des signes de fatigue. Puis soudain, je vis enfin ce que je désespérais de voir. Peut-être ne devrais-je pas l’avouer, mais je brandis Terminus Est vers le ciel, la tendant vers le soleil anémié dont le cœur est rongé par le ver de la mort. « Sa vie contre la mienne, Nouveau Soleil, par votre colère, et pour mon espoir ! » Le soldat, un uhlan qui chevauchait en solitaire, dut sûrement comprendre tout de suite que je le menaçais, comme c’était d’ailleurs le cas. Le rayonnement bleu, à la pointe de sa lance, se mit à flamboyer en même temps qu’il donna de l’éperon dans notre direction. Tout à bout de souffle qu’il apparût, Noir-de-jais n’en fit pas moins un crochet impeccable, tel un lièvre pourchassé. Il me suffit d’une légère traction sur les rênes pour qu’il fasse demi-tour, ses sabots labourant l’herbe du chemin. En moins d’une respiration, nous étions déjà repartis dans la direction d’où nous venions, lancés à fond de train contre les choses noires qui nous poursuivaient. Je ne sus pas sur le moment si Jonas avait ou non compris mon plan, mais toujours est-il qu’il le suivit, dans la mesure où pas un instant il ne ralentit le train. L’une des créatures plongea sur nous – véritable trou de ténèbres déchiré dans le flanc de l’univers, car elle était faite de fuligine véritable, ne renvoyant pas plus de lumière que mon propre vêtement. Je crois qu’elle essaya d’atteindre Jonas, mais elle passa à portée de mon épée. Je l’ouvris en deux comme je l’avais déjà fait, et elle s’effondra à nouveau en lançant un souffle de chaleur. Sachant maintenant d’où provenait celle-ci, elle me parut encore plus maléfique et abominable que la plus nauséabonde des odeurs, et le seul fait de la sentir sur ma peau me hérissa le poil. Je dégageai rapidement dans la direction opposée au fleuve, redoutant à tout moment un éclair de la lance du uhlan. À peine avions-nous quitté le chemin que jaillissait la flamme bleue, carbonisant le sol et mettant le feu à un arbre mort. Je tirai sèchement sur les rênes, et mon destrier se cabra en rugissant. Pendant un moment, je cherchai des yeux les trois choses noires à proximité des flammes, mais elles ne s’y trouvaient pas. Je pensai alors à Jonas, et craignis qu’elles ne l’aient attaqué d’une manière ou d’une autre, me demandant comment elles s’y prenaient. Elles n’étaient pas non plus auprès de lui, et la direction de son regard m’indiqua sur qui leur choix s’était porté : elles zigzaguaient autour du uhlan, lequel, je le vis, cherchait à se défendre à l’aide de sa lance. Les éclairs fendaient l’air les uns après les autres, si bien qu’ils produisaient un véritable roulement de tonnerre, presque continu. L’éclat du soleil paraissait ternir à chacun de ces éclairs, mais c’est de l’énergie même à l’aide de laquelle il espérait les détruire que se nourrissaient les entités noires, y puisant de plus en plus de force. Bientôt elles ne me parurent plus voler, mais lancer de noirs éclats, comme si des ténèbres pouvaient rayonner ; elles surgissaient tout d’un coup à un endroit, puis à un autre, chaque fois un peu plus près du uhlan, jusqu’à ce que, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, elles se fussent précipitées sur sa tête. Il tomba de sa selle, et la main qui tenait la lance s’ouvrit, laissant l’arme rebondir sur le sol et s’éteindre. 13. La Griffe du Conciliateur « Est-il mort ? » lançai-je à Jonas, qui d’une inclinaison de tête me répondit affirmativement. Je m’apprêtais à m’éloigner, mais toujours silencieusement il me fit signe de venir le rejoindre, tandis qu’il mettait lui-même pied à terre. Ce n’est qu’une fois auprès du cadavre du uhlan qu’il s’expliqua. « Il est possible de détruire ces saletés. Autant le faire pour que l’on ne puisse plus les lancer à nos trousses ni les utiliser de quelque façon. Pour l’instant elles sont repues, et je crois que nous pouvons les manipuler. Nous avons simplement besoin d’un récipient dans lequel les confiner, quelque chose d’étanche, en métal ou en verre. » Je ne possédais rien de ce genre et le lui dis. « Moi non plus. » Il s’agenouilla auprès du uhlan et entrepris de lui retourner les poches. La fumée aromatique dégagée par l’arbre en flammes imprégnait tout comme de l’encens, et j’eus un instant la sensation de me trouver de nouveau dans la cathédrale des pèlerines. La litière où se mêlaient branchettes et feuilles mortes de l’été dernier, et sur laquelle reposait le cadavre du uhlan, aurait pu être son sol couvert de paille ; et les troncs des quelques arbres alentour, les poteaux qui la soutenaient. « Voilà », dit Jonas, en exhibant un vasculum de cuivre. Il dévissa le couvercle, vida la fiole de ses herbes, puis fit rouler le cadavre sur le dos. « Où sont-elles passées ? demandai-je. Ont-elles été absorbées par le corps ? » Jonas secoua la tête, et, l’instant d’après, avec le plus grand soin et la plus extrême attention, il retirait l’une des choses noires de la narine gauche du uhlan. En dehors du fait qu’elle était parfaitement opaque, on aurait dit le plus fin des papiers de chiffon. Je m’étonnai des précautions qu’il prenait. « Si tu la déchires en deux, est-ce que cela ne revient pas au même ? — Si, mais elle est repue, en ce moment. Coupée en deux, elle perdrait de l’énergie et deviendrait impossible à attraper. D’ailleurs, beaucoup de gens sont morts pour avoir cru qu’il suffisait de mettre ces créatures en morceaux ; car en employant cette méthode, ils se sont retrouvés débordés par le nombre, incapables de faire face. » Un des yeux du uhlan était resté à demi ouvert. J’avais déjà vu bien des cadavres, mais je ne pouvais cependant pas me départir de l’étrange impression que, d’une manière ou d’une autre, il me regardait, moi, l’homme à la place duquel il avait été tué et qui était responsable de sa mort. Afin de penser à autre chose, je m’adressai à Jonas : « Après avoir coupé la première, elle m’a paru voler plus lentement. » Jonas avait fini de mettre le premier monstre dans le vasculum, et était en train d’en extirper un autre de la narine droite du uhlan. Il répondit à voix basse : « La vitesse d’un objet volant, quel qu’il soit, dépend de son envergure. Si tel n’était pas le cas, les adeptes qui emploient ces créatures les mettraient en morceaux avant de les envoyer, j’imagine. — Tu parles comme si tu en avais déjà rencontré… — Nous avons fait une fois escale dans un port où elles servent à certains meurtres rituels. Je suppose qu’il était inévitable qu’un jour ou l’autre, quelqu’un ne finisse par en ramener dans sa patrie ; mais ce sont les premières que je vois ici. » Il ouvrit à nouveau le couvercle de cuivre et posa la deuxième horreur fuligine sur la précédente, qui remua faiblement. « Elles vont se recombiner là-dedans. C’est comme cela que procèdent les adeptes pour les réunir. Tu n’as sans doute pas dû y faire attention, mais elles se sont plus ou moins déchirées en traversant le bois, puis reconstituées en plein vol. — Il en reste encore une », dis-je. Il acquiesça d’un signe de tête, et se servit de sa main d’acier pour ouvrir de force la mâchoire serrée du mort ; mais au lieu de voir apparaître des dents, une langue livide et des gencives, nous ne vîmes qu’une ouverture sans fond, et j’en eus l’estomac soulevé. Jonas retira la troisième créature, striée de salive. « N’aurait-il pas gardé une narine de libre, ou bien la bouche, si je ne l’avais pas coupée en deux une deuxième fois ? — De toute façon, ce sont les poumons qu’elles cherchent à atteindre ; et en vérité, nous avons de la chance de l’avoir rejoint si vite. Sinon, il aurait fallu ouvrir le cadavre pour les récupérer. » Un tourbillon de fumée me rappela le cèdre en train de brûler. « Mais si c’était simplement de la chaleur qu’elles voulaient… — Elles préfèrent la chaleur qui émane de la vie, même si elles peuvent pendant un certain temps être attirées par un feu de matière végétale vivante. En fait, je crois que c’est plus que de simple chaleur qu’elles ont besoin. Peut-être quelque forme d’énergie rayonnante produite par les cellules vivantes. » Jonas fit entrer la troisième créature dans le vasculum, puis revissa le couvercle à fond. « On les appelle des noctules, parce qu’elles opèrent en général après la tombée de la nuit, quand on ne peut pas les voir, et la seule chose qui avertisse de leur présence est un souffle de chaleur ; j’ignore le nom que les indigènes leur ont donné. — Où se trouve leur île ? » Jonas me jeta un regard intrigué. « Est-elle loin de la côte ? J’ai toujours souhaité voir Ouroboros, même si, comme je le crois, c’est dangereux. — Extrêmement loin, répondit Jonas d’un ton neutre. Extrêmement loin, vraiment. Attends un instant. » J’attendis et le regardai se diriger vers le bord du fleuve. Il lança le vasculum de toutes ses forces, au point que celui-ci retomba presque au milieu du courant. Lorsqu’il fut de retour, je lui demandai : « N’aurions-nous pas pu utiliser les noctules à notre profit ? Je vois mal ceux qui nous les ont envoyées abandonner leur poursuite maintenant ; nous pourrions en avoir besoin. — Elles ne nous obéiraient pas, et de toute façon le monde se porte mieux sans elles – comme disait la femme du boucher à son mari en lui coupant les cervelles basses. Actuellement, le mieux à faire est de nous en aller. Du monde arrive sur le chemin. » Je regardai dans la direction indiquée par Jonas, et vis deux personnages qui s’avançaient à pied. Il avait pris par la bride son destrier en train de se désaltérer et se tenait prêt à grimper en selle. « Attends, lui dis-je, ou bien éloigne-toi d’une ou deux chaînes, et patiente un peu. » Je pensais au moignon ensanglanté de l’homme-singe, et j’eus l’impression de voir, entre les arbres, les lampes votives qui pendaient des voûtes de la cathédrale, leurs faibles lueurs magenta et cramoisies. Je glissai une main dans ma botte, et finis par atteindre tout en bas la Griffe que j’avais placée là pour ne pas la perdre. Je la retirai. Pour la première fois, je la voyais à la lumière du jour. Elle refléta les rayons du soleil et se mit à briller de manière aussi éclatante que le Nouveau Soleil lui-même, non seulement dans les bleus, mais dans toutes les couleurs du spectre, du violet au cyan. Je la posai sur le front du uhlan, et pendant un instant essayai de le rappeler à la vie. « Viens donc, me lança Jonas. Qu’essaies-tu donc de faire ? » Je ne savais pas quoi lui répondre. « Il n’est pas complètement mort, reprit Jonas. Filons d’ici avant qu’il ne récupère sa lance. » Sur ces mots, il fouetta sa monture. Affaibli par la distance, me parvint l’appel d’une voix que je crus reconnaître. « Maître ! » Je tournai la tête pour regarder la grand-route envahie par l’herbe. « Maître ! » L’un des deux voyageurs agita le bras, et les deux se mirent à courir. « Ce n’est que Héthor », dis-je. Mais Jonas n’était plus là. Mon regard revint se poser sur le uhlan. Il avait maintenant les deux yeux ouverts, et sa poitrine se soulevait à intervalles réguliers. Quand je repris la Griffe posée sur son front, et la replaçai dans ma botte, l’homme se dressa sur son séant. Je criai à Héthor et à son compagnon de quitter la route, mais ils ne semblèrent pas comprendre. « Qui êtes-vous ? — Un ami », répondis-je. Le soldat était encore faible, mais il essaya tout de même de se relever. Je lui tendis la main pour l’aider. Pendant quelques instants il regarda fixement tout ce qui l’entourait – moi-même, les deux hommes qui couraient vers nous, le fleuve et les arbres. Les destriers semblèrent lui faire peur, le sien compris, alors que celui-ci attendait tranquillement son cavalier. « Où sommes-nous ? — Quelque part sur l’ancienne route qui longe le Gyoll. » Il secoua lentement la tête, qu’il pressa ensuite entre ses mains. Là-dessus Héthor arriva, suant et soufflant, comme un chien mal élevé qui serait accouru au premier appel et qui attendrait une caresse en récompense. Son compagnon, qu’il avait distancé d’une centaine de pas, portait des habits criards de petit commerçant, dont il avait aussi l’aspect gominé. « M-m-m-maître, dit Héthor, vous ne pouvez pas vous f-f-figurer les terribles en-ennuis que nous avons éprouvés, les di-difficultés et les affreuses priva-vations qu’il a fallu sur-surmonter pour vous retrouver de l’autre côté des montagnes, au-delà des-des-des mers parcourues des vents, et des plaines c-c-craquantes de ce bel univers. Que suis-je, moi votre es-esclave, sinon une co-coquille abandonnée, le jouet de mille m-m-marées, jeté sur quelque plage dé-déserte parce que je ne puis pas me passer de-de vous ? Comment p-p-pourriez-vous, notre maître à la serre pourpre, savoir les peines et les efforts que vous nous avez coûtés ? — Étant donné que vous étiez à pied lorsque je vous ai laissé à Saltus, et que depuis plusieurs jours j’utilise une monture particulièrement rapide, je veux bien croire, en effet, que vous avez peiné et souffert. — Exactement, exactement », répondit Héthor, qui jeta à son compagnon un regard significatif, comme si ma réflexion ne faisait que confirmer des propos qu’il aurait tenus antérieurement ; puis il se laissa tomber sur le sol où il resta allongé. Parlant lentement, le uhlan dit : « Je suis le cornette Minéas. Qui êtes-vous ? » Héthor eut une inclinaison de la tête faisant penser à l’amorce d’une révérence. « Le m-m-maître est le noble Sévérian, serviteur de l’Autarque – dont l’urine est vin d’ivresse pour ses sujets – et appartient à la guilde des Enquêteurs de Vérité et des Exécuteurs de Pénitence. H-h-héthor n’est que son humble esclave. Beuzec aussi n’est que son humble esclave. Et je suppose que l’ho-homme qui est parti à cheval est é-é-également son humble esclave. » D’un geste, je lui intimai l’ordre de se taire. « Nous ne sommes que de pauvres voyageurs, cornette. Nous vous avons trouvé étendu ici, évanoui, et cherchions comment vous aider. Tout d’abord, nous vous avons cru mort, et peut-être n’en êtes-vous pas passé loin. — Mais quel est cet endroit ? » demanda à nouveau le uhlan. D’un ton passionné, Héthor répondit : « Nous sommes sur la route au nord de Quiesco. M-m-maître, nous avons emprunté un bateau et nous avons fait voile sur les vastes eaux du Gyoll durant les ténèbres nocturnes. Nous dé-dé-débarquâmes à Quiesco. Nous avons gagné notre p-p-passage, Beuzec et moi, en manœuvrant les voiles sur le pont. Nous avancions tellement lentement, t-t-tandis qu’au-dessus de nos têtes, passaient les privilégiés dans un si-si-sifflement, en chemin pour le Manoir Absolu ; mais notre embarcation continua de l’avant, que nous dormions ou veillions, et c-c-c’est ainsi que nous vous avons rejoint. — Le Manoir Absolu ? murmura le uhlan. — Je crois qu’il n’est pas loin d’ici, répondis-je. — Dans ce cas, je dois être particulièrement vigilant. — Je suis sûr que l’un de vos camarades ne va pas tarder à se manifester. » Je repris possession de ma monture et me hissai sur son dos élevé. « M-m-maître, vous n’allez pas nous abandonner à nouveau ? Beuzec ne vous a vu que d-d-deux fois dans vos hautes œuvres. » J’étais sur le point de répliquer à Héthor, lorsque j’aperçus un éclair blanc parmi les arbres, de l’autre côté de l’ancienne route. L’idée que ceux qui nous avaient envoyé les noctules puissent disposer d’autres armes s’empara aussitôt de mon esprit, et j’enfonçai mes talons dans les flancs de Noir-de-jais. L’animal bondit en avant, et pendant une demi-lieue, sinon davantage, nous galopâmes le long de l’étroite bande de terre qui séparait le fleuve de la route envahie d’herbes. Quand je finis par apercevoir Jonas, je poussai encore le destrier pour aller l’avertir et lui raconter ce que je venais d’entrevoir. Il me parut rester plongé dans ses pensées tandis que je parlais ; mais lorsque j’eus terminé, il dit : « J’ignore absolument tout de l’être que tu me décris ; cependant, on a très bien pu importer des choses dont je n’ai jamais entendu parler. — Mais si c’était le cas, une telle bestiole ne se promènerait pas en liberté comme une vache égarée ! » Au lieu de répondre, Jonas me montra le sol du doigt, à quelques pas en avant de nous. Un sentier recouvert de gravier, faisant à peine une coudée de large, serpentait au milieu des arbres. Il était bordé de fleurs sauvages ; mais leur densité me parut exceptionnelle, et à vrai dire anormale ; quant au chemin proprement dit, il était pavé de galets d’une taille remarquablement uniforme et d’un blanc éclatant, comme s’ils provenaient de quelque plage secrète et lointaine. Nous nous rapprochâmes au petit trot de cet extraordinaire sentier pour mieux l’examiner, et je demandai à Jonas s’il savait ce qu’il pouvait bien signifier. « Une seule chose, de toute évidence ; nous sommes déjà sur le territoire du Manoir Absolu. » Avec une soudaineté totale, je me souvins de l’endroit. « En effet, dis-je, je suis déjà venu ici une fois avec Josépha au cours d’une partie de pêche ; il y avait d’autres personnes avec nous. Nous sommes passés près du chêne tordu, et…» Jonas me regarda comme si j’étais devenu fou, et je crus moi-même pendant un instant que c’était ce qui m’arrivait. J’avais déjà participé à des chasses à courre, mais je chevauchais un palefroi et non un destrier de chasse. Mes mains montèrent le long de mon visage comme des araignées pour venir m’arracher les yeux – ce qu’elles auraient fait si un homme en haillons qui se tenait à côté de moi ne les avait pas forcées à s’abaisser avec ses propres mains, dont l’une était en acier. « Tu n’es pas la châtelaine Thècle, cria-t-il. Tu es Sévérian, un compagnon bourreau, qui n’eut que le malheur de l’aimer. Regarde-toi donc ! » Il dressa sa main d’acier, et je vis, se réfléchissant dans sa paume polie comme un miroir, le visage d’un étranger, étroit, laid et épouvanté. Je me souvins alors de notre tour, de ses murs de métal incurvés, lisses et durs au toucher. « Oui, je suis Sévérian, finis-je par dire. — Voilà qui est bien. La châtelaine Thècle est morte. — Jonas… — Oui ? — Le soldat – il est vivant, maintenant ; tu l’as vu. La Griffe lui a rendu la vie. Je l’ai posée sur son front, mais peut-être a-t-il pu la voir avec ses yeux morts. Il s’est assis. Il s’est ensuite remis à respirer, et il m’a parlé, Jonas. — Il n’était pas mort. — Mais tu l’as vu ! — Je suis beaucoup plus âgé que toi, beaucoup plus âgé que tu ne le crois. S’il y a bien une chose que j’ai apprise au cours de mes nombreux voyages, c’est celle-ci : les morts ne se relèvent jamais, pas plus que le temps ne revient en arrière. Ce qui a été et n’est plus ne se reproduit plus jamais. » Le visage de Thècle me faisait encore face, mais un souffle sombre l’entraîna ; il se débattit un instant comme vole une colombe, puis disparut. Je murmurai : « Si seulement je m’en étais servi, si j’avais fait appel au pouvoir de la Griffe lors du banquet des morts… — Le uhlan était en train de s’étouffer, mais il n’était pas complètement mort. Il a pu de nouveau respirer une fois terminée l’extraction des noctules, et reprendre conscience au bout d’un moment. Mais pour ce qui est de Thècle, aucun pouvoir au monde n’aurait pu lui rendre la vie. Ils ont dû déterrer son cadavre alors que tu étais encore emprisonné à la Citadelle, et l’ont conservé dans un puits de glace. Et de toute façon, avant même que tu ne la voies, elle avait été vidée comme un poulet – et on avait rôti sa chair. » Jonas me saisit un bras. « Sévérian, ne fais pas l’idiot ! » À ce moment-là, je ne souhaitais plus qu’une seule chose, mourir. Si une noctule s’était manifestée, je lui aurais ouvert les bras. Mais ce qui apparut, au loin sur le chemin, fut une forme blanche comme celle que j’avais aperçue auprès de la rivière. Je m’arrachai à l’étreinte de Jonas et lui courus sus. 14. L’Antichambre Il y a des choses et des êtres, tant naturels qu’artificiels, sur lesquels notre intelligence s’acharne en vain ; et nous n’arrivons à la fin à nous mettre en paix avec la réalité qu’en nous disant : « Ce n’était rien qu’une apparition, quelque chose d’horrible et beau à la fois. » Quelque part au milieu du tourbillon des univers dans lequel je vais bientôt m’élancer, vit, paraît-il, une espèce à la fois identique et différente de l’homme. Ses individus ne sont pas plus grands que nous. Leur corps est semblable au nôtre, si ce n’est qu’il est parfait, et les règles auxquelles ils obéissent nous sont totalement étrangères. Ils ont un nez, des yeux et une bouche tout comme nous-mêmes ; mais ils se servent de ces organes, parfaits, je l’ai dit, pour exprimer des émotions que nous n’avons jamais ressenties, si bien que pour nous, observer leurs visages revient à contempler quelque antique et terrible alphabet des sentiments, quelque chose qui nous paraîtrait à la fois suprêmement important et totalement inintelligible. Une telle race existe bien, mais ce n’est cependant pas elle que j’ai rencontrée, ce jour-là, aux limites des jardins du Manoir Absolu. Non, ce que je voyais se déplacer parmi les arbres et vers quoi je m’élançais à toute vitesse jusqu’à ce que j’arrivasse à le distinguer clairement, relevait plutôt d’une représentation géante d’un tel être, représentation à laquelle on aurait insufflé la vie. Sa peau était de pierre blanche, et ses yeux, délicatement arrondis comme des coquilles d’œuf découpées avec soin, avaient la cécité de nos statues. La chose avançait lentement, comme sous l’effet de la somnolence ou d’une drogue, quoique d’un pas assuré. Elle semblait ne rien pouvoir voir, mais donnait toutefois l’impression d’être consciente de son milieu, en dépit de sa lenteur. Je me suis arrêté quelques instants afin de relire ce que je viens d’écrire, et je m’aperçois que j’ai complètement échoué à décrire ce qui constituait l’essence même de la chose, dont l’esprit était bien celui d’une statue. Si quelque ange déchu avait surpris ma conversation avec le montreur de temps, c’est exactement l’apparition qu’il aurait pu créer pour se moquer de moi. Le moindre de ses mouvements exprimait tout ce que l’art et la pierre peuvent donner comme impression de permanence et de sérénité. Quelque chose me disait que chaque geste, chacune des positions adoptées par son torse, ses membres et sa tête, pourrait tout aussi bien être la dernière – ou qu’elle pourrait être reprise indéfiniment, à l’instar des différentes positions des gnomons sur le cadran solaire multifacial de Valéria, revenant sans trêve le long des corridors incurvés du temps. Après que l’extraordinaire étrangeté de la statue blanche eut dissipé en moi toute envie de mourir, je fus pris d’une incontrôlable terreur, redoutant d’être maltraité par elle. Mais bientôt ce sentiment laissa la place à un autre, et j’eus la conviction qu’elle ne tenterait pas de me faire mal. Il y avait quelque chose de proprement humiliant à avoir été effrayé comme je l’avais été par ce personnage inhumain et silencieux, puis à découvrir que son existence n’était en rien menaçante. Oubliant un instant que je risquais fort d’endommager la lame en frappant cette pierre vive, je dégainai Terminus Est et immobilisai Noir-de-jais d’une traction sur les rênes. Même la légère brise qui soufflait eut l’air de s’interrompre tandis que nous nous tenions là, Noir-de-jais frémissant à peine, moi l’épée dressée, presque aussi immobiles que si nous avions été nous-mêmes un groupe équestre. La véritable statue continua d’avancer vers nous, son visage trois ou quatre fois plus grand que nature marqué d’une indescriptible émotion, et ses membres empreints d’une beauté aussi terrible que parfaite. J’entendis Jonas crier, puis le bruit d’un choc. J’eus tout juste le temps de le voir se débattre sur le sol, aux prises avec des hommes portant des casques hauts surmontés d’une crête, casques qui disparurent sous mes yeux pour reparaître, ordinaires et unis ; puis un objet siffla à mon oreille, tandis que quelque chose d’autre me frappait au poignet, et je ne tardai pas à me retrouver, à mon tour, en train de me débattre dans un réseau de cordes qui se resserrait sur moi comme un boa constrictor. On me saisit par la jambe, on tira, et je tombai. Lorsque j’eus suffisamment recouvré mes esprits pour me rendre compte de ce qui se passait, j’avais un nœud coulant autour du cou, et l’un de mes adversaires fouillait dans ma sabretache. Je pouvais parfaitement bien voir voleter ses mains, semblables à des moineaux bruns. Je distinguais également très bien son visage, masque impassible comme celui qu’aurait tout aussi bien pu suspendre au-dessus de moi un jeteur de sorts. Une ou deux fois, ses mouvements firent flamboyer l’armure extraordinaire qu’il portait ; cela me permit de la distinguer un peu à la manière dont on aperçoit un gobelet de cristal immergé dans de l’eau. Elle était – je suppose – réfléchissante, et aucune main humaine n’aurait pu lui donner ce poli exceptionnel qui rendait invisible le matériau dans lequel elle était faite, ne laissant voir que les verts et les bruns de la forêt alentour, tordus et étirés par les diverses formes de la cuirasse, du gorgerin et des jambières. J’eus beau protester et faire état de mon appartenance à la guilde, le prétorien prit tout mon argent ; il me laissa cependant le livre brun de Thècle, le fragment de pierre à aiguiser, l’huile et le chiffon, ainsi que les divers objets que contenait ma sabretache. Puis il me débarrassa habilement des cordes qui me ligotaient, et les plaça – du moins à ce qu’il me sembla alors – dans un étui intégré à sa plaque de poitrine, que je n’avais pas remarqué auparavant. Ces liens me rappelèrent l’instrument appelé « chat à neuf queues », car ils étaient attachés ensemble à une extrémité et lestés à l’autre. Depuis, j’ai appris le nom donné à cette arme : un achico. Mon gardien tira sur le nœud coulant jusqu’à ce que je me lève. J’avais conscience, comme cela m’était déjà arrivé en d’autres circonstances, d’être en train, d’une manière ou d’une autre, de jouer, de faire semblant. Je faisais semblant d’être complètement en son pouvoir, alors qu’en réalité j’aurais pu refuser de me lever jusqu’à ce qu’il m’étrangle ou qu’il demande l’aide d’un de ses camarades pour me transporter. J’aurais pu encore faire plusieurs autres choses – comme saisir le nœud coulant et tenter de le lui arracher des mains, ou le frapper au visage. J’aurais pu m’échapper, être tué, être assommé ou douloureusement blessé. Mais je ne pouvais être forcé, à la lettre, à faire ce que je faisais. Du moins savais-je que ce n’était qu’un jeu, et je souris lorsque mon gardien remit Terminus Est dans son fourreau et me conduisit à l’endroit où Jonas se trouvait déjà. « Nous n’avons rien fait de répréhensible, dit ce dernier. Rendez son épée à mon ami, restituez-nous nos montures et nous nous éloignerons. » Il n’y eut pas de réponse. Deux des prétoriens – quatre moineaux en train de voleter, l’image me revint – s’emparèrent en silence de nos destriers et les entraînèrent à leur suite. Comme ces animaux nous ressemblaient, en se dirigeant passivement ils ne savaient où, leur tête énorme se contentant de suivre deux lanières de cuir toutes fines… Quatre-vingt-dix pour cent de la vie, me sembla-t-il en cet instant, sont constitués de telles redditions. Nous fûmes contraints de suivre nos gardiens et, quittant les bois, nous débouchâmes sur une prairie en pente douce qui se transforma progressivement en une étendue de gazon. La statue marchait derrière nous ; bientôt, d’autres du même genre la rejoignirent jusqu’à ce qu’il y en ait une bonne douzaine. Elles étaient toutes énormes, différentes et très belles. Je demandai à Jonas qui étaient ces soldats et où ils nous amenaient, mais il ne répondit pas, et je n’y gagnai que d’être à moitié étranglé. Dans la mesure où je pus m’en rendre compte, leur armure les recouvrait de la tête jusqu’aux pieds ; cependant son poli impeccable conférait au métal une douceur apparente, un aspect presque liquide qui désorientait totalement l’œil et faisait que ce matériau finissait par se confondre avec le ciel et la verdure à une distance de quelques pas seulement. Après avoir marché une demi-lieue sur la pelouse, nous pénétrâmes dans un verger où se trouvaient des pruniers en fleur, et aussitôt, cimiers de casque et épaulettes rutilantes se mirent à flamboyer dans les blancs et les rosés. Puis nous tombâmes sur un sentier qui n’arrêtait pas de tourner, et finalement fîmes halte au moment où nous étions apparemment sur le point de sortir du verger. Nous fûmes violemment tirés en arrière, Jonas et moi, et je pus entendre crisser sur le gravier les pieds des personnages en pierre, car eux aussi s’étaient arrêtés brutalement, avertis par un cri étrange, une sorte d’onomatopée poussée par l’un des soldats. J’essayai de deviner, à travers les branches fleuries, ce qu’il y avait en avant de notre groupe. Devant nous se trouvait une allée beaucoup plus large que celle que nous avions empruntée. En réalité elle était devenue – alors qu’à l’origine elle devait simplement desservir le verger – une véritable avenue processionnaire. Elle était pavée de pierres blanches et flanquée, de chaque côté, de balustrades de marbre. La compagnie qui s’avançait sur cette allée était pour le moins bigarrée ; la plupart des personnes qui la composaient allaient à pied, mais certaines d’entre elles étaient juchées sur des animaux des plus bizarres. L’une montait un arctothère velu ; une autre était accrochée au cou d’un loris-paresseux plus vert que le gazon. Ce groupe était à peine passé que d’autres se présentèrent. Les individus qui les composaient étaient encore trop loin pour que je pusse distinguer les traits de leur visage, mais j’en remarquai cependant un, la tête penchée en avant, qui dominait tout le monde de trois bonnes coudées. Un instant plus tard je réussis à identifier le Dr Talos, s’avançant majestueusement, la poitrine bombée et la tête rejetée en arrière. Il était suivi de près par ma chère Dorcas, qui, plus que jamais, avait l’air d’une enfant perdue, descendue de quelque sphère supérieure. Entourée de voiles flottants et couverte de bijoux étincelants, Jolenta venait ensuite, protégée par une ombrelle et montée en amazone sur un genet minuscule. Fermant la marche se trouvait enfin celui que j’avais reconnu en premier, le géant Baldanders, tirant patiemment le charreton où étaient empilées les affaires qu’il ne pouvait pas porter sur son dos, et avançant de son pas traînant. S’il me fut pénible de les voir tous passer sans pouvoir les appeler, Jonas dut être au supplice. Lorsque Jolenta se trouva pratiquement à notre hauteur, elle tourna la tête dans notre direction. J’eus l’impression, à cet instant, qu’elle avait humé son désir, à la manière dont on dit que certains esprits malsains des montagnes sont attirés par l’odeur de la viande grillée que l’on a jetée dans le feu à leur intention. Nul doute, cependant, que son regard avait tout simplement été sollicité par les arbres en fleurs au milieu desquels nous nous tenions. J’entendis la profonde inspiration prise par Jonas. Mais il ne put émettre que la première syllabe du nom de Jolenta, interrompu net par le coup qui le projeta à mes pieds dans un bruit sourd. Lorsque j’évoque cette scène, maintenant, j’entends le raclement de sa main de métal sur les graviers avec autant de précision que je sens à nouveau le parfum des fleurs de pruniers. Une fois la troupe d’acteurs passée, deux des prétoriens soulevèrent le pauvre Jonas, inanimé, pour le transporter. Ils ne semblaient pas faire plus d’efforts que s’ils avaient porté un enfant ; à ce moment-là, j’attribuai cette aisance à leur vigueur. Nous traversâmes la route sur laquelle venaient de passer les différents groupes et pénétrâmes, de l’autre côté, dans une roseraie en charmille s’élevant bien plus haut qu’un homme adulte, débordante de fleurs blanches ouvertes ou en boutons, et qui abritait de nombreux nids d’oiseaux. Au-delà s’étendaient les jardins proprement dits. Pour pouvoir arriver à les décrire correctement, il me faudrait presque employer les délirantes fleurs de rhétorique que bégayait Héthor. La moindre hauteur, l’arbre le plus modeste, la fleur la plus discrète, tout semblait avoir été disposé par une intelligence supérieure – j’appris d’ailleurs plus tard qu’il s’agissait de celle du père Inire – dans le but de produire un effet saisissant, à couper le souffle. Le spectateur ne peut s’empêcher d’éprouver l’impression qu’il est au centre de tout, que chaque chose a été orientée vers le point où il se tient. Mais qu’il se déplace de cent pas ou d’une lieue, il retrouve toujours cette impression d’être au centre, et chacun des points de vue qui lui sont offerts semble contenir quelque vérité indicible, comme ces visions béatifiques propres aux érémites, que les mots ne peuvent rendre. La splendeur de ces jardins était telle qu’il me fallut les parcourir pendant un bon moment avant de remarquer qu’ils n’étaient dominés par aucune tour ou construction. Seuls les oiseaux et les nuages, et au-delà, le vieux soleil et son cortège d’étoiles pâlissantes, s’élevaient plus haut qu’eux ; nous aurions pu tout aussi bien progresser dans quelque désert paradisiaque. Puis nous atteignîmes le sommet d’une ondulation de terrain, infiniment plus belle que l’une de ces vagues de cobalt que roule Ouroboros, et soudainement, sans transition, un gouffre s’ouvrit à nos pieds. J’écris « un gouffre », mais cela n’avait rien à voir avec les abîmes ténébreux auxquels on associe généralement ce mot. Il s’agissait bien plutôt d’une sorte de grotte artificielle ; pleine de fontaines et de fleurs nocturnes, parmi lesquelles se promenaient et bavardaient des personnes plus brillantes que toutes les fleurs, sous les ombrages accueillants. Sur-le-champ, comme si un mur venait de s’effondrer, laissant la lumière du jour pénétrer dans une tombe, toute une foule de souvenirs ayant trait au Manoir Absolu prit corps, souvenirs maintenant devenus miens après que j’eus absorbé la substance de la vie de Thècle. Je compris alors quelque chose qui était resté implicite aussi bien dans le drame mis en scène par le Dr Talos que dans les récits que m’avait faits Thècle, qui n’en avait jamais fait état directement : l’essentiel de cet immense palais se trouvait sous terre – ou plutôt, ses toits et ses murs étaient remblayés de terre, plantés d’arbres et de fleurs, et paysagés. Autrement dit, cela faisait un bon moment que nous marchions sur ce qui était le siège du pouvoir de l’Autarque, alors que je le croyais encore à une certaine distance. Nous ne descendîmes pas dans cette première grotte, qui, sans aucun doute, devait donner sur des quartiers résidentiels n’ayant rien à voir avec des lieux habituels de détention des prisonniers, non plus que dans aucune des autres, une dizaine environ, qui se trouvèrent sur notre chemin. Nous finîmes cependant par déboucher sur une autre de ces ouvertures dans le sol, d’aspect beaucoup plus sinistre, quoique également d’une très grande beauté. Les marches de l’escalier par lequel on y descendait avaient été taillées de manière à avoir l’air de s’être creusées naturellement dans le rocher, et leur irrégularité les rendait parfois trompeuses. Un filet d’eau courait jusqu’en bas, tandis que, dans les parties hautes de cette caverne artificielle, poussaient des fougères et du lierre sombre, que la lumière du soleil éclairait encore indirectement et faiblement. Dans les parties inférieures, mille marches environ plus bas, des nactylomycètes poussaient sur les murs ; certains d’entre eux étaient phosphorescents, tandis que d’autres dégageaient d’étranges parfums de moisissure ; d’autres encore faisaient tout à fait penser à des fétiches phalliques. Au milieu de ce jardin obscur, soutenu par tout un échafaudage, pendait une série complète de gongs couverts de vert-de-gris. Leur disposition me fit penser qu’on laissait au vent le soin de les faire résonner ; mais je ne voyais pas comment le moindre souffle d’air aurait pu parvenir jusqu’en cet endroit. Cette contradiction fut cependant rapidement résolue, lorsque l’un des prétoriens ouvrit une lourde porte de bronze et de bois mangé de vers, découpée dans l’un des murs les plus obscurs. Une bouffée d’air sec et froid franchit aussitôt le seuil, agitant et faisant résonner le jeu de gongs. Il était tellement bien réglé que les tintements s’ordonnaient comme quelque composition préétablie par un musicien, dont les pensées sonores exilées auraient trouvé refuge ici. En me retournant pour contempler encore les gongs (ce que les prétoriens ne m’empêchèrent pas de faire), j’aperçus les statues qui nous avaient suivis dans notre traversée des jardins, maintenant au moins au nombre de quarante. Elles étaient alignées le long de l’ouverture du gouffre, enfin immobiles, leurs yeux aveugles tournés vers nous, et formaient comme une frise d’immenses cénotaphes. Je m’attendais à être l’unique occupant d’une minuscule cellule, ayant inconsciemment préjugé que les habitudes carcérales du Manoir Absolu devaient être les mêmes que celles qui régentaient nos cachots. En réalité, on n’aurait rien pu imaginer de plus différent. L’entrée ne donnait nullement sur un corridor étroit bordé de portes de cellules, mais sur un large couloir au sol recouvert d’un tapis, aboutissant à une autre porte en son extrémité opposée. Devant cette dernière, des hastarii armés de lances ardentes montaient la garde. À un ordre donné par l’un des prétoriens, ils l’ouvrirent à deux battants ; au-delà s’étendait une pièce nue et vaste, mais très basse de plafond, où régnait partout la pénombre. Plusieurs douzaines de personnes, des hommes, des femmes et quelques enfants, se tenaient çà et là, au hasard, la plupart seuls, mais quelques-uns réunis en couples ou en petits groupes. Des familles occupaient des alcôves, et à certains endroits se dressaient des paravents de fortune faits de haillons et destinés à créer une certaine intimité. C’est en cet endroit que nous fûmes poussés. Ou plutôt je fus poussé, et le pauvre Jonas, jeté. Je tentai de le retenir avant qu’il ne tombe, ne réussissant qu’à éviter à sa tête de heurter le sol. Ce faisant, j’entendis le bruit sourd des portes qui se refermaient derrière moi. 15. Le feu des fous Je me retrouvai entouré de visages. Deux femmes m’enlevèrent Jonas et, me promettant de s’occuper de lui, l’emmenèrent avec elles. Les autres se mirent à me bombarder de questions : quel était mon nom ; de quoi étaient faits les vêtements que je portais ; d’où je venais ; si je connaissais untel, ou untel, ou encore untel ; si j’avais visité telle ou telle ville ; si j’appartenais au Manoir Absolu ; si je venais de Nessus ; de la rive ouest ou de la rive orientale du Gyoll et si oui de quel quartier ; si l’Autarque vivait encore ; ce qu’il en était du père Inire ; qui était archonte de la ville ; quelles étaient les nouvelles de la guerre ; si je n’avais pas d’informations sur telle ou telle personne, commandant, capitaine ou kiliarque ; si je savais chanter, dire des poèmes ou jouer d’un instrument. On imaginera sans peine que je fus incapable de répondre à un tel flot de questions, sinon à celles me concernant. Lorsque leur débit commença à ralentir, un vieil homme à la barbe grise, et une femme paraissant également très âgée, les firent taire et les obligèrent à se disperser. Leur méthode, qui n’aurait certainement réussi nulle part ailleurs, consistait à les frapper de la main à l’épaule en leur indiquant le coin le plus éloigné de la salle et à dire : « Le temps ne manquera pas. » Le silence se rétablit progressivement, et mes questionneurs s’éloignèrent hors de portée d’oreille ; bientôt, l’endroit eut retrouvé le calme qui y régnait au moment où la porte avait été ouverte. « Mon nom est Lomer », dit le vieillard. Il s’éclaircit bruyamment la gorge. « Et voici Nicarète. » Je lui dis mon nom, ainsi que celui de Jonas. La vieille femme saisit sans doute la nuance anxieuse de ma voix. « Tout ira très bien, rassurez-vous. Les filles vont lui prodiguer les meilleurs soins possibles, ne serait-ce que pour qu’il puisse retrouver rapidement l’usage de la parole. » Elle se mit à rire, et à la manière dont elle renversa sa tête régulière en arrière, je compris qu’elle avait dû être belle autrefois. Je me disposai à les questionner à mon tour, mais le vieillard m’interrompit. « Venez avec nous dans notre coin, dit-il. Nous pourrons nous y asseoir confortablement, et je pourrai vous offrir une tasse d’eau. » Dès qu’il eut prononcé le mot, je pris conscience que je mourais de soif. Je fus conduit derrière la courtine la plus proche de la porte d’entrée, et, s’emparant d’une jarre en terre cuite, l’homme me versa de l’eau dans une tasse en porcelaine fine. Il y avait des coussins sur le sol, ainsi qu’une petite table qui ne faisait guère plus d’un empan de haut. « Une question pour une autre, reprit-il. Telle est l’ancienne règle ici. Nous vous avons dit nos noms, et vous nous avez dit les vôtres. Nous recommençons donc. Pour quelles raisons êtes-vous incarcérés ? » Je lui expliquai que je l’ignorais, à moins que ce ne fût simplement pour avoir franchi certaines limites. De la tête, Lomer acquiesça. Sa peau avait la pâleur caractéristique des personnes qui ne voient jamais le soleil ; avec sa barbe clairsemée et ses dents inégales, il m’aurait paru hideux dans tout autre contexte, mais on sentait qu’il faisait partie de cet endroit au même titre ou presque que les carreaux à demi usés du sol. « C’est à la méchanceté de la châtelaine Léocadie que je dois d’être ici. J’avais rang de sénéchal auprès de sa rivale, la châtelaine Nymphéa, et lorsque cette dernière m’a demandé de l’accompagner au Manoir Absolu, afin que je puisse faire le bilan de tous ses biens tandis qu’elle assistait aux cérémonies du philomate Phocas, la châtelaine Léocadie me tendit un piège avec l’assistance de Sanche qui…» Nicarète, la vieille femme, lui coupa la parole. « Regarde ! s’exclama-t-elle. Il la connaît. » Tel était bien le cas, en effet. Une chambre rose et ivoire venait de se dessiner dans mon esprit, avec deux murs faits de vitres dont l’encadrement était travaillé avec un art exquis. Des flambées brûlaient dans des cheminées de marbre ici et là, mais leur éclat était atténué par les rayons de soleil venant des baies vitrées ; la pièce dégageait une impression de chaleur sèche, et il y régnait une odeur de bois de santal. Drapée dans plusieurs épaisseurs de châles, une vieille dame était assise sur une chaise imposante comme un trône. Tout près d’elle, posés sur une table de marqueterie, se trouvaient un décanteur en cristal taillé ainsi que diverses fioles brunes. « Une femme âgée avec un nez crochu, murmurai-je. La douairière de Fors, n’est-ce pas ? — Vous la connaissez donc…» Lomer eut un hochement de tête lent et machinal, comme s’il répondait à la question qui venait de sortir de sa propre bouche. « Vous êtes le premier, depuis bien des années. — Disons plutôt que je me souviens seulement d’elle. — Oui. » Le vieillard acquiesça. « On dit qu’elle est morte, maintenant. Mais de mon temps, c’était une jeune femme aux traits fins, rayonnante de santé. Elle se laissa convaincre par la châtelaine Léocadie de ne pas me résister, mais cette dernière fit en sorte que nous fussions surpris : comme Sanche l’espérait. Elle avait à peine quatorze ans, et elle ne reçut aucune condamnation. De toute façon nous n’avions rien fait ; à peine avait-elle commencé de me déshabiller. — Vous deviez être vous-même très jeune », lui dis-je. Comme il ne répondait pas à ma question, Nicarète le fit à sa place. « Il avait vingt-huit ans. — Et vous-même, pourquoi vous trouvez-vous ici ? lui demandai-je à mon tour. — Je suis volontaire. » Je la regardai avec étonnement. « Quelqu’un doit faire contrition pour tout le mal qu’il y a sur Teur, sans quoi le Nouveau Soleil ne viendra jamais. Et il faut aussi quelqu’un pour attirer l’attention sur des endroits comme celui-ci et tous ceux qui sont semblables. J’appartiens à une famille d’écuyers qui se souvient peut-être encore de moi, ce qui oblige les gardes à bien me traiter, ainsi que tous les autres, tant que je demeure ici. — Voulez-vous dire que vous pourriez partir et ne le faites pas ? » Elle secoua la tête. « Non, pas exactement. » Elle avait les cheveux blancs, mais elle les laissait retomber sur les épaules comme font les jeunes filles. « Je ne partirai que lorsque certaines conditions seront remplies, à savoir que soient remis en liberté avec moi tous ceux qui se trouvent ici depuis tellement longtemps qu’ils ont oublié le crime qui les a fait enfermer. » Je me souvins brusquement du couteau de cuisine que j’avais dérobé pour Thècle, et du filet de sang écarlate qui s’était glissé sous la porte de sa cellule, dans nos cachots, et dis : « Mais est-il vrai que les prisonniers arrivent à oublier leurs crimes, ici ? » Lomer eut un mouvement, à cette remarque. « Ce n’est pas juste ! Question pour question, c’est la règle, la règle ancienne. Ici nous maintenons encore les anciennes traditions. Nous sommes les derniers représentants de l’ancienne génération, Nicarète et moi, et elles seront respectées tant que nous vivrons. Question pour question. Avez-vous des amis qui peuvent s’employer à vous faire relâcher ? » Si Dorcas apprenait où je me trouvais, elle ferait l’impossible, j’en étais sûr. Pour sa part, le Dr Talos était aussi imprévisible que les formes changeantes des nuages, et pouvait tout aussi bien, pour cette simple raison qu’il n’en avait aucune de véritable, chercher à me faire libérer. Il y avait cependant une hypothèse plus sérieuse : j’étais le messager de Vodalus, et ce dernier disposait d’au moins un agent au Manoir Absolu – la personne à laquelle je devais remettre son message. Par deux fois, j’avais essayé de me débarrasser du morceau d’acier que Vodalus m’avait confié, tandis qu’avec Jonas nous chevauchions vers le nord, mais j’en avais finalement été incapable ; on aurait dit que l’alzabo avait jeté un second sort dans mon esprit. Maintenant, je m’en réjouissais. « Avez-vous des amis, des relations bien placées ? Si oui, vous pouvez faire quelque chose pour nous tous. — Des amis, peut-être, répondis-je. Ils tenteront vraisemblablement de m’aider s’ils apprennent ce qui m’est arrivé. Mais ont-ils une chance de réussir ? » Les questions et les réponses se succédant, nous parlâmes longtemps ainsi ; s’il me fallait relater par le menu cette conversation, mon récit n’aurait pas de fin. Il n’y avait d’ailleurs rien d’autre à faire, dans cette salle, sinon parler et jouer à quelques jeux simples ; les prisonniers font cela jusqu’à ce que ces activités aient perdu toute saveur, et se retrouvent dans l’état d’un homme affamé qui a mâchonné un bout de cartilage pendant toute une journée. À beaucoup de points de vue, les détenus étaient ici bien mieux installés que nos clients de la tour Matachine ; personne n’était seul, et ils n’avaient pas à redouter, durant la journée, d’être torturés. Néanmoins, comme le plus grand nombre de mes compagnons d’infortune étaient enfermés depuis très longtemps, tandis qu’il était rare que nos clients s’éternisent dans nos cachots, ces derniers étaient pour la plupart pleins d’espoir, tandis que ceux du Manoir Absolu se sentaient complètement désespérés. Après une période de temps de dix veilles ou peut-être davantage, les quelques lampes du plafond qui dispensaient le peu de lumière de la salle commencèrent à baisser, et je dus dire à Nicarète et Lomer que je tombais de sommeil. Ils me conduisirent jusqu’à un endroit très éloigné de la porte, déjà très sombre, m’expliquant que ce coin m’appartiendrait jusqu’à ce que meurent d’autres prisonniers et qu’un meilleur emplacement me soit attribué. Au moment où les deux vieillards s’éloignaient, j’entendis Nicarète demander : « Viendront-ils cette nuit ? » à quoi Lomer répondit quelque chose que je ne pus distinguer ; j’étais trop fatigué pour leur demander de quoi ils parlaient. Du pied, je sentis qu’il y avait une mince paillasse posée à même le sol ; je m’y assis, mais, lorsque je voulus m’allonger complètement, ma main rencontra un corps vivant. « Inutile de bondir en arrière, dit la voix de Jonas. Ce n’est que moi. — Pourquoi n’avoir rien dit ? Au fait, je t’ai vu aller et venir, mais je n’arrivais pas à me débarrasser des deux vieillards. Pourquoi ne nous as-tu pas rejoints ? — Un, je n’ai rien dit parce que j’étais en train de réfléchir. Et deux, je ne vous ai pas rejoints parce que moi non plus je n’arrivais pas à me débarrasser, tout d’abord, des femmes qui m’avaient mis le grappin dessus. Après quoi, c’est eux qui n’arrivaient plus à se débarrasser de moi. Il faut absolument que je m’évade d’ici, Sévérian. — C’est ce que tout un chacun désire, lui répondis-je. Moi, par exemple. — Mais pour moi c’est une nécessité. » Sa main fine et dure – la gauche, celle de nerfs et de chair – s’empara de la mienne. « Si je n’y arrive pas, je me tuerai ou je perdrai la raison. Je me suis montré un ami véritable, n’est-ce pas ? » Sa voix devint un murmure à peine perceptible. « Est-ce que le talisman que tu possèdes… la pierre bleue… ne pourrait pas nous rendre la liberté ? Je sais que les prétoriens ne l’ont pas trouvée ; je les ai observés pendant qu’ils te fouillaient. — Je ne veux pas la sortir, dis-je. Elle brille trop dans l’obscurité. — Je vais dresser une de ces paillasses sur un côté et la tenir ainsi tandis que tu la retireras, pour faire écran. » J’attendis jusqu’à ce que le mince matelas soit en place, puis sortis la Griffe ; mais elle émettait une lueur tellement faible qu’il aurait suffi de la main pour la cacher. « Est-elle en train de mourir ? demanda Jonas. — Non, elle est souvent ainsi ; mais lorsqu’elle devient active – comme le jour où elle a changé l’eau de notre carafe en vin, ou la fois où elle a terrorisé les hommes-singes –, elle se met à flamboyer. Dans la mesure où elle peut éventuellement nous procurer les moyens de nous échapper, je ne crois pas qu’elle pourrait le faire en ce moment. — Il faudrait la placer près de la porte ; elle pourrait peut-être déclencher la serrure. » Sa voix tremblait. « Plus tard, lorsque tout le monde se sera endormi. Je les libérerai, si nous pouvons nous-mêmes nous évader. Mais si la porte ne s’ouvre pas – et je crois qu’elle ne s’ouvrira pas – je ne veux pas qu’ils sachent que j’ai la Griffe en ma possession. En attendant, peux-tu me dire pourquoi il faut absolument que tu t’échappes ? — Pendant que tu parlais avec les deux vieillards, j’ai dû subir les questions de toute une famille, commença Jonas. Il y avait plusieurs vieilles femmes, un homme d’environ cinquante ans, un autre dans la trentaine, trois femmes d’âge moyen et une ribambelle d’enfants. Ils m’avaient transporté dans leur refuge personnel, une petite niche dans le mur, si bien que les autres prisonniers ne pouvaient pas venir à moins d’y être invités – ce qui ne fut pas le cas. Je m’attendais à ce qu’ils m’interrogent sur des amis à l’extérieur, ou sur la politique ou encore sur les combats dans les montagnes. Au lieu de cela, je leur servis en fait de distraction. Ils voulaient que je leur parle du fleuve, des endroits que j’avais visités, et savoir si beaucoup de gens s’habillaient comme moi. Quant à la nourriture de l’extérieur – ils ne tarissaient pas de questions sur ce sujet, et m’en posaient même de parfaitement ridicules. Avais-je assisté à l’abattage d’animaux ? Est-ce que ceux-ci suppliaient qu’on les épargnât ? Était-il vrai que ceux qui fabriquaient le sucre se déplaçaient toujours avec des épées empoisonnées dont ils se servaient pour défendre leur bien ?… « Ils n’avaient jamais vu d’abeilles et semblaient croire qu’elles étaient de la taille d’un lapin. « Au bout d’un moment j’ai commencé à mon tour à les questionner, et sais-tu ce que j’ai découvert ? Pas un seul d’entre eux, même pas les plus vieilles femmes, pas un n’a été libre un jour. On dirait bien que l’on met indifféremment dans cette salle hommes et femmes ; la nature suit son cours, et ils ont donc des enfants. Il arrive que l’on en fasse sortir, mais la plupart passent toute leur vie ici. Ils n’ont pas le moindre bien, et aucun espoir d’être relâchés. En vérité, ils ne savent même pas ce que c’est que d’être libre ; l’homme le plus âgé et une jeune fille m’ont bien dit très sérieusement qu’ils voulaient sortir, mais je ne crois pas qu’ils entendaient par là que c’était pour rester à l’extérieur. D’après ce qu’ils racontent, les femmes les plus âgées sont des prisonnières de la septième génération, mais l’une d’elles a laissé échapper que sa propre mère était déjà une prisonnière de la septième génération. « À certains points de vue, ces gens sont tout à fait remarquables. Extérieurement, ils paraissent être complètement modelés par cet endroit, où ils ont passé toute leur vie. Et cependant, si l’on creuse un peu plus profond, ils représentent…» Jonas s’arrêta, et je pus sentir la pression du silence qui nous entourait. « Des souvenirs ancestraux. Je pense que l’on pourrait dire cela : ils sont les mémoires vivantes d’une famille. Ils ont gardé des traditions venues de l’extérieur, que les premiers prisonniers ont établies et qui ont été transmises de génération en génération, jusqu’à nos jours. Ils ignorent le sens de certains des mots qu’ils emploient, mais ils se raccrochent à ces traditions, à ces histoires, car c’est tout ce qu’ils possèdent : leur histoire et leurs noms. » Jonas resta silencieux. J’avais de nouveau caché la faible lueur de la Griffe au fond de ma botte, et nous étions dans la plus totale obscurité. Seule sa respiration laborieuse, semblable à un lointain soufflet de forge, troublait le silence. « Je leur ai demandé le nom du premier prisonnier, le plus ancien de leur ascendance, à partir duquel ils comptaient les générations. Kimli-Soung, m’ont-ils dit… As-tu déjà entendu ce nom ? — Jamais. — Ou bien quelque chose de ressemblant ? Peut-être cela s’écrit-il en trois mots. — Non, vraiment rien de ce genre, dis-je. La plupart des gens que j’ai rencontrés portaient un nom en un seul mot, comme toi, sauf si une partie de ce nom correspondait à un titre, ou encore à un surnom, donné parce qu’il y avait trop de Bolcan, d’Alto ou de n’importe quoi. — Tu m’as fait remarquer, une fois, que mon nom était peu courant. Kim Li Soung aurait fait partie des noms courants lorsque j’étais… un enfant. Un nom très répandu dans des endroits qui se trouvent maintenant au fond de la mer. As-tu jamais entendu parler de mon navire, Sévérian ? Il s’appelait Nuée de la chance. — Un bateau de jeu ? Non, cependant…» Mes yeux venaient d’être attirés par une lueur verdâtre tellement faible qu’elle était presque invisible, en dépit de l’obscurité qui régnait. Immédiatement après, s’éleva un murmure de voix dont les échos allèrent s’amplifiant dans la vaste salle aux multiples recoins. J’entendis Jonas se mettre précipitamment sur ses pieds. Je fis de même, mais à peine étais-je debout que je fus aveuglé par un éclair de lumière bleue. Je n’avais jamais éprouvé une telle sensation de douleur ; on aurait dit que quelque chose me déchirait le visage. Je serais tombé sans le mur contre lequel je m’appuyais. Un peu plus loin, la lumière bleue flamboya à nouveau, et une femme hurla. Jonas se mit à jurer, ou du moins, au ton de sa voix, avais-je l’impression qu’il jurait, car il s’exprimait dans une langue qui m’était inconnue. J’entendis ses bottes sonner contre le sol. Il y eut un autre éclair, et je reconnus ces mêmes arcs électriques qui avaient jailli de la Révolutionnaire, le jour où, en compagnie de maître Gurloes et de Roche, nous l’avions administrée à Thècle. Jonas cria très certainement comme je l’avais fait moi-même, mais le tumulte était devenu tel que je ne pus distinguer sa voix. La lumière verdâtre du début s’intensifia, et, tandis que je la regardais, à demi paralysé de douleur, et terrorisé comme je ne me souviens pas l’avoir jamais été ni avant ni depuis, elle se rassembla pour former un visage monstrueux dont les yeux, grands comme des soucoupes, brasillaient dans ma direction ; puis il s’estompa, cédant rapidement la place à l’obscurité. Dussé-je passer ma vie à remanier ce passage, la chose fut infiniment plus terrifiante que tout ce que ma plume pourrait exprimer. La peur de perdre la vue s’ajoutait à la douleur, d’autant plus que nous étions tous, en l’occurrence, devenus momentanément aveugles. Il n’y avait pas de lumière, et nous n’avions aucun moyen d’en faire ; personne ne disposait de la moindre chandelle ni même d’un vulgaire morceau d’amadou. Un peu partout, dans cette salle qui était presque une caverne, on entendait crier, pleurer et prier. Couvrant un instant ce tintamarre sauvage, je perçus le rire clair d’une jeune femme, puis plus rien. 16. Jonas Je fus pris d’un besoin de lumière aussi puissant que le besoin de nourriture d’un homme affamé, et finalement je décidai d’employer la Griffe. Peut-être devrais-je d’ailleurs plutôt dire que ce fut la Griffe qui décida de m’employer ; on aurait dit que je n’exerçais plus aucun contrôle sur la main qui se glissa dans ma botte pour la saisir. La douleur diminua instantanément, tandis qu’un foyer de lumière bleue se mettait à rayonner. Le tumulte redoubla, car les malheureux détenus, voyant l’éclat de la Griffe, crurent tout d’abord qu’une nouvelle calamité allait s’abattre sur eux. J’enfonçai donc la gemme dans ma botte, et lorsque l’obscurité fut retombée, je partis à tâtons à la recherche de Jonas. Il n’était pas inconscient, comme je l’avais imaginé ; allongé sur le sol à une vingtaine de pas de notre coin, il se tordait de douleur. Je le ramenai sur la paillasse (le trouvant extraordinairement léger), et après nous avoir recouverts tous deux de ma cape, je lui touchai le front de la Griffe. Quelques instants plus tard, il était capable de s’asseoir. Je lui dis de se reposer, et que la chose abominable qui avait semé la terreur dans notre geôle était repartie. Il bougea, puis murmura : « Il faut rebrancher les compresseurs avant que l’air ne devienne vicié. — Tout va bien, lui dis-je. Tout va bien, Jonas. » J’avais beau m’en vouloir, je ne pouvais m’empêcher de lui parler comme s’il avait été le plus jeune des apprentis, exactement comme maître Malrubius m’avait parlé, il y a des années de cela. Quelque chose de dur et de froid me toucha au poignet, se déplaçant comme si c’était vivant. Ce n’est qu’en m’en saisissant que je compris qu’il s’agissait de la main d’acier de Jonas, qui n’avait fait que chercher à prendre la mienne. « Je sens de la pesanteur ! » Sa voix devint plus forte. « Ce doit être simplement les lumières. » Il se tourna, et j’entendis sa main racler contre la paroi et la frapper ; il se mit alors à parler tout seul, dans une langue nasale et monosyllabique que je ne comprenais pas. Risquant le tout pour le tout, je pris une fois de plus la Griffe et lui en touchai le front une seconde fois. Elle était aussi peu lumineuse que la première fois où nous l’avions examinée ce soir-là, et Jonas ne s’en trouva apparemment pas mieux. Mais, peu à peu, j’arrivai à le calmer, et finalement, bien longtemps après que les autres occupants de la salle eurent cessé de s’agiter, nous pûmes nous allonger pour dormir. Lorsque je m’éveillai, les veilleuses étaient de nouveau allumées, mais quelque chose me disait qu’il devait encore faire nuit à l’extérieur, ou du moins que l’on était aux petites veilles du matin. À côté de moi, Jonas dormait encore. Une longue déchirure s’ouvrait dans sa tunique, et je vis l’emplacement où il avait été touché par les flammes bleues. Me souvenant de la main coupée de l’homme-singe, je m’assurai que personne ne nous observait, et promenai la Griffe sur la brûlure. Elle scintillait dans la lumière bien plus fort qu’elle ne l’avait fait la veille ; la cicatrice noire ne disparut pas, mais elle me sembla être devenue plus étroite, et la chair, de part et d’autre, me parut moins enflammée. Je soulevai légèrement le vêtement de Jonas pour atteindre la partie inférieure de la plaie, mais, en touchant son corps, la Griffe rendit un son métallique. Ouvrant davantage le vêtement, je constatai que la peau de mon ami s’arrêtait tout à coup, comme de l’herbe contenue par une pierre, et laissait la place à une plaque argentée brillante. Je crus tout d’abord qu’il s’agissait d’une armure ; mais je compris rapidement que c’était autre chose. À la place de la chair se trouvait du métal, tout comme il y avait du métal à la place de sa main droite. Je ne pouvais voir jusqu’où se prolongeait ce corps artificiel, mais, de crainte de l’éveiller, je n’osai me risquer à toucher ses jambes. Je me levai après avoir une fois de plus caché la Griffe, et voulant être seul pendant un moment pour pouvoir réfléchir, je m’éloignai de Jonas pour gagner le centre de la salle. L’endroit m’avait déjà paru particulièrement étrange le jour précédent, alors que tout le monde était debout et actif. Je le trouvai maintenant plus étrange encore, comme une caricature avortée, surchargée de coins bizarres et écrasée par un plafond trop bas. Dans l’espoir qu’un peu d’exercice m’aiderait (comme cela m’arrive souvent) à stimuler mon esprit, je décidai d’arpenter la salle de long en large, en marchant d’un pied léger pour ne pas réveiller les dormeurs. À peine avais-je entamé ma promenade que j’aperçus un objet paraissant totalement déplacé au milieu de tous ces gens en haillons étendus sur leurs paillasses crasseuses. Il s’agissait d’un foulard de femme, coupé dans un tissu riche et soyeux couleur de pêche. Je ne saurais comment décrire le parfum qui s’en dégageait, et qui n’était celui d’aucune fleur ou d’aucun fruit poussant sur Teur, mais qui me fit un effet délicieux. J’étais en train de rouler le foulard pour le mettre dans ma sabretache lorsque s’éleva une voix d’enfant. « Ça porte malheur, disait-elle. Toujours. Ne le savez-vous pas ? » Regardant autour de moi, puis au sol, je vis une petite fille au visage très pâle mangé par d’immenses yeux sombres et brillants. Je lui demandai : « Qu’est-ce donc qui porte malheur, ma jeune amie ? — De garder les objets que l’on trouve. Ils reviennent les chercher plus tard. Pourquoi portez-vous ces vêtements tout noirs ? — Ils sont couleur de fuligine, la teinte qui est plus noire que le noir. Donne-moi la main, je vais te montrer. Vois-tu comme elle a l’air de disparaître, lorsque je la glisse dans un pli de mon manteau ? » Elle approuva solennellement de la tête, qu’elle avait petite, mais qui paraissait cependant encore trop grosse pour ses frêles épaules. « Les gens qui enterrent les morts portent du noir. Est-ce que vous enterrez les morts ? Quand le navigateur a été enterré, il y avait des voitures noires et des gens habillés de noir qui marchaient. Avez-vous déjà vu un enterrement comme celui-là ? » Je m’accroupis pour mieux voir le petit visage solennel. « Personne ne porte de vêtements fuligine aux enterrements, demoiselle, car on courrait le risque d’être confondu avec des membres de ma guilde et de faire un affront au mort – dans la plupart des cas. Bon, voici le foulard. Vois comme il est joli… Est-ce ça que tu appelles un objet trouvé ? » Elle acquiesça gravement. « Ce sont les fouets qui les laissent, et il n’y a qu’une chose à faire, les glisser par l’espace sous la porte. Sinon ils reviennent et reprennent leurs affaires. » Ses yeux ne plongeaient plus dans les miens, mais regardaient maintenant l’éraflure qui courait sur ma joue gauche. Je la touchai. « Ce sont eux, les fouets ? Ceux qui ont fait cela ? Mais qui sont-ils ? J’ai vu un visage vert… — Moi aussi. » Elle eut un ravissant rire perlé. « J’ai cru qu’il allait me manger. — Tu n’as plus l’air d’en avoir peur, maintenant. — Maman dit que les choses que nous voyons dans le noir ne veulent rien dire ; elles sont différentes à chaque fois. Ce sont les fouets qui font mal, et elle m’a cachée derrière elle, entre son corps et le mur. Votre ami est en train de se réveiller. Pourquoi avez-vous l’air si drôle, tout d’un coup ? » (Je me souvenais d’avoir ri avec d’autres personnes ; il y avait trois jeunes gens et deux femmes à peu près de mon âge. Guibert venait de me passer un fouet monté sur une lourde poignée, et dont la lanière était faite de fils de cuivre tressés. Lollian était en train de préparer son oiseau de feu, qu’il allait faire tourner au bout d’une longue corde.) « Sévérian ! » C’était la voix de Jonas, et je me précipitai vers lui. « Je suis content que tu sois là, dit-il tandis que je m’accroupissais près de lui. J’ai… j’ai cru que tu étais parti. — La chose m’aurait été difficile, ne te souviens-tu pas ? — Oui, je m’en souviens, maintenant. Sais-tu comment s’appelle cet endroit, Sévérian ? Ils me l’ont dit hier : l’Antichambre. Je vois que tu le savais déjà. — Non. — Mais tu as hoché la tête. — Je me suis souvenu du nom lorsque tu l’as prononcé, et j’ai su qu’il était correct. Je… Thècle est venue ici, je crois. Elle n’a jamais trouvé que c’était un endroit bizarre pour une prison, comme moi, tout simplement parce qu’avant d’être enfermée dans la tour Matachine, elle n’en avait jamais vu d’autre, j’imagine. Il me semble que des cellules séparées, ou en tout cas plusieurs pièces seraient un système plus pratique. Mais peut-être n’est-ce qu’un préjugé de ma part. » Jonas se hissa sur ses mains jusqu’à ce qu’il se retrouve assis le dos au mur. Sous le bronzage, son visage avait pâli, et des gouttes de transpiration le faisaient briller. « N’as-tu pas idée, me dit-il, de la manière dont cette pièce a été conçue ? Regarde autour de toi. » Je fis ce qu’il me dit, mais ne vis rien de plus que ce que j’avais vu jusqu’ici : une salle vaste et très basse, éclairée de mauvaises lumières. « Il y avait là une série de pièces, toute une suite, probablement. Les murs ont été abattus, et un plancher uniforme est venu recouvrir l’ancien dallage. Je suis sûr que nous avons affaire à ce que l’on appelle un faux plafond. Si tu étais capable de soulever l’un de ces panneaux, tu verrais certainement la structure originale, au-dessus. » Je me mis debout et essayai ; mais c’est à peine si, du bout des doigts, j’arrivais à toucher les panneaux rectangulaires ; il m’aurait fallu être plus grand pour pouvoir les faire bouger. La fillette qui nous observait, éloignée de nous d’une dizaine de pas, n’avait pas perdu, j’en suis persuadé, un seul mot de notre conversation ; elle se leva et dit : « Portez-moi, et je vais le faire. » Puis elle courut vers moi. J’enserrai sa petite taille de mes deux mains et constatai que je la soulevais aisément au-dessus de ma tête. Pendant quelques instants, ses petits bras durent lutter avec le rectangle de plafond avant de pouvoir le déplacer ; lorsqu’il se souleva, il nous inonda de poussière. Par l’ouverture, je pus apercevoir tout un réseau de poutrelles métalliques, dominé par un plafond en voûte orné de nombreuses moulures et d’une fresque écaillée, représentant des nuages et des oiseaux. Mais les bras de la fillette faiblirent, et, dans un second nuage de poussière, le panneau retomba, m’empêchant d’en voir davantage. Une fois que je l’eus reposée à terre, je me tournai vers Jonas. « Tu avais raison. Il y a un ancien plafond là au-dessus, destiné à une pièce beaucoup plus petite que cette salle. Comment l’as-tu deviné ? — En parlant avec ces gens, hier. » Il souleva ses mains disparates en même temps, celle d’acier et celle de chair, et se frotta le visage avec les deux. « Renvoie cette enfant, veux-tu ? » Je dis à la fillette d’aller rejoindre sa mère, mais je la soupçonne d’avoir traversé la salle, puis d’être revenue en catimini le long des murs, de façon à se trouver à portée d’oreille de nous. « J’ai l’impression que je viens de me réveiller, remarqua Jonas. Il me semble bien avoir dit hier redouter de devenir fou. En fait, je crois être en train de devenir sain d’esprit, mais c’est tout aussi mauvais, pour ne pas dire pire. » Jusqu’ici, il était resté assis sur la paillasse qui nous avait servi de lit ; mais il était maintenant avachi contre la paroi, exactement comme, depuis, j’ai vu un cadavre appuyé contre un tronc d’arbre. « Je lisais souvent, à bord du navire. Une fois, je suis tombé sur une histoire ; je ne crois pas que tu l’aies jamais entendu conter. Tant de kiliades se sont écoulées ici depuis… — Je suppose que non, répondis-je. — C’était tellement différent de ceci, et tellement semblable en même temps. Des petites coutumes étranges, des usages autres… des choses parfois insignifiantes, parfois non. Des institutions invraisemblables. J’ai demandé un autre livre au navire, qui me l’a donné. » Il transpirait toujours, et j’avais l’impression que son esprit battait plus ou moins la campagne. À l’aide du chiffon de flanelle dont je me servais pour Terminus Est, je lui essuyai le front. « Des maîtres héréditaires et des subordonnés héréditaires, sans compter toutes sortes de personnages officiels bizarres. Des lanciers avec de longues moustaches blanches. » Pendant un instant, quelque chose de son ancien sourire plein d’humour flotta sur ses traits. « Le cavalier blanc, à califourchon, se laisse glisser le long du tisonnier. Son équilibre laisse beaucoup à désirer, comme le lui indique le manuel du roi[1 - Citation tirée de De l’autre côté du miroir, de Lewis Carroll, Aubier bilingue, p. 65. (N.d.T.)]. » Il y eut un peu d’agitation à l’autre bout de la salle. Les prisonniers qui jusqu’à maintenant avaient dormi, ou bien s’étaient rassemblés en petits groupes pour discuter tranquillement, se levaient et se dirigeaient tous par là. Jonas crut sans doute que je m’apprêtais à faire de même, et me saisit l’épaule de la main gauche ; elle me parut aussi faible que celle d’une femme. « Aucune n’a commencé de cette manière. » En dépit de son chevrotement, sa voix se fit plus intense, brusquement. « Sévérian, le roi était élu aux champs de Mars ; les comtes étaient nommés par le roi. C’est cela que l’on appelait l’époque obscurantiste. Et un baron n’était rien de plus qu’un libre citoyen de Lombardie. » La petite fille de tout à l’heure réapparut, sortant de nulle part, et nous interpella : « Ils ont apporté à manger. Ne venez-vous pas ? » Je me redressai et dis : « Je vais chercher quelque chose. Manger te fera peut-être du bien. — Le système s’est enraciné. Il a duré trop longtemps. » J’étais déjà parti rejoindre le groupe des prisonniers lorsqu’il ajouta : « Les gens ne savaient pas. » Les détenus revenaient, portant de petites miches de pain dans le creux du bras. Il y avait moins de monde au moment où j’arrivai à la porte, dont les battants étaient grands ouverts. Au-delà, dans le corridor, un préposé portant mitre de gaze amidonnée surveillait un chariot d’argent. Et les prisonniers quittaient réellement l’Antichambre pour faire cercle autour de cet homme. Je les suivis, m’imaginant un instant que j’avais retrouvé la liberté. Mais mon illusion, hélas, ne tarda pas à se dissiper. Des hastarii se tenaient aux deux extrémités du couloir pour l’interdire, tandis que deux autres, lances croisées, gardaient la porte conduisant au puits des gongs éoliens. Quelqu’un me toucha le bras. Me retournant, je reconnus la vieille Nicarète. « Vous devez prendre quelque chose, me dit-elle. Sinon pour vous, du moins pour votre ami. Ils n’en apportent jamais suffisamment. » J’approuvai d’un signe de tête et, passant par-dessus les épaules de plusieurs personnes, je réussis à m’emparer de deux pains gluants. « Combien de repas sert-on par jour ? — Deux. Hier, vous êtes arrivés juste après le second. Tout le monde s’efforce de prendre une ration raisonnable, mais il n’y en a jamais tout à fait assez. — Et ce sont des pâtisseries que l’on nous donne ? » Mes doigts étaient couverts de sucre glace, et parfumés au citron, au curcuma et à la muscade. « En effet, répondit la vieille femme, il y en a toujours ; ce ne sont toutefois pas les mêmes d’un jour à l’autre. Quant à ce récipient d’argent, il contient du café, et vous trouverez des tasses dans le bas de la table roulante. La plupart des gens enfermés ici ne l’aiment pas et n’en boivent pas. Je parierais même qu’il s’en trouve pour ignorer que l’on nous en offre. » Les pâtisseries avaient maintenant toutes disparu, et, en dehors de Nicarète et de moi-même, tous les autres prisonniers s’en étaient retournés dans la salle au plafond surbaissé. Je pris une tasse dans le bas de la table roulante, et la remplis de café. C’était un breuvage très fort, noir et brûlant, et exagérément adouci par addition de ce qui me parut être du miel de thym. « Vous ne le buvez pas ? — Je voudrais en donner à Jonas. M’empêchera-t-on d’emporter la tasse ? — Je ne crois pas », me répondit Nicarète, qui, d’un mouvement de tête, me montra les soldats. Ceux-ci venaient en effet de baisser leur lance en position de garde, et la flamme de l’extrémité s’était intensifiée. Nous retournâmes tous deux dans l’Antichambre, et les deux battants se refermèrent derrière nous. Je rappelai à Nicarète ce qu’elle m’avait dit la veille, à savoir qu’elle était enfermée ici de son propre chef, et lui demandai si elle savait pour quelle raison on nourrissait les prisonniers avec des pâtisseries et du café méridional. « Vous le savez déjà, répondit-elle. Je l’ai deviné au son de votre voix. — Non. En fait, je me disais que Jonas le savait peut-être. — C’est possible. Toujours est-il que cette prison n’en est pas officiellement une. Il y a fort longtemps – avant même le règne d’Ymar, je crois – la coutume voulait que ce soit l’Autarque lui-même qui juge tous les crimes commis dans l’enceinte du Manoir Absolu. Les autarques se disaient peut-être qu’en s’occupant en personne de ces affaires, ils avaient une chance d’avoir vent des complots qui pouvaient se tramer contre eux. À moins que ce ne fût simplement dans l’espoir de désarmer la haine et la jalousie qu’ils suscitaient, en se montrant justes et équitables envers ceux de leur entourage immédiat. On traitait rapidement des crimes importants, mais les auteurs de délits mineurs étaient, en attendant, gardés ici…» Ce qui interrompit Nicarète fut le bruit des portes qui s’ouvraient de nouveau. Un petit homme en haillons et à la bouche édentée fut jeté dans l’Antichambre. Il trébucha, tomba et se releva pour venir se jeter à mes pieds. C’était Héthor. Exactement comme pour Jonas et pour moi, les autres prisonniers se rassemblèrent autour de lui, le forcèrent à se relever en lui criant mille questions. Nicarète, que Lomer ne tarda pas à rejoindre, les obligea à se disperser et demanda à Héthor de dire qui il était. Il empoigna sa casquette (me rappelant cette matinée où il m’avait trouvé, bivouaquant sur une prairie, près du carrefour de Ctésiphon) et dit : « Je suis l’esclave de mon maître, celui qui a v-v-voyagé au loin et u-u-usé toutes les cartes, Héthor est mon nom, et suis étouffé de poussière et d-d-deux fois abandonné », sans cesser de me regarder de ses yeux où brillait la folie, ressemblant tout à fait à l’un des rats chauves de la châtelaine Lélia, des rats qui tournaient sans cesse en rond et se mordaient la queue lorsque l’on frappait dans ses mains. Absolument dégoûté par sa vue et toujours soucieux de l’état de santé de Jonas, je m’éloignai sur-le-champ et m’en retournai vers l’endroit où nous avions passé la nuit. L’image d’un rat à la peau grisâtre et tout tremblant me hantait encore lorsque je m’assis ; puis, comme si elle s’était elle-même souvenue n’être qu’une représentation tirée des souvenirs morts de Thècle, elle s’évanouit tout soudain, comme l’avait fait le poisson de Domnina. « Quelque chose qui ne va pas ? » demanda Jonas. Il me sembla avoir recouvré une partie de ses forces. « Des pensées me troublent. — Mauvaise chose pour un bourreau, mais je suis satisfait de la compagnie. » Je posai les pains sucrés sur ses genoux, et lui mis la tasse dans la main. « Le café du Manoir – et sans poivre. L’aimes-tu ainsi ? » Il acquiesça de la tête, prit la tasse et en but une gorgée. « N’en prends-tu pas ? — J’ai déjà bu le mien, là-bas. Mange donc le petit pain ; c’est très bon. » Du bout des dents, il grignota un morceau minuscule. « Il faut que je parle à quelqu’un, et le sort t’a désigné ; je le ferai, même si après tu penses que je suis un monstre. De toute façon, tu es un monstre toi aussi, Sévérian ; savais-tu cela, mon ami ? Un monstre pour avoir pris comme profession une activité que la plupart des gens ne pratiquent qu’à l’occasion, comme passe-temps. — Une bonne partie de ton corps est faite de métal, lui dis-je, et pas seulement ta main. Cela fait quelque temps que je sais cela, cher ami et monstre. Mais pour l’instant bois ton café et mange ton pain ; d’après ce que j’ai compris, on ne sera nourris à nouveau que dans huit bonnes veilles. — Nous nous sommes écrasés. Cela faisait tellement longtemps… Sur Teur il n’y avait plus ni ports ni appontements. Après l’accident, je n’avais plus de main ni de visage. Mes camarades m’ont réparé tant bien que mal, mais il ne restait plus la moindre pièce détachée, rien que du matériel biologique. » Utilisant la main de fer que j’avais toujours crue n’être tout au plus qu’un crochet amélioré, il prit sa main de chair et d’os comme un homme tiendrait une ordure avant de la jeter au loin. « Tu as la fièvre. Tu as reçu un coup de fouet, mais tu seras bientôt guéri, nous sortirons de ce trou et tu retrouveras Jolenta. » Jonas hocha la tête en silence. « Est-ce que tu te souviens, au moment où nous étions sur le point de sortir de dessous la porte de Compassion, au beau milieu de la cohue, comment elle a tourné la tête ? Un rayon de soleil est venu alors se poser sur sa joue…» Je lui répondis m’en souvenir. « Je n’avais jamais aimé auparavant, jamais depuis le moment où l’équipage avait été dispersé. — Si tu ne peux pas manger davantage, tu devrais te reposer, maintenant. — Sévérian. » Il me saisit par l’épaule comme il avait fait auparavant, mais avec sa main d’acier, cette fois ; je la sentis aussi puissante qu’un serre-joint. « Il faut que tu me parles. Je ne peux plus supporter la confusion d’esprit dans laquelle je me trouve. » Pendant un moment, je lui racontai tout ce qui me passa par la tête, sans qu’il me donnât la réplique. Puis je me rappelai Thècle, qui, si souvent, s’était sentie oppressée de cette manière. Elle aimait alors que je lui lise quelque chose ; je pris le petit livre brun, et l’ouvris au hasard. 17. Conte de l’étudiant et de son fils I. La redoute des magiciens Il était une fois, sur les rives d’une mer qu’aucune étrave ne labourait, une ville aux tours de pierre pâle. C’est là que demeuraient les sages. Dans cette ville régnait une loi, et rôdait une malédiction. Voici quelle était la loi : deux voies s’offraient à tous les habitants, qui devaient choisir l’une ou l’autre pour la vie. Ils pouvaient s’élever parmi les sages, et revêtir alors le capuchon aux mille couleurs, ou bien étaient obligés de quitter la ville et d’aller vivre dans le monde inamical. Or il y avait un homme qui, longtemps, avait étudié les secrets de la magie connus dans cette ville, lesquels étaient ceux de presque toute la magie du monde. Mais advint le temps pour lui d’avoir à choisir son chemin. Au cœur de l’été, à l’époque où les fleurs hissent leurs têtes jaunes même hors des trous de la muraille qui domine la mer, insouciantes, il alla rendre visite à un sage qui s’était voilé le visage du capuchon aux mille couleurs depuis tellement longtemps, que plus personne ne se souvenait plus quand. C’était le sage qui depuis toujours avait enseigné l’étudiant dont le temps était venu. Et ainsi parla-t-il : « Comment pourrais-je – moi qui suis tellement ignorant – m’asseoir parmi les sages de la ville ? Car je voudrais étudier des charmes qui ne soient pas sacrés toute ma vie, et voudrais aussi éviter d’aller dans le monde inamical où il faut suer et peiner pour gagner son pain. » Le vieil homme se mit à rire et lui répondit : « Te souviens-tu comment, alors que tu sortais à peine de l’enfance, je t’ai instruit de l’art de donner chair aux fils à partir de la matière des rêves ? Comme tu étais habile, en ce temps-là, et comme tu surpassais aisément tous les autres ! Maintenant, va. Donne chair à un fils, que je présenterai à tous ceux qui portent le capuchon, et tu deviendras comme nous sommes. » Mais l’étudiant répondit : « Une autre saison ; donnez-moi, s’il vous plaît, une autre saison. Ensuite, je ferai comme vous me le demandez. » Vint l’automne, et les sycomores de la cité aux tours claires, bien abrités par ses murs élevés, laissèrent tomber leurs feuilles, d’un aussi bel or que celui qui sortait des creusets des maîtres de la ville. Et les oies sauvages grises survolèrent les tours les plus hautes, suivies des orfraies et des gypaètes barbus. Alors le vieil homme envoya chercher celui qui avait été son élève, et lui dit : « Maintenant il est très certainement temps de faire des rêves chair pour te créer un fils, comme je te l’ai enseigné. Parmi ceux qui portent la capuche, certains s’impatientent. En dehors de nous, tu es le plus âgé de la ville, et si tu n’agis maintenant, ils risquent de décider de te chasser d’ici, dès cet hiver. » L’étudiant répondit cependant : « Je dois étudier encore, pour trouver ce que je recherche. Pouvez-vous me protéger pour une autre saison ? » Et le vieil homme qui l’avait instruit songea à la beauté des arbres qui, pendant tant d’années, avait fait les délices de ses yeux, des arbres semblables aux cuisses blanches des femmes. Le temps passa. Les ors de l’automne disparurent, et l’hiver, quittant sa capitale de givre et de glace où le soleil roule le long de la plage du monde, avec son brillant factice comme celui d’une boule décorative, et où les feux qui jaillissent entre les étoiles et Teur embrasent les deux, l’hiver parcourut le pays en tous sens. De sa main glacée il transforma les vagues en plaques d’acier, et la ville des magiciens l’accueillit en suspendant à ses balcons des drapeaux pétrifiés et en ensevelissant ses toits sous des monceaux de glace et de neige. Le vieil homme fit une fois de plus appeler son étudiant, et l’étudiant lui fit la même réponse qu’auparavant. Arriva le printemps, et avec lui la nature sembla déborder de joie ; mais au printemps, la ville se drapa de noir ; et le cœur des magiciens s’emplit de haine et de mépris pour leurs propres pouvoirs – qui sont comme vers en fruit et dévorent le cœur. Car la ville n’avait qu’une loi et qu’une malédiction ; la malédiction sévissait au printemps, alors que la loi régnait le reste de l’année. Au printemps, les plus belles jeunes filles de la ville, les filles des magiciens, s’habillaient de vert ; et tandis que le doux zéphyr vernal jouait dans leurs cheveux dorés, elles franchissaient, pieds nus, les portes de la ville et, descendant l’étroit sentier qui conduit jusqu’au quai, elles s’embarquaient sur le vaisseau à voile noire qui les attendait là. Et à cause de leurs cheveux d’or, à cause de leurs robes de faille verte, à cause aussi de leur ressemblance, aux yeux des magiciens, avec les blés mûrs, on les appelait les filles du blé. Lorsque l’homme qui avait été si longtemps l’étudiant du sage vieillard, mais qui n’avait toujours pas revêtu le capuchon aux mille couleurs, entendit les chants funèbres et les lamentations, et aperçut de sa fenêtre le cortège des jeunes filles, il débarrassa sa table des livres qui l’encombraient, et se mit à tracer des glyphes que l’on n’avait jamais vus, à écrire dans de nombreuses langues, comme son maître le lui avait appris longtemps auparavant. II. Le héros prend chair Jour après jour, il travailla. Et la lumière était à peine aux carreaux, que sa plume était écornée depuis longtemps ; et la lune déplaçait déjà son dos bossu parmi les tours claires depuis des veilles que sa lampe brûlait toujours. Il lui sembla au début avoir tout oublié de ce que son maître lui avait enseigné, car de l’aube au couchant, il était complètement seul dans son cabinet, mis à part le sphinx qui, marqué de l’emblème de la mort, venait parfois voleter autour de la flamme impavide de sa chandelle. Puis cela s’insinua dans ses rêves, lorsque, parfois, sa tête s’inclinait sur la table ; un autre était là, et lui, sachant quel était cet autre, chercha à l’accueillir, tandis que ses rêves s’évaporaient et tombaient rapidement dans l’oubli. Il poursuivit son labeur, et cela même qu’il cherchait à créer se mit à l’entourer comme la fumée s’élève d’un feu presque mort sur lequel on vient de jeter une nouvelle brassée de bois. Par moments (et en particulier lorsqu’il travaillait très tôt ou très tard, et quand, ayant momentanément mis de côté tous les secrets de son art, il s’étendait de tout son long sur la couchette étroite dévolue à ceux qui n’avaient pas encore mérité le capuchon aux mille couleurs) il entendait un pas, toujours dans une autre pièce, celui de l’homme qu’il essayait d’appeler à la vie. Peu à peu ces manifestations, tout d’abord exceptionnelles et, de fait, cantonnées aux nuits d’orage, lorsque grondait le tonnerre entre les tours claires, devinrent plus fréquentes et donnèrent des signes indubitables de la présence de l’autre. C’était un livre qu’il n’avait pas touché depuis des lustres qui se trouvait posé près d’une chaise ; des fenêtres et des portes qui semblaient s’ouvrir d’elles-mêmes ; un antique alfange, depuis des années à peu près aussi inoffensif qu’une peinture en trompe-l’œil, retrouvé débarrassé de la patine du temps, la lame brillante et affûtée comme un rasoir. Par une belle fin d’après-midi que dorait le soleil bas, et tandis que le vent jouait à toutes sortes de jeux innocents avec les jeunes et tendres feuilles des sycomores, on frappa à la porte de son cabinet. N’osant pas se retourner ni laisser percer dans sa voix le moindre indice de ce qu’il éprouvait, ni même se détourner un seul instant de son travail, il lança : « Entrez ! » Comme s’ouvrent les portes à minuit alors qu’il ne se trouve âme qui vive, celle-ci commença à s’ébranler, avançant à peine de l’épaisseur d’un cheveu à chaque fois. Mais elle parut accumuler de l’énergie en se déplaçant, si bien que lorsqu’elle fut suffisamment ouverte (c’est du moins ce que l’étudiant jaugea au bruit) pour pouvoir laisser passer une main, on aurait dit que la brise folâtre était entrée par la fenêtre pour insuffler la vie dans son cœur de chêne. Puis quand elle béa suffisamment – toujours d’après l’estimation de l’étudiant – pour permettre au plus timide des serfs de pénétrer dans la pièce avec un plateau à la main, ce fut comme si la force d’un ouragan s’en était emparée, et elle fut violemment projetée contre le mur. Enfin l’étudiant entendit derrière lui des pas – des pas rapides, décidés – et une voix respectueuse et jeune, mais ayant déjà la profondeur virile, s’adressa à lui en ces mots : « Père, l’idée de vous déranger tandis que vous pratiquez votre art me déplaît. Mais mon cœur est gravement troublé et cela depuis plusieurs jours ; c’est pourquoi, au nom de l’amour que vous avez pour moi, je vous supplie de me pardonner cette intrusion et de bien vouloir me conseiller en cette pénible situation. » Ce n’est qu’alors que l’étudiant osa pivoter sur son siège ; devant lui, il vit un jeune homme au port altier, large d’épaules et à la puissante musculature. Sa bouche énergique était celle d’un chef, dans ses yeux brillait la connaissance et l’humour, et tout son visage exprimait le courage. Son front haut était ceint de cette couronne invisible que même les aveugles peuvent voir, cette couronne sans prix qui pousse les braves à rejoindre le paladin et rend braves les faibles. L’étudiant prit alors la parole : « Mon fils, ne crains pas de me déranger, ni maintenant ni jamais, car il n’y a rien sous le ciel que je ne souhaite voir davantage que ton visage. Qu’est-ce donc qui te trouble le cœur ? — Père, répondit le jeune homme, chaque nuit depuis de nombreux jours, mon sommeil a été hanté par des cris de femmes, et j’ai vu souvent descendre, le long du chemin qui mène jusqu’à notre quai, une colonne vert et or, se déroulant comme un serpent charmé par l’appel d’une flûte. Et parfois il m’a été accordé dans ce rêve de m’approcher, et de voir que ce sont de belles jeunes filles qui marchent ainsi l’une derrière l’autre ; elles pleurent, se lamentent et chancellent en marchant, et on dirait un champ de blé au printemps que couche un vent gémissant. Quelle est la signification de ce rêve ? — Mon fils, lui dit l’étudiant, voici enfin venu pour moi le moment de te révéler ce que je t’ai jusqu’ici caché, craignant que la témérité de la jeunesse ne te fasse oser entreprendre plus que tu ne pouvais réussir. Sache donc qu’un ogre opprime cette ville, et qu’il exige chaque année les plus belles de ses filles, exactement comme tu l’as vu dans tes rêves. » À ces mots, les yeux du jeune homme étincelèrent, et il demanda : « Qui donc est cet ogre, quelle forme a-t-il et où demeure-t-il ? — Son nom, nul ne le connaît, car personne ne s’est assez approché de lui. Sa forme est celle d’un naviscaput, ce qui revient à dire que pour les êtres humains il ressemble à un navire qui n’aurait qu’un seul château sur son pont ; mais en réalité ce sont ses épaules qui sont le pont, et le château est sa tête, dans laquelle s’ouvre un œil unique. Son corps se déplace en eaux profondes, parmi les raies et les requins, ses bras sont plus longs que les mâts les plus élevés, et ses jambes sont des piliers qui vont toucher le fond des mers. Son refuge est une île située à l’ouest s’ouvrant sur la mer par un chenal aux multiples méandres qui vont se divisant et se redivisant, et pénètrent très loin à l’intérieur des terres. C’est sur cette île, du moins d’après ce que disent mes études, que les filles du blé sont obligées de demeurer ; et lui, il flotte à l’ancre au sein de leur troupe tournant son œil de droite et de gauche pour se repaître de leur désespoir. » III. La rencontre avec la princesse Le jeune homme partit et rassembla autour de lui d’autres jeunes hommes de la ville des magiciens, afin de former un équipage ; de ceux qui portaient le capuchon multicolore il obtint un bateau trapu, et pendant tout l’été, lui et ses hommes l’armèrent. Ils l’équipèrent de l’artillerie la plus puissante et répétèrent inlassablement tous les gestes et toutes les manœuvres propres à la marine, depuis coudre des voiles jusqu’à prendre des ris, sans parler du pointage des canons ; si bien que le navire finit par répondre à son équipage comme un pur-sang réagit à la moindre traction de rênes de son cavalier. Et le sentiment de miséricorde qu’ils éprouvaient pour les jeunes filles leur fit baptiser leur vaisseau Patrie des Vierges. Finalement, à l’époque où de nouveau tombaient les feuilles d’or des sycomores (tout comme l’or fabriqué par les magiciens finit lui aussi par tomber des mains des hommes), à l’époque où l’oie grise survolait les tours claires de la ville, suivie de l’orfraie et du gypaète barbu, les jeunes gens mirent à la voile. Beaucoup d’aventures les attendaient sur la route des baleines, jusqu’à l’île de l’ogre, mais point n’est ici le lieu de les raconter. Toujours est-il qu’à la fin, toutes embûches surmontées, les vigies aperçurent au loin une terre aux collines brunâtres parsemées de points verts. Et tandis qu’ils écarquillaient les yeux dans l’ombre de leurs mains, ces points verts grandissaient et grandissaient encore. Le jeune homme fait de la chair des rêves de l’étudiant comprit alors qu’ils étaient parvenus à l’île de l’ogre, et que les filles du blé se hâtaient de rejoindre la rive après avoir vu leur voile. On chargea alors les plus grosses pièces d’artillerie, et on hissa à tous les mâts le drapeau de la ville des magiciens, lequel est noir et jaune. Ils se rapprochèrent le plus qu’ils purent, mais, craignant bientôt de s’échouer, ils se mirent à louvoyer le long de la côte. Les filles du blé suivaient tous les mouvements de la Patrie des Vierges, attirant à chaque fois de nouvelles compagnes, jusqu’à ce que toute la terre en fût recouverte comme de jeunes pousses de blé, en vérité. Toutefois le jeune homme n’oubliait pas ce qui lui avait été dit, à savoir que l’ogre vivait au milieu des filles du blé. Après une demi-journée de navigation, ils contournèrent un promontoire et virent que la côte s’interrompait, laissant la place à un chenal profond qui n’avait pas de fin, et qui serpentait entre les collines basses à perte de vue. À l’entrée se trouvait un belvédère de marbre blanc entouré de jardins. C’est auprès de celui-ci que le jeune homme ordonna à ses compagnons de jeter l’ancre ; puis il alla à terre. À peine avait-il posé un pied sur le sol de l’île que se présentait à lui une femme de grande beauté, brune de peau, noire de cheveux, au regard lumineux. Il s’inclina devant elle et dit : « Je vois, princesse ou reine, que vous ne faites pas partie des filles du blé ; elles portent la robe sinople, alors que la vôtre est sable[2 - Respectivement vert et noir en termes de blason (N.d.T.)]. Porteriez-vous cependant la robe verte, que je vous aurais néanmoins reconnue, car vos yeux ne trahissent pas d’affliction, et la lumière qui est en eux n’est pas de Teur. — Vous dites vrai, répondit la princesse. Mon nom est Nocturna, et je suis la fille de la Nuit, ainsi que de celui que vous êtes venu faire mourir. — Dans ce cas, nous ne pouvons être amis, Nocturna… Ne soyons pourtant pas ennemis », ajouta-t-il. Car bien que ne sachant pas pourquoi, étant fait de l’étoffe des rêves, il était attiré par elle ; de même qu’elle, dont les yeux brillaient de la lumière des étoiles, se sentait attirée par lui. À ces mots, la princesse tendit les mains et déclara : « Sache donc, toi qui n’es pas mon ennemi, que mon père a pris ma mère par la force, et qu’il me retient ici par la contrainte, en ces lieux où je ne tarderais pas à devenir folle si elle ne venait pas chaque soir me visiter. Si vous ne voyez point d’affliction dans mon regard, c’est qu’elle est toute dans mon cœur. Afin de recouvrer la liberté, je vous expliquerai volontiers comment vous devez provoquer mon père afin de triompher de lui. » Tous les jeunes gens de la ville des magiciens avaient fait silence et s’étaient rassemblés pour l’écouter. « Vous devez tout d’abord bien comprendre que les voies d’eau qui parcourent cette île tournent sans fin, et qu’il est impossible d’en faire le relevé ; vous ne pourrez pas utiliser la voile, et devrez allumer vos chaudières si vous voulez pénétrer plus avant. — Tout cela ne me fait pas peur, répondit le jeune homme né de la chair des rêves. La moitié d’une forêt a été sacrifiée pour remplir nos soutes, et ces grandes roues que vous voyez nous permettront d’arpenter à pas de géant toutes ces voies d’eau. » À ces mots la princesse trembla et dit : « Oh ! ne parlez pas de géants, car vous ignorez de quoi vous parlez. Nombre de bateaux sont déjà venus, comme vous l’avez fait, au point que les fonds bourbeux de ce labyrinthe d’eau en sont blanchis de squelettes. Car telle est l’habitude de mon père : il les laisse errer parmi les îlots et les détroits jusqu’à ce qu’ils n’aient plus de combustible – quelle que soit la quantité dont ils disposent – puis, attendant la nuit propice, alors qu’il peut les voir à la lueur de leurs feux déclinants sans être vu lui-même, il s’en approche et les massacre. » Cette fois-ci, le cœur du jeune homme né des rêves se troubla, et il demanda : « Nous le pourchasserons comme nous avons juré de le faire, mais n’y a-t-il pas quelque moyen d’échapper au terrible destin de nos prédécesseurs ? » Devant tant de courage, la princesse fut prise de compassion, d’autant plus que ceux qui sont tirés de la matière des rêves ont toujours quelque beauté aux yeux des filles de la nuit, et d’entre tous il était le plus beau. C’est pourquoi elle dit : « Si vous voulez trouver mon père avant que ne brûle votre dernière bûche, il vous suffira de rechercher les eaux les plus sombres, car partout où il passe, son corps immense soulève une boue nauséabonde. En observant bien vous finirez par le dénicher. Mais il vous faudra entamer ces recherches tous les matins à l’aube, et les abandonner à midi. Sinon, vous risqueriez de tomber sur lui au crépuscule, et les choses tourneraient mal pour vous. — Pour un tel conseil, j’aurais donné ma vie », s’exclama le jeune homme, tandis que ses compagnons venus à terre avec lui poussaient un cri de triomphe. « Je vous le dis, maintenant nous pouvons vaincre l’ogre à coup sûr. » L’expression de la princesse se rembrunit à ce moment-là, et elle ajouta : « Non, hélas, pas à coup sûr, car c’est un redoutable adversaire dans une bataille navale. Je connais cependant un stratagème qui pourra peut-être vous aider. Vous prétendez être venu avec tout l’équipement voulu. Avez-vous du goudron pour calfater votre navire, au cas où une voie d’eau se déclarerait ? — Nous en avons de nombreux tonneaux, dit le jeune homme. — Veillez donc, lorsque vous combattrez, à vous placer dans le vent de manière qu’il souffle de vous vers mon père. Et quand vous serez au plus chaud de la bataille – ce qui ne tardera pas après que vous l’aurez engagée – que vos hommes jettent donc ce goudron dans les chaudières. Je ne puis, par ce moyen, vous promettre la victoire, mais il vous sera d’un grand secours. » Les jeunes hommes du Patrie des Vierges remercièrent la princesse de la façon la plus extravagante, et les filles du blé, qui jusqu’ici étaient restées timidement en retrait tandis que parlaient la fille de la Nuit et le jeune homme né de la chair des rêves, lancèrent un cri de joie comme en lancent les jeunes filles, c’est-à-dire pas très fort, mais plein d’allégresse. Le jeune homme donna alors l’ordre d’appareiller et fit allumer les feux des chaudières, au milieu du bateau, jusqu’à ce que naisse ce spectre blanc qui conduit les bons navires, quel que soit le vent. Depuis la grève, la princesse les regardait et elle leur donna sa bénédiction. Mais à peine les grandes roues avaient-elles commencé à tourner, si lentement au début que c’est à peine si elles semblaient bouger, qu’elle appela le jeune homme né de la chair des rêves pour qu’il vînt au bastingage, et elle lui dit : « Il se peut que vous trouviez mon père. Et si vous le trouvez, il se peut que vous en triomphiez, surpassant par là ses propres prouesses. Cependant, même s’il en est ainsi, vous pouvez avoir très grande peine à retrouver le chemin de la mer, car les chenaux de cette île sont tortueux à l’extrême. Pourtant il y a un chemin. Il vous faudra arracher la peau du bout de l’index de mon père ; vous y verrez mille lignes qui se croisent et se mêlent. Ne soyez pas découragés, et étudiez-les avec soin : car elles représentent le tracé qu’il a suivi lorsqu’il a creusé toutes ces voies d’eau, et ainsi peut-il toujours en avoir la carte avec lui. » IV. La bataille avec l’ogre Ils tournèrent résolument la proue vers la terre, et, comme le leur avait dit la princesse, le chenal qu’ils empruntèrent ne tarda pas à se diviser, puis à se diviser à nouveau, jusqu’à ce qu’il y ait des milliers d’embranchement et des dizaines de milliers d’îlots. Lorsque l’ombre du mât d’artimon ne fut pas plus large qu’un chapeau, le jeune homme né de la chair des rêves ordonna de jeter l’ancre et d’éteindre les feux ; là, pendant tout l’après-midi, ils attendirent en fourbissant leurs armes, en tamisant la poudre et en préparant tout ce dont ils pourraient avoir besoin pour soutenir le plus farouche combat. Finalement vint la Nuit ; ils la virent s’avancer d’île en îlot, des chauves-souris à ses épaules, et suivie de sinistres hardes de loups. Il leur sembla la voir passer largement à portée de canon de leur mouillage, et cependant ils remarquèrent tous qu’elle n’occultait ni Hespérus ni même Sirius, mais se glissait derrière elles. Pendant un court moment, elle tourna son visage vers eux, mais personne n’aurait pu interpréter le sens de son regard. Tous se demandèrent, à part eux, s’il était bien vrai que l’ogre ait pu la prendre malgré sa volonté, comme l’avait prétendu sa fille ; et si oui, si elle n’avait pas perdu depuis le ressentiment qu’elle avait pu imaginer avoir éprouvé. Aux premières lueurs de l’aube, la trompe retentit sur la passerelle de quart, et les chaudières furent aussitôt rallumées ; mais comme la brise du matin leur était propice, dans le chenal où ils se trouvaient, le jeune homme ordonna de mettre à la voile bien avant que ne s’ébranlent les grandes roues ; si bien que lorsque le fantôme blanc jaillit de la chaudière, le bateau fit route deux fois plus vite. Le chenal se poursuivait sur de nombreuses lieues, et s’il n’était pas parfaitement droit, on pouvait néanmoins naviguer sans ferler les voiles ni tirer de bords. Ils en croisèrent cent autres, dont à chaque fois ils scrutaient les eaux ; mais elles avaient toujours la transparence du cristal. S’il fallait décrire les spectacles étranges que leur offrirent toutes les îles qu’ils croisèrent, il faudrait une douzaine de récits aussi longs que celui-ci : ils virent des femmes-plantes qui s’inclinaient sur eux comme des fleurs au passage du bateau, et cherchaient à les embrasser pour leur barbouiller le visage du pollen de leurs joues ; des hommes que l’abus d’alcool avait fait mourir depuis longtemps gisaient étendus près de fontaines à vins dans lesquelles ils buvaient encore, trop hébétés pour se rendre compte que leurs vies étaient terminées ; des bêtes présageant les temps à venir, les membres tors et la fourrure aux couleurs jamais vues, attendaient l’avènement des batailles, des tremblements de terre et du meurtre des rois. Finalement, l’adolescent qui tenait le rôle de second auprès du jeune homme né de la chair des rêves s’approcha de lui, alors qu’il se tenait auprès du timonier, et lui dit : « Voilà maintenant plusieurs veilles que nous remontons ce chenal, et le soleil, qui n’avait pas encore montré son visage lorsque nous avons appareillé, touche presque au zénith. En suivant son cours, nous en avons croisé un millier d’autres, et dans aucun nous n’avons vu la moindre trace de l’ogre. Ne se peut-il pas que nous ayons pris le mauvais chemin ? Ne serait-il pas plus sage de nous engager dans le prochain que nous rencontrerons ? » Le jeune homme répondit alors : « Nous sommes justement en train de croiser un autre chenal sur tribord ; regarde, et dis-moi si ses eaux sont plus souillées que celles sur lesquelles nous naviguons. » L’adolescent fit ce qui lui était demandé et répondit : « Non, elles sont plus claires. — Regarde encore ; un autre chenal s’ouvre à bâbord. Jusqu’à quelle profondeur peux-tu voir ? » L’adolescent attendit que le bateau se trouve dans l’axe du chenal dont le jeune homme venait de parler, et répondit alors : « Jusqu’au fond. J’aperçois même l’épave d’un navire ayant fait naufrage il y a fort longtemps, par plusieurs dizaines de brasses. — Peux-tu voir aussi profond dans le chenal sur lequel nous sommes actuellement ? » L’adolescent scruta alors l’eau que fendait leur étrave, et vit qu’elle devenait noire comme de l’encre ; et les gerbes d’eau soulevées par l’action des aubes étaient elles-mêmes aussi noires que corbeaux ou corneilles. Il comprit instantanément ce que cela signifiait ; et cria à tout le monde de rester auprès des canons, ne pouvant leur dire de se tenir prêts – car prêts, ils l’étaient depuis longtemps. Devant eux se dressait une petite île, plus élevée que la plupart des autres, couronnée de grands arbres sombres ; le chenal suivait une courbe adoucie, si bien que le vent, qui jusqu’ici soufflait en poupe, devint bientôt trois quarts arrière. Le timonier changea légèrement de cap, et les gabiers bordèrent les voiles. La proue du bateau dépassa peu après une avancée de falaise ; devant elle se trouvait une longue coque étroite, surmontée d’un unique château de métal en son milieu, avec une ouverture d’où pointait un énorme canon, d’un calibre plus gros que tout ce qu’ils avaient à bord. Le jeune homme taillé dans la chair des rêves ouvrit alors la bouche pour donner à ses artilleurs de proue l’ordre de tirer. Mais avant que les mots n’aient franchi ses lèvres, tonna la pièce d’artillerie gigantesque de leur ennemi. Son bruit n’était pas celui de l’orage, ni de quoi que ce fût de familier aux oreilles humaines. On aurait dit plutôt l’effondrement d’une tour de pierre à l’intérieur de laquelle ils se seraient trouvés. L’énorme boulet vint frapper la culasse de leur premier canon tribord, et ce faisant, vola en éclats tout en éparpillant des morceaux de la pièce ; et tous ces fragments fusèrent à travers le pont du bateau comme autant de noires feuilles de métal poussées par un grand vent, tuant nombre de jeunes gens. Sans attendre d’ordre, le timonier vira bord sur bord, jusqu’à ce que soit découverte la batterie bâbord, et les hommes firent feu à volonté. Ce fut comme une meute de loups déchaînés, dont les hurlements montaient vers la lune. Tous les coups se dirigeaient vers le château unique de l’ennemi, d’un côté et de l’autre, et ceux qui faisaient mouche résonnaient comme le glas funèbre des hommes qui venaient de périr. D’autres frappaient l’eau devant la proue, d’autres frappaient le pont, lequel, étant également en métal, déviait les boulets qui ricochaient vers le ciel dans un sifflement assourdissant. Puis le canon unique de leur ennemi parla à nouveau. Ainsi se poursuivit le combat, dont chaque instant paraissait durer toute une année. Finalement le jeune homme se souvint du conseil donné par la princesse, fille de la Nuit ; or certes le vent soufflait, mais il ne l’avait plus en poupe, et s’il devait se déplacer de manière à être exactement dans le vent de l’adversaire (comme le lui avait conseillé la princesse), il serait tout un moment sans pouvoir disposer de ses canons, à part quelques petits calibres de proue ; en outre, la batterie qui, une fois la manœuvre terminée, serait en mesure de reprendre le feu, serait celle de tribord, celle qui avait perdu un canon et de nombreux hommes d’équipage. Le jeune homme réfléchit alors qu’ils étaient en train de combattre comme avant eux des centaines d’autres avaient combattu, et que tous ces autres étaient morts, que leurs navires étaient coulés, et que leurs ossements avaient été éparpillés sur les fonds vaseux des mille chenaux qui serpentaient et se croisaient sans fin dans l’île de l’ogre. Alors, il donna ses ordres au timonier. Mais personne ne répondit, car l’homme était mort, et la barre qu’il tenait auparavant, maintenant le soutenait. Voyant cela, le jeune homme taillé dans la chair des rêves s’en empara, et présenta la proue étroite de son bâtiment à l’ennemi. Et c’est là que l’on put voir combien les trois sœurs favorisent les audacieux, car le coup suivant de leur adversaire, qui aurait dû balayer le pont et détruire tout ce qui s’y trouvait, tomba à bâbord, de la longueur d’un aviron ; et le suivant fit jaillir une gerbe d’eau à tribord, à deux encablures à peine. Cependant l’ennemi, qui jusqu’ici était resté à la même place, sans chercher à s’éloigner ou à se rapprocher d’eux, commença à manœuvrer. Croyant qu’il allait leur échapper s’il le pouvait, les hommes de l’équipage lancèrent un cri de triomphe, comme s’ils tenaient déjà la victoire. Or – et ce fut grande merveille de voir cela – le château unique, que tous imaginaient solidement fixé au pont métallique, se mit à pivoter sur lui-même, si bien que son énorme canon, lequel était plus grand que tous ceux qu’ils possédaient, pointait toujours dans leur direction. Un moment plus tard, l’un de ses boulets venait les frapper de plein fouet, arrachant l’un des canons de tribord à son affût et le projetant violemment à travers le pont inférieur, comme un homme ivre aurait pu arracher un bébé de son berceau, et le canon sema la mort et la destruction sur son passage. Mais les autres canons de la batterie, ceux qui étaient intacts, parlèrent tous d’une seule et même voix, en un chœur de fer et de feu. Et comme la distance qui les séparait était maintenant réduite de moitié ou presque par rapport à ce qu’elle était peu de temps avant (ou peut-être simplement parce que leur ennemi, en ayant manifesté de la peur, avait affaibli la résistance de la matière qui le composait), les coups ne se contentèrent pas de résonner sourdement en frappant le château : on aurait dit cette fois que la cloche funèbre qui annoncera la fin du monde venait d’être brisée, et des parties déchiquetées s’ouvrirent et palpitèrent dans ses flancs métalliques, noirs et huileux. Le jeune homme hurla alors dans le porte-voix qui communiquait avec ceux qui, dans la salle des machines, avaient fidèlement et sans désemparer alimenté les chaudières en bûches, et il leur ordonna de jeter le goudron dans les flammes, comme la princesse le leur avait conseillé. Il redouta pendant un instant qu’ils ne fussent tous morts, puis que l’ordre n’ait pas été compris dans le vacarme de la bataille. Mais bientôt une ombre intense commença à s’étendre sur les eaux que le soleil faisait briller, entre le navire de leur adversaire et le leur, et le jeune homme regarda vers le ciel. Dans les temps anciens, nous dit la légende, une fillette en haillons, enfant d’un pauvre pêcheur, trouva sur le sable une bouteille fermée d’un bouchon et scellée. Brisant le sceau et retirant le bouchon, elle devint reine, d’un désert de glace à l’autre. On aurait dit que, exactement de la même manière, un être élémentaire doté de la force primordiale qui engendra l’univers, venait de jaillir des cheminées de leur navire, roulant et cabriolant, et pris d’une joie sombre alors qu’il croissait et grandissait tandis que s’élevait le vent. Car le vent, effectivement, s’éleva ; et il saisit l’être de ses mains innombrables et le porta, telle une masse solide, jusqu’au-dessus de leur ennemi. Même lorsqu’il fut impossible de voir quoi que ce fût – ni la longue coque sombre avec son pont de métal, ni le canon unique de la bouche duquel avaient jailli les mots porteurs de mort et de désastre – ils ne perdirent pas un instant pour faire feu de toutes les pièces disponibles, visant au jugé dans le nuage noir. Ils entendirent aussi, de temps en temps, tirer le canon de leur ennemi ; mais ils ne purent voir ni l’éclair accompagnant la détonation, ni même où les coups portaient. Il se peut qu’ils n’aient rien touché, tout aussi bien, et que ces boulets soient encore en train de tourner autour du monde, cherchant leur cible. Ils tirèrent sans trêve, jusqu’à ce que la culasse de leurs canons ait pris la couleur des lingots sortant à peine du creuset. Puis la fumée qui sortait des cheminées commença de diminuer, et ceux des machines crièrent par le porte-voix qu’il ne restait plus de goudron ; le jeune homme né de la chair des rêves donna alors l’ordre de cesser le feu, et les servants des pièces s’écroulèrent tous sur le pont, là où ils se trouvaient, trop épuisés pour seulement penser à demander de l’eau, et on aurait dit autant de cadavres. Le nuage noir se dissipa ; non pas comme se dissipe le brouillard au soleil, mais comme reculerait une armée diabolique devant des charges répétées, abandonnant tel bastion, résistant avec acharnement pour garder tel autre, et n’hésitant pas à se regrouper pour provoquer des escarmouches, alors que l’on aurait cru tout fini. C’est en vain qu’ils scrutèrent le poli retrouvé des eaux, à la recherche des restes de leur ennemi. On ne trouva rien : ni la coque, ni le château, ni le canon, pas une planche ou un espar. Lentement, avec des précautions de gens s’attendant à voir resurgir l’ennemi de n’importe où, ils s’avancèrent jusqu’au point de mouillage de l’ogre. Au-delà, sur l’île, leurs boulets avaient fracassé les arbres et labouré le sol, dissipant ainsi leur énergie. Lorsqu’ils furent à l’emplacement exact de la longue coque de fer, le jeune homme taillé dans la chair des rêves donna l’ordre d’inverser la marche des grandes roues, et fit immobiliser le navire, qui prit ainsi la position de leur adversaire avant le combat. Puis il alla jusqu’au bastingage et regarda en bas. Mais son expression était telle qu’il ne se trouva personne, même parmi les plus braves, pour soutenir son regard. Lorsque, au bout d’un long moment, il releva les yeux, son visage était fermé, sinistre. Il ne dit mot à personne, et se dirigea vers sa cabine où il s’enferma à double tour. L’adolescent qui avait fait office de second, prit alors sur lui de donner l’ordre d’appareiller, afin de s’en retourner jusqu’au promontoire qui abritait le blanc belvédère de marbre de la princesse, fille de la Nuit ; il demanda également que l’on pansât les plaies, que l’on activât les pompes, et que l’on réparât ce qui pouvait l’être avec les moyens du bord. Et il fit garder les morts, afin qu’ils puissent être ensevelis en haute mer. V. La mort de l’étudiant Il se peut que le chenal n’ait pas été aussi rectiligne qu’ils l’avaient cru ; il se peut aussi qu’ils aient perdu leurs points de repère au cours du combat, sans s’en rendre compte ; ou encore que les chenaux aient creusé des méandres (comme d’aucuns le prétendaient) à l’instar d’un ver dans un fruit, quand personne ne regardait. Mais quoi qu’il en soit, les roues à aubes tournèrent toute la journée – car le vent était tombé – et, aux dernières lueurs du couchant, ils se retrouvèrent au milieu d’îlots qui leur étaient inconnus. Ils mouillèrent pour la nuit. Quand arriva le matin, l’adolescent fit appeler auprès de lui les jeunes gens les plus capables de le conseiller ; mais pas un seul n’arriva à faire une proposition intéressante, et tous n’avaient qu’une seule idée, faire appel au jeune homme taillé dans la chair des rêves. Mais aucun n’était disposé à aller en personne frapper à la porte de sa cabine. Quelques-uns suggérèrent de continuer, disant que l’on finirait bien par retrouver la mer, et qu’ensuite, regagner le promontoire de la princesse ne serait qu’un jeu d’enfant. C’est finalement ce qu’ils firent tout le jour, s’efforçant de conserver toujours le même cap, mais obligés de suivre, malgré tout, les tours et détours des chenaux. Or donc, lorsque la nuit fut revenue, ils se trouvaient en aussi mauvaise posture que le matin. À l’aube du troisième jour, cependant, le jeune homme né de la chair des rêves sortit de sa cabine et commença d’arpenter les ponts, comme il avait coutume de faire, examinant les réparations qui avaient été faites, et demandant aux blessés que leurs souffrances tenaient éveillés si tôt matin comment ils se sentaient. L’adolescent et les jeunes gens qui lui avaient servi de conseillers vinrent alors à lui, et tous lui expliquèrent la marche qu’ils avaient suivie. Ils lui demandèrent comment ils pourraient à nouveau trouver la mer, afin qu’ils puissent y ensevelir leurs morts et retourner chez eux, dans la ville des magiciens. À cette question, le jeune homme leva les yeux vers le firmament, comme s’il voulait sonder les étoiles. Certains pensèrent qu’il priait, certains pensèrent qu’il refrénait la colère qu’il éprouvait à leur égard, et certains pensèrent simplement qu’il attendait une inspiration venue du ciel. Mais il resta si longtemps en contemplation qu’il y en eut pour sentir la peur monter en eux, comme lorsqu’il était resté immobile à scruter les eaux, et certains commencèrent à se retirer. Il leur dit alors : « Regardez ! Ne voyez-vous pas les oiseaux de mer ? Des quatre points cardinaux, ils accourent. Suivons-les. » Dans la mesure où les tours et détours des chenaux le leur permettaient, ils suivirent les oiseaux pendant toute la matinée. Et finalement, ils les virent tournoyer sur place et plonger dans l’eau, à quelque distance, et tel était leur nombre que leurs ailes blanches et leurs têtes d’ébène formaient comme un nuage bas et mobile, un nuage splendide à l’extérieur mais tumultueux à l’intérieur. Le jeune homme taillé à même la chair des rêves ordonna aussitôt de charger une pièce à blanc, et de tirer. Au bruit de la détonation, la nuée d’oiseaux s’éleva en criant et piaillant ; et à l’endroit où ils s’étaient tenus, l’équipage put voir flotter une énorme charogne qui lui sembla être celle d’un animal terrestre, car elle avait, pour autant qu’on pouvait en juger, une tête et quatre membres. Mais elle était plus grande que plusieurs éléphants. Lorsqu’ils se furent rapprochés, le jeune homme donna l’ordre de mettre le canot à l’eau, et lorsqu’il s’y embarqua, tout le monde put voir qu’il avait passé une grande dague recourbée à sa ceinture, dont la lame renvoyait des éclats de lumière. Il peina longtemps, penché sur la charogne puante, et lorsqu’il revint à bord, il tenait une carte, la plus grande que l’on ait jamais vue, dessinée sur une peau qui n’avait pas été tannée. Ils atteignirent le promontoire de la princesse au crépuscule. Tous attendirent à bord, tandis que sa mère lui rendait visite ; mais quand cette femme redoutable fut partie, tous ceux capables de se tenir sur leurs jambes gagnèrent la rive, et les filles du blé les entourèrent, tellement nombreuses qu’elles étaient cent pour un. Le jeune homme taillé dans le tissu des rêves prit la fille de la Nuit dans ses bras, tous deux se mirent à danser, bientôt imités par tout le monde. Aucun d’eux, jamais, n’oublia cette journée. La rosée du matin les trouva réfugiés sous les arbres du jardin de la princesse, à demi enfouis sous les fleurs. Ils dormirent ainsi un temps, mais dès que l’après-midi eut fait passer en arrière l’ombre de leurs mâts, ils se réveillèrent. La princesse prit alors congé de son île, et jura que quand bien même elle visiterait chacun des pays que la Nuit, sa mère, parcourait, jamais elle ne retournerait ici. Et les jeunes filles firent le même serment. On aurait pu les croire trop nombreuses pour tenir toutes sur le bateau des jeunes gens ; et cependant toutes purent monter à bord, si bien que le vert de leurs robes et l’or de leurs chevelures couvrirent tous les ponts. Il leur arriva bien des aventures sur le chemin du retour jusqu’à la ville des magiciens, et notre conte pourrait rapporter comment ils jetèrent pieusement leurs morts à la mer, en récitant des prières, mais comment, la nuit, ils les virent dans le gréement ; ou encore comment les filles du blé épousèrent ces princes qui, à force d’avoir passé tant d’années prisonniers d’un enchantement qu’ils en étaient arrivés à craindre de quitter la vie (ayant pendant tout ce temps, beaucoup appris de magie), bâtissaient sur des feuilles de nénuphars des palais que les hommes ne voient que rarement. Toutes ces merveilles, cependant, n’ont pas leur place ici. Qu’il nous suffise de dire qu’ils finirent par apercevoir la falaise sur laquelle se dressait la ville des magiciens. Sur ses remparts, se tenait l’étudiant qui avait tissé le jeune homme dans la matière même de ses rêves, attendant leur arrivée. Et lorsqu’il vit leurs voiles sombres, noircies par le goudron qui, en brûlant, avait aveuglé leur ennemi, il crut que cette couleur était signe de deuil et se jeta en bas de la falaise, où il mourut. Car aucun homme ne peut vivre longtemps lorsque ses rêves sont morts. 18. Miroirs Tout en lisant ce conte futile, je jetais de temps en temps un coup d’œil à Jonas, mais son visage n’exprima pas une seule fois la moindre émotion. Pourtant, il ne dormait pas. Lorsque j’eus terminé ma lecture, j’ajoutai : « Je ne comprends pas très bien pourquoi l’étudiant a cru tout de suite que son fils était mort, en voyant les voiles noires. Certes, le bateau envoyé annuellement par l’ogre possédait des voiles noires, mais il était déjà venu. — Moi, je comprends », dit Jonas, d’un ton de voix totalement dépourvu d’émotion que je ne lui connaissais pas. « Veux-tu dire que tu connais la solution de toutes ces énigmes ? » Il ne répondit pas, et nous restâmes assis en silence pendant un moment, moi tenant le livre brun (tellement évocateur de Thècle et des soirées que nous avions passées, ensemble), que mon doigt gardait ouvert, lui le dos appuyé contre le mur froid de notre lieu de détention, et les mains, celle d’acier comme celle de chair, reposant de part et d’autre de son corps comme s’il en avait oublié l’existence. Finalement ce fut une toute petite voix qui se permit de rompre le silence, celle de la fillette qui m’avait aidé à soulever l’un des carreaux du plafond : « Ce doit être une histoire très ancienne. » Je m’inquiétais tellement pour Jonas, que je lui en voulus, sur le moment, de s’être immiscée dans nos affaires ; mais Jonas répondit dans un murmure : « Oui, c’est une histoire très ancienne ; le héros avait dit au roi, son père, que s’il échouait, il retournerait à Athènes avec des voiles noires. » Je ne sais pas très bien ce que Jonas voulait dire par là, et peut-être délirait-il ; mais comme il s’agit des derniers mots ou presque que j’entendis prononcer par mon ami, j’ai tenu à les rapporter ici, tout comme j’ai recopié le conte qui les avait suscités. Pendant un moment, aidé par la petite fille, je m’efforçai de faire parler Jonas à nouveau. Mais il n’y avait rien à faire, et nous finîmes par abandonner. Je passai le reste de la journée assis à ses côtés ; mais au bout d’une veille, Héthor (dont la pauvre verve n’avait sans doute pas tardé à lasser l’intérêt des autres prisonniers) vint se joindre à nous. J’allai en toucher deux mots à Lomer et Nicarète, et j’obtins qu’on lui attribue un emplacement à l’autre bout de l’Antichambre. Quoi que nous en pensions, nous souffrons tous de troubles du sommeil de temps en temps. Certains somnolent à peine, tandis que d’autres, qui dorment comme des bienheureux, jurent leurs grands dieux qu’ils ont passé une nuit épouvantable. Certains font des rêves qui les angoissent, tandis que de rares privilégiés sont visités par des songes délicieux. Et il en est qui, après avoir connu une époque de sommeil troublé, disent se sentir « guéris », comme si la conscience des choses était une maladie – ce qu’elle est peut-être. Pour ma part, mon sommeil est rarement traversé de rêves remarquables (à quelques exceptions près, toutefois, comme l’aura noté le lecteur qui m’a suivi jusqu’ici) et il est bien rare que je m’éveille avant le matin. Mais au cours de la nuit suivante, je tombai dans un sommeil d’une telle nature qu’il m’est arrivé parfois de me demander s’il méritait encore le nom de sommeil. Peut-être s’agissait-il d’un autre état mimant le sommeil, à la manière dont les alzabos, lorsqu’ils ont mangé de l’homme, imitent l’humanité. Si ce n’est que le résultat de causes naturelles, peut-être faut-il l’attribuer à un regrettable concours de circonstances. Depuis toujours habitué aux travaux pénibles et aux exercices violents, je venais de passer toute une journée d’oisiveté. En outre, le conte lu dans le livre brun avait touché mon imagination, sans compter que le seul fait de manipuler ce livre, tellement associé à la personne de Thècle, suffisait à m’émouvoir ; et puis aussi, je me trouvais dans l’enceinte du Manoir Absolu, qui avait été l’objet de tant de nos conversations. Enfin – et plus important que tout, peut-être – je me sentais oppressé par toutes sortes de pensées, au premier rang desquelles se trouvait l’inquiétude éprouvée pour l’état de Jonas, et par les pressentiments (qui n’avaient cessé de croître tout au long de cette journée) que ce lieu serait le terme de mon voyage, que je n’atteindrais jamais Thrax, que je ne retrouverais jamais la pauvre Dorcas, que je n’arriverais jamais à restituer la Griffe ou même à m’en débarrasser, et qu’en réalité l’Incréé, au service duquel avait été le possesseur de la Griffe, avait décrété que, moi qui avais vu mourir tant de prisonniers, je devais à mon tour finir mes jours en prison. Je dormis – si tant est qu’il se fût agi de sommeil – seulement pendant un court moment. J’eus l’impression de tomber ; un spasme, la crispation instinctive d’un malheureux que l’on jette d’une fenêtre, me tétanisa tous les membres. Lorsque je m’assis, je ne pus strictement rien voir, tant l’obscurité était totale. J’entendais la respiration de Jonas et, au toucher, je sus qu’il était resté assis là où je l’avais installé, le dos appuyé au mur. Je m’étendis de nouveau pour dormir. Ou plutôt pour essayer de dormir, car je passai dans cet état intermédiaire et vague, entre veille et sommeil. Il m’est arrivé en d’autres occasions de le trouver plaisant, mais ce n’était pas le cas cette fois : j’avais conscience de mon besoin de sommeil, et conscience que je ne dormais pas. Cependant, je n’avais pas conscience dans le sens usuel du terme ; j’entendais, faiblement, des voix qui parlaient dans la cour de l’auberge, et il me semblait que, d’un moment à l’autre, les cloches du campanile allaient se mettre à sonner pour annoncer le jour. Je sursautai à nouveau, et me dressai sur mon séant. Pendant quelques instants, je crus avoir vu un éclair verdâtre, mais il n’y avait rien. Ma cape était posée sur moi en guise de couverture ; je la rejetai, et ce n’est qu’à ce moment-là que je me souvins être dans l’Antichambre du Manoir Absolu et avoir laissé loin derrière moi l’auberge de Saltus, même si Jonas se trouvait toujours étendu à côté de moi, sur le dos, sa bonne main glissée sous la tête. La petite lueur indistincte que je discernais était le blanc de son œil droit, mais sa respiration était celle de quelqu’un qui dort. J’avais moi-même une trop forte envie de dormir pour engager la conversation, et de toute façon, j’avais le pressentiment qu’il ne me répondrait pas. M’étendant de nouveau sur la paillasse, je m’abandonnai à l’irritation de celui qui cherche à s’endormir en vain. Je pensai au troupeau que j’avais vu passer à Saltus et me mis à en compter les têtes de mémoire : cent trente-sept. Puis à dénombrer les soldats venus plus tard du Gyoll en chantant. L’aubergiste m’avait demandé combien ils étaient, et je m’étais contenté de lui donner une estimation. Ç’aurait pu être un espion. Maître Palémon, qui nous avait enseigné tellement de choses, ne nous avait jamais appris à dormir. Aucun apprenti, d’ailleurs, n’a jamais eu besoin de s’initier à cet art, après une journée passée à courir pour l’un ou l’autre, à frotter les planchers et à travailler à la cuisine. Nous nous bagarrions pendant une bonne demi-veille tous les soirs dans notre dortoir, avant de nous endormir d’un sommeil presque aussi profond que celui des occupants de la nécropole, jusqu’à ce que l’on vienne nous réveiller pour cirer les planchers et vider les seaux. Au-dessus de la table sur laquelle frère Aybert découpe les viandes, se trouve un râtelier avec des couteaux. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept couteaux, tous avec des lames plus ordinaires que celles de maître Gurloes. Un rivet manque au manche de l’un d’eux. Et le manche d’un autre est brûlé, à l’endroit où frère Aybert l’a posé par inadvertance sur la cuisinière, une fois… J’étais de nouveau complètement réveillé, ou du moins je crus que je l’étais ; à côté de moi, Drotte dormait paisiblement. Je fermai une fois de plus les yeux, et essayai de l’imiter. Du niveau du sol jusqu’au dortoir, trois cent quatre-vingt-dix marches. Combien de plus pour monter jusqu’à la salle des canons qui puisaient régulièrement au sommet de la tour ? Un, deux, trois, quatre, cinq canons. Un, deux, trois niveaux de cellules ouverts dans les oubliettes. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit ailes à chaque niveau. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze, quinze, seize, dix-sept cellules dans chacune des ailes. Un, deux, trois barreaux au guichet percé dans la porte de ma petite chambre. Je me réveillai en sursaut ; j’éprouvais une sensation de froid. C’était simplement le bruit de l’une des portes du fond du corridor, rabattue sans ménagement, qui m’avait arraché au sommeil. Mon jeune amoureux, Sévérian, était allongé à côté de moi, et dormait du sommeil facile de la jeunesse. Je m’assis, avec l’idée d’allumer mon bout de chandelle, afin de contempler pendant quelques instants ses traits délicatement ciselés et son teint frais. À chaque fois qu’il venait me retrouver, ce visage portait sur lui la trace lumineuse de la liberté. Et chaque fois je m’en emparais, soufflais sur elle, la serrais sur ma poitrine – mais chaque fois elle faiblissait et mourait ; parfois, cependant, elle vivotait, si bien qu’au lieu de sentir peser sur mes épaules ces tonnes de terre et de métal, j’avais l’impression que j’allais tout traverser, terre et métal, et m’élever jusqu’au vent et au ciel. Du moins, c’est ce que je me disais. Si tout cela était faux, il ne m’en restait pas moins cette unique joie de cueillir cette trace lumineuse. Cependant, lorsque je cherchai à tâtons le bout de chandelle, je ne trouvai plus rien ; mes yeux et mes oreilles, mais aussi la peau de mon visage, me dirent que la cellule venait de disparaître avec lui. Ici régnait une vague lueur – vraiment très vague – mais qui n’était pas le reflet de la bougie du bourreau dans le corridor, celui qui filtre habituellement entre les trois barreaux du guichet percé dans la porte. À d’imperceptibles échos, je compris être logée dans un espace plus vaste que cent cellules comme la mienne ; et mon front et mes joues, usés à force de me signaler sèchement la proximité des murs, confirmèrent cette impression. Je me levai et défroissai ma robe, puis commençai à marcher comme l’aurait fait un somnambule… Un, deux, trois, quatre, cinq, six enjambées, sept – et soudain, l’odeur des corps entassés et de l’air confiné m’apprit où je me trouvais. J’étais dans l’Antichambre ! J’eus l’impression d’être brutalement déchirée. L’Autarque aurait-il ordonné que je sois transportée ici durant mon sommeil ? Et les autres songeraient-ils à m’épargner le fouet en me voyant ? La porte, vite, la porte ! J’étais dans une telle confusion d’esprit que je faillis tomber, accablée par le désordre de mes pensées. Je commençai à me tordre les mains, mais ces mains que je tordais ne m’appartenaient pas. Ma main droite me dit que ma main gauche était trop grande et trop forte, et au même instant, ma main gauche me dit la même chose de la droite. Le personnage de Thècle me quitta comme un rêve qui finit. Ou mieux, elle se réduisit à rien et s’évanouit en moi-même jusqu’à ce que je sois redevenu ce moi-même, et presque seul. Malgré tout, je n’avais pas tout perdu. L’emplacement de la porte m’était resté – l’emplacement de la porte secrète par laquelle passaient de nuit les jeunes exultants, avec leurs fouets à énergie aux lanières de cuivre tressé – bien fixé dans la mémoire. Avec tout ce que j’avais vu ou pensé, je pouvais m’échapper dès le lendemain – dès maintenant, même. « S’il vous plaît, dit une petite voix toute proche. Où est passée la dame ? » C’était encore l’enfant, la petite fille aux cheveux noirs et aux grands yeux curieux. Je lui demandai quelle femme elle avait vue. Elle me prit la main dans sa menotte. « Oui ! une femme très grande, qui me fait peur. Il y a quelque chose d’horrible qui rôde dans le noir ; est-ce qu’il l’a trouvée ? — Tu n’as pas peur des choses horribles, pourtant, tu te souviens ? La grande tête verte te faisait rire. — C’est différent. C’est quelque chose de tout noir, qui renifle dans l’obscurité. » Il y avait de la peur véritable dans sa voix, et sa petite main tremblait en tenant la mienne. « À quoi ressemblait la dame ? — Je ne sais pas. Si j’ai pu la voir, c’est qu’elle était encore plus sombre que les ombres, mais je suis sûre que c’était une dame, à sa façon de marcher. Lorsque je suis venue voir ce que c’était, il n’y avait personne, sauf vous. — Je comprends, répondis-je, mais je doute fort que toi, tu puisses comprendre un jour. Bon, tu vas maintenant retourner auprès de ta mère et dormir. — Ça vient le long du mur. » Puis elle lâcha ma main et s’évanouit, mais je suis persuadé qu’elle ne m’a pas obéi. Tout au contraire, elle a dû nous suivre, Jonas et moi, car j’ai bien cru l’apercevoir une ou deux fois depuis mon retour au Manoir Absolu, où elle doit subsister en volant de la nourriture. (Il est possible qu’elle ait commencé par retourner dans l’Antichambre pour manger, mais j’ai donné l’ordre que soient libérés tous ceux qui s’y trouvaient enfermés, même s’il faut pour cela, comme j’en ai l’intuition, les expulser à la pointe des baïonnettes – du moins certains d’entre eux. J’ai également ordonné que l’on m’amène Nicarète, et alors que j’étais en train de rédiger le récit de notre capture, il y a un moment à peine, mon chambellan m’a fait savoir qu’elle attendait mon bon plaisir.) Jonas était toujours exactement dans la position où je l’avais laissé, et je distinguai à nouveau le blanc de ses yeux dans la pénombre. « Tu m’as affirmé devoir absolument sortir d’ici pour ne pas devenir fou, lui dis-je. Viens. Celui qui nous a envoyé les noctules, quel qu’il puisse être, a mis la main sur une nouvelle arme. J’ai trouvé un chemin pour quitter cet endroit, et nous partons. Tout de suite. » Il ne fit pas le moindre mouvement, et je dus finalement le saisir par un bras et le soulever. Les sections de métal dont il était partiellement composé devaient avoir été forgées dans ces alliages argentés dont le poids est souvent trompeur, car j’avais l’impression de soulever un enfant. Néanmoins, parties métalliques ou parties de chair, tout son corps avait été enduit d’une espèce de vase fine, et mon pied glissa dans la même substance nauséabonde sur le sol ; même le mur derrière lui en était recouvert. J’en conclus que quel qu’ait été l’être dont avait voulu parler la petite fille, celui-ci était venu et reparti tandis que nous bavardions, et que ce n’était pas Jonas qu’il recherchait. L’entrée dérobée dont se servaient nos tortionnaires n’était pas loin de l’endroit où nous avions nos paillasses, au milieu du mur le plus éloigné de la porte de l’Antichambre. Elle s’ouvrait sur un simple mot de puissance, comme c’est souvent le cas des choses anciennes. Je le murmurai, et franchis le seuil caché que je laissai grand ouvert, tandis que le pauvre Jonas me suivait, marchant tout aussi mécaniquement que s’il avait été fait entièrement de métal. Un escalier étroit, festonné de toiles d’araignées pâles et nappé d’une épaisse couche de poussière, s’enfonçait vers les niveaux inférieurs en tournant sur lui-même. Hélas, mes souvenirs empruntés ne me donnaient aucun autre renseignement : ils ne contenaient que cet escalier. Quoi qu’il puisse arriver, l’odeur de renfermé de l’endroit avait le parfum de la liberté, et le seul fait de le respirer était un plaisir. En dépit de mes appréhensions, j’avais envie d’éclater de rire. Des portes secrètes donnaient sur presque tous les paliers, mais il y avait de fortes chances pour que nous tombions sur quelqu’un en les franchissant, tandis que l’escalier ne semblait guère fréquenté. Avant d’être vu par l’un des habitants du Manoir Absolu, je tenais à m’éloigner le plus possible de l’Antichambre. Nous venions de descendre quelque chose comme une centaine de marches, lorsque nous tombâmes sur une porte, où figurait un symbole tératoïde, peint en écarlate, qui me parut être un glyphe emprunté à une langue venue de bien au-delà des rivages de Teur. Au même moment, j’entendis un pas dans l’escalier. Il n’y avait ni poignée ni loquet, aussi je me jetai sur la porte, qui ne résista pas longtemps et s’ouvrit d’un seul coup. Jonas me suivit ; la porte se referma tout de suite derrière nous, et à une telle vitesse que je m’attendis qu’elle fasse grand bruit, mais il n’en fut rien. La pièce dans laquelle nous nous trouvions était plongée dans la pénombre, mais la lumière augmenta quand Jonas entra. Après m’être assuré que nous y étions seuls, je profitai de l’éclairage pour examiner mon ami. Son expression était toujours aussi fixe, comme lorsqu’il était appuyé le dos au mur dans l’Antichambre, mais elle n’avait tout de même pas cet aspect dépourvu de vie que je redoutais de trouver. C’était un peu le visage d’un homme sur le point de se réveiller, et des larmes avaient laissé leur sillon humide le long de ses joues. « Te souviens-tu de moi ? » lui demandai-je. Il me répondit affirmativement d’un signe de tête, sans dire un seul mot. « Il faut que je retrouve Terminus Est, Jonas, si c’est encore possible. J’ai filé comme un poltron, mais j’ai eu le temps de réfléchir, et j’ai la conviction que je dois commencer par la rechercher. La lettre adressée à l’archonte de Thrax est cachée dans son baudrier, et de toute façon je me sens incapable de m’en séparer. Cependant, si tu préfères t’enfuir tout de suite d’ici, je le comprendrai. Rien ne te lie à moi. » Il ne parut pas m’avoir entendu. « Je sais où nous sommes », dit-il alors, et, d’un geste raide, il me montra quelque chose que j’avais tout d’abord pris pour un paravent replié sur lui-même. Je fus ravi d’entendre enfin sa voix, et, avant tout dans l’espoir de le voir se remettre à parler, je lui posai une deuxième question : « Et où sommes-nous donc ? — Sur Teur », fut sa réponse laconique ; puis il se dirigea vers les panneaux repliés, à l’autre bout de la pièce. Leurs revers étaient incrustés de diamants disposés en motifs, comme je le vis alors, et émaillés de symboles torsadés du même genre que celui qui figurait sur la porte. Ils ne me parurent toutefois pas plus étranges que le comportement de Jonas, qui se mit à déplier les panneaux les uns après les autres. Si ses gestes avaient perdu la rigidité que j’avais remarquée un moment auparavant, il n’avait pas pour autant retrouvé son ancienne personnalité. Ce n’est qu’à cet instant précis que je compris tout. Nous avons tous pu voir quelqu’un ayant perdu une main (comme c’était son cas), main remplacée par un crochet ou un système mécanique quelconque, en train de réaliser une tâche qui implique l’usage des deux, la vraie et l’artificielle. C’est le spectacle que Jonas m’offrait précisément en déployant les panneaux ; mais c’était la main de chair qui constituait sa prothèse. Lorsque j’en pris conscience, je compris également ce qu’il avait voulu dire un peu plus tôt ; au sujet de son visage, détruit pendant le naufrage de son navire. « Tes yeux, lui dis-je, ils n’ont pas pu remplacer tes yeux… c’est exact, n’est-ce pas ? C’est pourquoi on t’a donné ce visage. Avait-il été tué, lui aussi ? » À la manière dont il me regarda, je vis qu’il avait oublié ma présence. « Il était au sol, finit-il par répondre. Nous l’avons tué accidentellement, à l’arrivée. J’avais besoin de ses yeux et de son larynx, mais aussi d’autres organes. — C’est ce qui explique que tu aies pu me supporter, moi un bourreau ; tu es une machine. — Tu n’es pas pire que les autres de ton espèce ; et n’oublie pas que bien des années avant notre rencontre, j’étais devenu l’un d’entre vous. Et maintenant, je vaux encore moins que vous. Toi, tu ne m’aurais pas abandonné ; or c’est ce que je fais vis-à-vis de toi. Voici que se présente l’occasion que j’attendais depuis des années, celle que j’ai cherchée en parcourant les sept continents dans tous les sens, en interrogeant les hiérodules et en rafistolant des mécanismes grossiers. » Je réfléchis à tous les événements qui s’étaient produits depuis l’instant où j’avais donné le couteau à Thècle ; et bien que n’ayant pas prêté attention à tout ce qu’il avait dit, je lui répondis : « Si c’est la seule occasion, alors vas-y, et bonne chance. Si jamais je revois Jolenta, je lui confierai qu’elle fut aimée de toi, mais rien de plus. » Jonas secoua la tête. « Ne comprends-tu pas ? Je reviendrai la chercher lorsque j’aurai été réparé, lorsque j’aurai retrouvé la raison et mon intégrité. » Il s’avança alors au milieu du cercle formé par tous les panneaux déployés, et une lumière éclatante se mit aussitôt à briller au-dessus de sa tête, dans l’air. Quelle bêtise d’appeler ces choses des miroirs ! Elles sont à des miroirs ce qu’est le ballon d’un enfant au globe du firmament. Certes, elles reflètent la lumière, mais je suis persuadé que là n’est pas leur fonction réelle. Elles reflètent la réalité, la substance métaphysique qui sous-tend le monde matériel. Jonas referma le cercle, puis se plaça en son centre. Pendant un instant très bref, le temps d’une courte prière, quelque chose fait de fils et d’une poussière métallique aveuglante se mit à danser au sommet des panneaux ; puis il n’y eut plus rien. J’étais seul. 19. Vestiaires J’étais seul, comme je ne l’avais jamais réellement été depuis la nuit où j’avais pénétré dans la chambre de l’auberge décrépite de Nessus, et vu les vastes épaules de Baldanders déborder des couvertures. Il y avait eu ensuite le Dr Talos, puis Aghia, Dorcas, et enfin Jonas. Je fus saisi d’un accès de cette fièvre de la mémoire qui m’est propre, et revis la fine silhouette de Dorcas, le géant et tous les autres, comme je les avais aperçus en compagnie de Jonas depuis le verger aux pruniers ; je me souvins également des hommes conduisant toutes sortes d’animaux, des comédiens et des saltimbanques, et conclus que tous devaient être en train de se diriger vers cet endroit réservé aux distractions en plein air, que Thècle m’avait plusieurs fois décrit. Je me mis à fouiller la pièce dans le vague espoir de retrouver mon épée. Elle n’y était évidemment pas, et l’idée me vint soudain qu’il devait exister une salle de dépôt non loin de l’Antichambre, réservée aux effets confisqués aux détenus. Vraisemblablement, elle devait se trouver au même niveau. L’escalier que j’avais emprunté ne pouvait que me conduire à nouveau dans l’Antichambre ; la seconde issue de la salle des miroirs donnait simplement dans une autre pièce, où d’étranges objets étaient entreposés. Je finis par y découvrir une porte qui s’ouvrait sur un corridor sombre et tranquille, au sol recouvert d’une moquette ; des tableaux étaient accrochés aux murs. Je mis mon masque et m’enveloppai dans ma cape, me disant que si les gardes qui m’avaient arrêté dans le bois avaient paru tout ignorer de l’existence de la guilde, il n’en serait peut-être pas de même des personnes que je risquais de rencontrer dans les ailes du Manoir Absolu. En fin de compte, pas une fois je ne fus inquiété. Un homme, habillé richement et avec recherche, me laissa le passage, et plusieurs jeunes femmes tout à fait ravissantes me regardèrent avec curiosité. Je sentis même les souvenirs de Thècle s’agiter à la vue de leurs traits. Je finis par déboucher sur un autre escalier, non pas étroit et dérobé comme celui qui nous avait conduits, Jonas et moi, jusqu’à la salle des miroirs, mais une large volée de marches imposantes. Je l’empruntai pendant quelque temps, fis une reconnaissance pour m’assurer être bien encore en dessous de l’étage de l’Antichambre, et continuai de grimper les étages ainsi ; à un moment donné, je croisai une jeune femme qui descendait hâtivement l’escalier. Nos regards se croisèrent. J’ai la conviction que pendant un bref instant, elle eut l’impression comme moi que nos yeux s’étaient déjà ainsi rencontrés à plusieurs reprises. Je l’entendis dire, dans mon souvenir, « Ma très chère sœur », de cette voix au timbre si doux évoquant irrésistiblement un visage en forme de cœur. Mais il ne s’agissait pas de Théa, la compagne de Vodalus ; seulement de la femme qui lui ressemblait (et qui se faisait très certainement appeler comme elle) et que j’avais croisée dans un autre escalier, celui de la Maison turquoise – elle descendant et moi montant, exactement comme maintenant. On faisait donc venir, outre des acteurs et des acrobates, des prostituées, dans le cadre de la fête qui allait se donner. C’est presque par hasard que je découvris l’étage de l’Antichambre. À peine avais-je quitté l’escalier que je me rendis compte de l’endroit où je me trouvais : exactement là où s’étaient tenus les hastarii tandis que je parlais avec Nicarète devant la table roulante en argent. « C’était le passage le plus risqué, et je pris soin de marcher lentement. Le mur à ma droite comportait une douzaine de portes, au moins, toutes entourées d’un chambranle en bois sculpté, et, comme je le constatai en m’arrêtant pour en examiner une de plus près, toutes clouées à ce chambranle, et scellées par la patine du temps. La seule porte qui se trouvait sur ma gauche était celle, à double battant et en chêne rongé de vers, par laquelle nous étions passés, à notre arrivée, Jonas et moi, encadrés par les soldats de la garde ; la porte de l’Antichambre elle-même se trouvait exactement en face, après quoi reprenait la rangée des entrées condamnées. Le corridor se terminait par un autre escalier. Les portes scellées montraient que l’Antichambre avait fini par occuper progressivement tout l’étage, dans cette aile du Manoir Absolu. Je ne me serais pas permis de m’arrêter s’il y avait eu la moindre personne en vue ; mais comme le corridor était parfaitement vide, je me risquai à examiner de plus près le début de ce second escalier, sollicitant ma mémoire. Deux des soldats m’encadraient, tandis qu’un troisième portait Terminus Est. Il paraissait raisonnable de penser que, le temps de nous jeter dans l’Antichambre, Jonas et moi, le troisième homme avait pu franchir une partie de la distance qui le séparait de l’endroit où l’on remisait les armes saisies sur les gens en état d’arrestation. Mais je n’arrivais pas à me rappeler quoi que ce fût ; ce troisième garde était resté en arrière tandis que nous descendions dans la grotte, et je ne l’avais pas revu. Il était même possible, en fin de compte, qu’il ne nous ait pas accompagnés. En désespoir de cause, je revins à la porte mangée de vers, et l’ouvris. Le relent de moisi du puits envahit aussitôt le corridor, et les gongs se mirent à résonner. À l’extérieur, le monde était plongé dans la nuit, et, en dehors de la lueur de feu follet des champignons phosphorescents, on ne voyait presque rien des murs raboteux ; seul un cercle, où se trouvaient emprisonnées des étoiles, indiquait l’emplacement de l’ouverture du puits. Je refermai la porte ; mais l’écho de son grincement à peine éteint, j’entendis un bruit de pas en provenance de l’escalier que je venais d’emprunter. Il n’existait pas le moindre endroit où se cacher, et je n’avais pas le temps de gagner le deuxième escalier avant que n’arrivât celui qui tombait si mal. Plutôt que d’essayer de me faufiler par l’entrebâillement de la lourde porte de chêne et de la refermer sur moi, je résolus de rester en place. Le nouvel arrivant était un quinquagénaire grassouillet portant livrée. En dépit de la distance, je le vis pâlir dès qu’il m’aperçut, à sa sortie de l’escalier. Il se hâta néanmoins vers moi et, alors qu’il était encore à vingt ou trente pas, commença à faire toute une série de courbettes avant de dire : « Puis-je vous être utile, Votre Honneur ? Mon nom est Odilon, et je suis l’administrateur de service. Or à ce que je peux voir, vous êtes en mission confidentielle pour… le père Inire ? » Tout ce que je trouvai à répondre fut : « Oui. Mais je dois tout d’abord vous demander la restitution de mon épée. » J’avais un instant espéré qu’il avait vu Terminus Est, et me la rendrait, mais son regard resta neutre. « On m’a escorté jusqu’ici il y a quelque temps. On m’a demandé à ce moment-là de bien vouloir remettre mon épée, en me précisant qu’elle me serait rendue avant que le père Inire ne me mande pour en faire usage. » Le petit homme secoua négativement la tête. « Je vous assure que du fait de ma situation, je n’aurais pas manqué d’être informé si un domestique quelconque… — Ce sont les prétoriens qui se sont occupés de moi. — Ah ! j’aurais dû m’en douter. Ils sont en train de courir partout, sans répondre à la moindre question. Un prisonnier s’est évadé, Votre Honneur, comme vous l’avez certainement entendu dire. — Non. — Un certain Beuzec. Ils disent qu’il n’est pas dangereux, mais il a été trouvé en compagnie d’un autre homme, caché dans un arbre. Ce Beuzec a réussi à s’enfuir avant d’être mis sous les verrous ; ils prétendent qu’ils ne tarderont pas à mettre la main sur lui. Moi, je ne sais pas. Vous comprenez, j’ai passé toute ma vie dans le Manoir Absolu, et il s’y trouve bien des recoins inattendus – extrêmement inattendus, même. — C’est peut-être dans l’un d’eux que se trouve mon épée… Pouvez-vous vérifier ? » Il esquissa un pas en arrière, comme si j’avais levé la main sur lui. « Oh ! certainement, Votre Honneur, certainement. Je ne cherchais qu’à soutenir la conversation. Elle est probablement par ici ; si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre…» Nous nous dirigeâmes vers le second escalier, et je m’aperçus que, lors de mon inspection hâtive, je n’avais pas remarqué une porte étroite, placée tout en bas de la cage d’escalier. Peinte en blanc cassé, elle avait presque la même nuance que la pierre. L’administrateur exhiba un lourd anneau chargé de clefs et ouvrit cette porte. Derrière elle, la pièce triangulaire était beaucoup plus vaste que je ne l’aurais cru, et s’étendait profondément sous l’escalier ; elle comportait en outre une sorte de loggia, vers le fond, à laquelle on accédait par une échelle branlante. Elle était éclairée par une lampe du même genre que celle du corridor, mais moins puissante. « La voyez-vous ? me demanda le petit homme. Attendez, il doit rester un bout de chandelle quelque part. Il faut dire que cette lampe ne sert pas à grand-chose, avec toute l’ombre projetée par ces étagères. » J’étais précisément en train d’examiner les étagères en question. On pouvait y voir des piles de vêtements, avec çà et là une paire de chaussures, un service de table de poche, un plumier ou un sachet d’herbes parfumées. « Quand je n’étais moi-même qu’un tout jeune homme, les marmitons avaient pris l’habitude de crocheter la serrure et de venir farfouiller au milieu de toutes ces affaires. J’y ai mis le holà avec une bonne serrure, mais j’ai bien peur que les plus belles choses ne se soient envolées depuis longtemps. — Mais à quoi sert cet endroit, exactement ? — C’était à l’origine une garde-robe pour les porteurs de requêtes ; on y déposait bottes, manteaux et chapeaux, bref ce genre d’objet. Mais ceux dont les requêtes étaient agréées repartaient souvent en oubliant leurs affaires… Elles se sont accumulées. Et puis, cette aile est aussi celle du père Inire, et certains qui sont venus le voir ne sont jamais repartis, j’en ai bien l’impression, tout comme il y en a qui sont sortis sans être jamais entrés. » Il s’arrêta un instant et jeta un coup d’œil autour de lui. « J’ai préféré prêter un double de mes clefs aux soldats, plutôt que de continuer à les voir ouvrir les portes à grands coups de pied, à la recherche de ce Beuzec ; c’est pourquoi j’ai pensé qu’ils avaient peut-être déposé votre épée ici. Sinon, elle doit se trouver dans la salle des gardes. Ce ne serait pas par hasard celle-ci ? » ajouta-t-il, en tirant d’un coin un vieux braquemart. « Pas vraiment. — On dirait pourtant que c’est la seule épée ici, j’en ai bien peur. Je peux vous expliquer comment vous rendre jusqu’à la salle des gardes ; ou bien je peux réveiller l’un des pages et l’envoyer pour demander si elle s’y trouve, si vous préférez. » L’échelle qui menait à la loggia n’inspirait guère confiance, mais j’y montai quand même après avoir emprunté sa chandelle à l’administrateur. Il paraissait bien improbable que le prétorien ait déposé Terminus Est dans un endroit pareil, mais j’avais besoin de quelques instants de tranquillité pour envisager mon avenir immédiat. Tout en montant, j’entendis un léger bruit venant d’en haut, que j’attribuai à quelque rongeur qui décampait à mon approche ; mais lorsque ma tête dépassa le niveau du plancher, j’éclairai le recoin et c’est le petit homme qui accompagnait Héthor sur la route que je vis, celui-là même qui s’était incliné avec une expression d’intense supplication. Beuzec, autrement dit ; son nom m’était sorti de la tête jusqu’à ce que je le voie. « Rien non plus là-haut, Votre Honneur ? — Des chiffons et des rats. — C’est bien ce que je craignais », dit mon guide, tandis que je redescendais précautionneusement l’échelle. « Je devrais aller inspecter cette loggia moi-même, reprit-il, mais à mon âge, on redoute toujours de grimper sur quelque chose d’aussi peu solide. Préférez-vous aller en personne jusqu’à la salle des gardes, ou bien dois-je réveiller l’un des jeunes garçons ? — J’irai moi-même. » Il acquiesça d’un air entendu. « Cela vaut mieux, je crois. Ils ne la confieraient sans doute pas à un page, et risqueraient même de nier l’avoir en leur possession. En ce moment, vous vous trouvez dans l’hypogée apotropaïque, comme vous le savez, je suppose. Si vous voulez éviter d’être continuellement arrêté par les patrouilles, il vaut mieux circuler à l’intérieur. Dans ce cas, le meilleur itinéraire consiste à monter les prochaines volées de marches de l’escalier sous lequel nous nous trouvons en ce moment, puis il faudra prendre à gauche. Ensuite, suivez la galerie sur une distance d’environ un millier de pas, et vous arriverez à l’hypéthrale. Mais faites attention, il fait nuit et vous pourriez la manquer ; observez bien les plantes. Tournez à droite à cet endroit, et parcourez encore à peu près deux cents pas. Il y a toujours une sentinelle devant la porte. » Je le remerciai et m’arrangeai pour le devancer, profitant de ce qu’il était en train de chercher sa clef et de verrouiller la porte. Je me glissai dans le premier corridor que je trouvai, et attendis qu’il soit passé. Quand il eut pris suffisamment de champ, je redescendis jusqu’au corridor de l’Antichambre. Il me parut très improbable que je puisse jamais récupérer Terminus Est autrement que par la ruse ou la force, si elle avait été déposée dans une salle de gardes, et je tenais à vérifier qu’elle n’avait pas été laissée dans un endroit plus accessible avant d’envisager une solution extrême. Par ailleurs, Beuzec l’avait peut-être vue tandis qu’il se faufilait dans les coins pour se cacher, et je voulais l’interroger. Mais il y avait autre chose : je me sentais très inquiet à cause des prisonniers de l’Antichambre. Depuis le temps (c’est du moins ce que je me disais) ils avaient certainement dû trouver l’issue que nous avions laissée ouverte à leur intention, Jonas et moi, et commencé à se répandre un peu partout dans cette aile du Manoir Absolu. L’un d’entre eux n’allait pas tarder à être repris, et on se mettrait aussitôt à la recherche des autres. Une fois devant la porte du vestiaire, sous l’escalier, je collai l’oreille contre le panneau dans l’espoir d’entendre Beuzec aller et venir. Il n’y avait pas le moindre son. Je l’appelai à voix basse par son nom, n’espérant guère obtenir une réaction, puis essayai de pousser de l’épaule le battant. Il ne bougea pas d’une ligne, et je craignis de faire trop de bruit en me jetant carrément dessus. Je finis par glisser le morceau de métal donné par Vodalus entre la porte et le chambranle, et réussis à faire sauter la serrure. Beuzec avait disparu. Après quelques instants de recherche, je découvris un trou dans la paroi du fond du vestiaire, donnant sur l’intérieur d’un mur de refend, creux en son centre. C’est de là qu’il avait dû déboucher dans le vestiaire à la recherche d’un endroit un peu plus spacieux où se dégourdir les membres, et c’est par là qu’il avait fui de nouveau. On raconte que ces recoins ténébreux du Manoir Absolu sont habités par une variété de loup blanc qui s’y est introduit il y a fort longtemps, abandonnant les forêts avoisinantes. Peut-être Beuzec a-t-il été la proie de ces créatures ; toujours est-il que je ne l’ai jamais revu. Je renonçai à le poursuivre dans ce dédale, et remis en place la porte du vestiaire du mieux que je pus afin que les dégâts ne se voient pas trop. Ce n’est qu’à cet instant précis que je remarquai la disposition symétrique du corridor : l’entrée de l’Antichambre était exactement au milieu, les portes scellées figuraient en nombre identique de part et d’autre, et les deux escaliers des extrémités avaient le même dessin. Si le père Inire s’était réservé cette aile (comme l’avait prétendu son intendant et comme l’indiquait son nom), cela tenait peut-être – au moins en partie – à sa structure en miroir. Et dans ce cas, un second vestiaire devait certainement se trouver en dessous de l’autre escalier. 20. Tableaux La question qui me tracassait était de savoir pourquoi Odilon, l’administrateur, ne m’y avait pas conduit ; toutefois je ne m’y arrêtai pas, et courus le long du corridor. La réponse m’attendait au bout de celui-ci, assez évidente. La porte du second vestiaire avait été démolie depuis fort longtemps, et on ne s’était pas contenté de forcer la serrure ; c’est tout le battant qui avait été détruit, comme en témoignaient encore deux fragments de bois décolorés qui pendaient des gonds – seule indication qu’il y ait jamais eu une porte ici. À l’intérieur, la lampe ne fonctionnait plus, laissant la pièce à l’obscurité et aux araignées. J’étais déjà reparti et avais même fait deux ou trois pas en avant lorsque je m’arrêtai, saisi par cette impression de faire une erreur que nous éprouvons parfois avant d’avoir pris conscience de la nature de l’erreur en question. Nous avions été jetés dans l’Antichambre, Jonas et moi, tard dans l’après-midi ; la nuit suivante, les jeunes exultants étaient venus nous tourmenter avec leurs fouets. C’est le lendemain matin seulement que Héthor avait été capturé, et c’est donc vraisemblablement au même moment que Beuzec avait réussi à échapper aux prétoriens ; ce n’est qu’alors que ces derniers avaient reçu les clefs de l’administrateur pour poursuivre leurs recherches dans l’hypogée. Or il n’y avait que très peu de temps que j’avais rencontré ce même administrateur, et lorsque je lui avais parlé de Terminus Est, qui m’avait été retirée par les prétoriens, il avait cru que j’étais arrivé le jour même, après l’évasion de Beuzec. Mais en réalité, ce n’était pas le cas ; autrement dit, le prétorien qui s’était saisi de Terminus Est ne pouvait pas l’avoir déposée dans le vestiaire fermé à clef, en dessous du second escalier. Je retournai donc sur mes pas, vers le vestiaire à la porte arrachée. À la faible lumière qui arrivait du corridor, je pus constater que, comme son pendant, cette pièce avait autrefois comporté des étagères ; mais on les avait enlevées depuis pour en faire autre chose, et la pièce était nue, à l’exception des supports dépassant du mur à intervalles réguliers, et devenus inutiles. À part cela je ne voyais rien d’autre, mais je pus également constater que les gardes affectés à l’inspection des locaux n’avaient guère eu envie de s’avancer au milieu des toiles d’araignée et de la poussière. Sans même passer la tête à l’intérieur, je glissai ma main par-delà le chambranle de la porte en tâtonnant ; c’est avec un indescriptible sentiment de triomphe mêlé d’une impression familière que je la sentis se refermer sur la précieuse poignée. J’avais retrouvé mon intégrité d’homme. Ou bien davantage, celle de compagnon de la guilde. À la lumière du corridor, je vérifiai que la lettre se trouvait toujours à sa place, dans la pochette du fourreau, puis je dégainai la lame étincelante, l’essuyai, la huilai et l’essuyai à nouveau, avant d’en vérifier le fil du pouce et de l’index. Enfin, je m’éloignai. Que celui qui me poursuivait dans les ténèbres apparaisse, maintenant. Mon premier objectif était de rejoindre Dorcas, mais je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où on avait installé la compagnie du Dr Talos ; je savais simplement que la troupe devait se produire au cours d’un thiase se tenant dans un jardin – un jardin parmi tant d’autres, sans aucun doute. Si en ce moment, je tentais de passer par l’extérieur, de nuit les prétoriens auraient très certainement tout autant de difficultés à me distinguer, avec ma cape de fuligine, que moi à les apercevoir. Mais je n’avais guère de chances de trouver de l’aide ; et lorsque l’horizon oriental basculerait en dessous du soleil, je serais certainement repris aussi vite que la première fois, avec Jonas, quand nous étions arrivés sur nos destriers. Si par contre je restais à l’intérieur du Manoir Absolu, l’expérience que je venais d’avoir avec l’administrateur montrait que je n’éveillerais pas forcément les soupçons, et que je pouvais même tomber sur quelqu’un prêt à me renseigner. Je pris finalement le parti d’expliquer à la première personne rencontrée que j’avais été convoqué pour les festivités (supposant qu’il était tout à fait possible qu’une séance de tortures ait été inscrite au programme de celles-ci), et que je m’étais perdu en quittant la chambre qui m’avait été affectée pour passer la nuit. J’avais une chance, de cette façon, de découvrir où se trouvaient Dorcas et les autres. Tout en réfléchissant à ce plan, je montai l’escalier et, au second palier, je m’engageai dans un corridor que je n’avais pas remarqué auparavant. Il était beaucoup plus long, et incomparablement mieux meublé que celui sur lequel donnait l’Antichambre. Des tableaux sombres étaient accrochés aux murs dans des cadres dorés, avec entre eux des bustes, des urnes et des objets dont j’ignorais le nom placés sur des piédestaux. Les portes qui donnaient sur ce corridor étaient séparées par une centaine de pas au moins, ce qui supposait des pièces aux dimensions imposantes derrière ; toutes étaient fermées, et, en essayant les poignées, je constatai qu’elles étaient forgées dans un métal que je n’avais jamais vu, et surtout qu’elles étaient dessinées pour des mains qui n’étaient pas humaines. Après avoir parcouru ce corridor pendant plus d’une demi-lieue, je finis par apercevoir quelqu’un d’assis (comme je le supposai tout d’abord) sur une chaise surélevée. Mais en me rapprochant, je compris que ce que j’avais pris pour une chaise était en fait un escabeau, et que le vieil homme qui se trouvait perché dessus était en train de nettoyer l’une des peintures. « Veuillez m’excuser », lui dis-je. Il se tourna vers moi et me fixa d’un regard intrigué. « J’ai déjà entendu votre voix, n’est-ce pas ? » Dans l’instant même je reconnus la sienne, ainsi que son visage. Il s’agissait du conservateur Roudessind, le vieillard que j’avais rencontré tellement longtemps auparavant, le jour où maître Gurloes m’avait pour la première fois envoyé chercher des livres pour la châtelaine Thècle. « Il y a quelque temps de cela, vous étiez à la recherche de maître Oultan. Ne l’avez-vous pas trouvé ? — Si, je l’ai trouvé, répondis-je. Mais il y a longtemps de cela. » Cette dernière remarque parut le mettre en colère. « Je n’ai pas dit aujourd’hui ! Mais ça ne fait pas longtemps. D’ailleurs, je me souviens très bien du paysage sur lequel j’étais en train de travailler ; ça ne peut donc pas remonter si loin. — Je m’en souviens aussi. C’était un désert ocre, se reflétant dans la visière en or d’un homme en armure. » Il acquiesça de la tête, et sa colère parut retomber. S’accrochant aux montants de l’escabeau, il entreprit de descendre, l’éponge toujours à la main. « Exactement, exactement celui-là. Voulez-vous que je vous le montre ? Il est impeccable, maintenant. — Nous ne sommes plus à la Citadelle, maître Roudessind ; nous nous trouvons au Manoir Absolu. » Le vieil homme ne tint aucun compte de ma remarque. « Oui, vraiment impeccable… Il est par là-bas, un peu plus loin. Ah ! ces anciens artistes, ils étaient imbattables pour ce qui est du dessin ; malheureusement leurs couleurs n’ont pas tenu. Et laissez-moi vous dire qu’en art, je m’y connais. J’ai vu des écuyers et même des exultants venir regarder ces œuvres et faire leurs commentaires sur ceci ou cela : mais ils n’y connaissent rien. Quel est celui qui a examiné tous ces tableaux dans le moindre détail ? » Il se frappa la poitrine de la main qui tenait encore l’éponge, puis il se pencha vers moi et se mit à parler bas, alors que l’immense corridor était parfaitement désert. « Eh bien, je vais vous confier un secret. Aucun d’entre eux n’est au courant. L’un d’eux me représente. » Par courtoisie, je lui répondis que j’aimerais le voir. « Je suis en train de le rechercher, et quand je l’aurai trouvé, je vous ferai signe. Ils l’ignorent, mais c’est pour cette raison que je passe mon temps à nettoyer les tableaux. Vous comprenez, j’aurais pu prendre ma retraite. Mais je suis toujours fidèle au poste, et j’ai travaillé plus longtemps que n’importe qui, maître Oultan excepté. Sauf que lui ne peut même pas voir son verre de montre ! » Le vieillard s’esclaffa, d’un long rire chevrotant. « Je me demande si vous ne pourriez pas me venir en aide. Il y a ici des acteurs que l’on a fait venir pour le thiase. Savez-vous où ils ont été logés ? — J’en ai vaguement entendu parler, répondit-il d’un ton indécis. Dans la Salle verte, c’est ce que j’ai cru comprendre. — Pourriez-vous m’y conduire ? » Il secoua négativement la tête. « Aucun tableau n’y est accroché ; alors, je ne m’y suis jamais rendu. Par contre, il existe une peinture qui la représente. Venez, suivez-moi. Nous allons la retrouver, je vais vous la montrer. » Il me tira par le bord de ma cape, et je lui emboîtai le pas. « Peut-être vaudrait-il mieux me conduire auprès de quelqu’un qui pourrait me guider jusque-là, ne croyez-vous pas ? — C’est chose faisable. Le vieil Oultan possède une carte, quelque part dans sa bibliothèque ; le garçon qui est à son service pourra aller vous la chercher. — Mais nous ne sommes pas dans la Citadelle, lui rappelai-je à nouveau. D’ailleurs, comment êtes-vous arrivé jusqu’ici ? Sont-ils venus vous chercher pour nettoyer ces tableaux ? — C’est cela, c’est bien cela. » Il s’appuya sur mon bras. « Il existe une explication logique à tout ce qui se produit, tâchez de ne pas l’oublier. C’est ainsi que les choses ont dû se passer. Le père Inire voulait que je les nettoie, et me voici. » Il s’arrêta un instant, l’air de réfléchir. « Attendez un peu, je me trompe. J’avais un certain talent étant enfant – voilà ce qu’il faut que je raconte, en fait. Vous comprenez, mes parents m’avaient toujours encouragé, et je dessinais des heures durant. Je me rappelle être resté une fois tout un après-midi, par un beau soleil, en train de barbouiller à la craie derrière notre maison. » Un couloir plus étroit s’ouvrait sur notre gauche, et il m’y entraîna ; il avait beau être assez mal éclairé – et même presque obscur par rapport au premier – ainsi que tellement réduit qu’il était impossible de s’écarter à distance raisonnable, il n’en était pas moins décoré par des tableaux beaucoup plus grands que ceux du corridor principal, des toiles allant du sol au plafond et bien plus larges que mes deux bras étendus. Je les voyais fort mal, mais néanmoins, elles me parurent n’être que de vulgaires croûtes. Je demandai à Roudessind qui lui avait conseillé de me parler de son enfance. « Eh bien, le père Inire, bien sûr, dit-il en redressant la tête pour me regarder. Qui voudriez-vous que ce soit ? » Il baissa la voix. « C’est la sénilité, d’après ce qu’ils disent. Il a été le vizir de je ne sais combien d’autarques depuis Ymar. Maintenant restez tranquille et laissez-moi parler. Je me charge de vous trouver le vieil Oultan. « Un peintre – un vrai – est venu chez nous. Ma mère était tellement fière de moi, qu’elle lui a montré un certain nombre de choses que j’avais faites. C’était Féchine, Féchine en personne ! Le portrait qu’il a fait de moi alors est accroché quelque part par ici, et il vous regarde – mes yeux bruns vous regardent. Je suis installé devant une table où sont posés quelques pinceaux et une mandarine. C’était le cadeau que l’on m’avait promis si je restais bien sage. — Je ne crois pas avoir le temps d’aller le voir maintenant. — C’est ainsi que moi aussi je suis devenu un artiste. Mais rapidement, j’en suis venu au travail de nettoyage et de restauration des œuvres des grands peintres. J’ai nettoyé deux fois mon propre portrait ! Cela me fait une impression bizarre de laver ce petit visage qui fut moi. Je ne peux m’empêcher de me dire que ce serait bien, si quelqu’un pouvait me laver ainsi la figure maintenant, et m’enlever avec une éponge la crasse de l’âge accumulée au cours des années. Mais ce n’est pas ce portrait que je vous amène voir ; c’est bien la Salle verte que vous cherchez, non ? — Oui, dis-je précipitamment. — Eh bien nous en avons une représentation juste ici. Regardez donc ; lorsque vous l’aurez vue, vous aurez compris où elle se trouve. » Il me désigna l’une des immenses croûtes. Ce n’était pas du tout une salle qu’elle montrait, mais plutôt un jardin d’agrément, une plaisance fermée par des haies élevées, et où se trouvait un étang à nymphéas, bordé de saules pleureurs dans lesquels jouait le vent. Un homme portant la tenue excentrique d’un llanero y grattait sa guitare pour son seul plaisir, à ce qu’il semblait. Derrière lui, des nuages menaçants couraient dans un ciel d’orage. « Après cela, vous pourrez aller à la bibliothèque, consulter la carte d’Oultan », reprit le vieil homme. La peinture était dans ce style irritant fait de touches de couleur dans lequel se dissout le dessin, et qu’il faut appréhender dans son ensemble. Je fis donc un pas en arrière pour obtenir une meilleure perspective, puis un deuxième… Au troisième pas, je me rendis compte que j’aurais dû entrer en contact avec le mur derrière moi, et que je ne l’avais pas encore touché. Au lieu de cela, je me tenais à l’intérieur du tableau accroché au mur opposé : une pièce sombre avec d’antiques chaises recouvertes en cuir et des tables d’ébène. Je me retournai pour l’examiner, et lorsque je revins à ma position initiale, le corridor dans lequel je me tenais l’instant d’avant avec Roudessind avait disparu, remplacé par un mur tapissé d’un papier fané depuis longtemps. Un réflexe m’avait fait tirer Terminus Est hors de son fourreau, mais il n’y avait personne pour me menacer. Au moment même où j’étais sur le point d’essayer l’unique porte de la pièce, celle-ci s’ouvrit et un personnage en robe jaune entra. Ses cheveux blancs et courts étaient soigneusement peignés en arrière au-dessus d’un front rond, et son visage aurait tout aussi bien pu être celui d’une femme de quarante ans un peu rondelette ; une petite fiole en forme de phallus pendait à son cou, retenue par une chaîne fine. « Ah ! dit-il. Je me demandais qui avait bien pu venir. Bienvenue, Mâlemort. » Tâchant de composer le mieux possible mon attitude, je répondis : « Je suis le compagnon Sévérian, de la guilde des bourreaux, comme vous pouvez le voir. Mon intrusion a été tout à fait involontaire, et à dire la vérité, je vous serais très reconnaissant si vous pouviez m’expliquer comment la chose s’est produite. Lorsque j’étais encore dans le corridor, cette pièce ne paraissait être qu’une peinture. Or en voulant prendre un peu de recul pour mieux regarder le tableau exposé sur le mur en face, je me suis retrouvé ici. Quel est l’art prodigieux qui permet cela ? — Ce n’est pas de l’art, répondit l’homme en robe jaune. Les portes dérobées ne sont pas une invention particulièrement originale, et l’architecte de cette pièce n’a fait que mettre en place un moyen de cacher cette issue. Comme vous pouvez le constater, la pièce est peu profonde ; elle l’est même encore moins que vous ne le croyez actuellement, à moins que vous n’ayez déjà remarqué que le plafond et le plancher convergent légèrement, et que donc le mur du fond est nettement moins haut que celui par lequel vous êtes entré. — Je vois », dis-je. Et de fait, il me semblait comprendre. Tandis qu’il parlait, la pièce contrefaite que mon esprit, par habitude des pièces ordinaires, avait à mon insu rétablie dans des proportions normales, se mit à devenir elle-même ; je vis le plafond en pente et trapézoïdal, et le plancher également trapézoïdal. Les chaises qui faisaient face au mur par lequel j’étais entré étaient tellement étroites que c’est à peine si l’on aurait pu s’asseoir dessus, et les tables faisaient la largeur d’une planche. « L’œil est trompé, dans un tableau, par des lignes convergentes qui sont du même ordre, reprit l’homme à la robe jaune. Si bien que lorsque vous les rencontrez dans la réalité, avec en fait une absence de profondeur et un éclairage monochromatique constituant un artifice supplémentaire, l’œil croit ne percevoir qu’un tableau comme les autres, surtout s’il vient d’en voir se succéder plusieurs d’authentiques. Votre intrusion (comme vous dites) avec cette grande épée a provoqué la montée d’un mur derrière vous – un mur véritable – pour vous retenir jusqu’à ce qu’on vous contrôle. Ai-je besoin de le dire, l’autre côté de ce mur s’orne de la peinture que vous aviez cru y voir. » Ma stupéfaction ne fit que s’accroître. « Mais comment la pièce pouvait-elle savoir que je portais une épée ? — Voilà qui est nettement plus difficile à expliquer… C’est quelque chose de bien plus complexe que la pièce elle-même ; tout ce que je peux dire est que l’issue dérobée est prise dans un cadre de métal, lequel réagit quand d’autres métaux frères passent au milieu. — En êtes-vous le constructeur ? — Certes non. » Il s’arrêta un instant. « Tous ces systèmes, ainsi que des centaines d’autres, constituent ce qu’il est convenu d’appeler le Second Manoir. Ils sont l’œuvre du père Inire, auquel le premier Autarque avait demandé de concevoir un palais secret à l’intérieur même du Manoir Absolu. Vous ou moi, mon fils, nous nous serions contentés d’imaginer un ensemble de pièces secrètes dans un coin de ce vaste édifice. Mais lui a réussi ce tour de force de bâtir un manoir secret qui est coextensif à la construction officielle. — Non, vous n’êtes pas le père Inire ! répondis-je. Je sais maintenant où nous nous sommes vus. Ne me reconnaissez-vous pas ? » Je retirai mon masque pour lui permettre de voir mon visage. Il sourit et dit : « Vous n’êtes venu qu’une fois. La courtisane ne vous a donc pas plu… — Elle me plaisait moins que la femme dont elle était la contrefaçon – ou plutôt, j’aimais davantage celle qu’elle imitait. J’ai perdu un ami au cours de la nuit, nuit qui me vaut cependant de renouer avec de vieilles connaissances. Puis-je vous demander par quels moyens vous vous êtes rendu ici depuis la Maison turquoise ? Vous a-t-on fait venir pour le thiase ? J’ai croisé une de vos pensionnaires au début de la soirée. » Il acquiesça d’un air absent. Un miroir placé au-dessus d’un trumeau selon un angle bizarre, sur l’un des côtés de cette étonnante pièce sans profondeur, me renvoya son profil, délicat comme celui d’un camée, et j’en conclus qu’il devait être androgyne. Je fus pris d’un sentiment de pitié doublé d’un autre de fatalité, à l’imaginer en train d’ouvrir sa porte, nuit après nuit, aux hommes venant faire un tour dans le Quartier algédonique. « Oui, finit-il par dire ; je dois rester ici durant le temps des fêtes, et repartir ensuite. » J’avais encore en tête le tableau que Roudessind m’avait montré dans le corridor, à l’extérieur, et lui demandai s’il pouvait m’indiquer où se trouvait le jardin. J’eus aussitôt l’impression de l’avoir pris par surprise, comme si cela ne lui était pas arrivé depuis des années. Son regard exprima de la souffrance, et sa main gauche esquissa un geste en direction de la fiole phallique qui pendait à son cou. « Vous en avez donc entendu parler… dit-il simplement. Même en supposant que j’en connaisse le chemin, pour quelles raisons devrais-je vous le révéler ? Nombreux seront ceux qui tenteront de s’enfuir par ce chemin, si le galion pélagique aperçoit la terre. » 21. Hydromancie Il me fallut le temps de plusieurs respirations avant de comprendre ce qu’avait voulu dire l’androgyne. Puis l’odeur à la douceur écœurante de la chair rôtie de Thècle m’emplit les narines, et j’eus l’impression d’entendre le bruissement des feuillages. Sous le coup de l’émotion, j’oubliai ce que les précautions pouvaient avoir de dérisoire dans cette salle où tout était tromperie, et je jetai un regard inquiet autour de moi pour m’assurer que personne ne pouvait nous entendre ; mais avant même de l’avoir clairement décidé (consciemment, je m’étais proposé de le questionner au préalable, avant de lui révéler mes rapports avec Vodalus), ma main avait déjà retiré le morceau d’acier en forme de lame du compartiment le plus profond de ma sabretache. L’hermaphrodite sourit. « Quelque chose me disait que vous étiez peut-être bien la bonne personne. Cela fait des jours que je vous attends. J’avais posté le vieillard dans le corridor ainsi que beaucoup d’autres un peu partout, avec pour instructions de m’envoyer tout étranger au comportement inhabituel. — J’ai été emprisonné dans l’Antichambre, dis-je, et c’est ainsi que j’ai perdu du temps. — Malgré tout, vous vous êtes échappé, à ce que je vois. Il était peu probable que l’on vous relâchât, avant que l’un de mes hommes ne vînt la fouiller. Cette évasion est une bonne chose, car il ne reste guère de temps : seulement les trois jours du thiase, après quoi je devrai partir. Venez, je vais vous indiquer le moyen de gagner le jardin, mais il n’est pas dit qu’on vous laissera entrer. » Il ouvrit la porte par laquelle il était entré, ce qui me permit de constater qu’elle n’était pas tout à fait rectangulaire. La pièce qui se trouvait de l’autre côté était à peine plus grande que celle en trompe-l’œil ; toutefois, les angles qu’elle faisait me parurent normaux, et son mobilier était somptueux. « En tout cas, vous êtes parvenu jusqu’à la bonne partie du Manoir Secret, reprit l’androgyne. Sinon, nous aurions dû marcher pendant un bon bout de temps. Je vous prie de m’excuser, le temps de lire ce message. » Il s’avança vers ce que j’avais tout d’abord pris pour une table à dessus de verre, et déposa le morceau d’acier en dessous, sur une sorte d’étagère. Une lumière s’alluma aussitôt, faisant briller la vitre, sans qu’elle ait de source au-dessus de la table. Le morceau d’acier parut grandir jusqu’à atteindre la dimension d’une épée, et je vis que les stries qui le recouvraient, au lieu d’être de simples irrégularités avec lesquelles tirer des étincelles d’un silex, étaient en réalité des lignes d’écriture. « Reculez, m’ordonna l’androgyne. Si vous ne l’avez pas déjà lu, ce n’est pas maintenant que vous devez le faire. » Je lui obéis, mais continuai à l’observer tandis qu’il se penchait sur le petit objet que j’avais porté depuis la clairière de Vodalus. « Il n’y a donc pas d’autre solution, finit-il par dire. Il faudra nous battre sur deux flancs. Mais cela ne vous regarde pas. Voyez-vous ce cabinet, avec une éclipse sculptée sur le battant de la porte ? Ouvrez-le, et retirez-en le livre qui s’y trouve. Vous pourrez le poser sur ce lutrin, ici. » Bien que redoutant quelque piège, j’ouvris la porte du gros meuble, comme il me le demandait. Il ne contenait qu’un seul livre, mais de taille monstrueuse : il faisait presque ma hauteur, et avait bien deux coudées de large ; sa reliure tachetée de cuir bleu-vert me faisait face, comme si, après avoir enlevé le couvercle d’un cercueil placé verticalement, je m’étais trouvé devant un cadavre. Je remis mon épée au fourreau, saisis à deux mains le volume gigantesque et le plaçai sur le lutrin. L’androgyne voulut savoir si je l’avais déjà vu, et je lui répondis que non. « On aurait dit que vous en aviez peur, et que… enfin, c’est l’impression que j’ai eue… vous cherchiez à vous en détourner en le transportant. » Tout en parlant, il rabattit la couverture, et je pus voir la première page ; elle comportait un texte écrit en rouge, dans des caractères qui m’étaient inconnus. « Ceci est un avertissement destiné à ceux qui cherchent la voie, me dit-il. Dois-je vous le lire ? » Sans réfléchir, je lâchai : « Dans le cuir, j’ai cru discerner un mort… et ce mort, c’était moi. » Il referma le couvercle, qu’il se mit à caresser de la main. « Ces teintures irisées queue-de-paon sont l’œuvre d’artisans disparus depuis longtemps… quant aux lignes et aux zigzags en dessous, ce ne sont que les cicatrices des souffrances endurées par les animaux, marques de fouet et morsures de tiques. Mais si vous avez peur, rien ne vous oblige à y aller. — Ouvrez-le, répondis-je. Montrez-moi la carte. — Il n’y a pas de carte. Vous avez affaire à la chose elle-même », dit-il en rabattant à la fois la couverture et la première page. Je fus presque aussi aveuglé que lorsqu’on voit la foudre frapper de nuit. Les pages intérieures, comme faites de pur argent martelé et poli, s’emparaient du moindre point lumineux de la pièce et le renvoyaient, cent fois plus puissant. « Ce sont des miroirs », dis-je ; mais tout en prononçant ces mots, je me rendis compte que ce n’en était pas, et qu’il s’agissait de choses pour lesquelles il n’existe pas de mot plus approprié, et qui, il y avait moins d’une veille, avaient renvoyé Jonas dans les étoiles. « Mais d’où tirent-ils leur énergie, lorsqu’ils ne sont pas face à face ? — Pensez à tout le temps où ils l’ont été, tandis que le livre était fermé. Le champ ainsi créé supportera un certain temps la tension que nous lui faisons subir. Allez, si vous l’osez. » Je n’osai pas. Pendant qu’il parlait, quelque chose prit forme dans l’air luminescent, au-dessus des pages ouvertes. Il ne s’agissait ni d’une femme ni d’un papillon, mais d’un être qui participait des deux, et de même que nous savons, quand nous voyons au second plan d’un tableau une montagne apparemment petite, qu’elle est en fait vaste comme une île, de même je sus que la chose que je contemplais se trouvait infiniment loin, que ses ailes, en battant, s’appuyaient sur les protons qui parcourent l’espace, et que Teur tout entière n’était qu’un moucheron ballotté par le moindre de leurs battements. C’est alors que la créature me vit, comme je venais de la voir, un peu à la façon dont l’androgyne, un moment auparavant, avait distingué un texte écrit dans les stries du morceau de métal, placé sous la vitre. Elle arrêta alors son mouvement, se tourna vers moi et ouvrit ses ailes afin que je pusse mieux les voir ; elles étaient constellées d’yeux. L’hermaphrodite referma bruyamment le livre, et ce fut comme si une porte se refermait. « Qu’avez-vous vu ? » me demanda-t-il. Je n’arrivais à penser qu’à une seule chose : que je n’étais plus obligé de regarder les pages brillantes. « Merci, Sieur, répondis-je. Qui que vous soyez, je suis dorénavant votre serviteur. » Il acquiesça. « Peut-être un jour vous rappellerai-je ces propos. Toutefois, je ne vous poserai pas à nouveau la question de savoir ce que vous avez vu. Tenez, essuyez-vous le front. Vous avez été marqué par la vision. » Il me tendit un linge propre tout en parlant, et je me le passai sur le front, comme il me l’avait dit, car je sentais la sueur couler sur mon visage. Regardant machinalement le linge, je vis qu’il était rouge de sang. Comme s’il venait de lire mes pensées, il ajouta : « Vous n’êtes pas blessé. En terme médical, ce qui vous arrive est un hématidrose, je crois. La tension créée par une émotion forte fait éclater les veines minuscules des parties de la peau qui sont touchées… et même de toute la peau, parfois… au moment où celle-ci transpire abondamment. Je crains bien que vous ne vous retrouviez avec une méchante meurtrissure pendant quelque temps. — Pourquoi avez-vous fait cela ? Je croyais que vous deviez me montrer une carte. Tout ce que je veux, c’est trouver la Salle verte, comme l’a appelée le vieux Roudessind là-bas dehors, l’endroit où les comédiens ont été logés. Le message de Vodalus vous demandait-il de supprimer le messager ? » Je pris maladroitement la poignée de mon épée tout en parlant, mais je me sentis trop faible pour la retirer de son fourreau. L’androgyne se mit à rire, d’un rire tout d’abord agréable, à mi-chemin entre celui d’un enfant et celui d’une femme, mais il se termina par un ricanement hoqueté comme en ont parfois les gens en état d’ivresse. Au fond de mon crâne, les souvenirs de Thècle s’agitèrent, et faillirent s’éveiller. « C’est donc tout ce que vous vouliez ? demanda-t-il lorsqu’il eut retrouvé son calme. Vous m’avez demandé du feu pour votre chandelle, et j’ai essayé de vous donner le soleil ; or maintenant vous vous êtes brûlé… Tout cela est de ma faute. Peut-être n’ai-je fait qu’essayer de repousser le moment pour moi… Cependant, je ne vous aurais pas laissé voyager aussi loin, si je n’avais pas lu dans le message que vous transportiez la Griffe. Maintenant je suis on ne peut plus désolé, sans pouvoir malgré tout m’empêcher de rire. Où voulez-vous aller, Sévérian, une fois que vous aurez trouvé la Salle verte ? — Là où vous voudrez bien m’envoyer. Comme vous me l’avez justement rappelé, j’ai juré de servir Vodalus. » (En réalité, j’avais peur du rebelle, et craignais que l’androgyne ne l’informât de toute manifestation de désobéissance.) « Mais si je n’ai pas d’ordres vous concernant ? Vous êtes-vous déjà débarrassé de la Griffe ? — Je n’ai pas pu. » Il se fit un silence que l’être sans sexe ne rompit pas. « J’irai à Thrax, finis-je par dire. J’ai une lettre pour l’archonte de cette ville ; il paraîtrait qu’il a du travail pour moi. Je voudrais fort m’y rendre, pour l’honneur de ma guilde. — Voilà qui est bien. Jusqu’où va, en vérité, votre amour pour Vodalus ? » Une fois de plus, je sentis le manche de la hache dans le creux de ma main. Pour vous autres, me dit-on, les souvenirs s’éclaircissent et meurent – mais c’est à peine si les miens pâlissent un peu. Les traînées de brume qui, cette nuit-là, envahissaient la nécropole, vinrent encore une fois caresser mon visage, et je ressentis à nouveau tout ce que j’avais éprouvé lorsque Vodalus m’avait glissé la pièce d’or, et que je l’avais regardé partir pour un lieu où je ne pouvais pas le suivre. « J’ai eu l’occasion de lui sauver la vie, une fois », dis-je. L’androgyne hocha la tête. « Voici donc ce que vous allez faire : vous rendre à Thrax, comme vous en aviez l’intention, en disant à tout le monde… ainsi qu’à vous-même… que vous allez occuper le poste qui vous y attend. La Griffe est dangereuse ; vous en rendez-vous compte ? — Oui. Vodalus m’a dit que si jamais on apprenait que nous la possédions, nous risquerions de perdre le soutien du peuple. » L’androgyne resta à nouveau silencieux pendant un moment. Puis il dit : « Les pèlerines sont parties vers le nord ; si l’occasion se présente, ne manquez pas de leur rendre la Griffe. — C’est ce que j’ai toujours voulu faire. — Parfait. Il y a également autre chose que vous aurez à mener à bien. Pour l’instant, l’Autarque est ici. Mais il sera dans le Nord, lui aussi, avec l’armée, bien avant que vous n’y soyez vous-même. S’il passe près de Thrax, vous devrez aller à sa rencontre ; et le moment voulu, vous découvrirez comment il faudra lui ôter la vie. » Son intonation le trahissait tout autant que les pensées de Thècle. Je voulus m’agenouiller, mais il frappa dans ses mains, et un petit homme tout voûté se glissa en silence dans la pièce. Il portait un habit à capuche, à la manière des cénobites. L’Autarque lui adressa la parole, mais j’étais trop désorienté pour comprendre. Il y a bien peu de choses au monde qui soient plus belles que le spectacle du soleil, vu à l’aube à travers les mille jets scintillants de la fontaine vatique. Je n’ai rien d’un esthète, mais toutefois, la première fois que j’ai pu admirer sa danse (dont j’avais tellement entendu parler), elle me fit un effet roboratif. Je l’évoque par pur plaisir, telle que je la vis lorsque le domestique encapuchonné m’ouvrit une porte sur l’extérieur – après avoir parcouru plusieurs lieues dans le labyrinthe de couloirs du Manoir Secret – ; devant le disque énorme du soleil, des ruisseaux d’argent traçaient d’obscurs idéogrammes. « Toujours tout droit, murmura l’homme au capuchon. Suivez le chemin qui passe par le portail aux Arbres ; vous serez en sécurité parmi les comédiens. » Derrière moi, la porte se referma et se confondit avec la pente verdoyante d’une élévation. J’avançai en trébuchant vers la fontaine, dont les embruns, portés par le vent, rafraîchirent mon visage. Le sol autour de moi était dallé de serpentine ; je restai un instant immobile, cherchant à deviner mon destin dans les formes changeantes, et finis par fouiller ma sabretache à la recherche d’une obole à donner. Mais les prétoriens m’avaient pris tout mon argent, et c’est en vain que je retournai mes maigres biens (qui se résumaient à un chiffon de flanelle, un morceau de pierre à aiguiser et une petite bouteille d’huile pour Terminus Est, et à un peigne et au livre brun pour moi), lorsque j’aperçus, du coin de l’œil, une petite pièce qui s’était glissée entre deux pierres vertes, à mes pieds. Je réussis à la dégager sans trop peiner. C’était un asimi, mais tellement usé que c’est à peine s’il restait quelque trace de la frappe. Tout en murmurant mon souhait, je le lançai exactement au milieu de la fontaine ; un jet s’en empara et le lança vers le ciel, dans lequel il brilla un instant avant de retomber. Je commençai alors à déchiffrer les symboles que l’eau dessinait pour moi devant le soleil. Une épée ; voilà qui était suffisamment clair. Je resterais bourreau. Puis une rose, avec une rivière coulant en dessous. J’allais donc remonter le cours du Gyoll, comme prévu, puisque c’était la route menant à Thrax. Et maintenant des vagues coléreuses, se transformant bientôt en une houle longue et maussade. La mer, peut-être ; mais comment aurais-je pu atteindre la mer, pensai-je, en allant vers la source d’un fleuve ? Un bâton, une chaise, une grande quantité de tours, et je me mis à penser que les pouvoirs prophétiques de la fontaine, devant lesquels j’étais toujours resté sceptique, n’étaient qu’une imposture. Je me détournai ; mais ce faisant j’aperçue une étoile à branches multiples, devenant de plus en plus grande. Depuis mon retour au Manoir Absolu, j’ai visité deux fois la fontaine vatique. La première fois, j’ai emprunté la porte même d’où je l’avais vue ce jour-là. Mais je n’ai jamais osé lui poser à nouveau des questions. Mes domestiques qui, tous tant qu’ils sont, reconnaissent avoir jeté un orichalque dans ses eaux, lorsque aucun invité ne se trouvait au jardin, m’ont avoué avec un bel ensemble n’avoir pas reçu de réelle prédiction pour leur argent. Je n’ai cependant aucune certitude, et me rappelle le montreur de temps qui faisait fuir les gens en prédisant leur avenir. N’est-il pas possible que mes domestiques, après tout, aient rejeté la vision d’une vie passée à porter des seaux, à pousser des balais et à se précipiter au son d’une cloche ? J’ai également posé la question à mes ministres, qui, n’en doutons pas, y ont jeté des chrisos par poignées ; mais ils m’ont fait des réponses embarrassées et ambiguës. En fait, j’avais toutes les difficultés du monde à garder le dos tourné à la fontaine et à ses ravissants messages cryptiques, et à marcher en direction du vieux soleil. Sa tête énorme de géant, rouge sombre, se dégageait peu à peu de l’horizon qui tombait, et la silhouette des peupliers se détachait sur son disque flamboyant, me faisant penser à l’arrivée de la Nuit au sommet du Khan, sur la berge occidentale du Gyoll, tandis que s’enfonçait le soleil à la fin d’une sortie pour aller se baigner. Ne me rendant pas compte que je me trouvais maintenant bien dans les profondeurs du Manoir Absolu, et donc fort loin des patrouilles qui circulaient sur son périmètre, je redoutais encore d’être arrêté à tout instant, et de me trouver jeté à nouveau dans l’Antichambre – dont l’issue secrète, j’en avais la certitude, avait été découverte et condamnée à l’heure qu’il était. Ces craintes étaient vaines. Si loin que portait mon regard, je ne vis personne se déplacer entre les haies sans fin ou sur le gazon soyeux, parmi les fleurs et les ruisseaux – si ce n’est moi-même. Surplombant le sentier, se dressaient des lys bien plus grands que moi, dont le calice en forme de cœur était encore tout saupoudré de gouttes de rosée qu’aucun souffle n’avait fait rouler. Et derrière moi, seule la trace de mes pas se dessinait sur l’herbe rase. Prisonniers de cages en or suspendues à des branches ou parfois en liberté, des rossignols continuaient à s’interpeller. J’aperçus une fois, assez loin devant moi, et non sans un frisson d’horreur, l’une des statues ambulantes. Comme un homme colossal – mais n’ayant en réalité rien d’humain, car elle avait trop de grâce et de lenteur pour cela – elle traversa une pelouse cachée, comme guidée par les notes d’une musique processionnaire. Je dois avouer que je me tins en retrait jusqu’à ce qu’elle fût passée, me demandant si elle pouvait détecter ma présence dans l’ombre, d’une manière ou d’une autre, et s’il lui importait que je me tienne ainsi. Je commençais à désespérer de jamais trouver le portail aux Arbres, lorsque je le vis, sans erreur possible. De même que des jardiniers ordinaires font croître leurs poiriers en espalier contre un mur, de même, les jardiniers hors pair du Manoir Absolu, qui pouvaient envisager une œuvre dont l’achèvement demanderait plusieurs générations, avaient modelé les membres gigantesques des chênes jusqu’à ce que le moindre rameau se conforme à leur vision totalement architecturale ; et moi, qui marchais sur le toit du plus grand palais construit sur Teur, sans qu’il y eût la plus petite pierre en vue, je vis peu à peu apparaître dans la brume matinale cette entrée monumentale et verdoyante, dont l’appareil était de bois vivant. Alors, je me mis à courir. 22. Masques et bergamasques Je franchis en courant l’arche imposante du portail aux Arbres d’où dégouttait la rosée, pour me retrouver sur une vaste étendue herbeuse, semée de tentes éparses. Quelque part, un mégathérium barrit et secoua sa chaîne. Comme aucun autre son ne me parvenait, je m’immobilisai et tendis l’oreille, et le pachyderme, que ne dérangeait plus le bruit de mes pas, retomba dans le sommeil quasi létal propre à son espèce. Je n’entendis plus que le délicat ruissellement de la rosée tombant des feuilles et les pépiements irréguliers et lointains des oiseaux. Mais il y avait autre chose : un zip, zip, vif et irrégulier qui s’amplifiait peu à peu tandis que j’écoutais. Je repris ma marche parmi les tentes silencieuses, essayant de suivre le bruit. Mais je dus me tromper dans mes estimations, car le Dr Talos me vit avant que je ne l’aperçoive. « Cher ami et associé ! Ils sont tous en train de dormir – votre Dorcas comme les autres. Tous, sauf vous et moi. Par ici ! » Il brandit sa canne tout en parlant, et je compris que le zip, zip, avait été produit par sa manie de décapiter les fleurs. « Vous nous avez rejoints juste au bon moment, juste au bon moment ! Nous jouons ce soir, et j’étais sur le point de faire appel aux services de quelqu’un d’autre pour tenir votre rôle. Je suis vraiment ravi de vous voir, d’autant que je vous dois un peu d’argent – vous en souvenez-vous ? Une petite somme, certes, et, soit dit entre vous et moi, je crains bien que ce ne soit fausse monnaie… Mais je ne vous la dois pas moins, et je règle toujours mes dettes. — J’ai bien peur de l’avoir oubliée, répondis-je. La somme ne doit pas être bien importante, en effet. Je suis tout disposé à n’en plus parler si Dorcas va bien, et à la condition que vous m’offriez quelque chose à manger, ainsi qu’un endroit où dormir pendant deux veilles. » Le nez pointu du docteur plongea un instant, exprimant tous les regrets du monde. « Pour ce qui est de dormir, vous pourrez le faire tout votre soûl, jusqu’à ce que les autres vous réveillent. Mais il ne reste pas la moindre nourriture, je le crains. Comme vous le savez, Baldanders a autant d’appétit qu’un incendie de forêt. Mais le majordome du thiase a promis de faire porter quelque chose aujourd’hui pour tout le monde. » Du bout de sa canne, il fit un geste vague en direction de la ville de tentes disséminées. « Mais tout me laisse penser que ce ne sera pas avant le milieu de la matinée, dans le meilleur des cas. — Cela vaut sans doute mieux. Je me sens trop fatigué pour manger tout de suite. Pouvez-vous me montrer où je peux dormir ? — Qu’avez-vous au front ? Ne vous inquiétez pas, nous le cacherons avec du fond de teint. Par ici. » Et déjà il partait d’un pas vif devant moi. Je le suivis à travers un dédale de piquets de tentes et de câbles de tension, jusqu’à un dôme héliotropique. Le charreton de Baldanders se trouvait près de l’entrée ; j’eus alors la certitude d’avoir enfin retrouvé Dorcas. Lorsque je m’éveillai, ce fut comme si nous n’avions jamais été séparés. Dorcas était tout aussi délicieusement ravissante qu’auparavant ; et si la beauté rayonnante de Jolenta lui faisait de l’ombre, il m’arrivait de souhaiter, lorsque nous étions tous les trois ensembles, qu’elle s’éloigne pour me permettre de me reposer les yeux sur Dorcas. Une veille environ après notre réveil, je pris Baldanders à part, et lui demandai pourquoi il m’avait abandonné dans la forêt, de l’autre côté de la porte de Compassion. « Je n’étais pas avec vous, dit-il lentement. J’étais avec le Dr Talos. — Mais moi aussi ! Nous aurions pu le chercher tous les deux et nous aider mutuellement. » Pendant un long moment, il parut hésitant ; j’avais l’impression de sentir peser sur moi le poids de ses yeux tristes, et me dis, dans mon ignorance, que Baldanders serait quelqu’un de terrifiant s’il possédait de l’énergie, et la volonté de se mettre en colère. Il finit par me répondre : « Étiez-vous avec nous lorsque nous avons quitté la ville ? — Mais bien sûr ; Dorcas, Jolenta et moi étions tous ensemble, avec vous. » Une nouvelle hésitation. « C’est donc là que l’on vous a trouvé. — Oui, vous ne vous souvenez pas ? » Il secoua la tête lentement, et je remarquai alors que le chaume noir de ses cheveux épais comportait quelques fils gris. « Je me suis réveillé un matin. Vous étiez là. Je me disais… Vous m’avez rapidement quitté. — Oui, mais les circonstances n’étaient pas les mêmes ; nous étions convenus de nous rencontrer à nouveau. » (J’éprouvai un sentiment de culpabilité en me rappelant que je n’avais jamais eu l’intention d’honorer cette promesse.) « Nous nous sommes à nouveau rencontrés », dit Baldanders d’une voix morne. Et, sentant que cette réponse ne me satisfaisait pas, il ajouta : « Il n’y a rien de réel pour moi ici, si ce n’est le Dr Talos. — Votre loyauté est tout à fait respectable, mais vous auriez pu vous souvenir qu’il voulait que je reste avec lui, tout comme vous. » Je dus cependant constater qu’il m’était impossible de me fâcher avec ce géant triste et doux. « Nous allons gagner de l’argent, ici dans le Sud, et puis nous la reconstruirons à nouveau, comme nous l’avons déjà construite, quand ils auront oublié. — Nous sommes dans le Nord. Mais c’est exact, votre maison a été détruite, n’est-ce pas ? — Brûlée », me reprit Baldanders. Je pouvais presque voir le reflet des flammes dans son regard. « Je suis désolé, si vous en avez pâti. Cela fait tellement de temps que je ne pense qu’à deux choses, le château et mon travail. » Je le laissai assis là où il se trouvait, et allai jeter un coup d’œil sur les accessoires de notre théâtre – non pas qu’ils aient eu besoin d’être surveillés ou que j’eusse pu découvrir rien d’autre que les manques les plus évidents. Un groupe d’hommes – baladins ou comédiens – entouraient Jolenta, et le Dr Talos était en train de les chasser ; puis il ordonna à la jeune femme d’entrer sous une tente. Un instant plus tard, j’entendis le bruit mat d’une canne frappant de la chair. Le docteur grimaçait un sourire mais était toujours en colère lorsqu’il sortit. « Ce n’est pas sa faute, dis-je. Vous savez bien l’effet qu’elle produit. — Elle est trop voyante, beaucoup trop voyante. Savez-vous ce que j’apprécie en vous, sieur Sévérian ? Que vous préfériez Dorcas. Au fait, où est-elle ? L’avez-vous vue depuis votre retour parmi nous ? — Je vous avertis, docteur. Ne la frappez pas. — L’idée ne m’en serait même pas venue ; je crains seulement qu’elle ne se soit égarée. » À son expression de surprise, je compris qu’il disait la vérité. « Nous n’avons fait que parler pendant un moment, lui répondis-je. Elle est allée chercher de l’eau. — Voilà qui est courageux de sa part », remarqua-t-il. Et comme j’avais l’air intrigué, il ajouta : « Elle en a peur. Vous vous en êtes certainement aperçu, non ? Elle est propre, mais même quand elle se lave, ce n’est jamais dans plus d’un pouce d’eau ; et lorsque nous franchissons un pont, elle s’accroche en tremblant au bras de Jolenta. » Dorcas arriva sur ces entrefaites, et si le Dr Talos fit un commentaire, je n’y prêtai pas attention. Lorsque nous nous étions retrouvés, ce matin même, ni l’un ni l’autre n’avions été capables de faire autre chose que de sourire et de nous serrer les mains, tant nous avions peine à croire à notre bonheur. Après avoir déposé les deux seaux qu’elle tenait, elle vint vers moi, paraissant me dévorer des yeux. « Tu m’as tellement manqué, dit-elle. Je me sentais si seule sans toi. » À l’idée de quelqu’un à qui je puisse manquer, je me mis à rire et soulevai le bord de mon manteau de fuligine. « C’est ça, qui t’a manqué ? — La mort ? Si la mort m’a manqué ? Non, c’est toi. » Elle prit le bord du manteau de mes mains et s’en servit pour me remorquer jusqu’à un alignement de peupliers servant à délimiter l’un des côtés de la Salle verte. « J’ai découvert un banc par là, au milieu de parterres. Viens t’asseoir avec moi. Ils pourront bien se passer de nous pendant un moment, après tant de jours, et Jolenta finira bien par sortir et trouver l’eau – qui de toute façon lui était destinée. » Nous fûmes bientôt assez loin de l’animation qui régnait autour des tentes – jongleurs lançant leurs couteaux ou acrobates leurs enfants – pour nous sentir enveloppés par le silence de ces jardins. Ils représentent peut-être la plus grande superficie de terre jamais aménagée et paysagée pour le seul plaisir de l’œil, en dehors de ces étendues sauvages qui forment les jardins de l’Incréé, et dont nous ne pouvons voir les jardiniers. Une arche de verdure prise dans la haie servait d’entrée ; nous franchîmes l’ouverture étroite et nous nous retrouvâmes dans une sorte de verger aux rameaux tout blancs et parfumés, qui me rappelèrent un moment moins agréable, lorsque nous étions prisonniers des prétoriens, Jonas et moi, au milieu des pruniers en fleur. Toutefois, ces arbres-là avaient été plantés, me sembla-t-il, pour leurs qualités ornementales tandis que ceux-ci l’étaient pour leurs fruits. Dorcas avait cueilli une tige couverte d’une douzaine de boutons, et la ficha dans sa chevelure d’or pâle. Derrière ce verger se trouvait un autre jardin, tellement ancien que j’eus le sentiment qu’il était oublié de tout le monde, mis à part des responsables de son entretien. Des têtes avaient été sculptées dans les repose-bras d’un banc de pierre mais leur usure était telle que l’on en distinguait à peine les traits. Il ne restait que quelques parterres des fleurs les plus simples, ainsi que deux ou trois plates-bandes d’herbes aromatiques – romarin, angélique, menthe, basilic, saxifrage – poussant dans une terre plus sombre que du chocolat et riche d’avoir été travaillée pendant d’innombrables années. Un ruisseau minuscule parcourait également le jardin, et c’est sans doute là que Dorcas était venue puiser son eau. Il sourdait d’un point qui avait certainement été une fontaine, mais qui évoquait maintenant davantage une source ; elle montait dans une vasque de pierre peu profonde, et en débordait en babillant, avant de s’écouler en plusieurs méandres qui rejoignaient de petits canaux de pierre, qui irriguaient le verger. Nous nous assîmes sur le banc de pierre, et je déposai Terminus Est contre l’un des repose-bras. Dorcas prit mes mains dans les siennes. « J’ai peur, Sévérian, dit-elle. Je fais des rêves épouvantables. — Depuis que nous avons été séparés ? — Non, tout le temps. — Lorsque nous avons dormi ensemble, côte à côte dans le champ, tu m’as dit que tu sortais d’un rêve agréable ; tu as même ajouté qu’il était très précis et semblait réel. — Agréable ? J’ai dû l’oublier, depuis. » J’avais déjà remarqué comment elle prenait bien soin de détourner ses yeux de l’endroit où l’eau débordait de la fontaine à demi en ruine. « Je rêve chaque nuit que je marche dans une rue commerçante. Je me sens heureuse, ou du moins satisfaite. J’ai de l’argent à dépenser, et j’ai une longue liste de tout ce que je veux acheter. Je n’arrête pas de me la réciter, tout en essayant de déterminer dans quel point du quartier j’aurais la possibilité d’obtenir la meilleure qualité pour le prix le plus intéressant. « Mais peu à peu, tandis que j’avance de boutique en boutique, je prends conscience que tous ceux qui me croisent me haïssent et me méprisent ; je me rends compte que c’est parce qu’ils me prennent pour un esprit malfaisant qui se serait caché dans le corps de femme qu’ils ont sous les yeux. Je finis par entrer dans une échoppe minuscule, tenue par un couple de vieillards. Elle est assise à sa broderie, tandis que lui dispose ses marchandises pour moi sur le comptoir. J’entends derrière moi le bruit du fil qui court dans son ouvrage. » Je l’interrompis : « Qu’est-ce que tu es venue acheter ? — De tous petits vêtements. » Écartant les mains, elle figura une mesure d’un empan, « Peut-être des habits de poupée. Je me souviens en particulier de chemises en laine très fine. Je finis par en choisir une, et je tends mon argent au vieux monsieur. Mais ce n’est plus de l’argent – rien qu’une poignée d’ordure. » Des sanglots lui secouaient les épaules, et je la pris dans mes bras pour la calmer. « Alors, je veux crier à tout le monde qu’on se trompe, que je ne suis pas l’horrible spectre qu’ils s’imaginent. Cependant si je le fais, je sais que quoi que je puisse dire, on ne fera qu’y voir la preuve définitive de ce que je veux nier. Et les mots s’étranglent dans ma gorge. Le plus affreux est qu’à cet instant l’espèce de chuintement du fil s’arrête. » Elle avait saisi à nouveau ma main restée libre, et s’y accrochait comme pour mieux me faire comprendre le sens de ses paroles. « Je sais que personne ne peut me comprendre à moins d’avoir fait le même rêve, mais c’est abominable. Abominable. — Peut-être ces rêves vont-ils s’interrompre, maintenant que je suis de nouveau avec toi… — Et puis je m’endors, ou bien je plonge dans les ténèbres. Mais si je ne me réveille pas, il me vient un second rêve. Je me trouve dans un bateau poussé à la perche, sur un lac fantomatique… — Rien de bien mystérieux là-dedans, au moins, lui dis-je. Tu as fait une traversée de ce genre, dans un bateau semblable, avec Aghia et moi ; l’embarcation appartenait à un certain Hildegrin. Tu ne l’as sûrement pas oublié. » Dorcas secoua la tête. « Ce n’est pas de ce bateau qu’il s’agit, mais d’un autre bien plus petit. Celui qui pousse sur la perche est un vieil homme, et je suis étendue à ses pieds. Je suis réveillée, mais incapable de bouger ; l’un de mes bras plonge dans l’eau et laisse un sillage. Mais au moment où nous allons aborder, je tombe du bateau sans que le vieillard le remarque, et tout en m’enfonçant dans les eaux, je comprends qu’il n’a pas su un seul instant que j’étais là. La lumière disparaît rapidement, et j’ai très froid. Très loin au-dessus de moi, j’entends une voix que j’aime m’appeler par mon nom, mais je n’arrive pas à me souvenir à qui appartient cette voix. — C’est la mienne, qui te dit de te réveiller. — Peut-être. » La marque de fouet que Dorcas portait à la joue depuis la mêlée de la porte de Compassion était rouge comme un tison. Nous restâmes quelques instants silencieux. Les rossignols s’étaient tus, remplacés par des linottes qui sifflaient dans les arbres, et je vis même un perroquet, à la livrée vert et rouge comme quelque petit messager, filer brièvement dans une percée du feuillage. C’est finalement Dorcas qui reprit la parole. « Quelle chose effrayante que l’eau. Je n’aurais jamais dû t’amener ici, mais c’était le seul endroit que j’aie trouvé à proximité. Nous aurions dû aller nous asseoir dans l’herbe, à l’ombre de ces arbres. — Pourquoi la détestes-tu ? À moi, elle paraît belle. — C’est parce qu’ici tu la vois sous le soleil, mais sa nature profonde est de couler vers le bas, toujours vers le bas, loin de la lumière. — Mais elle s’élève à nouveau, dis-je. La pluie qui tombe au printemps est la même eau que celle qui débordait des caniveaux l’année précédente. C’est du moins ce que nous a appris maître Malrubius. » Le sourire de Dorcas brilla un instant, éclatant. « C’est une bonne chose de le croire, que ce soit vrai ou non. C’est idiot de ma part, Sévérian, de dire que tu es la meilleure personne que je connaisse, dans la mesure où tu es la seule personne vraiment bonne que je connaisse. Mais je suis persuadée que même si j’en rencontrais mille autres, tu resterais la meilleure. C’est de cela que je voulais te parler. — Si c’est ma protection que tu veux, tu sais qu’elle t’est acquise. — Non, ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire. D’une certaine manière, c’est plutôt moi qui ai envie de te donner la mienne. Ça, c’est vraiment idiot, non ? Je n’ai pas la moindre famille, je n’ai personne en dehors de toi, et je pense cependant pouvoir te protéger. — Tu connais Jolenta, le Dr Talos et Baldanders. — Ils ne sont rien du tout. Ne sens-tu pas cela, Sévérian ? Je ne suis moi-même pas grand-chose, et pourtant ils sont moins que moi. Nous étions tous les cinq sous la tente, cette nuit, et cependant tu étais seul. Tu m’as dit une fois ne pas avoir beaucoup d’imagination, mais tu ne peux pas ne pas avoir ressenti cela. — Et c’est de cela que tu veux me protéger… la solitude ? J’accepte volontiers ce genre de protection. — Alors je ferai tout mon possible, aussi longtemps que je le pourrai. Mais avant tout, c’est de l’opinion des gens que je veux te protéger. Tu te souviens de ce que je t’ai dit de mon rêve, Sévérian ? Comment tous ces gens, dans les boutiques ou dans la rue, croyaient que je n’étais que quelque fantôme hideux ? Peut-être ont-ils raison. » Elle se mit à nouveau à trembler, et je la serrai contre moi. « C’est l’une des raisons qui rendent ce rêve tellement douloureux. Et les autres viennent de ce que je sais qu’ils se trompent, d’un autre point de vue. L’esprit mauvais est en moi. C’est moi. Mais il y a aussi d’autres choses en moi, et qui sont moi-même tout autant que le reste. — Tu n’as vraiment rien d’un esprit mauvais, il n’y a rien de mauvais en toi. — Oh ! que si ! » dit-elle de l’air le plus sérieux, en levant les yeux vers moi. Ainsi redressé, son petit visage qu’éclairait un rayon de soleil, ne m’avait jamais paru aussi beau ni aussi pur. « Oh ! que si, reprit-elle. Il y a une part mauvaise en moi, tout comme il y a en toi le bourreau que voient les autres – et que tu es parfois. Te souviens-tu de cette nuit, où nous avons vu la cathédrale bondir vers le ciel et se consumer en quelques instants ? Puis comment nous avons suivi un chemin entre des arbres, jusqu’à ce que nous apercevions une lumière devant nous ? C’était le Dr Talos et Baldanders, prêts à commencer leur spectacle avec Jolenta… — Tu me tenais par la main, et nous parlions philosophie… Comment pourrais-je l’oublier ? — Quand nous sommes entrés dans le cercle de lumière, le Dr Talos nous a vus et a dit… Te souviens-tu de ce qu’il a dit ? » Je revins en esprit à cette soirée, la fin de la journée au cours de laquelle j’avais procédé à l’exécution d’Agilus. J’entendis dans mon souvenir le rugissement de la foule, le cri d’Aghia, le roulement de tambour de Baldanders. « Il a dit que la troupe était au complet, que tu étais l’Innocence et que j’étais la Mort. » Dorcas approuva d’un hochement de tête solennel. « C’est exact. Mais tu n’es pas véritablement la Mort, comprends-tu, même s’il t’appelle tout le temps ainsi. Tu ne représentes pas davantage la mort qu’un boucher ne la représente, sous prétexte que celui-ci égorge du bétail à longueur de journée. Pour moi tu es la Vie, tu es un jeune homme qui s’appelle Sévérian, et rien ni personne ne pourrait t’empêcher, si tu le voulais, de quitter cet habit pour devenir charpentier ou pêcheur. — Je ne souhaite pas quitter ma guilde. — Mais tu le pourrais. Aujourd’hui même. C’est cela qu’il ne faut pas oublier. Les gens ne veulent pas que les autres soient des personnes. Ils leur collent des étiquettes sous lesquelles ils les enferment, mais je ne veux pas que tu te laisses enfermer par eux. De tous, le Dr Talos est le pire. À sa manière, c’est un menteur…» Elle ne poursuivit pas sa diatribe, et je me permis de glisser : « J’ai entendu Baldanders dire une fois que le Dr Talos mentait rarement. — J’ai bien dit, à sa manière. Baldanders n’a pas tort, le Dr Talos n’est pas un menteur au sens où le sont les gens habituellement. Parler de toi comme de la Mort n’était pas à proprement parler un mensonge, mais plutôt un… un… — Une métaphore, suggérai-je. — Oui, mais dangereuse, une mauvaise métaphore, qu’il te lançait comme un mensonge. — Crois-tu donc que le Dr Talos me déteste ? J’aurais pensé qu’il faisait partie des rares personnes à avoir fait preuve d’une véritable gentillesse à mon égard, depuis que j’ai quitté la Citadelle. Il y a eu toi, Jonas – qui est parti, à l’heure actuelle –, une vieille femme que j’ai rencontrée lorsque je fus emprisonné, et un homme en robe jaune – qui, au fait, m’a également appelé la Mort. Avec le Dr Talos, cela ne fait qu’une courte liste, en vérité. — Je ne crois pas qu’il haïsse à la manière dont on comprend habituellement la chose, répondit doucement Dorcas. Ni, d’ailleurs, qu’il aime de la manière habituelle. Ce qu’il veut, c’est manipuler tout ce qu’il rencontre, tout changer par sa volonté. Et comme il est plus facile de détruire que de construire, il détruit plus souvent qu’il ne construit. — Baldanders a pourtant l’air de l’aimer, objectai-je. J’ai eu autrefois un animal handicapé, et j’ai vu Baldanders regarder le Dr Talos de la façon dont Triskèle avait l’habitude de me regarder. — Je comprends ce que tu veux dire, mais je n’ai pas la même impression. T’es-tu jamais demandé de quoi tu avais l’air, toi, lorsque tu regardais ton chien ? Et connais-tu seulement quelque chose de leur passé ? — Tout ce que je sais est qu’ils habitaient ensemble au bord du lac Diuturna. D’après ce que j’ai compris, la population locale aurait mis le feu à leur maison pour les chasser. — Penses-tu que le Dr Talos pourrait être le fils de Baldanders ? » L’idée me parût tellement absurde que j’éclatai de rire, et je fus heureux de sentir la tension se relâcher. « C’est pourtant de cette façon qu’ils se comportent, répliqua Dorcas. Comme un père dur au labeur, lent d’esprit, avec un fils brillant et fantasque. Du moins, c’est ce qu’il me semble. » Ce n’est qu’une fois que nous eûmes quitté notre banc, alors que nous nous dirigions vers la Salle verte (qui ne ressemblait pas plus au tableau que m’avait montré Roudessind que n’importe quel autre jardin) que j’eus l’idée de me demander si le fait d’avoir appelé Dorcas « Innocence » n’avait pas été pour le Dr Talos une métaphore du même ordre. 23. Jolenta Le silence qui régnait sur l’antique verger et sur le jardin aux herbes qui lui succédait, ainsi que l’impression d’avoir été oublié par les hommes et les événements qui s’en dégageaient, n’étaient pas sans me rappeler l’Atrium du Temps et le délicieux visage de Valéria, tel que je l’avais vu, encadré de fourrures. En comparaison, la Salle verte était un véritable pandémonium. Plus personne ne dormait, et par moments, on aurait dit que tout le monde était en train de crier en même temps. Des enfants grimpaient aux arbres pour libérer les oiseaux en cage, poursuivis par le balai de leur mère ou les projectiles de leur père. Des tentes étaient démontées alors que continuaient les répétitions, et je pus voir une pyramide de toile rayée, apparemment solide, s’effondrer comme un drapeau qu’on jette à terre, laissant ainsi apparaître, derrière, le spectacle du mégathérium vert tendre debout sur ses pattes postérieures, tandis qu’un danseur cabriolait sur son front. Notre tente ainsi que Baldanders avaient disparu, mais le Dr Talos ne tarda pas à se précipiter vers nous pour nous entraîner d’un pas vif le long d’une allée sinueuse et descendante délimitée par des balustrades, des cascades et des grottes remplies de topazes brutes et de mousses en fleur ; nous débouchâmes dans une sorte d’amphithéâtre de gazon bien tondu, où le géant s’évertuait à dresser l’estrade, sous l’œil serein d’une douzaine de daims blancs. Il allait s’agir d’une scène nettement plus élaborée que celle sur laquelle nous avions joué à l’intérieur des murs de Nessus. À ce qu’il semblait, les domestiques du Manoir Absolu nous avaient fourni du bois de construction et des clous, des outils, de la peinture et du tissu en telles quantités qu’il serait impossible de tout utiliser. Leur générosité avait aussitôt réveillé le vieux penchant du docteur pour le grandiose (qui ne dormait jamais que d’un œil) si bien qu’il se partageait entre le coup de main qu’il devait de temps en temps nous apporter, à Baldanders et moi, pour mettre en place les éléments les plus lourds, et la rédaction de rajouts hyperboliques au texte de sa pièce. Le géant était notre charpentier ; il avait beau se déplacer avec lenteur, il travaillait avec une telle régularité et déployait une telle force – enfonçant un clou gros comme un doigt en deux coups tout au plus et fendant une poutre de quelques coups de hache quand il m’aurait fallu une bonne veille pour en venir à bout – qu’il valait bien une dizaine d’esclaves se démenant sous le fouet. Dorcas fit preuve d’un certain talent de peintre qui ne manqua pas de me surprendre. Nous dressâmes ensemble ces plaques noires qui boivent la lumière du soleil, dans le but d’accumuler de l’énergie en vue de la représentation de la soirée, mais aussi pour alimenter tout de suite les projecteurs. Ces derniers appareils peuvent créer l’illusion d’une perspective de plusieurs milliers de lieues aussi bien que celle de l’intérieur d’une modeste chaumière ; toutefois le trompe-l’œil n’est parfait que dans l’obscurité totale. C’est pourquoi il vaut mieux le renforcer par des décors peints, et ce sont ceux-ci qu’imaginait Dorcas avec beaucoup d’habileté, évoluant au milieu de montagnes lui montant jusqu’à la taille, tandis que son pinceau accentuait les images que la lumière du jour faisait pâlir. Jolenta et moi-même étions beaucoup moins utiles. Je n’avais aucun talent de peintre, et je comprenais tellement mal les nécessités auxquelles obéissait le scénario que je ne pouvais guère aider le docteur à disposer les accessoires. Quant à Jolenta, je crois tout simplement qu’elle se sentait allergique, tant physiquement que psychologiquement, à tout ce qui ressemblait à du travail – celui-ci en particulier. Ses longues jambes, si fines en dessous du genou et si épanouies au-dessus jusqu’à l’arrondi des hanches, étaient impropres à porter tout autre poids que celui de son corps ; sa poitrine débordante risquait constamment d’être pincée entre deux planches ou tachée de peinture. Elle ne manifestait rien non plus de cet esprit qui anime les membres d’un groupe tendus vers un même but. Dorcas avait remarqué combien j’étais seul la nuit dernière, et elle se trompait peut-être moins que je ne voulais l’admettre ; cependant, Jolenta l’était plus que moi encore. Dorcas m’avait, et j’avais Dorcas ; Baldanders et le Dr Talos partageaient leur bizarre amitié, et tous nous nous retrouvions dans le cadre de l’exécution de la pièce. Jolenta, elle, n’avait qu’elle-même, et se trouvait en scène en permanence, avec pour unique but de susciter toujours davantage d’admiration. Elle me toucha au bras et, sans souffler mot, se mit à rouler ses énormes yeux émeraude pour m’indiquer les limites de notre amphithéâtre naturel, en un point où un bosquet de châtaigniers exhibait les chandelles blanches de ses fleurs au milieu de feuilles encore pâles. Je vis que personne ne nous regardait, et je lui répondis d’un hochement de tête. Comparée à Dorcas, Jolenta me parut presque aussi grande que Thècle tandis qu’elle marchait à mes côtés ; mais elle avançait à tout petits pas, alors que Thècle avait coutume de faire de grandes enjambées. Elle avait une tête de plus que Dorcas, au moins, et sa coiffure relevée la faisait paraître plus grande encore ; elle portait des bottes d’amazone à hauts talons. « Je veux le visiter, dit-elle. Je n’aurai jamais une autre chance. » Le mensonge avait beau être gros, je répondis d’un ton parfaitement convaincu : « L’occasion a un caractère symétrique ; ce n’est qu’aujourd’hui et aujourd’hui seulement que le Manoir Absolu a une chance de vous contempler. » Elle acquiesça devant la profonde vérité que je venais d’énoncer. « J’ai besoin de quelqu’un – de quelqu’un qui puisse faire peur à ceux à qui je n’ai pas envie de répondre. Je veux parler de tous ces acteurs et de tous ces saltimbanques. Pendant votre absence, Dorcas était la seule à accepter de m’accompagner, mais elle ne fait peur à personne. Ne pourriez-vous pas dégainer cette épée et la porter sur l’épaule ? » Je le fis. « Si je m’abstiens de sourire, chassez-les. Compris ? » L’herbe qui poussait entre les châtaigniers était beaucoup plus haute que celle de l’amphithéâtre naturel, et plus douce que des fougères ; l’allée que nous suivions était pavée de dalles de quartz veiné d’or. « Si seulement l’Autarque pouvait me voir, il me désirerait, j’en suis sûre. Viendra-t-il assister à la représentation ? » Je lui répondis affirmativement pour lui faire plaisir mais j’ajoutai : « J’ai entendu dire qu’il n’a guère de goût pour les femmes, si belles soient-elles, si ce n’est comme conseillères, espionnes ou gardes du corps domestiques. » Elle s’arrêta et se tourna vers moi avec un sourire. « Mais c’est parfait ! Ne comprenez-vous pas ? Je peux obliger n’importe qui à me désirer ; et c’est pourquoi lui, l’unique, l’Autarque dont les rêves sont notre réalité, dont les souvenirs sont notre histoire, c’est pourquoi il me désirera, viril ou pas. Vous avez désiré d’autres femmes que moi, n’est-ce pas ? Vous les avez désirées très fort ? » Je dus avouer que oui. « Et vous pensez donc que vous me désirez de la même manière. » Son regard quitta le mien, et elle se remit à marcher, de ce pas traînant qui semblait la caractériser, quoique plus énergique pendant un moment, sans doute à cause de la discussion dans laquelle elle s’était lancée. « Mais en me voyant, tous les hommes se raidissent et toutes les femmes sont prises de fourmillements ; des femmes qui n’ont jamais aimé de femmes veulent me faire l’amour – le saviez-vous ? Il y en a qui viennent à toutes les représentations, sans exception, qui me font parvenir de la nourriture et des fleurs, des châles, des foulards et des mouchoirs brodés, accompagnés – il faut voir ça ! – de billets si doux, si maternels. Elles veulent absolument me protéger, me protéger de mon médecin et de son géant, disent-elles, ainsi que de leurs maris, de leurs voisins, ou de leurs fils. Quant aux hommes ! Il a fallu que Baldanders en jette dans le fleuve…» Je lui demandai si elle ne boitait pas, et, comme nous sortions du bosquet de châtaigniers, je cherchai du regard quelque moyen de transport à son intention, mais je ne vis rien. « Mes cuisses sont irritées et marcher me fait mal. J’ai un onguent contre cela qui m’aide un peu, et un homme m’a offert un genêt pour me déplacer ; mais je ne sais pas où on l’a mis à pacager. Je ne suis vraiment bien que lorsque je peux garder les jambes écartées. — Je pourrais vous porter. » Elle sourit à nouveau, me montrant des dents splendides. « Voilà qui nous plairait à tous deux, n’est-ce pas ? Cela manquerait cependant de dignité, j’en ai peur. Non, je vais marcher ; j’espère simplement qu’il ne faudra pas aller trop loin. Je n’irai d’ailleurs pas loin, c’est sûr, quoi qu’il arrive. On dirait bien qu’en dehors des saltimbanques, il n’y a personne dans les parages, de toute façon. Les personnes importantes dorment peut-être encore afin d’être fraîches pour les réjouissances de ce soir. D’ailleurs il faudra que je dorme moi-même au moins quatre veilles avant d’attaquer. » J’entendis le bruit de l’eau courant sur des pierres, et, n’ayant rien de mieux comme but, m’avançai dans sa direction. Nous traversâmes une haie d’aubépines couverte de fleurs blanches qui, de loin, paraissait dresser une barrière infranchissable ; derrière coulait une rivière à peine plus large qu’une rue ordinaire, sur laquelle des cygnes, comme sculptés dans la glace, glissaient gracieusement. Sur son bord s’élevait un pavillon près duquel étaient attachées trois embarcations, affectant la forme d’une grande fleur de nénuphar. L’intérieur était tapissé d’un épais brocart de soie, et lorsque je posai le pied dans l’une d’elles, je sentis qu’une forte odeur d’épices en émanait. « Merveilleux ! s’exclama Jolenta. On ne dira rien si nous en empruntons une, n’est-ce pas ? Et puis si on nous dit quelque chose, nous serons conduits devant quelqu’un d’important, comme dans la pièce, et quand il me verra, il ne me laissera plus repartir. Je m’arrangerai pour que le Dr Talos reste avec moi, et vous aussi si vous le voulez ; vous pouvez leur être utile. » Je lui répondis que j’avais l’intention de continuer mon voyage vers le nord et je l’aidai à monter dans la barque, glissant mon bras autour d’une taille presque aussi mince que celle de Dorcas. Elle s’étendit aussitôt sur les coussins, à l’endroit où les pétales relevés jetaient une ombre parfaite pour faire ressortir son teint délicat. Cela me fit penser à Aghia, riant au soleil lorsque nous descendions ensemble les Marches Adamniennes et décrivant avec complaisance le chapeau à large bord qu’elle porterait l’année suivante. Aucun des traits d’Aghia n’égalait ceux de Jolenta ; c’est à peine si elle surpassait Dorcas par sa taille ; elle avait les hanches trop larges, et ses seins auraient paru ridiculement petits à côté de ceux de Jolenta, de leur plénitude débordante ; quant à ses grands yeux bruns fendus et à ses pommettes hautes, ils exprimaient davantage la ruse et la détermination que la passion et l’abandon. Malgré tout cela, je m’étais senti sous l’emprise d’un rut sain avec Aghia. Son rire, quand il éclatait, avait souvent quelque chose de sarcastique – mais c’était un rire véritable. Son propre désir l’avait fait transpirer – alors que le désir de Jolenta n’était rien de plus que le désir d’être désirée. En fin de compte, je ne souhaitais pas la consoler de sa solitude comme j’aurais aimé consoler Valéria, ni chercher à exprimer la douleur d’un amour semblable à celui que j’avais éprouvé pour Thècle, non plus que la protéger comme j’avais envie de protéger Dorcas ; j’aurais voulu la mortifier et la punir, détruire son égocentrisme, remplir ses yeux de larmes et lui arracher des mèches, comme on brûle les cheveux des cadavres pour tourmenter les esprits qui les ont fuis. Jolenta se vantait de transformer les femmes en lesbiennes. Elle ne fut pas loin de me changer en algophile convaincu. « Ce sera ma dernière représentation, ce soir, je le sais. Je le sens. Il y aura bien quelqu’un dans le public…» Elle bâilla et s’étira. Il me sembla tellement certain que son corsage allait être incapable de résister à la pression de ses formes, que je détournai les yeux ; lorsque je la regardai à nouveau, elle s’était endormie. Une rame étroite était prévue en un point du bateau. Après l’avoir saisie, je compris que sous sa forme circulaire, l’embarcation cachait une quille et qu’on pouvait godiller. Au milieu de la rivière, le courant était assez fort pour qu’il n’y ait besoin que de diriger nos mouvements afin de suivre avec lenteur ses gracieux méandres. De même qu’avec le domestique encapuchonné, nous avions traversé sans être vus nombre de suites, d’alcôves et d’arcades, lorsqu’il m’avait escorté le long des chemins secrets du Second Manoir, de même passions-nous maintenant, Jolenta endormie et moi, sans bruit, sans effort, et pratiquement sans être observés, le long des berges qui se déroulaient dans le jardin sur des lieues. Des couples étaient étendus sur l’herbe soyeuse, sous les arbres, ou jouissaient du confort plus raffiné des pavillons d’été et semblaient ne voir dans notre embarcation guère plus qu’un motif décoratif lancé dans le courant pour leur seule délectation ; et si par hasard ils remarquaient ma tête dépassant des pétales recourbés, ils s’imaginaient sans doute que j’étais occupé à mes propres affaires. Des philosophes méditaient en solitaires sur des bancs rustiques, et les congrès – dont le caractère n’était pas toujours érotique – continuaient à se dérouler dans les arboretums et derrière les rangées de fenêtres. Je finis par être agacé de voir Jolenta dormir ; j’abandonnai l’aviron et vint m’agenouiller à côté d’elle, sur les coussins. Son visage dégageait une impression de pureté, que, bien qu’artificielle, je ne lui avais jamais vue lorsqu’elle était réveillée. Je l’embrassai, et ses grands yeux à demi ouverts me rappelèrent ceux d’Aghia, tandis que ses cheveux d’or rouge prenaient une teinte châtain dans la pénombre. Je défis son vêtement. Elle avait l’air à moitié droguée, que ce soit par l’effet de quelque soporifique imprégnant les coussins ou simplement par celui de la fatigue engendrée par la marche au grand air, qui l’avait obligée à porter un tel fardeau de chairs voluptueuses. Je libérai ses seins, dont chacun faisait presque le volume de ma tête, et découvris ses larges cuisses, au milieu desquelles semblait se tenir un poussin à peine sorti de sa coquille. À notre retour, tout le monde avait compris où nous avions été, quoique je doute que Baldanders s’en fût soucié. Dorcas pleurait dans son coin ; elle disparut un moment pour revenir les yeux rougis, un sourire héroïque aux lèvres. Le Dr Talos me parut être à la fois ravi et fou de rage. J’eus l’impression (et celle-ci m’est toujours restée) qu’il n’avait jamais apprécié Jolenta, alors que de tous les hommes de Teur, il était le seul auquel elle se serait totalement abandonnée de son propre chef. Nous passâmes les veilles restantes, avant la tombée de la nuit, à écouter le Dr Talos marchander avec divers représentants du Manoir Absolu, puis à répéter. J’ai déjà plus ou moins expliqué ce qu’il en était de jouer dans la troupe du docteur, et je me propose maintenant de donner une idée approximative du texte – non pas en consignant les fragments jetés sur des bouts de papier qui passèrent de main en main cet après-midi-là, et qui contenaient rarement autre chose que des indications d’après lesquelles improviser, mais comme quelque secrétaire diligent aurait pu le noter depuis la salle – et tel qu’il a été de fait enregistré par le témoin diabolique qui veille toujours derrière mes yeux et mes oreilles. Mais il vous faut tout d’abord imaginer notre théâtre. La périphérie laborieuse de Teur, une fois de plus, s’était hissée au-dessus du disque rouge ; des chauves-souris aux ailes démesurées voletaient au-dessus de nos têtes, et un croissant de lune en ses premiers quartiers restait suspendu, bas, verdâtre, au-dessus de l’horizon oriental. Figurez-vous maintenant une sorte de vallée en miniature, d’environ un millier de pas d’un bord à l’autre, cachée entre des collines dont les pentes douces étaient recouvertes du plus tendre des gazons. Ces collines sont percées de portes, certaines de la largeur d’une porte ordinaire d’appartement, d’autres vastes comme des portails de basilique. Elles sont grandes ouvertes, et il en émane une lumière brumeuse. Des allées pavées serpentent vers le bas, c’est-à-dire vers l’arche minuscule de notre proscenium ; des hommes et des femmes s’y promènent, en extravagants costumes de mascarade. Ces tenues sont essentiellement empruntées aux temps historiques les plus reculés, si bien que c’est à peine si je peux en reconnaître quelques-unes avec les rudiments d’histoire que je tiens de Thècle et de maître Palémon. Des domestiques circulent parmi les masques, portant des plateaux chargés de coupes et de gobelets, desquels débordent autant de viandes aromatisées que de pâtisseries fines. Des sièges d’ébène recouverts de velours sombre, aussi délicats que des insectes, font face à notre scène ; nombreux sont cependant ceux qui, dans l’assistance, préfèrent rester debout, et les allées et venues des spectateurs ne cesseront pas pendant toute la représentation, si bien que certains n’auront pas entendu plus d’une douzaine de répliques. Des hylas chantent dans les arbres tandis que les rossignols lancent leurs trilles ; au sommet des collines, les statues se meuvent lentement d’une pose à l’autre. Le Dr Talos, Baldanders, Jolenta, Dorcas et moi-même assurons tous les rôles qui figurent dans la pièce. 24. Le drame du Dr Talos : Eschatologie et Genèse Transposition (à ce qu’il prétend) de certaines parties de l’ouvrage perdu, Le Livre du Nouveau Soleil. PERSONNAGES : GABRIEL NOD, le géant MESCHIA, le premier homme MESCHIANE, la première femme JAHI L’Autarque La comtesse Sa suivante Deux soldats Une statue Un prophète Le généralissime Deux démons (déguisés) L’Inquisiteur Son Acolyte Des êtres angéliques Le Nouveau Soleil L’Ancien Soleil La Lune Le fond de la scène est obscur. Apparaît Gabriel, baigné dans une lumière d’or, et portant une trompette de cristal. GABRIEL : Saluts. Je suis venu planter le décor pour vous – ce qui, après tout, est mon rôle. C’est la nuit du dernier jour, la nuit qui précède le premier jour. Le Vieux Soleil vient de se coucher ; il n’apparaîtra plus jamais dans le ciel. Le Nouveau Soleil se lèvera demain, et mes frères et moi-même le saluerons. Cette nuit… cette nuit, personne ne sait. Tout le monde dort. On entend un pas lourd et lent. Entre Nod. GABRIEL : Omniscience ! Défends ton serviteur ! NOD : La sers-tu ? C’est aussi ce que nous faisons, nous les Nephilim ; et je ne te ferai aucun mal à moins qu’elle ne l’ordonne. GABRIEL : Vous appartenez à sa maison ? Comment communique-t-elle avec vous ? NOD : À dire vrai, nous ne communiquons pas. Je suis obligé de deviner ce qu’elle attend de moi. GABRIEL : C’est bien ce que je craignais. NOD : As-tu vu le fils de Meschia ? GABRIEL : Si je l’ai vu ? Comment serait-ce possible, espèce de grand benêt, puisqu’il n’est pas né ! Qu’est-ce que tu lui veux ? NOD : Il doit venir habiter avec moi, sur les terres que je possède à l’est de ce jardin. Je veux lui donner l’une de mes filles en mariage. GABRIEL : Tu retardes d’une création, mon pauvre ami. Tu te trompes de quelque cinquante millions d’années ! NOD, il acquiesce lentement, sans comprendre : Si jamais tu le vois… Entrent Meschia et Meschiane, suivis de Jahi. Tous trois sont nus, mais Jahi porte des bijoux. MESCHIA : Quel endroit ravissant ! C’est délicieux… Des fleurs, des fontaines, des statues ; n’est-ce pas merveilleux ? MESCHIANE, timidement : J’ai vu un tigre apprivoisé avec des crocs plus longs que ma main. Comment l’appellerons-nous ? MESCHIA : Comme il voudra. (À Gabriel.) À qui appartient cette terre superbe ? GABRIEL : À l’Autarque. MESCHIA : Et il nous permet d’y habiter… C’est très aimable de sa part. GABRIEL : Pas exactement. Il y a quelqu’un qui vous suit, mon ami. MESCHIA, sans regarder : Il y a aussi quelque chose derrière vous. GABRIEL, brandissant la trompette, insigne de ses fonctions : Oui, il y a quelqu’un derrière moi ! MESCHIA : Tout près, en plus. Si c’est pour appeler à l’aide que vous voulez souffler dans cette trompette, allez-y tout de suite. GABRIEL : Quel à-propos ! Mais les temps ne sont pas venus. La lumière dorée s’estompe progressivement, et Gabriel disparaît de la scène. Nod reste immobile, appuyé sur sa massue. MESCHIANE : Je vais allumer un feu, et tu ferais mieux de te mettre tout de suite à construire une maison. Il doit pleuvoir souvent ici : regarde comme l’herbe est verte. MESCHIA, qui examine Nod : Mais ce n’est qu’une statue. Rien d’étonnant à ce qu’il n’ait pas eu peur. MESCHIANE : Elle pourrait prendre vie. J’ai entendu raconter quelque chose à propos d’enfants nés des pierres, une fois. MESCHIA : Une fois ! Toi qui viens juste de naître… Hier, sans doute. MESCHIANE : Hier ! Je ne me souviens pas… Je me sens encore tellement enfant, Meschia. Je ne me rappelle rien avant le moment où j’ai marché dans la lumière, et où je t’ai vu en train de parler à un rayon de soleil. MESCHIA : Ce n’était pas un rayon de soleil ! C’était… À vrai dire, je n’ai pas encore trouvé de nom pour dire ce que c’était. MESCHIANE : C’est à ce moment-là que je suis tombée amoureuse de toi. Entre l’Autarque. L’AUTARQUE : Qui êtes-vous ? MESCHIA : Et vous donc, qui êtes-vous ? L’AUTARQUE : Le propriétaire de ces jardins. Meschia s’incline, tandis que Meschiane s’efforce de faire une révérence, malgré son absence de robe. MESCHIA : Nous parlions avec l’un de vos serviteurs il y a un instant à peine. D’ailleurs, maintenant que j’y pense, je suis extrêmement surpris de sa ressemblance avec Votre Auguste Personne. Si ce n’est qu’il m’a paru… euh… L’AUTARQUE : Plus jeune ? MESCHIA : Au moins en apparence. L’AUTARQUE : J’imagine que c’est inévitable. Non que je cherche maintenant à excuser quoi que ce soit. Mais j’étais jeune, et même s’il eût été plus raisonnable de s’en tenir à des femmes d’un rang plus conforme au mien, il y a parfois des moments – ce que vous comprendriez, jeune homme, si vous vous étiez trouvé dans ma situation – où une gentille petite servante ou paysanne, que l’on peut s’attacher pour une poignée d’asimis ou quelques aunes de velours, et qui ne viendra pas vous demander, au moment le moins opportun, la tête de quelque rivale ou une ambassade pour son époux… Eh bien, il y a des moments où une telle jeune personne devient quelque chose de tout à fait irrésistible. Cependant que l’Autarque parlait, Jahi s’est approchée doucement de Meschia, qui lui tourne le dos. Elle pose une main sur son épaule. JAHI : Vous pouvez maintenant constater que celui que vous considérez comme votre divinité, ne pourrait qu’approuver et conseiller toutes mes propositions. Avant que ne se lève le Nouveau Soleil, entreprenons un recommencement. L’AUTARQUE : Quelle créature délicieuse ! Comment se fait-il, mon enfant, que je voie la flamme brillante des bougies se refléter dans tes yeux, alors que ta sœur en est encore à souffler sur des braises froides ? JAHI : Elle n’est en aucun cas ma sœur ! L’AUTARQUE : Ton adversaire, alors. Mais viens donc avec moi. À ces deux-ci, je donne permission de s’installer en ces lieux : quant à toi, tu porteras cette nuit une robe richement décorée, et dans ta bouche coulera le plus délicat des vins. Peut-être aussi cette taille délicate s’empâtera-t-elle légèrement à cause des alouettes fourrées aux amandes et des figues confîtes… JAHI : Allez-vous-en, vieillard. L’AUTARQUE : Quoi ? Ne sais-tu pas qui je suis ? JAHI : Je suis la seule ici à ne pas l’ignorer. Vous êtes un fantôme, que dis-je, une colonne de cendres soulevées par le vent. L’AUTARQUE : Je vois, elle est folle. Que voulait-elle vous faire faire, mes amis ? MESCHIA, soulagé : Vous ne lui en voulez pas ? C’est généreux de votre part. L’AUTARQUE : Nullement. Et pourquoi donc ? Ce doit être une expérience tout à fait passionnante d’avoir une maîtresse folle. Je m’en délecte par avance, croyez-moi, et elles sont rares, les envies que l’on ressent, lorsqu’on a vu et accompli autant de choses que moi. Elle ne mord pas, au moins ? Je veux dire, pas trop fort ? MESCHIANE : Elle mord, si. Et ses crochets sont remplis de venin. Jahi se jette sur elle pour la griffer. Elle poursuit Meschiane qui se précipite dans les coulisses. L’AUTARQUE : J’enverrai mes piquenaires fouiller le jardin à leur recherche. MESCHIA : Ne vous inquiétez pas, elles ne vont pas tarder à revenir toutes deux, vous verrez. En attendant, j’ai réellement grand plaisir à me trouver seul avec vous dans ces conditions. Il y a en effet un certain nombre de questions que j’avais envie de vous poser. L’AUTARQUE : Je n’accorde plus aucune faveur après six heures ; c’est une règle que je me suis vu obligé d’appliquer par mesure d’hygiène mentale. Je suis persuadé que vous comprenez. MESCHIA, quelque peu déconfit : Il vaut mieux le savoir, oui. Mais il ne s’agissait pas de demander quelque chose, en fait ; je ne cherche qu’une information, que la divine sagesse. L’AUTARQUE : Dans ce cas, je vous écoute. Mais je vous avertis : il y a un prix à payer. J’entends bien pouvoir jouir de cet ange en folie cette nuit. Meschia tombe à genoux. MESCHIA : Il y a quelque chose que je n’ai jamais compris. Pourquoi dois-je vous parler alors que vous connaissez la moindre de mes pensées ? Voici quelle était ma première question : sachant qu’elle fait partie de cette engeance que vous avez bannie, ne devrais-je tout de même pas faire ce qu’elle me propose ? Car elle sait que je sais, et dans le fond de mon cœur, je crois qu’elle m’induit à faire une action juste dans l’idée que je refuserai parce qu’elle vient d’elle. L’AUTARQUE, à part soi : Je vois bien qu’il est fou, lui aussi, et qu’il me prend pour une divinité à cause de ma robe jaune. (À Meschia.) Un petit adultère n’a jamais fait de mal à un homme ; sauf, bien sûr, si c’est son épouse qui le commet. MESCHIA : Si j’ai bien compris, le mien ne la blesserait pas ? Je… Entrent la comtesse et sa suivante. LA COMTESSE : Mon seigneur et souverain ! Que faites-vous donc en ces lieux ? MESCHIA : Je suis en prière, mon enfant. Veuille au moins enlever tes chaussures, car ceci est un sol sacré. LA COMTESSE : Messire, quel est ce sot ? L’AUTARQUE : Un insensé que j’ai trouvé en train d’errer en compagnie de deux femmes, aussi folles que lui. LA COMTESSE : Dans ce cas, ils nous surpassent en nombre, à moins que ma servante ne soit pas folle. LA SUIVANTE : Votre Grâce… LA COMTESSE, l’interrompant : Ce dont je doute. Elle m’a préparé cet après-midi une étole pourpre pour mettre avec ma capote verte. J’aurais tout à fait eu l’air d’un poteau enguirlandé de volubilis. Meschia, dont la colère n’a cessé de monter tandis qu’elle parlait, la frappe et la fait tomber. Derrière lui, sans être vu, l’Autarque s’enfuit. MESCHIA : Espèce de morveuse ! Ne plaisante pas avec les choses saintes quand je suis dans les parages, ni ne t’avise de faire autre chose que ce que je t’ordonne. LA SUIVANTE : Qui êtes-vous, monsieur ? MESCHIA : Je suis le géniteur de la race humaine, ma fille ; et tu es mon enfant, tout comme elle. LA SUIVANTE : J’espère que vous voudrez bien lui pardonner – ainsi qu’à moi : nous avions entendu dire que vous étiez mort. MESCHIA : Il n’y a nul besoin de s’excuser. La plupart le sont, en effet. Mais me voici de retour, comme vous le voyez, afin d’accueillir l’aube nouvelle. NOD, qui se met à parler et à bouger après être resté longtemps silencieux et immobile : Nous sommes venus trop tôt. MESCHIA, le montrant du doigt : Un géant, un géant ! LA COMTESSE : Oh ! Solange ! Kynebourga ! LA SUIVANTE : Je suis ici, Votre Grâce. Lybe est ici. NOD : Venus trop tôt pour le Nouveau Soleil de quelque temps. LA COMTESSE, elle commence à pleurer : Le Nouveau Soleil vient ! Nous allons tous nous dissoudre comme des rêves. MESCHIA, comprenant que Nod n’a pas d’intentions violentes : Des mauvais rêves. Mais c’est ce qu’il y aura de mieux pour vous. Vous comprenez cela, n’est-ce pas ? LA COMTESSE, qui se remet un peu : Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est comment vous, qui me paraissez tout d’un coup tellement rempli de sagesse, avez pu confondre l’Autarque avec l’Esprit universel. MESCHIA : Je sais que vous êtes mes filles dans l’ancienne création. C’est forcément le cas, puisque vous êtes de race humaine, et que je n’ai pas eu de filles dans la nouvelle. NOD : Son fils prendra ma fille comme épouse ; c’est un honneur pour ma famille, qui a fait bien peu de chose pour le mériter – nous sommes d’humble origine, nous, les enfants de Géa – mais nous gagnerons ainsi l’exultation. Je serai… Que serai-je, Meschia ? Le beau-père de votre fils. Il se peut, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, que nous rendions un jour visite à notre fille, en même temps que vous viendrez voir votre fils. Vous ne nous refuseriez pas, n’est-ce pas, une place à votre table ? Bien entendu nous nous assiérons à même le sol. MESCHIA : Il n’en est pas question. C’est ce que font déjà les chiens – ou ce qu’ils feront, lorsque nous les verrons. (À la comtesse.) Ne vous est-il pas venu à l’esprit que je pourrais en savoir davantage sur ce que vous appelez l’Esprit universel que l’Autarque n’en sait sur lui-même ? Car non seulement votre Esprit Universel, mais d’autres forces moins hautes endossent notre livrée humaine quand ils le veulent, même si parfois cela ne concerne que deux ou trois d’entre nous. Nous qui ne sommes que cette livrée en avons rarement conscience, nous paraissons être nous-même à nos propres yeux, alors que nous sommes le Démiurge, le Paraclet ou le Démon pour un autre. LA COMTESSE : Voilà un profond savoir dont j’aurais eu bien tard connaissance, s’il est vrai que je doive m’évanouir avec le lever du Nouveau Soleil. Minuit est-il déjà passé ? LA SUIVANTE : Dans peu de temps, Votre Grâce. LA COMTESSE, d’un geste, elle montre l’assistance : Que va-t-il advenir de toutes ces nobles personnes ? MESCHIA : Qu’advient-il des feuilles de l’arbre, à la fin de la saison, quand le vent les pousse ? LA COMTESSE : Si… Meschia se tourne et regarde le ciel à l’est, comme pour guetter les premiers signes de l’aube. LA COMTESSE : Si… MESCHIA : Si quoi ? LA COMTESSE : Si mon corps contenait une parcelle du vôtre – quelques gouttes de tissu liquide, bien enfermées au fond de mes reins… MESCHIA : Si c’était le cas, vous pourriez errer encore quelque temps sur Teur, comme un pauvre être perdu incapable de retrouver son foyer. Mais je ne coucherai pas avec vous. Croyez-vous donc être davantage qu’un cadavre ? Vous êtes encore moins. La suivante s’évanouit. LA COMTESSE : Vous prétendez être le père de toutes choses humaines ; il doit bien en être ainsi, car vous êtes la mort pour les femmes. La scène s’obscurcit. Lorsque la lumière revient, Meschiane et Jahi sont étendues côte à côte au pied d’un sorbier sauvage. Derrière elles, s’ouvre une porte dans la pente de la colline. Jahi a une lèvre fendue et gonflée qui lui donne un air renfrogné. Le sang coule sur son menton. MESCHIANE : De quelles forces je disposerais pour continuer à le chercher, si seulement j’étais sûre que tu ne me suives pas ! JAHI : Je me meus avec la puissance du Monde Souterrain, et s’il le faut, je te suivrai jusqu’à la seconde apocalypse de Teur ; mais si tu me frappes encore, c’est toi qui en souffriras. Meschiane lève le poing, et Jahi a un geste d’effroi. MESCHIANE : Tes jambes tremblaient plus que les miennes lorsque nous avons décidé de nous reposer ici. JAHI : Je souffre bien plus que toi. Mais la force qui monte du Monde Souterrain permet d’endurer au-delà de l’endurable ; et de même que je suis plus belle que toi, je suis de loin une créature beaucoup plus fragile. MESCHIANE : C’est ce que nous avons pu constater, je crois. JAHI : Je t’avertis une dernière fois ; si tu me frappes c’est à tes risques et périls. MESCHIANE : Que feras-tu donc ? Invoquer les Erinyes pour me détruire ? Je n’en ai pas peur. Tu l’aurais fait depuis longtemps si tu l’avais pu. JAHI : Bien pire. Si tu me frappes encore, tu finiras par y prendre plaisir. Entrent le premier soldat et le second soldat, armés de piques. PREMIER SOLDAT : Regarde par là ! SECOND SOLDAT, s’adressant aux femmes : À terre, à terre ! Ne vous levez pas, ou je vous embroche comme le ferait le héron. Suivez-nous. MESCHIANE : À quatre pattes ? PREMIER SOLDAT : Assez d’insolence ! Il l’aiguillonne du bout de sa pique ; on entend en même temps un grondement tellement sourd qu’il est à peine perceptible pour l’oreille. La scène entre en résonance et vibre, la terre tremble. SECOND SOLDAT : Qu’est-ce qui se passe ? PREMIER SOLDAT : Je l’ignore. JAHI : C’est la fin de Teur, pauvres fous. Vas-y donc, transperce-la. De toute façon c’est la fin pour toi aussi. SECOND SOLDAT : Tu n’y connais rien ! Pour nous c’est le commencement. Lorsque nous avons reçu l’ordre de fouiller le jardin, vous avez été tout spécialement mentionnées, toutes les deux. Nous devons vous ramener. Vous valez dix chrisos, ou je ne suis qu’un rapetasseur de souliers. Il s’empare de Jahi, mais aussitôt Meschiane en profite pour filer dans l’obscurité environnante. Le premier soldat se lance à sa poursuite. SECOND SOLDAT : Mais tu me mords ! Il frappe Jahi du manche de son arme ; ils se battent. JAHI : Imbécile, elle s’échappe ! SECOND SOLDAT : Ça, c’est le problème d’Ivo. J’ai ma prisonnière, et s’il n’a pas la sienne, c’est qu’il l’a laissée s’échapper. Suis-moi, nous allons voir le kiliarque. JAHI : Ne veux-tu pas m’aimer avant de quitter ce coin charmant ? SECOND SOLDAT : Pour me faire couper la virilité et me la retrouver dans la bouche ? Très peu pour moi ! JAHI : Il faudrait d’abord la trouver. SECOND SOLDAT : Qu’est-ce que tu dis ? (Il la secoue.) JAHI : Tu te prends pour Teur, qui ne se soucie pas de moi. Mais attends : lâche-moi seulement un instant, et je te montrerai des merveilles. SECOND SOLDAT : Je les vois déjà, et j’en rends mille grâces à la lune. JAHI : Je peux te donner la richesse ; que seront dix chrisos pour toi ? Cependant, je n’ai aucun pouvoir tant que tu me tiens. SECOND SOLDAT : Tu as de plus longues jambes que l’autre, mais j’ai veillé à t’empêcher d’en faire le même usage. En fait, il me semble que c’est à peine si tu tiens debout. JAHI : J’en suis désormais incapable. SECOND SOLDAT : Je vais te tenir par ton collier, la chaîne m’a l’air assez solide. Si cela te suffit, montre-moi donc ce que tu sais faire. Sinon, suis-moi. Tu n’auras pas davantage de liberté tant que je te tiendrai. Jahi lève les deux mains, les petits doigts, les index et les pouces tendus ; le silence règne pendant un certain temps, puis on entend s’élever une musique étrange et douce pleine de trilles. De gros flocons de neige se mettent à tomber paisiblement. SECOND SOLDAT : Arrête ça ! Il la saisit par un bras et la jette à terre. La musique s’arrête instantanément. Deux ou trois flocons viennent encore se poser sur sa tête. SECOND SOLDAT : Ce n’était pas de l’or. JAHI : Tu as pourtant bien vu. SECOND SOLDAT : Dans le village où je suis né, il y a une vieille femme qui sait aussi agir sur le temps. Elle ne va pas aussi vite que toi, je te l’accorde, mais elle est très âgée, après tout, et bien plus faible que toi. JAHI : Qui qu’elle soit, elle ne vaut pas le millième de ce que je vaux. Entre la statue ; elle se déplace lentement, comme aveugle. JAHI : Qu’est-ce que c’est que ça ? SECOND SOLDAT : L’un des petits enfants chéris du père Inire. Ça ne peut ni t’entendre ni émettre un son. Je ne suis même pas sûr que ce soit vivant. JAHI : Pourquoi pas ? Crois-tu que je vive, moi, en ce moment ? Comme la statue passe à côté d’elle, elle lui caresse la joue de sa main libre. JAHI : Bel amant, bel amant… bel amant, n’as-tu donc rien à me dire ? LA STATUE : Ahhh ! SECOND SOLDAT : Qu’est-ce que c’est que ça ? Femme, arrête, tu as dit que tu étais sans pouvoir lorsqu’on te tenait. JAHI : Contemple mon esclave. Te sens-tu de taille à l’affronter ? Vas-y ! Brise ta lance sur cette poitrine puissante. La statue s’agenouille et baise l’un des pieds de Jahi. SECOND SOLDAT : Non, mais je peux courir plus vite que lui. Il jette Jahi sur son épaule et prend la fuite. La porte dans la colline s’ouvre. Il entre, et la referme violemment derrière lui. La statue vient la frapper de ses poings énormes, mais elle ne cède pas. Des pleurs coulent le long de son visage. Finalement, elle abandonne et se met à creuser la terre de ses mains. GABRIEL, depuis les coulisses : C’est ainsi que les images de pierre conservent leur foi alors que le jour n’est plus, solitaires dans le désert où ne sont plus les hommes. Tandis que la statue continue de creuser, la scène s’assombrit. Lorsque la lumière revient, l’Autarque est assis sur son trône. Il est seul en scène, mais, de part et d’autre, des silhouettes projetées sur un écran indiquent qu’il est entouré de sa cour. L’AUTARQUE : Voici donc que je siège comme si j’étais le maître de cent mondes, alors que je ne suis même pas maître de celui-ci. On entend un bruit de bottes d’hommes en marche, dans les coulisses ; un ordre est lancé. L’AUTARQUE : Généralissime ! Entre un prophète. Il est habillé d’une peau de chèvre et tient un bâton dont le haut, grossièrement sculpté, représente un étrange symbole. LE PROPHÈTE : Les mauvais augures se produisent par centaines. À Incusus, un veau est né sans tête, mais avec des bouches ouvertes aux genoux. Une femme à la réputation sans tache s’est rêvée enceinte des œuvres d’un chien, et la nuit dernière une pluie d’étoiles s’est abattue en sifflant sur les glaces méridionales, et les prophètes fourmillent. L’AUTARQUE : Tu es toi-même prophète. LE PROPHÈTE : L’Autarque lui-même les a vus ! L’AUTARQUE : Mon archiviste, qui est profondément versé dans l’histoire de cet endroit, m’a dit une fois que plus de cent prophètes y ont été massacrés – brûlés, dépecés par des bêtes sauvages, lapidés ou noyés. On en a même cloué quelques-uns à nos portes, comme des animaux nuisibles. Cependant, je voudrais en savoir davantage sur la venue du Nouveau Soleil, prophétisée il y a si longtemps. Comment cet avènement se produira-t-il ? Quelle en est la signification ? Parle, ou bien nous donnerons à l’archiviste l’occasion d’ajouter un cas de plus dans ses tablettes, et ce bâton servira de tuteur à l’ipomée. LE PROPHÈTE : Je désespère de pouvoir jamais vous satisfaire, mais je m’y essaierai. L’AUTARQUE : Serais-tu ignorant ? LE PROPHÈTE : Non, je sais. Mais je te sais aussi pragmatique, te souciant uniquement des affaires de ce monde, et il t’arrive bien rarement de regarder au-delà des étoiles. L’AUTARQUE : Depuis trente ans, je m’enorgueillis de faire ainsi. LE PROPHÈTE : Cependant même toi, tu dois savoir qu’un cancer ronge le cœur du vieux soleil. En son centre, la matière s’effondre sur elle-même, comme en un puits sans fond, dont il serait la margelle. L’AUTARQUE : C’est ce que m’ont expliqué mes astronomes depuis longtemps. LE PROPHÈTE : Imagine une pomme qui soit pourrie au milieu ; de l’extérieur elle est encore belle – jusqu’à ce que la pourriture gagne la périphérie. L’AUTARQUE : Tout homme qui aborde la deuxième partie de sa vie avec suffisamment de forces a médité sur ce fruit. LE PROPHÈTE : Mais assez parlé du vieux soleil : ce qui importe, c’est son cancer. Qu’en savons-nous, en dehors du fait qu’il privera Teur de chaleur et de lumière, et finalement de vie ? Bruits de lutte dans les coulisses. On entend un cri de douleur, et le craquement que pourrait faire un grand vase en tombant de son piédestal. L’AUTARQUE : Nous apprendrons toujours assez tôt d’où vient ce vacarme, prophète. Continue. LE PROPHÈTE : Nous savons qu’il est bien plus que cela, car il crée une rupture dans notre univers, une déchirure dans sa trame, dont nous ignorons les lois. Toutes choses se précipitent et plongent dans ce néant, rien n’y échappe. Et cependant, il peut en émerger n’importe quoi, car de tous les phénomènes connus elle est le seul qui ne soit pas l’esclave de sa nature propre. Entre Nod, en sang, poussé par des piques tenues en coulisses. L’AUTARQUE : Quelle est cette monstruosité ? LE PROPHÈTE : La preuve même de ces augures mauvais dont je t’ai parlé. Dans les temps à venir, est-il dit depuis des siècles et des siècles, la mort du vieux soleil signifiera la destruction de Teur. Mais de son tombeau sortiront des monstres, un nouveau peuple et le Nouveau Soleil. L’ancienne Teur s’épanouira alors comme un papillon qui quitte sa chrysalide desséchée, et la nouvelle Teur prendra le nom d’Ushas. L’AUTARQUE : Et tout ce qui nous est familier sera balayé ? Comme cette ancienne demeure dans laquelle nous sommes ? Comme toi et moi ? NOD : Je n’ai ni savoir ni sagesse ; mais j’ai entendu un sage – qui sera bientôt mon parent grâce à un mariage – dire il y a peu que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Nous ne sommes que des rêves, et les rêves ne possèdent aucune vie en propre. Regardez, je suis blessé. (Il montre sa main.) Lorsque je serai guéri, il n’y aura plus rien. La blessure doit-elle dire, avec ses lèvres sanglantes, qu’elle est désolée de guérir ? Je tente simplement d’expliquer ce qu’un autre a dit, mais je crois que c’est bien ce qu’il voulait faire comprendre. Dans les coulisses, un bourdon résonne. L’AUTARQUE : Qu’est ceci, encore ? Toi, prophète, va et découvre qui a donné l’ordre de faire sonner la cloche, et pourquoi il l’a fait. (Le prophète sort.) NOD : Il me semble que ce carillon commence à souhaiter la bienvenue au Nouveau Soleil. C’est ce que je suis venu faire moi-même. Nos traditions veulent que, lorsque nous accueillons un hôte de marque, nous poussions des cris et frappions nos poitrines, et que nous cognions sur le sol et sur les troncs d’arbre, dans une grande manifestation de joie ; nous soulevons les rochers les plus gros que nous pouvons et les précipitons dans les gouffres en son honneur. J’agirai de la sorte au matin, si vous me libérez ; je suis sûr que Teur elle-même se joindra à moi. Jusqu’aux montagnes qui sauteront dans la mer, quand le Nouveau Soleil se lèvera, ce jour. L’AUTARQUE : Et d’où viens-tu donc ? Dis-le-moi, et je te ferai relâcher. NOD : Eh bien, de mon pays, à l’est du Paradis. L’AUTARQUE : Où cela ? Nod montre la direction de l’est. L’AUTARQUE : Et où se trouve le Paradis ? Dans la même direction ? NOD : Mais ici… nous sommes au Paradis ; ou du moins juste en dessous. Entre le généralissime, qui se dirige vers le trône, et salue. LE GÉNÉRALISSIME : Autarque, nous avons fouillé tout le territoire au-dessus du Manoir Absolu, comme vous l’avez ordonné. Nous avons retrouvé la comtesse Carina ; comme ses blessures n’étaient pas sérieuses nous l’avons simplement escortée jusqu’en ses appartements. Nous avons également trouvé ce colosse ici présent, la femme aux bijoux que vous nous aviez décrite, ainsi que deux marchands. L’AUTARQUE : Et les deux autres, l’homme nu et sa femme ? LE GÉNÉRALISSIME : Pas la moindre trace. L’AUTARQUE : Reprenez vos recherches, et comme il faut, cette fois ! LE GÉNÉRALISSIME, saluant : Comme le voudra mon Autarque. L’AUTARQUE : Et faites-moi envoyer la femme aux bijoux. Nod commence à se diriger vers les coulisses, mais il est arrêté par une rangée de piques ; le généralissime sort son pistolet. NOD : Ne suis-je pas libre de partir ? LE GÉNÉRALISSIME : En aucun cas ! NOD, s’adressant à l’Autarque : Je vous ai dit où se trouvait mon pays ; juste à l’est d’ici. LE GÉNÉRALISSIME : Tu nous as dit où il se trouve, oui. Je connais parfaitement bien cette région. L’AUTARQUE, fatigué : Il a dit la vérité telle qu’il la connaissait ; et c’est peut-être la seule qui soit. NOD : Alors je suis libre de m’en aller. L’AUTARQUE : Je crois que celui que tu es venu accueillir viendra, que tu sois libre ou non. Il reste malgré tout un espoir – or on ne peut laisser aller et venir, quoi qu’il advienne, des créatures dans ton genre. Non, tu n’es pas libre, et ne le seras jamais plus. Nod se précipite vers les coulisses, poursuivi par le généralissime. Coups de feu, hurlements, chocs. Autour de l’Autarque, les personnages s’effacent. Au milieu du vacarme, on entend sonner une deuxième fois le bourdon. Nod revient, la joue brûlée par un rayon de laser. L’Autarque le frappe de son sceptre ; chacun des coups produit une explosion accompagnée d’un jaillissement d’étincelles. Nod s’empare de l’Autarque qu’il est sur le point de jeter à terre, lorsque apparaissent deux démons déguisés en marchands ; ces derniers se saisissent du géant, le font tomber ; puis aident l’Autarque à remonter sur son trône. L’AUTARQUE : Je vous remercie ; vous serez généreusement récompensés. J’avais abandonné tout espoir d’être secouru par mes gardes ; je vois que je ne m’étais pas trompé. Puis-je vous demander qui vous êtes ? PREMIER DÉMON : Vos gardes sont morts. Le géant leur a fracassé le crâne contre les murs, et leur a brisé la colonne vertébrale sur ses genoux. SECOND DÉMON : Nous ne sommes que de simples marchands ; vos gardes s’étaient emparés de nous. L’AUTARQUE : Puisse le ciel avoir fait qu’ils soient marchands et vous mes gardes ; j’aurais besoin de soldats tels que vous ! Vous êtes cependant de stature tellement réduite que l’on a peine à croire que vous ayez une force simplement normale. PREMIER DÉMON, s’inclinant : C’est le Maître que nous servons qui nous l’insuffle. SECOND DÉMON : Sans doute devez-vous vous demander comment il se fait que nous – deux vulgaires marchands d’esclaves – nous soyons trouvés en train d’errer de nuit sur vos terres. En vérité nous sommes venus vous avertir. Dernièrement, une expédition d’affaires nous a conduits jusque dans les jungles du Nord. Là, dans un temple plus ancien que l’humanité, un sanctuaire tellement envahi de végétation fétide qu’on l’aurait aisément pris pour un simple monticule couvert d’arbres et de fougères, nous avons rencontré un vieux chaman, qui nous a prédit que votre royaume allait courir de grands dangers. PREMIER DÉMON : Porteurs de ce renseignement, nous sommes accourus le plus vite possible pour donner l’alarme avant qu’il ne soit trop tard. Nous sommes arrivés au bon moment. L’AUTARQUE : Que dois-je faire ? SECOND DÉMON : Ce monde que vous et nous chérissons tant a si souvent voyagé autour du soleil, que la trame et la lice de son tissu spatial se sont usées jusqu’à tomber en poussière et en lambeaux sur le métier à tisser du temps. PREMIER DÉMON : Les continents eux-mêmes sont comme de vieilles femmes couvertes de fond de teint craquelé, ayant depuis longtemps perdu toute beauté et toute fertilité. Le Nouveau Soleil s’en vient… L’AUTARQUE : Je le sais ! PREMIER DÉMON :… et les enverra s’écraser au fond des mers comme des navires que l’on saborde. SECOND DÉMON : Puis ils en remonteront, rénovés – scintillants d’or, d’argent, de fer et de cuivre. Avec des diamants, des rubis et des turquoises, et des terres riches de s’être vautrées dans le limon amassé pendant un million de millénaires au fond de la mer. PREMIER DÉMON : Une nouvelle race est prête, qui peuplera ces terres. La race humaine telle que vous la connaissez sera écartée, comme est retournée l’herbe par la charrue afin de laisser la place aux épis, alors même qu’elle avait prospéré si longtemps sur les plaines. SECOND DÉMON : Mais que se passerait-il si les graines étaient brûlées ? Que se passerait-il ? L’homme de haute taille et la jeune femme mince que vous avez rencontrés il y a peu sont de telles graines. On a pu espérer que ces graines seraient empoisonnées dans leur champ ; mais celle qui a été envoyée pour accomplir cette tâche a maintenant perdu les graines de vue, parmi les herbes desséchées et les mottes retournées, et vient d’être amenée pour examen auprès de votre inquisiteur, à cause de quelques tours de prestidigitation. Cependant les graines peuvent encore être brûlées… L’AUTARQUE : L’idée que vous me suggérez m’est déjà venue à l’esprit. PREMIER ET SECOND DÉMONS, en chœur : Bien entendu ! L’AUTARQUE : Mais la mort de ces deux-là pourrait-elle réellement empêcher la venue du Nouveau Soleil ? PREMIER DÉMON : Non. Mais le souhaiteriez-vous ? Les terres remises à neuf seront vôtres. Les écrans deviennent de plus en plus lumineux. Apparaissent des collines boisées et des villes aux tours élancées. L’Autarque se tourne pour contempler le spectacle. Temps de pause. Il tire un communicateur de son vêtement. L’AUTARQUE : Puisse le Nouveau Soleil ne pas voir ce que nous faisons ici… Vaisseaux ! Inondez-nous de vos flammes jusqu’à ce que tout soit desséché. Les deux démons disparaissent, tandis que Nod se redresse et s’assoit. Collines et villes s’effacent, laissant sur les écrans la place à l’image multipliée de l’Autarque. La scène s’assombrit. Lorsque reviennent les lumières, l’Inquisiteur est assis à un haut bureau au centre de la scène. Son Acolyte, en tenue de bourreau, masqué, se tient auprès du bureau. De chaque côté se trouvent divers instruments de torture. L’INQUISITEUR : Fais entrer la femme présumée être une sorcière, frère. L’ACOLYTE : La comtesse attend à l’extérieur ; or comme elle est de sang exultant et en outre l’une des favorites de notre souverain, je vous prie instamment de la recevoir auparavant. Entre la comtesse. LA COMTESSE : J’ai entendu ce qui vient d’être dit, et comme j’étais sûre que vous ne seriez pas sourd à un tel appel, Inquisiteur, j’ai pris la liberté d’entrer. Me trouvez-vous hardie pour cela ? L’INQUISITEUR : Vous jouez sur les mots ; je dois cependant vous répondre que oui. LA COMTESSE : Eh bien, vous vous trompez. Voilà huit ans révolus que, depuis la fin de mon enfance, je demeure au Manoir Absolu. Lorsque, pour la première fois, le sang coula d’entre mes jambes, et que ma mère me conduisit ici, elle m’avertit de ne jamais m’approcher de vos appartements, où coula le sang de tant de personnes, au mépris des phases de la lune volage. Et jamais je ne m’en suis approchée jusqu’à maintenant, et maintenant je tremble de l’avoir fait. L’INQUISITEUR : L’homme ou la femme de bien, ici, n’a rien à craindre. Mais malgré tout, je persiste à vous trouver hardie, selon votre propre témoignage. LA COMTESSE : Mais suis-je femme de bien ? Et vous, êtes-vous homme de bien ? Et lui ? Mon confesseur dirait que non. Que vous dit le vôtre, à moins qu’il n’ait lui-même peur ? Et votre acolyte est-il meilleur que vous ? L’ACOLYTE : Je ne souhaite pas l’être. LA COMTESSE : Non, je ne suis pas hardie – pas plus que je ne suis en sécurité ici, je le sais. C’est la peur qui m’a poussée jusqu’en ces lieux sinistres. Vous avez entendu parler de l’homme nu qui m’a frappée. A-t-il été repris ? L’INQUISITEUR : On ne l’a point fait comparaître devant moi. LA COMTESSE : Il y a à peine une veille, les soldats me trouvaient en train de gémir dans le jardin, tandis que ma suivante essayait de me réconforter. Comme j’avais peur de rester dehors dans l’obscurité, ils me conduisirent dans mes appartements en empruntant cette galerie que l’on appelle la voie des Airs. La connaissez-vous ? L’INQUISITEUR : Fort bien. LA COMTESSE : Dans ce cas, vous savez aussi qu’elle est dominée de partout par des fenêtres, de manière que toutes les pièces et tous les corridors qui y aboutissent puissent en recevoir le bénéfice. Comme nous passions, j’aperçus dans une salle un homme, grand et bien fait, large d’épaules et la taille bien prise. L’INQUISITEUR : Il y a beaucoup d’hommes ainsi faits. LA COMTESSE : C’était ce que je pensais. Mais au bout de quelques instants, je vis ce même personnage apparaître à une autre fenêtre – puis encore à une autre. J’en appelai alors aux soldats qui me portaient pour qu’ils ouvrent le feu sur lui ; ils me crurent folle et refusèrent. Mais l’équipe qu’ils envoyèrent s’emparer de l’homme revint bredouille. Cependant, il continuait à me regarder par la fenêtre, tout en paraissant se balancer. L’INQUISITEUR : Et vous supposez que cet homme que vous avez vu est celui qui vous a frappée ? LA COMTESSE : Encore pis. Ce n’était pas lui, je le crains, même s’il lui ressemblait. Mais j’éprouve en outre la certitude qu’il se montrerait aimable avec moi si je faisais preuve de respect pour sa folie. Non, par cette nuit fantasmagorique, nous, qui sommes les ultimes surgeons de la vieille souche humanité sur lesquels vient de mordre le gel de l’hiver, devons craindre qu’il ne soit quelque chose de plus que nous ne connaissons. L’INQUISITEUR : Cela se peut ; toujours est-il que vous ne le trouverez pas ici, non plus que l’homme qui vous a frappée. (À son acolyte.) Fais entrer la sorcière, frère. L’ACOLYTE : Ainsi sont-ils tous – si ce n’est que certains sont pires que d’autres. Il sort et revient aussitôt, conduisant Meschiane enchaînée. L’INQUISITEUR : Les charges retenues contre vous disent que vous avez jeté un charme sur sept des soldats de notre souverain l’Autarque, les forçant ainsi à trahir leur serment au point qu’ils ont retourné leurs armes contre leurs camarades et leurs officiers. (Il se lève et allume une grosse bougie posée sur le coin de son bureau.) Je vous adjure maintenant solennellement de confesser vos péchés et, si vous avez commis celui-ci, d’avouer avec l’aide de quel pouvoir, ainsi que de dire les noms de ceux qui vous ont appris à mander un tel pouvoir. MESCHIANE : Les soldats n’ont fait que constater que j’étais inoffensive, et ils ont eu peur pour moi. Je… L’ACOLYTE : Silence ! L’INQUISITEUR : Nous n’accordons aucun crédit aux protestations des accusés si elles n’ont pas été faites dans les tourments. Mon acolyte va vous préparer. L’Acolyte s’empare de Meschiane et l’attache à l’un des appareils de torture. LA COMTESSE : Pour le peu de temps qu’il reste au monde à vivre, je ne vais pas le gâcher à regarder cela. Êtes-vous une amie de l’homme nu du jardin ? Je vais tenter de le retrouver, et je lui dirai ce qui vous arrive. MESCHIANE : Oh ! je vous en prie, faites-le ! J’espère qu’il pourra venir avant qu’il ne soit trop tard. LA COMTESSE : Et moi, j’espère qu’il m’acceptera au lieu de vous. Mais tout laisse penser que nos espoirs sont vains, et que nous ne tarderons pas à être sœurs dans le désespoir. La comtesse sort. L’INQUISITEUR : Je sors, moi aussi, pour aller parler avec ceux qui l’ont retrouvée. Pendant ce temps, prépare le sujet ; je ne serai pas long. L’ACOLYTE : Il y en a une autre, Inquisiteur. Accusée des mêmes crimes quoiqu’ayant peut-être fait preuve de moins de pouvoir. L’INQUISITEUR : Pourquoi ne m’en avoir pas parlé plus tôt ? J’aurais pu procéder à leur instruction en même temps. Amène-la. L’Acolyte sort et revient en conduisant Jahi. L’Inquisiteur fouille parmi les papiers posés sur son bureau. L’INQUISITEUR : Les charges retenues contre vous disent que vous avez jeté un charme sur sept des soldats de notre souverain l’Autarque, les forçant ainsi à trahir leur serment, au point qu’ils ont retourné leurs armes contre leurs camarades et leurs officiers. Je vous adjure maintenant solennellement de confesser vos péchés et, si vous avez commis celui-ci, d’avouer avec l’aide de quel pouvoir ; ainsi que de dire les noms de ceux qui vous ont appris à mander un tel pouvoir. JAHI, fièrement : J’ai fait tout ce dont vous m’accusez et bien davantage que vous ignorez. Ce pouvoir, je ne le nommerai pas de crainte que ce trou à rats capitonné ne vole en morceaux. Qui m’a enseignée ? Qui apprend à un enfant à appeler son père ? L’ACOLYTE : Sa mère ? L’INQUISITEUR : Je ne saurais dire. Prépare-la. Je reviens tout de suite. L'Inquisiteur sort. MESCHIANE : Ils se sont aussi battus pour toi ? Quel malheur, qu’il y ait eu tant de victimes… L’ACOLYTE, qui attache Jahi dans un appareil de torture de l’autre côté du bureau : C’est votre dossier, qu’il a lu. Je lui ferai connaître son erreur – avec diplomatie, bien entendu – lorsqu’il reviendra. JAHI : Vous avez charmé les soldats ? Eh bien, charmez donc cet imbécile, et libérons-nous ! MESCHIANE : Je ne connais aucune formule magique, et je n’en ai charmé que sept sur cinquante. Entre Nod, ligoté et conduit par le premier soldat portant une pique. L’ACOLYTE : Qu’est-ce que c’est que ça ? PREMIER SOLDAT : Eh bien, un prisonnier comme tu n’en as jamais eu auparavant. Il a tué sa centaine d’hommes comme autant de chiots. Auras-tu des fers assez solides pour lui ? L’ACOLYTE : Il faudra que j’en attache plusieurs paires ensemble, mais j’arriverai bien à fabriquer quelque chose. NOD : Je ne suis pas un homme ; je suis moins et davantage. Car je suis né de l’argile de notre mère Géa, dont les enfants chéris sont les animaux ; si c’est sur les hommes que porte votre pouvoir légitime, alors vous devez me laisser aller. JAHI : Nous non plus, nous ne sommes pas des hommes. Laisse-nous partir ! PREMIER SOLDAT, en riant : On le voit bien, que vous n’en êtes pas… Je n’en ai pas douté un instant. MESCHIANE : Ce n’est pas une femme. Ne la laissez pas vous abuser. L’ACOLYTE, attachant une dernière chaîne à Nod : Elle n’y arrivera pas. Croyez-moi, le temps de jouer des tours est passé. PREMIER SOLDAT : Vous allez bien vous amuser, quand j’aurai tourné les talons ! Il essaie de toucher Jahi, qui crache comme un chat. PREMIER SOLDAT : Peu de chances pour que tu sois assez bon gars pour tourner le dos un petit moment ? L’ACOLYTE : Si j’étais ce genre de bon gars, je ne tarderais pas à me retrouver en personne sur mes roues, les membres brisés. Mais si tu as la patience d’attendre le retour de mon maître, l’Inquisiteur, tu pourras certainement te retrouver allongé à côté d’elle, comme tu le souhaites. Le premier soldat hésite, puis comprend ce que l’Acolyte a voulu dire ; il sort vivement. NOD : Cette femme sera la mère de mon gendre ; ne la touchez pas ! (Il secoue ses chaînes.) JAHI, étouffant un bâillement : J’ai passé toute la nuit debout, et même si l’esprit est toujours plein de vitalité, ce corps a besoin de repos. Ne pouvez-vous pas en finir rapidement avec elle pour vous occuper de moi ? L'ACOLYTE, sans regarder : Le repos n’existe pas ici. JAHI : Ah bon ? On dirait que ce coin n’est pas aussi accueillant que je le croyais. Jahi bâille à nouveau, et ses chaînes tombent au moment où elle porte La main à la bouche. MESCHIANE : Il faut la garder captive – ne comprenez-vous pas ? Aucune partie de terre n’entre en elle, si bien que le fer est sans pouvoir sur elle. L'ACOLYTE, qui regarde toujours Meschiane, qu’il commence à torturer : Elle est captive, ne craignez rien. MESCHIANE : Géant ! Peux-tu te libérer ? Le monde en dépend ! Nod tire sur ses chaînes, mais n’arrive pas à les rompre. JAHI, se libérant complètement et se levant : Oui ! C’est moi qui réponds, car dans l’univers des réalités j’importe infiniment plus que vous tous. (Elle fait le tour du bureau et se penche au-dessus de l’épaule de l’Acolyte.) Comme c’est passionnant ! Primitif, mais passionnant… L’Acolyte se tourne et reste bouche bée, et elle s’enfuit dans un grand rire. Il court maladroitement à sa poursuite, et revient peu après la mine déconfite. L'ACOLYTE, soufflant : Elle s’est enfuie. NOD : Oui, elle est libre. MESCHIANE : Libre de rattraper Meschia et de tout faire échouer, comme elle a déjà fait. L'ACOLYTE : Vous ne comprenez pas ce que cela veut dire ! Mon maître ne va pas tarder à revenir. Je suis un homme mort ! NOD : Le monde est mort. Elle vous l’a dit. MESCHIANE : Bourreau, vous avez encore une chance, écoutez-moi : il faut libérer le géant, lui aussi. L'ACOLYTE : Pour qu’il me tue et vous délivre après… Je vais y penser. Au moins ce serait une mort rapide. MESCHIANE : Il déteste Jahi, et s’il n’est pas très malin, il connaît tout de même bien ses façons de faire ; et puis, il est très fort. Mais surtout je peux lui faire jurer un serment qu’il ne rompra jamais ; donnez-lui les clefs de ses chaînes, et venez me poser votre épée sur la gorge. Faites-le jurer de retrouver Jahi et de la ramener, et de s’enchaîner à nouveau lui-même après. L’Acolyte hésite. MESCHIANE : Vous n’avez rien à perdre. Votre maître ignore encore qu’il se trouve ici. Par contre, si elle n’est toujours pas revenue à son retour… L’ACOLYTE : Je vais faire ainsi ! (De l’anneau qui pend à sa ceinture, il détache une clef.) NOD : Je jure que, comme j’espère être allié à la famille de l’Homme par le mariage, afin que les géants puissent être appelés les Fils du Père, je capturerai cette succube pour vous, la ramènerai ici et la ligoterai de telle manière qu’elle ne puisse pas s’échapper ; après quoi je me rattacherai moi-même de la même façon que maintenant. L’ACOLYTE : Est-ce là le serment ? MESCHIANE : Oui ! L’Acolyte jette une clef à Nod, puis saisit son épée et se tient prêt à frapper Meschiane. L’ACOLYTE : Saura-t-il la trouver ? MESCHIANE : Il le faut ! NOD, tout en se détachant : Je l’attraperai. Son corps a besoin de repos, comme elle l’a si bien dit. Elle peut encore se faire marcher au fouet, mais elle ignorera toujours que le fouet ne peut pas tout. (Il sort.) L’ACOLYTE : Avec vous, je dois continuer. J’espère que vous comprendrez… L’Acolyte commence à torturer Meschiane, qui hurle. L’ACOLYTE, en aparté : Comme elle est belle ! Si seulement… nous nous étions rencontrés dans des circonstances plus favorables… La scène s’assombrit. On entend le bruit des pas de Jahi qui court. Au bout d’un moment, on aperçoit dans la pénombre Nod qui bondit dans les couloirs du Manoir Absolu. Des images mobiles d’urnes, de tableaux et de mobilier défilent derrière lui pour simuler sa progression. Soudain Jahi apparaît au milieu de ces images ; Nod sort côté jardin, à sa poursuite. Jahi entre en scène côté cour, escortée par le second démon. JAHI : Où donc a-t-il bien pu passer ? Les jardins sont complètement carbonisés. C’est à peine si tu as une imitation de chair – ne peux-tu te transformer en chouette et aller voir où Meschia se cache. SECOND DÉMON, sur le ton de la moquerie : Où-ù-ù ? JAHI : À toi de chercher ! Attends un peu que le Père apprenne comment tu m’as traitée, et comment tu as trahi tous nos efforts. SECOND DÉMON : C’est toi qui lui diras ? C’est toi qui as quitté Meschia, attirée par la femme. Que pourrais-tu dire ? Que la femme « t’a tentée » ? Nous avons déjà fait cela il y a tellement longtemps que personne ne s’en souvient, si ce n’est toi et moi ; et tu viens de gâcher un si beau mensonge en le faisant devenir vérité ! JAHI, se tournant vers lui : Espèce de sale pleurnicheur de gratteur aux carreaux ! SECOND DÉMON, reculant vivement : Et maintenant te voilà exilée sur les terres de Nod, à l’est du Paradis. On entend le lourd bruit de pas de Nod en coulisses. Jahi se cache derrière une clepsydre, et le second démon fait surgir une pique du néant ; il prend la pose d’un soldat montant la garde au moment où Nod entre en scène. NOD : Depuis combien de temps montes-tu la garde dans cette salle ? SECOND DÉMON, saluant : Depuis autant que vous le voudrez, Sieur. NOD : Quelles sont les nouvelles, par ici ? SECOND DÉMON : Tout ce que vous voudrez, Sieur. Un géant de la taille d’un clocher a tué les gardes autarciques et l’Autarque a disparu. Nous avons si souvent fouillé les jardins que si nous avions transporté du fumier au lieu de nos lances, les pâquerettes auraient la taille de parapluies. Bas sont nos vêtements de jambes, mais bas aussi sont nos espoirs. Mais le grain est haut. Demain le temps devrait être beau et chaud, et la journée magnifique… (Il jette un regard entendu à la clepsydre.) Et une femme sans le moindre vêtement est passée par cette salle en courant. NOD : À quoi sert cet instrument ? SECOND DÉMON : C’est une horloge à eau, Sieur. C’est très simple : si vous savez l’heure qu’il est, vous pouvez dire combien d’eau s’est écoulée. NOD, examinant la clepsydre : Il n’existe rien de tel dans mon pays. Est-ce l’eau qui fait bouger ces figurines ? SECOND DÉMON : Pas la plus grande, Sieur. Jahi bondit vers les coulisses poursuivie par Nod, mais avant que ce dernier ne soit hors de vue du public, elle plonge entre ses jambes et retourne sur scène. Nod continue sur sa lancée, ce qui donne à Jahi le temps de se cacher dans un coffre. Pendant ce temps le second démon a disparu. NOD, de retour en scène : Holà ! Arrête ! (Il va d’un bout à l’autre de la scène.) C’est ma faute, ma faute ! Dire que dans le jardin, elle m’est passée à portée de la main, une fois ! J’aurais pu l’attraper et la broyer comme un chaton – un ver – une souris – un serpent ! (Il se tourne vers le public.) Ne vous moquez pas de moi ! Je pourrais tous vous tuer ! Exterminer toute votre race pleine de fiel ! Oh ! quelle joie ce serait de répandre vos ossements blanchis dans la plaine ! Mais je suis fichu, complètement fichu ! Et Meschiane, qui m’a fait confiance, est cette fois perdue ! Nod s’en prend à la clepsydre, et des éléments de cuivre et de l’eau volent à travers la scène. NOD : De quel avantage est le don de la parole, si ce n’est qu’il me permet de maudire mon destin ? Mère généreuse de toutes les bêtes, reprends-le-moi. Je voudrais redevenir ce que j’étais, et pousser des cris incohérents par monts et par vaux. La raison nous apprend que la raison ne peut apporter que douleurs et maux – comme il est sage d’oublier pour être à nouveau heureux ! Nod s’assoit sur le coffre où est cachée Jahi, et s’enfouit le visage dans les mains. Tandis que diminue la lumière, le coffre commence à craquer sous son poids. Lorsque la lumière revient, nous sommes à nouveau dans la salle de l’Inquisition. Meschiane a été attachée sur le chevalet, et l’Acolyte fait tourner le pas de vis. Elle gémit. L’ACOLYTE : Je parie que vous vous sentez mieux, n’est-ce pas ? Je vous l’avais dit. Et qui plus est, nos voisins savent ainsi que nous ne dormons pas. Cela va vous paraître incroyable, mais toute cette aile du manoir est pleine de pièces inoccupées et de services qui sont de véritables sinécures. Mais ici, le maître et moi continuons à faire notre travail comme si de rien n’était ; et c’est pour cette raison que la Communauté se maintient. Cela, nous voulons qu’ils le sachent tous. Entre l’Autarque, dont les vêtements sont déchirés et tachés de sang. L’AUTARQUE : Quel est cet endroit ? (Il s’assoit sur le sol, la tête dans les mains, dans une attitude qui rappelle celle de Nod.) L’ACOLYTE : Cet endroit ? Eh bien, ce sont les Chambres de Miséricorde, évidemment, espèce d’imbécile ! Est-ce qu’on peut se retrouver ici sans savoir où l’on va ? L’AUTARQUE : J’ai tellement été pourchassé d’un coin à l’autre de mon palais que je pourrais être n’importe où. Apporte-moi du vin… ou de l’eau, si tu n’as pas de vin ici, et ferme la porte au verrou. L’ACOLYTE : Nous avons du bordeaux, mais pas de vin ; et quant à la porte, j’attends mon maître et il n’est pas question de la verrouiller. L’AUTARQUE, sur le ton du commandement : Fais ce que je te dis. L’ACOLYTE, très doucement : Vous êtes ivre, l’ami. Disparaissez. L’AUTARQUE : Oui, mais qu’est-ce que ça change ? La fin est proche. Je ne suis qu’un homme, ni pire ni meilleur que toi. On entend au loin le pas lourd de Nod. L’ACOLYTE : Il a échoué, je le sens ! MESCHIANE : Il a réussi ! Il ne reviendrait pas si rapidement les mains vides. Le monde peut encore être sauvé ! L’AUTARQUE : Que voulez-vous dire ? Entre Nod. La folie à laquelle il aspirait se lit maintenant sur son visage, mais il n’en traîne pas moins Jahi derrière lui. L’Acolyte se précipite sur lui avec ses chaînes. MESCHIANE : Il faut que quelqu’un la tienne, sans quoi elle va s’échapper comme tout à l’heure. L’Acolyte entoure Nod de chaînes et ferme tous les cadenas, de telle sorte que l’un des bras de Nod étreint Jahi ; Nod resserre sa prise sur elle. L’ACOLYTE : Mais il est en train de la tuer ! Veux-tu bien ne pas tant la serrer, grand dadais ! L’Acolyte s’empare du levier qui servait à actionner le chevalet et en frappe Nod, qui se met à rugir, et essaie de le saisir, Jahi lui échappe et glisse au sol, inconsciente. L’Acolyte la saisit par un pied et la tire jusqu’à l’Autarque assis. L’ACOLYTE : Vous allez faire l’affaire, vous. D’une secousse, il met l’Autarque sur ses pieds et l’enchaîne en un clin d’œil, de telle façon que l’une de ses mains est refermée sur le poignet de Jahi ; puis il se remet à torturer Meschiane. Nod, derrière lui, commence à se libérer de ses chaînes. 25. L’assaut contre les hiérodules Nous avions beau être à l’extérieur, où les sons se perdent aisément sous l’immensité du ciel, je pouvais très bien entendre les bruits de chaînes de Baldanders tandis qu’il feignait de se débattre dans ses liens. Des conversations – que je saisissais fort bien – se poursuivaient aussi dans le public, et l’une d’elles portait sur la pièce, y découvrant des significations auxquelles je n’aurais jamais pensé et, je l’aurais juré, que le Dr Talos n’avait jamais voulu y mettre ; une autre analysait une affaire d’ordre légal, et l’un des interlocuteurs, dont la voix aux intonations traînantes était celle d’un exultant, semblait convaincu que l’Autarque s’apprêtait à statuer à tort. Tout en faisant tourner le treuil du chevalet, dont l’encliquetage produisait des claquements tout à fait satisfaisants, je me risquai à jeter un regard de côté à nos spectateurs. Une dizaine de chaises à peine étaient occupées, mais de hautes silhouettes se tenaient debout de part et d’autre de la zone des sièges ainsi qu’en arrière. Quelques rares femmes étaient présentes, et leurs robes de cour me rappelaient beaucoup celles que j’avais autrefois remarquées dans la Maison turquoise : décolletés profonds, jupes longues et souvent fendues ou rehaussées de panneaux de dentelle. Coiffées simplement, leurs chevelures s’ornaient cependant de fleurs, de bijoux ou encore de larves lumineuses très brillantes. L’essentiel de notre public semblait composé d’hommes, et il en arrivait encore. Ils étaient nombreux à être d’une taille plus élevée encore que celle de Vodalus ; ils restaient soigneusement enveloppés dans leurs capes, comme s’ils craignaient la fraîcheur de cette soirée de printemps pourtant douce. Leurs pétases à large bord et à fond presque plat leur laissaient le visage dans l’ombre. Les chaînes de Baldanders tombèrent bruyamment, et Dorcas hurla pour m’avertir qu’il venait de se détacher. Je me tournai vers lui, mais battis aussitôt en retraite et arrachai de son support le flambeau le plus proche pour tenir le géant en respect. L’huile du récipient faillit noyer la flamme, qui se mit finalement à brasiller et à crachoter lorsqu’elle vint en contact avec le soufre et les différents sels minéraux que le Dr Talos avait déposés sur le bord. Le géant feignait la folie, comme l’exigeait son rôle ; ses cheveux épais lui pendaient en mèches sur le visage et les yeux ; mais il y avait une telle lueur de sauvagerie dans son regard que je pouvais les voir en dépit de cela. Sa mâchoire pendait, laissant couler un filet de salive et exhibant ses grandes dents jaunâtres. Deux bras faisant bien deux fois la longueur des miens se tendirent vers moi. Ce qui m’effrayait le plus – et, je dois l’avouer, j’eus peur et me pris à regretter de ne pas avoir Terminus Est en main au lieu du flambeau de fer – était ce que je ne saurais appeler autrement que l’expression que cachait le manque d’expression de son visage. Elle était là comme cette eau noire que l’on aperçoit parfois, coulant sous la glace d’une rivière prise par le gel. Baldanders venait de découvrir la joie effrayante qu’il y avait à être ce qu’il était maintenant ; et lorsque je me retrouvai face à lui, je me rendis compte pour la première fois que ce n’était pas tant la folie qu’il mimait sur la scène, que la santé d’esprit et une morne humilité qu’il jouait en temps ordinaire. J’eus le temps de me demander dans quelle mesure il avait influencé la rédaction de la pièce ; mais il se pouvait simplement que le Dr Talos – et c’était certainement le cas – eût mieux compris son malade que moi. Il n’était évidemment pas question de terroriser les courtisans de l’Autarque comme nous l’avions fait pour les gens du peuple au carrefour de Ctésiphon. Baldanders devait m’arracher le flambeau des mains, et faire semblant de me briser les reins ; là-dessus la scène s’achevait. Mais ce n’est pas ce qu’il fit. Était-il aussi fou qu’il faisait semblant de l’être, ou le public sans cesse plus nombreux le mit-il en fureur ? Je ne saurais le dire. Les deux hypothèses sont peut-être justes. Toujours est-il qu’il m’arracha le flambeau des mains, et le brandit en direction des spectateurs, tandis que de l’huile enflammée lui dégoulinait dessus, comme une averse de feu. Mon épée – c’est avec elle que, quelques instants auparavant, j’avais menacé Dorcas – gisait à mes pieds ; instinctivement, je me baissai pour m’en emparer. Baldanders se trouvait déjà au milieu de l’assistance, le temps que je me sois relevé. La flamme s’était éteinte, et il maniait le flambeau comme une massue. Une détonation retentit. Le coup de feu enflamma son costume, mais épargna certainement son corps. Plusieurs exultants avaient tiré leurs épées, et quelqu’un – je ne pus voir qui – se servit de la plus rare de toutes les armes connues, un rêve. Celui-ci se déplaçait comme une fumée rose tyrien, mais beaucoup plus vite, et, l’instant d’après, enveloppa complètement le géant. Il parut être entouré de tout ce qui était passé et de choses qui n’avaient jamais été : une femme aux cheveux gris bourgeonna sur son flanc, un bateau de pêche flotta juste au-dessus de sa tête, et un vent froid fouetta les flammes qui l’enveloppaient. Ces visions, qui passent pour laisser les soldats dans un état de stupeur et d’impuissance totales, les transformant en fardeau pour leur propre camp, ne semblèrent cependant pas affecter Baldanders. Il avançait toujours, et le redoutable flambeau lui ouvrait le chemin. Pendant l’instant supplémentaire où je contemplai cette scène (car je recouvrai bientôt suffisamment de sang-froid pour fuir ce combat délirant), je vis plusieurs des personnages se débarrasser de leurs capes ainsi – aurait-on dit – que de leurs visages. Sous ces visages qui, une fois enlevés, semblaient être fabriqués dans un matériau aussi impalpable que les noctules, apparurent des monstruosités dont je n’aurais jamais imaginé l’existence possible : je vis des gueules circulaires bordées de dents en aiguilles, des yeux qui en rassemblaient mille, disposés comme des écailles de pomme de pin, des mâchoires en pinces. Tout cela m’est resté en mémoire, comme c’est le cas pour tout ce que je vois ; il m’est arrivé de les revoir au cours des veilles les plus sombres de la nuit. Et je me sens soulagé lorsque je finis par échapper à cette fascination pour tourner mon visage vers les étoiles ou les nuages baignés de lune, de n’avoir aperçu que ceux qui se trouvaient à proximité de nos projecteurs. J’ai déjà dit que je m’étais enfui. Mais je payai très cher les quelques instants qu’il me fallut pour ramasser Terminus Est et m’arracher au spectacle de Baldanders en pleine crise de folie meurtrière : lorsque je me retournai pour conduire Dorcas en sécurité, elle avait disparu. Si je courus alors comme un fou, ce ne fut pas tant pour m’éloigner de la furie de Baldanders, des cacogènes dans le public ou de la garde prétorienne de l’Autarque (qui, j’en avais la conviction, n’allait pas tarder à faire son apparition), que pour me lancer à la poursuite de Dorcas. J’eus beau chercher partout et jeter son nom à tous les vents, je ne trouvai que les vergers, les jardins et les puits abrupts de ce parc sans fin ; n’en pouvant plus, à bout de souffle, les jambes douloureuses, je me résignai à ralentir le pas. Il m’est impossible de trouver les mots pour exprimer toute l’amertume que je ressentis alors. Avoir retrouvé Dorcas pour la perdre à nouveau si vite me parut plus que je n’en pouvais supporter. Les femmes s’imaginent – ou du moins font semblant de s’imaginer – que la tendresse que nous éprouvons pour elles naît de notre désir ; et que nous ne les aimons que dans la mesure où nous n’en avons pas joui pendant un certain temps, les congédiant lorsque nous sommes soulagés ou plus précisément épuisés. Or cette idée est fausse, même si on peut la soutenir. Lorsque nous sommes tendus de désir, nous sommes tout à fait capables de simuler beaucoup de tendresse dans le but de satisfaire ce désir ; or nous ne sommes jamais plus prêts qu’en un tel moment à traiter les femmes avec brutalité, et ce désir est la seule impression profonde que nous ressentions alors. Je n’éprouvais, tandis que j’errais parmi les jardins envahis par la nuit, aucun désir physique pour Dorcas (alors que nous n’avions pas fait l’amour depuis la nuit passée ensemble dans la forteresse du dimarque, près des Champs Sanglants) car je m’étais complètement épuisé au cours de l’après-midi avec Jolenta, dans le bateau en forme de nénuphar. Et cependant, si je l’avais retrouvée à cet instant, je l’aurais couverte de baisers. Quant à Jolenta, pour laquelle j’avais tout d’abord manifesté une certaine antipathie, je commençais d’éprouver pour elle un début d’affection. Mais je ne tombai ni sur Dorcas ni sur Jolenta, pas plus que je ne vis de soldats se précipiter, ou courir se cacher les convives de l’Autarque que nous étions venus distraire. Il était clair que le thiase était cantonné en un endroit précis, duquel je me trouvais maintenant fort éloigné. D’ailleurs, je ne connais toujours pas à ce jour la superficie exacte du Manoir Absolu ; il y a bien des cartes, mais elles sont incomplètes et contradictoires. Il n’existe aucun plan du Manoir Secret, et le père Inire m’a même avoué qu’il a oublié nombre de ses arcanes. Je n’ai jamais rencontré de loups blancs en parcourant ses corridors étroits, mais j’ai trouvé des escaliers conduisant à des dômes sous le fleuve, et des entrées dérobées s’ouvrant dans des recoins inexplorés de la forêt. (Certaines de ces issues étaient marquées par des stèles en marbre à demi ruinées et recouvertes de végétation, mais pas toutes.) Il m’est souvent arrivé, en refermant de telles portes pour retrouver l’atmosphère artificielle des tunnels, encore chargée des parfums de sève et de végétaux en décomposition, de me demander si l’un de ces passages ne conduisait pas jusqu’à la Citadelle. Le vieil Oultan avait une fois remarqué, incidemment, que les rayonnages de sa bibliothèque s’étendaient jusqu’au Manoir Absolu. Or la chose vaut dans les deux sens, si elle est exacte. Certaines parties du Manoir Secret ne sont pas sans me faire penser aux corridors obscurs dans lesquels je m’étais engagé à la poursuite de Triskèle ; ce sont peut-être les mêmes, après tout. Dans ce cas, j’avais couru davantage de risques que je ne pensais. Que toutes ces spéculations soient fondées ou non, ce n’était certes pas ce que j’avais en tête au moment que je décris actuellement. Je m’imaginais, dans ma naïveté, que les limites du Manoir Absolu, qui s’étendent beaucoup plus loin dans le temps et dans l’espace que le commun des mortels ne peut se l’imaginer, étaient marquées avec précision, et que je m’en approchais ou n’allais pas tarder à m’en approcher, à moins que je ne les eusse déjà dépassées. Je marchai donc toute la nuit, me dirigeant vers le nord en me fiant aux étoiles ; et, chemin faisant, je me mis à revoir ma vie de cette même façon que j’évite quand je suis sur le point de m’endormir. Une fois de plus, je nageai en compagnie de Drotte et de Roche dans les eaux glauques de la citerne, sous le donjon de la Cloche ; une fois de plus, je remplaçai le marmouset de Joséphine par la grenouille volée ; une fois de plus je tendis la main pour saisir le manche de la hache qui allait s’abattre sur le grand Vodalus, ce qui aurait sauvé Thècle, alors encore en liberté ; une fois de plus je vis le filet de sang vermeil couler sous la porte de la cellule de Thècle, Malrubius se pencher sur moi et Jonas s’évanouir dans l’infini qui sépare les dimensions. Une fois de plus, je jouai avec les galets dans la cour à proximité du mur d’enceinte écroulé, tandis que Théa esquivait les sabots de la garde montée de mon père. Longtemps après avoir longé une ultime balustrade, je continuai de craindre une irruption des soldats de l’Autarque ; mais au bout de quelque temps, n’ayant pas vu l’ombre d’une patrouille, j’en vins à les mépriser en me disant que leur inefficacité n’était que l’un des aspects du désordre général qui régnait un peu partout dans la Communauté. Avec ou sans mon aide, me dis-je, Vodalus viendrait forcément à bout de ces incapables – tout de suite, même : il lui suffisait de se décider à frapper. Mais néanmoins, l’androgyne en robe jaune qui connaissait le mot de passe de Vodalus et avait reçu son message comme s’il l’attendait était bien l’Autarque, maître de ces soldats et de toute la Communauté, dans la mesure où celui-ci se reconnaissait un maître. Le doute n’était pas possible ; Thècle l’avait souvent vu, et les souvenirs de Thècle étaient maintenant devenus les miens. C’était bien lui. Si Vodalus avait déjà gagné, pourquoi restait-il dans la clandestinité ? À moins que Vodalus ne fût qu’une créature de l’Autarque ? (Dans ce cas, pourquoi Vodalus y aurait-il fait allusion comme à un serviteur ?) J’essayai de me convaincre que tous les événements qui s’étaient déroulés dans la chambre cachée par le tableau et dans le reste du Manoir Secret n’avaient été qu’un rêve ; mais je savais qu’il n’en était rien, et de plus, le morceau d’acier avait disparu. D’évoquer Vodalus me fit penser à la Griffe et à la recommandation, faite par l’Autarque en personne, de la restituer à la congrégation de prêtresses appelées les pèlerines. Je la tirai de sa cachette. La lumière qu’elle émettait était douce, maintenant ; ce n’était plus l’éclat dont elle avait brillé dans la caverne aux hommes-singes, non plus que la lueur affaiblie qui en émanait dans l’Antichambre, lorsque je l’avais examinée avec Jonas. Elle avait beau tenir dans la paume de la main, elle m’apparaissait comme un étang d’eau bleue, plus pure que celle de la citerne, bien plus que celle du Gyoll, un étang dans lequel j’aurais pu plonger… si ce n’est que, ce faisant, j’aurais eu l’impression de plonger vers le haut, si incompréhensible que cela fût. C’était à la fois rassurant et inquiétant, et je l’enfonçai à nouveau dans ma botte, avant de reprendre ma route. À l’aube, je me trouvais sur un sentier étroit qui serpentait au milieu d’une forêt plus somptueuse dans sa putréfaction que celle qu’on trouvait à l’extérieur du mur de Nessus. Je ne cheminais plus sous les arches pleines de fraîcheur des fougères, mais au sein de vignes vierges enroulant leurs vrilles vigoureuses sur les grands acajous et les albizias ; des vignes, qui, lascives comme des hétaïres, changeaient les branches racolées en nuées de verdure et en riches draperies de feuillages constellées de fleurs. Dans la futaie, des oiseaux qui m’étaient inconnus s’interpellaient, et j’aperçus une fois un singe en train de m’épier sur la plus haute fourche d’un arbre ; avec son visage ratatiné et sa barbe rousse, on aurait pu le prendre pour un homme vêtu de fourrure, n’eussent été ses quatre mains. J’étais à bout de forces lorsque je tombai sur un endroit bien sec et ombragé, entre deux énormes racines. Je m’enroulai dans mon manteau et m’apprêtai à dormir. Il m’arrive souvent de chercher en vain le sommeil, et de le voir m’échapper comme la plus évanescente des chimères, mi-souffle, mi-légende. Cette fois-ci, il fondit sur moi. À peine avais-je fermé les yeux que je me trouvai à nouveau face à face avec le géant fou. Je tenais bien Terminus Est à la main ; malheureusement, elle était réduite à une simple baguette. Nous n’étions plus sur la scène mais sur un étroit parapet. Sur l’un des côtés, flambaient les torches d’une armée ; de l’autre, un véritable précipice tombait dans un lac immense, qui était et n’était pas en même temps l’étang d’azur de la Griffe. Baldanders souleva son terrible flambeau, tandis que j’étais devenu le personnage enfantin que j’avais vu sous la mer. J’eus l’impression que les femmes gigantesques ne pouvaient se trouver loin. La massue s’abattit dans un grand fracas. C’était le milieu de l’après-midi, et des fourmis couleur de feu formaient une procession en travers de ma poitrine. Après deux ou trois veilles passées à explorer cette forêt superbe mais décadente, parmi les grandes feuilles pâles, je tombai sur un chemin plus large ; une veille plus tard (les ombres commençaient à s’allonger), je m’arrêtai, la narine en éveil. L’odeur que j’avais détectée, j’en eus la confirmation, était bien celle, âcre, de la fumée. J’étais mort de faim, et pressai le pas. 26. La croisée des chemins J’aboutis à un carrefour. J’aperçus quatre silhouettes humaines, assises à même le sol, autour d’un feu chétif. C’est Jolenta que je reconnus la première – l’aura de sa beauté transformait la clairière en jardin d’Éden. Presque au même instant, Dorcas me vit et se précipita vers moi pour m’embrasser. J’eus le temps d’identifier, au-dessus de l’épaule massive de Baldanders, le profil aigu et vulpin du Dr Talos. Le géant, que j’aurais logiquement dû reconnaître en premier, était devenu presque méconnaissable. Sa tête était emmaillotée dans des bandages crasseux, et il avait enlevé l’espèce de capote noire informe qu’il portait habituellement, laissant voir son vaste dos recouvert d’un onguent gluant qui avait l’apparence de l’argile et dégageait une odeur d’eaux stagnantes. « À la bonne encontre, à la bonne encontre ! s’écria le Dr Talos. Nous nous demandions tous où vous aviez bien pu passer. » D’un léger mouvement de tête, Baldanders me fit comprendre que c’était surtout Dorcas qui se l’était demandé – chose que j’aurais certainement pu deviner tout seul. « J’ai couru, répondis-je. Comme Dorcas, si je ne me trompe. Ce qui m’étonne, c’est que vous n’ayez pas été tous tués. — Il s’en est fallu de très peu », dut admettre le docteur en hochant la tête. Jolenta haussa les épaules lentement, et, fait par elle, ce simple mouvement avait quelque chose d’une exquise cérémonie. « Je suis partie en courant, moi aussi. » Elle mit ses mains en coupe sous ses gros seins. « Mais je n’ai pas l’impression d’être bâtie pour courir, qu’en penses-tu ? Toujours est-il que dans l’obscurité, j’ai fini par me cogner contre un exultant qui me dit qu’il était inutile de courir plus loin, et qu’il se chargeait de me protéger. Malheureusement, une escouade de spahis est arrivée sur ces entrefaites – j’aimerais bien avoir l’une de leurs bêtes pour tirer ma carriole, un jour, elles sont splendides – avec à sa tête un personnage officiel du genre de ceux que les femmes n’intéressent pas. Je me pris à espérer être conduite jusqu’à l’Autarque – dont chaque goutte de sueur brille plus puissamment que toutes les étoiles – à la manière dont la chose se passe dans la pièce. Au lieu de cela, les spahis chassèrent mon exultant et me reconduisirent au théâtre, où, dit-elle en montrant Baldanders, il se trouvait encore avec le docteur. Le docteur était en train de l’enduire de son baume, et les soldats avaient l’air d’être sur le point de nous tuer ; je voyais bien, cependant, qu’ils n’avaient pas envie de me tuer, moi. Finalement, ils nous ont laissés libres, et nous voilà. — Nous avons trouvé Dorcas au point du jour, ajouta le Dr Talos. Ou plutôt, c’est elle qui nous a retrouvés ; depuis, nous avons progressé lentement en direction des montagnes. Lentement, car en dépit de ses blessures, Baldanders est encore le seul à disposer d’assez de forces pour porter les bagages. Bien entendu, nous nous sommes débarrassés de beaucoup de choses, mais il en est certaines autres que nous devions absolument garder. » J’exprimai ma surprise d’apprendre que Baldanders était seulement souffrant, moi qui le tenais pour mort à coup sûr. « C’est le Dr Talos qui l’a arrêté, intervint Dorcas. N’est-ce pas, docteur ? Voilà comment il a été capturé. C’est vraiment extraordinaire qu’aucun des deux n’ait été tué. — Mais comme vous le voyez pourtant, ajouta le Dr Talos en souriant, nous faisons toujours partie des vivants. Et nous avons beau n’être guère présentables, nous sommes riches, maintenant. Montre donc notre trésor à Sévérian, Baldanders. » Le géant changea péniblement de position et sortit une bourse de cuir rebondie. Après avoir regardé le docteur comme pour chercher des directives plus précises, il en défit le cordon et fit tomber dans ses mains énormes une cascade de chrisos flambant neufs. Le Dr Talos se saisit de l’une des pièces et la tint de manière à la faire briller dans la lumière. « Combien de temps croyez-vous que l’un des pêcheurs du lac Diuturna travaillerait à la construction d’un mur pour ça ? — Au moins une année, me semble-t-il, répondis-je. — Une ? Non, deux ! Tous les jours, hiver comme été, qu’il pleuve ou qu’il vente, pourvu que nous lui donnions régulièrement de simples fragments de cuivre, comme nous le ferons. Nous trouverons sans difficulté cinquante hommes pour nous aider à reconstruire notre demeure. Attends un peu de la voir ! » De sa voix aux inflexions épaisses, Baldanders ajouta : « S’ils veulent bien travailler. » L’homme aux cheveux roux se tourna vivement vers lui. « Ils travailleront ! J’ai appris pas mal de choses depuis la dernière fois, figure-toi ! » Je m’interposai. « Une partie de cet argent m’appartient, je suppose, ainsi qu’à Dorcas et Jolenta ; est-ce que je me trompe ? » Le Dr Talos se détendit. « Ah oui, j’avais oublié. Ces dames ont déjà touché leurs parts ; la moitié de ceci vous appartient. Après tout, nous n’en disposerions pas si vous n’aviez pas été là. » Il se mit à puiser dans les mains en coupe du géant et entreprit de faire deux tas de pièces, devant lui, à même le sol. Sur le coup, je crus qu’il voulait simplement dire que j’avais contribué à l’éventuel succès de la pièce. Néanmoins Dorcas, qui sentit sans doute que la remarque du Dr Talos allait un peu plus loin que cette seule constatation, lui demanda : « Pourquoi dites-vous cela, docteur ? » Un sourire apparut sur son visage aigu. « Sévérian dispose d’amis très haut placés. Je dois l’avouer, je m’en doutais depuis quelque temps déjà. Un bourreau qui se promène au hasard sur les routes comme un vulgaire vagabond, voilà un morceau trop dur à avaler même pour quelqu’un comme Baldanders… quant à moi, je le crains, j’ai la gorge excessivement étroite. — Si j’ai de tels amis, répondis-je, c’est à mon insu. » Les deux piles de pièces étaient maintenant égales ; le docteur poussa l’une d’entre elles dans ma direction, l’autre dans celle du géant. « Tout d’abord, lorsque je vous ai trouvé dans le même lit que Baldanders, j’ai pensé que vous nous aviez été envoyé pour nous dissuader de donner notre pièce – laquelle ; comme vous avez pu vous-même le constater, peut donner l’impression, au moins en apparence, de critiquer l’autarcie. — Oh ! à peine ! » susurra Jolenta d’un ton sarcastique. « Toutefois, envoyer un bourreau de la Citadelle, simplement pour faire peur à deux saltimbanques est une réaction disproportionnée et absurde. C’est alors que j’ai compris que le fait même de mettre mon ouvrage en scène contribuait à vous faire passer inaperçu. Qui aurait pu imaginer l’un des serviteurs de l’Autarque en train de se lancer dans une entreprise de ce genre ? C’est pourquoi j’ai ajouté le rôle de l’Acolyte qui vous cachait encore mieux puisqu’il justifiait votre tenue. — J’ignore tout de cela. — Bien entendu. Je n’ai aucune intention de vous obliger à trahir vos allégeances. Toutefois, hier, tandis que nous finissions de monter notre théâtre, un serviteur de très haut rang du Manoir Absolu (un agamite, je crois, de ceux dont on dit qu’ils ont l’oreille de l’Autarque en personne) est venu nous demander si vous jouiez dans notre troupe, et si vous étiez avec nous. Vous vous étiez absenté en compagnie de Jolenta, mais je n’ai pas hésité à répondre par l’affirmative. Il m’a alors demandé quelle part exactement je prenais dans la distribution, et lorsque je le lui eus dit, il ajouta avoir reçu l’ordre de nous payer tout de suite, avant la représentation de la soirée. Cette décision s’est montrée des plus heureuses, vu que ce grand imbécile s’est avisé de charger la foule des spectateurs. » Ce fut l’une des rares occasions où je pus voir Baldanders blessé par l’une des piques du docteur. En dépit des efforts que cela lui coûtait, de toute évidence, il déplaça son corps puissant de manière à nous tourner le dos. Une fois de plus me revint à l’esprit la remarque de Dorcas, à propos de ma solitude lorsque j’avais dormi dans la tente du Dr Talos. Je compris alors que c’était ce que ressentait le géant ; que, pour lui, il n’y avait personne dans la clairière en dehors de lui-même et de quelques petits animaux familiers, dont il commençait à se fatiguer. « Il a payé pour sa témérité, dis-je. Il a l’air d’être sérieusement brûlé. » Le docteur acquiesça. « En vérité, Baldanders a eu bien de la chance. Les hiérodules ont réglé leurs rayonnements de façon à tenter de le détourner plutôt que de le tuer. Il doit la vie à leur longanimité, et se régénérera. — Voulez-vous dire qu’il guérira ? murmura Dorcas. Je l’espère de tout mon cœur. J’éprouve plus de pitié pour lui que je ne saurais dire. — Vous avez le cœur tendre… trop tendre, peut-être. Mais Baldanders est encore en train de grandir, et les enfants en pleine croissance ont d’étonnants pouvoirs de récupération. — Encore en train de grandir ? m’étonnai-je. Mais il a déjà des cheveux gris ! » Le docteur se mit à rire. « Peut-être est-ce qu’il grandit en grisonnant… Bon, maintenant, mes chers amis, reprit-il en se levant pour secouer la poussière de son pantalon, nous nous trouvons, comme l’a fort justement dit un poète, à l’endroit où le destin des hommes veut qu’ils se séparent. Si nous nous sommes arrêtés ici, Sévérian, ce n’est pas seulement parce que nous étions fatigués, mais aussi parce que c’est en cet endroit que divergent nos chemins : celui qui va vers Thrax, où vous vous rendez, et celui qui va jusqu’au lac Diuturna, notre propre pays. Il me répugnait de dépasser ce point, le dernier où nous pouvions espérer vous retrouver, sans avoir partagé nos gains – ce qui est fait, maintenant. Au cas où vous vous trouveriez en contact avec vos protecteurs du Manoir Absolu, leur direz-vous avoir été traité de manière équitable ? » La pile de chrisos était encore devant moi, sur le sol. « Il y a là cent fois plus que je n’espérais recevoir, dis-je. Oui, c’est ce que je dirai certainement. » Je ramassai les pièces et les versai dans ma sabretache. Dorcas et Jolenta échangèrent un coup d’œil, et Dorcas dit : « Je vais à Thrax avec Sévérian, si c’est là sa destination. » Jolenta tendit une main au docteur, attendant de toute évidence qu’il l’aidât à se relever. « Baldanders et moi-même voyagerons seuls, lui dit-il. Nous marcherons toute la nuit. Tous vous allez nous manquer, mais le moment de la séparation est arrivé. Dorcas, mon enfant, je suis ravi que vous ayez trouvé un protecteur. » (À ce moment-là, Jolenta avait reposé la main sur sa cuisse.) « Allons Baldanders : il est temps de partir. » Le géant se mit péniblement sur ses pieds. Il ne poussa pas le moindre gémissement, mais on pouvait lire la souffrance sur son visage. Ses pansements étaient humides de sang mélangé de sueur. Je savais ce qu’il me restait à faire et dis alors : « J’ai quelques mots à dire en privé à Baldanders auparavant ; je n’en aurai que pour un instant. Pouvez-vous tous vous éloigner d’une centaine de pas environ ? » Les deux jeunes femmes furent les premières à faire ce que je leur demandais. Après avoir finalement aidé Jolenta à se relever, Dorcas emprunta l’un des chemins, et Jolenta l’autre ; quant au Dr Talos, il resta là où il se trouvait jusqu’à ce que je répète ma requête. « Vous désirez que je m’éloigne, moi aussi ? C’est tout à fait inutile ; dès que nous serons à nouveau ensemble, Baldanders me répétera tout ce que vous lui aurez dit. Jolenta, venez par ici, ma chère. — C’est sur la même demande que je vous ai faite qu’elle est partie. — Je vous l’accorde, mais elle a pris le mauvais chemin, ce que je ne peux admettre. Jolenta ! — Docteur, je n’ai qu’un seul but : venir en aide à votre ami – ou esclave, peu importe. » D’une manière tout à fait inattendue, la voix profonde de Baldanders monta de dessous ses pansements. « C’est moi qui suis son maître. — Exactement », dit le docteur, qui, reprenant la pile de chrisos qu’il avait poussée en direction de Baldanders, la glissa dans la poche de pantalon du géant. Jolenta était revenue vers nous en boitillant, et de grosses larmes sillonnaient son beau visage. « Mais ne puis-je pas venir avec vous, docteur ? — Bien sûr que non », répondit-il aussi froidement qu’il l’aurait fait à un enfant demandant une deuxième part de gâteau. Jolenta se laissa tomber à ses pieds. Je me tournai vers le géant. « Je peux vous aider, Baldanders. Il y a peu de temps, l’un de mes amis a été aussi gravement brûlé que vous l’êtes, et j’ai pu faire quelque chose pour lui. Mais je ne me déciderai pas tant que le Dr Talos et Jolenta seront à proximité. Voulez-vous m’accompagner sur le chemin du Manoir Absolu, pendant quelques pas ? » Lentement, le géant balança sa tête d’un côté à l’autre. « Il sait quel genre de calmant vous êtes à même de lui offrir, s’exclama le Dr Talos en riant. Il lui est également arrivé souvent de l’administrer, mais il aime beaucoup trop la vie pour sa part. — Mais c’est la vie que je lui offre, non la mort. — Ah oui ? Et où donc est cet ami ? » répliqua le Dr Talos, levant un sourcil narquois. Le géant s’était déjà emparé des brancards de son charreton. « Baldanders, dis-je, sais-tu qui était le Conciliateur ? — C’était il y a très, très longtemps, répondit le géant. Cela n’a pas d’importance. » Il s’engagea dans le chemin qu’avait voulu prendre Jolenta. Le Dr Talos lui emboîta le pas, Jolenta s’accrochant à son bras, mais s’arrêta au bout de quelques enjambées. « D’après ce que vous nous avez raconté, Sévérian, vous avez eu la garde de nombreux prisonniers, déjà. Si Baldanders vous donnait un autre chrisos, accepteriez-vous de retenir cette créature jusqu’à ce que nous ayons disparu ? » J’étais encore malade à l’idée des souffrances du géant et de mon échec à le convaincre, mais je réussis à dire : « En tant que membre de notre guilde, je ne peux accepter de tâches que sur réquisition d’autorités légalement constituées. — Nous la tuerons donc nous-mêmes dès que nous serons hors de vue. — Ceci est un problème entre vous et elle », répondis-je en prenant la direction suivie par Dorcas. À peine l’avais-je rejointe que Jolenta se mettait à crier. Dorcas s’arrêta et, me serrant la main un peu plus fort, me demanda ce qui se passait ; je lui racontai les menaces lancées par le docteur. « Et tu l’as laissée partir ainsi ? — Je n’ai pas cru qu’il les mettrait à exécution. » Mais déjà, nous avions rebroussé chemin. À peine avions-nous fait une douzaine de pas que les hurlements, ininterrompus jusqu’ici, cessèrent brutalement ; le silence était si profond que l’on pouvait entendre le bruissement d’une feuille desséchée poussée par la brise. Nous nous dépêchâmes, mais avant d’atteindre le carrefour, je savais que nous arriverions trop tard ; si bien, pour tout dire, que je courus uniquement pour ne pas décevoir Dorcas. Néanmoins, je m’étais trompé : Jolenta n’était pas morte. À un détour du chemin je pus la voir qui courait vers nous, les genoux se touchant comme si ses cuisses trop rondes l’embarrassaient, et les bras croisés sur la poitrine pour la contenir. Sa somptueuse chevelure d’or rouge lui tombait sur les yeux, et le fin voile d’organza dans lequel elle tentait de se draper était réduit en charpie. Elle s’évanouit lorsque Dorcas l’eut prise dans ses bras. « Les monstres, dit-elle, ils l’ont battue ! — Il y a un moment à peine, tu craignais qu’ils ne l’eussent tuée. » J’examinai les marques laissées sur le dos de la splendide jeune femme. « Ce sont les traces de la canne du docteur, je crois. Encore une chance qu’il n’ait pas lancé Baldanders sur elle. — Mais que pouvons-nous faire ? — Essayer ceci. » J’extirpai la Griffe du haut de ma botte et la lui montrai. « Te rappelles-tu cette chose que nous avons trouvée dans ma sabretache ? Tu avais dit que ce n’était pas une vraie pierre précieuse. Voici l’objet, et parfois il semble guérir les personnes blessées. J’ai voulu l’expérimenter sur Baldanders, mais il a refusé. » Je tins tout d’abord la Griffe au-dessus de la tête de Jolenta, puis la déplaçai en suivant les contusions de son dos ; mais la gemme ne devint pas plus lumineuse, tandis que la jeune femme ne parut pas aller mieux. « Ça ne marche pas, dis-je. Il va falloir que je la porte. — Prends-la en travers de ton épaule, sans quoi tu serais obligé de la tenir juste à l’endroit où elle a été le plus touchée. » Dorcas s’empara de Terminus Est, et je fis comme elle me l’avait conseillé, trouvant Jolenta aussi lourde qu’un homme, ou presque. Nous avançâmes ainsi péniblement pendant un long moment, sous le dais vert pâle des feuilles, mais finalement Jolenta ouvrit les yeux. Il lui était encore pratiquement impossible de se tenir debout et a fortiori de marcher sans aide ; c’est tout juste si elle put esquisser de la main le geste d’écarter ses cheveux, pour nous laisser voir son merveilleux visage ovale tout parcouru de larmes. « Le docteur n’a pas voulu que je l’accompagne », dit-elle. Dorcas hocha la tête. « On le dirait bien. » Elle avait l’air de parler à quelqu’un de beaucoup plus jeune qu’elle. « Je vais me détruire, me défaire. » Je lui demandai ce qu’elle voulait dire par là, mais elle se contenta de secouer la tête. Au bout d’un moment elle se reprit et dit : « Puis-je venir avec vous, Sévérian ? Je n’ai pas le sou. Baldanders m’a repris tout ce que le docteur m’avait donné. » Elle coula un regard en biais vers Dorcas. « Elle a de l’argent, elle, plus que je n’en ai eu ; autant que ce que le docteur vous a laissé. — Il sait tout cela, intervint Dorcas, et il sait aussi que tout mon argent lui appartient, s’il le veut. » Je changeai de sujet de conversation. « Je dois vous dire, à l’une comme à l’autre, qu’il se peut que je n’aille pas à Thrax, ou du moins pas directement, dans le cas où je découvrirais le refuge actuel de l’ordre des pèlerines. » Jolenta me regarda comme si j’étais subitement devenu fou. « On m’a toujours dit qu’elles parcouraient le monde entier, et que de toute façon elles n’accepteraient que des femmes. — Je ne veux pas entrer dans leur ordre, mais simplement les trouver. La dernière fois que j’en ai entendu parler, elles se dirigeaient vers le nord. Si je peux apprendre où exactement dans le Nord, j’irai aussitôt, même s’il faut pour cela me diriger plein sud. — Je vais où tu vas, déclara Dorcas, et non pas à Thrax. — Et moi, je ne vais nulle part », se lamenta Jolenta. Dès que nous ne fûmes plus dans l’obligation de soutenir tout le temps Jolenta, Dorcas et moi prîmes quelques dizaines de pas d’avance sur elle. Au bout d’un certain temps, toutefois, je me retournai pour voir comment elle se comportait. Elle ne pleurait plus, mais c’est à peine si je pus reconnaître la beauté qui accompagnait naguère le Dr Talos. Elle avait alors un port de tête fier, arrogant même ; ses épaules étaient rejetées en arrière, et ses yeux superbes brillaient comme des émeraudes. Elle se tenait maintenant voûtée, les yeux tournés vers le sol, et paraissait à bout de forces. « De quoi as-tu donc parlé avec le docteur et le géant ? » me demanda Dorcas tandis que nous marchions. « Je te l’ai déjà expliqué, répondis-je. — À un moment, tu as parlé tellement fort que j’ai pu entendre tes paroles. Tu as dit : “Sais-tu qui était le Conciliateur ?” Mais je n’ai pas pu en déduire si tu cherchais à savoir s’ils connaissaient la réponse ou si tu la savais déjà en posant ta question. — Je ne sais que très peu de chose – pratiquement rien, en réalité. J’ai vu des peintures censées le représenter, mais elles diffèrent toutes les unes des autres, et ne peuvent être l’image d’un seul et même homme. — Il y a les légendes. — La plupart de celles que l’on raconte sont ridicules. Quel dommage que Jonas ne soit pas avec nous ; il s’occuperait de Jolenta et nous parlerait certainement du Conciliateur. Jonas est cet homme que nous avons rencontré peu avant de franchir la porte de Compassion, celui qui montait un merychippus. Nous avons été de bons amis, tout le temps que nous avons passé ensemble. — Mais où est-il, maintenant ? — C’est ce que voulait savoir le Dr Talos ; mais je l’ignore et n’ai pas envie d’en parler. Parle-moi du Conciliateur, si tu veux faire la conversation. » Sans doute était-ce quelque chose de complètement irrationnel, mais à peine avais-je prononcé ce nom que j’eus l’impression de sentir peser plus fortement sur moi le silence de la forêt. Les soupirs d’un vent sans force, jouant dans les plus hautes branches des arbres, auraient pu être les gémissements en provenance d’un lit de malade, et les pâleurs malsaines des feuilles privées de lumière, les visages blêmes d’enfants en train de mourir de faim. « Personne n’en sait beaucoup sur lui, commença Dorcas, et j’en sais probablement encore moins que toi. J’ignore même complètement, à l’heure actuelle, où j’ai appris le peu que je sais sur lui. Toujours est-il que certains prétendent qu’il était à peine plus âgé qu’un enfant, et d’autres vont même jusqu’à dire qu’il n’était pas humain – et non pas un cacogène, mais en quelque sorte l’idée devenue pour nous tangible de quelque immense intelligence, pour laquelle notre réalité n’aurait guère plus de consistance que les théâtres en papier que vendent les marchands de jouets. Une histoire raconte comment, un jour, il a pris par la main une femme en train de mourir, se saisissant d’une étoile de l’autre, et que de ce jour date son pouvoir de réconcilier l’humanité avec l’univers, et l’univers avec l’humanité, comblant l’ancien fossé. Il avait coutume de disparaître et de réapparaître quand tout le monde le tenait pour mort – on l’aurait même revu après qu’il eut été enterré. On peut le rencontrer sous la forme d’un animal parlant le langage des humains, et il serait apparu à je ne sais quelle femme particulièrement pieuse sous la forme de roses. » Je me souvins de ma prise de masque : « Katharine la Bienheureuse, sans doute, le jour de son exécution. — Il y a des légendes nettement plus sinistres. — Raconte-les-moi. — Elles me faisaient peur, avoua Dorcas. De toute façon, je ne me les rappelle même pas. Mais est-ce qu’il n’est pas question de lui, dans ce petit livre brun que tu as sur toi ? » Je sortis le volume de ma sabretache, et constatai que c’était le cas. Et puis, comme il n’était pas agréable de lire en marchant, je l’y replaçai en me disant que je lirais ce passage lorsque nous nous arrêterions pour bivouaquer, comme nous n’allions pas tarder à devoir le faire. 27. En route pour Thrax Notre chemin resta sous le couvert de la forêt tout le reste de la journée ; nous n’en étions pas sortis lorsque la lumière commença à décroître, et, une veille environ plus tard, alors qu’il faisait déjà très noir, nous arrivâmes sur la berge d’une rivière. Elle était bien moins large que le Gyoll, mais son cours était plus rapide ; nous pûmes apercevoir, grâce au clair de lune, de vastes champs de canne à sucre, que, sur l’autre rive, le vent nocturne faisait onduler. Il y avait déjà un bon moment que Jolenta sanglotait de fatigue, et Dorcas et moi décidâmes de nous arrêter. Il n’était pas question que je risque le fil de la lame de Terminus Est, affûtée au plus près, sur les grosses branches des géants de cette forêt et le petit bois était difficile à trouver ; les rares branches mortes sur lesquelles nous étions tombés étaient imbibées d’eau, spongieuses et en pleine décomposition. Heureusement, le bord de la rivière nous fournit en abondance des tiges toutes tordues et desséchées, dures et légères. Nous en avions déjà rassemblé une assez grande quantité et venions de préparer un foyer, lorsque je me souvins que je n’avais plus mon fer à feu, puisque je l’avais donné à l’Autarque – lequel devait avoir été sans aucun doute ce « serviteur très haut placé » qui avait rempli de chrisos les mains du Dr Talos. Mais Dorcas avait un silex, un morceau de fer et de l’amadou dans son maigre bagage, et nous ne tardâmes pas à pouvoir nous réchauffer autour d’un feu vif. J’eus beau m’efforcer d’expliquer à Jolenta qu’il était bien peu probable que la garde autarcique laisse des animaux dangereux se promener en liberté à proximité du Manoir Absolu, celle-ci continua à redouter les bêtes sauvages de la forêt. Pour la rassurer, je préparai trois gros brandons dont seule une extrémité était plongée dans le feu ; si bien qu’en cas de danger, il suffirait de les retirer du foyer et d’en menacer les créatures qu’elle craignait. Aucune bête ne se présenta, et notre feu chassa même les moustiques, tandis qu’étendus sur le dos, nous contemplions les bouquets d’étincelles monter vers le ciel. Bien plus haut, nous aperçûmes les lumières des atmoptères qui allaient et venaient, tellement nombreux, à un moment donné, que leurs sillages lumineux créèrent l’illusion de l’aube ; ainsi passaient ministres et généraux de l’Autarque, retournant au Manoir Absolu ou bien partant pour le front du Nord. Comme moi, Dorcas se demanda ce qu’ils pouvaient bien penser en regardant vers le sol – pendant le bref instant où ils se trouvaient au-dessus de nous – et en voyant la petite étoile écarlate de notre feu ; et nous arrivâmes à la conclusion qu’ils devaient sans doute se poser exactement les mêmes questions à notre sujet que nous nous posions au leur, et se demander qui nous étions, d’où nous venions ou allions, et pourquoi. Dorcas me chanta une chanson parlant d’une jeune fille en train de se promener, au printemps, dans un verger en fleurs, avec la nostalgie de ses amies de l’année passée, des feuilles mortes. Jolenta avait choisi de s’étendre entre le feu et l’eau, sans doute parce qu’elle se sentait là davantage en sécurité. Dorcas et moi étions de l’autre côté du feu, non seulement parce que nous voulions être vus d’elle le moins possible, mais surtout à cause de l’horreur instinctive qu’éprouvait Dorcas au seul bruit de l’eau noire et froide qui coulait en contrebas, comme elle me l’expliqua. « C’est comme un ver, ajouta-t-elle. Comme un énorme serpent d’ébène ; il n’a pas faim en ce moment, mais il sait où nous nous trouvons et viendra nous manger tout à l’heure. N’as-tu pas peur des serpents, Sévérian ? » Thècle les redoutait ; je sentis frissonner l’ombre de sa peur à la question de Dorcas, et j’acquiesçai. « J’ai entendu dire que l’Autarque de tous les serpents, qui se cache dans les forêts chaudes du Nord, est Ouroboros, le frère d’Abaïa, et que les chasseurs qui découvrent son antre s’imaginent avoir trouvé un tunnel qui passe sous la mer ; ils y descendent et, sans le savoir, pénètrent dans sa bouche, jusqu’au fond de sa gorge, si bien qu’ils sont déjà morts alors qu’ils se croient en vie. D’autres cependant racontent qu’Ouroboros est seulement le grand fleuve qui coule jusqu’à sa propre source, ou encore la mer elle-même dévorant ce qui lui a donné naissance. » Dorcas vint se serrer plus près de moi tout en parlant, et je passai un bras autour de ses épaules, ayant compris qu’elle avait envie que nous fassions l’amour ensemble, même si nous n’étions pas sûrs que Jolenta fût endormie, de l’autre côté du foyer. D’ailleurs celle-ci remua de temps en temps, et, du fait de ses hanches pleines, de sa taille étroite et de l’ondoiement de sa chevelure, elle semblait onduler comme un serpent l’aurait fait. Dorcas leva vers moi son petit visage tragiquement pur ; je l’embrassai, et elle m’enlaça plus étroitement, tremblante de désir. « J’ai tellement froid », murmura-t-elle. Elle était nue, mais je ne l’avais pas vue se déshabiller. Je l’entourai de ma cape, elle avait sur la peau, comme moi, la bonne chaleur sèche du foyer. Elle glissa ses petites mains sous mes vêtements et commença de me caresser. « C’est si bon, dit-elle. Si doux…» Et au bout d’un instant (alors même que nous avions déjà fait l’amour ensemble) : « Ne vais-je pas être trop petite ? » demanda-t-elle, comme une enfant. Lorsque je m’éveillai, la lune (il me paraissait soudain inimaginable que ce fût cette même lune qui m’eût guidé dans les jardins du Manoir Absolu) venait presque d’être rattrapée par l’horizon qui montait à l’ouest. Son reflet de béryl s’étalait sur la rivière, donnant à la moindre ride les profondeurs ombreuses d’une vague. Je me sentais mal à l’aise, sans savoir pourquoi. La peur des bêtes exprimée par Jolenta me parut tout à coup moins ridicule qu’auparavant ; je me levai, et après avoir vérifié qu’il ne lui était rien arrivé non plus qu’à Dorcas, allai rassembler davantage de petit bois pour notre feu mourant. Je me souvins des noctules, que d’après Jonas on envoyait en général de nuit à la poursuite de leurs victimes, et de la chose qui rôdait dans l’Antichambre. Des oiseaux de nuit circulaient au-dessus de nos têtes, non pas seulement des chouettes, comme nous en avions des quantités nichant dans les tours en ruine de la Citadelle, des oiseaux facilement reconnaissables à leur tête courte et ronde et à leurs grandes ailes silencieuses, mais des oiseaux d’une autre espèce, avec des queues fourchues, qui plongeaient brusquement vers l’eau qu’ils effleuraient de l’aile tout en poussant des pépiements. De temps en temps, des papillons de nuit, bien plus grands que tous ceux que j’avais vus jusque-là, voletaient d’un arbre à l’autre. Leurs ailes ornées étaient aussi longues qu’un bras d’homme, et ils communiquaient entre eux comme le font les êtres humains, mais le timbre de leur voix était tellement élevé que c’est à peine si l’on pouvait les entendre. Après avoir ranimé le feu, m’être assuré de la présence de Terminus Est, et avoir regardé longuement le visage innocent de Dorcas, ses yeux fermés par de longs cils exprimant encore de la tendresse, je m’allongeai à nouveau pour observer les oiseaux voyageant entre les constellations et entrer dans l’univers des souvenirs, qui, si doux ou amers que soient ces derniers, ne m’est jamais tout à fait fermé. Je cherchai tout d’abord à évoquer la célébration du jour de Katharine la Bienheureuse qui s’était déroulée l’année après que j’avais été nommé capitaine des apprentis ; mais à peine les préparatifs de la fête avaient-ils commencé, que tout cela fut bousculé par d’autres souvenirs arrivant de tous côtés. J’étais dans la cuisine et portais à mes lèvres une coupe de vin dérobé – qui se transforma en un sein d’où coulait un lait tiède. C’était donc le sein de ma mère, et je pus difficilement contenir le sentiment de joie qui m’envahit (lequel risquait de balayer le souvenir) à l’idée que j’étais remonté si haut dans ma mémoire, jusqu’à elle, enfin, après tant de tentatives infructueuses. Mes bras cherchèrent à s’en saisir, et si seulement je l’avais pu, mes yeux se seraient levés vers elle pour voir son visage. Ce ne pouvait être que ma mère, car les enfants qu’adoptent les bourreaux n’ont jamais connu le sein. Le fond gris à la limite de ma vision devait donc être le mur de métal de sa cellule ; elle n’allait pas tarder à être emmenée pour être tourmentée par l’Appareil ou gémir dans le Collier d’Allowin. Je tentai de m’accrocher à ce souvenir, d’en marquer le moment, afin de pouvoir y retourner quand je le voudrais ; mais son image s’évanouit peu à peu en dépit de mes efforts pour la retenir, et finit par se dissoudre comme une brume que dissipe le vent qui se lève. J’étais à nouveau un enfant… une fillette… Thècle. Je me tenais dans une chambre magnifique, dont les fenêtres étaient des miroirs, des miroirs qui tout à la fois éclairaient et réfléchissaient la lumière. Autour de moi se trouvaient des femmes ravissantes, faisant deux fois ma taille sinon davantage, et plus ou moins déshabillées. L’air embaumait un lourd parfum. J’étais à la recherche de quelqu’un, mais, en regardant les visages fardés de ces femmes si grandes, des visages délicieux et parfaits, en vérité, je commençai à craindre de ne pouvoir la reconnaître. Des larmes commencèrent à couler le long de mes joues. Trois des femmes se précipitèrent à mon aide, et je les regardai tour à tour. Mais à ce moment-là, leurs yeux s’étrécirent jusqu’à devenir des points de lumière, et un trou en forme de cœur s’ouvrit dans la bouche de la plus proche de moi, auquel vinrent s’adjoindre des ailes nervurées. « Sévérian. » Je m’assis, sans trop savoir à quel moment le souvenir avait laissé la place au rêve. La voix était douce et cependant très profonde, et bien qu’ayant l’impression de l’avoir déjà entendue, je ne pus savoir où sur le moment. La lune était presque passée derrière l’horizon occidental, et une deuxième extinction menaçait notre feu. Dorcas avait rejeté ses couvertures en haillons, et exposait son corps gracile à l’air de la nuit. À la voir ainsi, la pâleur de sa peau rendue plus pâle encore par l’éclat faiblissant de la lune, sauf aux endroits que les dernières braises teintaient d’un reflet rouge, je me mis à la désirer avec une force que je n’avais jamais connue – ni lorsque j’avais serré Aghia contre moi sur les Marches Adamniennes ni lorsque j’avais vu Jolenta pour la première fois sur la scène du Dr Talos, non plus que lors des innombrables occasions de mes rencontres avec Thècle dans sa cellule. Ce n’était cependant pas Dorcas que je désirais ; je venais de jouir d’elle peu de temps auparavant, et je ne pouvais être tout à fait certain (quoique étant persuadé qu’elle m’aimait sans réserve) qu’elle se serait donnée aussi promptement si elle m’avait plus que suspecté d’avoir possédé Jolenta au cours de l’après-midi qui avait précédé la représentation, et si elle n’avait pas cru que Jolenta nous observait depuis l’autre côté du feu. Ce n’était pas davantage Jolenta que je désirais, alors qu’étendue sur le côté elle était en train de ronfler. Je les voulais toutes les deux, en fait, avec aussi Thècle, avec la mérétrixce sans nom de la Maison turquoise qui tentait de se faire passer pour Thècle, avec son amie qui jouait le rôle de Théa, et que j’avais rencontrée dans l’escalier du Manoir Absolu. Et je voulais aussi Aghia, Valéria, Morwenna et mille autres encore. Je me rappelai les sorcières, leur folie et leurs danses sauvages dans la Vieille Cour les nuits de pluie ; et la virginale et froide beauté des pèlerines vêtues de rouge. « Sévérian. » Je n’avais pas rêvé. Alertés par le bruit, des oiseaux, perchés sur des branches en lisière de la forêt, s’étaient agités. Je dégainai Terminus Est et fis exprès de laisser sa lame refléter la lumière froide du matin, afin que celui qui avait parlé, quel qu’il fût, sache que j’étais armé. De nouveau, tout était calme – plus calme même que pendant le reste de la nuit. J’attendis, tournant lentement la tête afin d’essayer de localiser celui qui m’avait interpellé par mon nom ; j’avais conscience qu’il aurait mieux valu avoir l’air de savoir déjà quelle était la bonne direction. Dorcas bougea et poussa un gémissement, mais ne se réveilla pas, non plus que Jolenta. Les seuls bruits que l’on entendait se résumaient aux crépitements du feu, au vent léger dans les feuilles, et au clapotement de l’eau. « Où vous trouvez-vous ? » murmurai-je, sans obtenir de réponse. Dans un éclair d’argent un poisson sauta hors de l’eau, puis tout fut à nouveau silencieux. « Sévérian. » La voix avait beau être grave, elle avait une indiscutable intonation féminine ; elle vibrait de passion, haletait de désir ; je me souvins d’Aghia, et me gardai de remettre l’épée au fourreau. « Le barachois…» Tout en redoutant d’être la victime d’un piège destiné à me faire tourner le dos à la forêt, je me permis de parcourir la rivière des yeux jusqu’à ce que je voie le banc de sable qui s’étendait à environ deux cents pas de notre campement. « Viens vers moi. » Ce n’était pas un piège, ou du moins pas celui que j’avais cru ; la voix venait bien du cours d’eau. « Viens, s’il te plaît. Je ne peux pas t’entendre là où tu te tiens. — Je n’ai rien dit », répliquai-je, mais il n’y eut pas de réponse. J’attendis, peu enclin à laisser Dorcas et Jolenta seules. « S’il te plaît. Lorsque les premiers rayons du soleil atteindront la surface de l’eau, il me faudra partir. L’occasion ne se représentera peut-être jamais. » La petite rivière était plus large à la hauteur du barachois qu’en amont ou en aval, et il était possible d’aller à pied sec presque jusqu’au milieu de la langue de sable. Sur ma gauche, les eaux verdâtres devenaient plus profondes avec le rétrécissement du cours d’eau ; à ma droite s’étendait une cuvette insondable, d’environ vingt pas de large, d’où l’eau s’écoulait rapidement mais régulièrement. Je m’immobilisai, bien planté dans le sable, tenant fermement à deux mains la poignée de Terminus Est, dont la pointe s’enfonçait entre mes pieds. « Me voici, dis-je. Où êtes-vous ? Pouvez-vous m’entendre, maintenant ? » Comme si c’était la rivière elle-même qui répondait, trois poissons sautèrent en même temps, plusieurs fois de suite, faisant comme autant de minuscules explosions à la surface de l’eau. Un maskinongé, au dos brun annelé d’or et de noir, vint se faufiler presque jusqu’à mes pieds, se tourna brusquement en sifflant comme pour attaquer les poissons qui venaient de sauter, puis, en contournant la pointe du barachois, entra dans le bassin où il disparut bientôt en ondulant. En son milieu, son corps était nettement plus gros que mon bras. « N’aie pas peur, Sévérian. Regarde, regarde-moi. Sache que je ne te ferai pas de mal. » Si verte qu’elle ait été, l’eau devint peu à peu d’un vert encore plus profond. Des milliers de tentacules de jade s’y tortillaient, sans jamais atteindre la surface. Trop fasciné pour avoir peur, je contemplai cet étonnant phénomène, lorsqu’apparut au milieu un disque blanc de trois pas de large, s’élevant lentement vers le haut. Ce n’est que lorsqu’il fut tout près des rides de la surface, que je compris de quoi il s’agissait – et seulement parce que je vis ses yeux s’ouvrir. À travers l’eau me regardait un visage, celui d’une femme qui aurait pu faire pirouetter Baldanders comme un jouet. Elle avait des yeux écarlates, et le carmin de ses lèvres était tellement foncé que je mis un certain temps à identifier sa bouche. Elle abritait pourtant un bataillon de dents pointues ; quant aux vrilles qui se tortillaient autour de son visage, elles n’étaient que sa chevelure flottante. « Je suis venue pour toi, Sévérian, dit-elle. Non, tu ne rêves pas. » 28. L’odalisque d’Abaïa Je dis alors : « J’ai déjà rêvé de vous, une fois. » J’apercevais indistinctement son corps nu, immense et luisant dans l’eau. « Nous surveillions le géant, et c’est ainsi que nous t’avons trouvé. Mais hélas, nous t’avons trop rapidement perdu de vue, lorsque vous avez été séparés. Tu croyais alors être haï, et ne savais pas combien tu étais aimé. Toutes les mers du monde ont été agitées de notre chagrin de t’avoir égaré, les vagues ont pleuré des larmes de sel et, de désespoir, se sont jetées sur les rochers. — Et qu’attendez-vous de moi ? — Ton amour, seulement ton amour. » Sa main droite monta jusqu’à la surface tandis qu’elle parlait, et flotta comme un radeau formé de cinq grumes blanches. J’avais vraiment sous les yeux la main de l’ogre, avec la carte de son royaume dessinée sur la pointe de l’un de ses doigts. « Ne suis-je pas belle ? Quand as-tu jamais vu peau aussi blanche, lèvres aussi rouges ? — Vous êtes à couper le souffle, dis-je sans mentir. Mais pouvez-vous me dire pour quelles raisons vous étiez en train de surveiller Baldanders quand je l’ai rencontré ? Et pourquoi vous n’étiez pas en train de me surveiller, moi, comme il semble que vous auriez aimé le faire ? — Nous surveillons le géant parce qu’il grandit, et qu’en ceci il est comme nous et comme notre père-époux, Abaïa. Il sera un jour obligé de gagner les eaux, car la terre ne pourra plus le porter. Mais toi, tu peux venir dès maintenant, si tu Le veux. Tu respireras – grâce à nous – aussi facilement que tu inhales le vent ténu et faible qui t’entoure en ce moment ; et lorsque tu le désireras, tu pourras retourner sur terre et prendre la couronne qui t’y revient. Cette rivière est la Céphissus ; elle se jette dans le Gyoll, et le Gyoll se jette dans l’océan paisible. Là tu pourras chevaucher les dauphins, parmi les champs de coraux et de perles que balaient les courants. Mes sœurs et moi te montrerons les antiques villes oubliées, dans lesquelles des centaines de générations d’êtres de ta race sont restées prisonnières et disparurent, oubliées par ceux de la terre ferme. — Aucune couronne ne me revient, dis-je. Vous me confondez avec quelqu’un d’autre. — Toutes nous serons à toi, là-bas, dans les jardins blanc et rouge où niche le poisson-lion. » Tout en parlant, l’ondine fit pivoter sa tête jusqu’à ce que son visage soit parallèle à la surface de l’eau, sans toutefois en sortir, mais le mouvement continua, sa gorge blanche suivit et bientôt ses seins aux bouts écarlates crevèrent la surface liquide, caressés sur le côté par le léger clapot des vaguelettes. Des milliers de bulles montaient du fond de l’eau en même temps ; en l’espace de quelques respirations, elle se retrouva en train de flotter de tout son long dans le courant, faisant au moins quarante coudées de long, depuis la pointe de ses pieds d’albâtre jusqu’à la racine de ses cheveux. Il est possible que vous qui me lisez n’arriviez pas à comprendre comment j’ai pu me sentir attiré par une créature aussi monstrueuse ; il y avait cependant une part de moi-même qui ne demandait qu’à la croire, à l’accompagner, et j’étais attiré aussi puissamment qu’un homme en train de se noyer cherche à avaler de l’air. Si j’avais pu lui faire entièrement confiance, je me serais jeté dans le bassin à ce moment-là, oubliant tout le reste. « Tu as une couronne, même si tu l’ignores encore. T’imagines-tu donc que nous, qui nageons dans tant d’eaux différentes – et même entre les étoiles –, nous nous trouvions confinées comme toi dans l’instant ? Nous avons vu ce que tu deviendras, comme nous avons vu ce que tu as été. Hier encore, tu reposais dans le creux de ma main, et c’est moi qui t’ai arraché à l’étreinte mortelle des algues du Gyoll, te sauvant alors la vie. — Donnez-moi le moyen de respirer sous l’eau, dis-je, et laissez-moi l’essayer de l’autre côté du barachois. Si je constate que vous m’avez dit la vérité, j’irai avec vous. » Je contemplai ces lèvres énormes en train de s’ouvrir. Je ne saurais dire avec quelle force il lui fallait parler dans la rivière pour que je puisse l’entendre dans l’atmosphère ; mais les poissons bondirent à ses paroles. « La chose n’est pas aussi aisément accomplie. Tu dois me faire confiance et venir avec moi, mais cela ne prendra qu’un instant. Viens. » Elle tendit une main vers moi, mais au même moment, j’entendis le hurlement angoissé de Dorcas appelant au secours. Je fis demi-tour pour courir vers elle. Si l’ondine avait attendu, je crois que j’y serais peut-être retourné ; elle ne le fit pas. La rivière elle-même eut l’air de s’arracher à son lit pour se transformer en une vague déferlante, dans un rugissement. J’eus l’impression d’avoir reçu tout un lac sur moi ; l’eau me frappa comme un mur qui s’écroule et m’envoya rouler, réduit à un simple fétu. Lorsqu’un instant plus tard, la vague écumante se retira, je me retrouvai bien plus haut sur la rive, trempé, comme roué de coups, et sans mon épée. À cinquante pas, le corps blanc de l’ondine s’éleva à demi au-dessus de la rivière. N’étant plus soutenue par l’eau, ses chairs s’affaissèrent, comprimant son squelette, et l’on eût cru que certains de ses os allaient se rompre sous le poids, tandis que ses cheveux traînaient, tout aplatis, sur le sable mouillé. Alors que je la regardais encore, de l’eau mêlée de sang lui coula des narines. Je m’enfuis, et le temps que j’arrive auprès de Dorcas, restée près du feu, l’ondine avait disparu ; on ne voyait plus qu’une traînée de vase qui assombrissait les eaux de la rivière, par-delà le barachois. Le visage de Dorcas était aussi blanc que de la craie. « Qu’est-ce que c’était que ça ? murmura-t-elle. Où étais-tu ? — Tu l’as donc vue… Je craignais… — C’est horrible. » Dorcas s’était jetée dans mes bras et me serrait de toutes ses forces. « Horrible. — Ce n’était pourtant pas à cause de cela que tu as appelé, n’est-ce pas ? D’où tu te trouvais, il était impossible de la voir tant qu’elle ne s’était pas soulevée hors de l’eau. » Silencieusement, Dorcas m’indiqua l’autre côté du feu, et je vis alors que le sol était imbibé de sang à l’endroit ou Jolenta dormait. Je découvris deux petites coupures à son poignet gauche, chacune à peu près de la longueur de mon pouce. J’eus beau les effleurer de la Griffe, le sang qui s’en écoulait ne sembla pas vouloir se coaguler. Sacrifiant l’unique chemise de rechange de Dorcas, nous fîmes de la charpie que je mouillai et dont je bandai le poignet de Jolenta ; les ustensiles de cuisine de Dorcas se résumaient à un petit poêlon qui me servit à faire bouillir du fil et une aiguille, après quoi je recousis les deux plaies. Pendant tout ce temps, Jolenta resta pratiquement inconsciente ; elle ouvrit les yeux à plusieurs reprises pour les fermer presque aussitôt, sans que son regard paraisse nous avoir reconnus. Elle ne parla qu’une seule fois, pour dire : « Vous pouvez maintenant constater que celui que vous considérez comme votre divinité, ne pourrait qu’approuver et conseiller toutes mes propositions. Avant que ne se lève le Nouveau Soleil, entreprenons un recommencement. » Sur le coup, je ne reconnus pas ce passage tiré de son rôle. Lorsqu’elle eut complètement cessé de saigner, que nous l’eûmes transportée dans un endroit propre afin de l’y laver, je retournai au point où la vague m’avait abandonné après m’avoir roulé, et eus le bonheur de retrouver Terminus Est, enfoncée dans le sable humide jusqu’à la garde. Une fois de plus je nettoyai et huilai la lame, tout en discutant avec Dorcas de la conduite à tenir. Je lui racontai aussi mon rêve, celui que j’avais eu juste avant de faire la connaissance de Baldanders et du Dr Talos, puis comment j’avais entendu la voix de l’ondine pendant qu’elle et Jolenta dormaient, et ce qu’elle m’avait dit. « Crois-tu qu’elle soit encore ici ? Aurais-tu pu la voir dans l’eau, au moment où tu es retourné chercher ton épée, si elle s’était tenue au fond de l’eau ? » Je secouai la tête. « Je n’ai pas l’impression qu’elle soit encore là. Elle s’est fait mal, semble-t-il, dans sa tentative pour quitter la rivière et m’arrêter ; et à voir la pâleur de sa peau, je doute fort qu’elle puisse rester dans des eaux relativement aussi peu profondes que celles de cette rivière, par une journée ensoleillée. Cependant, même si elle avait été tout près, je ne l’aurais sans doute pas vue : les eaux étaient encore trop troubles. » Dorcas, qui ne m’avait jamais paru aussi charmante que maintenant, assise à même le sol, le menton appuyé sur l’un de ses genoux, garda le silence pendant un moment, contemplant les nuages qui, sur l’horizon oriental, commençaient à se teinter de pourpre et de sang, enflammés par l’éternelle et mystérieuse espérance de l’aube. Au bout d’un moment, elle finit par dire : « Il fallait qu’elle te désire vraiment très fort… — Pour avoir essayé de sortir de l’eau comme elle a fait ? Je suppose qu’elle a dû commencer par vivre sur terre avant d’atteindre cette taille, et sans doute a-t-elle oublié, pendant un instant, qu’elle ne pouvait plus y revenir. — Mais avant cela, il a fallu qu’elle remonte les eaux puantes du Gyoll, puis le cours de cette petite rivière. Elle a vraisemblablement dû espérer s’emparer de toi au passage, mais elle s’est rendu compte qu’elle ne pouvait pas franchir le barachois, et c’est pourquoi elle t’a appelé. De toute façon, le voyage n’a pas dû être spécialement agréable pour quelqu’un habitué à circuler entre les étoiles… — Tu la crois donc ? — Après que tu eus disparu, et que je me suis retrouvée avec le Dr Talos, lui et Jolenta se moquèrent de moi et de ma candeur, parce que je croyais tous ceux que je croisais en route, les choses que Baldanders disait ou même celles qu’ils racontaient eux-mêmes. Mais dans cet ordre d’idée, je crois que les gens que l’on traite de menteurs disent en réalité la vérité plus souvent qu’ils ne mentent. C’est tellement plus facile ! Pourquoi venir raconter qu’elle t’a sauvé, si l’histoire n’est pas vraie ? Cette seule évocation aurait tout aussi bien pu te faire peur, en y repensant. Et pour ce qui est de nager entre les étoiles, quel intérêt d’aller s’en vanter, si c’est faux ! Il y a cependant quelque chose qui te tracasse, je le vois bien. Ne veux-tu pas me le dire ? » Je ne voulais pas entrer dans tous les détails de ma rencontre avec l’Autarque, et c’est pourquoi je lui répondis : « J’ai vu une image dans un livre, il n’y a pas longtemps, qui représentait un être vivant dans le gouffre ; il avait des ailes. Non pas comme des ailes d’oiseaux ; elles étaient taillées dans une matière continue, paraissaient très fines et étaient gigantesques. Des ailes faites pour battre à la lumière des étoiles. » Dorcas eut l’air intéressée. « Était-ce dans ton petit livre brun ? — Non, dans un autre livre. Je ne l’ai pas avec moi. — Au fait, cela me rappelle que nous devions chercher ce que raconte le livre brun à propos du Conciliateur. L’as-tu encore ? » Il était bien resté au fond de ma sabretache, mais se trouvait complètement imbibé d’eau ; je l’ouvris donc et le posai grand ouvert, à un endroit où le soleil allait donner. Une brise légère s’était levée pour caresser le visage de Teur qui venait de se tourner vers l’astre, et elle se mit à jouer avec les pages. Au bout d’un moment, je pus commencer à les tourner délicatement, et les dessins d’hommes, de femmes et de monstres accrochèrent mon regard tandis que nous parlions, se gravant ainsi dans mon esprit, où ils se trouvent encore. De temps en temps des phrases, ou même des fragments de phrases, brillaient de leur encre métallique, frappés par un rayon de lumière, avant de repasser dans l’ombre : « Guerrier sans âme ! » « Jaune lucide » « Par noyade ». Et plus loin : « Ces temps sont les temps anciens, de l’ancien monde. » Ou : « L’enfer n’a pas de limites, rien ne le circonscrit ; car là où nous sommes se trouve l’enfer et où se trouve l’enfer, là nous devons être. » « Tu ne veux pas le lire maintenant ? me demanda Dorcas. — Non, je veux savoir ce qui est arrivé à Jolenta. — Je l’ignore. Je dormais et j’étais en train de rêver à… aux sortes de choses auxquelles je rêve habituellement. Cette fois-ci, j’entrais dans une boutique de jouets. Des étagères couraient le long des murs, avec des poupées posées dessus ; un puits s’ouvrait au milieu du magasin, et des poupées étaient assises sur la margelle. Je me souviens m’être dit que mon bébé était encore trop petit pour avoir une poupée ; mais elles étaient si jolies que, comme je n’en avais jamais eu étant enfant, je pouvais toujours en acheter une en attendant que le bébé soit assez grand, et la sortir de temps en temps de sa boîte pour la regarder ou la placer devant le miroir de ma chambre. J’indiquai la plus jolie de toutes au marchand, mais lorsqu’il la prit pour me la donner (c’était l’une de celles posées sur la margelle) je vis que c’était Jolenta, et elle lui glissa des mains. Elle tomba longtemps avant d’atteindre l’eau noire au fond du puits. C’est alors que je me suis réveillée, et tout naturellement j’ai regardé si elle allait bien… — Et tu l’as trouvée en train de saigner ? » Dorcas acquiesça, et ses cheveux d’or pâle brillèrent dans la lumière. « Alors je t’ai appelé, deux fois, et c’est là que je t’ai aperçu sur le barachois, et que cette chose est sortie de l’eau pour te poursuivre. — Il n’y a aucune raison de pâlir ainsi, lui dis-je. Jolenta a été mordue par un animal, c’est évident. De quel genre, je n’en sais rien, mais à en juger d’après les morsures, il doit être de petite taille, et guère plus redoutable que n’importe quel animal aux dents aiguës et aux tendances agressives. — Écoute, Sévérian, je me souviens avoir entendu dire que, loin dans le Nord, on trouve des vampires suceurs de sang. Quand je n’étais qu’une enfant, quelqu’un essayait de me faire peur en m’en parlant. Puis, lorsque j’ai été plus grande, une chauve-souris ordinaire est entrée une fois dans la maison. On l’a tuée, et j’ai alors demandé à mon père si c’était un vampire, et s’il existait réellement des chauves-souris suceuses de sang. Il me répondit que oui, mais qu’elles vivaient dans le Nord, dans les forêts pleines de miasmes et de vapeurs du centre du monde. De nuit, elles viennent mordre les gens qui dorment et le bétail, et leur salive, qui est venimeuse, empêche le sang de se coaguler aux plaies que font leurs dents. » Dorcas s’arrêta, regardant le sommet des arbres. « Mon père disait aussi que la ville remontait peu à peu le long du fleuve en direction du nord depuis le début de son histoire, après avoir été un simple village autochtone à l’endroit où le Gyoll se jette dans la mer, et que ce serait terrible le jour où elle atteindrait la région infestée par les vampires, qui auraient la possibilité de se percher dans les bâtiments en ruine. Cela doit déjà être affreux pour les gens du Manoir Absolu. Nous ne devons pas encore en être si loin que cela… — J’en suis navré pour l’Autarque, répondis-je. Mais il me semble bien que c’est la première fois que tu m’en racontes autant à propos de ton passé. Te souviens-tu de ton père, maintenant, ainsi que de la maison où la chauve-souris a été tuée ? » Elle se leva ; je vis bien qu’elle s’efforçait de paraître calme, mais en réalité elle tremblait : « J’ai davantage de souvenirs chaque matin, après mes rêves. Cependant… il faut partir tout de suite, Sévérian. Jolenta va être très faible. Il lui faut de la nourriture, et boire de l’eau bien propre. Nous ne pouvons pas rester ici. » J’étais moi aussi torturé par la faim ; je remis donc le petit livre brun dans ma sabretache, et replaçai Terminus Est, de nouveau bien huilée, dans son fourreau. Dorcas fit un petit paquet de ses quelques affaires. Nous nous mîmes en marche, et allâmes chercher un gué bien au-delà du barachois. Jolenta était incapable d’avancer toute seule, et nous devions la soutenir de part et d’autre. Elle avait le visage tiré et ne parlait guère, bien qu’elle eût repris conscience ; tout au plus lâcha-t-elle deux ou trois mots par-ci par-là. Je remarquai pour la première fois la finesse de ses lèvres, la lèvre inférieure ayant en outre perdu de sa fermeté et pendant mollement, ce qui découvrait une gencive livide. Il me sembla que tout son corps, hier encore somptueux et opulent, venait de se ramollir comme de la cire. Si bien qu’au lieu de m’apparaître (ainsi que cela s’était déjà une fois produit) comme le type achevé de la femme épanouie, comparée à tout ce que Dorcas avait encore d’enfantin, elle me donna l’impression d’être comme une fleur en train de faner sur sa tige, et de représenter la toute fin de l’été, par rapport au printemps de Dorcas. Tandis que nous marchions sur un petit chemin poussiéreux, au milieu de cannes à sucre déjà plus hautes que moi, je me pris à penser de manière obsessionnelle combien je l’avais désirée pendant le peu de temps que je l’avais connue. Mes souvenirs, si vivants et si parfaits qu’ils sont plus contraignants que n’importe quel opiacé, me montraient la jeune femme telle que j’avais cru la voir la première fois, lorsqu’elle m’apparut dans les lumières de la scène dressée en plein champ par le Dr Talos, alors qu’avec Dorcas nous débouchions d’un petit bois. Rien ne fut plus étrange, le lendemain matin, que de constater qu’elle était aussi parfaite à la lumière du jour que dans le contre-jour flatteur des flambeaux nocturnes. Ce matin de notre départ vers le Nord fut l’un des plus glorieux dont je me souvienne. On prétend que l’amour et le désir ne sont que des cousins, et c’est ce que j’avais toujours cru, jusqu’à ce que je marche avec le bras flasque de Jolenta passé autour de mon cou. Mais cela n’est pas tout à fait vrai. L’amour que je portais aux femmes était plutôt comme la face obscure de l’idéal féminin dont j’avais nourri mes rêves – rêves de Valéria, rêve de Thècle, rêve d’Aghia, rêves de Dorcas, de Jolenta et de la compagne de Vodalus, la femme au visage en forme de cœur et à la voix de tourterelle, dont je savais maintenant qu’elle était la demi-sœur de Thècle, Théa. Si bien que tandis que nous avancions péniblement entre deux murs de cannes, alors que tout désir s’était envolé et que je ne pouvais regarder Jolenta qu’avec pitié, je découvris que, bien qu’ayant cru ne m’intéresser qu’à ses chairs roses débordantes et à la grâce maladroite de ses mouvements, en réalité, je l’aimais. 29. Les bouviers Durant presque toute la matinée, nous marchâmes au milieu des champs de cannes à sucre sans rencontrer âme qui vive. Dans la mesure où l’on pouvait s’en rendre compte, Jolenta ne me parut ni s’affaiblir ni regagner des forces. Mais était-ce la faim, l’effort épuisant d’avoir à la soutenir, ou les rayons sans pitié du soleil nous tombant droit dessus qui nous jouaient des tours, toujours est-il que par deux ou trois fois, alors que je lui jetais un regard du coin de l’œil, il me sembla que ce n’était pas Jolenta que je voyais, mais quelqu’un d’autre, une femme que je reconnaissais sans pouvoir cependant l’identifier. Mais si je tournais la tête pour mieux la regarder, cette impression (à la vérité très vague) disparaissait complètement. Ainsi se poursuivit notre progression, en silence la plupart du temps. Depuis que je l’avais reçue des mains de maître Palémon, c’était la première fois que Terminus Est me pesait, et, sous le baudrier, mon épaule s’endolorissait. Je coupai de la canne, que nous nous mîmes à mâcher pour en exprimer le jus sucré. Jolenta était constamment assoiffée, et comme elle ne pouvait marcher sans notre aide et n’était même pas capable de tenir son morceau de canne tout en avançant, il nous fallait nous arrêter régulièrement. Curieuse impression que de voir ces jambes élancées au modelé admirable, avec leurs chevilles fines et leurs cuisses rebondies, devenues aussi inutiles. Nous finîmes par atteindre l’extrémité des champs de cannes à sucre, et nous nous retrouvâmes sur les limites de la vraie pampa, semblable à un océan de graminées. On y voyait bien encore quelques arbres, mais ils étaient tellement disséminés les uns par rapport aux autres que l’on n’en apercevait guère que deux ou trois à la fois. Attachée par des morceaux de cuir brut, chacun de ces arbres portait la dépouille de quelque animal de proie, les pattes de devant écartées comme des bras. Il s’agissait dans la plupart des cas de tigres tachetés, très communs dans cette partie du pays ; mais je vis aussi quelques atroces, avec leur chevelure quasi humaine, et des smilodons à dents de sabre. Il n’en restait plus que les os, le plus souvent, mais certains de ces animaux vivaient encore, jetant ces plaintes qui, comme le croient les gens, servent à effrayer les autres tigres, atroces et smilodons, et à les dissuader de s’attaquer au bétail. Ce bétail constituait d’ailleurs pour nous un danger bien plus grand que les malheureux fauves. Les mâles ont la mauvaise habitude de charger tout ce qui passe à leur portée, et il nous fallait contourner chaque troupeau rencontré de manière à rester hors de leur vue, qu’ils ont fort médiocre, et surtout à nous placer sous le vent par rapport aux bêtes. J’étais à chaque fois obligé de laisser Dorcas soutenir Jolenta de son mieux, pour marcher en avant, plus près du troupeau que les deux femmes. À un moment donné, il me fallut éviter la charge d’un taureau par un bond de côté ; j’en profitai pour le décapiter d’un coup d’épée, et après avoir improvisé un feu d’herbes sèches, nous en rôtîmes des morceaux. À l’incident suivant, j’eus l’idée de me servir de la Griffe, après m’être rappelé la façon dont elle avait mis fin à l’attaque des hommes-singes ; et lorsqu’un taureau tout noir et rendu furieux s’élança sur moi, je lui présentai le joyau : il se mit aussitôt à trottiner et vint me lécher la main. Nous installâmes Jolenta sur son dos, soutenue par Dorcas, et je me mis à marcher à côté de sa tête, tenant la Griffe de manière qu’il puisse en voir la lumière bleue. Un smilodon vivant était attaché au premier arbre que nous rencontrâmes en cet équipage (ce fut d’ailleurs pratiquement le dernier que nous vîmes), et je craignis qu’il n’effrayât notre monture. Une fois que nous eûmes dépassé le fauve, j’eus l’impression de sentir son regard peser sur mon dos, le regard de ses yeux jaunes, gros comme des œufs de pigeon. Sans doute parce que ma langue s’enflait de la soif qui me tenaillait, je confiai la Griffe à Dorcas et retournai à l’arbre pour couper les liens du smilodon, ne pouvant m’empêcher de penser qu’il allait sûrement m’attaquer. Mais il tomba sur le sol, trop faible pour seulement tenir sur ses pattes, et, comme je n’avais pas d’eau à lui donner, je ne pus que l’abandonner. Un peu après midi, je remarquai la présence d’un charognard décrivant des cercles haut au-dessus de nos têtes. On dit qu’ils sentent venir la mort, et je me souvins qu’une ou deux fois, tandis que des compagnons s’activaient dans la salle d’examen, il nous avait fallu, en tant qu’apprentis, aller chasser à coups de pierres les vautours qui s’étaient installés sur la muraille d’enceinte en ruine, pour éviter qu’ils n’aggravent encore la réputation de la Citadelle. L’idée que Jolenta était peut-être sur le point de mourir me révoltait, et j’aurais donné cher pour avoir un arc avec lequel j’aurais pu abattre l’oiseau fatidique ; mais je n’avais rien d’approchant, et dus me contenter d’émettre ce vœu pieu. Les veilles passaient, interminables ; deux oiseaux plus petits vinrent se joindre au premier, et aux couleurs éclatantes de leur plumage, visibles par moments malgré l’altitude à laquelle ils volaient, je reconnus des cathartidés. Le premier, avec son envergure triple de celle des autres, devait donc être un tératornis des montagnes, un de ces oiseaux dont on dit qu’ils attaquent les alpinistes, griffant les visages de leurs serres empoisonnées, et les frappant du bord osseux de leurs grandes ailes jusqu’à ce qu’ils lâchent prise et tombent. De temps en temps, les deux autres s’approchaient un peu trop de lui, et il les attaquait ; lorsque cela se produisait, nous entendions parfois un cri aigu, lancé du haut des remparts de leur château atmosphérique. J’avais l’humeur macabre et, une fois, j’appelai les oiseaux du geste, pour qu’ils se joignent à nous. Tous trois plongèrent aussitôt ; je dus les menacer de mon épée, et j’évitai de les provoquer à nouveau. Lorsque l’horizon occidental eut presque rejoint le disque solaire, nous arrivâmes près d’une maison basse, faite en terre, et qui n’était guère plus qu’une hutte améliorée. Un homme émacié portant des guêtres de cuir était assis sur un banc et buvait du maté en ayant l’air profondément absorbé par l’observation des nuages. En réalité, il devait nous avoir aperçus bien avant que nous ne l’eussions nous-mêmes vu : il était petit et brun, presque de la couleur des murs de sa petite maison brune, tandis que nos silhouettes devaient se découper en contre-jour sur le ciel. Je cachai la Griffe dès que je vis le bouvier, un peu inquiet, toutefois, du comportement qu’allait avoir le taureau lorsqu’il ne l’aurait plus sous les yeux. En l’occurrence, il ne se passa rien, et il continua d’avancer paisiblement, les deux femmes toujours sur son dos. Lorsque nous fûmes près de la maison de terre, je les aidai à descendre ; l’animal leva le museau, huma le vent et me regarda de l’un de ses gros yeux. Du geste je lui montrai les herbes ondulant sous le vent, à la fois pour qu’il comprenne que je n’avais plus besoin de ses services et qu’il voie que j’avais les mains vides. Il s’éloigna au petit trot. Le bouvier détacha ses lèvres de la canule d’étain. « C’était un bœuf », dit-il. J’acquiesçai. « Nous en avions besoin pour porter cette malheureuse, qui est très malade ; c’est pourquoi nous l’avons emprunté. Est-il à vous ? Nous avons pensé que son propriétaire n’y verrait pas d’inconvénient, et d’ailleurs nous ne lui avons fait aucun mal. — Non, non. » Le bouvier eut un geste de dénégation plutôt vague. « J’ai posé la question simplement parce que lorsque je vous ai aperçus pour la première fois, je l’ai pris pour un destrier. Ma vue n’est plus aussi bonne que par le passé. » Il nous expliqua longuement combien ses yeux étaient autrefois perçants et ils l’étaient vraiment à en croire les exemples qu’il donnait. « Mais comme vous dites, ce n’était qu’un bœuf. » Cette fois-ci Dorcas et moi acquiesçâmes ensemble. « Voilà ce que c’est que de devenir vieux. J’aurais été capable de lécher la lame de ce coutelas, dit-il en frappant la garde de métal qui dépassait de sa large ceinture, de la lever vers le soleil et de jurer mes grands dieux avoir vu quelque chose dépasser entre les pattes de ce bœuf. Mais si j’étais un peu moins sot, je saurais que personne ne peut monter sur le dos d’un taureau de la pampa. Sauf la panthère rouge, et encore s’accroche-t-elle avec ses griffes, ce qui ne l’empêche pas d’en mourir, parfois. Ce doit être un pis que cet animal a hérité de sa mère, il n’y a pas de doute : je la connais bien, et elle en possède un. » Je lui répondis que je n’étais qu’un homme de la ville, et que j’étais fort ignorant en matière de bétail. « Ah, dit-il en se remettant à siroter son maté. Je suis encore plus ignorant que vous. Tout le monde, dans la région, fait partie de la classe des ignorants éclectiques, sauf moi. Vous avez entendu parler de ces gens que l’on appelle éclectiques ? Ils ne savent rien sur rien – que voulez-vous apprendre avec de tels voisins ? — S’il vous plaît, pourrions-nous conduire cette femme à l’intérieur pour qu’elle puisse s’étendre ? demanda alors Dorcas. J’ai bien peur qu’elle ne soit en train de mourir. — Je vous ai dit que je ne savais rien. Vous devriez demander à cet homme ici présent, qui est capable de mener un bœuf – j’ai bien failli dire un taureau – comme un chien. — Mais il ne peut pas l’aider ! Vous seul le pouvez. » Le bouvier me regarda d’un œil, et je compris qu’il se sentait très satisfait d’avoir confirmé que c’était moi, et non Dorcas, qui avait maîtrisé le taureau. « Je suis vraiment désolé pour votre amie, répliqua-t-il, qui, je le vois, a dû être une femme ravissante, autrefois. Mais même si je suis resté assis ici à lancer des plaisanteries, j’ai moi aussi un ami, et actuellement il est couché à l’intérieur. Vous dites craindre que votre amie ne soit en train de mourir. Moi je sais que mon ami se meurt, et je voudrais bien qu’il puisse partir en paix. — Nous comprenons. Mais nous ne le dérangerons pas ; nous pourrions même lui être d’une certaine aide. » Le bouvier regarda Dorcas, puis tourna à nouveau les yeux vers moi. « Vous êtes des gens bizarres, mais qu’est-ce que j’en sais ? Rien de plus que ces ignorants d’éclectiques. Entrez, si vous le voulez. Mais ne faites pas de bruit, et n’oubliez pas que vous êtes mes invités. » Il se leva et ouvrit la porte, qui était tellement basse qu’il me fallut m’incliner pour la franchir. La maison ne comportait qu’une seule pièce, fort sombre, qui sentait la fumée. Un homme beaucoup plus jeune et, me sembla-t-il, nettement plus grand que notre hôte, gisait sur un grabat placé près du foyer. Il avait la même peau brune que lui, mais l’absence de sang en dessous la rendait grisâtre ; on aurait dit que son front et ses joues avaient été enduits de boue. Il n’y avait pas d’autre literie que la paillasse sur laquelle était couché le malade, et, après avoir étendu sur le sol de terre battue la couverture en haillons de Dorcas, nous aidâmes Jolenta à s’y étendre. Elle ouvrit les yeux quelques instants. Aucune conscience ne s’y reflétait, et leur belle couleur vert clair s’était fanée comme pâlit au soleil une teinture de mauvaise qualité. Notre hôte secoua la tête et murmura : « Elle ne va pas tenir beaucoup plus longtemps que cet éclectique ignorant de Manahen. Peut-être même encore moins. — Elle a besoin d’eau, lui dit Dorcas. — À l’arrière de la maison, dans le tonneau sous le chéneau. Je vais en chercher. » Dès que la porte se fut refermée, je repris la Griffe. Cette fois, elle brilla d’un tel éclat de bleu de cyan que j’avais l’impression que la lumière allait percer les murs. Le jeune homme étendu sur le grabat inspira profondément, puis rejeta l’air dans un soupir. Aussitôt, je cachai la Griffe. « Elle ne lui a rien fait, dit Dorcas. — L’eau peut-être lui fera du bien. Elle a perdu une grande quantité de sang. » Dorcas s’agenouilla et voulut arranger les cheveux de Jolenta. Ils devaient être en train de tomber, comme ceux d’une vieille femme, ou comme cela arrive parfois aux personnes qui souffrent d’une très forte fièvre, car il y en eut tellement qui restèrent dans les paumes moites de Dorcas que je pus parfaitement les voir, en dépit de la pénombre dans laquelle nous nous trouvions. « Je crois qu’elle a toujours été malade, murmura Dorcas. Depuis que je la connais, en tout cas. Le Dr Talos lui donnait quelque chose qui la faisait se sentir mieux pendant un certain temps, mais il l’a chassée, maintenant. Il faut dire qu’elle était très exigeante, et il se venge comme cela. — Je n’arrive pas à croire qu’il avait l’intention de la conduire à une telle extrémité. — Moi non plus, en vérité. Écoute, Sévérian ; lui et Baldanders vont certainement cesser de faire du théâtre et se mettre à espionner le pays. Nous devrions pouvoir les retrouver. — Espionner ? » Je dus avoir l’air aussi surpris que je l’étais en fait. « Eh bien, il m’a toujours semblé qu’ils circulaient au moins autant pour savoir ce qui se passait dans le monde que pour gagner de l’argent ; une fois, d’ailleurs, le Dr Talos l’a presque admis devant moi, sans toutefois préciser ce qu’ils cherchaient au juste à savoir. » Le bouvier revint, une gourde à la main. Je soulevai Jolenta et la maintins en position assise, et Dorcas porta l’embout à ses lèvres. De l’eau tomba et se répandit sur les haillons de la malade, mais il y en eut un peu qui lui coula dans la gorge, et quand la gourde fut vide et que le bouvier alla la remplir à nouveau, elle réussit à en avaler. Je demandai au bouvier s’il savait où se trouvait le lac Diuturna. « Je ne suis qu’un ignorant, répondit-il. Même à cheval, je n’ai jamais été jusque-là. » Puis, faisant un geste : « C’est vers le nord-ouest. Voulez-vous vous y rendre ? » J’acquiesçai. « Il faudra alors passer par un endroit maléfique. Peut-être même plusieurs. Mais en tout cas, vous ne pourrez pas éviter la ville de pierre. — Il y a donc une ville par là-bas ? — Une ville, en effet ; mais pas d’habitants. Les éclectiques ignorants qui demeurent par ici sont persuadés que quelle que soit la route empruntée, la ville de pierre se déplace pour se retrouver sur votre chemin. » Le bouvier rit doucement, puis redevint sérieux. « Mais c’est faux. La ville de pierre, en réalité, ploie le chemin que suit votre monture, si bien qu’on la voit devant soi alors que l’on croit la contourner. Comprenez-vous ? J’ai bien l’impression que non…» Je me souvins des Jardins botaniques, et je hochai affirmativement la tête. « Si, je comprends ; continuez. — Mais de toute façon, si vous allez vers le nord-ouest, vous serez obligés de passer par la ville de pierre. Elle n’aura même pas besoin d’infléchir votre route. Certains n’y trouvent que des murs en ruine, tandis que d’autres, à ce qu’on dit, y découvrent des trésors. Certains en reviennent avec des histoires nouvelles à raconter, mais d’autres n’en reviennent jamais. Aucune de ces deux femmes n’est vierge, je suppose ? » Dorcas sursauta, et je secouai la tête négativement. « C’est aussi bien, car ce sont les vierges qui en reviennent le plus rarement. Essayez de la traverser de jour, avec le soleil sur l’épaule droite le matin, et dans l’œil gauche un peu plus tard. Si vous êtes surpris par la nuit, ne vous arrêtez pas, ne vous détournez pas de votre route. Restez toujours dans l’axe de la constellation du Ihuaivulu, dès qu’elle se mettra à briller. » J’acquiesçai et étais sur le point de lui demander davantage de détails, lorsque le malade ouvrit les yeux et se dressa sur son séant. Sa couverture tomba, et je pus voir qu’un bandage taché de sang lui entourait le buste. Il tressaillit, me fixa brusquement et cria quelque chose. Instantanément, je sentis la lame froide du poignard du bouvier s’appuyer contre ma gorge. « Il ne te fera pas de mal », répondit-il au malade ; il s’exprimait dans le même dialecte, mais je pus le comprendre car il parlait plus lentement. « Je ne crois pas qu’il sache qui tu es. — Mais je te le dis, père : c’est le nouveau licteur de Thrax. Ils en ont fait demander un, et les clavigères ont dit qu’il allait arriver. Tue-le ! Sinon il tuera tous ceux qui ne sont pas encore morts. » Je fus stupéfait de l’entendre parler de Thrax, qui se trouvait encore tellement loin. J’aurais voulu le questionner. Je crois que j’aurais pu arriver à lui parler, ainsi qu’à son père, et réussir à rétablir la paix, mais Dorcas frappa le vieil homme avec la gourde – geste de femme bien futile, qui ne lui fit guère de mal même si la gourde se brisa. Il tenta de l’atteindre de son poignard recourbé à double tranchant, mais je lui attrapai le bras auparavant et le lui cassai, avant de briser aussi son arme sous mon talon de botte. Manahen, son fils, essaya de se lever ; mais si la Griffe lui avait rendu la vie, elle n’avait tout de même pas restauré ses forces, et Dorcas n’eut aucun mal à le repousser sur son grabat. « Nous allons mourir de faim », gémit le bouvier. Son visage tanné était tordu par l’effort qu’il faisait pour ne pas crier de douleur. « Vous avez pris soin de votre fils, lui répondis-je. Il sera bientôt en état de prendre soin de vous. Qu’est-ce qu’il a donc fait ? » Aucun des deux hommes ne voulut répondre. Je réduisis la fracture et fabriquai une attelle sommaire ; Dorcas et moi allâmes manger et dormir à l’extérieur, après leur avoir dit à tous deux que nous les tuerions si nous entendions seulement s’ouvrir la porte, ou s’ils faisaient quoi que ce fut à Jolenta. Au matin suivant, alors qu’ils dormaient encore, je touchai avec la Griffe le bras cassé du bouvier. Un destrier était attaché non loin de la maison, et sur son dos je pus en attraper un deuxième pour Dorcas et Jolenta. Comme je les ramenais, je me rendis soudain compte que les murs de terre de la masure étaient devenus tout verts dans le cours de la nuit. 30. Réapparition du Blaireau En dépit de ce que m’avait raconté le bouvier, je comptais bien trouver au moins un village comme Saltus, où nous pourrions nous procurer de l’eau pure, un endroit pour nous reposer, et pour quelques as, acheter de la nourriture. Au lieu de cela, nous tombâmes sur une ville fantôme complètement en ruine. Le chiendent poussait entre les pierres pourtant solides qui pavaient autrefois les rues, si bien que, de loin, c’est à peine si son sol se distinguait de celui de la pampa environnante. Les colonnes écroulées gisaient au milieu des herbes folles comme des troncs d’arbres abattus par la fureur d’une tempête ; quelques-unes étaient encore debout, mais brisées, et d’un blanc aveuglant sous le soleil. Des lézards aux yeux noirs brillants et au dos hérissé de pointes restaient comme pétrifiés dans la lumière. Les bâtiments se réduisaient à de simples monticules sur lesquels l’herbe poussait, encore plus dense, grâce au lœss amené par le vent. Il n’y avait aucune raison pour nous faire changer de destination, c’est pourquoi nous continuâmes vers le nord-ouest, en sollicitant nos montures. Pour la première fois, je pris conscience de l’existence de montagnes en face de nous. Encadrées par l’arche d’une ruine, elles n’étaient qu’une ligne un peu plus bleue posée sur l’horizon ; on sentait cependant leur présence, comme nous sentions celle de nos clients devenus fous au troisième niveau des oubliettes, alors qu’ils ne faisaient jamais un pas vers le deuxième niveau, ni même hors de leurs cellules. Le lac Diuturna s’étendait quelque part dans ces montagnes. Et Thrax également. Pour autant que je susse, les pèlerines erraient entre leurs pics et leurs précipices, et soignaient les blessés de la guerre sans fin qui se poursuivait contre les Asciens. Cela aussi se passait dans les montagnes ; là, des centaines de milliers d’hommes avaient laissé la vie pour la conquête d’un col. Or nous étions arrivés dans une ville où, à part le croassement du corbeau, pas une voix ne se faisait entendre. Nous avions emporté de l’eau dans des outres en peau prises chez le bouvier, mais il n’en restait presque plus. Jolenta était encore plus faible, et j’étais du même avis que Dorcas : si nous n’en trouvions pas avant le soir, elle allait certainement mourir. Exactement au moment où Teur roulait sur le soleil, nous tombâmes sur une table de sacrifice brisée, dont le bassin contenait encore un peu d’eau de pluie. Elle était stagnante et sentait mauvais, mais, en désespoir de cause, nous laissâmes Jolenta en avaler quelques gorgées, qu’elle vomit aussitôt. Le mouvement de Teur ne tarda pas à révéler la lune, dont la rondeur était maintenant bien entamée, et sa lumière verdâtre et pâle vint remplacer celle plus brillante du soleil que nous avions perdue. Tomber sur le plus pauvre des feux de camp nous aurait paru un miracle ; ce que nous vîmes en fait était plus étrange, mais de prime abord moins surprenant. Dorcas venait de m’indiquer quelque chose à l’est ; je regardai et crus voir, un moment plus tard, un météore. « C’est une étoile filante, dis-je. N’en avais-tu encore jamais vu ? Il y en a de vraies pluies, parfois. — Non ! C’est un bâtiment, ne vois-tu pas ? Regarde sa forme plus sombre contre le ciel. Il doit posséder un toit plat, et il y a quelqu’un qui s’y trouve avec du silex et un morceau de fer. » J’étais sur le point de lui dire qu’elle avait trop d’imagination, lorsqu’un rougeoiement très faible, à peine plus gros, vu d’où nous étions, qu’une tête d’épingle, apparut à l’endroit où l’étoile était tombée. Deux respirations plus tard, une petite langue de flamme s’éleva. Ce n’était pas tellement loin, mais l’obscurité et les pierres effondrées qu’il nous fallait franchir en donnaient l’impression ; le temps de nous retrouver à proximité, le feu fut assez brillant pour que nous puissions apercevoir trois silhouettes accroupies à côté. « Nous avons besoin de votre aide, lançai-je. Cette femme est en train de mourir. » Toutes trois levèrent la tête, et une voix criarde de vieille femme demanda : « Qui parle ? Je viens d’entendre une voix d’homme, et je ne vois pas d’homme. Qui êtes-vous ? — Par ici », répondis-je, en rejetant ma cape de fuligine ainsi que mon capuchon. « Sur votre gauche. J’ai des vêtements sombres, c’est tout. — En effet… en effet. Qui est en train de mourir ? Pas la petite aux cheveux pâles… non, la grosse à la tignasse rousse. Nous avons du vin et un feu, ici, comme seuls et uniques remèdes. Faites le tour, vous trouverez l’escalier de l’autre côté. » Je conduisis les animaux derrière la construction, comme la femme nous avait dit. Le mur arrêtait la lumière de la lune, trop basse sur l’horizon, et nous nous retrouvâmes dans le noir le plus complet ; je trébuchai sur des marches grossières, sans doute faites à partir de pierres détachées que l’on avait empilées le long du bâtiment. Après avoir entravé les deux destriers, je pris Jolenta dans mes bras et la portai, tandis que Dorcas me précédait pour tâter du pied l’escalier improvisé et m’avertir de ses dangers. Une fois que nous fûmes sur le toit, je constatai qu’il n’était pas plat, et que sa pente était suffisante pour me faire craindre de trébucher à chaque pas. Sa surface dure et inégale semblait être constituée de tuiles ; à un moment donné, l’une d’elles se détacha, et je l’entendis racler et cogner contre les autres, puis franchir le bord du toit avant d’aller se fracasser sur les blocs empilés en dessous. Lorsque je n’étais encore qu’un apprenti bien trop jeune pour recevoir des commissions autres que les plus simples, on m’avait donné une fois une lettre à porter à la tour des Sorcières, au-delà de notre Ancienne Cour. (J’appris, beaucoup plus tard, qu’il y avait d’excellentes raisons à choisir quelqu’un qui fût encore loin d’être pubère pour porter les messages qu’exigeait notre voisinage.) Maintenant que je sais l’horreur que notre propre tour inspire non seulement aux gens du quartier mais également – et si ce n’est à un plus grand degré – aux autres résidents de la Citadelle, le souvenir de mes terreurs d’alors ne manque pas d’un certain piquant par leur naïveté ; cependant, pour le petit garçon sans intérêt que j’étais, elles étaient bien réelles. Les apprentis plus âgés racontaient d’épouvantables histoires à leur sujet, et j’avais vu des garçons sans conteste plus courageux que moi pâlir à l’idée de s’y rendre. Aux fenêtres de leur tour, la plus maigre de la Citadelle qui en comptait pourtant des myriades, la nuit, on voyait d’étranges lumières colorées. Les cris que nous entendions filtrer à travers les hublots de notre dortoir, ne provenaient pas, comme chez nous, de salles d’examen souterraines, mais des plus hauts niveaux ; et nous savions que c’étaient les sorcières elles-mêmes qui les poussaient et non pas leurs clients puisque, dans l’acception que nous donnions à ce terme, elles n’en avaient pas. Ces cris n’étaient pas non plus ceux de la folie, non plus que des hurlements d’angoisse, comme chez nous. On m’avait fait me laver les mains pour que l’enveloppe ne soit pas souillée, et c’est avec une pénible conscience de leur humidité et de leur rougeur que j’entrepris de traverser l’étendue de la cour où de nombreuses flaques d’eau étaient prises par le gel. En esprit je m’imaginai une sorcière dont l’immense dignité m’humilierait, et qui ne répugnerait pas à me punir d’une manière particulièrement repoussante pour avoir osé porter une lettre avec des mains aussi rouges ; après quoi, elle me renverrait à maître Malrubius avec une réponse méprisante à donner. Je devais être encore très petit, de fait, puisqu’il me fallut sauter pour atteindre le marteau de la porte ; et j’entends encore le claquement des semelles trop fines de mes chaussures sur la pierre du seuil, creusée par l’usure. « Oui ? » Le visage qui me regardait se tenait à peine plus haut que le mien. Il faisait partie de cette catégorie – mais particulièrement remarquable dans le genre, parmi les centaines de milliers de visages que j’ai pu voir – qui évoque immédiatement des idées de beauté et de maladie. La sorcière à laquelle il appartenait me parut âgée, alors qu’elle devait avoir vingt ans tout au plus ; mais elle n’était pas grande, et se tenait dans cette position courbée qui est souvent caractéristique d’un très grand âge. Son visage était tellement délicat et blanc qu’il aurait pu avoir été sculpté dans de l’ivoire par un maître. Sans un mot, je lui tendis ma lettre. « Suis-moi », dit-elle. La phrase que je redoutais venait de tomber, mais maintenant qu’elle avait été proférée, elle me parut avoir été tout aussi inévitable que la ronde des saisons. La tour dans laquelle je pénétrai était très différente de la nôtre, à la solidité oppressante, bâtie de plaques de métal assemblées de manière tellement précise qu’elles s’étaient fondues les unes dans les autres avec les siècles, pour ne plus former qu’une seule masse ; quant aux étages inférieurs, ils étaient chauds et ruisselants d’humidité. Rien ne paraissait solide dans la tour des Sorcières, et en réalité peu de choses l’étaient. Des années plus tard, maître Palémon m’expliqua qu’elle constituait, de très loin, la construction la plus ancienne de la Citadelle, et que, bâtie à une époque où les plans des tours n’étaient guère qu’une imitation de l’anatomie humaine en matière inanimée, les squelettes d’acier n’étaient prévus que pour supporter une enveloppe des plus légères. Avec les siècles, le squelette de la tour s’était peu à peu dégradé sous l’effet de la corrosion, jusqu’à ce que la structure qu’il avait autrefois soutenue ne tienne plus que grâce aux réparations et aux renforts mis un peu partout par les générations passées. Des salles trop grandes se trouvaient séparées par des murs guère plus épais que des draperies ; il n’y avait plus un seul plancher qui fut horizontal ni un escalier qui fût droit ; toutes les rampes sur lesquelles je m’appuyai machinalement me parurent sur le point de me rester dans les mains. Des dessins gnostiques avaient été exécutés sur les murs avec des craies blanches, vertes ou pourpres, mais il n’y avait que très peu de mobilier, et l’air me parut plus froid qu’à l’extérieur. Après avoir emprunté plusieurs escaliers et une échelle dont les barreaux étaient taillés dans les branches non écorcées d’un arbuste odoriférant, je fus introduit en présence d’une vieille femme installée sur la seule chaise que j’avais vue jusqu’ici ; elle était en train d’examiner, à travers un dessus de table vitré, ce qui me parut être un paysage artificiel peuplé d’animaux handicapés et sans poil. Je lui remis ma lettre et fus reconduit ; mais, pendant le bref instant où elle m’avait regardé, je l’avais assez bien vue pour que son visage, comme celui de la jeune-vieille femme qui m’avait accompagné, me restât gravé définitivement dans la mémoire. Si je raconte maintenant cet incident de mon enfance, c’est parce qu’il me sembla, au moment où je déposai Jolenta sur les tuiles auprès du feu, que les femmes qui se trouvaient accroupies à côté étaient ces deux mêmes sorcières. La chose était impossible ; la vieille femme à laquelle j’avais remis mon pli devait être morte, et la jeune, si elle vivait encore, avoir trop changé pour être reconnue tout de suite, comme ce devait être aussi le cas pour moi. Et pourtant, les deux visages qui se tournèrent vers moi étaient ceux dont je me souvenais. Peut-être n’y a-t-il que deux sorcières dans tout l’univers, qui renaissent sans fin… « Qu’est-ce qui lui arrive ? » demanda la plus jeune des deux. Dorcas et moi le lui expliquâmes de notre mieux. Bien avant que nous eussions terminé, la plus âgée avait posé la tête de Jolenta sur ses genoux, et après avoir glissé le goulot d’une bouteille en céramique dans sa bouche, essaya de la forcer à boire. « Cela lui porterait tort s’il avait sa force normale, commenta-t-elle. Mais il y a trois parts d’eau pour une de vin. S'il est vrai que vous ne voulez pas la voir mourir, vous avez eu de la chance de tomber sur nous. Mais va-t-elle aussi avoir de la chance, je ne saurais dire. » Je la remerciai et lui demandai où était passée la troisième personne que nous avions aperçue près du feu. La vieille femme soupira et me regarda quelques instants avant de revenir à Jolenta. « Il n’y avait que nous deux, intervint la plus jeune. Vous avez vu trois personnes ? — Parfaitement, dans la lumière du feu. Votre grand-mère – si c’est bien le cas – est la personne qui m’a répondu. Vous et celui ou celle qui était avec vous avez simplement levé la tête, puis vous vous êtes à nouveau inclinés. — Ce n’est pas ma grand-mère, mais la Cuméenne. » C’est un mot que j’avais déjà entendu, mais, pendant un moment, je ne pus me souvenir où. Aussi immobile que celui d’une oréade dans un tableau, le visage de la plus jeune ne me donnait pas la moindre indication. « La devineresse, expliqua Dorcas. Et vous, qui êtes-vous ? — Son acolyte ; mon nom est Merryn. Il est significatif, peut-être, que vous, qui êtes trois, ayez vu trois personnes auprès du feu, tandis que nous qui n’étions que deux, n’avons vu tout d’abord que deux silhouettes. » Elle lança un regard à la Cuméenne comme pour chercher confirmation, et semblait l’avoir obtenue lorsqu’elle se tourna à nouveau vers nous ; les yeux de la Cuméenne n’avaient pourtant pas cillé. « Je suis certain d’avoir vu une troisième personne, d’une corpulence nettement plus forte que vous deux, dis-je. — C’est une soirée étrange, et ceux qui chevauchent la brise nocturne choisissent parfois d’emprunter une apparence humaine. Reste à savoir pourquoi une telle puissance a souhaité vous apparaître en particulier. » L’effet produit par ses yeux sombres et son visage serein était si grand, que je me serais laissé convaincre si Dorcas, d’un signe de tête presque imperceptible, n’avait réussi à me faire comprendre que le troisième membre du groupe rassemblé autour du feu avait tout aussi bien pu disparaître discrètement, en allant se cacher de l’autre côté du toit, près du pignon. « Elle peut survivre, dit la Cuméenne sans détourner son regard du visage de Jolenta. Bien qu’elle ne le souhaite pas. — Encore heureux pour elle que vous ayez eu tout ce vin », remarquai-je. La vieille femme ne mordit pas à l’hameçon, se contentant de répondre : « Oui, en effet. Pour vous et peut-être même pour elle. » Merryn saisit un tison pour faire reprendre le feu. « Il n’y a pas de mort. » Je me pris à rire un peu, surtout, je crois, parce que je n’étais plus aussi inquiet pour Jolenta. « Ceux de ma profession pensent autrement. — Ceux de votre profession se trompent. » Jolenta murmura alors : « Docteur ? » C’était la première fois, depuis le matin, qu’elle parlait. « Vous n’avez pas besoin d’un médecin, en ce moment, dit Merryn. Quelqu’un de bien mieux s’occupe de vous. » La Cuméenne marmonna : « C’est son amant qu’elle cherche. — Lequel n’est donc pas cet homme en fuligine, mère ? Aussi, je le trouvais bien ordinaire pour elle. — Ce n’est qu’un bourreau ; celui qu’elle cherche est pire. » Merryn hocha la tête pour elle seule, puis nous dit : « Sans doute n’avez-vous pas envie de la déplacer encore cette nuit, mais nous sommes dans l’obligation de vous le demander. Vous trouverez cent autres endroits bien plus favorables pour installer votre campement, de l’autre côté des ruines ; il serait dangereux pour vous de rester ici. — Un danger de mort ? demandai-je. Vous venez de dire vous-même que la mort n’existait pas. Que craindrais-je donc, si je vous crois ? Et si je ne vous ai pas crue, pourquoi vous croirais-je maintenant ? » Malgré tout, je me levai pour m’en aller. La Cuméenne leva les yeux. « Elle va bien, croassa-t-elle. Cependant elle ne le sait pas, et parle mécaniquement, comme un étourneau dans sa cage. La mort n’est rien, et c’est pour cette raison que vous devez la craindre. Que peut-on craindre de pire ? » Je ris de nouveau. « Je suis incapable de discuter avec quelqu’un d’aussi sage que vous. Mais comme vous nous avez donné toute l’aide que vous pouviez offrir, nous allons partir, comme vous le souhaitez. » La Cuméenne me laissa lui reprendre Jolenta, tout en répondant : « Ce n’est pas ce que je souhaite. Mon acolyte croit encore que l’univers doit lui obéir, comme un échiquier sur lequel elle pourrait librement disposer les pièces, selon le plan de son choix. Les Mages ont cru bon de me compter parmi eux lorsqu’ils ont rédigé leur courte liste ; mais j’y perdrais ma place si j’oubliais que des gens comme nous ne sont que des petits poissons qui doivent suivre des courants invisibles, sous peine de s’épuiser à chercher leur nourriture. Il faut maintenant envelopper cette pauvre créature dans votre manteau et la laisser près de mon feu. Lorsque ce lieu sortira de l’ombre de Teur, j’examinerai à nouveau sa blessure. » Je restai debout, tenant toujours Jolenta, incertain sur la conduite à tenir. Les intentions de la Cuméenne paraissaient amicales, certes, mais sa métaphore m’avait rappelé le souvenir désagréable de l’ondine. À observer son visage, j’en vins à douter qu’elle fût une vieille femme, ne me rappelant que trop clairement le moment où les cacogènes avaient retiré leurs masques, révélant leurs visages hideux lorsque Baldanders s’était précipité sur eux. « Vous me rendez honteuse, mère, dit Merryn. Dois-je l’appeler ? — Il nous a entendus et viendra sans être appelé. » Elle avait raison. J’entendais déjà un frottement de bottes de l’autre côté du pignon. « Vous êtes alarmé ; pourquoi ne pas déposer la jeune femme, comme je vous l’ai dit, et tirer votre épée pour défendre votre belle ? Cependant, il n’y en aura nul besoin. » Avant même qu’elle ait fini de parler, j’apercevais un haut chapeau sur une grosse tête, puis de larges épaules dont la silhouette se dessinait sur le ciel nocturne. Je déposai Jolenta près de Dorcas et tirai Terminus Est. « Inutile, dit une voix grave. Complètement inutile, mon jeune ami. Je serais venu refaire connaissance depuis un moment, mais je ne savais pas si la châtelaine le souhaitait. Mon maître – et le vôtre – vous envoie ses salutations. » C’était Hildegrin. 31. La purification « Vous pourrez dire à votre maître que j’ai transmis son message », dis-je. Hildegrin sourit. « Et n’avez-vous pas de réponse à transmettre, écuyer ? Souvenez-vous, je suis celui qui vient du plus secret du chêne. — Non, répondis-je, aucune. » Dorcas leva les yeux. « Moi si. J’ai parlé avec quelqu’un, dans les jardins du Manoir Absolu, qui m’a dit que je rencontrerais une personne qui s’identifierait par ces mots, et que je devrais alors lui répondre : « Quand les feuilles auront poussé, le bois doit s’avancer vers le nord. » » Hildegrin posa un doigt contre son nez. « Tout le bois ? A-t-il bien dit cela ? — J’ai répété exactement ses propres paroles, sans rien ajouter ni retrancher. — Dorcas, demandai-je. Pourquoi ne m’en avoir rien dit ? — Nous n’avons pas eu beaucoup d’occasions de rester seuls pour parler depuis que nous nous sommes retrouvés à la croisée des chemins. En outre, j’avais bien compris que savoir cela pouvait être dangereux, et il n’y avait aucune raison de te faire aussi courir ce danger. C’est l’homme qui a donné tout cet argent au Dr Talos qui me l’a dit. Mais il n’en a pas fait part au Dr Talos ; je le sais, parce que j’ai écouté toute leur conversation. Il m’a simplement expliqué qu’il était ton ami, puis il m’a donné le mot de passe. — Et t’a dit de me le confier. » Dorcas secoua la tête. Le rire étouffé, grave et sourd de Hildegrin aurait tout aussi bien pu venir des entrailles de la terre. « Bon, tout cela n’a plus tellement d’importance, non ? Le message a été transmis, et pour ma part, je peux bien vous dire que ça m’aurait été égal d’attendre encore un petit peu pour l’avoir. Mais nous sommes tous amis, ici, sauf peut-être la jeune femme malade, et je n’ai pas l’impression qu’elle puisse entendre ce que nous racontons, et encore moins comprendre ce que nous disons si elle l’entend. Comment avez-vous dit qu’elle s’appelait, déjà ? Je n’entendais pas très bien quand j’étais de l’autre côté du toit. — Vous n’avez pas entendu parce que je n’ai pas prononcé son nom, répondis-je. Elle s’appelle Jolenta. » Comme j’articulais Jolenta, je la regardai et, à la lumière du feu, je me rendis compte qu’elle n’était plus Jolenta, qu’il ne restait plus rien, dans ce visage hagard, de la ravissante jeune femme qu’avait aimée Jonas. « Et c’est une morsure de chauve-souris qui l’a mise dans cet état ? Elles ont donc acquis une force peu commune depuis quelque temps. J’ai moi-même été mordu par deux fois. » Je jetai un regard aigu à Hildegrin, qui ajouta : « Certes, je l’ai déjà vue, mon jeune Sieur, et je connais aussi la petite Dorcas. Vous ne vous imaginez tout de même pas que je vous aurais laissé quitter les Jardins botaniques, avec l’autre drôlesse, sans une petite escorte ? Surtout après avoir mentionné que vous alliez vous rendre dans le Nord et aussi participer à un duel contre un officier des septentrions… J’ai assisté au combat, et j’ai vu comment vous aviez fait perdre la tête à l’autre – j’ai contribué à sa capture, au fait, car je pensais qu’il faisait peut-être bien partie du Manoir Absolu. J’étais aussi derrière les gens qui constituaient votre public quand vous étiez en scène, ce même soir. Ce n’est que lors de la panique à la porte de Compassion que je vous ai perdu de vue, le jour suivant. Je vous ai donc observé, et elle également, quoique, à vrai dire, il n’en reste pas grand-chose, en dehors de ses cheveux ; et on dirait que même eux ont changé. » S’adressant à la Cuméenne, Merryn demanda : « Dois-je le leur dire, mère ? » La vieille femme acquiesça. « Si tu le peux, mon enfant. — Elle a été imprégnée d’un charme qui l’a rendue belle. Il est en train de disparaître rapidement à cause de tout le sang qu’elle a perdu et des efforts physiques qu’elle a dû faire. Au matin, c’est à peine s’il en restera des traces. » Dorcas eut un mouvement de recul. « Vous voulez parler de magie ? — Il n’y a pas de magie, seulement du savoir, un savoir plus ou moins caché. » Hildegrin contemplait Jolenta pensivement. « Je ne savais pas qu’il était possible d’altérer autant l’apparence. Voilà qui pourrait se révéler utile, fort utile, même. Votre maîtresse peut-elle faire cela ? — Si elle en a la volonté, elle peut faire bien davantage. — Mais comment a-t-on procédé ? murmura Dorcas. — On a injecté dans son sang des substances tirées des glandes de certains animaux, pour transformer la façon dont ses chairs étaient disposées. Cet artifice lui a donné une taille mince, des seins comme des melons et le reste à l’avenant. Un nettoyage et l’utilisation de préparations particulières pour la peau lui ont donné sa fraîcheur. Ses dents ont aussi été nettoyées, certaines ont été retirées et remplacées par des couronnes – il y en a une qui est d’ailleurs déjà tombée, si vous regardez bien. Ses cheveux ont été teints, et épaissis à l’aide de fils de soie cousus sur son cuir chevelu. L’essentiel de son système pileux a dû également être supprimé, et cela au moins restera comme ça. Mais le plus important est que la beauté lui a été promise au cours d’une transe ; ce sont des promesses auxquelles on croit dur comme fer, et sa conviction d’être belle entraîne la vôtre. — Ne peut-on rien faire pour elle ? demanda Dorcas. — Moi je ne saurais pas, et ce n’est pas le genre de chose qu’entreprend la Cuméenne, sauf en cas d’extrême besoin. — Mais elle vivra ? — Comme vous l’a dit la mère : oui, mais elle n’en aura pas l’envie. » Hildegrin s’éclaircit la gorge et cracha en direction du rebord du toit. « Bon, voilà qui est réglé. Vous avez fait tout ce que vous pouviez pour elle, on ne peut plus rien. Si l’on en venait maintenant à la raison de notre présence ici ? Comme vous l’avez dit, Cuméenne, c’est une chance qu’ils soient passés par là, tous les trois. J’ai le message que j’attendais, et ce sont des amis du Seigneur de la Forêt, tout comme moi. Ce bel écuyer peut m’aider à capturer Apu-Punchau, et je serai bigrement content de l’avoir en renfort, après que mes deux collègues ont été tués sur la route. Qu’est-ce qui nous empêche de commencer maintenant ? — Rien, murmura la Cuméenne. L’étoile est dans sa phase ascendante. » Dorcas prit la parole. « Si nous devons vous aider en quelque chose, pourrions-nous au moins savoir de quoi il s’agit ? — De faire revenir le passé, répondit pompeusement Hildegrin. Un fameux plongeon dans la période de la grandeur de Teur. Un certain personnage a autrefois habité dans la maison sur le toit de laquelle nous nous tenons en ce moment, un personnage qui savait bien des choses qui pourraient nous être utiles. J’ai l’intention de l’enlever. Un exploit qui sera l’apogée, si je puis dire, d’une carrière que l’on considère déjà comme passablement spectaculaire dans certains milieux au courant. » Je demandai alors : « Vous allez ouvrir son tombeau ? Cependant, même avec l’alzabo…» La Cuméenne tendit la main pour caresser le front de Jolenta. « On peut appeler ça une tombe, mais en vérité il n’y est pas enterré ; c’était plutôt sa maison. — Vous comprenez, tandis que je travaillais dans les parages, expliqua Hildegrin, j’ai eu l’occasion de rendre certains services à la châtelaine, à plusieurs reprises. Plus d’un, et même plus de deux, je peux bien le dire. Récemment j’ai décidé qu’il était temps pour moi d’en toucher les dividendes. Soyez tranquille, j’ai fait part de mon petit plan au maître des futaies, et nous voici. — J’avais cru comprendre que la Cuméenne était au service du père Inire, dis-je. — Elle règle ses dettes, repartit Hildegrin d’un ton avantageux. Comme tous les gens d’honneur. Et il n’y a pas besoin d’être d’une très profonde sagesse pour comprendre qu’il est sage d’avoir quelques amis de l’autre bord, simplement au cas où cet autre bord l’emporterait. » S’adressant à la Cuméenne, Dorcas demanda : « Qui était donc cet Apu-Punchau, et comment se fait-il que son palais tienne encore debout, alors que tout le reste de la ville n’est qu’un monceau de ruines ? » Comme la vieille femme ne répondait pas, Merryn prit la parole. « Ce n’est pas vraiment une légende, car même les érudits ne connaissent pas son histoire. La mère nous a dit que son nom signifiait la Tête du Jour. Il est apparu au cours des tout premiers millénaires parmi le peuple, apprenant aux gens une foule de secrets merveilleux. Il disparaissait souvent, mais revenait toujours. Et puis un jour il n’est pas revenu, et les envahisseurs semèrent la désolation dans ses villes ; il va revenir cette nuit pour la dernière fois. — Certes. Et sans magie, sans doute ? » La Cuméenne regarda Dorcas avec des yeux qui brillaient comme des étoiles. « Les mots sont des symboles. Pour Merryn, la magie se limite aux choses qui n’existent pas… et ainsi, elle n’existe pas. Si vous préférez appeler magie ce qui est sur le point de se passer ici, alors la magie existera pendant tout ce temps-là. À une époque fort reculée, dans une terre lointaine, se trouvaient deux empires, séparés par une chaîne de montagnes. Les soldats de l’un étaient habillés en jaune, ceux de l’autre, en vert. Ils se battirent pendant une centaine de générations. Je vois que l’homme qui vous accompagne connaît l’histoire. — Et au bout de cent générations, continuai-je, un ermite se présenta à la cour de l’empereur de l’armée jaune et lui conseilla d’habiller ses hommes en vert, puis il alla trouver l’autre empereur et lui conseilla d’habiller ses hommes en jaune. Les combats n’en continuèrent que de plus belle. J’ai dans ma sabretache un ouvrage qui s’appelle Le Livre des Merveilles de Teur et de Ciel, et c’est là que j’ai lu cette légende. — De tout ce qui a été écrit par les hommes, ce livre est le plus sage, dit la Cuméenne, même si bien peu de gens peuvent y apprendre quelque chose. Mon enfant, explique à cet homme qui un jour sera un sage, ce que nous allons faire cette nuit. » La jeune sorcière acquiesça. « Le temps existe dans son intégralité. Telle est la vérité qui se trouve au-delà des légendes que racontent les époptes. Si l’avenir n’existait pas dès maintenant, comment pourrions-nous nous diriger vers lui ? Et si le passé n’existait pas toujours, comment aurions-nous pu le quitter ? Le temps encercle l’esprit quand il sommeille, et c’est pourquoi nous entendons si souvent la voix des morts, et recevons des bribes d’informations sur les choses à venir. Ceux qui ont appris, comme la mère, à accéder à cet état de conscience pendant leur veille, vivent environnés de leur propre vie, tout comme l’Abraxas perçoit tous les temps comme un éternel instant. » Il n’y avait eu que peu de vent au cours de la nuit, mais ce peu qui avait soufflé était maintenant complètement tombé, et je fus frappé par le calme de l’air ; si bien que lorsque Dorcas prit la parole, sa voix, en dépit de sa grande douceur, parut marteler les mots. « Est-ce là ce que cette femme que vous appelez la Cuméenne est sur le point de faire ? Entrer dans cet état et dire à cet homme tout ce qu’il veut savoir en empruntant la voix des morts ? — Elle en est incapable. Elle est très âgée, certes, mais cette ville a été dévastée bien des millénaires avant qu’elle ne naisse. Elle n’est entourée que de son propre temps, et ce n’est que ce temps que son esprit peut saisir directement. Pour rétablir la ville dans son ancienne splendeur, il faut se servir d’un esprit ayant existé à l’époque où elle était debout. — Et il y aurait quelqu’un dans l’univers d’assez vieux pour cela ? » La Cuméenne secoua la tête. « Dans l’univers, oui, un tel esprit existe, mais non sur Teur. Suis la direction de ma main, au-dessus des nuages, et regarde : là se trouve l’étoile rouge que l’on appelle la Bouche du Poisson. Sur l’une des planètes qui l’entourent et où la vie perdure encore, habite un esprit très ancien et très aigu. Prends ma main, Merryn, et toi, le Blaireau, prends l’autre ; bourreau, prends la main droite de ton amie malade, et celle de Hildegrin. Que ta bien-aimée prenne l’autre main de la malade, et celle de Merryn… Le cercle est maintenant formé, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. — Et nous ferions mieux de ne pas traîner, grommela Hildegrin. Un orage menace. — Nous irons aussi vite que possible. Je vais me servir de tous vos esprits réunis ; celui de la femme malade ne me sera pas très utile. Vous allez me sentir guider vos pensées ; faites simplement ce que je vous demande. » Lâchant un instant la main de Merryn, la vieille femme (si tant est qu’elle fût une femme) fouilla dans son corsage et en tira une baguette dont les extrémités disparaissaient dans la nuit comme si elles étaient à la limite de mon champ de vision, alors que l’objet n’était pas plus long qu’une dague. Elle ouvrit la bouche ; je crus qu’elle avait l’intention de prendre la baguette entre les dents, mais en fait elle l’avala. Un moment plus tard, je pus distinguer sa forme luisante, dans des tons d’écarlate assourdis, à travers la peau flasque de son cou. « Fermez les yeux, tous… Il y a une femme ici que je ne connais pas, une femme de haut rang, enchaînée… Sois sans inquiétude, bourreau, je la connais maintenant. Ne vous retirez pas à mon approche… Qu’aucun de vous ne se retire…» La stupeur dans laquelle je fus plongé après le festin de Vodalus m’avait permis de savoir ce que c’était que de partager son esprit avec celui de quelqu’un d’autre. Mais cette fois-ci, l’expérience était différente. Je ne voyais pas la Cuméenne ; comme elle m’était apparue, ni comme elle était dans sa jeunesse ou même, me sembla-t-il, comme quoi que ce fût. J’eus plutôt l’impression d’avoir mes pensées environnées par les siennes, un peu comme un poisson, dans son bocal, flotte dans une bulle invisible d’eau. Thècle était présente avec moi, mais je ne pouvais pas la voir en entier ; on aurait dit qu’elle se tenait derrière moi, et, à un moment donné, je vis sa main se poser sur mon épaule, et peu après, je sentis son souffle sur ma joue. Puis elle disparut, et tout le reste avec elle. Je sentis ma pensée projetée dans la nuit, perdue parmi les ruines. Lorsque je repris mes esprits, j’étais étendu sur les tuiles, auprès du feu. Ma bouche était pleine d’une écume formée d’un mélange de salive et de sang, car je m’étais mordu la langue et les joues. Mes jambes étaient trop faibles pour me porter, mais je réussis néanmoins à me mettre de nouveau en position assise. Je crus tout d’abord que les autres étaient partis. En fait, si le toit était bien solide sous moi, ils étaient tous devenus, pour mes yeux, aussi impalpables que des fantômes. Un Hildegrin spectral était effondré sur la droite ; je posai la main sur sa poitrine, et je sentis son cœur battre comme un papillon de nuit prisonnier qui cherche à s’évader. Jolenta était de tous la plus évanescente, la moins présente. Elle avait subi plus de choses encore que Merryn n’en avait imaginé ; je vis des fils et des bandes de métal courir sous sa peau, mais même le métal paraissait sans consistance. Je me regardai alors moi-même, mes pieds et mes jambes, et constatai que je pouvais voir la flamme bleue de la Griffe à travers le cuir de ma botte ; j’y glissai la main, mais j’avais tellement peu de force dans les doigts que je fus incapable de la retirer. Dorcas était allongée comme quelqu’un qui dort ; aucune écume ne s’était formée sur ses lèvres, et elle paraissait plus matérielle que Hildegrin. Merryn se trouvait réduite aux dimensions d’une poupée habillée de noir, et elle était devenue tellement fine et impalpable que Dorcas, en dépit de sa minceur, donnait une impression de robustesse en comparaison. Maintenant qu’aucune intelligence n’habitait plus ce masque d’ivoire, je vis qu’il n’était rien d’autre qu’un parchemin tendu sur des os. Comme je m’en étais douté, la Cuméenne n’était en rien une femme ; mais elle n’avait cependant rien non plus des horreurs que j’avais pu contempler dans les jardins du Manoir Absolu. Quelque chose de lisse et de reptilien s’enroulait autour de la baguette qui luisait toujours. Je cherchai la tête des yeux mais n’en trouvai pas, même si les dessins du dos du serpent se présentaient comme un visage – un visage dont les yeux traduisaient un sentiment d’extase. Dorcas s’éveilla tandis que j’examinais mes compagnons. « Qu’est-ce qui nous est arrivé ? » demanda-t-elle, tandis que Hildegrin se mettait à bouger. « Je crois que nous nous voyons nous-mêmes selon un point de vue qui s’étire dans le temps. » Sa bouche s’ouvrit, mais aucun son n’en sortit. Les nuages menaçants avaient beau ne pas avoir été accompagnés de vent, de la poussière montait en tourbillonnant de la rue en dessous de nous. Je ne sais pas comment décrire le phénomène, sinon en disant que l’on aurait cru qu’une armée innombrable d’insectes minuscules, l’instant d’avant cachée dans les interstices des pierres disjointes de la chaussée, venait d’en sortir pour se préparer à la danse nuptiale sous la lune. Il n’y avait pas le moindre bruit, et leurs mouvements n’étaient pas réguliers, mais au bout d’un moment leur masse indifférenciée se divisa en essaims qui allaient et venaient, toujours plus grands et plus denses, pour finir par retomber sur les dalles brisées. À ce moment-là, on aurait dit que les insectes ne volaient plus mais rampaient les uns sur les autres, comme si chacun tentait d’atteindre le cœur de l’essaim. « Ils sont vivants », dis-je. Mais Dorcas murmura : « Regarde, ils sont morts. » Elle avait raison. Les essaims qui l’instant d’avant venaient de me donner l’impression de la vie, exhibaient maintenant des ossements blanchis ; les moucherons de poussière, s’ajustant entre eux comme lorsque deux archéologues assemblent des éclats de verre pour reconstituer à notre intention un vitrail coloré brisé des millénaires auparavant, se présentaient dorénavant comme des crânes aux reflets verdâtres sous la lumière de la lune. Des bêtes – des aelurodons, de massifs lions des cavernes, et des formes furtives sur lesquelles j’étais incapable de mettre des noms, toutes plus évanescentes que nous qui les regardions depuis le bord du toit – se déplaçaient parmi les morts. Ils se levèrent, les uns après les autres, et les fauves disparurent. Avec lenteur et difficulté, tout d’abord, ils se mirent à rebâtir leur ville ; les pierres étaient à nouveau soulevées, et les poutres, modelées dans de la cendre, étaient posées dans les alvéoles des murs restaurés. Tous ces gens, que l’on aurait pris pour des cadavres ambulants au moment où ils s’étaient relevés, gagnaient en vigueur au fur et à mesure que le travail avançait ; ils furent bientôt comme un peuple de gens aux jambes arquées se déplaçant de la démarche chaloupée des marins, mais capables de faire bouger des pierres cyclopéennes tant leurs épaules avaient accumulé de puissance. Bientôt la ville fut terminée, et nous attendîmes de voir ce qui allait s’y produire. Un roulement de tambours déchira le silence de la nuit ; à la façon dont l’écho répondit, je compris qu’une forêt entourait la ville la dernière fois que les tambours avaient été battus : le son était renvoyé comme il ne l’est qu’au milieu des fûts des plus grands arbres. Un chaman se mit à déambuler dans la rue, nu, le crâne rasé, et tatoué de pictogrammes d’une écriture que je n’avais jamais vue, mais tellement expressive que la simple forme des mots donnait l’impression d’en crier le sens. Plus d’une centaine de danseurs le suivaient, se trémoussant en file indienne, chacun ayant la main posée sur la tête de celui qui le précédait. Ils tournaient leurs visages vers le ciel, et je me demandai (je me le demande d’ailleurs toujours) si leur danse n’était pas une imitation de ce serpent aux cent yeux que l’on appelle la Cuméenne. La file commença à se tordre et à serpenter autour du chaman, montant et descendant la rue, jusqu’à ce que leur groupe se retrouvât devant la maison d’où nous l’observions. Avec un grondement de tonnerre, la dalle au-dessus de la porte s’effondra, et une odeur de myrrhe et de roses monta jusqu’à nous. Un homme s’avança à la rencontre des danseurs pour les saluer. Aurait-il déployé cent bras ou porté sa tête sous le coude que je n’aurais pas été plus étonné en le voyant, car son visage m’était connu depuis l’enfance : c’était celui qui figurait sur le bronze funéraire, dans le mausolée où je jouais, petit garçon. Ses bras étaient pris dans de pesants bracelets d’or, des bracelets rehaussés d’opales et d’hyacinthes, de cornalines et d’émeraudes éclatantes. D’un pas mesuré il se dirigea vers le milieu de la procession, tandis que les danseurs se balançaient autour de lui. Il se tourna à ce moment vers nous et leva les bras. Il nous regardait, et je sus que, seul dans cette foule de plusieurs centaines de personnes, il nous voyait vraiment. Je m’étais tellement captivé au spectacle qui se déroulait à nos pieds, que je n’avais pas remarqué à quel moment Hildegrin avait quitté le toit. Je le vis soudain se précipiter – si on peut dire de quelqu’un de sa corpulence qu’il se précipite – au milieu de la foule et tenter de s’emparer d’Apu-Punchau. J’ai beaucoup de mal à décrire ce qui s’ensuivit. Cela me rappelait, d’une certaine manière, le petit drame qui s’était déroulé dans la maison en bois jaune des Jardins botaniques ; c’était cependant beaucoup plus étrange, ne serait-ce que parce que, j’avais compris alors que la femme, son frère et le sauvage étaient prisonniers d’un enchantement. Or maintenant, j’en arrivais presque à penser que c’était Hildegrin, Dorcas et moi qui étions victimes de procédés magiques. Les danseurs, j’en suis sûr, ne pouvaient pas voir Hildegrin ; mais d’une manière ou d’une autre ils avaient conscience de sa présence, et hurlaient pour le chasser, fouettant l’air de leurs gourdins incrustés de cailloux. Apu-Punchau le voyait, j’en avais la certitude, comme il nous avait vus sur le toit, et comme Isangoma m’avait vu, ainsi qu’Aghia. Je ne crois cependant pas qu’il ait vu Hildegrin comme moi je le voyais, et il est possible que pour lui, le spectacle ait été aussi étrange que l’avait été pour moi celui de la Cuméenne. Hildegrin le tenait, mais n’arrivait pas à le maîtriser. Apu-Punchau se débattait, sans pouvoir se libérer. Hildegrin leva les yeux vers moi et me cria de venir l’aider. J’ignore pourquoi je l’ai fait. Il est certain que consciemment, je ne souhaitais plus servir Vodalus dans les buts qu’il poursuivait. Peut-être était-ce un effet tardif de l’alzabo, ou simplement le souvenir du jour où Hildegrin nous avait fait traverser le lac aux Oiseaux. J’essayai de repousser les hommes aux jambes arquées, mais un coup de massue lancé au hasard vint me frapper à la tempe, et je me retrouvai à genoux. Lorsque je me relevai, j’eus l’impression d’avoir perdu Apu-Punchau de vue parmi les danseurs qui bondissaient et criaient. Je vis par contre deux Hildegrin, dont l’un s’accrochait à moi tandis que l’autre luttait avec quelque chose d’invisible. Je rejetai brutalement le premier et tentai de venir en aide au second. « Sévérian ! » Je fus réveillé par la pluie, qui cinglait mon visage tourné vers le ciel : de grosses gouttes de pluie froide qui me piquaient comme de la grêle. Le tonnerre gronda longuement sur la pampa. Je me crus aveugle pendant quelques instants ; puis un bref éclair me permit d’entrevoir un paysage d’herbes fouettées par le vent et de pierres amoncelées. « Sévérian ! » C’était la voix de Dorcas. Je pris appui sur la main pour me relever, et je sentis sous elle à la fois de la boue et un morceau de tissu que je tirai à moi. Il était en soie, long et étroit, et s’ornait de glands à intervalles réguliers. « Sévérian ! » Cette fois, il y avait de la terreur dans le cri de Dorcas. « Je suis là ! criai-je à mon tour. En bas ! » Un nouvel éclair me permit de voir le bâtiment, et la silhouette affolée de Dorcas sur le toit. Je fis le tour des murs aveugles et finis par trouver les marches. Nos montures avaient disparu, comme les sorcières sur le toit. Dorcas était seule, penchée sur le corps de Jolenta. Un autre éclair me permit de reconnaître le visage, mort désormais, de la femme qui nous avait servi le petit déjeuner, au Dr Talos, à Baldanders et à moi, dans un café de Nessus. Il avait perdu toute sa beauté. En fin de compte seul existe l’amour, cette unique divinité. Que nous soyons capables de n’être que ce que nous sommes demeure notre impardonnable péché. Ici je fais encore une pause. Je t’ai conduit, lecteur, d’une ville à une autre – de la petite ville minière de Saltus à la ville de pierre désolée, dont jusqu’au nom s’est perdu dans le tourbillon des années. Saltus fut pour moi le portail s’ouvrant sur le monde au-delà de la Ville impérissable. La ville de pierre fut également un portail, celui que je devais franchir pour gagner les montagnes aperçues au travers de l’arche de l’une de ses ruines. J’avais encore un long voyage à faire parmi leurs gorges et leurs places fortes, sous leurs yeux aveugles et leurs visages méditatifs. Ici je fais une pause. Si tu ne souhaites pas aller plus loin en ma compagnie, lecteur, je ne saurais te blâmer : le chemin n’est pas facile. APPENDICES Structure des relations sociales dans la Communauté L’une des tâches les plus ardues d’un traducteur est d’arriver à exprimer tout ce qui concerne le rang et la position des personnes dans la société décrite, en termes intelligibles pour les membres de sa propre société. L’absence de toutes références, dans le cas du Livre du Nouveau Soleil rend cette tâche doublement difficile, et nous nous contenterons ici d’esquisser le problème. Dans la mesure où l’on peut le déterminer à partir des manuscrits, la société de la Communauté semble être divisée en sept groupes fondamentaux. L’un d’eux au moins semble complètement clos. Un homme ou une femme, pour être exultant, doit être né ainsi ; il le restera toute sa vie. Il se peut qu’il y ait une hiérarchie dans cette classe ; les manuscrits n’en portent pas la trace. On donne aux exultantes le titre de « châtelaine », et divers titres aux hommes. À l’extérieur de la ville que j’ai choisi d’appeler Nessus, les exultants assurent l’administration quotidienne. Leur pouvoir héréditaire n’est guère en accord avec l’esprit de la Communauté, et explique amplement la tension évidente qui existe entre les exultants et l’autarcie ; il est cependant difficile d’imaginer comment le gouvernement local pourrait être mieux assuré, les conditions étant ce qu’elles sont. La démocratie ne manquerait pas de dégénérer en démagogie et marchandages, et un corps de bureaucrates nommés ne serait pas concevable sans une bonne réserve de responsables ayant reçu une bonne éducation, et qui rempliraient leurs devoirs en étant relativement peu payés. De toute façon, les autarques, dans leur sagesse, semblent avoir parfaitement compris qu’une complicité trop parfaite avec la classe dirigeante représente pour un état une maladie mortelle. Dans les manuscrits, Thècle, Théa et Vodalus sont indiscutablement des exultants. Les écuyers s’apparentent beaucoup aux exultants, à un niveau inférieur. Ce nom dénote une classe de guerriers, mais ils ne semblent pas monopoliser les postes de responsabilité dans l’armée ; leur situation s’apparente en fait à celle des samouraïs, qui, dans le Japon féodal, servaient chez les daimyo. Lomer, Nicarète, Racheau et Valéria sont des écuyers. Les optimats semblent être des marchands ayant pignon sur rue. C’est celle des sept classes que l’on mentionne le moins dans les manuscrits, bien que certains indices laissent penser que Dorcas appartenait à cette classe. Comme dans toute société, les gens du commun constituent la masse de la population. Généralement satisfaits de leur lot, ignorants car leur patrie est trop pauvre pour les éduquer, ils détestent l’arrogance des exultants mais vénèrent l’Autarque qui constitue, en fin de compte, leur propre apothéose. Jolenta, Hildegrin et tous les villageois de Saltus appartiennent à cette classe, ainsi que d’innombrables personnages des manuscrits. Autour de l’Autarque, qui semble, non sans raison, se méfier des exultants, se trouvent les serviteurs du trône. Ce sont ses administrateurs et ses conseillers, aussi bien pour les affaires civiles que militaires. Ils semblent bien presque toujours issus du peuple, et il est remarquable qu’ils soient particulièrement fiers de l’éducation qu’ils ont reçue. (Par contraste, voir comment Thècle considérait le savoir avec mépris.) Sévérian lui-même, et les autres habitants de la Citadelle, à l’exception d’Oultan, semblent pouvoir être placés légitimement dans cette classe. Les prêtres sont presque aussi énigmatiques que le Dieu qu’ils révèrent, et qui apparaît fondamentalement solaire, mais pas apollinien. (À cause de la Griffe donnée au Conciliateur, on est tenté par l’association facile entre l’aigle de Jupiter et le Soleil ; explication peut-être un peu trop simple.) À l’instar du clergé catholique romain de notre époque, ces prêtres semblent disposer d’une hiérarchie et de titres, mais en revanche ne paraissent pas soumis aux directives d’une autorité centrale. Certains indices font penser que leur religion pourrait s’apparenter à l’hindouisme, alors qu’elle est manifestement monothéiste. Les pèlerines, qui jouent de loin, en tant qu’ordre religieux, le rôle le plus important dans les manuscrits, sont de toute évidence une fraternité de prêtresses qu’accompagnent (comme cela semble indispensable pour un groupe errant dans une telle époque) des serviteurs masculins en armes. Les cacogènes représentent finalement, d’une façon que l’on peut seulement soupçonner, cet élément étranger qui, du fait même de son étrangeté, est le plus universel, et qui a existé dans pratiquement toutes les sociétés dont nous avons connaissance. Leur nom courant semble indiquer qu’ils étaient craints, ou au moins détestés, par les gens du peuple. Leur présence aux festivités du Manoir Absolu laisse penser qu’ils étaient acceptés à la cour, peut-être sous la contrainte. Bien que le peuple, à l’époque de Sévérian, ait semblé les considérer comme un groupe homogène, tout porte à penser qu’ils avaient en réalité des origines diverses. Dans les manuscrits, la Cuméenne et le père Inire ressortissent à ce groupe. Le titre honorifique que j’ai traduit par Sieur paraît bien, à l’origine, avoir été réservé aux classes les plus élevées, mais il est appliqué à tort et à travers par les gens du peuple. Compère indique au sens propre le tenancier d’une maison. L’argent, les mesures, le temps Il s’est révélé à peu près impossible d’établir des équivalences précises quant à la valeur des monnaies mentionnées dans l’original du Livre du Nouveau Soleil. En l’absence de toute certitude, j’ai employé le terme de chrisos pour désigner toute pièce d’or frappée à l’effigie d’un autarque ; il semble bien qu’elles puissent différer en poids et en pureté, mais sont grossièrement équivalentes. J’ai rangé pêle-mêle sous la rubrique asimi toutes les pièces d’argent de cette période. J’ai appelé orichalques les grosses monnaies de laiton, qui, d’après les manuscrits, constituaient le moyen d’échange le plus fréquemment employé dans le peuple. Quant aux multiples petites pièces de cuivre, de bronze ou de laiton (qui n’étaient pas frappées par le gouvernement central mais selon les besoins par les archontes locaux, et dont la circulation se limitait aux frontières de la province d’origine) je les ai appelées des as. Un as permet d’acheter un œuf ; un orichalque, un jour de travail d’un homme du peuple ; un asimi, un manteau bien fait comme en porterait par exemple un optimat ; un chrisos, une bonne monture. Il est important d’avoir présent à l’esprit que les mesures de longueur ou de distance ne sont pas, à strictement parler, commensurables. Dans cet ouvrage, une lieue équivaut à une distance d’environ cinq kilomètres ; c’est une mesure appropriée au calcul des distances entre les villes ou à l’intérieur d’une ville de l’importance de Nessus. L’empan est la distance entre l’extrémité du pouce et celle du petit doigt lorsque la main est ouverte le plus possible (environ dix-huit centimètres) ; une chaîne (rarement citée) est faite de cent maillons d’un empan chacun ; une chaîne fait donc environ vingt mètres. Une aune représente la longueur traditionnelle d’une flèche militaire, soit cinq empans, ou quatre-vingt-dix centimètres. Le pas, tel que je l’emploie ici, est une enjambée normale, soit environ soixante-dix centimètres ; la foulée est un double pas. J’ai appelé coudée la mesure la plus courante ; elle se fonde sur la distance qui sépare le coude du doigt le plus long et fait donc environ cinquante centimètres. (On remarquera que dans ma traduction, j’ai choisi des équivalents dans notre langue plutôt que de romaniser des termes par essence étrangers, dans un souci de clarté et de compréhension.) Les mots affectés à la désignation de la durée sont rares dans les manuscrits ; on a parfois l’impression que le sens du passage du temps, tel qu’éprouvé par l’auteur et l’ensemble de la société à laquelle il appartient, a été émoussé par la fréquentation prolongée d’intelligences qui ont affronté ou surmonté les paradoxes einsteiniens du temps. On peut dire qu’une kiliade équivaut à environ mille de nos années ; une époque est la durée qui sépare l’épuisement d’un corps simple sous sa forme naturelle (par exemple, le soufre) et celui du suivant. Le mois est un mois lunaire de vingt-huit jours, et la semaine, en tant que quart du mois lunaire, est égale à la nôtre, et fait donc sept jours. Une veille est la durée pendant laquelle une sentinelle monte la garde : un dixième de la nuit, soit approximativement une heure et quart. G.W. FIN LIVRE II notes Notes 1 Citation tirée de De l’autre côté du miroir, de Lewis Carroll, Aubier bilingue, p. 65. (N.d.T.) 2 Respectivement vert et noir en termes de blason (N.d.T.)