Chirurgien galactique James White Secteur Général #2 Chirurgien galactique est le deuxième tome de la courte série Le Secteur Général, de James White. Dans le premier volume, L'Hôpital des étoiles, nous découvrions le gigantesque centre de soins construit par la Fédération Galactique, capable d'accueillir et de soigner toutes les créatures de la galaxie. Le personnage principal des deux romans, Conway, est un médecin terrien, talentueux, mais un peu immature. Il est chaperonné par le psychiatre et directeur du Secteur Général, O’Mara. James White Chirurgien galactique Secteur Général — 2 « Star surgeon », 1963 Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Pugi Librairie des Champs-Elysées, coll. Le Masque Science-Fiction n° 116, 2 trimestre 1981 Illustration de Philippe Caza I Dans l’espace, en bordure de la galaxie, là où les systèmes stellaires sont disséminés et l’obscurité presque totale, se trouvait l’Hôpital Général du Secteur Douze. À l’intérieur de ses trois cent quatre-vingt-quatre niveaux étaient reproduits les environnements de toutes les espèces connues de la Fédération Galactique : une palette biologique allant des formes de vie demeurant dans un froid intense et respirant du méthane jusqu’aux créatures exotiques qui vivaient grâce à la conversation directe de radiations radioactives, en passant par les espèces plus banales d’être évoluant dans des atmosphères d’oxygène ou de chlore. Ses milliers de hublots étaient constamment illuminés … lumières éblouissantes aux couleurs et aux intensités aussi diverses que l’exigeaient les différents organes visuels des patients et des équipes médicales extra-terrestres. Pour tout vaisseau qui approchait de l’immense hôpital, ce dernier ressemblait à un sapin de Noël démesuré et cylindrique. Le Secteur Général représentait un double miracle de technologie et de psychologie. Le corps des Moniteurs, le service exécutif et légal de la Fédération, était chargé de son ravitaillement et de son entretien, et il veillait également à son administration. Mais les frictions traditionnelles entre membres civils et militaires du personnel étaient inexistantes. Il n’y avait pas non plus d’accrochages sérieux entre les dix mille membres du personnel médical, au sein duquel on rencontrait plus de soixante espèces aux soixante coutumes et habitudes, odeurs corporelles et philosophies différentes. Leur unique dénominateur commun était peut-être ce désir qu’éprouvait tout médecin, quelle que fût sa taille, sa forme, ou le nombre de ses membres : soigner les malades. Les membres du personnel du Secteur Général formaient un groupe d’êtres dévoués, mais pas toujours sérieux, qui faisaient preuve d’une tolérance fanatique envers toutes les formes de vies intelligentes … car dans le cas contraire ils ne se seraient jamais trouvés dans cet établissement de soins. Et ils tiraient une certaine fierté qu’aucun cas ne fût pour eux trop grave, trop bénin ou trop désespéré. Leurs conseils et leur assistance était recherchés par les autorités médicales de toute la galaxie. Pacifistes, ils menaient une guerre continuelle contre la souffrance et la maladie, que ce fut à l’échelle d’un individu ou à celle de toute une population planétaire. Mais il advenait parfois que le diagnostic et le traitement d’une culture interstellaire malade réclamait l’ablation chirurgicale de préjugés profondément enracinés et de valeurs morales malsaines. Et sans la coopération ou le consentement du malade cela pouvait parfois, en dépit du pacifisme des médecins concernés, conduire droit à la guerre. Point. Le patient qui avait été amené dans le service d’observation était un spécimen de taille imposante (Conway estima qu’il devait peser dans les cinq cents kilos) et qui ressemblait à une poire géante. Cinq épais appendices tentaculaires prenaient naissance dans la section la plus étroite : la tête, et un lourd tablier de muscle, à sa base, indiquait que son mode de locomotion était apparenté à celui des gastéropodes, bien qu’il ne fût pas pour autant nécessairement lent. Toute la surface de son corps paraissait écorchée et lacérée, comme si quelqu’un avait tenté d’ôter son épiderme à l’aide d’une brosse métallique. Conway ne trouvait rien de particulièrement étrange à l’aspect physique de son patient, ou encore à son état. Six années dans l’espace, à l’Hôpital spatial du Secteur Général, l’avaient habitué à des spectacles bien plus surprenants. Aussi s’avança-t-il pour effectuer son examen préliminaire. Le lieutenant du corps des Moniteurs qui avait accompagné la civière du patient vint immédiatement vers lui. Conway, qui avait l’impression de sentir l’haleine du Moniteur dans son cou, s’efforça de ne pas en faire cas et commença un examen visuel plus approfondi du malade. Cinq grandes bouches s’ouvraient sous la base de chaque tentacule. Quatre d’entre elles étaient abondamment dotées de dents et la cinquième abritait le système vocal. À l’extrémité de chaque tentacule il pouvait voir les preuves de leur haut degré de spécialisation. Trois d’entre eux étaient sans conteste des membres manipulateurs, le quatrième portait les organes visuels du patient et le membre restant se terminait par une sorte de corne, une véritable massue. La tête n’avait aucun trait. Elle n était qu’un dôme osseux chargé d’abriter le cerveau. Il n’y avait pas grand-chose d’autre à voir dans le cadre d’un examen visuel, aussi Conway se tourna-t-il pour prendre une sonde. Il écrasa le pied du Moniteur. — Avez-vous jamais envisagé de prendre la médecine au sérieux, lieutenant? demanda-t-il avec irritation. L’homme rougit et la couleur de son visage jura atrocement sur le vert sombre du col de son uniforme. — Votre patient est un criminel, rétorqua-t-il sèchement. Les circonstances dans lesquelles il a été découvert prouvent qu’il a tué et dévoré l’autre membre de l’équipage de son vaisseau. Il est resté inconscient pendant son voyage jusqu’ici, mais j’ai reçu l’ordre de le surveiller, au cas où cela pourrait s’avérer utile. Je vais faire tout mon possible pour ne pas vous gêner, professeur. Conway ravala sa salive et ses yeux se portèrent sur le gourdin corné à l’aspect menaçant, avec lequel, il n’avait aucun doute à ce sujet, l’espèce à laquelle appartenait le patient avait dû se dégager un chemin tout au long de son évolution. — Vous savez, vous ne me gênez pas, lieutenant. À l’aide de ses yeux et d’un scanner à rayons X portatif, Conway fit l’examen complet de son patient, tant externe qu’interne. Il effectua plusieurs prélèvements, y compris des échantillons de peau nécrosée, puis envoya le tout au laboratoire de pathologie avec trois pages de notes à l’écriture serrée. Puis il se recula et se gratta la tête. Le patient était un être à sang chaud qui respirait de l’oxygène et, sur le plan de la gravité et de la pression, ses besoins le plaçaient, en tenant compte également de sa morphologie, dans la classification physiologique des EPLH. Il semblait souffrir d’un épithéliome très étendu et développé. Les symptômes étaient si évidents qu’il aurait commencé son traitement sans attendre le rapport du laboratoire, s’il n’y avait eu le fait qu’habituellement, un cancer de la peau ne plongeait jamais un patient dans un coma profond. Il savait que cela pouvait indiquer des complications d’ordre psychologique et qu’en ce cas il lui faudrait faire appel à des spécialistes. Porter son choix sur un de ses collègues télépathe aurait pu paraître évident, mais les télépathes n’obtenaient que très rarement des résultats sur des patients qui ne possédaient pas également ce don et qui n’appartenaient pas à la même espèce qu’eux. Hormis en de très rares circonstances, la télépathie était une forme de communication qui n’était praticable qu’en circuit fermé. Ce qui laissait son ami le Dr Prilicla, ce GLNO sensible et empathique … Derrière lui, le lieutenant toussa discrètement. — Professeur, O’Mara voudrait vous voir dès que vous aurez terminé cet examen. Conway hocha la tête. — Je vais charger quelqu’un de veiller sur le patient, dit-il en souriant. Protégez mon remplaçant aussi bien que vous l’avez fait pour moi. Alors qu’il traversait le service principal, Conway désigna une infirmière pour le remplacer dans le bloc d’observation, une Terrienne extrêmement attrayante. Il aurait pu choisir une FGLI Tralthienne, un de ces êtres qui possédaient six pattes et dont la corpulence aurait, par comparaison, fait paraître un éléphant terrien aussi fragile et frêle qu’une sylphide, mais il estimait qu’il devait bien cela au lieutenant pour compenser la brusquerie dont il avait fait preuve à son égard quelques instants plus tôt. Vingt minutes plus tard, après avoir changé à trois reprises de scaphandre protecteur et avoir traversé la section de chlore, un couloir du service des AUGL aquatiques, et la zone ultra-réfrigérée réservée aux espèces respirant du méthane, Conway se présenta dans le bureau du commandant O’Mara. En tant que psychologue en chef d’un hôpital à multi-environnements suspendu dans la froide noirceur de la bordure galactique, il était responsable de la santé mentale des dix mille membres du personnel médical qui comprenait quatre-vingt-sept espèces différentes. O’Mara était un des personnages les plus importants de cet établissement de soins. Il était aussi, de son propre aveu, l’homme le plus accessible de tout l’hôpital. Le commandant aimait à répéter qu’il se fichait pas mal d’être importuné, même si le moment était mal choisi, à condition que l’importun en question ait des raisons valables pour lui casser les pieds avec ses petits problèmes car, dans le cas contraire, ce raseur ne devait pas s’attendre à s’en tirer indemne. Pour O’Mara, les membres du personnel médical étaient ses patients et une opinion largement répandue voulait que la stabilité qui régnait au sein d’un groupe d’extra-terrestres aussi divers et à la susceptibilité souvent très grande, était due au fait que tous avaient bien trop peur de O’Mara pour oser perdre la raison. Mais ce jour-là, il était presque d’humeur sociable. — Notre entretien risque d’être long et vous feriez mieux de vous asseoir, professeur, dit-il d’un ton acerbe comme Conway restait debout devant son bureau. Je parie que vous avez déjà jeté un coup d’œil à notre cannibale? Conway hocha la tête et s’assit. En peu de mots, il expliqua ce qu’il avait découvert sur le compte du patient EPLH et lui fit part de ses craintes qu’il eût des complications d’ordre psychologique. Lorsqu’il eût terminé, il demanda : — Disposez-vous d’autres informations sur son compte, cannibalisme mis à part? — Très peu. Il a été découvert par un patrouilleur des Moniteurs alors qu’il se trouvait dans un vaisseau qui, bien que non endommagé, émettait des signaux de détresse. Il semblerait que ce soit sa maladie qui l’ait empêché de piloter. Le EPLH était le seul occupant de ce vaisseau mais, étant donné qu’il appartenait à une espèce inconnue, les Moniteurs ont passé l’appareil au peigne fin et c’est ainsi qu’ils ont découvert qu’une autre personne aurait dû se trouver à son bord. Ils s’en sont rendu compte grâce à une sorte de journal de bord enregistré sur bande par le EPLH et par l’examen des témoins du sas et d’autres systèmes protecteurs dont l’énumération sort du cadre de notre entretien. Quoi qu’il en soit, tout indique que deux passagers se trouvaient à bord de ce vaisseau et le journal de bord laisse fortement présumer que le second a connu une fin peu enviable, des mains et des dents de votre patient. O’Mara fit une pause, le temps de lancer une petite liasse de feuillets dactylographiés sur les genoux de Conway. Ce dernier vit qu’il s’agissait de la copie des passages correspondants du livre de bord. Il n’eut que le temps de lire que la victime du EPLH était le médecin du vaisseau, avant que O’Mara ne reprenne ses explications. — Nous ne savons rien sur sa planète d’origine, dit-il avec découragement, hormis qu’elle se trouve quelque part dans l’autre galaxie. Quoi qu’il en soit, alors que seul un quart de notre propre galaxie est exploré, nos chances de trouver son monde natal sont infimes … — Et les Ians? demanda Conway. Ils pourraient peut-être nous aider. Les Ians appartenaient à une civilisation originaire de la galaxie voisine et avaient implanté une colonie dans le secteur où se trouvait l’hôpital. Ils appartenaient à une espèce singulière, de classification GKNM. Il s’agissait de créatures rampantes dotées de dix pattes qui, à l’adolescence, donnaient une chrysalide dont elles sortaient métamorphosées en être magnifiques et ailés. Conway avait eu un Ian pour patient, trois mois plus tôt. Le malade avait depuis longtemps regagné ses foyers mais les deux médecins GKNM qui étaient venus prêter main forte à Conway étaient demeurés à l’Hôpital du Secteur Général, à la fois pour étudier et pour enseigner. — Une galaxie est très vaste, rétorqua O’Mara avec un manque d’enthousiasme évident. Mais essayez tout de même. Cependant, pour en revenir à votre patient, le plus gros problème est posé par ce que nous en ferons après sa guérison. « Voyez-vous, professeur, ajouta-t-il, cette bestiole a été découverte dans certaines circonstances qui démontrent de façon indubitable qu’elle s’est rendue coupable d’un acte que toutes les espèces intelligentes connues considèrent comme un crime abominable. Entre autres fonctions, le corps des Moniteurs est chargé du maintien de l’ordre dans la Fédération et il est censé prendre des mesures contre de tels criminels qui doivent être jugés, puis réhabilités ou punis selon les cas. Mais comment juger équitablement cette créature alors que nous ignorons tout de la civilisation à laquelle elle appartient et de ses antécédents, d’éléments qui pourraient peut-être lui valoir des circonstances atténuantes? D’autre part, nous ne pouvons pas nous contenter de la laisser repartir … — Pourquoi pas? demanda Conway. Qu’est-ce qui nous empêche de la renvoyer dans la direction d’où elle est venue avec un coup de pied judiciaire aux fesses? — Et qu’est-ce qui nous empêche de la laisser mourir et nous éviter ainsi toutes ces complications? rétorqua O’Mara en souriant. Conway ne répondit rien. O’Mara utilisait un argument déloyal et ils en avaient tous deux parfaitement conscience, mais ils savaient également que personne ne pourrait convaincre le service d’application des sanctions pénales du corps des Moniteurs que soigner un malade et punir un malfaiteur n’avaient pas la même importance dans l’ordre de la nature. — Ce que j’attends de vous, conclut O’Mara, c’est que vous découvriez le maximum de choses sur le compte de ce patient de son origine, après son réveil et durant le traitement. Je sais à quel point vous avez le cœur tendre et je sais également que vous prendrez le parti de votre patient … que vous jouerez officieusement le rôle d’avocat de la défense. Eh bien, je ne serais pas mécontent si vous parveniez à obtenir des informations nous permettant de réunir un jury composé de ses pairs. C’est bien compris? Conway hocha la tête. O’Mara attendit exactement trois secondes, avant d’ajouter : « Vous n’avez rien de mieux à faire que de vous vautrer dans ce fauteuil? … Immédiatement après avoir quitté le bureau de O’Mara, Conway contacta le laboratoire de pathologie et demanda que le rapport sur le cas du EPLH lui fût envoyé avant l’heure du repas. Puis il invita les deux Ians GKNM à déjeuner et fit le nécessaire pour avoir ensuite un entretien avec Prilicla au sujet du malade. Une fois ces dispositions prises, il se sentit libre de commencer son tour de service. Durant les deux heures qui suivirent, Conway n’eut pas le temps de penser à son nouveau patient. Il avait cinquante-trois malades sous sa responsabilité, ainsi que six stagiaires de divers niveaux et une équipe d’infirmières chargées de le seconder. Les patients et les membres du corps médical comportaient onze espèces physiologiques différentes. Pour effectuer l’examen de chaque espèce de patients extra-terrestres il existait des instruments et des méthodes appropriées et lorsque Conway était accompagné par un stagiaire dont les besoins en pression et en gravité différaient tant de ceux du patient à examiner que des siens, la visite de son service pouvait alors être une chose extrêmement compliquée. Mais Conway tenait à rendre personnellement visite à tous les malades placés sous sa responsabilité, même lorsque leur convalescence était en bonne voie ou que leur traitement pouvait être poursuivi par un de ses subordonnés. Il avait parfaitement conscience de la stupidité de cette habitude, qui ne servait qu’à lui apporter du travail inutile, mais en fait il avait été nommé professeur depuis trop peu de temps pour accepter de déléguer une partie de ses responsabilités. Il savait que c’était absurde, mais il tentait encore de tout faire par lui-même. Après le tour de son service, il devait aller donner un cours d’obstétrique élémentaire à une classe d’infirmières DBLF. Les DBLF étaient des créatures multipèdes à fourrure, ressemblant à d’énormes chenilles et originaires de la planète Kelgia. Elles respiraient le même mélange atmosphérique que lui, ce qui signifiait qu’il pourrait faire sa conférence sans devoir revêtir un scaphandre. À ce confort purement physique s’ajoutait le fait que de faire un exposé sur un sujet aussi simple que la raison pour laquelle les femelle Kelgiennes ne concevaient d’enfants qu’une seule fois dans leur vie et mettaient au monde des quadruplés, parmi lesquels les deux sexes étaient invariablement représentés en proportions égales, ne réclamait pas une grande concentration de sa part. Cela laisserait à une vaste section de son esprit la possibilité de réfléchir au cannibale présumé qui se trouvait dans son service d’observation. II Une demi-heure plus tard, il se trouvait en compagnie des deux médecins Ians à l’intérieur du réfectoire principale de l’hôpital … celui où se réunissaient les Tralthiens, les Kelgiens, les humains et les diverses autres espèces à sang chaud et respirant l’oxygène … devant un plat de salade. Cela en soi n’ennuyait pas Conway outre-mesure car, en fait, la laitue était très appétissante si on la comparait à certains plats qu’il avait dû manger alors qu’il déjeunait avec d’autres collègues extra-terrestres. Mais il ne croyait pas pouvoir s’habituer un jour à l’ouragan crée par ses voisins de table. Les citoyens GKNM d’Ia étaient des êtres volumineux, délicats et ailés, qui ressemblaient quelque peu à des libellules. De leur corps en forme de baguette mais flexibles sortaient quatre pattes d’insectes, des manipulateurs, les organes des sens habituels et trois paires d’ailes démesurée. À table, leur façons n’étaient pas véritablement déplaisantes … mais ils ne s’asseyaient pas pour manger et voletaient sur place. Il semblait que le fait de battre des ailes tout en mangeant facilitait leur digestion, en plus d’être pour eux un réflexe conditionné. Conway posa le rapport du labo sur la table puis plaça sur lui le sucrier afin d’empêcher qu’il fût emporté par les déplacements d’air. —  … Vous déduirez de ce que je viens de vous lire que ce cas semble extrêmement simple, leur dit-il. Je dirais même trop simple, car les examens n’ont révélé chez ce patient aucune présence de microbes dangereux, quelle qu’en soit l’espèce. Les symptômes indiquent qu’il s’agit d’une forme d’épithéliome et rien d’autre, ce qui rend son coma des plus étranges. Mais il est possible que la possession de certains renseignements sur son environnement planétaire, ses périodes de sommeil et le reste, puisse nous aider à tirer certaines choses au clair. C’est pour cette raison que j’ai demandé à avoir cet entretien avec vous. « Nous savons que cet être vient de votre galaxie. Pourriez-vous m’apprendre certaines choses sur son espèce? Le GKNM qui se trouvait à la droite de Conway voleta en arrière sur quelques centimètres et dit, par l’entremise de son traducteur automatique : — Je crains de ne pas avoir encore parfaitement maîtrisé votre système de classification physiologique, professeur. À quoi ressemble votre patient? — Pardonnez-moi, j’avais oublié. Il allait expliquer en détail ce qu’était un EPLH lorsqu’il estima préférable d’en faire un croquis au dos du rapport du labo. Quelques minutes plus tard il tendit son dessin aux Ians. — Il ressemble vaguement à cela, leur dit-il. Les deux créatures churent sur le sol. * * * Conway, qui n’avait jamais vu des GKNM cesser de manger ou interrompre le vol durant un repas, fut fortement impressionné par leur réaction. — Alors, vous connaissez ces créatures? demanda-t-il. Le GKNM se trouvant sur sa droite émit des sons que le traducteur de Conway reproduisit sous forme d’une série d’aboiements, l’équivalent extraterrestre du bégaiement. — Nous les connaissons, confirma-t-il finalement. Mais nous n’en avons jamais vu un seul et nous ignorons quelle est leur planète d’origine. À vrai dire, jusqu’à cet instant, nous n’étions même pas certains qu’ils existaient vraiment. Ils … ce sont des dieux, professeur. Encore une huile ! pensa Conway qui ressentait un brusque découragement. Son expérience des patients importants lui avait appris que leur cas n’était jamais simple. Même si le malade n’avait rien de sérieux, des complications apparaissaient toujours, et jamais sur un plan purement médical. — Mon collègue se laisse peut-être emporter par son émotion, hasarda l’autre GKNM. Conway n’avait jamais pu trouver la moindre différence entre les deux Ians, mais celui-ci donnait malgré tout l’impression d’être une libellule plus cynique et blasée que l’autre. « Il serait sans doute préférable que je vous rapporte le peu que nous avons appris ou déduit sur leur compte, plutôt que de tenter d’établir l’interminable liste de tout ce que nous ignorons … L’espèce à laquelle appartenait le patient comprenait fort peu de membres, expliqua le médecin Ian, mais son influence était considérable dans l’autre galaxie. Ces êtres étaient très évolués dans le domaine des sciences sociales et psychologiques et, sur un plan individuel, leur intelligence et leurs capacités mentales étaient énormes. Pour des raisons qu’ils étaient les seuls à connaître, ils ne recherchaient que très rarement la compagnie de leurs semblables et l’on n’avait jamais entendu dire que plus d’un seul de ces êtres se fût trouvé en même temps sur la même planète. Ils étaient toujours les maîtres suprêmes des mondes où ils vivaient. Parfois leur domination était bénéfique et parfois extrêmement dure … mais la dureté, lorsqu’on la considérait avec un recul d’un siècle, se révélait souvent être bénéfique. Ils utilisaient les gens, toute la population d’une planète et même les cultures interplanétaires, uniquement comme moyens de résoudre les problèmes qu’ils posaient eux-mêmes et, lorsque les problèmes en question avaient été résolus, ils repartaient. C’était tout au moins l’impression qu’avaient eue des observateurs pas entièrement impartiaux. D’une voix qui rendue plate et inexpressive par le processus de traduction, le Ian ajouta : —  … Toutes les légendes sont unanimes sur un point. Lorsque l’un d’eux se pose sur une planète, c’est uniquement avec son vaisseau et un compagnon qui appartient toujours à une espèce différente. Grâce à l’emploi d’un mélange de science défensive, de psychologie et de sens des affaires très développé, il abat les barrières des préjugés locaux et se met à amasser richesse et puissance. Le passage de la domination sur le plan local à celle absolue à la dimension planétaire s’effectue progressivement, mais ces êtres ne sont pas pressés par le temps, étant donné qu’ils sont immortels. Conway crut vaguement percevoir le son produit par sa fourchette lorsqu’elle tomba sur le sol. Il lui fallut quelques minutes avant de recouvrer l’usage de ses mains et de son esprit. Au sein de la Fédération, il existait quelques rares espèces dont la durée d’existence était extrêmement longue. De plus, la plupart des civilisations dont le niveau sur le plan médical était avancé celle de la Terre incluse, disposaient de certains moyens pour prolonger considérablement la vie grâce à des cures de régénération. Cependant, aucune des espèces connues n’était immortelle, et nul n’avait jamais eu l’occasion d’étudier un être qui l’était. C’est-à-dire, jusqu’à ce jour. À présent, Conway devrait s’occuper d’un malade, le guérir et surtout l’étudier. À moins … mais le GKNM était un médecin, et un médecin n’aurait jamais employé le terme « immortels » pour dire qu’ils vivaient simplement très longtemps. — En êtes-vous sûr? croassa Conway. La réponse du Ian lui prit du temps, car elle incluait l’explication détaillée d’une grand nombre de faits, de théories et de légendes concernant ces êtres qui gouvernaient rien moins que des planètes. À la fin de cette réponse Conway n’était toujours pas persuadé que son patient fût immortel, mais tout ce qu’il venait d’entendre semblait effectivement l’indiquer. Il hésita un peu, avant de demander : — Après tout ce que vous venez de me dire, je ne devrais peut-être pas poser cette question mais, selon vous, ces êtres seraient-ils capables de commettre un meurtre et de se livrer à des pratiques cannibales? — Non ! s’exclama un des Ians. — Jamais ! surenchérit le second. Il n’y avait naturellement pas la moindre trace d’émotion dans les réponses traduites, mais leur volume fut à lui seul suffisant pour pousser toutes les personnes présentes dans la salle à porter leurs regards vers eux. Quelques minutes plus tard, Conway se retrouva seul. Après lui avoir demandé l’autorisation d’aller voir le EPLH légendaire, les Ians étaient partis en hâte, emplis de crainte, de respect et d’impatience. Conway pensait que les Ians était des êtres très gentils, mais il estimait également que la laitue ne convenait qu’aux lapins. Il repoussa énergiquement le plat de salade auquel il avait à peine touché et composa le code pour se faire servir un steak avec une double garniture. Cette journée s’annonçait longue et éprouvante. Lorsque Conway regagna le service d’observation, les Ians étaient partis et l’état du patient était stationnaire. Le lieutenant protégeait toujours l’infirmière … de très près … et il se mit à rougir pour une raison que Conway ignorait. Le médecin hocha la tête avec gravité puis renvoya l’infirmière. Il relisait le rapport du laboratoire de pathologie lorsque le Dr Prilicla arriva. Prilicla était un être fragile qui ressemblait à une araignée et qui appartenait à la classification GLNO. Il vivait sous faible gravité, ce qui le contraignait à porter constamment deux ceinture-G pour ne pas être aplati comme une limande par une gravité que la plupart des membres des autres espèces auraient considérée comme normale. Médecin fort compétent, Prilicla était de plus le membre du personnel de l’hôpital le plus aimé, pour la simple raison que sa faculté d’empathie l’empêchait de se montrer désagréable envers qui que ce fût. Et, bien qu’il possédât également de larges ailes iridescentes, il s’asseyait à sa table et mangeait comme tout le monde ses spaghettis à l’aide d’une fourchette. Conway éprouvait une profonde affection pour lui. En peu de mots, Conway décrivit l’état du patient EPLH et ce qu’il savait sur son compte. —  … Je sais parfaitement que vous ne pouvez pas tirer grand-chose d’un malade inconscient, conclut-il, mais si vous parveniez malgré tout à découvrir de nouveaux éléments, cela me serait d’une aide inestimable … — Il semble y avoir un malentendu, professeur, l’interrompit Prilicla en utilisant une périphrase afin de pouvoir lui dire qu’il était dans l’erreur sans blesser son amour propre. Le patient est conscient … — Reculez ! La radiation émotionnelle de Conway, qui pensait aux dégâts que pourrait provoquer la massue osseuse du tentacule de leur patient dans le corps si fragile de Prilicla, alerta autant ce dernier que son cri, et le petit GLNO fila hors de portée. Le lieutenant s’approcha avec prudence, les yeux rivés sur le tentacule toujours inerte qui se terminait par le gourdin monstrueux. Durant plusieurs secondes personne ne bougea ou ne parla ; le malade semblait toujours inconscient. Finalement, Conway regarda Prilicla. Il lui était inutile de parler. — Je détecte des radiations émotionnelles d’une catégorie qui ne peuvent émaner que d’un esprit parfaitement conscient, confirma Prilicla. L’activité mentale en elle-même paraît relativement lente et, en tenant compte de la taille du patient, extrêmement faible. Pour être précis, il éprouve une sensation de danger, d’impuissance et de confusion. Je détecte également une très forte volonté … Conway soupira. — Il joue donc au loir, déclara le lieutenant sur un ton menaçant, en se parlant à lui-même. Le fait que le malade feignît l’inconscience ennuyait moins Conway que le Moniteur. En dépit de tout le matériel qu’il avait à sa disposition pour établir des diagnostics, il croyait fermement que le principal atout d’un médecin dans la recherche de toute maladie était le dialogue … avec un être qui était presque divin? — Nous … nous allons vous aider, dit-il en hésitant. Comprenez-vous mes paroles? Le patient demeura immobile. — Rien n’indique qu’il vous ait entendu, professeur, fit remarquer Prilicla. — Mais, s’il est conscient … Conway ne termina pas sa phrase et se contenta de hausser les épaules. Il réunit ses instruments et, assisté par Prilicla, il examina à nouveau le EPLH. Cette fois, il accorda une attention particulière aux organes de la vue et de l’ouïe. Mais, tandis qu’il pratiquait l’examen, il n’obtint aucune réaction, tant physique qu’émotionnelle, en dépit des éclairs lumineux et d’un grand nombre de sondages dépourvus de douceur. Conway ne pouvait trouver le moindre indice d’une défaillance physique des organes sensoriels, et cependant le patient ne réagissait absolument pas aux stimuli extérieurs. Il était physiquement inconscient, insensible à tout ce qui se passait autour de lui, mais Prilicla soutenait le contraire. Un demi-Dieu cinglé qui a perdu les pédales ! pensa Conway. On pouvait faire confiance à O’Mara pour lui refiler les pires monstruosités. — Je ne peux trouver qu’une seule explication à ce cas particulier, dit-il à haute voix. C’est que l’esprit que vous captez a coupé ou bloqué tout contact avec son système sensoriel. Sa maladie ne peut être à l’origine de ce phénomène et le problème doit avoir en conséquence une cause psychologique. À mon avis, cette bestiole à un besoin urgent des services d’un psychiatre. « Quoi qu’il en soit, ces derniers obtiennent de meilleurs résultats sur des êtres physiquement en bonne santé et j’estime que nous devrions en premier lieu concentrer nos efforts sur ses problèmes cutanés … Un traitement avait été mis au point dans cet hôpital pour lutter contre l’épithéliome du type dont le malade était affligé et le service de pathologie avait déjà fait savoir qu’il convenait au métabolisme du EPLH et qu’il ne produirait aucun effet secondaire néfaste. Il ne fallut à Conway que quelques minutes pour mesurer une dose d’essai et pratiquer une injection sous-cutanée. Prilicla vint rapidement à son côté pour observer les effets. Ils savaient tous deux qu’il s’agissait d’un des rares produits miracles de la médecine … les résultats apparaissaient après quelques secondes et non après quelques heures ou quelques jours. Dix minutes plus tard, rien ne s’était encore produit. — C’est un dur, fit remarquer Conway qui lui administra la dose maximale. Presque aussitôt, dans la zone qui entourait le point d’injection, la peau s’obscurcit et perdit son aspect craquelé et parcheminé. Cette tache sombre s’élargit sous leurs yeux et un des tentacules se crispa légèrement. — Que fait son esprit? demanda Conway. — Aucun changement perceptible, mais son anxiété augmente depuis la dernière injection. Je détecte les émotions d’un esprit qui cherche à prendre une décision … qui prend une décision … Prilicla se mit à trembler violemment, signe évident que les radiations émotionnelles du patient s’étaient amplifiées. Conway ouvrit la bouche pour poser une question lorsqu’un son aigu et déchirant ramena son attention sur le patient. Le EPLH s’enflait et tirait sur les sangles qui le retenaient. Deux des liens avaient cédé et il était parvenu à libérer un de ses tentacules. Celui terminé par la massue … Dans une tentative désespérée, Conway plongea, et si son crâne ne fut pas fracassé, ce fut seulement avec une marge de quelques centimètres … Il sentit ce nec-plus-ultra des instruments contondants frôler ses cheveux. Mais le lieutenant eut moins de chance. Alors qu’elle arrivait au bout de sa trajectoire, la massue osseuse l’atteignit à l’épaule et le projeta de l’autre côté de la petite pièce avant tant de force qu’il rebondit presque contre la cloison. Prilicla, dont la couardise était le principal élément de conservation, grimpa contre la cloison à l’aide de ses pattes terminées par des ventouses et se réfugia au plafond : l’unique emplacement sûr de cette pièce. De sa position, couché sur le sol, Conway entendit une autre sangle céder et vit deux nouveaux tentacules commencer à s’agiter. Il savait que dans quelques instants le patient se serait complètement libéré de ses liens et qu’il pourrait se déplacer à son gré dans la salle. Il se mit rapidement à genoux, se ramassa sur lui-même, puis plongea vers le EPLH devenu fou furieux. À la seconde où il enserrait ses bras avec force autour du corps de l’être, juste au-dessous de la base des tentacules, il fut presque assourdi par une série de rugissements rauques émis par l’orifice vocal qui se trouvait près de son oreille. Le traducteur automatique interpréta immédiatement ces sons : — Au secours ! Au secours ! Simultanément, il vit le tentacule terminé par l’énorme gourdin osseux s’abaisser vers lui. Il entendit un bruit sec et un creux de huit centimètres apparut dans le sol, à l’endroit où il gisait quelques secondes plus tôt. S’accrocher au patient, ainsi qu’il l’avait fait, aurait pu sembler être de la pure témérité, mais Conway avait essayé de garder la tête froide. Il savait qu’en se rivant au corps du EPLH juste au-dessous des tentacules frénétiques, il se trouvait à l’emplacement le moins dangereux de toute la pièce. C’est alors qu’il vit le lieutenant … Le Moniteur était adossé au mur, en partie allongé et en partie assis. Un de ses bras pendait librement à son côté et, de l’autre, il tenait son arme qu’il avait coincée entre ses genoux. L’un de ses yeux était clos en un clignement diabolique alors que, de l’autre, il suivait la ligne de mire, le long du canon. Conway lui hurla désespérément d’attendre, mais les sons émis par la créature couvrirent son cri. À présent, Conway attendait de voir l’éclair et de recevoir l’impact des balles explosives. Il était paralysé par la peur et ne parvenait pas à lâcher prise. Tout pris fin brusquement. Le malade s’affaissa de côté puis fut agité de soubresauts et resta finalement immobile. Alors qu’il remettait l’arme inutilisée dans son étui, le lieutenant se releva avec peine. Conway, quant à lui, s’extirpa de sous la masse qui l’immobilisait et Prilicla descendit du plafond. Conway s’adressa avec gêne au lieutenant. — Heu, je suppose que vous n’avez pas pu tirer parce que je me trouvais dans la ligne de mire? Le lieutenant secoua la tête. — Je suis un bon tireur, professeur. J’aurais pu atteindre cette chose sans risquer de vous toucher. Mais elle n’arrêtait pas de crier : « Au secours », et c’est le genre de truc qui prive un homme de tous ses moyens … III Ce fut environ vingt minutes plus tard qu’ils notèrent la disparition de la tache sombre sur la peau. Prilicla avait entre temps envoyé le lieutenant dans un autre service afin que son humérus fractionné reçût les soins appropriés, et Conway et le GLNO avaient immobilisé le patient à l’aide de sangles plus solides. L’état du malade était à présent exactement le même qu’avant le début du traitement. Il semblait que la forte injection pratiquée par Conway n’ait eu qu’un effet temporaire, ce qui était décidément singulier. Pour ne pas dire absolument impossible. Dès que Conway avait utilisé les capacités d’empathie de Prilicla sur ce cas, il avait eu la certitude que l’origine des troubles était d’ordre psychique. Il savait naturellement qu’un esprit gravement perturbé pouvait provoquer des dommages importants au corps qui l’abritait. Mais ces derniers se produisaient à un niveau purement physique et le système employé pour y remédier … le traitement mis au point et maintes fois testé par le service de pathologie … était également un fait indiscutable et tangible. Aucun esprit, quelle que fût sa puissance ou la gravité de ses troubles, n’aurait pu ignorer ou annuler un fait matériel. L’univers possédait malgré tout certaines lois immuables. Pour autant que pouvait en juger Conway, il n’existait que deux explications plausibles. Soit les lois de la nature pouvaient être contournées par les Etres qui les avaient édictées, pour la simple raison qu’ils avaient prévu une clause leur accordant ce droit, soit quelqu’un (ou une certaine combinaison de circonstances ou de données mal interprétées) lui avait fait prendre des vessies pour des lanternes. Conway préférait de beaucoup la seconde hypothèse car il estimait la première bien trop renversante pour pourvoir être envisagée sérieusement. Il aurait désespérément voulu pouvoir penser à son patient sans mettre automatiquement à ce mot un P majuscule. Toutefois, lorsqu’il quitta le service, il se rendit dans le bureau du capitaine Bryson, l’aumônier du corps des Moniteurs, et s’entretint longuement avec cet officier à titre semi-professionnel … Conway préférait mettre toutes les chances de son côté. Il alla ensuite voir le colonel Skempton, l’officier chargé du ravitaillement ainsi que de l’entretien et des communications. Il lui demanda de lui faire parvenir la copie complète du journal de bord du patient, puisqu’il ne disposait pour l’instant que des passages relatifs au meurtre, ainsi que toutes les données disponibles au sujet de ses origines. Puis il gagna le service AUGL pour faire une démonstration des techniques opératoires sur les espèces sous-marines. Avant le dîner, il disposait de deux heures qu’il passa dans le service de pathologie. Il découvrit ainsi un certain nombre de choses au sujet de l’immortalité de son patient. Lorsqu’il regagna sa chambre, une pile de feuillets dactylographiés de près de cinq centimètres d’épaisseur était posée sur son bureau. Conway poussa un gémissement en pensant à ses six heures de repos et à la façon dont il allait les passer. Une idée s’imposait à lui : la façon dont il aurait « aimé » les passer, et cela fit apparaître dans son esprit l’image de cette infirmière à la compétence et à la beauté exceptionnelles qui répondait au nom de Murchison et avec laquelle il avait régulièrement eu des rendez-vous ces derniers temps. Cependant, Murchison était affectée au service maternité FGLI et leurs périodes de repos ne coïncideraient pas avant deux semaines. Mais peut-être était-ce préférable, dans les circonstances actuelles, pensa Conway en s’installant confortablement pour une très longue lecture. Les Moniteurs qui avaient visité le vaisseau du patient avaient été dans l’incapacité de convertir avec précision les unités de temps EPLH à l’échelle terrestre, mais ils avaient pu établir presque avec certitude qu’un grand nombre de bandes du journal de bord avaient plusieurs siècles et que quelques-unes remontaient à deux millénaires ou plus. Conway commença sa lecture par la copie des bandes les plus anciennes qu’il compulsa méticuleusement jusqu’aux plus récentes. Il découvrit presque immédiatement qu’il ne s’agissait pas de journaux intimes … la mention de sujets d’ordre personnel était relativement rare … mais plutôt d’une suite de notes pour la plupart purement technique et extrêmement ardues. Les données relatives au meurtre, qu’il étudia en dernier, avaient cependant un caractère bien plus dramatique :  … Mon médecin me rend malade, lut-il dans la dernière annotation, il me tue lentement. Je dois réagir. C’est un mauvais praticien puisqu’il permet à la maladie de s’étendre. Je vais devoir me débarrasser de lui d’une manière ou d’une autre … Conway replaça la dernière feuille sur la pile, puis il soupira et s’apprêta à prendre une position plus propice à la pensée créatrice : c.a.d. avec le dossier de son siège incliné en arrière, les pieds sur le plateau du bureau, et pratiquement assis sur sa nuque. Quel merdier, pensa-t-il. Les divers éléments du puzzle, ou tout au moins la plupart, étaient à sa disposition et il n’avait plus qu’à les mettre en place. Il y avait l’état du malade, bénin selon le point de vue d’un praticien mais fatal s’il ne faisait pas l’objet des soins appropriés. Puis il y avait les données fournies par les deux Ians au sujet de cette race divine, assoiffée de puissance, mais fondamentalement bonne, ainsi que sur les compagnons de ces êtres qui n’appartenaient jamais à la même espèce et qui voyageaient et vivaient toujours à leur côté. Ces compagnons étaient sujets à remplacement, pour la simple raison qu’ils vieillissaient et mouraient alors que ce n’était pas le cas pour les EPLH. Il disposait également des rapports du labo : le compte rendu écrit qu’il avait reçu avant le déjeuner et le second, verbal, dont il avait pris connaissance pendant les deux heures passées en compagnie de Thornnastor, le FGLI responsable du service de pathologie. Selon Thornnastor, le EPLH n’était pas un véritable immortel, et l’opinion d’un diagnosticien était presque une certitude absolue. Mais alors que l’immortalité avait été rayée de la liste des possibilités pour diverses raisons d’ordre physiologique, les examens avaient révélé les traces laissées par des cures de régénération ou de longévité de type non sélectif. Finalement, il y avait ces émotions que Prilicla avait perçues avant et pendant leur tentative de traitement de l’épiderme du malade. Prilicla avait signalé une radiation constante de confusion, d’angoisse et d’impuissance. Mais lorsque le EPLH avait reçu sa seconde injection hypodermique, il était devenu fou furieux et le souffle de l’explosion d’émotions qui s’était produite dans son esprit avait, selon les propres paroles de Prilicla, presque fait griller dans leur jus les petits cerveaux de la créature empathique. Prilicla s’était trouvé dans l’incapacité d’analyser en détail une éruption d’émotions aussi violentes, principalement parce qu’il avait été accordé sur la puissance bien plus faible avec laquelle le patient avait émis jusqu’alors, mais il reconnaissait avoir découvert des preuves irréfutables d’instabilité de type schizophrénique. Conway se carra plus profondément dans son siège et ferma les yeux. Il laissait les éléments du puzzle s’installer lentement à leur place. Tout avait commencé sur la planète où les EPLH avaient représenté la forme de vie dominante. Au fil des siècles, ils avaient atteint un degré de civilisation qui comprenait la maîtrise du vol interstellaire et une science médicale avancée. Leur existence, déjà très longue à l’origine, avait été artificiellement prolongée dans des proportions telles qu’on ne pouvait tenir rigueur aux espèces à l’existence plus brève, tels que les Ians, d’avoir cru en leur immortalité. Mais en échange de cette longévité exceptionnelle, ils avaient dû payer un prix élevé : la reproduction de leur espèce, cette forme d’immortalité en termes d’individus éphémères vers laquelle tendent tous les peuples, avait dû être la première chose à disparaître. Et alors cette civilisation s’était effondrée, ou plutôt s’était dispersée, en un essaim de voyageurs des étoiles, individualistes farouches. Finalement, il s’était produit ce pourrissement psychologique qui s’installe irrémédiablement dès que tout risque d’une dégradation physique a disparu. Pauvres demi-dieux, pensa Conway. S’ils évitaient la compagnie de leurs semblables, c’était simplement parce qu’ils avaient été sevrés de leur présence. Siècles après siècles des mêmes habitudes, des mêmes idiotismes, et des mêmes opinions constamment rabâchées, ainsi que l’ennui écrasant provoqué par la vision des autres. Ils se posaient eux-mêmes d’importants problèmes sociologiques … lorsqu’ils prenaient en charge des cultures planétaires errantes ou arriérées et les contraignaient à s’élever par elles-mêmes, et faisaient d’autres œuvres philanthropiques similaires à une échelle impensable, tout simplement parce qu’ils possédaient des esprits démesurés, qu’ils disposaient de temps à revendre, qu’ils devaient constamment combattre leur ennui et que, à la base, ils étaient un peuple bienveillant. Et comme une partie du prix à payer en échange d’une telle longévité était une peur toujours plus grande de la mort, chacun d’eux se faisait accompagner par son médecin personnel … sans nul doute le praticien le plus habile qu’il pouvait trouver … constamment à son service. Un seul élément de ce puzzle refusait de trouver sa place. C’était la raison pour laquelle le EPLH avait refusé de se laisser soigner par Conway, mais ce dernier était convaincu qu’il ne s’agissait que d’un détail d’ordre psychologique qui serait rapidement élucidé. L’important, c’était qu’il savait à présent comment il devait procéder. Les traitements ne convenaient pas dans tous les cas, bien que Thornnastor eût proclamé le contraire, et il aurait compris plus tôt qu’une intervention chirurgicale était la meilleure solution si toute cette affaire n’avait pas été aussi embrouillée par des considérations sans aucun rapport avec la maladie elle-même : l’identité et la nature du patient et le crime qu’il était censé avoir commis. Que ce malade fût un demi-dieu, un meurtrier, et dans l’ensemble un être qu’il était préférable de ne pas prendre à la légère, étaient des détails dont il n’aurait jamais dû se préoccuper. Conway laissa échapper un soupir et posa ses pieds sur le sol. Il commençait à se sentir tellement à son aise qu’il estima préférable d’aller s’allonger avant de s’endormir. Le lendemain, juste après le déjeuner, Conway s’attela aux préparatifs de l’intervention chirurgicale. Il ordonna de faire apporter les instruments et le matériel nécessaires dans la salle d’observation, puis il donna des instructions détaillées sur leur stérilisation … Le patient était censé avoir tué son praticien personnel parce que ce dernier n’avait pu le protéger contre la maladie, ce qui n’augurait rien de bon si, en raison des négligences d’un autre médecin lors du processus d’asepsie il devait être victime d’une nouvelle maladie. Puis il demanda à être secondé par un chirurgien Tralthien qui effectuerait le travail délicat. Finalement, une demi-heure avant le début de l’intervention, Conway alla voir O’Mara. Le psychologue en chef écouta son rapport et l’exposé de ses intentions sans faire le moindre commentaire. Ce ne fût que lorsque Conway eut terminé ses explications, qu’il rétorqua : — Professeur, avez-vous conscience de ce qui risque d’arriver à cet hôpital, si cette chose recouvre tous ses moyens? Je ne parle pas uniquement de ses moyens sur un plan physique. Vous avez dit que son esprit est gravement perturbé, pour ne pas dire qu’elle est carrément démente. Pour l’instant, cet être est inconscient, mais si j’en crois vos paroles, sa maîtrise des sciences psychologiques est telle qu’il pourrait nous convaincre d’aller manger dans ses appendices manipulateurs grâce à quelques paroles. « Je redoute de ce qui risque de se produire à son éveil. » C’était la première fois que Conway entendait O’Mara admettre qu’il pouvait craindre quelque chose. On racontait que lorsqu’un vaisseau en perdition s’était écrasé contre l’hôpital en semant la destruction et la confusion dans seize niveaux, quelques années plus tôt, le commandant O’Mara avait également exprimé son inquiétude … — Je m’efforce de ne pas y penser, déclara Conway sur un ton d’excuse. Cela ne ferait qu’embrouiller les choses. O’Mara prit une profonde inspiration et laissa l’air s’échapper lentement de ses narines, ce qui remplaçait avantageusement plus de vingt phrases cinglantes. — Il faut pourtant que quelqu’un y pense, professeur, rétorqua-t-il sèchement. J’espère que vous n’aurez aucune objection à faire, si j’assiste à cette intervention?.. Ce n’était rien de moins qu’un ordre poliment tourné auquel Conway ne pouvait répondre qu’en acquiesçant avec la même courtoisie. — Je serai heureux de votre présence, commandant. Lorsqu’ils arrivèrent dans la salle d’observation, le « Lit » du patient avait été soulevé à une hauteur qui faciliterait l’intervention et le EPLH avait, quant à lui, été solidement sanglé. Le Tralthien avait pris place à côté de l’enregistreur et de l’appareil d’anesthésie et gardait un œil sur le patient, l’autre sur son matériel, et les deux derniers tournés vers Prilicla avec qui il discutait d’un scandale particulièrement savoureux qui avait éclaté au grand jour la veille seulement. Etant donné que les deux personnes concernées étaient des PVSJ qui respiraient du chlore, leur liaison n’avait pour eux qu’un intérêt purement académique mais, apparemment, ce dernier était grand. Cependant, dès qu’ils virent O’Mara, leurs médisances cessèrent aussitôt et Conway leur fit signe de commencer. L’anesthésique avait été choisi dans un éventail de produits qui, selon le service de pathologie, étaient sans danger pour le métabolisme des formes de vie EPLH. Pendant qu’il était administré au patient, Conway découvrit que son esprit se portait sur son assistant Tralthien. Les chirurgiens de cette espèce étaient en fait deux êtres au lieu d’un seul, une combinaison de FGLI et d’OSTB. Accroché au cuir du dos du Tralthien pachydermique et maladroit se trouvait un être minuscule et presque sans esprit qui vivait en symbiose avec lui. Au premier regard, l’OSTB ressemblait à une balle duveteuse d’où sortait une longue queue de cheval, mais un examen plus approfondi révélait que cette « queue » était composée de nombreux cirres manipulateurs minuscules dont la plupart possédaient des organes visuels extrêmement sensibles. En raison des rapports existant entre les Tralthiens et leurs symbiotes, l’ensemble FGLI/OSTB formait les meilleurs chirurgiens de la galaxie. Les Tralthiens ne choisissaient pas tous de s’unir à un symbiote, mais les médecins FGLI les portaient toujours comme un insigne de leur profession. Brusquement, l’OSTB remonta en courant le long de l’épine dorsale de son hôte et se blottit au sommet de son crâne en forme de dôme, entre les pédoncules oculaires. Sa queue descendit en direction du patient et s’étala en éventail, avec rigidité. Le Tralthien était prêt à commencer l’intervention chirurgicale. — On peut noter qu’il s’agit d’une affection purement superficielle et que tout l’épiderme parait nécrosé, séché et sur le point de se détacher en squames, déclara Conway à l’attention de l’enregistreur. Nous n’avons eu aucune difficulté à prélever les premiers échantillons de peau, mais lors du prélèvement des spécimens suivants nous avons rencontré une certaine résistance. La raison en a été découverte : la présence de minuscules radicelles d’approximativement six millimètres de longueur et invisibles à l’œil nu. À mon œil nu, devrais-je dire. Ainsi, il semble évident que l’évolution de la maladie est entrée dans une nouvelle phase. La nécrose quitte l’épiderme pour s’étendre à l’intérieur des chairs et plus vite nous agirons sera le mieux. Conway dicta les références des rapports du laboratoire et de ses notes préliminaires sur ce cas, puis ajouta : —  … Etant donné que, pour des raisons que nous ignorons encore, le patient ne réagit pas aux traitements, je suggère que nous procédions à l’ablation chirurgicale des tissus malades, à l’irrigation des chairs, nettoyage des zones atteintes et au remplacement de l’épiderme par une pellicule synthétique. Un Tralthien, guidé par un OTSB, pratiquera l’excision des radicelles. Exception faite de l’importance de la zone nécrosée qui rendra cette opération extrêmement longue, cette intervention est d’une extrême simplicité … — Excusez-moi, professeur, l’interrompit Prilicla, mais le patient est toujours conscient. Une discussion, au cours de laquelle Prilicla seul se montra courtois, éclata entre le Tralthien et le petit GLNO. Ce dernier affirmait que le EPLH pensait encore et qu’il captait ses émotions alors que le FGLI soutenait qu’en raison de la dose d’anesthésie administrée il resterait totalement insensible durant les six prochaines heures. Conway intervint à l’instant où cette dispute professionnelle allait dégénérer et que des arguments d’ordre plus personnels allaient être utilisés. — Nous avons déjà rencontré ce problème, dit-il avec irritation. Le patient est physiquement inconscient depuis son arrivée, si l’on excepte les quelques minutes durant lesquelles il a été pris de folie furieuse. Cependant, Prilicla a constamment détecté des pensées rationnelles. C’est le même phénomène qui se produit alors qu’il est sous anesthésie. Je ne saurais comment l’expliquer et, pour obtenir des éclaircissements, il faudrait sans doute faire pratiquer des recherches chirurgicales au niveau de sa structure cérébrale, ce qui devra attendre. Pour l’instant, l’important est qu’il soit physiquement dans l’incapacité de se mouvoir ou de ressentir la douleur. Bien, pouvons-nous commencer? Puis il se tourna vers Prilicla, pour ajouter : « Mais continuez d’être vigilant, on ne sait jamais … IV Durant une vingtaine de minutes, ils travaillèrent en silence, bien que l’opération ne nécessitât guère de concentration de leur part. C’était un peu comme sarcler un jardin, hormis que tout ce qui poussait était une mauvaise herbe et qu’il fallait ne déraciner qu’une plante à la fois. Conway soulevait une zone d’épiderme nécrosé, les appendices filiformes de l’OSTB examinaient, sondaient et extirpaient les radicelles, puis Conway tirait une autre squame. Il attendait avec impatience la fin de l’intervention chirurgicale la moins passionnante de toute sa carrière. — Je détecte une inquiétude croissante liée à une volonté de plus en plus forte, fit remarquer Prilicla. L’angoisse devient intense … Conway grommela. Il n’avait trouvé aucun autre commentaire. Cinq minutes plus tard, le Tralthien prit à son tour la parole. — Il faut aller moins vite, professeur. Nous atteignons une zone où les racines pénètrent plus profondément dans les tissus. Deux minutes plus tard, Conway s’exclama : — Je peux les voir, à présent. À quelle profondeur descendent-elles? — Dix centimètres, répondit le Tralthien. Professeur, elles s’allongent à vue d’œil au fur et à mesure que nous travaillons. — Mais, c’est impossible ! s’emporta Conway avant d’ajouter : Nous allons changer de zone. Il sentait que la sueur se mettait à ruisseler sur son front et, juste à côté de lui, le corps gauche et fragile de Prilicla commençait à frissonner … pour une raison tout autre que les pensées du patient. À présent, les émotions de Conway n’étaient pas une chose agréable à capter car, dans la nouvelle zone et dans les deux choisies ensuite au hasard, le résultat avait été le même. Les racines des squames d’épiderme s’enfonçaient de plus en plus profondément. — On arrête, déclara Conway avec colère. Durant un très long moment, nul ne parla. Prilicla tremblait comme si un vent violent avait soufflé dans la salle. Le Tralthien s’affairait sur ses appareils et gardait ses quatre yeux rivés sur un bouton sans la moindre importance. O’Mara fixait intensément Conway. Il était lui aussi plongé dans de profondes méditations, et une pitié infinie pouvait se lire dans ses yeux gris. S’il était compatissant, c’était parce qu’il savait reconnaître lorsqu’un homme se trouvait vraiment dans les ennuis, et s’il méditait, c’était parce qu’il tentait de découvrir si Conway était ou non responsable des ennuis en question. — Que s’est-il passé, professeur? demanda-t-il avec amabilité. Conway secoua coléreusement la tête. — Je l’ignore. Hier, il s’est produit un phénomène de rejet face au traitement et aujourd’hui la même chose se reproduit devant notre intervention chirurgicale. Ses réactions à tout ce que nous tentons de faire sont impensables, impossibles ! Et à présent la tentative que nous avons effectuée pour soulager chirurgicalement son état vient de déclencher quelque chose qui fait pénétrer ces racines assez profondément pour pouvoir atteindre des organes vitaux. Si leur croissance garde la même rapidité qu’actuellement, elle les toucheront dans quelques minutes et vous savez ce que cela signifie … — L’angoisse du malade diminue, leur apprit Prilicla. Mais il a toujours des pensées volontaires. Le Tralthien vint les rejoindre. — J’ai noté une chose singulière au sujet des vrilles qui relient les plaques de peau nécrosée au corps du malade, dit-il. Ainsi que vous le savez, mon symbiote possède une vision extrêmement sensible et il m’a rapporté que les vrilles semblent avoir des racines à chaque extrémité. Ce qui nous empêche de savoir si ce sont les squames qui se fixent à la chair ou si c’est le corps qui retient délibérément les tumeurs en question. Conway secoua la tête, l’esprit ailleurs. Le cas de ce patient était plein de contradictions et d’impossibilités absolues. Tout d’abord, aucun patient, quel que fut son degré de dérangement mental, ne pouvait annuler les effets d’un produit suffisamment puissant pour apporter une guérison totale en une demi-heure, à plus forte raison lorsque les résultats étaient obtenus en quelques minutes. Et la nature voulait que tout être victime d’une maladie de la peau s’en dépouille et la remplace par des tissus sains, et non qu’il s’y raccroche à tout prix. C’était un cas déconcertant qui n’autorisait plus aucun espoir. Cependant, lorsque le patient avait été admis dans ce service, son cas lui avait paru bénin et il n’avait redouté aucune complication … En fait, Conway avait éprouvé plus d’intérêt pour les origines du malade que pour son état, dont il avait considéré la guérison comme une simple affaire de routine. Mais il était à présent persuadé d’avoir omis quelque chose, quelque part, et ce péché par omission provoquerait certainement la mort de son patient dans les prochaines heures. Peut-être avait-il fait montre de trop de hâte dans l’établissement de son diagnostic, peut-être avait-il été trop sûr de lui et avait-il fait preuve d’une insouciance criminelle. Il était toujours éprouvant de perdre un patient et, au Secteur Général, le décès d’un malade était un événement extrêmement rare. Mais perdre un patient dont le cas aurait été considéré comme bénin dans tous les hôpitaux de la galaxie civilisée … Conway se mit à débiter des jurons imagés mais fut contraint de s’interrompre car il ne connaissait aucun mot pouvant décrire avec exactitude l’opinion qu’il avait de lui-même. — Calmez-vous, fiston. C’était O’Mara qui lui serrait le bras et lui parlait comme un père. Habituellement, O’Mara était un tyran coléreux à la voix dure. Il était inapprochable et, lorsqu’on venait lui demander son aide, il restait assis à faire des remarques sarcastiques pendant que la personne en question devait se débattre honteusement avec ses ennuis et trouver une solution sans aide extérieure. Son attitude actuelle lui ressemblait si peu qu’elle prouvait au moins une chose, pensa amèrement Conway. Elle indiquait qu’il avait un problème sérieux sur les bras et qu’il ne pourrait jamais le résoudre à lui seul. Mais, dans l’expression de O’Mara, on pouvait également déceler autre chose que de l’inquiétude pour Conway. Il était probable qu’en son for intérieur le psychologue n’était pas mécontent que les choses eussent tourné de cette façon. Conway ne pouvait le reprocher à O’Mara, car il savait que si le commandant s’était trouvé à sa place il aurait essayé avec autant d’acharnement que lui, sinon plus, de guérir le malade et qu’il se serait senti aussi affligé que lui par ce qui s’était passé. Mais le psychologue en chef devait s’être désespérément inquiété à l’idée qu’une créature aux pouvoirs incommensurables et inconnus, et de plus mentalement déséquilibrée, pourrait se promener librement à l’intérieur de l’hôpital. O’Mara devait également se demander si, à côté d’un EPLH conscient et bien vivant, il n’aurait pas fait figure de petit garçon ignorant … — Essayons de reprendre les choses au début, déclara O’Mara en interrompant le cours des pensées de Conway. Avez-vous trouvé la moindre chose dans le passé du malade qui pourrait indiquer une propension au suicide? — Non, répondit Conway avec véhémence. Au contraire ! Il veut désespérément vivre. Il suivait un traitement général de rajeunissement, ce qui signifie que toute la structure cellulaire de son corps était régénérée périodiquement. Le processus de stockage des souvenirs est dû au vieillissement des cellules cérébrales, et chaque fois que cet être était soumis à ce traitement, tout son esprit était pratiquement vidé de son contenu. — Ce qui explique pourquoi le livre de bord ressemble tant à un mémorandum technique, glissa O’Mara. C’est exactement son rôle. Cependant, je préfère la méthode de rajeunissement que nous employons, bien qu’elle ne puisse pas nous offrir une vie aussi longue. Elle régénère uniquement les organes endommagés et permet au cerveau de rester intact … — Je sais, dit Conway qui se demandait pour quelle raison O’Mara, habituellement si taciturne, était devenu à ce point prolixe. Essayait-il de simplifier le problème en l’incitant à s’exprimer en termes autres que médicaux? « Mais ainsi que vous le savez, un des effets des traitements de rajeunissement répétés est que la personne ainsi traitée éprouve une peur de plus en plus grande de mourir. En dépit de l’ennui, de la solitude et d’une existence contre nature, cette peur croît régulièrement au fur et à mesure que le temps s’écoule. C’est la raison pour laquelle cette créature se déplaçait toujours avec son médecin personnel, elle éprouvait une véritable terreur d’être victime d’une maladie ou d’un accident entre deux cures de rajeunissement, et c’est pourquoi je peux comprendre dans une certaine mesure ce qu’elle a dû éprouver lorsque le médecin qui était censé la maintenir en bonne santé l’a laissée tomber malade, bien que le fait qu’elle l’ait ensuite dévoré me … — Alors, vous la soutenez, déclara sèchement O’Mara. — Cela pourrait constituer une base sur laquelle plaider la légitime défense, rétorqua Conway. Mais je disais que cet être éprouve une véritable panique à l’idée de mourir et que c’est la raison pour laquelle il a constamment essayé de trouver un médecin personnel plus valable … Oh ! — Oh, quoi? demanda O’Mara. Ce fut Prilicla, qui avait capté les émotions de Conway, qui répondit à sa place. — Le professeur Conway vient d’avoir une idée. — Quelle idée, espèce de petit garnement? Le secret est inutile !.. La voix de O’Mara avait perdu son timbre affable et paternel, et ses yeux luisaient d’une façon indiquant clairement qu’il était heureux que la gentillesse ne fût plus nécessaire. « Qu’est-ce qui cloche, au sujet de votre fichu patient? Conway, soulagé et excité tout en se sentant à la fois pas très sûr de lui, se rendit d’un pas hésitant jusqu’à l’interphone. Il demanda qu’on lui fît parvenir un matériel peu orthodoxe, puis il alla s’assurer que le patient était toujours solidement sanglé et qu’il ne pouvait mouvoir un seul muscle. — Mon idée, déclara-t-il, c’est que notre malade est parfaitement sain d’esprit et que nous nous sommes laissés entraîner sur des fausses pistes psychologiques. À la base, ses problèmes viennent de ce qu’il a mangé. — J’aurais parié que vous diriez une chose comme ça, déclara O’Mara. Il semblait sur le point de vomir. Le matériel arriva … un mince pieu de bois pointu et un appareil qui permettrait de le diriger vers le bas selon un angle voulu tout en contrôlant sa descente. Aidé par le Tralthien, Conway redressa le pieu et le mit en position. Il choisit une partie du corps du patient où se trouvaient plusieurs organes vitaux qui étaient, de toute façon, protégés par près de quinze centimètres de muscles et de graisse, puis il mit en marche le mécanisme. La pointe du pieu toucha la peau et se mit à descendre à une vitesse d’environ cinq centimètres à l’heure. — Que diable faites-vous? rugit O’Mara. Est-ce que vous croyez que votre patient est un vampire? — Bien sûr que non, répondit Conway. Si j’utilise un pieu de bois, c’est pour lui donner de meilleures chances de se défendre. On ne pourrait s’attendre à ce qu’il arrête une pointe d’acier, n’est-ce pas? Il fit signe au Tralthien de s’avancer et, ensemble, ils étudièrent la zone où le pieu pénétrait dans le corps du EPLH. Toutes les deux ou trois minutes, Prilicla faisait un rapport sur les radiations émotionnelles qu’il captait. O’Mara, quant à lui, faisait les cents pas et marmonnait parfois quelques paroles qu’il était le seul à entendre. La pointe avait pénétré dans le corps de près de six millimètres lorsque Conway nota un épaississement et un durcissement de l’épiderme. Ce phénomène se produisait dans une zone vaguement circulaire d’environ dix centimètres de diamètre et dont le centre était la blessure provoquée par le pieu. Le scanner de Conway révéla une excroissance spongieuse et fibreuse qui se formait à un centimètre et demi sous l’épiderme. Ils pouvaient voir cette excroissance croître et s’opacifier sur le scanner et, en dix minutes, elle devint une plaque osseuse extrêmement dure : le pieu qui s’était mis à ployer menaçait de se rompre. — J’estime que toutes ses défenses sont à présent concentrées sur ce point, déclara Conway qui tentait de conserver une voix assurée. Nous ferions mieux de l’exciser sans plus attendre. Conway et le Tralthien incisèrent la chair autour et au-dessous de la plaque osseuse nouvellement formée. Ils l’enlevèrent et la placèrent immédiatement dans un récipient stérile et hermétiquement fermé. Conway prépara rapidement une seringue avec une dose de produit légèrement moins forte que la veille, et pratiqua l’injection. Puis il prêta main forte au Tralthien qui refermait la blessure. C’était un travail de routine qui ne leur prit qu’un quart d’heure. Lorsqu’ils eurent terminé, ils purent constater que le patient réagissait favorablement au traitement. Tandis que le Tralthien félicitait Conway et que O’Mara lui adressait d’horribles menaces (le psychologue en chef voulait obtenir des réponses à ses questions, et immédiatement) Prilicla déclara : — Vous avez réussi à le guérir, professeur, mais le sentiment d’angoisse du patient s’est encore considérablement accru. Il est presque fou de terreur. Conway secoua la tête, en souriant. — Le malade est sous une forte dose d’anesthésique et il ne peut rien ressentir. Cependant, je reconnais qu’en cet instant … (il désigna d’un signe de tête le récipient stérile) son médecin personnel ne doit pas être au mieux de sa forme. Dans le bocal, l’os excisé avait commencé à s’amollir et un liquide pourpre en suintait. Ce liquide formait des rides et gargouillait doucement au fond du récipient, comme s’il s’était agi d’une créature intelligente. Ce qu’il était, d’ailleurs. Conway se trouvait dans le bureau de O’Mara. Il terminait son rapport sur le EPLH et le commandant lui avait fait maints compliments en des termes qui, parfois, empêchaient de faire la moindre distinction entre des louanges et des insultes. Mais Conway commençait à prendre conscience que c’était dû à la nature de O’Mara. Le psychologue en chef ne se montrait courtois et compatissant que lorsqu’il s’inquiétait professionnellement du sort d’une personne. Il lui posa encore des questions. —  … une forme de vie intelligente, de type amibien, un groupe organisé de cellules microscopiques de type viral, représenterait le praticien le plus efficace qui soit, répondit Conway en réponse à l’une d’elles. Il pourrait résider dans le corps de son patient attitré et, après avoir reçu les données nécessaires, il serait à même de lutter contre toutes les maladies et les défaillances organiques à partir de l’intérieur. Pour une créature qui est pathologiquement terrorisée par la mort, cela pouvait sembler parfait. C’était d’ailleurs parfait, car les problèmes qui sont apparus ne peuvent être imputés à ce médecin. Ils sont dus à l’ignorance qu’avait le malade de sa propre physiologie. « Voici comment je vois les choses, ajouta Conway. Le malade a commencé les traitements de rajeunissement dans la première période de sa vie biologique. Je veux dire qu’il n’a pas attendu d’être entre deux âges, ou un vieillard, pour se régénérer. Mais cette fois, soit par oubli soit par insouciance, ou encore parce qu’il était occupé à résoudre certains problèmes qui lui ont pris plus de temps que prévu, il a vieilli bien plus que les fois précédentes et c’est la raison pour laquelle il a eu cette maladie de la peau. Le labo de pathologie pense qu’il s’agit probablement d’une affection commune à tous les membres de cette race. Habituellement, les EPLH doivent se dépouiller de l’épiderme nécrosé et reprendre une vie normale. Mais notre patient, en raison des trous de mémoire dus au traitement régénérateur, l’ignorait, et en conséquence son médecin personnel ne pouvait pas non plus le savoir. « Ce, heu, médecin-résident savait en fait fort peu de chose sur le métabolisme du corps de son malade et hôte, mais il devait avoir pour devise de maintenir le status quo à tout prix. Lorsque son patient a menacé de tomber en morceaux, il s’est agrippé sans prendre conscience qu’il s’agissait d’un phénomène aussi naturel que la chute des cheveux ou, pour un reptile, une mue périodique, d’autant plus que son maître a dû lui confirmer que ce n’était pas normal. Un combat très violent a dû avoir lieu entre le métabolisme du patient et son médecin, surtout si l’on tient compte du fait que l’esprit du malade était lui aussi dressé contre le médecin en question. C’est pour cette raison que le docteur a été contraint de le rendre inconscient, dans la limite de ses moyens, afin de pouvoir faire ce qu’il estimait être la meilleure des choses. « Lorsque nous lui avons administré des injections, c’est le médecin qui les a neutralisées. Voyez-vous, il se trouvait en présence d’une substance étrangère introduite dans le corps de son patient. Ce n’est que lorsque nous avons menacé des organes vitaux avec ce pieu que nous avons contraint le médecin à concentrer ses efforts de protection sur ce point … — Lorsque vous avez demandé de vous faire envoyer un pieu de bois, j’ai envisagé de vous faire passer une camisole de force, déclara O’Mara d’une voix dure. Conway sourit. — Selon moi, le EPLH devrait reprendre ce médecin à son service. À présent que la pathologie lui a fait un exposé des antécédents médicaux et physiologiques de son employeur, il devrait être le meilleur de tous et le EPLH est suffisamment intelligent pour le comprendre. O’Mara sourit à son tour. — Dire que je redoutais ce qui pourrait se produire lorsqu’il reprendrait connaissance. Mais il s’est révélé être une nature très amicale et sympathique. Charmante, en fait. Conway se leva. Il se tournait pour partir lorsqu’il déclara sèchement : — C’est la raison pour laquelle il est un si bon psychologue. Il est « tout le temps » aimable … Il parvint à refermer la porte derrière lui avant l’explosion. V Le patient EPLH, qui se nommait Lonvellin, quitta finalement l’hôpital et le défilé régulier d’ex-traterrestres souffrants qui étaient confiés aux soins de Conway estompa son souvenir de l’esprit du médecin. Il ignorait si le EPLH avait regagné sa galaxie d’origine ou s’il errait toujours dans celle-ci, en quête de bonnes actions à accomplir, et il était bien trop occupé pour se poser la question. Mais Conway n’en avait pas entièrement terminé avec le EPLH. Ou, plus exactement, Lonvellin n’en avait pas encore entièrement terminé avec Conway … — Que diriez-vous de vous éloigner de l’hôpital pour quelques mois, professeur? demanda O’Mara à Conway lorsque ce dernier se présenta dans le bureau du psychologue en chef, suite à un appel urgent lancé par haut-parleur. Ce serait pour vous une sorte de congé. Conway sentit son inquiétude initiale se métamorphoser rapidement en panique. Il avait des raisons personnelles et pressantes pour ne pas s’absenter de l’hôpital quelques mois. — Eh bien, dit-il … Le psychologue releva la tête et fixa Conway avec ses yeux gris qui voyaient tant de choses et qui sondaient si profondément l’esprit qu’il dotaient O’Mara d’un pouvoir équivalent à un don de télépathie. — Ne prenez pas la peine de me remercier, dit-il sèchement. Vous l’avez cherché, en soignant des patients aussi puissants et influents. « Il s’agit d’une tâche importante, professeur, ajouta-t-il avec animation, mais ce sera principalement un travail de bureau. Normalement, il aurait été attribué à quelqu’un ayant la qualification de diagnosticien, mais cet EPLH, ce Lonvellin, se trouve sur une planète qui, selon lui, à un besoin urgent d’assistance médicale. Lonvellin a d’ailleurs réclamé l’aide du corps des Moniteurs en même temps que la vôtre, et il a demandé à ce que ce soit vous qui soyez nommé responsable de la partie médicale. Il semble qu’un « esprit supérieur » soit indispensable pour mener à bien ce travail, quelqu’un qui possède une façon particulière de voir les choses … — Vous êtes trop bon, commandant. En souriant, O’Mara ajouta : — J’ai déjà dû vous dire que je suis ici pour aider les gens à garder la tête froide, pas pour la leur faire enfler. Voici le rapport sur la situation locale actuelle. Il poussa le dossier qu’il venait de lire en direction de Conway et se leva. «  … Vous pourrez le consulter une fois à bord. Soyez au Sas Seize à 21 heures 30 pour embarquer sur le Vespasien. Je pense que vous aurez entretemps pas mal de choses à régler. Et il est inutile de prendre cette mine d’enterrement, comme si tous vos proches parents venaient de décéder. Elle vous attendra sans doute. Et si elle ne le fait pas, il vous restera deux cent dix-sept femelles DBDG à séduire. Au revoir et bonne chance, professeur. Une fois sorti du bureau de O’Mara, Conway essaya de trouver la meilleure façon de mettre ses affaires en ordre dans le délai de six heures dont il disposait avant d’embarquer. Il devait donner à un groupe de stagiaires un cours d’orientation préliminaire dix minutes plus tard, et il était trop tard pour se faire remplacer. Cela lui ferai perdre trois heures sur six, quatre s’il manquait de chance. Et ce jour-là il ne se sentait pas particulièrement en veine. Il lui faudrait ensuite une heure pour enregistrer ses instructions au sujet des patients de son service dont les cas étaient les plus sérieux, puis aller dîner. Sans doute pourrait-il tout faire, de justesse. Conway partit d’un pas rapide vers le Sas Sept, au cent-huitième niveau. Il pénétra dans le vestibule du sas à l’instant même ou les portes internes étanches s’ouvraient et, alors qu’il reprenait son souffle, il commença à établir mentalement la liste des stagiaires qui entraient à leur tour. Deux DBLF Kelgiens à la fourrure argentée qui avançaient en ondulant comme des chenilles géantes ; puis un PVSJ Illensien dont les contours du corps membraneux et épineux étaient adoucis par le brouillard de chlore emplissant sa combinaison protectrice ; un Creppelien octopode aquatique de classification AMSL, dont le scaphandre produisait des bruyants gargouillements. Ils étaient suivis par cinq AACP, une race dont les lointains ancêtres avaient été des végétaux mobiles. Ils se déplaçaient avec lenteur et leurs réservoirs de C02 semblaient être l’unique protection dont ils avaient besoin … Lorsqu’ils furent tous à l’intérieur et que la porte fut hermétiquement close derrière eux, Conway prit la parole. Il fit une demande inutile, simplement afin de briser la glace : — Tout le monde est présent? Inévitablement, ils répondirent en chœur et le traducteur de Conway retransmit cela sous forme d’un mugissement modulé. Conway soupira, puis entama le processus de routine qui consistait à se présenter et à souhaiter la bienvenue à ses nouveaux collègues. Ce ne fut qu’à la fin de ces formalités courtoises qu’il leur adressa un léger avertissement au sujet du principe de fonctionnement du traducteur automatique et qu’il leur rappela qu’il était préférable de parler les uns après les autres, afin de ne pas surcharger l’appareil … Sur leurs mondes natals, ils étaient tous des personnages importants, sur le plan médical s’entend. Le Secteur Général était le seul lieu où ils seraient considérés comme des stagiaires débutants et, pour certains d’entre eux, le passage du statut de maître incontesté à celui de simple élève s’avérerait difficile. C’était pour cette raison qu’il fallait faire preuve d’énormément de tact, lorsqu’on avait affaire à eux à ce stade. Plus tard, cependant, lorsqu’ils se seraient accoutumés à cette nouvelle vie, ils pourraient être réprimandés pour leurs erreurs comme tous les autres membres du personnel. — Je propose de commencer la visite par la Réception, leur dit Conway. C’est dans ce service que l’on règle les problèmes d’admission et de premiers soins. Puis, à condition que l’environnement ne nécessite pas pour vous des protections compliquées et que l’état des patients ne soit pas critique, nous visiterons les services proches afin de vous permettre de voir comment s’effectue l’examen des patients qui viennent d’être admis. Si l’un de vous désire me poser des questions, qu’il n’hésite surtout pas à le faire. « Pour nous rendre à la Réception, ajouta-t-il, nous emprunterons des couloirs qui risquent d’être bondés de monde. Il existe un système compliqué de priorité qui régit les droits de passage selon le statut des membres du personnel médical, un système que vous apprendrez plus tard. Mais pour l’instant, il est suffisant que vous vous souveniez d’une règle très simple : si l’être qui arrive en face de vous appartient à une espèce plus volumineuse que la vôtre, écartez-vous de son chemin. Il était sur le point d’ajouter qu’aucun médecin du Secteur Général « n’écraserait » délibérément un collègue, mais estima préférable de s’en abstenir. Un grand nombre d’extra-terrestres ne possédaient pas le moindre sens de l’humour et une plaisanterie aussi inoffensive, si elle était prise littéralement, pourrait engendrer des complications sans fin. — Suivez-moi, je vous prie. Conway prit des dispositions afin que les cinq AACP qui étaient les membres les plus lents du groupe, soient placés juste derrière lui et règlent ainsi l’allure des autres. Derrière eux venaient les Kelgiens, dont la démarche ondulante n’était guère plus rapide que celle des créatures végétales qui les précédaient. Le PVSJ vivant dans le chlore venait ensuite et l’octopode Creppelien fermait la marche. Le gargouillement de son scaphandre était un signal sonore qui indiquait à Conway que sa longue queue de cinquante mètres était toujours d’une seule pièce. En raison de leur éloignement, il était inutile que Conway tentât de leur parler, et ils effectuèrent la première partie de la visite en silence : trois rampes ascendantes et deux corridors rectilignes de cent mètres qui tournaient à angle droit. L’unique personne qu’ils croisèrent était un Nidien qui arborait le brassard d’un interne ayant deux ans d’ancienneté. Les Nidiens avaient en moyenne un mètre de hauteur et personne ne courait le risque d’être écrasé. Ils atteignirent le sas interne qui donnait accès à la section aquatique. Dans le vestiaire adjacent, Conway surveilla les deux Kelgiens qui revêtaient leurs scaphandres, puis il se glissa à son tour dans une combinaison légère. Les AACP déclarèrent que leur métabolisme végétal leur permettait de rester sous l’eau durant des périodes importantes sans devoir revêtir de combinaison protectrice. L’Illensien portait déjà un scaphandre afin de pouvoir se déplacer dans l’atmosphère chargée d’oxygène et il le protégeait également contre l’eau, qui était pour lui un poison au même titre. Mais le Creppelien, qui était un être aquatique, voulait ôter son scaphandre … Il possédait huit pattes qui avaient grand besoin de se dégourdir, déclara-t-il. Conway le lui interdit, en raison du fait qu’ils ne resteraient dans la cuve qu’une quinzaine de minutes. Le sas s’ouvrit sur le service AUGL principal, un vaste réservoir obscur empli d’eau tiède et glauque de cinquante mètres de profondeur et de cent vingt-cinq mètres de diamètre. Conway découvrit bientôt que guider les stagiaires dans la traversée de la cuve, du sas à l’entrée du corridor était comparable à vouloir conduire un troupeau de bétail à trois dimensions à travers de la glue. Le Creppelien excepté, tous perdirent leur sens de l’orientation dès qu’ils furent dans les flots. Conway, qui nageait frénétiquement autour d’eux, gesticulait et leur criait des instructions. Et en dépit des éléments de refroidissement et de dessiccation de sa combinaison, celle-ci devint rapidement une véritable étuve. Il perdit son calme à plusieurs reprises et dirigea ses élèves dans des directions autres que celle de l’entrée du couloir. Et, durant un instant de grande confusion, un patient AUGL vint vers eux en nageant lourdement. Cet être de dix mètres à carapace, un poisson originaire de Chalderscol, s’approcha à cinq mètres des AACP, ce qui provoqua presque la panique au sein de leur groupe. — Des étudiants ! dit-il sur un ton méprisant. Puis il s’éloigna en nageant. Tous savaient que les Chalders étaient particulièrement asociaux durant leur convalescence, mais cet incident n’apaisa aucunement la colère de Conway. Il avait l’impression que bien plus d’un quart d’heure s’était écoulé lorsqu’ils furent réunis dans le couloir qui s’ouvrait de l’autre côté de la cuve. — À trois cents mètres, à l’extrémité de ce passage, se trouve le sas de transfert qui donne sur la Réception, dont l’atmosphère comporte de l’oxygène, annonça-t-il. La Réception est le service dont la visite est la plus instructive, lorsqu’on arrive ici. Ceux d’entre vous qui portent des vêtements protecteurs uniquement dans un milieu liquide devront ôter leurs combinaisons, les autres pourront continuer … Tandis qu’il nageait vers le sas, le Creppelien s’adressa à un des AACP. — Le nôtre est censé être empli de vapeur surchauffée, mais j’estime qu’il faudrait avoir fait quelque chose de particulièrement grave pour être envoyé ici. Ce à quoi le AACP répliqua : — Notre enfer est très chaud, lui aussi, mais on n’y trouve pas la moindre trace d’humidité … Conway était sur le point de présenter ses excuses pour avoir perdu son sang-froid à l’intérieur du réservoir, car il craignait d’avoir blessé quelques extra-terrestres très susceptibles mais, de toute évidence, ils n’avaient pas pris ses paroles bien au sérieux. VI À travers la paroi transparente de la galerie d’observation, la Réception était une vaste salle obscure où se trouvaient trois grands pupitres de contrôle, dont un seul était occupé pour l’instant. L’être qui y était assis était un autre Nidien, un petit humanoïde aux mains à sept doigts à la fourrure rousse et drue. Sur la console, des voyants indiquaient qu’il venait de prendre contact avec un vaisseau qui approchait de l’hôpital. — Ecoutez … dit Conway. — Veuillez vous identifier, je vous prie ! aboya l’ourson en peluche rousse. Sa voix de staccato était traduite dans les oreilles de Conway en un anglais sans timbre et parvenait aux autres en Kelgien, Illensien, ou n’importe quelle autre langue, également sans la moindre intonation. « Malades, visiteurs, médecins et espèces? — Pilote, avec un patient à bord, entendit-on en réponse. Tous deux humains. Il y eut une brève pause, puis : — Veuillez indiquer votre classification physiologique ou établir un contact visuel, dit le Nidien qui adressa un clignement d’œil extrêmement humain à l’attention des observateurs présents dans la galerie. « Tous les membres de races intelligentes pensent qu’ils sont humains et estiment que les autres ne le sont pas. Le terme que vous vous donnez ne peut être d’aucune utilité pour effectuer les préparatifs destinés à l’accueil du patient en question … Conway baissa le volume du haut-parleur qui leur transmettait dans la galerie la conversation se déroulant entre le vaisseau et l’employé de la réception. — Ce moment en vaut un autre pour vous expliquer notre système de classification physiologique, dit-il. En résumé, naturellement, car vous suivrez ensuite des cours traitant de ce sujet de façon exhaustive. Il s’éclaircit la gorge, avant d’ajouter : « Dans notre système de classement en quatre lettres, la première indique le niveau d’évolution physique ; la seconde donne le genre et la répartition des membres et des organes des sens ; et les deux dernières le métabolisme ainsi que les besoins en pression et gravité, qui à leur tour permettent de déduire la masse de l’être en question ainsi que la forme de son tégument protecteur. Je dois mentionner, au cas ou certains d’entre vous se sentiraient insultés par cette méthode de classification, que le niveau d’évolution physique n’a aucun rapport avec le degré d’intelligence … Les espèces avec le préfixe A, B et C, expliqua-t-il encore, étaient aquatiques. Sur la plupart des mondes, la vie était apparue dans les mers et ces êtres avaient suivi le cours de leur évolution sans être contraints de quitter leur milieu d’origine. De D à F on trouvait les créatures à sang chaud, respirant de l’oxygène, catégorie qui regroupait la plupart des races intelligentes de la galaxie. Les types G et K vivaient également dans une atmosphère d’oxygène, mais il s’agissait d’insectes. Les êtres entrant dans les catégories L et M étaient ailés et évoluaient sous une très faible gravité. Les formes de vie respirant du chlore étaient classées dans les groupes O et P, et les lettres suivantes étaient attribuées aux espèces plus exotiques, plus évoluées physiquement, aux créatures fantastiques. Etres qui se nourrissaient de radiations, au sang gelé ou cristallin, et entités capable de modifier à leur gré leur structure physique. Les créatures qui possédaient des pouvoirs extra-sensoriels suffisamment développés pour rendre tout appendice manipulateur ou locomoteur inutile recevaient le préfixe V, quelle que fût leur taille ou leur aspect. Conway admit que ce système avait des lacunes, mais elles n’étaient imputables qu’au manque d’imagination de ses créateurs. Une des espèces présentes dans la galerie faisait partie de ces cas : celle des AACP au métabolisme végétal. À l’origine, le préfixe A désignait les êtres aquatiques, étant donné qu’il n’y avait dans ce système aucune créature plus primitive que les poissons. Mais les AACP, en tant que végétaux et plantes, venaient avant les poissons. —  … Nous attachons énormément d’importance à une classification rapide et précise des patients admis qui, la plupart du temps, ne sont pas en état de fournir eux-mêmes les informations nécessaires, expliqua Conway. L’idéal serait d’atteindre un niveau de compétence permettant d’établir la classification d’un être après un examen de trois secondes de son pied ou d’une section de son tégument. « Mais regardez, ajouta-t-il en tendant le doigt. Au-dessus du pupitre de contrôle trois écrans étaient allumés et des informations complémentaires apparaissaient sur des cadrans annexes. Sur le premier on pouvait voir l’intérieur du Sas Trois, dans lequel se trouvaient deux infirmiers humains-terriens et une grande civière automotrice. Les infirmiers avaient de lourds scaphandres et des ceintures-G, ce qui ne surprenait pas Conway le moins du monde, étant donné que le Sas Trois et les niveaux correspondants étaient maintenus sous une gravité de cinq G et une pression relative. Sur un autre écran apparaissait l’extérieur du sas, avec ses servo-mécanismes de transfert et le vaisseau sur le point de s’amarrer. La troisième image parvenait de l’intérieur du vaisseau et montrait le patient. — Vous pouvez constater que cet être lourd et trapu possède six appendices qui font office de bras et de jambes, fit remarquer Conway à ses élèves. Sa peau est épaisse, très dure, et couverte de pores. De plus, une substance sèche et brunâtre s’y est incrustée par endroits. Lorsque le patient se déplace, cette matière se détache par plaques. Veuillez accordez une attention particulière à cette substance brunâtre et aux traits qui semblent manquer à ce corps. On peut lire sur les cadrans que cet être à un métabolisme à sang chaud, qu’il respire de l’oxygène, et qu’il vit sous une gravité de quatre G. L’un de vous pourrait-il me dire quelle est sa classification? Il y eut un long silence, puis le AMSL Creppellien agita un tentacule et dit : — FROL, professeur. — C’est presque ça, répondit Conway sur un ton approbateur. Cependant, je sais que l’atmosphère dans laquelle vit cet être est une soupe très dense, presque opaque. Cette similitude avec de la soupe est encore accrue par le fait que ses couches inférieures sont saturées de petits organismes aériens dont l’être se nourrit. Vous n’avez pas tenu compte du fait qu’il ne possède pas de bouche mais qu’il absorbe directement sa nourriture par les pores de sa peau. Lorsqu’il voyage dans l’espace, cependant, la substance nutritive doit être pulvérisée sur son épiderme, d’où ces incrustations brunâtres … — Un FROB, corrigea rapidement le Creppelien. — Exact. Conway se demandait si cet AMSL avait l’esprit un peu plus éveillé que ses compagnons, ou s’il était simplement moins timide. Il prit mentalement note de ne pas perdre de vue ce groupe de stagiaires. Il pourrait avoir besoin d’un assistant valable dans son service. Conway adressa un geste d’au-revoir au réceptionniste velu puis réunit autour de lui son troupeau et le guida vers le service FGLI, cinq niveaux plus bas. Ils visitèrent ensuite d’autres sections jusqu’au moment ou Conway décida de les conduire dans un service complexe et étendu, sans le labeur constant et efficace duquel l’immense établissement de soins qu’était le Secteur Général n’aurait pu fonctionner et la multitude d’êtres que représentaient ses malades, les membres du personnel médical et du service d’entretien, n’auraient pu vivre. Il commençait à avoir faim et il était temps de leur indiquer où ils pourraient se restaurer. Les AACP avaient une méthode particulière pour se nourrir. Durant leurs périodes de sommeil, il se plantaient dans un sol spécialement préparé et en tiraient les substances nutritives. Après avoir veillé à leur installation, il laissa ensuite les PVSJ dans les profondeurs obscures et délétères de la salle à manger de la section de chlore et se retrouva avec les deux DBLF et le AMSL. La plus grande salle à manger de l’hôpital, celle dotée d’une atmosphère d’oxygène, était proche. Conway installa les deux Kelgien avec un groupe d’êtres appartenant à leur espèce puis, après avoir lancé un regard d’envie en direction de la section réservée aux professeurs, il alla rapidement s’occuper du Creppelien. Pour atteindre la section des êtres aquatiques, il fallait suivre les couloirs les plus passants de tout l’hôpital. Des créatures de toutes formes et de toutes tailles les croisaient en voletant, en ondulant, et parfois en marchant. Conway s’était accoutumé à être bousculé par les Tralthiens pachydermiques et à contourner prudemment les minuscules et fragiles LSVO, mais le Creppelien était semblable à un poulpe cuirassé qui aurait marché sur des œufs … il y avait des instants où le AMSL semblait avoir peur de se déplacer. Les gargouillements de son scaphandre avaient notablement augmenté. Conway essayait de maintenir une ambiance détendue en lui parlant de ses expériences, dans cet hôpital, mais sans grand succès. Puis ils tournèrent brusquement à un angle du couloir et Conway vit son vieil ami Prilicla sortir d’une salle latérale … Le AMSL cria : — Aaaah ! Et ses huit jambes battirent frénétiquement en marche arrière. L’une d’elles heurta violemment les jambes de Conway, à la hauteur des genoux, et le Terrien se retrouva brusquement assis sur le sol. L’octopode prit la fuite le long du couloir, sans cesser de gémir. — Que diable … s’exclama Conway, avec ce qu’il estima par la suite être une retenue digne d’éloges. — C’est ma faute, je l’ai effrayé, déclara Prilicla qui vint rapidement vers lui. Etes-vous blessé, professeur? — « Vous » l’avez effrayé? — Oui, je le crains, expliqua la douce araignée de Cinruss sur un ton d’excuse. Un mélange de surprise et de ce qui semble être une névrose xénophobique profondément enracinée à engendré en lui une réaction de panique. Il a été terrorisé, mais il n’a pas complètement perdu le contrôle de lui-même. Etes-vous blessé, professeur? — Simplement dans mon amour-propre, grommela Conway. Il se releva aussitôt et partit à la poursuite du Creppelien qui avait à présent disparu et qui était presque hors de portée de la voix. Il suivait le sillage du AMSL et devait effectuer de rapides zigzags, ce qui situait sa course entre un sprint et une valse. Lorsqu’il croisait des supérieurs, il disait : — Excusez-moi ! Et face à ses égaux ou ses subordonnés, il hurlait : — Laissez le passage ! Presque aussitôt, il commença à rattraper le AMSL, ce qui prouvait une fois de plus qu’en tant que mode de locomotion deux pieds étaient préférables à huit. Il arrivait à la hauteur de l’être lorsque ce dernier franchit une ouverture latérale et se retrouva bloqué à l’intérieur d’une lingerie. Conway, emporté par son élan, éprouva des difficultés à s’arrêter devant la porte toujours ouverte. Il entra à son tour et referma le battant derrière lui. D’une voix aussi posée que le permettaient ses halètements, il demanda : — Pourquoi avez-vous pris la fuite? Un flot de paroles se déversa brusquement dans le traducteur. Ce dernier filtrait toutes les intonations émotionnelles mais la rapidité du discours du Creppelien apprit à Conway que cet être avait l’équivalent d’une crise d’hystérie. Et, en l’écoutant, il eut la preuve que l’analyse émotionnelle de Prilicla avait été juste. Il existait sans erreur possible une névrose xénophobique. O’Mara l’aura au tournant, s’il ne prend pas garde, se dit Conway, lugubrement. En dépit de la tolérance et du respect mutuel de rigueur dans cet hôpital, il s’y produisait parfois des accrochages entre membres d’espèces différentes. Ces situations potentiellement dangereuses étaient dues à l’ignorance, à des malentendus, ou à la xénophobie qui était parfois si profondément enracinée qu’elle nuisait à l’efficacité des êtres qui en étaient victimes, à leur stabilité mentale, ou encore aux deux. Un médecin terrien affligé d’une terreur subconsciente des araignées, par exemple, n’aurait jamais pu faire preuve du détachement clinique nécessaire au traitement d’un malade Cinrusskin. Et lorsqu’un Cinrusskin, tel Prilicla, devait s’occuper d’un tel patient humain … Le rôle de O’Mara, en tant que psychologue en chef, consistait à déceler et à faire disparaître les causes d’ennuis … ou, si tout échouait, à renvoyer les individus potentiellement dangereux dans leurs foyers, avant que de telles frictions ne deviennent de véritables conflits. Conway ignorait quelle serait la réaction du commandant lorsqu’il apprendrait qu’un énorme AMSL avait pris la fuite, en proie à la panique, devant une créature aussi frêle et fragile que le Dr Prilicla. Lorsque le flot de paroles du Creppelien commença à se tarir quelque peu, Conway leva les mains pour réclamer son attention. — Je comprends à présent que le Dr Prilicla possède une certaine ressemblance physique avec une espèce de petits prédateurs amphibies de votre monde natal, dit-il, et que durant votre jeunesse ces animaux vous ont fait vivre une expérience extrêmement traumatisante. Mais le docteur Prilicla n’est pas un animal et cette ressemblance est purement extérieure. En fait, si le docteur Prilicla ne représente pas une menace pour vous, vous risqueriez par contre de le tuer, si vous deviez le frôler imprudemment. « Sachant cela, conclut gravement Conway, est-ce que vous prendriez encore la fuite, si vous deviez le rencontrer à nouveau? — Je ne sais pas, reconnut le AMSL. C’est possible. Conway soupira. Il ne pouvait s’empêcher de se rappeler les premières semaines qu’il avait vécues au Secteur Général et les horribles créatures de cauchemars qui avaient hanté ses rêves. Ce qui avait rendu ces cauchemars particulièrement horrifiants était le fait qu’ils n’étaient pas les fruits de son imagination mais des êtres réels et matériels qui, dans la plupart des cas, n’étaient séparés de lui que par quelques cloisons … Il n’avait jamais pris la fuite devant un de ces êtres de cauchemars qui étaient par la suite devenus ses professeurs, ses collègues, parfois même ses amis. Mais, pour être honnête envers lui-même, il devait admettre que cela avait été moins dû à sa force morale qu’au fait que la peur avait tendance à le paralyser plutôt qu’à lui faire prendre la fuite. — Je pense que vous auriez besoin de l’assistance d’un psychanalyste, docteur, dit-il avec douceur au Creppelien. Et je crois que le psychologue en chef de l’hôpital sera à même de vous aider. Mais je vous conseille de ne pas aller le consulter immédiatement. Attendez une semaine et, entretemps, essayez de vous adapter à la situation. Vous découvrirez qu’il vous tiendra en plus haute estime d’avoir attendu …  … Et qu’il aura moins tendance à vous renvoyer d’où vous venez, en tant qu’individu inapte au service dans un hôpital à multi-environnements, ajouta-t-il silencieusement. Le Creppelien accepta de sortir de la lingerie après que Conway lui eut affirmé que Prilicla était l’unique GLNO actuellement présent dans l’hôpital et qu’il était improbable que leurs chemins se croisent deux fois de suite dans la même journée. Dix minutes plus tard, le AMSL était installé dans sa cuve-restaurant et Conway se dirigeait vers son propre réfectoire par le chemin le plus rapide. VII Le professeur Mannon était seul à une table, dans la section du réfectoire réservée aux professeurs. Mannon, un Terrien sous les ordres de qui Conway avait autrefois été placé, était à présent en passe d’obtenir le statut de diagnosticien. Il avait l’autorisation de conserver en permanence dans son esprit trois bandes physiologiques : celle d’un Tralthien spécialiste en micro-chirurgie et celles enregistrées par des chirurgiens appartenant aux espèces vivant sous faible gravité LSVO et MSVK. Mais ses réactions étaient malgré tout encore humaines. Pour l’instant il se colletait à une salade, les yeux levés vers le ciel et le plafond de la salle afin de ne pas voir ce qui se trouvait dans son assiette. Conway s’assit en face de lui et émit un borborygme à la fois interrogateur et compatissant. — Selon mon emploi du temps de l’après-midi, expliqua Mannon sur un ton maussade, je dois m’occuper d’un Tralthien et d’un LSVO. Deux interventions qui s’annoncent très longues. Vous savez ce que c’est, j’ai pensé comme eux bien trop longtemps. Si seulement ces maudits Tralthiens n’étaient pas végétariens et si les LSVO n’avaient pas la nausée devant tout ce qui ne ressemble pas à des graines pour oiseaux. Etes-vous quelqu’un d’autre, aujourd’hui? Conway secoua négativement la tête. — Seulement moi. Ça ne vous gêne pas, si je commande un steak? — Non, évitez simplement d’en parler. — Soyez tranquille. Conway ne connaissait que trop la confusion, la double vision mentale et les perturbations émotionnelles intenses qui étaient indissociables de toute bande physiologique profondément ancrée dans l’esprit d’un chirurgien. Il se souvenait parfaitement de ce qui s’était produit seulement trois mois plus tôt, lorsqu’il était tombé irrémédiablement … au sens propre du terme … amoureux d’une créature faisant partie d’un groupe de spécialistes de Melf IV venus visiter l’hôpital. Les Melfiens étaient des ELNT, des êtres amphibies à six pattes auxquels on pouvait trouver une vague ressemblance avec des crabes. Et pendant qu’une moitié de son esprit lui répétait que c’était absolument ridicule, l’autre moitié se consumait d’amour pour cet être à carapace et voulait hurler à la lune. Les bandes physiologiques étaient décidément des armes à double tranchant, mais on ne pouvait s’en passer. Aucun être n’aurait pu espérer garder dans son cerveau la masse de données physiologiques nécessaires au traitement des diverses catégories de patients d’un hôpital à multi-environnements. La quantité impensable de renseignements requis pour pouvoir s’occuper d’eux était fournie par les bandes éducatrices sensorielles, qui étaient tout simplement les enregistrements cérébraux des plus grands spécialistes médicaux des diverses espèces concernées. Si un médecin terrien devait soigner un patient Kelgien, il lui suffisait de prendre une des bandes physiologiques DBLF et de la conserver jusqu’à la fin du traitement, après quoi il la faisait effacer. Mais les professeurs, qui avaient également une tâche d’enseignants, devaient souvent conserver ces bandes durant de très longues périodes, ce qui n’était pas le moins du monde amusant. L’unique élément positif, selon leur point de vue, était que leur sort était plus enviable que celui des diagnosticiens. Ces derniers représentaient l’élite de l’hôpital. Un diagnosticien était un de ces êtres exceptionnels dont l’esprit avait été jugé suffisamment stable pour pouvoir conserver simultanément, et en permanence, jusqu’à dix bandes physiologiques différentes. C’était à leurs esprits bondés de savoir qu’étaient confiées les recherches de médecine xénologique, le diagnostic et le traitement des nouvelles maladies de formes de vie jusqu’alors inconnues. Au sein du personnel de l’hôpital circulait un adage dont la paternité était attribuée à O’Mara. Selon lui, tout médecin suffisamment sain d’esprit pour vouloir devenir diagnosticien était fou à lier. Car ces bandes ne communiquaient pas uniquement des données physiologiques. La personnalité et tous les souvenirs de l’entité qui avait possédé ces connaissances étaient en même temps transmis au cerveau récepteur. Un diagnosticien se soumettait volontairement à la forme la plus drastique de schizophrénie multiple et la personnalité étrangère qui partageait son esprit était parfois à tel point différente que, dans de nombreux cas, donneur et receveur ne possédaient même pas un système de logique en commun. Conway reporta ses pensées sur l’instant présent. Mannon parlait à nouveau. — Il y a un détail amusant au sujet du goût de cette salade, dit-il sans quitter le plafond des yeux. Aucun de mes alter ego ne semble en faire le moindre cas. Seule la vue compte, pour eux, pas le goût. Ils n’apprécient pas particulièrement ce plat, sans pour autant le trouver répugnant, alors que certaines espèces éprouvent pour lui une passion incontrôlée. En parlant de passions incontrôlées, ou en êtes-vous avec Murchison? En présence de Mannon, Conway s’attendait toujours à entendre craquer une boîte de vitesses, en raison de la manie qu’avait le professeur de changer brusquement de sujet de conversation. — Je dois la retrouver cet après-midi, répondit-il avec prudence. Mais nous sommes simplement de bons amis. — Hum, commenta Mannon. Conway changea tout aussi brusquement de sujet en lui annonçant rapidement sa nouvelle affectation. Mannon était le meilleur homme du monde mais il avait la pénible habitude de faire marcher quelqu’un jusqu’au moment où sa victime était épuisée. Conway parvint à tenir Murchison hors de leur conversation durant tout le reste du repas. Après avoir pris congé de Mannon, Conway se rendit à un interphone et échangea quelques paroles avec les médecins de diverses espèces qui poursuivraient à sa place l’instruction des stagiaires. Puis il jeta un coup d’œil à sa montre. Il disposait de près d’une heure avant de devoir se présenter à bord du Vespasien. Il s’éloigna d’une démarche un peu trop rapide pour un homme de son rang … Au-dessus de la porte se trouvait une plaque sur laquelle on pouvait lire : Aire de délassement, espèces DBDG, DBLF, ELNT, GKNM et FGLI. Conway entra, troqua sa blouse blanche contre un maillot de bain, et partit à la recherche de Murchison. Un éclairage en trompe l’œil et certains paysages particulièrement réussis donnaient l’illusion que cette salle de détente était immense. L’effet le plus saisissant était rendu par une petite plage tropicale limitée sur les côtés par deux falaises et ouverte sur une mer qui s’étendait jusqu’à un horizon rendu indistinct par la brume de chaleur. Le ciel était bleu et sans nuage … il était extrêmement difficile de reproduire des nuages avec suffisamment de réalisme, lui avait expliqué un ingénieur … et les flots de la baie étaient d’un bleu profond nuancé de turquoise. Des vagues venaient mourir sur la plage en pente douce, dont le sable doré était presque brûlant. Seul le soleil artificiel, un peu trop rouge au goût de Conway, et la végétation extra-terrestre qui bordait la plage et les falaises empêchaient de se croire sur Terre dans une baie des tropiques. Mais l’espace était compté au Secteur Général et les personnes qui travaillaient ensemble étaient également censées se distraire ensemble. La caractéristique la plus marquante de ce lieu, bien qu’elle fût totalement invisible, était la gravité deux fois moindre que la normale sous laquelle cette salle était maintenue. Sous un demi-G, les personnes qui étaient lasses pouvaient se détendre plus confortablement … et celles qui étaient en forme débordaient encore plus de vitalité, ajouta mentalement Conway alors qu’une vague abrupte, au déplacement lent, remontait la plage et venait se briser autour de ses genoux. La turbulence de la baie n’était pas produite artificiellement mais variait en proportion de la taille, du nombre, et de l’enthousiasme des baigneurs qui l’utilisaient. Sur la paroi d’une des falaises saillaient diverses corniches-plongeoirs reliées entre elles par des tunnels dissimulés. Conway grimpa jusqu’à la plus élevée, à plus de douze mètres, et de ce promontoire il essaya de trouver une femme DBDG qui portait un maillot de bain blanc et qui répondait au nom de Murchison. Elle ne se trouvait pas dans le restaurant perché au sommet de l’autre falaise, pas plus que dans les hauts-fonds proches de la plage ou les eaux profondes, sous les plongeoirs. Le sable était couvert de silhouettes, diverses, volumineuses, petites, au cuir épais, couvertes d’écailles ou de fourrure … mais Conway n’éprouvait aucune difficulté à séparer les DBDG humains du reste, car les Terriens étaient la seule espèce de la Fédération qui possédait un tabou contre la nudité. Il savait ainsi que tout être portant un vêtement, aussi succinct qu’il fût, était probablement un humain. Il entrevit brusquement une forme blanche en partie dissimulée par deux taches vertes et une jaune qui l’entouraient. Ce devait être Murchison. Il prit rapidement quelques points de repères et revint sur ses pas. Lorsque Conway approcha de la foule qui entourait Murchison, deux membres du corps des Moniteurs et un interne du quatre-vingt-septième niveau s’écartèrent, visiblement à regret. D’une voix qui monta dans les aiguës à sa grande honte, il s’adressa à l’infirmière : — Salut, excuse mon retard. Elle abrita ses yeux de sa main pour relever le regard vers lui. — Je viens d’arriver, quoi qu’il en soit, dit-elle en souriant. Tu ne t’allonges pas? Conway se coucha sur le sable mais resta appuyé sur un coude pour la regarder. Murchison possédait un ensemble d’attributs physiques qui interdisaient à tout mâle terrien membre du personnel de la regarder avec le moindre détachement clinique. Et l’exposition régulière à ce soleil artificiel mais riche en ultra-violets avait donné à sa peau un hâle profond mis en valeur par le contraste éblouissant de son maillot de bain blanc. Ses cheveux auburn et rebelles s’agitaient sous la brise artificielle alors que ses yeux s’étaient à nouveau clos et ses lèvres légèrement entr’ouvertes. Sa respiration était lente et profonde, comme celle d’une personne parfaitement détendue ou endormie, et les mouvements que cela imprimait à son maillot de bain ne pouvaient laisser Conway indifférent. Il estima brusquement que si elle avait été télépathe, elle se serait probablement levée d’un bond et aurait pris la fuite à toutes jambes … — Tu ressembles à quelqu’un qui voudrait rugir et marteler sa poitrine rasée de près avec ses poings … dit-elle en ouvrant un œil. — Elle n’est pas rasée de près, protesta Conway. Si elle n’est pas velue, c’est naturel. Mais j’aimerais que tu restes sérieuse un instant. Je voudrais te parler … en privé … — Tu sais, je me fiche pas mal que ta poitrine soit velue ou pas, il est inutile que tu te tourmentes à ce sujet. — Je ne m’en fais pas pour ça, rétorqua Conway. Mais est-ce que nous ne pouvons pas nous éloigner de cette ménagerie et de … Oooops, toute cette agitation? Il se pencha rapidement vers la fille et colla sa main sur ses yeux, en fermant simultanément les siens. Deux Tralthiens, qui possédaient au total douze pattes pachydermiques, passèrent à quelques mètres d’eux en barbotant dans l’eau peu profonde. Ils projetaient du sable et de l’eau dans un rayon de cinquante mètres. La pesanteur d’un demi-G qui permettait aux FGLI habituellement lents et lourdaux de gambader comme des agnelets, permettait également au sable qu’ils projetaient de demeurer en suspension dans les airs durant un laps de temps important. Lorsque Conway fut certain que les derniers grains étaient retombés, il ôta sa main des yeux de Murchison, mais pas de son visage. En hésitant, et avec une certaine maladresse, il glissa sa main sous la joue de la fille jusqu’au moment où il prit sa mâchoire dans sa paume. Puis, avec douceur, il fit pénétrer ses doigts dans un enchevêtrement soyeux de boucles, derrière son oreille. Il la sentit se raidir, puis se détendre à nouveau. — Heu, tu comprends ce que je voulais dire, dit-il avec la bouche sèche. À moins que tu trouves particulièrement agréable que des brutes d’une demi-tonne te lancent du sable à la figure, bien sûr … — Nous aurons bien le temps de rester seuls, dit-elle en riant. Lorsque tu me raccompagneras chez moi. — Et qu’est-ce qui se passera? s’exclama Conway. Exactement la même chose que la dernière fois. Nous nous glisserons à pas de loup jusqu’à ta porte, en prenant bien garde de ne pas éveiller ta compagne de chambre dont le service commence de très bonne heure, puis ce maudit servo roulera jusqu’à nous pour nous dire … Avec colère, Conway se mit à imiter la voix synthétique du robot pour ajouter : «  … Je constate que vous êtes des créatures de classification DBDG et de sexes différents, et j’ai également noté que vous êtes restés en juxtaposition étroite durant deux minutes quarante-huit secondes. Les circonstances m’obligent à vous rappeler respectueusement le règlement vingt-et-un, alinéa trois, concernant les visites masculines dans les quartiers des infirmières DBDG … En s’étranglant presque, Murchison déclara : — Je suis désolé. Cela a dû être extrêmement frustrant, pour toi. Conway pensa avec amertume que son expression attristée aurait été plus convaincante sans le rire réprimé qui l’avait précédée. Il se pencha plus près d’elle et la prit doucement par l’épaule. — En effet, et c’est toujours le cas, répondit-il. Je dois te dire certaines choses et je n’aurai pas le temps de te raccompagner, ce soir. Mais je ne veux pas te parler ici. Tu te précipites toujours dans les flots dès que tu te sens au pied du mur. Or, je veux te coincer, tant sur le plan matériel que sur celui de la conversation, et te poser certaines questions très sérieuses. Notre amitié me tue lentement … Murchison secoua la tête puis écarta la main posée sur son épaule, la serra, et lui dit : — Allons nager. Quelques secondes plus tard, alors qu’il la poursuivait dans les eaux peu profondes, il se demandait si elle n’était pas après tout un peu télépathe. La rapidité avec laquelle elle courait semblait le confirmer. Nager sous une gravité d’un demi-G était une expérience vivifiante. Les vagues étaient hautes et abruptes et le moindre éclaboussement semblait rester en suspens dans les airs durant plusieurs secondes, alors que les gouttelettes éparses reflétaient les couleurs rouge et ambre du soleil. Le plongeon raté d’une des créatures les plus pesantes (les FGLI en particulier avaient une épouvantable quantité de panse à immerger) pouvait avoir des effets véritablement spectaculaires. Conway se hâtait désespérément derrière Murchison à la bordure d’un tel raz-de-marée lorsque sur la rive un haut-parleur se mit à rugir : — Professeur Conway ! Le professeur Conway est attendu pour embarquement au Sas Seize. Je répète … Ils longeaient la plage d’un pas rapide lorsque Murchison déclara, sur un ton extrêmement grave pour elle : — Je ne sais pas où tu dois aller. Je vais me changer et t’accompagner. L’officier du corps des Moniteurs qui se trouvait dans le vestibule du sas vit que Conway était accompagné et annonça : — Professeur Conway? Nous partons dans quinze minutes. Avant de disparaître avec tact. Conway s’arrêta à côté du tunnel de raccordement, imité par Murchison. Elle le fixait mais il ne pouvait lire aucune expression particulière sur son visage, qui était simplement beau et désirable. Conway se mit à lui expliquer quelle serait sa nouvelle affectation, bien qu’il n’eût pas la moindre envie d’aborder ce sujet. Il parla rapidement et nerveusement jusqu’au moment où il entendit le Moniteur revenir dans le tunnel de raccordement. Il attira alors Murchison contre lui et l’embrassa avec force. Il n’aurait pu dire si elle avait répondu à son baiser. Ce dernier avait été trop soudain, trop brutal … — Je vais rester absent durant environ trois mois, dit-il en essayant de s’expliquer et de s’excuser à la fois. Puis, avec une désinvolture feinte, il conclut : « Et au matin je n’aurai pas de regrets … VIII Un officier, dont les galons étaient ornés du caducée et qui se présenta comme étant le commandant Stillman, lui montra sa cabine. Le Moniteur parlait avec douceur et courtoisie mais Conway avait l’impression que ce n’était pas une personne qui se laissait facilement impressionner. Il informa Conway que le commandant du vaisseau serait charmé de le rencontrer dans la salle de pilotage dès qu’ils auraient effectué leur premier saut, afin de lui souhaiter personnellement la bienvenue à bord. Un peu plus tard, Conway fit la connaissance du colonel Williamson, le commandant de bord, qui l’autorisa à se déplacer librement dans l’appareil. C’était un acte de courtoisie suffisamment rare à bord d’un appareil gouvernemental pour que Conway en fut impressionné, mais il découvrit bientôt que, bien que nul ne lui eût fait la moindre réflexion, il gênait tout le monde dans la salle de pilotage. Il décida alors d’aller explorer les coursives du vaisseau mais il s’égara à deux reprises. Le croiseur lourd des Moniteurs, le Vespasien, était bien plus vaste que Conway ne se l’était tout d’abord imaginé. Après qu’un Moniteur complaisant au visage inexpressif l’eut ramené à son point de départ, il décida de demeurer dans sa cabine pendant la majeure partie du voyage et de se familiariser avec la tâche qui l’attendait. Le colonel Williamson lui avait confié les copies des rapports les plus détaillés et les plus récents que le corps des Moniteurs lui avait fait parvenir, mais il commença par l’étude du dossier que lui avait remis O’Mara. Lonvellin avait entendu certaines rumeurs inquiétantes au sujet d’un monde situé dans une région pratiquement inexplorée du Petit Nuage de Magellan et c’était alors qu’il se dirigeait vers lui qu’il était tombé malade et qu’il avait été admis au Secteur Général. Peu après qu’il eut été déclaré guéri il avait repris son voyage et, quelques semaines plus tard, il avait contacté le corps des Moniteurs. Selon lui, la situation sur le monde qu’il venait d’atteindre était à la fois sociologiquement complexe et médicalement primitive, et il avait besoin de conseils sur le plan médical avant de pouvoir lutter efficacement contre les nombreux maux sociaux qui affligeaient cette planète en détresse. Il avait également demandé s’il était possible que certains êtres de classification physiologique DBDG lui fussent envoyés pour agir en tant qu’agents secrets chargés de recueillir des informations, étant donné que les autochtones appartenaient à cette classification et qu’ils étaient violemment hostiles à toute forme de vie étrangère, chose qui avait fortement gêné les activités du EPLH. Le fait que Lonvellin eût demandé de l’aide était en soi extrêmement surprenant, tant en raison de son intelligence exceptionnelle que de l’habileté dont faisaient montre les membres de son espèce pour résoudre d’immenses problèmes sociologiques. Mais cette fois, les choses avaient désastreusement mal tourné et Lonvellin avait été bien trop occupé à mettre en pratique sa science de la défense pour pouvoir entreprendre quoi que ce soit … D’après son rapport, il avait commencé par observer la planète depuis l’espace durant un grand nombre de ses révolutions. Il avait suivi les émissions radio par l’entremise de son traducteur et avait en particulier été surpris par le niveau d’industrialisation très faible qui contrastait étrangement avec la présence d’un unique port spatial encore en activité. Après avoir réuni et analysé toutes les informations qui lui semblaient utiles, il avait jeté son dévolu sur ce qu’il estimait être le meilleur point où se poser. En se basant sur les preuves dont il disposait, Lonvellin avait déduit que ce monde (appelé Etla par la population autochtone) avait autrefois été une colonie prospère qui avait par la suite à tel point régressé pour des raisons économiques qu’elle ne maintenait presque plus aucun contact avec l’extérieur. Mais de tels contacts existaient encore, bien qu’à une échelle fort réduite, et Lonvellin en avait déduit que sa première tâche, habituellement la plus délicate, serait grandement facilitée. Le EPLH devait en effet convaincre les indigènes qu’ils pouvaient faire confiance à un étranger descendu du ciel et peut-être horrible à leurs yeux. Mais comme ces gens devaient avoir déjà rencontré des créatures venues d’autres mondes, il avait décidé de jouer le rôle d’un pauvre étranger désorienté et un peu stupide, qui était contraint de se poser pour effectuer certaines réparations sur son vaisseau. Cela aurait dû lui permettre de demander des morceaux de ferraille et de roche sans la moindre valeur et de feindre d’avoir de grandes difficultés à faire comprendre à ces Etliens de quoi il avait exactement besoin. Mais en échange de ces détritus il pourrait donner des articles de grande valeur, et les indigènes les plus entreprenants l’apprendraient rapidement. Lonvellin s’attendait à être honteusement exploité, mais cela lui importait peu. Les choses changeraient avec le temps et, plutôt que d’offrir des articles coûteux, il pourrait alors proposer de rendre des services encore plus inestimables. Il laisserait finalement entendre qu’il considérait désormais son vaisseau comme irréparable et, graduellement, on l’accepterait comme résident permanent. Après quoi ce ne serait plus qu’une question de temps, et le temps était bien la chose qui risquait le moins de lui manquer. Il s’était posé à proximité d’une route qui reliait deux petites villes et l’occasion de révéler sa présence à un indigène s’était rapidement présentée. Mais l’Etlien avait pris la fuite en dépit de la prise de contact extrêmement prudente de Lonvellin et des efforts déployés par ce dernier pour tenter d’apaiser ses craintes par l’entremise du traducteur. Quelques heures plus tard, de petits projectiles de facture, grossière avaient commencé à pleuvoir sur son vaisseau et la zone boisée environnante avait été saturée de produits chimiques volatiles avant d’être délibérément incendiée. Lonvellin se trouvait dans l’incapacité de poursuivre son œuvre tant qu’il ne saurait pas pourquoi cette race, qui avait fait l’expérience du voyage spatial, était si aveuglément hostile aux étrangers. Comme il n’avait pas été à même de pouvoir poser lui-même cette question, il avait demandé l’assistance des Terriens. Peu après, les spécialistes en Nouveaux Contacts du corps des Moniteurs étaient arrivés, avaient jaugé la situation, et avaient pris contact avec ce peuple. Ouvertement et dans le calme. Ils avaient découvert que si les indigènes étaient terrifiés par les étrangers, c’était parce qu’ils croyaient que ces derniers étaient des vecteurs de maladies. Encore plus singulier était le fait qu’ils ne redoutaient pas les visiteurs d’outre-planète appartenant à leur propre espèce, ou à une race voisine, qui, en toute logique, avaient de plus grandes chances d’être porteurs de germes. Il avait été en effet établi que les maladies propres à une race ne pouvaient se transmettre aux membres des autres espèces. Tout peuple ayant une certaine connaissance du voyage spatial aurait dû le savoir, pensa Conway. C’était la première chose qu’apprenait une civilisation qui gagnait les étoiles. Il essayait de trouver un sens à cette étrange contradiction et utilisait pour cela un cerveau fatigué et quelques travaux de référence bien étayés du programme de colonisation de la Fédération, lorsque l’arrivée du commandant Stillman l’obligea à faire une pause qui était la bienvenue. — Nous arriverons dans trois jours, professeur, lui apprit l’officier. Et je pense qu’il serait temps que vous suiviez un entraînement de cape et d’épée. Je veux dire par là que vous vous accoutumiez aux vêtements des Etliens. Ils portent un costume très aguichant, bien que je n’aie pas personnellement d’assez beaux genoux pour que le port d’une jupe mette mes jambes en valeur. Etla avait fait l’objet d’une prise de contact sur deux niveaux de la part des Moniteurs, ajouta Stillman. Certains agents s’étaient posés en secret et avaient adopté le costume et le langage des indigènes, car aucun autre déguisement n’était nécessaire en raison de l’étroite ressemblance existant entre les deux espèces. La plupart des informations obtenues par la suite avaient été recueillies grâce à cette méthode et jusqu’alors personne n’avait été démasqué. D’autres Moniteurs avaient d’autre part reconnu ouvertement leur origine étrangère et s’étaient entretenus avec les natifs par l’entremise de leurs traducteurs. Ils avaient raconté qu’ils avaient entendu parler du fléau dont était victime la population locale et qu’ils étaient venus lui apporter une assistance médicale. Les Etliens avaient accepté cette histoire et répondu que des offres d’assistance similaires avaient déjà été faites par le passé et qu’un vaisseau de l’Empire leur était envoyé tous les dix ans avec une cargaison des derniers médicaments mis au point, mais qu’en dépit de cela la situation ne cessait d’empirer. C’était avec reconnaissance que les Etliens accepteraient l’aide des Moniteurs, s’ils étaient capables d’apporter une amélioration à la situation, mais il était visible que les autochtones ne voyaient dans les représentants de la Fédération qu’un nouveau groupe d’incapables bien intentionnés. Naturellement, lorsque le sujet de l’atterrissage de Lonvellin avait été soulevé, les Moniteurs avaient feint une totale ignorance et avaient pris grand soin de n’exprimer que des opinions non compromettantes. Stillman ajouta que la situation était extrêmement complexe et qu’elle le devenait encore plus à chaque rapport envoyé par les agents disséminés au sein de la population. Mais Lonvellin avait élaboré un plan d’une extrême simplicité pour régler le problème. Lorsque Conway en prit connaissance, il regretta brusquement d’avoir voulu impressionner le EPLH en faisant étalage de ses capacités. Il aurait aimé pouvoir regagner immédiatement le Secteur Général. D’être responsable de la guérison de toute la population d’une planète engendrait une sensation de malaise fort désagréable dans la région de son colon transverse … Etla était victime des maladies, de la souffrance, et d’un esprit borné et superstitieux. La réaction des indigènes en présence de Lonvellin était une illustration révoltante de leur intolérance envers les espèces différentes. Les deux premières conditions aggravaient la troisième qui, à son tour, pesait sur les deux premières. Lonvellin espérait briser ce cercle vicieux en provoquant une amélioration de la santé de la population qui ne pourrait être niée, même par les Etliens les plus bornés et stupides. Le corps des Moniteurs admettrait alors publiquement qu’il avait travaillé dès le début selon les instructions de Lonvellin, ce qui devrait suffire à éveiller un sentiment de honte chez les indigènes xénophobes. Puis, durant la période de plus grande tolérance envers les étrangers qui s’ensuivrait, Lonvellin ferait le nécessaire pour gagner leur confiance et reprendrait finalement son plan originel à long terme pour faire de cette civilisation une culture saine, heureuse, et à nouveau prospère. Conway déclara à Stillman qu’il n’était pas expert en la matière mais que ce plan lui paraissait excellent. — C’est également mon avis, il l’est. À condition qu’il réussisse, répondit Stillman. La veille du jour prévu pour leur arrivée, le colonel Williamson demanda à Conway s’il désirait venir quelques minutes dans la salle de pilotage. Ils calculaient leur position avant d’effectuer le saut final et le vaisseau était sorti de l’hyperespace relativement près d’un système binaire, une étoile variable selon un cycle de courte durée. Conway en fut impressionné. Il pensait que c’était exactement le genre de vision qui donnait aux gens la sensation d’être minuscules et solitaires et qui leur faisait éprouver le besoin irrésistible de se pelotonner les uns contre les autres et de se parler, afin de réaffirmer leur chétive identité au sein d’une telle magnificence. Les barrières de la conversation furent abattues et, aussitôt, le colonel Williamson s’adressa à Conway, ce qui lui permit de découvrir trois choses … Le colonel pouvait être humain malgré tout, il avait les cheveux, et il était un peu inquiet. — Heu, professeur Conway, commença-t-il sur un ton d’excuse. Je ne voudrais surtout pas que vous pensiez que je critique Lonvellin, d’autant plus qu’il a été un de vos patients et qu’il est peut-être également votre ami. Je ne voudrais pas non plus que vous croyiez que je suis irrité parce qu’un croiseur de la Fédération et diverses autres unités moins importantes ont été mis à sa disposition. Ce n’est pas ça … Williamson ôta sa casquette et lissa du pouce un pli qui s’y était formé. Conway entrevit des cheveux gris clairsemés et un front dont les rides de tracas avaient jusqu’alors été dissimulées par la visière de la casquette. Le couvre-chef fut remis en place et l’homme redevint le même officier supérieur calme et compétent qu’auparavant. « Pour dire les choses sans détour, professeur, ajouta-t-il, Lonvellin est ce que j’appellerais un amateur doué. Aux yeux de professionnels tels que nous, ces dilettantes peuvent parfois donner l’impression de semer le désordre, en bouleversant les programmes établis et autres choses du même genre. Mais ce n’est pas non plus cela qui m’ennuie, car il est évident que la situation locale exige que l’on prenne des mesures énergiques. Où je veux en venir, c’est qu’en plus de nos fonctions de surveillance, de colonisation et de maintien de l’ordre, nous avons une certaine expérience de la façon de démêler les imbroglios sociologiques tels que celui-là. Je dois cependant admettre qu’il n’existe au sein de notre corps aucun individu possédant les capacités de Lonvellin et que nous ne pourrions pas, pour l’instant, proposer un plan meilleur que le sien … Conway commençait à se demander si le colonel voulait en venir à quelque chose de particulier ou s’il actionnait simplement sa soupape de sécurité. Williamson ne lui avait jusqu’alors jamais donné l’impression d’être du genre récriminateur. «  … Etant donné que vous êtes la personne ayant le plus de responsabilités après Lonvellin, dans cette affaire, il est normal que vous sachiez quelle est notre opinion ainsi que ce que nous effectuons, termina le capitaine d’une seule traite. Nos hommes en mission sur Etla sont pratiquement deux fois plus nombreux que ne le croit Lonvellin, et des renforts sont en route. J’ai pour ma part le plus grand respect pour votre ami presque éternel, mais je ne peux m’empêcher de croire que la situation est bien plus délicate qu’il ne le pense. Conway resta un moment silencieux, avant de répondre : — Je me demandais pourquoi un vaisseau tel que le Vespasien avait été utilisé pour ce qui est à l’origine un simple projet d’étude culturelle. Estimez-vous que la situation est, heu, également plus dangereuse? — Oui. À cet instant, le système à étoile-double démesuré qui apparaissait sur l’écran fut dissous et remplacé par l’image d’un soleil de type G et, à une distance de seize millions de kilomètres, par le petit croissant de la planète qui était leur destination. Avant que Conway ait pu poser une autre des questions qui se bousculaient dans son esprit, le colonel lui apprit qu’ils venaient de terminer le dernier bond et que, jusqu’à l’atterrissage, il serait extrêmement occupé. Il termina sa phrase en le congédiant poliment de la salle de pilotage. Il lui conseillait en effet de profiter du temps qui restait pour prendre une avance de sommeil. De retour dans sa cabine, Conway se déshabilla pensivement et presque machinalement, ainsi que le nota avec satisfaction une partie de son esprit. Depuis quelques jours, Stillman et lui portaient un costume etlien … une ample blouse, une jupe et une large bande d’étoffe munie de poches enroulée autour de la taille ; un béret et le grand manteau théâtral tombant jusqu’aux chevilles qui était utilisé à l’extérieur … et à présent il se sentait à son aise dans cet accoutrement, même lorsqu’il dînait en compagnie des officiers du vaisseau. Pour l’instant, son inconfort était uniquement dû aux déclarations que le colonel venait de lui faire dans la salle de pilotage. Williamson estimait que la situation sur Etla était suffisamment dangereuse pour justifier l’envoi d’un des plus importants vaisseaux de guerre du corps des Moniteurs. Pourquoi? Où était le danger? Il n’y avait certainement pas la moindre menace de type militaire, sur Etla. L’attaque la plus violente dont les Etliens étaient capables avait été lancée contre le vaisseau de Lonvellin, et elle n’avait blessé que l’amour propre du EPLH. Ce qui signifiait que le danger devait venir d’ailleurs. Brusquement, Conway crut savoir ce qui inquiétait le colonel : L’Empire … Il avait trouvé dans plusieurs rapports des références à cet Empire, mais c’était pour l’instant une inconnue. Les patrouilleurs du corps des Moniteurs n’avaient jamais pris le moindre contact avec lui, ce qui n’était en soi guère surprenant étant donné que ce secteur de la galaxie ne serait pas cartographié avant une cinquantaine d’années, et que nul n’y aurait pénétré si Lonvellin ne s’était pas trouvé dans l’incapacité de mener à bien ses projets. Les uniques éléments connus sur cet Empire étaient qu’Etla en faisait partie et que ce monde en recevait une aide médicale à intervalles réguliers, bien que fort éloignés. Pour Conway, la qualité de cette aide et les délais séparant son envoi permettaient de déduire énormément de choses sur le peuple qui l’accordait. Il estima qu’il ne pouvait être très avancé sur le plan médical, car dans le cas contraire les médicaments auraient enrayé, ne fût-ce que temporairement, certaines des épidémies qui ravageaient Etla. Et il était presque certain qu’il n’avait pas des moyens très importants, car autrement les intervalles séparant l’arrivée des secours auraient été moins longs. Conway n’aurait pas été surpris d’apprendre que le mystérieux Empire n’était en fait composé que du monde d’origine de ce peuple et de quelques colonies en difficulté semblables à Etla. Mais, chose la plus importante de toutes, un Empire qui envoyait régulièrement une aide médicale à des planètes en détresse, qu’il fût immense, moyen ou minuscule, ne semblait pas à Conway pouvoir être une puissance particulièrement redoutable ou mal intentionnée. Il trouvait au contraire cet Empire plutôt sympathique, s’il se basait sur les données dont il disposait. Alors qu’il se glissait dans son lit, il ne put s’empêcher de penser que le colonel Williamson était décidément d’un tempérament très soucieux. IX Le Vespasien se posa. Sur l’écran principal de la salle des communications, Conway voyait une grande étendue de béton blanc et fendillé dont la limite se trouvait à huit cents mètres, point où les détails de la végétation et de l’architecture qui auraient donné à cette scène son caractère exotique étaient estompés par une brume de chaleur. La dalle de béton était couverte de poussière et de feuilles sèches. De petits nuages étaient disséminés dans un ciel fort semblable à celui de la Terre. L’unique autre vaisseau présent sur le terrain était un appareil de liaison du corps des Moniteurs. Ce dernier se trouvait à proximité du bâtiment administratif désaffecté qui avait été prêté aux visiteurs par les autorités locales afin de leur servir de base planétaire. Derrière Conway, le colonel Williamson prit la parole. — Vous comprenez que Lonvellin est dans l’impossibilité de quitter son appareil et que tout contact physique entre nous à ce stade signifierait la fin de nos bonnes relations actuelles avec les autochtones. Excusez-moi, professeur … Il y eut un déclic et Conway vit la cabine de pilotage du vaisseau de Lonvellin ainsi que la représentation grandeur nature du EPLH qui occupait la majeure partie de l’image. La voix de son ex-patient gronda hors du haut-parleur. — Soyez le bienvenu, ami Conway. Je suis vraiment heureux de vous revoir. — Je suis enchanté de me trouver ici, monsieur, répondit Conway. J’espère que vous êtes en bonne santé? … Cette demande n’était pas simplement une formalité de pure courtoisie. Conway désirait savoir s’il n’y avait pas eu d’autres « malentendus » au niveau cellulaire entre Lonvellin et son praticien personnel : la colonie organisée de virus intelligents qui résidait en permanence dans le corps de son patient et hôte. Le médecin de Lonvellin avait été à l’origine d’une importante agitation, au Secteur Général, où l’on discutait toujours pour savoir s’il fallait le classer dans la catégorie des médecins ou dans celle des maladies … — Ma santé est excellente, professeur, répondit Lonvellin. Puis il aborda immédiatement les problèmes qui se posaient à eux et Conway reporta rapidement son esprit sur l’instant présent. Il se concentra sur les paroles de Lonvellin. Le EPLH lui transmit des instructions d’ordre général. Conway devait coordonner le regroupement des données transmises par les officiers du service de santé présents sur Etla et, étant donné que les domaines sociologiques et médicaux étaient si étroitement liés, Lonvellin lui conseilla de suivre également l’évolution des situations qui n’entraient pas directement dans le cadre de sa spécialité. Les derniers rapports rendaient le problème sociologique encore plus déconcertant et le EPLH espérait qu’un esprit habitué à la complexité d’un hôpital à multi-environnements serait capable d’extraire un schéma logique de cette masse confuse de données contradictoires. Lonvellin était persuadé que le professeur Conway se rendait compte qu’il fallait agir rapidement et qu’il désirait se mettre immédiatement à l’ouvrage. —  … Et j’aimerais avoir des données sur cet être, ce Clarke qui opère dans le secteur trente-cinq, ajouta Lonvellin sans faire de pause. Afin que je puisse accorder à ses rapports le crédit qu’ils méritent … Alors que le colonel Williamson lui transmettait les informations demandées, Stillman donna une tape sur le bras de Conway et lui fit un signe de tête pour lui indiquer qu’ils devaient partir. Vingt minutes plus tard, ils se trouvaient à l’arrière d’une camionnette bâchée et roulaient en direction du périmètre de l’aire d’atterrissage. La tête et une oreille de Conway étaient emmaillotées dans des bandages et il se sentait à la fois inquiet et légèrement ridicule. — Nous resterons dissimulés tant que nous ne serons pas sortis du port spatial, lui dit Stillman dans le but de le rassurer. Ensuite nous irons nous asseoir à côté du conducteur. De nombreux Etliens voyagent avec des Moniteurs, mais si nous avions été vus à la sortie du vaisseau cela aurait pu éveiller des soupçons. Nous allons nous rendre directement en ville, sans faire de halte au quartier général. J’estime que vous devriez voir certains de vos patients le plus rapidement possible. — Je sais que les symptômes sont d’ordre purement psychosomatique, déclara Conway avec sérieux, mais mes pieds me semblent être complètement gelés … Stillman se mit à rire. — Ne vous inquiétez pas, professeur. Vous resterez informé de tout ce qui se passe grâce au traducteur dissimulé sous la bande qui couvre votre oreille et vous n’aurez pas à parler, étant donné que je vais expliquer que le traumatisme crânien dont vous avez été victime a temporairement affecté la zone de Broca de votre cerveau. Plus tard, cependant, lorsque vous aurez en partie maîtrisé cette langue, le mieux sera de feindre le bégaiement. Un handicap de cette sorte dissimule le fait qu’une personne ne possède pas l’accent ou les idiotismes locaux. Les défauts importants dissimulent les petits. « Il ne faudrait pas croire que tous nos agents secrets ont des connaissances linguistiques avancées et c’est pourquoi de telles ruses sont parfois nécessaires, ajouta-t-il. Mais ce que vous ne devez jamais oublier, c’est qu’il ne faut en aucun cas demeurer au même endroit durant un laps de temps suffisamment long pour que des anomalies plus précises de comportement puissent être décelées … Le chauffeur fit alors remarquer qu’ils arrivaient à la hauteur d’une blonde auprès de laquelle il serait demeuré avec joie tout le reste de sa vie. — En dépit des remarques déplacées du Moniteur Briggs, notre chauffeur, continua Stillman, notre meilleure protection vient peut-être de notre approche mentale, du fait que nos intentions envers ce peuple sont des plus honorables. Si nous étions des agents ennemis animés des plus noirs desseins : sabotage ou collecte de renseignements destinés à préparer une agression militaire, nous courrions bien plus de risques d’être démasqués. Nous serions nerveux et nous ferions trop d’efforts pour paraître naturels, nous serions trop méfiants et, pour cette raison, plus enclins à commettre des erreurs. — À vous entendre, c’est presque trop facile, dit sèchement Conway. Mais il se sentait malgré tout rassuré. La fourgonnette les laissa au centre de la ville et ils commencèrent à flâner dans les rues. Conway nota immédiatement qu’il y avait très peu d’immeubles importants ou de construction récente, mais que même les bâtiments les plus anciens étaient très bien entretenus et que les Etliens avaient une façon très agréable de décorer l’extérieur de leurs demeures avec des fleurs. Il voyait les hommes et les femmes qui travaillaient, faisaient des achats, ou allaient vaquer à des occupations sur la nature desquelles il ne pouvait pour l’instant faire la moindre supposition. Conway était contraint de penser à ces gens en termes d’hommes et de femmes, car les autochtones n’avaient absolument rien de créatures étrangères. Il voyait des membres tordus, des béquilles, des visages marqués par les maladies, et ses yeux scrutateurs détectaient et isolaient des maladies qui avaient été vaincues plus d’un siècle plus tôt, et qui avaient disparu de la Fédération. De tous côtés, il assistait à des scènes familières pour quiconque avait résidé ou travaillé dans un hôpital : la vision d’un patient moins malade qui accordait librement et avec dévouement son aide à ceux dont l’état était plus grave que le sien. De prendre brusquement conscience qu’il se trouvait dans la rue d’une agglomération, et non dans un service hospitalier où de telles scènes eussent été normales provoqua une halte tant physique que mentale de la part de Conway. — Ce qui me frappe le plus, dit-il lorsqu’il fut à nouveau capable de parler, c’est qu’un grand nombre de ces maladies sont facilement guérissables. Toutes peut-être. Nous n’avons pas eu un seul cas d’épilepsie depuis un siècle et demi … — Vous auriez envie de prendre une seringue et de vous mettre à courir derrière ces gens pour leur administrer les médicaments appropriés, déclara sinistrement Stillman. Mais vous ne devez pas oublier que c’est la même chose sur toute cette planète et que la guérison d’un petit nombre ne servirait à rien. Vous avez été nommé responsable d’un service extrêmement vaste, professeur. — J’ai lu les rapports. Ce qui se passe, c’est que les chiffres inscrits sur une feuille de papier ne peuvent pas préparer à affronter la réalité … Il s’interrompit au milieu de sa phrase. Ils se trouvaient à un croisement animé et Conway avait noté que les mouvements des piétons et des véhicules ralentissaient ou s’arrêtaient. Puis il en vit la raison. Un très gros chariot descendait la rue. Peint en rouge et tendu de toiles de même couleur, il ne possédait pas de moteur, contrairement aux autres véhicules. De petites poignées dépassaient à intervalles réguliers le long de chacun de ses flancs et des Etliens qui marchaient, boitaient ou clopinaient, le tiraient par ces poignées. Avant même que Conway eût ôté son béret afin d’imiter Stillman, il sut qu’il assistait à des funérailles. — Nous allons à présent visiter l’hôpital local, annonça Stillman dès que le cortège funèbre fut passé. Si on nous le demande, nous allons voir un parent malade, un certain Mennomer qui a été admis la semaine dernière. Sur Etla ce nom est l’équivalent de celui de Smith ou de Dupont. Mais il est peu probable qu’on nous questionne, quoi qu’il en soit. Presque tout le monde fait sa part de travail à l’hôpital et le personnel permanent assiste à un défilé continuel d’aides bénévoles. Et si nous rencontrons un membre du service de santé du corps des Moniteurs, ce qui se produira probablement, faites comme si vous ne le remarquiez pas. « Au cas où vous auriez peur que vos collègues Etliens éprouvent de la curiosité pour ce qui se trouve sous vos pansements, ajouta Stillman qui semblait lire dans l’esprit de Conway, sachez qu’ils ont déjà bien trop à faire pour que des blessures qui ont déjà reçu des soins puissent éveiller le moindre intérêt de leur part. Ils restèrent deux heures à l’intérieur de l’hôpital et nul ne leur demanda de débiter leur histoire au sujet de Mennomer. Conway comprit immédiatement que Stillman connaissait bien l’établissement de soins et supposa qu’il avait dû y travailler. Mais le nombre d’Etliens les entourant était toujours trop important pour que Conway pût lui demander si cela avait été en tant qu’observateur officiel ou sous la couverture d’un assistant à mi-temps. À une occasion, il entrevit un médecin du corps des Moniteurs qui observait un praticien Etlien alors que ce dernier drainait l’empyème d’une cavité pleurale. À en juger par son expression, il était évident qu’il mourait d’envie de retrousser les manches de son uniforme vert sombre et de se mettre à l’ouvrage. Les chirurgiens étaient vêtus de jaune vif, et non de blanc, et certaines techniques opératoires étaient presque barbares. Le concept de services isolés ou d’un contrôle d’accès n’était jamais venu à l’esprit des Etliens. Mais Conway, qui s’efforçait d’être équitable, dut admettre qu’ils y avaient peut-être pensé, mais que le surpeuplement impensable de cet établissement avait rendu ces mesures impossibles à mettre en pratique. Si l’on tenait compte des moyens mis à la disposition des médecins et de tous les problèmes à affronter, c’était un très bon hôpital. Conway tenait en haute estime cet établissement ainsi que son personnel, d’après ce qu’il avait pu en voir. — Ce sont des gens très gentils, dit-il. Je ne parviens pas à les imaginer en train d’attaquer Lonvellin. Cela ne leur ressemble pas. — Ils l’ont pourtant fait, répliqua Stillman. Ils attaquent tous ceux qui ne possèdent pas deux yeux, deux oreilles, deux bras et deux jambes, ou qui possèdent ces attributs mais pas aux mêmes emplacements qu’eux. C’est un réflexe qu’ils ont acquis à une époque très lointaine, pratiquement à leur origine. J’aimerais savoir pourquoi. Conway resta silencieux. Il estimait que s’il avait été envoyé en ce lieu c’était afin d’organiser une assistance médicale pour cette planète, et que de se promener en costume fantaisie sur une petite pièce du puzzle ne lui serait d’aucune utilité pour mener à bien sa mission. Il était temps qu’il se mît sérieusement au travail. Comme s’il avait à nouveau lu les pensées de Conway, Stillman s’adressa à lui : — J’estime qu’il est temps de rentrer. Préférez-vous travailler dans les bureaux du port ou à bord du vaisseau, professeur? Conway pensa que Stillman allait lui être d’une aide précieuse. — Les bureaux du port spatial, je vous prie, dit-il à haute voix. Je me perds trop facilement, dans le vaisseau. Et ainsi Conway fut-il installé dans une petite pièce contenant un grand bureau, un bouton pour appeler Stillman, et d’autres appareils de communication indispensables. Après son premier déjeuner dans le mess des officiers, il prit tout ses repas dans son bureau, en compagnie de Stillman. Il lui arrivait d’y dormir ou de ne pas y dormir du tout. Les jours s’écoulaient et il avait l’impression que ses yeux étaient devenus des billes brûlantes et rugueuses à force de lire rapport sur rapport. Stillman lui en apportait toujours de nouveaux. Conway réorganisa la recherche médicale, fit venir certains médecins du corps des Moniteurs pour s’entretenir avec eux et se rendit auprès de ceux qui ne pouvaient pas se déplacer pour diverses raisons. Un grand nombre de ces rapports sortaient du cadre de sa spécialité : les copies d’informations envoyées par les hommes de Williamson sur des problèmes d’une nature purement sociologique. Il les lut dans l’espoir d’y trouver un rapport avec ses propres problèmes, ce qui se produisait souvent, mais la plupart du temps cela ne faisait qu’augmenter sa perplexité. Des échantillons de sang, des biopsies, des spécimens de toutes sortes commençaient à affluer. Ils étaient immédiatement chargés à bord d’une navette (le corps des Moniteurs en avait à présent mis trois à leur disposition) et envoyés au diagnosticien en chef du service de pathologie du Secteur Général, les résultats des analyses étaient transmis par radio au Vespasien, puis dactylographiés et jetés sur le bureau de Conway. L’ordinateur principal du vaisseau, ou plutôt la section qui n’était pas utilisée comme relais traducteur, avait également été mis à sa disposition et, graduellement, une vague esquisse sembla émerger hors de cette marée de faits apparentés ou non. Mais c’était un schéma qui n’avait de sens pour personne, et encore moins pour Conway. Sa cinquième semaine de présence sur Etla tirait à sa fin et il n’avait toujours que très peu de résultats à communiquer à Lonvellin. Cependant, Lonvellin ne le pressait pas. C’était un être extrêmement patient qui ignorait les contraintes du temps. Mais Conway se demandait parfois si la patience de Murchison serait aussi grande que celle du EPLH. X Conway sonna le commandant Stillman. L’officier entra d’une démarche chancelante et s’assit presque aussitôt. Il avait des yeux rougis et son uniforme habituellement impeccable était légèrement froissé. Ils échangèrent quelques bâillements, puis Conway prit la parole. — Dans quelques jours je disposerai de toutes les données nécessaires pour guérir ce peuple, tant en matière d’approvisionnement que de distribution, annonça-t-il. La liste de tous les cas graves a été établie. Nous avons des informations sur l’âge et le sexe de chaque patient, ainsi que sur le lieu ou il réside. Tous les besoins en médicaments ont été évalués, mais avant de donner le feu vert et inonder ce monde de produits pharmaceutiques, je préfèrerais savoir exactement quelle est l’origine de la situation actuelle. « Pour dire les choses franchement, je suis inquiet, ajouta-t-il. J’estime que nous aurions tort de recoller les morceaux de vases brisés avant d’avoir chassé l’éléphant hors du magasin de porcelaine. Stillman hocha la tête, mais Conway ne put décider si c’était pour traduire son approbation ou simplement de la lassitude. Sur une planète qui était un véritable bouillon de culture, on pouvait se demander pourquoi le taux de mortalité infantile était si peu élevé, de même que celui des décès dus à des complications ou à l’infection lors de l’accouchement. À quoi était due cette tendance très nette qui voulait que les enfants soient en bonne santé et les adultes chroniquement malades? Il fallait reconnaître qu’un grand nombre de nouveaux nés naissaient frappés de cécité ou physiquement affaiblis par des maladies héréditaires, mais ceux qui mouraient en bas âge formaient un pourcentage relativement peu élevé. Ils restaient difformes ou défigurés jusqu’à l’âge mûr, période à laquelle, statistiquement parlant, la plupart d’entre eux passaient de vie à trépas. Ils avaient également à leur disposition des preuves d’un exhibitionnisme choquant de la part des Etliens. Ces derniers étaient exposés à des dermatoses répugnantes, à des maladies qui provoquaient graduellement la détérioration ou la difformité des membres, ou encore à certaines combinaisons des deux particulièrement horribles. Et leur mode vestimentaire ne faisait rien pour dissimuler de telles infirmités. Au contraire, Conway leur trouvait parfois une certaine ressemblance avec de jeunes garçons exhibant leurs genoux écorchés devant leurs petits camarades … Conway prenait conscience qu’il pensait à haute voix lorsque Stillman l’interrompit brusquement. — Vous faites erreur, professeur, dit-il sur un ton qui, pour cet homme, était plutôt cassant. Ces gens ne sont pas des masochistes. Quoi qui ait pu se produire ici, à l’origine, ils ont essayé de le combattre. Ils ont lutté pendant plus d’un siècle, pratiquement sans aide extérieure, et ils ont connu échec sur échec. Je suis même surpris que cette civilisation existe encore. D’autre part, s’ils portent un costume aussi réduit, c’est parce qu’ils croient que l’air pur et le soleil sont indiqués pour combattre les maux qui les affligent et, dans la plupart des cas, ils sont d’ailleurs dans le vrai. « On leur inculque cette idée dès la prime enfance, ajouta Stillman dont la voix perdait graduellement de son agressivité. De même que leur haine des espèces différentes et le concept selon lequel le fait d’isoler les maladies infectieuses n’est pas nécessaire. Qu’il serait dangereux, en fait, étant donné qu’ils sont persuadés que les germes d’une maladie combattent les germes des autres, et qu’ils s’affaiblissent ainsi mutuellement … À cette pensée, Stillman frissonna, puis sombra dans un profond mutisme. — Je n’avais pas la moindre intention de critiquer nos patients, commandant, déclara Conway. Mais comme je ne trouve aucune explication raisonnable, mon esprit en élabore de stupides. Vous avez mentionné le peu de secours que les Etliens reçoivent de leur Empire et j’aimerais disposer de plus de détails à ce sujet, plus spécialement sur la façon dont cette aide est répartie. L’idéal serait naturellement de pouvoir poser cette question au Délégué Impérial d’Etla. Etes-vous parvenu à le trouver? Stillman secoua la tête, avant de répondre sèchement : — Cette aide n’arrive pas sous la même forme qu’un lot de colis alimentaires. Elle comprend des médicaments, naturellement, mais la majeure partie de ces secours est représentée par des ouvrages médicaux se rapportant à la situation locale. Nous venons juste de découvrir comment cette aide parvient au peuple … Tous les dix ans, un vaisseau de l’Empire se posait sur Etla et était accueilli par le Délégué Impérial, poursuivit Stillman. Et après avoir déchargé ses cales et avoir pris ce qui devait être des dépêches, il repartait après une brève escale de quelques heures. Apparemment, aucun citoyen de l’Empire ne désirait demeurer sur Etla plus longtemps que nécessaire, ce qui était d’ailleurs compréhensible. Puis le représentant de l’Empire, un personnage appelé Teltrenn, se chargeait de distribuer l’aide médicale. Mais au lieu d’utiliser les organes d’information disponibles pour informer les autorités médicales locales des progrès effectués, et donner ainsi aux praticiens locaux le temps de s’accoutumer aux nouvelles théories et méthodes avant l’arrivée des médicaments, Teltrenn gardait pour lui toutes ces informations jusqu’au moment où il allait leur rendre personnellement visite. Il offrait alors tout cela comme un don personnel de leur glorieux Empereur, en prenant au passage sa part de gloire pour avoir servi d’intermédiaire. Et les données dont tous les médecins de la planète auraient pu disposer dans un délai inférieur à trois mois leur parvenaient une à une et mettaient pour cela jusqu’à six années … — Six ans ! s’exclama Conway, sidéré. — D’après ce que nous avons pu en juger, ce Teltrenn n’est pas un personnage très énergique, dit Stillman. La situation est encore aggravée par le fait que la recherche médicale est pratiquement inexistante sur Etla, en raison de l’absence d’un outil indispensable aux chercheurs … le microscope. On ne peut fabriquer du matériel optique de précision sur Etla et il semble que personne, dans l’Empire, n’ait eu l’idée d’en expédier quelques-uns. « Tout cela se résume à une simple chose : sur le plan médical, c’est l’Empire qui pense à la place d’Etla, conclut sombrement Stillman. Et tout laisse supposer que l’Empire n’est guère adroit en ce domaine. — J’aimerais connaître la corrélation qui existe entre l’arrivée de cette aide et son incidence sur les maladies, déclara énergiquement Conway. Pourriez-vous m’obtenir ces renseignements? — Nous venons de recevoir un rapport qui pourrait vous être utile, répondit Stillman. Il s’agit d’une copie des dossiers d’un hôpital du continent nord. Ces documents ont été rédigés peu après la dernière visite que Teltrenn a rendue à cet établissement et ils indiquent que le délégué Impérial a fourni certaines données valables en obstétrique, ainsi qu’un médicament destiné à lutter contre la maladie que nous avons baptisée B Dix-huit. Le nombre des cas de B Dix-huit a fortement baissé en quelques semaines, bien que cela n’ait guère modifié les statistiques générales pour la simple raison que la F Vingt-et-un à fait son apparition pratiquement au même instant … Le B Dix-huit était comparable à une forte grippe, fatale pour les enfants et les jeunes adultes dans quatre cas sur dix alors que le F vingt-et-un était une fièvre bénigne qui ne mettait pas les jours des malades en danger. Cette nouvelle maladie évoluait en trois ou quatre semaines durant lesquelles de larges plaques en forme de croissant apparaissaient sur le visage ainsi que sur les membres et le tronc. Lorsque la fièvre tombait ces plaques s’assombrissaient pour prendre une teinte pourpre et laissaient aux malades des cicatrices qu’ils garderaient jusqu’à la fin de leurs jours. Conway secoua la tête avec colère. — Une des choses qui laissent le plus à désirer, sur ce monde, c’est son Délégué Impérial ! s’exclama-t-il. Stillman se leva. — Nous aimerions nous aussi pouvoir lui poser quelques questions. Nous l’avons annoncé par voie de presse et à la radio, et nous savons à présent avec quasi-certitude que Teltrenn nous évite délibérément. Sans aucun doute parce qu’il se sent responsable en raison de la façon lamentable dont il a mené sa mission sur Etla. Mais un rapport psychologique, basé sur les bruits qui courent sur le compte de Teltrenn, a été préparé pour Lonvellin. Je vous en ferai envoyer une copie depuis le vaisseau. — Merci. Stillman hocha la tête, bâilla, et sortit. Conway abaissa l’interrupteur du communicateur, contacta le Vespasien et demanda à être relié par radio avec le EPLH qui se trouvait à quatre-vingt kilomètres de distance. Conway était toujours tourmenté et il aurait voulu pouvoir se débarrasser du poids qui écrasait sa poitrine, mais il ignorait quelle en était exactement la nature. — Vous méritez des compliments pour avoir accompli votre tâche aussi rapidement, mon ami, approuva Lonvellin dès que Conway eut terminé ses explications. Et je puis estimer avoir beaucoup de chance en ce qui concerne la valeur et le dévouement de mes assistants. Nous sommes à présent parvenus à gagner la confiance des médecins Etliens dans la plupart des secteurs et la voie sera bientôt dégagée pour que nous puissions commencer à leur apprendre à l’échelle mondiale vos dernières techniques de lutte contre ces maladies. J’estime en conséquence que vous pourrez regagner le Secteur Général dans quelques jours et je vous affirme que vous auriez tort de partir avec le sentiment que vous n’avez pas effectué la tâche qui vous avait été assignée de façon entièrement satisfaisante. Les craintes dont vous venez de me parler sont sans le moindre fondement. « Votre suggestion selon laquelle cet être, ce Teltrenn, devrait être relevé de ses fonctions, ou remplacé, dans le cadre du programme de rééducation est certes très sensée, ajouta Lonvellin avec lourdeur, et j’envisageais également de prendre une telle mesure. Et il existe une raison supplémentaire pour le relever de ses fonctions. Il a été prouvé qu’il est en grande partie responsable de l’intolérance largement répandue envers les espèces venues d’autres planètes. Votre suggestion selon laquelle ces idées néfastes seraient disséminées non par Teltrenn mais par l’Empire est peut-être exact, mais ce n’est pas une raison suffisante pour justifier l’envoi immédiat d’une mission chargée de trouver cet Empire et d’effectuer une enquête sur son compte, ainsi que vous le réclamez. La voix lente de Lonvellin était, après être passée par le traducteur, obligatoirement dénuée d’émotions. Mais Conway crut déceler un certain durcissement du ton lorsque le EPLH ajouta : — Je pense qu’Etla est un monde isolé, maintenu en quarantaine. Nous pouvons donc résoudre le problème qui se pose à nous sans y mêler d’autres considérations, telles que l’influence de cet Empire ou la nécessité de trouver préalablement un sens aux divers faits contradictoires qui nous déconcertent tous deux. Ces mystères seront résolus d’eux-mêmes dès que ce monde aura recouvré sa santé et les réponses aux questions que nous nous posons sont d’une importance secondaire si on les compare au soulagement des souffrances de la population de toute une planète. « Je ne puis trouver le moindre fondement à votre affirmation selon laquelle le fait que les visites du vaisseau Impérial ont lieu seulement tous les dix ans et ne durent que quelques heures serait un élément capital de ce problème. J’irais même jusqu’à suggérer que, sans doute inconsciemment, vous accordez trop d’importance à ce détail afin de permettre à votre curiosité personnelle d’être satisfaite. Il a raison, pensa Conway. Mais avant qu’il pût répondre, le EPLH ajouta : — Je désire traiter Etla en tant que problème isolé. Y mêler cet Empire, qui a peut-être également besoin de notre aide sur le plan médical, étendrait cette opération dans de telles proportions que nous ne pourrions plus y faire face. « Cependant, et uniquement afin d’apaiser vos inquiétudes, vous pourrez informer l’être Williamson que je l’autorise a envoyer une expédition chargée de découvrir cet Empire et d’établir un rapport sur la situation locale. Au cas où cette puissance serait découverte, cependant, aucune mention ne devra être faite de l’opération que nous effectuons actuellement sur Etla, tant que celle-ci n’aura pas été menée à bon terme. — Je comprends parfaitement, monsieur, dit Conway. Il interrompit la liaison. Il trouvait extrêmement bizarre que Lonvellin lui eût vivement reproché sa curiosité déplacée pour lui donner presque aussitôt l’autorisation de la satisfaire. Lonvellin redoutait-il bien plus l’influence de cet Empire qu’il ne voulait l’admettre, ou le cœur de cette grosse bestiole devenait-il simplement plus tendre en prenant de l’âge? Il appela le colonel Williamson. L’officier toussota à deux reprises lorsque Conway eut terminé de parler, puis il lui répondit d’une voix qui trahissait nettement son embarras. — Voici deux mois qu’un certain nombre d’officiers, qui appartiennent tant au service médical qu’à celui des Nouveaux Contacts, sont partis à la recherche de cet Empire, dit-il. L’un deux à réussi sa mission et nous a envoyé un premier rapport. Il ne faut pas oublier qu’il émane d’un officier du service de santé qui n’a pas travaillé sur le projet Etla et qui ignore pratiquement tout ce qui se déroule ici. Son compte-rendu risque donc de ne pas être aussi instructif que vous pourriez le souhaiter. Je vais cependant vous en faire parvenir une copie, avec les données disponibles sur le compte de Teltrenn. Williamson toussa discrètement avant de conclure. « Il faudra en informer Lonvellin, naturellement, mais vous avez carte blanche pour décider du moment où le faire. Brusquement, Conway éclata de rire. — Ne vous en faites pas, colonel, cela restera entre nous un certain temps. Mais si Lonvellin devait l’apprendre malgré tout, vous pourrez toujours lui rappeler que le rôle de tout bon serviteur est de devancer les désirs de son maître. Il continua de rire doucement après que Williamson eût cessé de parler puis, brusquement, la réaction se produisit. Conway n’avait guère eu l’occasion de rire depuis son arrivée sur Etla. Il n’avait pas été coupable de trop s’identifier à ses patients … aucun médecin digne de ce nom et ayant son travail à cœur n’aurait commis cette faute, mais c’était dû au fait que personne ne riait beaucoup, sur Etla. Il y avait un élément propre à l’atmosphère de ce monde qui donnait naissance à un sentiment situé entre l’urgence et le désespoir, et qui semblait s’accentuer au fur et à mesure que les jours s’écoulaient. Cela rappelait quelque peu l’atmosphère d’un service dans lequel un patient allait mourir, pensa Conway, bien que dans ce dernier cas le personnel trouvait malgré tout le temps de plaisanter et de se détendre, entre les crises … Conway commençait à regretter le Secteur Général. Il était heureux de savoir qu’il le regagnerait dans quelques jours, en dépit de son sentiment d’insatisfaction au sujet de toutes les questions qu’il laisserait sans réponse. Il se mit à penser à Murchison. C’était également une chose qu’il n’avait pas faite souvent, depuis qu’il était sur Etla. À deux occasions il avait fait accompagner des prélèvements etliens par des messages qui lui étaient destinés. Il savait que Thornnastor, le responsable de la pathologie, veillerait à les lui transmettre, bien que le FGLI n’accordât pas le moindre intérêt aux imbroglios sentimentaux des DBDG terriens. Mais Murchison avait un caractère peu démonstratif. Elle avait pu estimer que si elle prenait la peine de lui faire passer en secret une réponse, cela aurait pu lui donner trop d’espoirs. Il était également possible que le baiser hâtif qui avait précédé son départ l’eût définitivement dressée contre lui. C’était une fille singulière. Elle avait un caractère posé, elle était extrêmement sérieuse dans son travail, et elle ne consacrait aucun temps aux hommes. Lorsqu’elle avait accepté pour la première fois un de ses rendez-vous, c’était parce que Conway venait de réussir une intervention délicate et désirait fêter l’événement, et aussi parce qu’il avait auparavant travaillé avec elle sans lui faire la moindre avance. Depuis lors ils s’étaient régulièrement retrouvés et Conway était devenu un sujet d’envie pour tous les mâles DBDG de l’hôpital. L’unique ennui, c’est qu’ils n’avaient pas eu la moindre raison d’être envieux … Ce train de pensées lugubres fut brusquement stoppé par l’arrivée d’un Moniteur qui laissa tomber un dossier sur son bureau. — Les renseignements sur Teltrenn, professeur, dit-il. L’autre rapport est confidentiel et le colonel Williamson a dû le faire recopier sur son scripteur. Nous vous le ferons parvenir dans un quart d’heure. — Merci. Le Moniteur sortit et Conway se plongea dans le rapport. En raison de son statut de monde colonial qui n’avait pas connu un développement naturel, Etla ne possédait aucune frontière nationale et les forces armées qui allaient de pair avec celles-ci, et les policiers chargés de faire respecter la loi sur cette planète étaient techniquement les soldats de l’Empereur et étaient placés sous les ordres de Teltrenn. C’était un commando de ces soldats-policiers qui avaient attaqué, et qui attaquaient toujours, le vaisseau de Lonvellin. À première vue, pouvait-on lire sur le rapport, tout indiquait que Teltrenn avait une personnalité orgueilleuse et avide de pouvoir, mais que la cruauté habituellement rencontrée chez ce genre de personnages lui faisait défaut. Dans ses rapports avec la population autochtone (le Délégué Impérial n’était pas originaire d’Etla) Teltrenn faisait montre d’équité et de considération. Il était évident qu’il regardait de haut les indigènes, de très haut, même, comme s’ils appartenaient à une espèce inférieure, mais cependant il ne les méprisait pas et il ne faisait jamais montre de cruauté envers eux. Conway jeta le rapport sur son bureau. Ce n’était qu’un élément stupide de plus dans un puzzle déjà dépourvu de sens, et il se sentait brusquement dégoûté par toute cette affaire insensée. Il se leva et se rendit dans le bureau extérieur. Le battant de la porte claqua contre la cloison et Stillman tressaillit légèrement. Il releva le regard. — Laissez tomber ce travail de gratte-papier pour ce soir ! ordonna sèchement Conway. Nous allons nous livrer sans la moindre honte aux plaisirs de la chair. Nous allons aller dormir dans nos cabines … — Dormir? répéta Stillman qui sourit brusquement. Qu’est-ce que ça veut dire? — Je ne sais plus … Je pensais que vous pourriez peut-être me l’apprendre. J’ai entendu dire que c’était une sensation nouvelle, un bonheur inexprimable auquel on s’habitue très vite. Allons-nous vivre dangereusement …? — Après vous, dit Stillman. À l’extérieur du bâtiment, la nuit était agréablement fraîche. Des nuages dispersés étaient visibles à l’horizon mais les étoiles semblaient s’être réunies au-dessus d’eux, brillantes, nombreuses et froides. Ils se trouvaient dans une zone de l’espace extrêmement dense, un fait prouvé par les météorites qui traçaient des balafres blanches dans le ciel à quelques minutes d’intervalle. Tout cela formait une scène apaisante et inspiratrice, mais Conway ne pouvait s’empêcher de se sentir inquiet. Il était persuadé d’avoir omis quelque chose et ici, à l’extérieur, son angoisse était encore plus grande que dans son bureau. Il éprouva l’envie soudaine de lire le plus rapidement possible le rapport concernant l’Empire. — Ne vous arrive-t-il jamais de penser à une chose, puis d’avoir horriblement honte de posséder un esprit ignoble au point de donner naissance à de telles pensées? demanda-t-il à Stillman. L’officier estima que c’était une question de pure rhétorique et se contenta d’émettre un grognement. Ils marchaient toujours en direction du vaisseau lorsqu’ils s’immobilisèrent brusquement. Sur l’horizon sud, le soleil semblait se lever. Le ciel avait pris une teinte bleu pâle dont les nuances allaient du turquoise jusqu’au noir, et les bases des nuages lointains s’embrasaient de rouge et d’or. Puis, avant qu’il fût possible d’apprécier ce lever de soleil magnifique et incongru, ou encore avoir la moindre réaction, cela se métamorphosa en une tache rouge sombre sur l’horizon. Ils perçurent la légère onde de choc à travers les semelles de leurs chaussures puis, un court instant plus tard, ils entendirent un lointain grondement de tonnerre. — Le vaisseau de Lonvellin ! s’exclama Stillman. Ils se mirent à courir. XI Dans la salle des communications du Vespasien régnait un tourbillon d’activité dont le colonel Williamson formait le centre calme et décidé. Lorsque Stillman et Conway y pénétrèrent ordre avait été donné à l’appareil de liaison et à tous les hélicoptères disponibles de prendre à leur bord le matériel de décontamination et de secours et de gagner le plus rapidement possible la zone touchée par la déflagration. Il eût été naturellement vain de nourrir le moindre espoir pour les militaires Etliens qui avaient assiégé le vaisseau de Lonvellin, mais des fermes isolées et un petit village se trouvaient à la limite de cette zone. Les sauveteurs auraient à combattre la panique autant que la radioactivité, car les Etliens qui ignoraient ce qu’était une explosion nucléaire refuseraient certainement de se laisser évacuer. Sur le terrain d’atterrissage, lorsqu’il avait vu exploser le vaisseau de Lonvellin et qu’il avait compris ce que cela signifiait, Conway s’était senti physiquement malade. Et à présent qu’il écoutait les ordres urgents mais donnés sans hâte par Williamson, il sentait une sueur froide couler le long de son front et de sa colonne vertébrale. Il s’humecta les lèvres. — Colonel, j’aurais une suggestion urgente à vous faire, dit-il. Il n’avait pas parlé d’une voix forte mais quelque chose, dans son ton, incita Williamson à pivoter immédiatement sur lui-même. — En raison de l’accident qui vient de coûter la vie à Lonvellin, vous êtes désormais le responsable de cette opération, professeur, déclara Williamson avec impatience. Il est inutile que vous preniez des gants. — En ce cas, dit Conway de la même voix faible et tendue, j’ai des ordres à vous donner. Rappelez les équipes de secours et dites à tout le personnel de regagner le vaisseau. Il faut décoller avant qu’ils nous bombardent à notre tour … Conway vit que tous le fixaient, qu’ils scrutaient son visage livide et en sueur, ses yeux effrayés où se lisait de la terreur. Williamson parut être en colère, gêné, et complètement déconcerté durant quelques secondes, puis son expression se durcit. Il se tourna vers un officier qui se trouvait près de lui, aboya un ordre, puis pivota à nouveau vers Conway. — Professeur, dit-il sèchement. Je viens de faire placer notre écran anti-météorite secondaire. Tout objet solide d’un diamètre supérieur à deux centimètres et provenant de n’importe quelle direction sera détecté à une distance de cent cinquante kilomètres et automatiquement dévié. Je puis donc vous affirmer, professeur, que nous sommes à l’abri de toute attaque hypothétique de missiles nucléaires. De plus, envisager la possibilité d’un bombardement nucléaire sur cette planète est absolument ridicule. Nous disposons de détecteurs … vous auriez dû lire le rapport. Puis le colonel adopta le ton qu’il aurait employé afin de laisser entendre que l’astronavigateur avait commis une erreur de trajectoire, pour ajouter : « Je suggère, pour ma part, que nous portions le plus rapidement possible secours aux victimes de cette explosion, qui a dû être provoquée par une défaillance de la pile atomique du vaisseau de Lonvellin. — Elle n’était certainement pas défectueuse ! rétorqua durement Conway. Comme la plupart des êtres dont la durée de vie est très longue, Lonvellin éprouvait une peur constante de mourir. Peur qui augmentait au fur et à mesure que le temps s’écoulait. Il se faisait accompagner par le tout dernier cri en matière de médecins personnels afin que sa vie à la durée déjà impensable ne pût être mise en danger par la maladie, et cela indique qu’il n’aurait jamais couru le risque d’utiliser un vaisseau qui n’aurait pas été absolument sûr. « Lonvellin a été tué et s’ils ont fait sauter son vaisseau c’est probablement en raison de leur profonde haine des étrangers. Il est rassurant de savoir que vous pouvez protéger ce vaisseau, mais si nous partons immédiatement ils ne lanceront pas un autre missile et nos agents qui se trouvent à l’extérieur, de même qu’un grand nombre d’Etliens, ne seront pas tués … C’était inutile, pensa tristement Conway. Williamson paraissait irrité, gêné, et inébranlable … irrité parce que Conway lui donnait des ordres apparemment insensés, gêné parce que le médecin réagissait comme une vieille fille prise de panique, et inébranlable parce qu’il estimait que c’était lui, et non Conway, qui avait raison. Enlève le bandeau que tu as devant les yeux, bougre d’idiot ! s’emporta mentalement Conway. Il n’aurait pu dire de telles paroles à un colonel du corps des Moniteurs entouré de jeunes officiers. De plus, Williamson n’était pas et n’avait jamais été un idiot. C’était un officier équitable, intelligent, et extrêmement compétent. Mais l’occasion ne lui avait pas été donnée de pouvoir assembler correctement les faits. Il n’avait pas fait des études médicales et ne possédait pas un esprit aussi tortueux et suspicieux que Conway … — Vous m’avez préparé un rapport sur l’Empire, dit le médecin. Est-ce que je pourrais le lire? Les yeux de Williamson se portèrent sur la batterie d’écrans de surveillance qui les entouraient. Chacun d’eux montrait des scènes d’activité frénétique … un hélicoptère était préparé pour l’envol, un autre décollait lourdement avec un fret dont le poids dépassait, de toute évidence, les limites de sécurité, et une marée d’hommes et de matériel de décontamination franchissait hâtivement le sas de l’appareil de liaison. — Vous voulez le lire maintenant? demanda-t-il. — Oui, répondit Conway. Puis il secoua rapidement la tête, comme il avait une autre idée. Il avait désespérément tenté d’obtenir de Williamson qu’il fît immédiatement décoller le vaisseau en laissant les explications pour plus tard, pour un moment où il disposerait du temps pour les fournir. Mais il était à présent évident qu’il devrait s’expliquer en premier lieu, et en peu de mots. — J’ai une théorie pour expliquer ce qui se passe ici et elle devrait être confirmée par le contenu du rapport, dit-il. Si ce que je vais vous dire concorde avec ce qui se trouve dans ce rapport que je n’ai pas encore lu, accorderez-vous suffisamment de poids à ma théorie pour m’obéir et décoller immédiatement? À l’extérieur, les deux hélicoptères s’élevaient au sein de la nuit, l’appareil de liaison fermait son sas et un essaim de véhicules de surface, tant étliens que fédéraux, se dispersaient vers le périmètre de l’aire d’envol. Conway savait que plus de la moitié des membres de l’équipage du vaisseau se trouvaient au-dehors, de même que tous les agents qui pourraient encore être sauvés … et tous se dirigeaient vers le théâtre de l’explosion, ce qui augmentait la distance qui les séparait du Vespasien à chaque seconde. Sans attendre la réponse de Williamson, Conway se hâta de s’expliquer. — Je pense que nous devons nous trouver en présence d’un Empire au sens le plus strict du terme, pas une libre fédération comme la nôtre. Un tel Empire a besoin d’une organisation militaire très importante afin de préserver son unité et faire respecter les lois de son Empereur. De plus, le gouvernement local de chacun des mondes qui le composent doit également être essentiellement militaire. Tous les citoyens de cet Empire sont certainement des DBDG, comme les Etliens et nous-mêmes, et dans l’ensemble des êtres comme les autres, hormis en ce qui concerne leur profonde antipathie pour les étrangers, avec lesquels ils ont jusqu’à présent eu fort peu d’occasions de faire connaissance. Conway prit une profonde inspiration, puis ajouta : « Leurs conditions de vie et leur niveau technologique doivent être similaires aux nôtres. La pression fiscale doit être élevée, mais cette affirmation serait démentie par les mass média placés sous le contrôle du gouvernement. J’estime que cet Empire a atteint une dimension qui le rend difficile à gouverner, disons de quarante à cinquante systèmes habités … — Quarante-trois, précisa Williamson, visiblement surpris. —  … Et je crois également que tous les citoyens de l’Empire connaissent l’existence d’Etla et compatissent au fléau qui l’accable. Les sujets de l’Empereur tiennent ce monde en quarantaine constante, mais ils font tout leur possible pour l’aider … — Ça ne fait aucun doute ! l’interrompit Williamson. Notre agent n’a résidé que deux jours sur une des planètes les plus éloignées de l’Empire avant d’être envoyé sur le Monde central pour une entrevue avec le Grand Patron. Mais il a largement eu le temps de voir ce que les gens pensent d’Etla. Il a vu des photographies de ces malheureux etliens presque partout où il a porté son regard. En certains endroits, elles sont plus nombreuses que les affiches publicitaires et c’est une œuvre de bienfaisance à laquelle le gouvernement impérial accorde tout son soutien ! Ces gens paraissent être extrêmement bons, professeur … — Je n’en doute pas, colonel, rétorqua furieusement Conway, mais ne trouvez vous pas bizarre que la charité combinée de quarante-trois systèmes habités ne permette d’envoyer qu’un seul vaisseau tous les dix ans? Williamson ouvrit la bouche, la referma, puis parut pensif. À présent, cette salle était plongée dans un profond silence, uniquement troublé par l’arrivée de messages. Puis un juron s’éleva brusquement derrière Conway. C’était Stillman qui déclara d’une voix pâteuse : — Je comprends où il veut en venir, colonel. Nous devons décoller immédiatement … ! Le regard de Williamson se porta de Conway à Stillman, puis il revint sur le professeur. — Une personne peut perdre momentanément la tête, murmura-t-il. Mais deux à la fois serait une coïncidence bien trop grande … Trois secondes plus tard, l’ordre de regagner immédiatement le vaisseau était lancé à tous les Moniteurs. Le caractère urgent de cet appel était mis en relief par le hululement assourdissant de la sirène d’alerte générale. Lorsque tous les ordres qui avaient été donnés seulement quelques minutes plus tôt eurent été annulés, Williamson se tourna à nouveau vers Conway. — Continuez, professeur, dit-il sur un ton sinistre. Je crois que je commence à comprendre, moi aussi. Conway soupira, soulagé. Il expliqua qu’Etla avait dû être tout d’abord une colonie comme les autres, avec un unique port spatial pour recevoir du matériel et les premiers colons. Puis des villes étaient nées à l’emplacement des ressources naturelles et la population planétaire s’était mise à croître. C’était alors que ce monde avait dû être victime d’une importante épidémie, ou d’une succession d’épidémies, qui avaient menacé de faire disparaître toute la population. Lorsque les citoyens de l’Empire avaient appris cela ils s’étaient regroupés, ainsi que le font les gens lorsque leurs amis sont en difficulté, et des secours n’avait guère tardé à s’organiser. Cela avait dû commencer à une échelle très modeste, mais ce phénomène s’était rapidement accentué au fur et à mesure que la nouvelle du malheur qui frappait cette colonie se répandait dans l’Empire. Cependant, pour les Etliens, cette assistance était demeurée négligeable. Les dons peu importants de chaque habitant d’une planète formaient, une fois additionnés, une somme respectable. Lorsque des vingtaines de mondes apportaient leur contribution, la somme recueillie devenait suffisamment importante pour attirer l’attention du gouvernement ou de l’Empereur en personne. Car même à cette époque l’Empire devait déjà avoir atteint de trop grandes dimensions et la pourriture inévitable s’était installée en son sein. De plus en plus d’argent était nécessaire pour entretenir l’Empire et/ou son Empereur et sa cour dans le luxe auquel ils estimaient avoir droit. Il était logique de supposer qu’ils s’étaient dit que charité bien ordonnée commençait par soi-même et qu’ils s’étaient approprié pour leur usage personnel une importante partie de ces fonds. Puis, progressivement, alors que les campagnes en faveur des Etliens avaient été encouragées et avaient reçu une plus grande publicité, ces fonds étaient devenus une part essentielle des revenus de l’administration. C’était ainsi que tout avait commencé. Etla avait été placé en quarantaine très stricte, bien que nulle personne saine d’esprit n’eût voulu s’y rendre de son plein gré. Mais c’était alors qu’une catastrophe avait failli se produire : les Etliens avaient commencé à lutter contre la maladie sans aide extérieure et cette source de revenus avait semblé devoir rapidement se tarir. Il s’était avéré indispensable que l’Empire réagisse … et sans attendre. L’administration avait dû estimer qu’il n’y avait qu’un petit pas moral à franchir entre détourner des fonds qui auraient permis de soigner les Etliens et maintenir la situation présente grâce à l’introduction de quelques épidémies relativement bénignes. Il fallait naturellement que les épidémies en question eussent un caractère photogénique, afin de produire un plus grand impact sur la population au cœur tendre de l’Empire … des dermatoses dans la plupart des cas, ou encore des maladies qui laissaient leurs victimes estropiées ou déformées. Puis il avait naturellement fallu prendre certaines mesures afin d’empêcher la population de disparaître et, pour ce faire, l’Empire avait communiqué une partie de son savoir en gynécologie et en puériculture aux Etliens. Au tout début de cette opération, un Délégué Impérial convenant psychologiquement à ce poste avait été envoyé sur Etla. Sa mission consistait à s’assurer que la planète restât toujours au même stade, sur le plan des épidémies. Les Etliens avaient cessé d’être des humains pour être considérés comme de précieux animaux malades. C’était tout au moins ainsi que le Délégué Impérial semblait voir ses administrés. Conway fit alors une pause. Il estima que le colonel et Stillman devaient avoir la nausée. Et c’était exactement ce qu’il ressentait lui aussi depuis que le souffle de l’explosion du vaisseau de Lonvellin avait projeté toutes les pièces du puzzle à leur place. — Une force militaire locale permettant de chasser ou de détruire les visiteurs éventuels est toujours à la disposition de Teltrenn, ajouta Conway. Car en raison des mesures de quarantaine, les visiteurs ne peuvent être que des étrangers. De plus, les indigènes ont appris à haïr ces derniers sans tenir compte de leur forme, de leur nombre, ou de leurs intentions … — Mais comment peuvent-ils être si … si insensibles? demanda Williamson, visiblement épouvanté. — Au début ce n’était sans doute qu’un simple détournement de fonds, répondit Conway avec lassitude. Puis la situation s’est progressivement détériorée. Mais à présent, notre ingérence dans leurs affaires intérieures a menacé de ruiner un système d’extorsion de fonds Impérial extrêmement rentable. Et l’Empire va vouloir nous détruire. Avant que Williamson pût répondre, l’officier des communications annonça que les équipages des deux hélicoptères avaient regagné le vaisseau de même que tous les Moniteurs qui avaient pu entendre la sirène, c’est-à-dire tous ceux présents dans cette ville. Il aurait fallu aux autres plusieurs heures pour rejoindre le Vespasien, aussi avaient-ils reçu l’ordre de se dissimuler jusqu’au moment ou un patrouilleur pourrait aller les chercher. Presque avant que l’officier eût terminé son rapport, le colonel ordonna : — Décollage. Conway eut un bref instant d’étourdissement alors que les grilles anti-gravifiques du vaisseau compensaient la poussée de l’envol. Le Vespasien s’élevait rapidement vers l’espace, suivi à une dizaine de secondes par l’appareil de liaison. — Vous avez dû me trouver stupide, tout à l’heure … commença Williamson. Il fut interrompu par les rapports des hommes d’équipage qui venaient de rentrer. On avait tiré sur un des hélicoptères et les Moniteurs présents dans la ville avaient reçu de la police locale l’ordre de ne pas en sortir. Ces instructions avaient été directement données par le Délégué Impérial, qui avait également ordonné d’abattre quiconque tenterait de s’enfuir. Mais la police locale et les Moniteurs avaient eu l’occasion de faire ample connaissance et les Etliens avaient tiré bien au-dessus de leurs têtes … — La situation s’aggrave à chaque minute, dit brusquement Stillman. Vous savez, je pense que nous allons être accusés de toutes les morts qui se sont produites autour du vaisseau de Lonvellin. Tout ce que nous avons fait sur Etla va être déformé de façon à faire de nous les « méchants ». Et je parie qu’un tas de nouvelles maladies vont être introduites sur ce monde sitôt après notre départ, épidémies dont nous serons naturellement rendus responsables ! Stillman jura, puis ajouta : « Vous savez ce que les peuples de l’Empire pensent de cette planète. Etla est leur pauvre petite sœur infirme et sans défense, et nous serons les ignobles étrangers qui l’ont attaquée sans raison … Alors que le commandant parlait, Conway s’était remis à transpirer. Ses déductions sur le sort que l’Empire avait réservé à Etla étaient tirées de considérations d’un ordre purement médical, et c’était cet aspect des choses qui l’avait le plus tourmenté. Ce que tout cela impliquait ne lui était pas encore venu à l’esprit. — Mais alors … ça peut signifier la guerre ! s’exclama-t-il brusquement. — Tout juste, répondit durement Stillman. Et c’est probablement exactement ce que souhaite le gouvernement Impérial. L’Empire est devenu trop gros, trop gras, et trop pourri à sa base, à en juger par ce qui s’est produit sur ce monde. Dans quelques décennies, il s’effondrera de lui-même, ce qui sera une excellente chose. Mais rien ne vaut une bonne guerre, une cause sacrée que tous acceptent de défendre, pour remettre sur pied un Empire décadent qui s’écroule. Si l’Empire joue convenablement ses atouts, cette guerre lui permettra de subsister un siècle de plus. Conway secoua lentement la tête. — J’aurais dû deviner plus tôt ce qui se passait, dit-il. Si nous avions disposé de suffisamment de temps pour dire la vérité aux Etliens, nous … — Vous avez été le premier à analyser la situation, intervint le colonel. Et de dire la vérité aux Etliens n’aurait servi à rien, dès l’instant où le reste des habitants de l’Empire l’auraient ignorée. Vous n’avez aucune raison de vous reprocher quoi que … — Ingénieur de l’artillerie, dit une voix qui jaillit d’un des nombreux haut-parleurs disséminés dans la salle. Nous avons détecté à Vert Vingt trente-et-un un écho que je transmets sur votre écran de contrôle numéro cinq. Cette trace émet une interférence contre une attaque de missiles et une couverture radar considérable. Ce qui permet de déduire qu’elle a des buts inavouables et une taille inférieure à la nôtre. Quelles sont vos instructions, colonel? Williamson jeta un regard à l’écran de contrôle. — Ne faites rien tant qu’elle se tient tranquille. Puis il se tourna à nouveau vers Stillman et Conway. Lorsqu’il s’adressa à eux, c’était avec la voix calme et rassurante d’un officier supérieur qui portait et assumait toutes les responsabilités. Un ton qui indiquait qu’ils n’avaient pas à s’inquiéter pour la simple raison qu’il était là pour le faire à leur place. — Ne vous laissez pas abattre à ce point, messieurs, leur dit-il. La situation actuelle, ce risque de guerre interstellaire, devait se présenter un jour et tout a déjà été prévu pour faire face à de tels problèmes. Nous avons heureusement suffisamment de temps devant nous pour pouvoir mettre ces plans à exécution. « Sur un plan purement spatial, l’Empire est un petit amas très dense de mondes, ajouta-t-il sur un ton rassurant. Car dans le cas contraire nous n’aurions pu prendre contact si rapidement avec lui. Or la Fédération s’étend sur la moitié de la galaxie. Nous n’avons à explorer qu’un seul amas stellaire dans lequel un soleil sur cinq possède une planète habituée. Leur problème est bien moins simple. S’ils ont vraiment beaucoup de chance ils parviendront à nous trouver dans trois ans, mais j’estime qu’il leur faudra plutôt une vingtaine d’années. Vous pouvez constater que nous avons beaucoup de temps devant nous. Conway ne se sentait pas rassuré le moins du monde et cela devait se voir, mais le colonel essaya de répondre à ses objections avant qu’il ne pût les formuler. « L’agent qui a fait le rapport peut naturellement les aider, ajouta rapidement Williamson. En toute bonne foi, étant donné qu’il ignore encore la vérité au sujet de l’Empire, il risque de fournir certaines informations sur la Fédération : son organisation et la puissance du corps des Moniteurs, par exemple. Mais étant donné que cet homme est un médecin ces informations seront probablement peu précises ou incomplètes, et ne pourront quoi qu’il en soit avoir la moindre utilité pour l’Empire tant qu’il ne saura pas où nous nous trouvons. Or il ne pourrait l’apprendre qu’en capturant un astronavigateur ou un vaisseau aux cartes stellaires intactes, et c’est une éventualité contre laquelle nous allons prendre immédiatement les mesures qui s’imposent. « Nos agents sont experts en linguistique, en médecine ou en sciences sociales, conclut Williamson avec confiance, mais leurs connaissances de la navigation interstellaire sont nulles. Les appareils d’exploration qui les transportent regagnent immédiatement leur base après les avoir déposés. Ce sont les précautions élémentaires prises lors d’une opération de ce type. Vous pouvez constater que si nous sommes confrontés à un problème grave, ce dernier n’est pas immédiat. — Vraiment? demanda Conway. Williamson et Stillman le fixèrent … intensément et avec prudence, comme si Conway était une sorte de bombe à retardement qui, après avoir explosé une demi-heure plus tôt, allait remettre ça. Dans une certaine mesure, Conway était désolé de devoir exploser à nouveau et leur faire partager la peur et l’horrible anxiété destructrices qu’il avait été jusqu’alors le seul à connaître. Il s’humecta les lèvres et tenta de le leur dire avec le plus de ménagement possible. — Je n’ai personnellement pas la moindre idée des coordonnées de Traltha, d’Ulensa ou de la Terre, ou même de la colonie terrienne où j’ai vu le jour, dit-il. Mais il y a cependant des coordonnées que je connais, et que tout autre médecin qui pratique dans ce secteur de l’espace connaît également. Je veux parler de celles du Secteur Général. « Je ne crois pas que nous ayons une seule minute à perdre. XII Durant le voyage de retour vers le Secteur Général, Conway ne fit qu’une seule chose véritablement utile : il rattrapa son retard de sommeil. Mais ses sommes étaient si souvent rendus hideux par des cauchemars dans lesquels il voyait la guerre imminente qu’il trouvait plus agréable de rester éveillé. Il passait ces périodes de veille à discuter avec Williamson, Stillman et les autres officiers supérieurs du Vespasien. Depuis qu’il avait donné les ordres appropriés à la situation, durant la dernière demi-heure passée sur Etla, Williamson semblait apprécier toutes les idées qu’il pouvait avoir, bien que les questions d’espionnage, de logistique et de manœuvre de flottes spatiales, ne fussent pas du ressort d’un médecin. Ces discussions étaient intéressantes, instructives et, comme ses rêves, loin d’être agréables. Selon le colonel Williamson, si une guerre de conquête interstellaire était impossible sur le plan logistique, une simple guerre d’extermination pourrait être menée par n’importe quelle puissance possédant les moyens et la détermination nécessaire pour envisager le massacre d’autres êtres intelligents par planètes entières. L’Empire disposait d’une puissance amplement suffisante et sa détermination dépendait de facteurs sur lesquels le corps des Moniteurs n’avait pour l’instant aucun contrôle. S’ils en avaient eu le temps, des agents secrets auraient pu infiltrer l’Empire. Ils connaissaient les coordonnées d’un de ses mondes habitués et, en raison des échanges entre cette planète et le reste de l’Empire, ils connaîtraient sous peu l’emplacement des autres. La première des choses à faire serait alors de réunir des informations et ensuite … Eh bien, les Moniteurs étaient d’excellents propagandistes et, placés dans une situation où l’ennemi s’appuyait sur une suite de mensonges éhontés, ils trouveraient bien une méthode pour le frapper à ce point faible. Les Moniteurs étaient avant tout une force de policiers, un corps dont le rôle était moins de faire la guerre que de préserver la paix. Et, comme pour toute police digne de ce nom, ses interventions devaient rester dans les limites imposées par les effets qu’elles pourraient avoir sur des spectateurs innocents … en l’occurrence les citoyens de l’Empire autant que les peuples de la Fédération. C’était pour cette raison qu’un plan destiné à saper la puissance de l’Empire serait mis en œuvre, bien qu’il fût impossible que ses effets se fissent sentir avant le premier affrontement. Le plus grand espoir de Williamson (mais le terme de vœux serait peut-être plus juste) était que le Moniteur qui se trouvait aux mains de l’Empire ignorât, et fût donc dans l’incapacité de révéler, les coordonnées du Secteur Général. Le colonel était suffisamment réaliste pour savoir que si leur agent savait la moindre chose, l’ennemi l’obtiendrait tôt ou tard de lui d’une manière ou d’une autre. Mais faute de cette solution idéale, l’hôpital serait défendu de telle manière que ce serait l’unique position de la Fédération que l’ennemi connaîtrait jamais … à moins qu’il utilise une importante partie de ses forces pour explorer le corps principal de la galaxie, une entreprise extrêmement longue qui aurait comblé tous les vœux des Moniteurs. Conway essayait de ne pas s’imaginer à quoi pourrait ressembler le Secteur Général après que toutes les forces de l’Empire se seraient concentrées contre lui … Quelques heures avant de sortir de l’hyperespace, ils reçurent un autre rapport de l’agent qui se trouvait à présent sur le Monde Central de l’Empire. Le premier avait mis neuf jours pour atteindre Etla, le second leur avait été relayé sur un code de priorité absolue en dix-huit heures seulement. Par ce rapport, ils apprirent que sur le Monde Central l’hostilité envers les étrangers qu’on rencontrait sur Etla et les autres planètes de l’Empire paraissait moins forte. Ses habitants semblaient plus cosmopolites et l’on pouvait même voir parfois des créatures étrangères dans les rues. Il existait cependant certains détails indiquant que ces personnages avaient un statut diplomatique et étaient originaires de mondes avec lesquels l’Empire avait signé des traités, sans doute afin de les maintenir à l’écart jusqu’au moment où il pourrait procéder à l’annexion individuelle de ces diverses planètes. Pour l’instant l’agent de la Fédération avait été fort bine traité et les choses n’auraient pu mieux se dérouler car dans quelques jours il aurait une entrevue avec l’Empereur en personne. Cependant, il commençait à se sentir inquiet. Ce n’était pas pour une raison tangible. Il n’était qu’un médecin qui avait été détaché du service d’exploration et de pré-colonisation, leur rappelait-il, et non un spécialiste des Contacts Culturels. Il avait l’impression qu’en présence de certaines personnes et en certaines occasions on lui faisait comprendre qu’il était préférable de ne pas parler des buts et de la constitution de la Fédération, alors que d’autres fois, généralement lorsque peu de personnes étaient réunies, on l’encourageait à en discuter longuement. Une autre chose l’inquiétait : aucun bulletin d’information n’avait mentionné son arrivée. Si la situation avait été inversée et qu’un citoyen de l’Empire eût pris contact avec la Fédération, l’événement aurait tenu la une durant des semaines. Il se demandait parfois s’il ne parlait pas trop et regrettait qu’il fût impossible de fabriquer un récepteur spatial microscopique qui lui eût permis de recevoir des instructions … Ce fut la dernière fois qu’ils entendirent parler de cet agent. Le retour de Conway au Secteur Général fut bien moins agréable qu’il ne se l’était imaginé quelques semaines plus tôt. Il s’était alors attendu à rentrer pratiquement en héros, après avoir exécuté brillamment la plus importante mission de toute sa carrière, sous les applaudissements de ses collègues, alors que Murchison attendait avec impatience de pouvoir l’étreindre. Cette dernière possibilité avait en fait été fort peu probable, mais Conway aimait parfois rêver. Cependant, la réalité était toute autre. Il rentrait après avoir horriblement raté sa mission et il espérait seulement que ses collègues ne s’arrêteraient pas pour lui demander comment ça s’était passé. De plus, si Murchison se trouvait à l’intérieur du sas, elle arborait simplement un sourire amical et ses deux bras pendaient sagement contre ses flancs. Aller accueillir quelqu’un après une longue absence était tout naturel, de la part d’une amie, pensa amèrement Conway … ce n’était rien de plus que cela. Elle lui dit qu’elle était heureuse de le revoir et il répondit qu’il était content d’être revenu. Lorsqu’elle se mit à lui poser des questions il déclara qu’il avait énormément de choses à faire et qu’il ferait mieux de la contacter un peu plus tard. Il sourit somme si le fait de l’appeler pour lui donner rendez-vous était la chose la plus importante dans son esprit, mais ses lèvres n’avaient plus souri depuis trop longtemps et Murchison put constater qu’il manquait de sincérité. Elle prit aussitôt une attitude professionnelle, répondit qu’il était « tout naturel » qu’il eût des choses plus importantes à faire, et s’éloigna aussitôt. Murchison lui avait paru plus belle et désirable que jamais et Conway avait sans nul doute blessé son amour propre, mais rien de tout cela ne lui importait pour l’instant. Son esprit ne pouvait se détacher de la rencontre qui aurait bientôt lieu avec O’Mara. Et lorsqu’il se présenta dans le bureau du psychologue en chef, peu après, il semblait que ses plus noirs pressentiments étaient sur le point de se réaliser. — Asseyez-vous, professeur, commença O’Mara. Ainsi, vous avez finalement réussi à provoquer un conflit interstellaire … — Ce n’est pas drôle, rétorqua Conway. O’Mara lui adressa un long regard soutenu. Ses yeux ne se contentaient pas seulement de noter l’expression du visage de Conway mais également d’autres facteurs, telle sa position dans le fauteuil et les mouvements de ses mains. O’Mara n’accordait guère d’importance aux formules de politesse, mais le fait que Conway eût omis d’ajouter « commandant » devait être enregistré comme un élément important qui devait avoir sa place dans son analyse de la situation. Ce processus lui prit peut-être deux minutes et durant ce laps de temps le psychologue ne cilla même pas. O’Mara n’avait aucune manie irritante. Ses mains fortes et brusques n’étaient jamais agitées et ne manipulaient jamais des objets. De plus, lorsqu’il le désirait, son visage pouvait être aussi inexpressif qu’un rocher. À cette occasion il laissa son visage se détendre en une expression de désapprobation bienveillante. — Je reconnais que ce n’est pas drôle, dit-il finalement. Mais vous savez aussi bien que moi qu’il existe toujours une possibilité pour qu’un médecin bien intentionné provoque des ennuis sur une vaste échelle, dans un lieu comme celui-ci. Nous avons souvent admis au Secteur Général des bestioles fantastiques appartenant à des espèces jusqu’alors inconnues et qui nécessitaient un traitement urgent, alors que nous n’avions pas le temps de chercher leurs semblables afin de découvrir si ce que nous nous proposions de faire était approprié. Je peux citer par exemple le cas de cette chrysalide d’Ian dont vous vous êtes occupé il y a de cela quelques mois. C’était avant que nous prenions officiellement contact avec les Ians et si vous n’aviez pas effectué un diagnostic correct de l’état du patient et fait la différence entre une chrysalide en formation et une tumeur maligne nécessitant une excision immédiate, intervention qui aurait provoqué le décès du patient, nous aurions eu de grave ennuis avec les membres de cette espèce. — Oui, commandant. — Je désirais simplement faire une plaisanterie, ajouta O’Mara, et elle était justifiée dans une certaine mesure en raison de votre récente expérience avec ce Ian. Peut-être était-elle d’un goût douteux, mais si vous vous attendez à ce que je vous présente des excuses c’est que vous croyez encore aux miracles. Bon, parlez-moi plutôt d’Etla. « Et, ajouta-t-il rapidement avant que Conway pût ouvrir la bouche, mon bureau et ma corbeille à papier sont bourrés de rapports expliquant en détail les sous-entendus et les conséquences néfastes probables de cette affaire. Ce que je veux savoir de vous, c’est comment vous avez mené votre mission. Conway le fit, le plus brièvement possible. Pendant qu’il parlait, il sentait qu’il commençait à se détendre. Il continuait de garder au fond de son esprit une image confuse et toujours effrayante de ce que la guerre signifierait pour d’innombrables millions d’êtres, pour l’hôpital et pour lui même, mais il n’éprouvait plus cette impression écrasante d’en être en partie responsable. O’Mara avait commencé cette entrevue par une mise en accusation puis, sans le dire en beaucoup de mots, il lui avait fait comprendre à quel point il avait été ridicule de se sentir coupable. Mais au fur et mesure que le récit de Conway se rapprochait de l’épisode de la destruction du vaisseau de Lonvellin, ce sentiment de culpabilité l’assaillait à nouveau avec force. S’il n’avait pas mis tant de temps pour trouver la solution, Lonvellin n’aurait pas perdu la vie … O’Mara devait avoir décelé le nouveau cours de ses pensées, mais il lui permit de terminer son explication avant de dire : — Ce qui me surprend, c’est que Lonvellin n’ait pas compris la vérité avant vous, étant donné qu’il était le cerveau de l’opération. Et pendant que nous parlons de cerveaux, le vôtre ne semble jamais avoir été plongé dans un chaos total par les problèmes posés par un grand nombre de personnes qui nécessitent différentes formes de traitement. J’ai donc un autre boulot à vous confier. Il est moins important que votre mission sur Etla, vous n’aurez pas à quitter cet hôpital et, avec un peu de chance, il ne vous explosera pas au visage. Je veux que vous organisiez l’évacuation du Secteur Général. Conway déglutit, puis déglutit à nouveau. « Et cessez de ressembler à quelqu’un qui a reçu un coup de gourdin sur la nuque, ajouta O’Mara avec humeur, sinon je vous assomme ! Vous devez réfléchir à la question depuis assez longtemps pour avoir compris qu’il ne doit pas rester un seul malade dans cet hôpital lorsque les forces de l’Empire arriveront. Ou tout membre civil du personnel qui ne se sera pas porté volontaire pour rester. Ou encore toute personne, sans tenir compte de sa position ou de son rang, qui connaît avec précision les coordonnées spatiales d’une seule planète de la Fédération. Et la perspective de dire à vos supérieurs ce qu’ils doivent faire ne doit certainement pas vous effrayer, pas après avoir donné des ordres à un colonel du corps des Moniteurs … Conway sentait de la chaleur dans son cou. Il ne releva pas l’allusion à Williamson et dit : — Je pensais que nous pourrions laisser cet endroit totalement désert. — Non, rétorqua sèchement O’Mara. Il possède une valeur sentimentale, financière et stratégique bien trop grande. Nous comptons maintenir quelques niveaux en activité afin de pouvoir nous occuper des blessés. Le colonel Skempton travaille déjà sur le problème posé par l’évacuation et il vous aidera dans la mesure de ses moyens. Quelle heure est-il, pour vous, professeur? Conway lui apprit que lorsqu’il avait débarqué du Vespasien deux heures s’étaient écoulées depuis le petit déjeuner. — En ce cas, dit O’Mara, vous pouvez contacter immédiatement Skempton et vous mettre sans attendre au travail. Pour moi, l’heure d’aller me coucher est passée depuis longtemps, mais je dormirai ici, au cas où vous ou le colonel auriez besoin de quelque chose. Bonne nuit, professeur. Avant même d’avoir terminé sa phrase il ôta et plia sa tunique, puis il fit tomber ses chaussures et s’allongea. Quelques secondes plus tard sa respiration était profonde et régulière. Brusquement, Conway éclata de rire. — De voir le psychologue en chef allongé sur son propre divan est une expérience traumatisante, parvint à dire Conway entre ses rires. Je doute fort que nos relations soient désormais les mêmes … Comme Conway sortait, O’Mara lui murmura d’une voix ensommeillée : — Me voici rassuré. Pendant un instant, j’ai bien cru que vous deveniez mélancolique … XIII Sept heures plus tard, Conway fit courir son regard sur son bureau encombré. Avec de la lassitude et également un certain sentiment de triomphe, il se frotta les yeux et regarda le bureau qui faisait face au sien. Durant un instant, il crut qu’il se trouvait à nouveau sur Etla et que ce serait le commandant Stillman qui relèverait ses yeux rougis vers lui pour lui demander ce qu’il désirait. Mais ce fut un colonel Skempton aux yeux rouges qui redressa la tête, lorsqu’il parla. — Le programme d’évacuation des patients est terminé, annonça Conway d’une voix lasse. Ils sont en premier lieu répartis par espèces, ce qui nous indique le nombre de vaisseaux nécessaires pour leur transport et les conditions de vie qui devront être reproduites dans chacun d’eux. Pour certaines créatures les plus fantastiques il sera indispensable d’apporter des modifications à la structure même des vaisseaux, ce qui va prendre du temps. Puis chaque espèce est à son tour divisée en diverses catégories selon la gravité de l’état des patients, ce qui détermine l’ordre de leurs départs … Hormis, pensa Conway, lorsque l’état des patients était tel que tout déplacement mettait leur vie en danger. Les malades appartenant à cette dernière catégorie devraient être évacués en dernier et non en premier, afin que leur traitement fût poursuivi le plus longtemps possible. Cela signifiait que des médecins qui auraient dû être déjà évacués resteraient pour s’occuper d’eux et que leurs vies seraient menacées par les missiles des vaisseaux de guerre de l’Empire … À présent, rien ne semblait plus suivre un ordre logique … «  … Le service du commandant O’Mara aura ensuite besoin de quelques jours pour passer au crible le personnel des services médicaux et d’entretien, ajouta Conway. Bien que quelques questions posées sous scopolamine devraient suffire. À mon arrivée, je m’attendais presque à ce que l’Empire ait déjà attaqué, mais maintenant je me demande si je dois mettre sur pied un plan d’évacuation d’urgence en quarante-huit heures, le délai le plus court envisageable, ce qui entraînerait sans nul doute la mort de la majorité des patients, ou prendre mon temps et organiser une évacuation simplement rapide. — De toute façon, il serait impossible de réunir les moyens de transport nécessaires à l’évacuation en quarante-huit heures, déclara Skempton avant de baisser à nouveau la tête. En tant que responsable de l’entretien et officier supérieur de l’hôpital, c’était à lui que revenait de réunir, modifier et prévoir le parcours des transporteurs, ce qui était une tâche énorme. — Ce que j’essayais d’apprendre, insista Conway, c’est de combien de temps nous disposons, selon vous. Le colonel releva le regard. — Désolé, professeur. J’ai reçu une estimation il y a déjà quelques heures … Il prit une feuille dans la couche supérieure des rapports qui jonchaient son bureau et se mit à la lire. En soumettant tous les facteurs connus à une analyse rigoureuses, il semblait probable que seul un bref laps de temps s’écoulerait entre le moment où l’Empire découvrirait la position exacte du Secteur Général et celui où il déclencherait son attaque. Il effectuerait en premier lieu une reconnaissance avec un appareil d’exploration, ou une petite escadre. Les unités de la flotte des Moniteurs stationnées autour du Secteur Général tenteraient de détruire cette force. Qu’ils y parviennent ou non, le mouvement suivant de l’Empire serait plus décisif, probablement une offensive à grande échelle qui réclamerait des préparatifs de plusieurs jours. Pendant ce délai des unités supplémentaires du corps des Moniteurs pourraient gagner cette zone de l’espace … —  … disons une huitaine de jours, conclut Skempton, ou trois semaines si nous avons de la chance. Mais je n’y compte guère. — Merci, dit Conway qui se remit aussitôt au travail. Il prépara en premier lieu un tableau de la répartition des équipes médicales durant les six heures à venir. Il tenta de mettre au maximum l’accent sur la nécessité d’effectuer une évacuation rapide et ordonnée sans la hâter au point de risquer de provoquer une panique générale, et il recommanda d’informer les malades par l’entremise de leurs praticiens afin de provoquer le minimum d’inquiétude. Pour les cas les plus graves, les médecins traitants auraient le choix entre expliquer la situation aux patients ou les évacuer sous sédatifs. Il ajouta qu’un nombre pour l’instant non déterminé de membres du personnel soignant serait évacué en même temps que les patients et que tous devaient s’apprêter à quitter l’hôpital dans un délai de quelques heures après en avoir été informés. Il envoya ce document au service de diffusion afin qu’il fût reproduit sous forme d’affiches et de bandes pour que tous fussent en possession de l’information plus ou moins au même moment. Tout au moins en théorie, pensa-t-il. Car s’il connaissait bien le téléphone arabe de l’hôpital, les données essentielles circuleraient au sein du personnel dix minutes après avoir quitté son bureau. Il prépara ensuite des instructions plus détaillées concernant les patients. Les espèces à sang chaud et respirant de l’oxygène pourraient être évacuées par n’importe lequel des nombreux niveaux, mais les espèces vivant sous forte gravité et sous forte pression poseraient de sérieux problèmes, pour ne pas mentionner les MSVK et les LSVO habitués à une gravité presque nulle ; les énormes AUGL aquatiques ; les espèces vivant dans un froid intense et la douzaine de créature du niveau Trente-huit qui respiraient de la vapeur surchauffée. Conway prévoyait que l’opération prendrait cinq jours pour les malades, et deux journées supplémentaires pour le personnel. Cependant, pour l’évacuation rapide des services, il devrait envoyer du personnel dans les niveaux étrangers afin de permettre la traversée de ces services par les malades qui devaient gagner leurs points d’embarquement. Les sections de chlore courraient le risque d’être contaminées par de l’oxygène, le chlore pourrait s’infiltrer dans les services AUGL et les flots envahir toutes les sections. Il faudrait prendre certaines précautions afin de prévenir d’éventuelles pannes des réfrigérateurs des espèces vivant dans le méthane, l’arrêt des appareils anti-gravité des LSVO fragiles et semblables à des oiseaux, et la rupture des enveloppes hermétiques des Illensiens. La contamination représentait le plus grave des dangers menaçant un hôpital à multi-environnements … contamination par oxygène, chlore, méthane, eau, froid, chaleur ou radiations. Pendant l’évacuation, les divers systèmes de sécurité habituellement en activité (portes étanches et doubles, sas internes, systèmes d’alarme et de détection) devraient être débranchés afin de permettre un départ rapide. Puis le personnel irait inspecter les appareils de transport afin de s’assurer que les sections réservées aux patients reproduisaient fidèlement l’environnement des espèces qu’ils devraient accueillir … Brusquement, l’esprit de Conway refusa d’aller plus loin. Il ferma les yeux et laissa son visage s’enfoncer entre les paumes de ses mains. Il observa l’image de son bureau due à la persistance rétinienne, qui s’estompait graduellement en une tache rougeâtre. Il en avait assez de ce travail de gratte-papier ! Depuis qu’il avait été nommé responsable de l’intervention sur Etla il n’avait fait que du travail de bureau : rapports, résumés, graphiques, instructions. Conway était un chirurgien habitué à prévoir des opérations compliquées, mais celles qu’il devait à présent organiser étaient d’un genre qui relevaient plus du domaine d’un bureaucrate que d’un chirurgien. Conway n’avait pas étudié durant la majeure partie de son existence pour être un rond de cuir. Il se leva, s’excusa d’une voix rauque auprès du colonel, puis quitta le bureau. Sans vraiment y penser, il se dirigea vers son service. Une nouvelle équipe venait de se mettre au travail et, pour les patients, il restait une demi-heure avant le premier repas de la journée, ce qui était un moment inhabituel pour la visite d’un professeur. La légère panique provoquée par son apparition aurait, en d’autres circonstances, été plutôt amusante. Conway salua avec courtoisie l’interne de service et fut légèrement surpris de découvrir qu’il s’agissait du stagiaire octopode Creppelien qu’il avait rencontré deux mois plus tôt, puis il se sentit irrité lorsque le AMSL insista pour le suivre à une distance respectueuse. C’était en fait ce que devait faire tout interne débutant, mais pour l’instant Conway aurait voulu pouvoir rester seul en compagnie de ses patients et de ses pensées. Il ressentait le besoin irrésistible de voir et de parler aux extra-terrestres parfois bizarres mais toujours merveilleux qui étaient officiellement confiés à ses soins … tous les patients qu’il avait connus avant de partir pour Etla avaient quitté depuis longtemps l’hôpital. Cependant, il ne regarda pas leurs fiches car il éprouvait ce jour-là une sorte d’allergie envers les informations abstraites fournies par l’écriture. Au lieu de cela il les questionna attentivement, presque avec avidité, pour étudier leurs symptômes, leur état, et leurs antécédents. Il laissa certains malades, dont le cas était bénin, ravis et sidérés par de telles attentions de la part d’un professeur, et certains autres fortement irrités par ses questions indiscrètes. Mais Conway s’était senti contraint d’agir ainsi. Tant qu’il aurait encore des patients, il resterait un médecin. Le Secteur Général était démantelé. L’immense et complexe structure vouée au soulagement de la souffrance et aux progrès de la médecine xénologique était à l’agonie. Elle succombait comme tout patient au terme d’une maladie trop grave pour pouvoir être combattue. Le lendemain, ou le surlendemain, ses services commenceraient à se vider. Les patients aux diversités exotiques de physiologie, de métabolisme et de plaintes seraient disséminés. Dans des salles obscures les structures étranges et merveilleuses qui répondaient à l’idée que les extra-terrestres se faisaient d’un lit confortable resteraient accroupies tels des spectres surréalistes tapis le long de murs. Et, avec le départ des patients extra-terrestres et du personnel, disparaîtrait le besoin de maintenir les environnements dans lesquels ils vivaient, les traducteurs qui leur permettaient de communiquer, les bandes physiologiques qui permettaient à telle espèce de soigner telle autre … Mais le plus important de tous les hôpitaux de la galaxie ne mourrait pas tout à fait, pas avant quelques jours ou semaines supplémentaires. Les Moniteurs n’avaient aucune expérience des guerres interstellaires, étant donné qu’ils allaient mener la première de l’histoire, mais ils pensaient savoir à quoi s’attendre. Les pertes, au sein des équipages des vaisseaux, seraient certainement élevées et un grand nombre d’entre elles seraient fatales. Les blessures n’entraînant pas une mort immédiate seraient de trois types : décompression, fractures osseuse, et contamination par radiations. Deux ou trois niveaux toujours en activité seraient sans doute suffisants pour accueillir les blessés, car si l’ennemi employait l’arme nucléaire, et rien ne permettait de supposer le contraire, la plupart des victimes de décompression et de fractures seraient achevées par la radioactivité … et les services ne courraient pas le risque d’être surpeuplés. Puis le démantèlement interne commencé lors de l’évacuation se poursuivrait à un niveau matériel pendant l’attaque des forces impériales. Conway n’était pas un stratège, mais il ne parvenait pas à trouver un système de défense permettant de protéger un hôpital démesuré et pratiquement désert. C’était un gibier au repos, sur le point d’être abattu. Un grand cimetière de métal fondu et tordu … Une vague gigantesque de sensations balaya brusquement l’esprit de Conway : amertume, tristesse et un flot de colère qui le fit trembler. Comme il sortait du service d’un pas chancelant il ignorait s’il aurait voulu pleurer, maudire, ou passer sa rage en frappant le premier venu. Mais il n’eut pas à prendre, de décision car, comme il tournait à l’angle conduisant à la section PVSJ, il heurta violemment Murchison. Le choc en lui même ne fut guère douloureux, étant donné qu’un des deux corps qui étaient entrés en collision était muni de pare-chocs très efficaces, mais il fut malgré tout suffisamment brutal pour faire sauter son esprit d’un train de pensées extrêmement sombres vers un autre infiniment plus agréables. Il désirait brusquement admirer et parler à Murchison aussi fortement qu’il avait voulu aller voir ses patients, et pour la même raison. C’était peut-être la dernière fois qu’ils se rencontraient. — Je … je suis désolé, balbutia-t-il en reculant. Puis, comme il se souvenait de leur dernière rencontre, il ajouta : « J’étais un peu pressé, lorsque nous nous sommes vus dans le sas, ce matin. Je n’ai pas eu le temps de te dire grand chose. Es-tu en service? — Je viens de terminer, répondit-elle d’une voix qui n’engageait à rien. — Oh, déclara Conway. Je me demandais si … c’est à dire, est-ce que ça ne te ferait rien de … — C’est avec plaisir que j’irais nager. — Magnifique. Ils montèrent jusqu’à l’aire de détente, se changèrent et se retrouvèrent sur l’ersatz de plage. Alors qu’ils se dirigeaient vers les flots, elle s’adressa brusquement à lui. — Eh, Conway. Lorsque tu m’as envoyé ces lettres, il ne t’est jamais venu à l’esprit de les glisser dans des enveloppes avec mon nom et le numéro de ma chambre? — Pour que tout le monde apprenne que je t’écrivais? Je ne crois pas que tu aurais apprécié. Murchison émit un reniflement hautain. — Le système que tu as mis au point n’était guère efficace pour maintenir le secret, dit-elle avec une trace de colère dans la voix. Thornnastor à trois bouches et il ne sait pas les fermer. Tes lettres étaient très gentilles, mais j’estime que tu aurais pu leur trouver un autre support que le dos de rapports d’analyses de crachats … — Je regrette, dit Conway. Cela ne se reproduira plus. Avec ces mots, les noires pensées que la vision de Murchison avait chassées de son esprit revinrent en force. Non, cela ne se reproduirait plus, pensa-t-il, plus jamais. Et le chaud soleil artificiel ne semblait pas pouvoir réchauffer sa peau comme auparavant et les flots n’étaient plus aussi froids. En dépit de la faible gravité nager était plus fatiguant que vivifiant. C’était un peu comme si une épaisse couche de lassitude emmaillotait son corps, émoussant toutes sensations. Après seulement quelques minutes il regagna les haut fonds et revint sur la plage. Murchison le suivit. Elle paraissait inquiète. — Tu as maigri, lui dit-elle lorsqu’elle l’eut rattrapé. Le premier réflexe de Conway fut de répondre : « Pas toi, » mais le compliment qu’il avait l’intention de faire aurait pu être mal interprété et il était déjà un compagnon suffisamment désagréable sans courir le risque d’être insultant. Puis il eut une idée. — J’avais oublié que tu viens de terminer ton service et que tu n’as pas encore mangé. On pourrait aller au restaurant? — Oui, volontiers, répondit-elle. Le restaurant était juché au sommet de la falaise, en face des corniches plongeoirs, et sa paroi transparente offrait une vue complète de la plage tout en isolant la salle des bruits. C’était l’unique lieu de l’aire de détente ou une conversation sérieuse était possible. Mais ce silence était inutile, car ils parlaient à peine. Cela dura jusqu’au milieu du repas, lorsque Murchison fit remarquer : — Tu ne manges guère. — As-tu jamais possédé ou piloté un vaisseau spatial? demanda-t-il. — Moi? Bien sûr que non ! — Si tu te trouvais à bord d’un vaisseau dont l’astronavigateur est blessé et inconscient, insista-t-il, et que les moteurs de l’appareil soient toujours en état de marche, connaîtrais-tu les coordonnées nécessaires pour regagner une planète de la Fédération? — Non, répondit-elle avec irritation. Je serais contrainte d’attendre que l’astronavigateur se réveille. À quoi riment toutes ces questions? — C’est le genre de choses que je vais demander à tous mes amis, répondit sombrement Conway. Si tu avais seulement répondu « oui » à l’une d’elles, cela aurait ôté un sacré poids de mon esprit. Murchison posa son couteau et sa fourchette. Elle fronçait légèrement les sourcils. Conway la trouvait encore plus belle lorsqu’elle se renfrognait, riait, ou faisait n’importe quoi. Surtout lorsqu’elle portait un maillot de bain. C’était une des choses qu’il appréciait, au sujet de ce lieu, on pouvait y prendre son repas en maillot. Il aurait voulu pouvoir se débarrasser de son humeur sinistre et être pour elle un compagnon amusant durant deux heures. En raison de son attitude actuelle, il doutait que Murchison lui permît de la raccompagner chez elle, et encore moins de coopérer dans le corps à corps de deux minutes quarante-huit secondes autorisé par le délai nécessaire au robot pour arriver sur les lieux … — Quelque chose te tourmente, dit-elle. Elle hésita un peu avant d’ajouter : « Si tu as besoin d’une épaule pour pleurer, je t’offre la mienne. Mais n’oublie pas que c’est uniquement pour y verser tes larmes, rien d’autre. — À quoi d’autre pourrait-elle me servir? — Je ne sais pas, répondit-elle en souriant, mais je le découvrirai peut-être. Au lieu de lui retourner son sourire, Conway se mit à parler des choses qui le tourmentaient … ainsi que des personnes, elle incluse. Lorsqu’il eut terminé elle demeura un long moment silencieuse. Tristement, Conway observait l’image légèrement ridicule d’une jeune fille dévouée et très belle, vêtue d’un maillot de bain blanc, qui prenait une décision qui lui coûterait presque certainement la vie. — Je crois que je vais rester, dit-elle finalement, ainsi que Conway l’avait deviné. Tu restes aussi, bien sûr? — Je n’ai pas encore pris ma décision. Je ne peux pas partir avant la fin de l’évacuation, de toute façon. Et il n’y aura alors peut-être plus la moindre raison de demeurer ici … Il fit une dernière tentative pour la faire changer d’avis. «  … toutes tes études seraient gâchées. Il existe un tas d’hôpitaux qui seraient heureux de t’avoir … Murchison se redressa sur son siège. Lorsqu’elle parla c’était sur le ton vif, compétent et sérieux, d’une infirmière prescrivant le traitement d’un patient qui risquait d’être récalcitrant. — D’après ce que tu viens de me dire, tu auras demain une journée très chargée. Tu devrais aller te coucher et dormir le plus longtemps possible. En fait, je pense même que tu devrais aller immédiatement t’allonger. Puis, sur un ton totalement différent, elle ajouta : « Mais si tu désires d’abord me raccompagner … XIV Le jour où les instructions d’évacuation de l’Hôpital furent diffusées, tout se passa sans encombre. Les patients ne posèrent pas le moindre problème car il était tout naturel qu’ils quittent un jour ou l’autre l’hôpital et, dans ces circonstances, leur départ était simplement un peu plus dramatique qu’en temps normal. Le départ du personnel médical était cependant un peu moins naturel. Pour un malade, un séjour dans un hôpital était simplement un épisode pénible, ou tout au moins guère agréable, de sa vie. Pour les membres du personnel soignant du Secteur Général, l’hôpital était toute leur vie. Mais le premier jour tout se passa également sans encombre avec le personnel. Tous firent ce qui leur était demandé, sans doute en raison de l’habitude et de l’état de choc qui faisaient de l’obéissance la chose la plus facile à faire. Le lendemain, cependant, le choc s’était estompé et ils commencèrent à contester ces ordres, et la personne a laquelle ils éprouvaient le plus grand besoin d’exposer leur opinion n’était autre que le professeur Conway. Le troisième jour, ce dernier dut contacter O’Mara. — Où est le problème? s’emporta Conway lorsque O’Mara lui eut répondu. Le problème consiste à mettre un peu de plomb dans la cervelle de ces … ces génies trop bavards ! Et plus ils sont intelligents, plus il veulent agir stupidement. Prenez Prilicla, par exemple, cette bestiole n’est qu’une coquille d’œuf qui se déplace sur des allumettes, et elle est si fragile qu’elle exploserait dans un fort courant d’air. Eh bien, Prilicla désire rester. De même que le professeur Mannon, et le fait qu’il doive bientôt devenir diagnosticien ne fait aucune différence. Il déclare que s’il n’avait à soigner que des blessés humains, ce serait pour lui comparable à des congés. Et les raisons invoquées par les autres sont encore plus tirées par les cheveux. « Vous devez leur faire entendre raison, commandant. C’est votre rôle, en tant que psychologue en chef … — Les trois quarts du personnel médical et des membres des services d’entretien connaissent certaines informations qui seraient précieuses à l’ennemi, s’ils étaient capturés, répondit sèchement O’Mara. Ils devront partir et peu importe qu’ils soient diagnosticiens, programmeurs d’ordinateur, ou simples infirmiers. Ils n’auront pas le choix en ce domaine. À ces personnes s’ajoutent certains spécialistes du personnel médical qui seront contraints de partir avec leurs malades, chaque fois que l’état de ces derniers l’exigera. Mais en ce qui concerne le petit nombre de personnes restantes, je ne peux pas faire grand chose. Ce sont des êtres sains d’esprit, intelligents, et qui ont depuis longtemps l’âge de raison. Ils devraient être capables de prendre tout seuls une décision. — Ha, dit Conway. — Avant que vous mettiez en cause la santé mentale de vos collègues, répondez à une question. Comptez-vous rester? — Eh bien … commença Conway. O’Mara coupa la communication. Conway fixa le combiné durant un long moment, avant de raccrocher. Il n’avait toujours pas décidé s’il resterait ou non. Il savait qu’il n’entrait pas dans la catégorie des héros et il aurait désespérément voulu pouvoir partir. Mais il ne voulait pas le faire sans ses amis, car si Murchison, Prilicla et les autres restaient, il n’aurait pu supporter ce qu’ils penseraient de lui s’il était le seul à prendre la fuite. Il était probable que tous supposaient qu’il comptait rester et qu’il préférait ne pas en parler par pure timidité, alors qu’en fait il était à la fois trop lâche et trop hypocrite pour leur avouer qu’il avait peur … La voix tranchante du colonel Skempton vint interrompre ses pensées et dissipa momentanément le mépris qu’il éprouvait envers lui-même. — Professeur, le vaisseau-hôpital Kelgien vient d’arriver, ainsi qu’un transporteur de fret Illensien. Sas Cinq et Dix-Sept dans dix minutes. — Très bien, répondit Conway. Il quitta son bureau et se dirigea vers la Réception. Il courait presque. Lorsqu’il y arriva, les trois consoles de contrôle étaient occupées : deux par des Nidiens et la troisième par un lieutenant du corps des Moniteurs qui n’avait pour l’instant rien à faire. Conway alla se placer entre les Nidiens, légèrement en retrait, en un point d’où il pourrait suivre ce qui se passait sur les deux groupes d’écrans. Il commençait à éprouver un violent désir d’affronter les problèmes qui ne manqueraient pas de se poser. L’appareil Kelgien amarré au sas Cinq était un vaisseau de ligne interstellaire dernier modèle qui avait été partiellement transformé en vaisseau-Hôpital en chemin. Les modifications n’étaient pas entièrement terminées, mais une équipe composée de membres du service d’entretien et de robots montait déjà à son bord en compagnie des médecins qui prendraient les dispositions nécessaires au bien être des patients qui y seraient accueillis. En même temps, les occupants des services correspondants étaient préparés pour le transfert, et le matériel indispensable à la poursuite de leurs traitements était rapidement démonté, sans que nul ne s’inquiétât de l’aspect qu’auraient ensuite les murs desdits services. Une partie du matériel léger, entassé sur des porte-civières automoteurs, se dirigeait déjà vers le vaisseau. Dans l’ensemble, cette opération semblait être d’une extrême simplicité. Les besoins des patients en matière d’atmosphère, de pression et de gravité correspondaient exactement à l’environnement du vaisseau et aucune transformation laborieuse n’était nécessaire. Cet appareil était suffisamment grand pour pouvoir prendre à son bord tous les malades Kelgiens tout en ayant de la place à revendre. Conway pourrait libérer entièrement les niveaux DBLF et se débarrasser également de quelques Tralthiens FGLI. Mais bien que cette première opération fût relativement simple, Conway estimait qu’il s’écoulerait au moins six heures avant que le vaisseau fût chargé et prêt à repartir. Il se tourna vers l’autre pupitre de contrôle. On voyait sur ses écrans des images fort semblables. L’environnement du transporteur de fret Illensien correspondait exactement à celui des services PVSJ, mais cet appareil était plus petit et n’avait pas un équipage suffisamment important pour une telle mission. Les préparatifs destinés à permettre l’installation des patients n’avaient, pour cette raison, guère avancé. Conway envoya des membres du personnel d’entretien à bord du cargo Illensien. Il se disait qu’ils pourraient s’estimer heureux s’ils parvenaient à y faire embarquer soixante PVSJ, alors qu’ils pourraient sans difficulté évacuer trois niveaux complets à bord de l’autre appareil. Il essayait toujours de trouver un moyen pour accélérer les choses lorsque l’écran du lieutenant s’alluma. — Vaisseau ambulance de Traltha, professeur, annonça le Moniteur. Equipage au complet et possibilité d’accueil de six FROB et d’un Chalder, en plus de vingt Tralthiens. Aucuns préparatifs spéciaux nécessaires. On m’informe qu’ils sont prêts à embarquer les patients. Les citoyens AUGL de Chalderscol, des poissons à carapace de dix mètres de long, étaient des êtres aquatiques qui ne pouvaient survivre dans un autre environnement plus de quelques secondes. D’autre part, les FROB étaient des créatures trapues et massives, au cuir épais, qui étaient habituées à la gravité et à la pression écrasantes d’Hudlar. À proprement parler, étant donné que les Hudlariens ne respiraient pas et que leur tégument incroyablement résistant leur permettait de vivre durant de longues périodes dans des conditions de gravité et de pression nulles, l’environnement aquatique de la section AUGL ne les incommoderait pas le moins du monde … — Sas Vingt-huit pour les Chalders, dit rapidement Conway. Pendant qu’ils montent à bord, évacuez les FROB par la section ELNT, puis par la cuve principale AUGL, jusqu’au même sas. Ensuite envoyez l’ambulance au Sas Cinq où elle attendra les autres malades … L’évacuation s’effectuait progressivement. À bord du cargo Illensien, des aménagements étaient effectués pour les premiers PVSJ convalescents et le lent cortège de malades et de membres du personnel soignant s’ébranla à travers le brouillard jaune et méphitique de la section de chlore. Au même instant, une longue file ondulante de Kelgiens qui se déplaçaient vers leur vaisseau apparut sur les autres écrans alors que le personnel médical et technique transportait du matériel en courant vers l’avant ou l’arrière de la colonne. On aurait pu estimer qu’il était peu charitable d’évacuer en premier lieu les convalescents, mais il existait à cela d’excellentes raisons. Une fois les passages débarrassés de ces malades ambulants, les services et l’accès des sas seraient dégagés, ce qui permettrait de déplacer plus facilement les armatures et les harnais compliqués soutenant les patients dont les cas étaient plus graves, tout en leur permettant de rester un peu plus longtemps dans les conditions optimales de leurs services. — Deux autres vaisseaux Illensiens, professeur, annonça brusquement le lieutenant. De petits appareils ayant chacun une capacité d’environ vingt patients. — Le Sas Dix-Sept n’est toujours pas disponible. Faites-les placer en orbite. Arrivèrent ensuite un petit transporteur de passagers venant de la colonie terrienne de Gregory et, en même temps, les plateaux des repas. Au Secteur Général, le nombre de patients humains était peu élevé mais, en cas de besoin, le vaisseau Gregorien pouvait prendre à son bord n’importe quel être à sang chaud et respirant de l’oxygène dont la masse était inférieure à celle d’un Tralthien. Conway s’occupa de tous les nouveaux arrivants en même temps, sans prendre garde s’il parlait ou hurlait avec la bouche pleine … Puis le visage en sueur et harassé du colonel Skempton apparut brusquement sur l’écran de communications internes. — Professeur, dit-il sèchement. Deux appareils Illensiens attendent en orbite. Est-ce que vous n’avez donc rien de mieux à leur faire faire? — Si ! rétorqua Conway, irrité par le ton du Moniteur. Mais un vaisseau embarque les malades qui respirent le chlore au Sas Dix-Sept et il n’existe aucun autre sas pouvant nous convenir à ce niveau. Les Illensiens devront attendre leur tour … — Impossible, l’interrompit durement Skempton. Ils courent un grave danger, car l’ennemi risque d’attaquer alors qu’ils attendent. Vous avez le choix entre procéder immédiatement à leur chargement ou les renvoyer en leur disant de revenir plus tard. Bien plus tard, sans doute. Je regrette. Conway ouvrit la bouche puis la referma sur ce qu’il allait rétorquer. Il se cramponna avec résolution à son calme et tenta de réfléchir. Il savait que la mise en place de la flotte de protection prendrait plusieurs jours et que les astronavigateurs chargés de guider ces unités repartiraient ensuite le plus rapidement possible … soit à bord de leurs propres appareils de reconnaissance soit avec les malades qui quittaient le Secteur Général. Pour exécuter le plan de défense mis au point par les Moniteurs, il était inutile qu’il y eût parmi les militaires, ou les non-combattants qui demeuraient dans l’hôpital, des personnes connaissant les coordonnées des mondes de la Fédération. La flotte avait été déployée de façon à protéger l’hôpital et les vaisseaux qui y étaient amarrés, et à l’idée que deux autres appareils demeuraient à proximité, des vaisseaux à bord desquels se trouvaient des astronavigateurs qualifiés, le commandant de la flotte des Moniteurs avait dû se ronger les ongles. — Très bien, colonel, répondit Conway. Nous allons prendre ces appareils au quinze et au vingt-et-un. Les patients qui respirent du chlore devront transiter par le service maternité DBLF et une partie de la section AUGL. Mais malgré ces complications nous devrions parvenir à terminer leur embarquement d’ici trois heures … Le terme de complications était approprié, pensa sombrement Conway alors qu’il donnait les ordres nécessaires. Par chance, le service DBLF et la section du niveau AUGL seraient évacués avant d’être traversés par les Illensiens et leurs tentes emplies de chlore. Cependant, l’appareil venu de Gregory était amarré à un sas proche, où il prenait à son bord des ELNT qui étaient conduits dans cette zone par des infirmières DBLF protégées par des combinaisons étanches. Il y avait également quelques oiseaux MSVK vivant sous faible gravité qui étaient guidés vers ce même appareil à travers le service à l’atmosphère de chlore qu’il espérait pouvoir dégager … Conway estima alors que les écrans de contrôle étaient en nombre insuffisant pour permettre de suivre avec précision ce qui se passait sur place. Il avait l’impression oppressante qu’un embouteillage épouvantable risquait de se produire, s’il ne faisait pas preuve d’une extrême prudence. Mais comment aurait-il pu prendre les mesures nécessaires pour faire face à la situation alors qu’il ignorait ce qui se passait? L’unique solution était de se rendre sur place et de s’occuper personnellement de régler la circulation. Il contacta aussitôt O’Mara, lui expliqua la situation en peu de mots, et lui demanda de lui envoyer un remplaçant. XV Le professeur Mannon arriva et gémit piteusement en voyant la batterie d’écrans et de voyants qui clignotaient. Puis il s’attela calmement à sa tâche, c’est-à-dire diriger l’évacuation. Conway n’aurait pu souhaiter un meilleur remplaçant. Il pivotait sur lui-même dans l’intention de s’éloigner lorsque Mannon avança son visage à moins de dix centimètres d’un des écrans et déclara : — Hmm, hmm ! Conway s’immobilisa. — Qu’est-ce qui cloche? — Rien, rien, répondit Mannon sans se retourner. Mais je commence à comprendre pourquoi vous désirez vous rendre sur place. — Je croyais vous l’avoir dit ! rétorqua Conway avec impatience. Il sortit d’un pas énergique. Il se disait avec colère que Mannon se permettait des conversations inutiles à un moment ou toute perte de temps était criminelle. Puis il se demanda si le professeur Mannon, qui prenait de l’âge, n’était pas fatigué ou sous l’emprise d’une bande particulièrement éprouvante, et il eut brusquement honte de s’être emporté. Clouer le bec à Skempton ou aux réceptionnistes ne l’avait pas gêné outre-mesure, mais il ne voulait surtout pas se mettre à rembarrer ses amis … même s’il était épuisé et harassé et que tout l’hôpital devenait rapidement une succursale de l’enfer. Puis, très rapidement, il fut trop occupé pour pouvoir encore avoir honte. Trois heures plus tard la confusion qui l’entourait semblait avoir doublé, bien qu’en fait on accomplissait simplement deux fois plus de travail en deux fois moins de temps. Du point où il se tenait, à une des entrées surplombant le service AUGL principal, Conway dominait du regard une file de ELNT (des êtres à six pattes et semblables à des crabes, originaires de Melf IV) qui couraient ou étaient remorqués sur le sol de la grande cuve. Contrairement à leurs patients amphibies, les Kelgiens à fourrure épaisse qui s’occupaient d’eux devaient porter des combinaisons protectrices où régnait une atmosphère d’oxygène à la chaleur étouffante. Les bribes de conversations traduites qu’il captait étaient fort animées bien qu’obligatoirement dénuées d’intonation. Mais l’évacuation suivait son cours, et bien plus rapidement que Conway n’aurait pu l’espérer. Derrière lui, dans la coursive, défilait une lente procession d’Illensiens. Certains avaient revêtu des combinaisons protectrices et les plus gravement malades se trouvaient dans des tentes hermétiques qui englobaient leurs lits. Tous étaient placés sous la garde d’infirmières terriennes et Kelgiennes. À présent leur transit s’effectuait sans accrocs, mais seulement une demi-heure plus tôt Conway se demandait encore si leur transfert pourrait tout simplement être effectué … Lorsque les grandes tentes sous pression avaient traversé la section immergée AUGL, elles s’étaient élevées comme d’énormes bulles de chlore et s’étaient collées au plafond. Les tirer tout au long du plafond de la coursive eût été impossible, en raison des tuyauteries apparentes qui auraient risqué de perforer leurs enveloppes peu résistantes. Et les lester de cinq ou six infirmières n’aurait guère été pratique. Lorsque Conway avait fait venir des porte-civière automoteurs du niveau supérieur (véhicules non prévus pour un tel usage mais théoriquement capables de se déplacer au fond de l’eau) dans le but de lester les patients à la flottabilité trop grande et de les déplacer rapidement, la batterie d’un de ces appareils s’était fendue et était devenue le centre d’un tourbillon d’eau bouillonnante et sifflante qui avait rapidement pris une couleur noire. Conway n’aurait pas été surpris outre-mesure d’apprendre que le malade se trouvant sur cette civière avait été victime d’une rechute. Il avait finalement résolu le problème grâce à un éclair d’inspiration qui, se dit-il avec mépris, aurait dû lui venir immédiatement. Il avait rapidement déplacé la commande des grilles gravifiques du couloir jusqu’au point zéro et, dans cet état d’apesanteur, les tentes sous pression avaient perdu toute flottabilité. À présent les infirmières étaient naturellement contraintes de nager au lieu de marcher au côté de leurs patients, mais c’était un inconvénient pour le moins mineur. Ce fut durant le transfert de ces PVSJ que Conway découvrit pourquoi Mannon avait émis ces borborygmes, dans la salle de la Réception. Murchison était une des infirmières affectées à ce travail. Il n’avait pas pu reconnaître son visage, évidement, mais il savait qu’elle était l’unique personne pouvant emplir de cette façon une combinaison légère d’infirmière. Conway ne lui adressa cependant pas la parole … ce n’était ni le moment ni le lieu. Le temps s’écoula rapidement sans qu’aucune autre crise importante ne survînt. Au sas cinq, le vaisseau hôpital Kelgien était prêt à partir. On n’attendait plus que l’arrivée de certains professeurs et d’un croiseur des Moniteurs chargé de l’accompagner jusqu’au point où il pourrait effectuer son saut dans l’hyperespace. Conway pensa aux êtres qui partiraient à bord de cet appareil, et dont un grand nombre étaient pour lui des amis de longue date, et il décida de profiter de l’accalmie pour aller faire ses adieux à certains d’entre eux. Il contacta Mannon afin de lui apprendre où il se rendait, puis il se dirigea vers le sas numéro cinq. Mais lorsqu’il arriva le vaisseau Kelgien était déjà parti. Par l’un des grands hublots panoramiques il put voir l’appareil s’éloigner, serré de près par un croiseur des Moniteurs et, au-delà, suspendues dans l’espace comme de nouvelles constellations se détachant sur la noirceur de l’espace, les unités de la flotte des Moniteurs. Le regroupement des forces défensives autour de l’hôpital se poursuivait comme prévu et avait notablement augmenté depuis que Conway l’avait observé pour la dernière fois, la veille. Rassuré et pas le moins du monde impressionné par cette vision, il regagna hâtivement la section AUGL. Et il y pénétra pour trouver la coursive pratiquement obstruée par une sphère de glace en expansion. Le vaisseau venu de Gregory possédait un compartiment réfrigéré destiné aux êtres de classification SNLU. Il s’agissait de créatures fragiles et cristallines respirant du méthane, qui auraient instantanément été calcinées si la température ambiante s’était élevée au-dessus de moins dix-sept degrés centigrades. On trouvait au Secteur Général sept de ces créatures vivant dans un froid intense et, pour leur transfert, toutes avaient été enfermées dans une sphère réfrigérée de deux mètres cinquante de diamètre. En raison des difficultés probables que soulèverait leur transport, ils étaient les derniers patients à gagner le vaisseau Gregorien. S’il y avait eu dans la section froide une ouverture donnant directement sur l’espace, il aurait été possible de faire venir le vaisseau le long de la coque externe mais, étant donné qu’il n’en existait pas, il fallait les faire transiter à travers quatorze niveaux, depuis la section de méthane jusqu’au point d’embarquement : le Sas Seize. Dans tous les autres services les coursives étaient spacieuses et emplies d’air ou de chlore, et la sphère protectrice s’était simplement couverte de givre et avait refroidi l’atmosphère ambiante. Mais dans la section AUGL elle se couvrait de glace, et rapidement. Conway avait su que ce phénomène se produirait, mais il n’avait pas estimé que cela poserait un problème important, car la sphère n’aurait pas dû demeurer dans le couloir empli d’eau un temps suffisant pour pouvoir créer des ennuis. Cependant, un des câbles tracteurs s’était cassé, ce qui l’avait projetée contre la tuyauterie et, quelques secondes plus tard, tuyau et sphère s’étaient retrouvés soudés l’un à l’autre. À présent, ce globe était enchâssé dans une gangue de glace d’un mètre d’épaisseur et il restait juste assez de place pour pouvoir se glisser au-dessus ou au-dessous de lui. — Envoyez-nous des chalumeaux à découper, hurla Conway à Mannon. Et vite ! Trois Moniteurs arrivèrent quelques instants avant que le couloir fût entièrement obstrué. Ils réglèrent leurs chalumeaux sur la dispersion maximale et s’attaquèrent à la gangue de glace qu’ils détachèrent de la canalisation avant d’essayer de la réduire à une taille plus maniable. Dans l’espace exigu de ce couloir, la chaleur appliquée à la balle de glace se communiquait rapidement à la masse liquide et leurs scaphandres n’étaient pas dotés d’unités réfrigérantes. Conway se mit à éprouver une vive sympathie pour les homards ébouillantés. De plus, l’énorme bloc de glace mettait en danger la vie et les membres des personnes présentes … Mais ce travail fut finalement terminé. Le conteneur et ses occupants SNLU fut poussé dans le sas interne puis à l’intérieur d’une section emplie d’air. Conway passa sa main sur le hublot de son casque. Il tentait inconsciemment d’essuyer la sueur qui coulait sur son front et se demandait ce qui pourrait encore mal tourner. Plus rien, lui répondit le professeur Mannon qui se trouvait toujours à la Réception. Mannon lui annonça avec enthousiasme que trois niveaux de patients DBLF étaient partis à bord du vaisseau Kelgien et que les seules chenilles encore présentes dans l’hôpital étaient quelques infirmières. À eux seuls, les trois cargos Illensiens avaient évacué les services PVSJ de leurs patients respirant le chlore, à l’exception de quelques retardataires qui seraient à bord quelques minutes plus tard. En ce qui concernait les êtres aquatiques, les AUGL et les ELNT avaient été évacués et les SNLU, dans leurs mini-icebergs, montaient à bord. En tout, quatorze niveaux avaient été évacués et cette journée pouvait être considérée comme positive. Le Pr Mannon suggéra à Conway d’en profiter pour coller un oreiller sous sa nuque et se plonger dans un état d’inconscience volontaire de façon à être frais et dispos pour la journée du lendemain, qui serait certainement aussi animée. Conway nageait avec lassitude en direction du sas intérieur et son esprit s’attardait sur la perspective extrêmement attrayante de manger un gros steak et de faire un bon somme, lorsque cela se produisit. Une chose qu’il n’avait pas vue lui décocha un coup violent qui le mit hors de combat. Cela l’atteignit simultanément dans l’abdomen, la poitrine, et les jambes … les points où sa combinaison était la moins ample. La douleur jaillit en lui comme une explosion que son corps torturé parvint à peine à contenir. Il se plia sur lui-même et commença à perdre conscience. Il aurait voulu mourir et désirait désespérément rendre. Mais une minuscule portion de son cerveau non affectée par la douleur et la nausée le lui interdisait, car elle savait que mourir étouffé par sa propre vomissure à l’intérieur d’un casque était une façon vraiment atroce de passer de vie à trépas … Progressivement, la douleur s’amoindrit et devint supportable. Conway avait toujours l’impression qu’un Tralthien venait de lui décocher six coups de pieds simultanés dans l’aine, mais de nouvelles données commençaient à lui parvenir. Des gargouillements puissants et insistants et la vision extrêmement étrange d’un Kelgien qui dérivait sous les flots sans sa combinaison protectrice. Un second regard apprit à Conway que l’être portait un scaphandre, mais que ce dernier était déchiré et empli d’eau. Plus bas, vers le fond de la cuve AUGL, flottaient deux autres Kelgiens dont les corps allongés et velus avaient explosé de la tête à la queue, mais les horribles détails étaient heureusement dissimulés par un nuage rouge en expansion. Contre la paroi opposée du réservoir une zone de turbulence entourait un trou obscur et irrégulier dans lequel les flots semblaient s’engouffrer. Conway jura. Il crut deviner ce qui s’était passé. Ce qui avait provoqué ce trou déchiqueté, quelle qu’en fût la nature, avait en raison de la non-compressibilité de l’eau également communiqué son impact aux malheureux occupants de la cuve AUGL. C’était simplement parce que le Kelgien et lui même s’étaient trouvés à l’autre extrémité du passage que l’onde de choc la plus violente les avait tous deux épargnés. Mais peut-être n’en avait-elle épargné qu’un seul … Il lui fallut trois minutes pour tirer l’infirmière Kelgienne dans le sas qui se trouvait dix mètres plus loin. Une fois à l’intérieur, Conway régla les pompes afin de vider le sas de son eau et ouvrit simultanément une valve d’oxygène. Alors que l’eau s’écoulait encore, il parvint avec difficulté à allonger le corps ruisselant et inerte de l’infirmière contre la paroi, puis à le faire pivoter de côté. La fourrure argentée de l’être était à présent une masse de poils gris et sales, et Conway ne pouvait déceler la moindre trace de respiration ou de pouls. Il se coucha rapidement sur le sol, à son côté, puis écarta la quatrième et la troisième paire de pattes afin de pouvoir glisser son épaule dans l’espace qui les séparait. Les pieds arc-boutés fermement contre la paroi opposée, il se mit à effectuer des pressions rythmiques. Conway savait que s’asseoir sur le corps et appliquer une pression à l’aide des mains n’aurait pas été très efficace, pour pratiquer la respiration artificielle sur un DBLF massif. Après quelques secondes, l’eau commença à ruisseler hors de la bouche de cet être. Conway s’interrompit brusquement comme il entendait quelqu’un tenter d’ouvrir le sas depuis la coursive AUGL. Il utilisa sa radio mais l’un ou l’autre des émetteurs-récepteurs était en panne. Il ôta rapidement son casque et colla sa bouche à la porte étanche, mit ses mains en coupe autour d’elle, et hurla : — Un DBLF sans scaphandre se trouve à l’intérieur. N’ouvrez pas la porte, sinon vous allez nous noyer ! Passez par l’autre côté … Quelques minutes plus tard la porte du sas donnant dans la section d’oxygène s’ouvrit et Murchison abaissa son regard vers lui. — Pr … professeur Conway, dit-elle d’une voix étrange. Conway poussa ses jambes avec force et enfonça son épaule dans le corps de la Kelgienne, à proximité des poumons, puis demanda : — Oui? — Je … tu … l’explosion … commença-t-elle. Puis, après ce faux départ extrêmement bref, elle recouvra son assurance et ce fut d’une voix décidée qu’elle ajouta : « Il s’est produit une explosion. Une infirmière DBLF a été blessée : plusieurs entailles profondes provoquées par une plaque du sol qui a été projetée sur elle. J’ai immédiatement appliqué du coagulant, mais je ne pense pas qu’il tiendra longtemps. De plus, la coursive où elle se trouve a été envahie par les eaux : cette explosion a dû ouvrir une faille dans la section AUGL. La pression baisse légèrement, ce qui indique qu’il doit également y avoir une brèche qui donne sur l’espace. De plus, on sent une forte odeur de chlore … Conway gémit et interrompit ses efforts de réanimation. Il alla pour parler, mais Murchison le prit de vitesse. « Tous les médecins Kelgiens ont été évacués et il ne reste en plus de la blessée que celle-ci et deux de ses collègues qu’on devrait pouvoir trouver quelque part. Mais ce ne sont que des infirmières … Alors qu’il se relevait, Conway pensait qu’ils étaient dans de sales draps. Danger de contamination et menace de décompression. Il fallait évacuer le plus rapidement possible la blessée, car si la pression chutait trop fortement les portes des sas se fermeraient automatiquement et si elle se trouvait alors du mauvais côté ils ne pourraient plus rien faire pour elle. Et l’absence de tout DBLF qualifié signifiait qu’il devrait se soumettre à une bande physiologique kelgienne et effectuer lui-même l’intervention, ce qui signifiait également qu’il devrait se rendre dans le bureau de O’Mara. Mais il lui fallait avant tout aller voir la victime. Il désigna le corps ruisselant allongé sur le sol : — Occupe-toi de celle-ci, dit-il à Murchison. Il me semble qu’elle commence à respirer, mais j’estime indispensable de continuer la respiration artificielle pendant une bonne dizaine de minutes … Il resta là pour regarder Murchison qui se couchait au côté de la DBLF, genoux ployés et les deux pieds collés au mur opposé … Ce n’était vraiment pas le lieu ou le moment, mais de la voir allongée sur le sol, vêtue de cette combinaison ajustée et tentatrice, lui fit oublier un bref instant qu’il devait s’occuper de toute urgence de ses patients et de l’évacuation, et aller prendre une bande physiologique. Puis cette combinaison serrée et couverte de gouttelettes lui rappela que Murchison s’était elle aussi trouvée dans la cuve AUGL quelques minutes seulement avant l’explosion, et il ne put s’empêcher de s’imaginer son corps magnifique en train d’exploser, de la même façon que ceux des deux malheureux DBLF … — Entre la troisième et la quatrième paire de pattes, pas la cinquième et la sixième ! fit durement remarquer Conway comme il s’apprêtait à partir. Ce qui n’était absolument pas ce qu’il avait eu l’intention de lui dire. XVI Pour une raison inconnue, Conway réfléchissait aux effets de l’explosion plutôt qu’à sa cause. Mais peut-être tentait-il délibérément de ne pas y penser, peut-être essayait-il de se leurrer et de s’imaginer qu’il s’agissait d’un accident et non d’une attaque menée contre l’hôpital. Mais le hurlement des haut-parleurs lui rappelait la vérité à toutes les intersections et, alors qu’il se dirigeait vers le bureau de O’Mara, toutes les personnes qu’il rencontrait se déplaçaient deux fois plus rapidement que de coutume et, comme de coutume cette fois, dans la direction opposée à celle qu’il suivait. Il se demandait si tous ressentaient la même chose que lui, cette peur, cette impression d’être vulnérable, et s’ils s’attendaient à ce qu’une seconde explosion éventre le sol juste sous leurs pas. Il estimait cependant qu’il était stupide de se hâter, car on risquerait justement de se précipiter vers le point où se produirait la prochaine explosion … Ce fut au prix d’un effort de volonté qu’il pénétra lentement dans le bureau du psychologue en chef, expliqua en détails ce dont il avait besoin, et demanda calmement à O’Mara quelle était la raison de cette alerte. — Sept appareils ennemis, répondit le commandant qui installa Conway sur le divan et abaissa le casque de l’éducateur en position. « Il s’agit de petites unités qui ne semblent pas être dotées de l’armement ou des systèmes de défense habituels. Il y a eu un véritable engagement. Trois appareils ont filé et un des quatre qui sont restés nous a lancé un missile avant d’être abattu. Un petit missile doté d’une ogive chimique. « Ce qui est pour le moins étrange, ajouta pensivement O’Mara, car s’il s’était agi d’une ogive nucléaire l’hôpital aurait été volatilisé. Nous ne les attendions pas si tôt et nous avons été légèrement pris de court. Est-il indispensable que vous vous occupiez de ce patient? — Hein? Oh, oui, vous connaissez les DBLF. Pour leur espèce toute blessure ouverte est un cas d’urgence. Le temps qu’un autre médecin examine le blessé et monte ici prendre une bande, il pourrait être trop tard. O’Mara grommela. Ses mains dures et carrées, à la douceur surprenante, vérifièrent que le casque était bien installé puis collèrent Conway sur le divan. — Ils voulaient à tout prix nous atteindre, continua le psychologue, et c’est très révélateur des sentiments qu’ils nourrissent envers nous. Cependant, je trouve extrêmement bizarre qu’ils aient employé une arme chimique alors qu’ils auraient pu entièrement nous détruire. Notez que cela aura été utile à quelque chose : permettre aux hésitants de prendre une décision. Désormais, ceux qui resteront ici le feront en toute connaissance de cause et les autres partiront sans attendre, ce qui est une excellente chose selon le point de vue de Dermod … Dermod était le commandant de la flotte. « Maintenant, videz complètement votre esprit, conclut-il. Tout au moins, faites en sorte qu’il soit plus vide que d’habitude. Conway n’avait nul besoin de vider son esprit, un processus qui facilitait la réception des bandes physiologiques étrangères. Le divan de O’Mara était moelleux et confortable. Il ne l’avait jusqu’alors jamais apprécié à sa juste valeur et avait l’impression de s’y enfoncer … Une brusque tape sur son épaule le fit sursauter. — Ne vous endormez pas ! ordonna O’Mara sur un ton ironique. Lorsque vous en aurez terminé avec votre patient allez vous coucher. Mannon pourra continuer de vous remplacer à la Réception et l’hôpital peut continuer de fonctionner sans vous, à moins qu’il soit atteint par une bombe nucléaire, naturellement … Alors que les premiers symptômes indiquant l’apparition d’une double personnalité commençaient déjà à se faire sentir, Conway quitta le bureau de O’Mara. À la base, la bande était l’enregistrement sensoriel de l’esprit d’un des plus grands spécialistes de l’espèce à laquelle appartenait le patient devant être soigné. Mais le médecin qui prenait une telle bande dans son cerveau devait, littéralement, partager ce dernier avec une personnalité totalement étrangère. Tous les souvenirs et l’expérience de l’être qui avait enregistré la bande étaient en effet transmis à l’esprit récepteur, et non uniquement des morceaux choisis de données médicales. Les bandes physiologiques ne pouvaient être éditées. Mais les DBLF n’avaient pas une mentalité aussi étrangère que certains des êtres avec lesquels Conway avait eu à partager son esprit. Bien que sur un plan physique ces créatures eussent ressemblé à des chenilles géantes et argentées, elles avaient de nombreux points communs avec les terriens. Leurs réactions émotionnelles, face à des stimuli tels que la musique, un paysage grandiose, ou la vision DBLF du sexe opposé, étaient presque identiques. Celle-ci allait jusqu’à aimer la viande et Conway ne serait pas contraint de mourir de faim devant des salades, s’il devait conserver cette bande dans son cerveau durant un laps de temps prolongé. Quelle importance s’il se sentait en équilibre précaire alors qu’il marchait sur seulement deux jambes et voûtait rythmiquement son dos en le faisant? Ou même, lorsqu’il atteignit la section DBLF abandonnée et le petit bloc opératoire où la blessée avait été amenée, si une partie de son esprit ne voyait en Murchison qu’une simple DBDG terrienne maigrichonne semblable aux autres membres de son espèce … Bien que Murchison eût tout préparé à son intention, Conway ne commença pas immédiatement l’intervention. Car dans la partie de son cerveau occupée par l’esprit et la personnalité du grand chirurgien Kelgien, il éprouvait de la pitié pour l’infirmière blessée. Il pouvait à présent mieux juger la gravité de son état et savait que plusieurs heures de travail délicat seraient nécessaires. Il savait en même temps qu’il était extrêmement las et qu’il lui serait difficile de garder les yeux ouverts. Il devait faire des efforts ne fût-ce que pour déplacer ses pieds ou ses mains et, alors qu’il vérifiait les instruments, il avait l’impression que ses doigts étaient de grosses saucisses molles et fatiguées. Il savait qu’il n’aurait pu travailler dans ces conditions sans achever immanquablement sa patiente. — Il me faut une injection de remontant, dit-il en réprimant un bâillement. Durant un instant, Murchison parut sur le point d’émettre des objections. L’emploi de remontants était strictement limité, à l’hôpital … leur utilisation n’était autorisée que pour les cas d’urgence et d’excellentes raisons. Mais elle en prépara une dose et pratiqua l’injection sans rien dire, en utilisant une aiguille émoussée et une brutalité inutile pour la planter. Bien qu’une moitié de son esprit ne lui appartînt pas, Conway avait conscience qu’elle était folle de rage envers lui. Puis l’injection fit brusquement effet. Hormis pour une légère sensation de picotement dans ses pieds et un teint brouillé que seule Murchison pouvait voir, Conway se sentait aussi frais et dispos que s’il venait de prendre une bonne douche après avoir dormi dix heures d’affilée. — Comment se porte l’autre? demanda-t-il brusquement. Il avait été si las qu’il avait oublié la Kelgienne qu’il avait laissée dans le sas, en compagnie de Murchison. — La respiration artificielle lui a fait reprendre conscience, mais elle est toujours en état de choc, répondit-elle avant d’ajouter avec un peu plus d’enthousiasme : « Je l’ai fait admettre dans la section Tralthienne. Il leur reste encore quelques médecins compétents … — Bien, approuva chaleureusement Conway. Il aurait voulu en dire plus et lui faire des compliments d’ordre plus personnel, mais il savait que le moment était mal choisi pour une conversation privée. « Nous allons commencer, si tout est prêt … À l’exception d’une petite boîte crânienne aux parois très minces qui abritait leur cerveau, les DBLF ne possédaient pas de squelette. Leur corps était composé d’un cylindre externe de muscles qui, en plus d’être le moyen principal de locomotion, servait à protéger les organes vitaux. Pour tout être plus généralement renforcé par des os, cette protection pouvait paraître insuffisante. Un autre des problèmes majeurs posés dans le cas de blessures était dû au système circulatoire extrêmement vulnérable : le réseau d’alimentation sanguin qui devait apporter de l’oxygène aux énormes muscles entourant le corps se trouvait en effet juste au-dessous de l’épiderme. L’épaisse fourrure lui apportait une certaine protection, mais pas contre des éclats de métal déchiqueté. Une blessure qui pour la plupart des autres espèces eût été superficielle saignait totalement un DBLF en quelques minutes. Conway travaillait lentement et attentivement. Il dissolvait le coagulant que Murchison avait appliqué en hâte et réparait ou remplaçait les sections de vaisseaux principaux endommagées et ligaturait les capillaires dont les faibles dimensions interdisaient toute autre intervention. Cette partie de l’opération l’ennuyait … non parce que cela aurait pu mettre en danger la vie de sa patiente mais parce qu’il savait que sa fourrure magnifique ne pourrait jamais repousser normalement dans ces zones, ou plutôt que si elle repoussait elle serait jaunie et inspirerait de la répulsion à tout mâle Kelgien. L’infirmière blessée était une jeune femme remarquablement belle et ce serait pour elle une véritable tragédie. Conway espérait seulement que sa fierté ne lui interdirait pas de dissimuler ces zones sous de la fourrure synthétique. Cette dernière ne possédait pas le brillant chaud et profond de la fourrure véritable et ne pourrait tromper personne, mais sur un plan visuel l’effet était bien moins affligeant … Une heure plus tôt elle n’avait été qu’une chenille parmi tant d’autres, pensa amèrement Conway, et une créature envers laquelle il n’avait éprouvé qu’un intérêt d’ordre purement professionnel. À présent il en était arrivé à se tourmenter au sujet des problèmes qu’elle rencontrerait pour trouver un mari. Il était indéniable qu’une bande physiologique rapprochait véritablement médecins et malades d’espèces différentes. Après avoir terminé l’intervention, Conway contacta la Réception, décrivit l’état de la malade et demanda à ce qu’elle fût évacuée le plus rapidement possible. Mannon lui répondit qu’une demi-douzaine de petits vaisseaux dont la plupart étaient prévus pour accueillir des êtres respirant de l’oxygène étaient en cours de chargement, et lui laissa le choix entre deux sas proches. Mannon ajouta que, à l’exception de quelques patients se trouvant sur la liste des cas graves, tous les malades dont la classification allait de A à G étaient partis ou sur le point d’embarquer avec les membres du personnel qui avaient reçu de O’Mara l’ordre de quitter l’hôpital pour des raisons de sécurité. Certains avaient montré peu d’empressement à partir. Un véritable diagnosticien Tralthien, en particulier, qui avait l’infortune de posséder un yacht personnel … chose qui, en temps normal, n’aurait pas été considérée comme une infortune !.. avait dû être arrêté sous l’inculpation officielle de tentative de trahison, de rébellion, et d’incitation à la mutinerie, étant donné que cela avait été l’unique moyen permettant de le faire embarquer à bord d’un vaisseau. Comme il interrompait la communication, Conway estima qu’ils n’auraient pas à en venir à de telles extrémités pour lui faire évacuer l’hôpital. Il secoua la tête, à la fois en colère et honteux, puis il donna à Murchison des instructions pour faire transférer la malade jusqu’au vaisseau. Il faudrait enfermer la Kelgienne blessée dans une tente pressurisée pour la première étape à travers le service AUGL, qui était à présent ouvert sur l’espace. Il ne restait plus d’êtres aquatiques dans la grande cuve qui était à présent vide, étant donné que les hommes du service d’entretien avaient d’autres tâches plus urgentes à effectuer que de réparer et remplir à nouveau une section qui, fort probablement, ne serait plus jamais utilisée. Conway fut profondément déprimé par la vision de la grande cuve déserte et aux parois sèches, dont la végétation luxuriante sous-marine, qui avait été prévue pour rendre le service plus accueillant pour les malades, pendait comme des morceaux de parchemin décoloré et cassant. Son moral fut encore plus bas après avoir traversé les trois niveaux de chlore désertés pour gagner une autre section à l’atmosphère d’oxygène. Une fois là, le petit groupe dut faire halte pour laisser passer une procession de TLTU. Conway fut heureux de cette brève pause, car si le remontant lui donnait toujours l’impression d’être au mieux de sa forme, Murchison commençait quant à elle à s’affaisser. Il décida que dès que leur patient serait à bord, il lui ordonnerait d’aller prendre du repos. Sept TLTU défilèrent lentement devant eux, leurs sphères protectrices arrimées aux porte-civière que conduisaient des infirmières aux visages tendus et couverts de sueur. Contrairement aux globes protecteurs des espèces vivant dans le méthane, ceux-ci ne se couvraient pas de givre. Ils émettaient un gémissement frissonnant et aigu alors que leurs générateurs peinaient pour maintenir une température interne confortable pour leurs occupants : deux cent soixante degrés. Chacun passait au sein d’une vague de chaleur que Conway pouvait sentir à six mètres de distance. Si un autre missile avait dû atteindre l’hôpital, dans cette section et en cet instant, et qu’un de ces globes eût été éventré … Conway ne pensait pas qu’il pût exister une mort plus atroce qu’en ayant la chair arrachée des os par un souffle de vapeur surchauffée. Le temps qu’ils remettent leur patient à l’officier du service de santé du vaisseau, Conway avait des difficultés à garder les yeux ouverts et il avait l’impression d’avoir des jambes en caoutchouc. Un lit était tout indiqué à son cas, pensa-t-il, ou une autre injection de remontant. Il venait d’opter pour la première méthode thérapeutique lorsqu’il fut abordé par un officier du corps des Moniteurs revêtu d’un scaphandre lourd qui irradiait encore le froid de l’espace. — Les blessés arrivent, docteur, annonça rapidement l’officier. Nous les avons amenés ici à bord d’un vaisseau de ravitaillement car la Réception ne peut s’occuper de nous en raison de l’évacuation des malades. Nous sommes amarrés à la section DBLF, mais le service est désert et vous êtes le premier médecin que je rencontre. Pouvez-vous vous occuper d’eux? Conway faillit demander de quels blessés il s’agissait, mais il se retint à temps. Il se souvenait brusquement que l’ennemi avait attaqué et que les Moniteurs l’avaient repoussé. Les pertes subies, qu’elles fussent importantes ou non, étaient de toute évidence l’unique souci de cet officier. S’il avait su que Conway avait été trop occupé pour penser à la bataille et aux blessés … — Où sont-ils? demanda Conway. — Toujours à bord du vaisseau, répondit le Moniteur qui se détendait légèrement. Nous avons estimé qu’il était préférable que quelqu’un aille leur jeter un coup d’œil avant de les déplacer. Certains d’entre eux, je veux dire … Heu, voulez-vous me suivre, docteur? Ils étaient dix-huit : épaves d’hommes qui avaient été récupérées dans une autre épave, celle de leur vaisseau, et dont les combinaisons étaient toujours froides au toucher. Seuls leurs casques avaient été ôtés, sans nul doute afin de vérifier s’ils vivaient encore. Conway dénombra trois cas de décompression alors que les autres souffraient de fractures diverses dont une était sans erreur possible une fracture crânienne. Il n’y avait aucun cas d’irradiation. Pour l’instant, cette guerre était restée propre, s’il était possible de qualifier ainsi une guerre … Conway se sentit gagné par la colère, mais il la combattit. Ce n’était pas le moment de se laisser emporter par les émotions qu’engendrait la vision d’hommes brisés, ensanglantés et asphyxiés, ou les raisons qui avaient provoqué leur état. Il se reprit et se tourna vers Murchison. — Je vais prendre un autre remontant, lui dit-il avec résolution. Nous allons en avoir pour longtemps. Mais je vais en premier lieu faire effacer la bande DBLF et essayer de trouver de l’aide. Pendant mon absence, essaie de sortir ces hommes de leurs scaphandres et dirige-les ensuite sur le bloc opératoire DBLF numéro cinq. Lorsque tu auras terminé, tu pourras rattraper ton retard de sommeil. « Et encore merci, ajouta-t-il d’une voix hésitante. Il n’osait pas en dire plus car le Moniteur se trouvait toujours à leur côté. S’il avait essayé d’exprimer tout ce qu’il aurait voulu dire à Murchison, alors que dix-huit cas urgents gisaient autour d’eux, l’officier aurait été scandalisé. Et Conway devait admettre que cela aurait été justifié. Mais, bon sang, le Moniteur n’avait pas travaillé à côté de cette fille durant les trois dernières heures, alors que le remontant lui aiguisait les sens … — Si ça peut être utile, dit brusquement Murchison, je vais me faire une injection, moi aussi. — Tu es une fille vraiment idiote, répondit Conway avec gratitude, mais j’espérais bien que tu me le proposerais … XVII Le huitième jour tous les patients extra-terrestres avaient quitté le Secteur Général, accompagnés par près des quatre cinquièmes du personnel de l’hôpital. L’alimentation en énergie des niveaux ou avait régné une température, une pression ou une gravité extrêmes, avait été interrompue et les corps solidifiés par le froid avaient fondu ou s’étaient gazéifiés, alors que les atmosphères denses ou surchauffées s’étaient condensées en une substance liquide et visqueuse qui couvrait le sol. Au fur et à mesure que les jours s’écoulaient, de nouveaux Moniteurs du génie arrivaient et convertissaient les ex-services médicaux en chambrées et abattaient de vastes portions de la coque externe afin de permettre l’installation de batteries de projecteurs et de plateformes de lancement. Dermod estimait à présent que le Secteur Général devrait se défendre lui-même et non compter entièrement sur la flotte, qui avait déjà prouvé qu’elle n’était pas à même de tout pouvoir intercepter. Le vingt-cinquième jour, le Secteur Général avait changé de statut. Ce n’était plus un hôpital sans défense mais l’équivalent d’une base fortifiée à l’armement impressionnant. En raison de sa taille démesurée et de ses importantes réserves d’énergie — plusieurs fois plus puissantes que celles dont disposaient les unités mobiles chargées de sa protection — les armes du Secteur Général étaient nombreuses et redoutables. Ce qui était tout compte fait préférable étant donné que le vingt-neuvième jour elles furent sévèrement mises à l’épreuve par la première attaque en règle menée par l’ennemi. Elle dura trois jours. Conway savait que les Moniteurs avaient de bonnes raisons pour avoir transformé l’hôpital en camp fortifié, ainsi qu’ils l’avaient fait, mais cela ne lui plaisait guère. Même après cette grande offensive de trois jours, alors que l’hôpital avait été touché à quatre reprises (à nouveau par des ogives chimiques, fort heureusement) il estimait toujours que c’était une chose contestable. Chaque fois qu’il pensait que cette immense structure érigée pour servir les plus grands idéaux de l’humanité et de la médecine avait été transformée en engin de destruction, et qu’elle possédait à présent un écosystème infernal et contre nature qui alimentait ses propres services en patients. Conway était fou de rage, attristé, et pris de nausées face à cet épouvantable gâchis. Finalement, il eut l’occasion d’exprimer son opinion à ce sujet. Cinq semaines s’étaient écoulées depuis le début de l’évacuation et il déjeunait en compagnie de Mannon et de Prilicla. À présent, le réfectoire principal n’était pas bondé de dîneurs, aux heures des repas, et les tables étaient occupées par plus de Moniteurs aux uniformes verts que d’extra-terrestres. Mais il restait encore plus de deux cents de ces derniers et c’était à ce sujet que Conway avait des objections à émettre. —  … Je persiste à dire que c’est un gaspillage, dit-il avec colère. Un gaspillage en vies humaines, en capacités médicales, en tout ! Tous les blessés sont, et resteront, uniquement des Moniteurs. Ce sont tous des terriens. Les médecins appartenant aux autres espèces n’ont pas le moindre cas intéressant de médecine xénologique sur lequel travailler. Ils devraient tous être renvoyés chez eux ! « Vous inclus, conclut-il en lançant un regard dur à Prilicla. Puis il se tourna vers Mannon. Le professeur incisa son steak et en porta un gros morceau à la bouche. Après le départ de ses patients vivant sous faible gravité, il avait fait effacer ses bandes LSVO et MSVK et n’était plus contraint de suivre un régime sévère. Durant les cinq semaines qui s’étaient écoulées depuis l’évacuation, le professeur Mannon avait visiblement pris du poids. — Pour tout médecin d’une autre espèce, les terriens sont des cas de médecine xénologique fort intéressants, fit-il remarquer. — Vous jouez sur les mots, rétorqua Conway. Ce que je ne peux admettre, c’est l’héroïsme absurde. Mannon haussa les sourcils. — Mais l’héroïsme est presque toujours absurde et, de plus, extrêmement contagieux, rétorqua-t-il sèchement. Dans le cas présent, j’estime que les Moniteurs ont donné l’exemple en voulant défendre l’hôpital et qu’ensuite, pour cette raison, nous nous sommes sentis contraints de rester pour nous occuper des blessés. Tout au moins, quelques uns d’entre nous ressentent cela, ou nous pensons qu’ils le ressentent. « La chose la plus sensée et la plus logique aurait été de filer alors que c’était possible, ajouta Mannon sans regarder Conway, et pas le moindre commentaire n’aurait été fait sur le compte de ceux qui seraient partis. Mais ces personnes sensées et logiques avaient des collègues ou, heu, des amis qui, pensaient-elles, devaient appartenir à la catégorie des véritables héros et elles ont refusé de partir parce qu’elles s’imaginaient ce que leurs amis pourraient penser d’elles si elles fuyaient. Ces gens préféraient mourir plutôt que le laisser croire à leurs amis qu’ils étaient des lâches, et ils sont restés. Conway sentait son visage s’empourprer, mais il ne répondit rien. Mannon sourit brusquement pour ajouter : « Mais il s’agit également d’une forme d’héroïsme. Une réaction du type « plutôt la mort que le déshonneur », pourrait-on dire. Et avant d’avoir eu le temps de se retourner on devient un héros appartenant à l’une ou l’autre de ces catégories. Et il ne fait aucun doute que les extra-terrestres (il adressa un regard malicieux à Prilicla) sont restés ici pour les mêmes raisons. Et aussi, sans doute, parce qu’ils ne désirent pas laisser aux DBDG terriens le monopole de l’héroïsme. — Je vois, dit Conway. Il savait que son visage devait être rouge vif. Il était à présent certain que Mannon connaissait l’unique raison pour laquelle il était resté au Secteur Général : la peur de décevoir Murchison, O’Mara et Mannon lui-même, s’il avait choisi de partir. Et à la même table, juste en face de lui, Prilicla qui captait toutes les émotions devait lire en lui comme dans un livre ouvert. Conway estima qu’il ne s’était jamais senti aussi gêné de sa vie. — Vous avez parfaitement raison, déclara brusquement Prilicla tout en plongeant avec adresse sa fourchette dans le plat de spaghettis posé devant lui et en utilisant deux mandibules pour les enrouler. Sans l’exemple héroïque des DBDG, j’aurais pris le second vaisseau en partance. — Pourquoi pas le premier? demanda Mannon. — Je possède malgré tout une certaine bravoure, répondit Prilicla qui agita ses spaghettis pour accentuer sa phrase. En écoutant leur petit numéro, Conway pensait que l’honnêteté voulait qu’il admît sa lâcheté, mais il savait également que cela eût provoqué de l’embarras autour de lui. Il était clair que Mannon et Prilicla savaient qu’il était lâche et qu’ils tentaient, à leur manière, de lui faire comprendre que c’était sans importance. Et, s’il étudiait objectivement la situation, il devait l’admettre, car plus aucun vaisseau ne quitterait le Secteur Général et les membres du personnel encore présents deviendraient des héros, que cela leur plaise ou non. Mais Conway était toujours révolté à l’idée qu’on pût le considérer comme un médecin courageux, altruiste et dévoué, alors qu’il n’était rien de tout cela. Avant qu’il ne pût répondre, cependant, Mannon changea brusquement de sujet de conversation. Il voulait savoir ou Conway et Murchison s’étaient trouvés durant le quatrième, le cinquième et le sixième jour d’évacuation. Il déclara qu’il trouvait extrêmement révélateur que tous deux eussent disparu de la circulation exactement au même moment et il fit alors l’exposé de certaines hypothèses qui lui étaient venues à l’esprit … et qui étaient toutes d’un style coloré, sidérantes, et pratiquement impossibles sur le plan physique. Prilicla s’en mêla bientôt, bien que la conduite sexuelle de deux DBDG terriens n’eût qu’un intérêt purement académique pour un GLNO asexué, et Conway dut se garder des attaques conjuguées qui venaient des deux côtés. Prilicla et Mannon savaient parfaitement que Murchison et Conway, ainsi qu’une quarantaine d’autres membres du personnel, avaient conservé le maximum de leur efficacité durant près de soixante heures à l’aide d’injections de remontant. Mais on n’avait rien sans rien et Conway et les autres avaient ensuite été contraints d’adopter la même position horizontale que leurs patients durant trois jours d’affilée pendant lesquels ils s’étaient remis d’un profond épuisement. Certains s’étaient littéralement effondrés et avaient été emportés d’urgence, à tel point fatigués que les muscles automatiques du cœur et des poumons menaçaient de céder avec tout le reste. Ils avaient été admis dans des services spéciaux ou des robots avaient massé leur cœur, leur avaient pratiqué la respiration artificielle, et les avaient nourris à l’aide de sérum. Cependant, Conway et Murchison n’avaient été vus par personne durant trois journées complètes et cela pouvait effectivement prêter aux commérages … La sirène d’alarme sauva Conway à l’instant où le ministère public le tenait à sa merci. Il pivota hors de son siège et courut vers la porte, suivi de près par Mannon et précédé par le vrombissement de Prilicla, dont la tâche des ailes pas entièrement atrophiées était facilitée par des ceintures anti-G. Un cataclysme, une inondation, ou encore une guerre interstellaire auraient pu se produire, pensa Conway comme il se dirigeait vers son service, mais tant qu’il y aurait une réputation à noircir ou une personne dont on pourrait se moquer, Mannon serait là pour colporter les derniers ragots, disposé à se payer la tête de la victime en question jusqu’au dernier moment. En raison des circonstances, Conway avait été tout d’abord irrité par ses paroles, mais il avait ensuite compris que Mannon avait simplement voulu lui faire comprendre que le monde entier ne s’était pas encore écroulé, qu’ils se trouvaient toujours dans le Secteur Général (un état d’esprit plus qu’un lieu matériel) et que cet hôpital continuerait d’en être un jusqu’au moment ou le dernier membre de son personnel dévoué et souvent excentrique aurait disparu. Lorsqu’il atteignit son service cette sirène qui lui rappelait la raison probable de leur disparition prochaine venait de se taire. Des tentes à oxygène hermétiquement closes pendaient mollement sur les vingt-huit lits occupés. Leurs générateurs internes d’oxygène tournaient déjà, au cas où ce service s’ouvrirait brusquement sur l’espace. Les infirmières : une Tralthienne, une Nidienne et quatre terriennes, enfilaient frénétiquement leurs scaphandres. Conway les imita et ferma hermétiquement tous les éléments, à l’exception du hublot facial. Puis il alla rapidement voir tous ses patients, informa l’infirmière en chef Tralthienne de sa satisfaction, et abaissa l’interrupteur qui coupait l’alimentation des grilles gravifiques du sol. Les variations de la tension du courant d’alimentation de ces grilles, qui étaient fréquentes lorsque les écrans protecteurs de l’hôpital repoussaient une attaque ou que son armement était en action, pouvaient provoquer des fluctuations du champ gravifique artificiel allant d’un demi-G à deux G, ce qui n’était guère recommandé lorsque la plupart des patients souffraient de fractures. Il était encore préférable de se passer entièrement de gravité. Une fois les patients et le personnel protégés le mieux possible, il n’y avait plus qu’à attendre. Afin de ne pas penser à ce qui devait se dérouler à l’extérieur, Conway se mêla à une discussion entre une infirmière Tralthienne et une Nidienne à la fourrure rousse au sujet des modifications apportées à l’ordinateur-traducteur géant. Ce cerveau électronique démesuré … (les blocs traducteurs dont étaient dotés tous les membres du personnel n’étaient que des extensions de l’ordinateur, de simples unités émettrices et réceptrices) qui servaient d’interprète à tout l’hôpital, n’utilisant depuis l’évacuation qu’une infime partie de son potentiel. Lorsqu’il avait appris cela, Dermod, le commandant de la flotte, avait ordonné que les sections inutilisées soient reprogrammées pour traiter les problèmes stratégiques et logistiques. Mais en dépit des affirmations des responsables selon lesquelles de nombreux circuits restaient à la disposition de la section de traduction, les deux infirmières n’étaient pas rassurées. Supposez, disaient-elles, que tous les membres du personnel se mettent à parler en même temps? Conway aurait voulu leur dire qu’à son avis le personnel, et tout spécialement les infirmières, parlaient déjà tout le temps et que cela ne constituait donc pas un véritable problème, mais il ne parvint pas à trouver le moyen d’exprimer son opinion sans les froisser. Une heure s’écoula sans que rien ne se produise, sur le plan hospitalier, tout au moins. Aucun impact et rien n’indiquait que son important armement était utilisé. L’équipe d’infirmières fut remplacée par la suivante qui était composée de trois Tralthiennes et de trois terriennes. Et cette fois, l’infirmière en chef n’était autre que Murchison. Conway venait d’entamer une conversation qui s’annonçait très agréable lorsque la sirène lança sa note régulière, aiguë et légèrement moqueuse qui indiquait la fin de l’attaque. Conway aidait Murchison à s’extraire de son scaphandre lorsque le haut-parleur bourdonna : — Attention, attention. Le professeur Conway est demandé immédiatement au Sas Cinq … Sans doute des blessés qu’ils ne savent pas comment déplacer, pensa Conway. Mais aussitôt le haut-parleur diffusa un autre message. « Le professeur Mannon et le commandant O’Mara sont demandés immédiatement au Sas Cinq … Conway se demanda ce qui pouvait bien se passer, pour qu’on fît appel aux services de deux professeurs et du psychologue en chef de l’hôpital. Il pressa le pas. O’Mara et Mannon s’étaient trouvés plus près que Conway de ce sas lorsque le message avait été diffusé et ils l’atteignirent quelques secondes avant lui. Un troisième personnage se trouvait dans l’antichambre du sas, revêtu d’un scaphandre lourd dont le casque était repoussé en arrière. L’inconnu était un homme grisonnant, au visage maigre et ridé dont la bouche était une ligne grise. Mais la dureté générale des traits étaient compensée par les yeux bruns les plus doux que Conway eût jamais vus chez un homme. Il n’avait pas non plus eu déjà l’occasion de voir un insigne aussi surchargé que celui du col de cet officier, le Moniteur au grade le plus élevé qu’il avait rencontré étant un colonel, mais il devinait instinctivement qu’il se trouvait en présence de Dermod, le commandant de la flotte. O’Mara exécuta un salut impeccable, qui lui fut retourné avec la même rigueur. Mannon et Conway eurent quant à eux droit à une poignée de main et aux excuses de l’officier pour avoir gardé ses gants. Puis Dermod aborda aussitôt le vif du sujet. — Je ne suis pas partisan des secrets dès l’instant où ils n’ont aucune utilité précise, dit-il d’un ton tranchant. Vous avez choisi de rester ici pour vous occuper des blessés et vous avez le droit de savoir ce qui se passe, que les nouvelles soient bonnes ou mauvaises. Vous êtes les membres du personnel médical terrien les plus importants qui soient restés à l’hôpital et comme vous devez connaître la réaction de vos équipes, je vous laisse la décision de rendre ou non cette information publique. Il avait regardé O’Mara. Ses yeux se portèrent rapidement sur Mannon, puis Conway, avant de revenir sur O’Mara. « Nous avons essuyé une attaque, ajouta-t-il finalement. Une attaque totalement déconcertante en raison du fait qu’elle était complètement ratée. Nous n’avons pas perdu un seul homme et les ennemis ont été entièrement anéantis. Les forces de l’Empire ne semblaient pas savoir ce qu’est un déploiement de force ou … quoi que ce soit. Nous nous attendions à subir une attaque de type habituel, acharnée, voulant atteindre son but à n’importe quel prix, comme toutes celles que nous avons dû repousser jusqu’alors. Mais celle-ci relevait du suicide collectif … Conway nota que l’on ne pouvait trouver la moindre trace de joie à l’annonce de cette victoire, dans la voix et les yeux de Dermod. « Pour cette raison, nous avons pu visiter les épaves des appareils de l’ennemi suffisamment rapidement pour avoir des chances d’y trouver des survivants. Habituellement, nous sommes bien trop occupés à panser nos propres blessures pour en avoir le temps. Nous n’avons trouvé aucun rescapé, mais … Il s’interrompit comme deux Moniteurs franchissaient le sas interne en portant une civière. Dermod se tourna vers Conway pour ajouter : « Vous étiez sur Etla, professeur, et vous comprendrez aisément ce que cela signifie. En même temps, n’oubliez pas que nous sommes attaqués par un ennemi qui refuse de communiquer ou de négocier, qui combat comme guidé par une haine fanatique, et qui n’utilise cependant contre nous que des armes à la puissance limitée. Mais il est préférable que vous jetiez tout d’abord un coup d’œil à ce que nous avons trouvé. Lorsque la couverture eut été ôtée de la civière, nul ne parla durant un long moment. Il s’agissait des restes macabres et en lambeaux d’une créature qui était à présent trop endommagée pour pouvoir être classifiée, même approximativement. Mais il en restait de quoi prouver qu’elle n’avait jamais appartenu à l’espèce humaine. Cette guerre, pensa avec écœurement Conway, était en train de s’étendre. XVIII — Depuis que le Vespasien a quitté Etla nous avons essayé d’infiltrer l’Empire avec nos agents, résuma calmement Dermod. Et nous avons réussi à en implanter huit groupes, dont un sur le Monde Central lui-même. Les renseignements dont nous disposons sur l’opinion publique et, par elle, sur la propagande employée pour la façonner, sont absolument dignes de foi. « Nous savons que les sentiments de haine contre nous dépassent de beaucoup l’affaire étlienne, ajouta-t-il, ou plutôt ce que nous sommes censées avoir fait aux Etliens, mais je reviendrai plus tard sur ce point. Ce dernier rebondissement va rendre notre tâche encore plus difficile … Selon le gouvernement Impérial, expliqua Dermod, Etla avait été envahie par le corps des Moniteurs. Les indigènes avaient, sous le couvert d’une assistance médicale, ignominieusement été utilisés comme cobayes sur lesquels les Moniteurs avaient testé divers types d’armes bactériologiques. Cela était incontestablement prouvé par la série d’épidémies dévastatrices qui s’étaient abattues sur Etla juste après le départ des envahisseurs. Un crime aussi ignoble et inhumain ne pouvait rester impuni et l’Empereur était certain que tous les citoyens de l’Empire approuveraient la décision que lui avait dictée sa conscience. Cependant, et toujours selon les sources Impériales, les informations reçues d’un agent ennemi qui avait été capturé prouvaient clairement que la conduite des envahisseurs sur Etla n’était pas un acte isolé de violence gratuite. Les envahisseurs avaient été précédés sur cette malheureuse planète par un extra-terrestre : un être stupide et inoffensif envoyé pour tester les défenses de ce monde, un simple jouet entre les mains des ennemis qui avaient nié avoir le moindre rapport avec lui, ou même connaître son existence, lorsqu’ils avaient ensuite pris contact avec les autorités d’Etla. Il était à présent évident que l’adversaire faisait grand usage de telles créatures, qu’il les utilisait comme serviteurs, comme animaux d’expérience, et sans doute également comme source de nourriture … Les envahisseurs possédaient un complexe spatial démesuré, un compromis entre une base militaire et un laboratoire, où des atrocités similaires à celles commises, sur Etla étaient pratiquées chaque jour. L’agent des envahisseurs, qui avait été amené à révéler les coordonnées spatiales de cette base, avait avoué ce qui s’y déroulait. Tout laissait supposer que l’ennemi gardait sous sa coupe un grand nombre d’espèces différentes et c’était en ce lieu que les méthodes et les armes permettant de les maintenir en esclavage étaient mises au point. L’Empereur déclarait qu’il était fermement décidé, et qu’il considérait de son devoir, d’employer ses forces pour abattre cette ignoble tyrannie. Il ajoutait qu’il ne pourrait utiliser pour cette noble mission que les armées Impériales, parce qu’il devait admettre avec honte que les relations entre les humains de l’Empire et les espèces différentes de sa sphère d’influence n’avaient pas toujours été aussi fraternelles qu’on aurait pu le souhaiter. Cependant, si certains de ces groupes ethniques dont on avait fait trop peu cas par le passé désiraient se joindre à la croisade de l’Empire, il accepterait avec reconnaissance l’appui de ces nouveaux alliés … —  … ce qui explique un bon nombre des éléments troublants concernant les offensives ennemies, continua Dermod. Si nos adversaires n’utilisent que des armes chimiques et vibratoires, alors que dans l’espace restreint de notre sphère de défense nous devons faire de même, c’est parce que cette base doit être capturée plutôt que détruite. L’Empereur pense y trouver les coordonnées des planètes de la Fédération qui lui permettront de poursuivre cette guerre. Le fait qu’ils combattent sans merci et jusqu’à la mort peut être expliqué par leur peur d’être capturés, car pour eux cet hôpital n’est rien d’autre qu’une salle de torture spatiale. « Quant à l’offensive totalement inefficace que nous venons d’essuyer, elle a dû être organisée par un des peuples nouvellement ralliés à l’Empire qui a probablement été autorisé à passer à l’attaque sans avoir préalablement reçu un entraînement approprié ou des informations sur nos défenses. À présent que ces êtres ont été exterminés, un tas d’autres espèces jusqu’alors indécises vont prendre rapidement parti … « En faveur de l’Empire, conclut-il avec amertume. Lorsque le commandant de la flotte eut cessé son exposé, Conway resta silencieux. Il avait eu accès aux rapports sur l’Empire adressés à Williamson et il savait que Dermod n’exagérait pas la gravité de la situation. O’Mara avait quant à lui reçu des informations semblables et il gardait le même silence lourd de menace. Cependant, le professeur Mannon n’était pas un homme taciturne. — Mais c’est complètement absurde ! s’exclama-t-il. Ils déforment la vérité ! Le Secteur Général est un hôpital, pas une salle de torture. Et ils nous accusent des crimes dont ils se rendent eux-mêmes coupables … Dermod ignora cet éclat, mais de façon à ne pas offenser le professeur. — L’Empire est politiquement instable, dit-il simplement. Avec le temps, nous pourrions remplacer son gouvernement actuel par un autre qui serait plus acceptable. Les citoyens de l’Empire le feront d’eux-mêmes, d’ailleurs. Mais il faut du temps, pour cela. Et nous devons également empêcher cette guerre de s’étendre et d’aller trop loin. Si trop d’alliés d’autres espèces se liguent contre nous aux côtés de l’Empire, la situation deviendra trop complexe pour pouvoir être gardée sous contrôle. Les raisons ayant provoqué ce conflit, le bien fondé ou l’absurdité des accusations portées contre nous, cesseront d’avoir la moindre importance. « Nous pouvons naturellement gagner du temps en conservant cette position le plus longtemps possible, conclut-il sombrement, mais en ce qui concerne l’extension du conflit nous ne pouvons pas faire grand-chose, hormis espérer. Il rabattit son casque en avant et commença à le fixer. Il avait cependant laissé le hublot facial ouvert afin de pouvoir s’entretenir avec eux. Ce fut à cet instant que Mannon posa la question qui obsédait Conway depuis un bon moment, mais que, par peur d’être jugé pusillanime, il n’avait pas osé exprimer. — Sincèrement, avons-nous la moindre chance de tenir? Dermod hésita un instant. Il semblait se demander s’il devait le rassurer ou lui dire la vérité. — Une sphère défensive bien soutenue et bien ravitaillée est la meilleure position tactique qui soit. Mais elle peut également, si l’ennemi est en nombre bien plus important que les défenseurs, se transformer en un piège mortel … Après le départ de Dermod, le cadavre qu’il avait accompagné fut réclamé par Thornnastor, le diagnosticien Tralthien responsable de la pathologie, qui pourrait sans doute s’amuser sur lui durant plusieurs jours. O’Mara retourna rudoyer les personnes dont il avait la charge, afin de les empêcher de perdre la raison, et Mannon et Conway regagnèrent leurs services respectifs. Les réactions du personnel, face à la possibilité d’être attaqué par des créatures d’autres espèces, étaient divisées presque à part égale entre la peur de voir la guerre s’étendre et l’intérêt que suscitait la mise au point de nouvelles méthodes afin de pouvoir soigner d’éventuels blessés appartenant à des espèces flambant neuves. Mais deux semaines s’écoulèrent sans que l’attaque que tous attendaient eût lieu. De nombreux vaisseaux de guerre du corps des Moniteurs continuaient d’arriver et prenaient position sitôt après que leurs astronavigateurs eussent été immédiatement renvoyés à bord de navettes de sauvetage. Vus à partir des hublots d’observation de l’hôpital, ils semblaient occuper tout le ciel, comme si le Secteur Général s’était trouvé au sein d’un immense amas stellaire dont chaque étoile était un vaisseau de guerre. C’était une vision à la fois impressionnante et rassurante et Conway tentait de se rendre au moins une fois par jour auprès d’un de ces hublots panoramiques. Ce fut alors qu’il revenait d’assister à ce spectacle, qu’il rencontra un groupe de Kelgiens. Durant un instant, il ne put en croire ses yeux. Tous les Kelgiens DBLF avaient été évacués et il avait assisté personnellement au départ des derniers d’entre eux. Cependant, il se trouvait bien en présence d’une vingtaine de chenilles géantes qui passaient à la queue leu leu, en bombant le dos. Un examen plus approfondi lui révéla qu’elles ne portaient pas le brassard habituel à l’emblème du service technique ou du corps médical … leur fourrure argentée était ornée de motifs circulaires ou en losange dans les tons de rouge, de bleu et de noir. Il s’agissait des emblèmes militaires de Kelgia. Conway se précipita dans le bureau de O’Mara. —  … J’allais justement poser la même question, professeur, lui répondit avec brusquerie le pyschologue en chef qui désignait son écran de contrôle. Quoi qu’en termes bien plus châtiés. Je tente en ce moment même de contacter le commandant de la flotte, alors cessez de hurler et asseyez-vous ! Le visage de Dermod apparut quelques minutes plus tard sur l’écran. Ce fut sur un ton courtois mais pressé qu’il leur donna les explications demandées. — Vous n’êtes pas dans l’Empire, messieurs. Nous devons informer tous les gouvernements de la Fédération, et par leur entremise tous les peuples, de la situation telle que nous la voyons. Je dois cependant reconnaître que le fait que nous soyons sur le point d’être attaqués par une force ennemie composée de membres d’autres espèces n’a pas encore été rendu public. « Mais vous devez accorder aux extra-terrestres qui appartiennent à la Fédération le droit d’éprouver les mêmes sentiments que nous, ajouta-t-il. Des extra-terrestres sont restés au secteur général et, sur leurs divers mondes d’origine, leurs amis ont commencé à penser qu’ils devraient venir ici pour assurer leur protection. C’est aussi simple que cela. — Mais vous prétendiez ne pas vouloir que cette guerre se généralise, protesta Conway. — Ce n’est pas moi qui leur ai demandé de venir ici, professeur, rétorqua sèchement Dermod. Mais à présent qu’ils s’y trouvent je leur trouverai certainement une utilité. Les derniers rapports de nos agents secrets indiquent que la prochaine attaque risque d’être décisive … Plus tard, alors qu’il déjeunait, Mannon apprit la nouvelle de l’arrivée des forces de défense extraterrestres avec la mort dans l’âme. Il commençait à apprécier le fait de se trouver seul et de pouvoir engloutir des steaks à chaque repas, expliqua-t-il tristement à Conway, et maintenant qu’ils devraient certainement s’occuper de blessés d’autres espèces il était probable qu’ils allaient à nouveau être accablés de bandes. Prilicla qui mangeait ses spaghettis déclara qu’il était tout compte fait heureux que tous les médecins extra-terrestres n’eussent pas évacué l’hôpital. Il avait pris soin de ne pas regarder Conway, pour faire cette remarque. Ce dernier, quant à lui, était plongé dans un profond mutisme. La prochaine attaque risque d’être décisive, avait dit Dermod. Elle se produisit trois semaines plus tard, après une période de trêve durant laquelle absolument rien ne s’était passé, exception faite de l’arrivée d’une force de volontaires Tralthiens et d’un unique vaisseau. Conway n’avait jamais entendu parler de l’espèce à laquelle appartenait son équipage dont la classification était QLCL pas plus que de sa planète d’origine. Il apprit que le Secteur Général n’avait encore jamais professionnellement eu affaire à ces êtres, parce qu’ils étaient de nouveaux membres très enthousiastes de la Fédération. Conway aménagea un petit service afin de pouvoir accueillir d’éventuels blessés de cette espèce. Il l’emplit de l’horrible brouillard corrosif qui leur servait d’atmosphère et régla l’éclairage sur le bleu inactinique aveuglant que les QLCL considéraient comme reposant pour la vue. L’offensive commençait presque lentement, pensa Conway en observant à travers le hublot d’observation. La sphère défensive principale semblait à peine touchée par les petites attaques lancées en des points très éloignés de sa surface. Il ne pouvait voir que trois petits tourbillons minuscules et confus d’activité. Les points de lumière qui indiquaient l’emplacement des vaisseaux, des missiles, des missiles anti-missiles et des explosions, paraissaient se déplacer trop lentement pour pouvoir représenter la moindre menace. Mais cette lenteur n’était qu’apparente, car les vaisseaux manœuvraient à un minimum de cinq G alors que des appareils anti-gravifiques automatiques empêchaient leurs équipages d’être réduits en bouillie par leurs accélérations impensables et que les missiles étaient propulsés à des vitesses allant jusqu’à cinquante G. Les écrans de répulsion largement déployés qui repoussaient parfois les missiles étaient invisibles, de même que les rayons presseurs et vibreurs qui anéantissaient presque toujours ceux qui réunissaient à franchir cet écran protecteur. Mais même ainsi, il ne s’agissait que d’un sondage préliminaire des défenses de l’hôpital, une suite de petits raids, le lever de rideau … Conway se détourna du hublot et se dirigea vers son poste. La moindre des escarmouches entraînait des pertes et il avait mieux à faire que rester là, à assister au spectacle. De plus, il savait qu’il obtiendrait une image bien plus exacte du déroulement de la bataille en bas, dans son service. Pendant les douze heures qui suivirent les blessés arrivèrent en un filet régulier, puis les petits raids d’avant garde se métamorphosèrent en lourds coups de boutoir et les blessés arrivèrent selon un flot irrégulier. Finalement, la grande offensive proprement dite commença et ce fut une marée de patients qui déferla dans les services. Conway fut rapidement incapable de pouvoir dire depuis combien de temps il travaillait, qui étaient ses assistants, combien de blessés il avait soignés. À de nombreuses reprises il aurait eu besoin d’une piqûre de remontant pour chasser la fatigue de son esprit et de ses mains, mais de telles injections étaient à présent interdites, quelles que fussent les circonstances … l’équipe médicale avait déjà suffisamment à faire sans que le nombre de ses patients fût encore augmenté par certains de ses membres. Il devait travailler en étant totalement épuisé et il avait parfaitement conscience que les soins qu’il donnait aux blessés laissaient à désirer. Il mangeait et dormait lorsqu’il atteignait le stade où il n’était plus capable de tenir correctement ses instruments. Il voyait parfois à son côté la masse démesurée d’un Tralthien, parfois un infirmier du corps des Moniteurs, parfois Murchison. Murchison, la plupart du temps. Soit elle n’éprouvait pas le besoin de dormir soit elle allait faire une petite sieste en même temps que lui, à moins qu’à un moment tel que celui-ci il eût plus tendance à remarquer sa présence. C’était généralement Murchison qui avançait de la nourriture vers sa bouche obéissante et lui ordonnait d’aller se reposer lorsque cela devenait indispensable. Le quatrième jour, l’attaque ne semblait toujours pas vouloir diminuer. Les vibreurs de la coque extérieure tiraient presque sans interruption et leur consommation d’énergie faisait clignoter les lumières. Le principe qui fournissait la gravité artificielle et compensait les accélérations meurtrières des vaisseaux était le même que celui utilisé pour les armes des deux camps … l’écran répulsif, à l’origine destiné à protéger des météorites, les rayons presseurs et tracteurs, et le vibreur qui était une combinaison des deux. Le vibreur tirait et poussait à la fois … il vibrait … avec une force pouvant atteindre quatre-vingt G selon la largeur de son faisceau. Une poussée de quatre-vingts gravités, puis une traction de quatre-vingts gravités, plusieurs fois par minute. Il n’atteignait naturellement pas toujours sa cible avec précision, car les appareils des deux camps s’esquivaient et prenaient des contre-mesures, mais les tirs étaient toujours suffisamment précis pour déchirer le blindage d’une coque ou, dans le cas d’un petit appareil, de le secouer au point de briser les hommes d’équipage. À présent, il y avait un très grand nombre de vibreurs à l’œuvre. Les forces de l’Empire attaquaient avec acharnement et repoussaient les unités de défense vers la coque externe de l’hôpital. La bataille aérienne qui se déroulait était à présent combattue uniquement à l’aide de vibreurs, car l’espace était trop encombré pour qu’il fût encore possible de lancer des missiles. Cela n’était cependant valable que pour les vaisseaux de combat … car des missiles étaient toujours lancés vers l’hôpital, probablement des centaines, et certains parvenaient à forcer le barrage. À cinq reprises, au moins, Conway perçut l’impact révélateur dans les semelles de ses chaussures alors que ses pieds étaient sanglés au sol du bloc opératoire. Il était inutile de posséder une forte science du diagnostic pour s’occuper des hommes « vibrés ». Il n’était que trop évident qu’ils souffraient de fractures multiples et compliquées qui, dans certains cas, s’appliquaient pratiquement à tous les os de leur corps. De nombreuses fois, alors qu’il devait découper la combinaison de ces corps broyés afin de les en extraire, Conway aurait voulu hurler aux hommes qui avaient amené le blessé : — Mais qu’espérez-vous que je puisse faire de … cette chose? Mais cette chose était encore en vie et, en tant que médecin, il était censé faire tout son possible pour qu’elle le reste. Conway venait de terminer son travail sur un blessé particulièrement mal en point, assisté par Murchison et une infirmière Tralthienne, lorsqu’il prit conscience de la présence d’un DBLF dans la salle. Conway s’était accoutumé aux symboles colorés employés par les militaires Kelgiens pour indiquer leur rang et il nota que celui-ci portait un symbole supplémentaire signifiant qu’il était également un médecin. — Je suis venu vous relever, professeur, annonça le DBLF d’une voix rapide, atone et traduite. J’ai l’habitude de m’occuper des êtres de votre espèce. Le commandant O’Mara désire que vous vous rendiez immédiatement au Sas Douze … Conway lui présenta rapidement Murchison et la Tralthienne … car on amenait un autre blessé et ils devraient se remettre à l’ouvrage dans quelques minutes, puis il demanda : — Pourquoi? — Le professeur Thornnastor a été victime du dernier missile qui nous a atteints, répondit le Kelgien en pulvérisant sur ses manipulateurs le film plastique qui faisait office de gants pour les membres de son espèce. Il faut une personne possédant une connaissance approfondie des autres espèces pour s’occuper de ses patients et des FGLI qui arrivent au Sas Douze. Le commandant O’Mara voudrait que vous les examiniez le plus rapidement possible, afin de savoir de quelles bandes vous aurez besoin. « Et prenez un scaphandre, professeur, ajouta le DBLF comme Conway pivotait pour partir. Le niveau supérieur à celui-ci perd de la pression … Depuis l’évacuation, le service de pathologie n’avait pas eu beaucoup de travail, pensa Conway comme il se propulsait le long des coursives conduisant au Sas Douze, mais le diagnosticien responsable de ce service avait prouvé son universalité en prenant sous sa coupe la plus importante section de soins. En plus des FGLI de sa propre espèce, Thornnastor avait accepté des DBLF et des terriens, et les patients qui avaient eu ce Tralthien irascible, encombrant, et aux capacités exceptionnelles pour les soigner pouvaient s’estimer heureux. Conway se demandait quelle était la gravité de sa blessure, car le médecin kelgien n’avait pas été capable de le lui apprendre. Il passa devant un hublot et jeta un rapide regard à l’extérieur. Ce qu’il vit lui fit penser à un essaim de lucioles enragées. La barre à laquelle il s’agrippait lui secoua la main, indiquant qu’un autre missile avait fait mouche non loin de là. Il y avait deux Tralthiens, un Nidien et un QCQL, revêtu d’un scaphandre, dans le vestibule du sas lorsqu’il y arriva, ainsi que des Moniteurs qui étaient omniprésents. Le Nidien expliqua qu’un vaisseau tralthien avait été pratiquement démantelé par les vibreurs ennemis mais que la majeure partie de l’équipage avait survécu. Les rayons tracteurs du Secteur Général venaient de haler l’appareil endommagé jusqu’au sas et … Le Nidien commença à aboyer. — Arrêtez ! ordonna Conway avec colère. Le Nidien parut surpris, puis se remit à aboyer. Quelques secondes plus tard des infirmières Tralthiennes arrivèrent et commencèrent à l’assourdir avec leurs mugissements modulés de corne de brume alors que le QCQL lui sifflait quelque chose par la radio de sa combinaison. Les Moniteurs, chargés d’amener les blessés par le tunnel de raccordement, semblaient quant à eux simplement déconcertés. Brusquement ; Conway fut couvert de sueur. L’ennemi avait à nouveau touché l’hôpital, mais comme Conway flottait en apesanteur il n’avait pas senti l’onde de choc. Il savait cependant où le missile l’avait atteint. Conway manipula son traducteur, le frappa violemment (un geste absolument inutile) et se propulsa d’un coup de pied vers le plus proche interphone. Sur chaque circuit qu’il essuya des choses hululaient, barrissaient, gémissaient et émettaient des aboiements gutturaux : une folle cacophonie qui lui fit crisser les dents. Une image du bloc opératoire qu’il venait de quitter s’imposa à son esprit. Il voyait Murchison, la Tralthienne et le chirurgien Kelgien en train d’opérer le blessé, sans plus pouvoir se comprendre. Les instructions, les ordres vitaux, les demandes d’instruments chirurgicaux ou d’informations sur l’état du malade … tout cela était donné dans un charabia étranger absolument incompréhensible pour les personnes présentes. Et il voyait cette scène se répéter dans tout l’hôpital. Seuls les êtres appartenant à la même espèce pouvaient encore se faire comprendre entre eux, et même cela n’était pas tout à fait exact. Il y avait des terriens qui ne connaissaient pas l’Universel, qui parlaient les langues de leurs pays d’origine et qui devaient avoir recours aux traducteurs pour s’adresser à leurs semblables … En tendant l’oreille, Conway parvenait à isoler des mots dans cette tour de Babel et une voix qu’il pouvait comprendre. C’était l’intelligence qui luttait contre un très fort bruit de fond et, brusquement, il fut capable de filtrer les parasites et de n’écouter que cette voix, cette voix qui disait : —  … Trois torpilles qui se suivaient, commandant. Les premières ont ouvert le passage aux autres. Nous ne pouvons pas remettre le traducteur en état de marche, car il n’en reste rien d’utilisable. La dernière torpille a explosé à l’intérieur de la salle de l’ordinateur. À l’extérieur de la niche de l’interphone les infirmières extra-terrestres sifflaient, grognaient, et gémissaient entre elles ou à son attention. Il aurait dû donner des instructions pour l’examen préliminaire de ses blessés, faire procéder à l’aménagement de la salle, vérifier que le bloc FGLI était prêt. Mais il ne pouvait rien faire de tout cela pour la simple raison que les infirmières ne pouvaient pas comprendre une seule de ses paroles. XIX Durant un très long moment, qui ne dura peut-être que quelques secondes, Conway ne put trouver le courage qui lui était nécessaire pour sortir du réduit où se trouvait l’interphone et sa réaction eût sans doute suscité un vif intérêt professionnel de la part du psychologue en chef de l’hôpital. Mais Conway vainquit progressivement cette panique, ce désir irraisonné de fuir en courant et d’aller se cacher quelque part, en se rétorquant avec colère qu’il n’existait pas la moindre cachette et en se contraignant à regarder les FGLI qui dérivaient dans la salle. Le lieu où il se trouvait était littéralement empli de ces êtres. Conway n’avait que des rudiments en matière de physiologie tralthienne, mais c’était le dernier de ses soucis car il lui suffisait de prendre une bande FGLI pour combler cette lacune. Une seule chose s’imposait, se mettre au travail sans attendre. Mais il lui était difficile de penser alors que les Moniteurs criaient pour savoir ce qui s’était passé et que les blessés, dont la plupart étaient toujours conscients, créaient un brouhaha pitoyable et frénétique que les tentes pressurisées n’atténuaient que légèrement. — Sergent ! hurla brusquement Conway en désignant les blessés au chef infirmier. Salle quatre-B, niveau deux cent soixante-dix. Vous savez où c’est? Le sous-officier hocha la tête et Conway se tourna vers les infirmières. Il n’obtint aucun résultat avec les Nidiennes et les QCQL, en dépit de sa tentative de langage par signe, et ce ne fut que lorsqu’il immobilisa avec ses jambes les membres antérieurs de la FGLI et qu’il inclina avec force son appendice doté des organes de vision jusqu’au moment où l’amas de globes oculaires fut dirigé vers le point où gisaient les blessés, qu’il obtint une réaction. Il parvint finalement (espéra-t-il) à leur faire comprendre qu’elles devaient accompagner les blessés et s’occuper d’eux une fois arrivées. La salle quatre-B avait été presque entièrement réservée aux blessés FGLI et la majeure partie du corps médical était composé également de Tralthiens, ce qui signifiait qu’une partie des patients pourraient être rassurés par des infirmières qui parlaient leur langue. Conway refusait de penser à ceux qui n’auraient pas cet avantage. On lui avait attribué le service de Thornnastor. Une chose à la fois. Lorsqu’il atteignit le bureau de O’Mara, le commandant ne s’y trouvait pas. Carrington, un de ses assistants, expliqua à Conway que O’Mara s’occupait actuellement de répartir patients et médecins par espèce, chaque fois que c’était possible, et qu’il désirait voir le professeur dès que ce dernier aurait terminé sa tâche dans les services Tralthiens. Carrington ajouta que comme les communications étaient interrompues ou que les lignes étaient occupées par des extra terrestres qui hurlaient un charabia incompréhensible, Conway était prié de bien vouloir venir présenter son rapport ici même ou attendre dans son service afin que le commandant pût le trouver facilement. Dix minutes plus tard, Conway avait reçu la bande dont il avait besoin et se dirigeait vers la salle quatre B. Il lui était déjà arrivé de se soumettre aux bandes FGLI et il ne trouvait pas cela très pénible. De devoir marcher sur seulement deux pieds, au lieu de six, lui donnait un peu l’impression d’être maladroit, et il lui arrivait de tourner la tête et le cou pour ne pas perdre de vue les objets en mouvement, au lieu de les suivre simplement des yeux. Mais ce ne fut que lorsqu’il atteignit son nouveau service qu’il comprit que l’esprit de son partenaire Tralthien s’était confortablement installé dans le sien. Les rangées de patients Tralthiens devinrent son souci le plus immédiat et le plus important, alors que seule une partie de son esprit réfléchissait au problème posé par les infirmières Tralthiennes qui étaient de toute évidence sur le point de céder à la panique et dont il ne pouvait comprendre les paroles, pour une raison qu’il ignorait. Quant aux infirmières terriennes … des sacs informes, chétifs, et disgracieux … elles ne suscitaient que de l’impatience de sa part. Conway se rendit auprès du groupe formé par ces sacs disgracieux et informes, bien que pour la portion encore humaine de son esprit deux d’entre elles eussent des formes véritablement agréables à admirer. — Veuillez m’accorder votre attention, je vous prie, leur dit-il. Je suis en possession d’une bande Tralthienne qui me permettra de m’occuper de ces patients FGLI, mais en raison de la destruction du traducteur je ne pourrai pas leur parler, pas plus qu’aux assistantes Tralthiennes. Il n’y a que vous qui puissiez m’aider pour les examens préliminaires et dans le bloc opératoire. Toutes le fixaient et leur panique s’estompait graduellement alors qu’un médecin compétent leur expliquait finalement ce qu’elles devraient faire, bien qu’il leur eût demandé l’impossible. Il y avait quarante-sept patients FGLI dans ce service, dont huit nouveaux admis qui réclamaient des soins immédiats, alors que les infirmières terriennes n’étaient que trois. — Toute discussion est impossible avec vos collègues FGLI, ajouta-t-il après un instant d’hésitation. Mais vous utilisez les mêmes notations médicales et il doit être possible de mettre au point un système permettant de communiquer entre vous. Ce sera lent et approximatif, bien sûr, mais vous pourrez malgré tout leur faire savoir ce que nous faisons et obtenir leur assistance. « Faites des gestes, tracez des dessins, conclut-il, mais avant toute chose tâchez d’utiliser ce qui se trouve dans vos jolies petites têtes. Des compliments, en un moment pareil … pensa-t-il avec honte. Mais c’était tout ce qu’il avait pu trouver pour l’instant. Après tout il n’était pas un psychologue comme O’Mara … Il avait déjà soigné quatre des cas les plus urgents lorsque Mannon arriva avec un autre FGLI allongé sur une civière retenue au sol par des aimants. Le patient n’était autre que Thornnastor et il était évident au premier regard que le diagnosticien ne pourrait pas reprendre son poste avant longtemps. Mannon décrivit en détail les blessures du diagnosticien et les soins qu’il lui avait donnés, avant d’ajouter : «  … Etant donné que vous avez le monopole des Tralthiens vous êtes le mieux placé pour vous occuper des soins post-opératoires. Et, bon Dieu, ce service est le mieux organisé et le plus calme de tout l’hôpital. Quel est votre secret? Le charme masculin ou une idée de génie? À moins que vous ayez accès à un traducteur de contrebande? Conway expliqua ce qu’il avait fait pour permettre aux infirmières de se communiquer certaines données. — Habituellement, je n’apprécie guère qu’infirmières et médecins s’échangent des messages pendant le travail, marmonna Mannon. Son visage était rendu grisâtre par la fatigue et cette tentative d’humour n’était qu’un réflexe conditionné. « Mais cette méthode semble efficace, dans le cas présent. Je vais lui faire de la publicité. Ils installèrent l’énorme corps de Thornnastor dans l’une des constructions tubulaires capitonnées utilisées en apesanteur comme lit pour les FGLI. — J’ai pris moi aussi une bande FGLI, déclara alors Mannon. J’en avais besoin pour Thorny. Maintenant, deux QCQL m’attendent. Je ne savais pas qu’il existait de telles créatures avant ce jour, mais O’Mara avait leur bande. Je vais devoir travailler en scaphandre car le poison qu’elles respirent tuerait instantanément tout ce qui marche, rampe ou vole, elles exceptées. Ces deux êtres sont toujours conscients alors que je ne peux même pas leur parler. Je sens que je vais m’amuser. Ses épaules s’affaissèrent brusquement et les muscles qui tiraient vers le haut des commissures de ses lèvres renoncèrent au combat. « Je voudrais que vous puissiez trouver quelque chose, Conway, dit-il tristement. Dans des services comme celui-ci ou des patients et quelques infirmières appartiennent à la même classification, la situation n’est pas trop grave. Relativement, je veux dire. Mais là où les blessés et les membres du personnel médical sont complètement différents et ou les uniques représentants d’une race au sein du personnel extra-terrestre ont été blessés lors du bombardement, les choses sont bien plus difficiles. Conway avait entendu le bombardement, une série ininterrompue et irrégulière de chocs qui s’étaient répercutés à travers l’armature métallique de l’hôpital, comme si quelqu’un avait frappé sur un gong désaccordé. Il l’avait entendu et avait essayé de ne pas y penser, car il savait que des membres du personnel passaient dans la catégorie des blessés et que l’état des blessés dont le personnel s’occupait déjà devenait deux fois plus grave. — Je peux me l’imaginer facilement, répondit-il sombrement. Mais de devoir m’occuper du service de Thornnastor me donne déjà énormément de travail … — Tout le monde a énormément de travail ! rétorqua sèchement Mannon. Mais il faut pourtant que quelqu’un trouve une solution, et vite ! Que veut-il que je fasse? pensa Conway avec colère alors que Mannon s’éloignait. Puis il se tourna vers le patient suivant. Depuis quelques heures un phénomène très étrange se produisait dans son esprit. Il avait commencé par avoir l’impression de comprendre à moitié ce que disaient les infirmières Tralthiennes présentes dans la salle. Il mettait cela sur le compte du fait que la bande FGLI (l’enregistrement complet des souvenirs d’un éminent physiologiste de cette race) lui avait fourni un nombre important de renseignements sur les attitudes, les expressions et le ton de la voix des Tralthiens. Il estimait que s’il n’avait jamais éprouvé cela auparavant, c’était sans doute parce qu’il n’avait jusqu’alors jamais dû s’occuper d’autant de Tralthiens en si peu de temps, et qu’il avait de toute façon toujours disposé d’un traducteur. Mais travailler presque uniquement avec des Tralthiens avait eu un résultat inattendu. La personnalité enregistrée du FGLI prenait une place plus importante que d’habitude dans son esprit, au détriment de sa personnalité humaine. Il n’y avait aucun combat pour la prise de possession de son cerveau, aucun conflit. Cela se produisait sans heurts pour la simple raison qu’il était contraint de penser à la façon d’un FGLI. Lorsqu’il avait à s’adresser à une infirmière ou un patient de type terrien, il devait à présent faire de grands efforts de concentration, lorsque leurs premières paroles n’étaient pas pour lui un charabia incompréhensible. Et maintenant il commençait à entendre et comprendre le tralthien. C’était loin d’être parfait, naturellement. Avant de parvenir au FGLI qui occupait son esprit, les barrissements et mugissements pachydermiques passaient par le filtre d’oreilles qui étaient humaines et non tralthiennes, ce qui entraînaient des distorsions et des altérations de timbre. Les mots avaient tendance à être étouffés et grondants, mais il en comprenait un certain nombre, ce qui indiquait qu’il possédait une sorte de traducteur intégré. C’était naturellement un processus à sens unique. À moins que? … Alors qu’il préparait le blessé suivant avant d’entamer l’intervention, il décida d’essayer de répondre. Son alter ego FGLI savait comment prononcer les mots, comment faire fonctionner ses cordes vocales, et la voix des êtres de type terrien était censée être l’instrument le plus universel de toute la galaxie. Conway prit une profonde inspiration et barrit. Sa première tentative fut désastreuse. Elle se termina par une quinte de toux incontrôlable qui sema de l’inquiétude et de la consternation sur toute la longueur et la largeur du service. Mais il parvint à ses fins lors du troisième essai … et une infirmière Tralthienne lui répondit ! Ensuite, ce ne fut plus qu’une simple question de temps jusqu’au moment où il disposa d’un nombre suffisant de termes pour pouvoir donner les instructions principales. Puis les interventions suivantes furent effectuées plus rapidement, plus efficacement, et avec des chances de survie bien plus grandes pour les patients. Les infirmières humaines étaient visiblement impressionnées par les sons étranges qui jaillissaient de la gorge fatiguée de Conway. Elles semblaient également trouver un certain côté humoristique à la situation … — Bravo, bravo, dit une voix familière et irritée dans le dos de Conway. Je constate que vous êtes partisan du travail dans la joie et que votre service est empli de patients souriants alors que le Gentil Médecin leur remonte le moral en imitant les cris des animaux de la ferme. Où diable vous croyez-vous, Conway? Que faites-vous? Conway fut surpris de constater que O’Mara était vraiment en colère … qu’il ne jouait pas la comédie habituelle du psychologue irascible. En raison des circonstances, il pensa qu’il avait tout intérêt à répondre à la seconde question et ignorer la première qui était purement rhétorique. — Je m’occupe des patients de Thornnastor et de quelques nouvelles admissions, dit-il calmement. Nous en avons terminé avec les Moniteurs et les FGLI et je comptais justement aller vous demander une bande DBLF pour les Kelgiens qui viennent d’arriver. O’Mara renifla bruyamment. — Je vais charger un médecin Kelgien de s’occuper d’eux, dit-il avec colère. Et entretemps vos infirmières pourront s’occuper des autres. Vous ne semblez pas avoir conscience que votre service n’est pas le seul de cet hôpital, qu’il y en a trois cent quatre-vingt-quatre, professeur Conway. Vous oubliez que des blessés ont un besoin urgent de recevoir des soins et qu’ils ne les recevront pas parce que le personnel du service où ils se trouvent siffle alors qu’ils bêlent. Vous oubliez que les blessés s’entassent autour des sas, certains dans des coursives qui s’ouvrent à présent sur l’espace, et que leurs civières hermétiques ne leur fourniront pas éternellement de l’air. Vous savez, les blessés qui s’y trouvent ne doivent guère se sentir rassurés … — Que voulez-vous que je fasse? demanda Conway. Pour une raison qu’il ignorait, cela rendit O’Mara encore plus furieux. — Je ne sais pas, professeur Conway. Je suis un psychologue et je ne peux plus rien faire d’utile, car la majeure partie de mes patients ne parlent plus la même langue que moi. J’ai essayé d’inciter ceux qui le font encore à trouver une solution pour nous permettre de nous sortir de ce merdier. Mais ils sont tous bien trop occupés à traiter les malades dans leur propre service, pour pouvoir penser à l’hôpital dans son ensemble. Ils laissent ce soin aux Grands Cerveaux … — En raison des circonstances, la logique voudrait que vous demandiez à un diagnosticien d’avoir une idée de génie. La colère de O’Mara s’expliquait, pensa Conway. Un psychologue devait trouver extrêmement frustrant de ne plus pouvoir écouter ses patients et leur parler. Mais son animosité envers Conway semblait être d’une nature personnelle, comme si ce dernier n’avait pas été à la hauteur de sa tâche. — Il ne faut plus compter sur Thornnastor, répondit O’Mara qui baissait légèrement la voix. Vous étiez probablement trop occupé pour savoir que les deux autres diagnosticiens encore présents ont été tués plus tôt, aujourd’hui même. Quant aux professeurs Harkness, Irkultis, Mannon … — Mannon? Est-ce qu’il …? — Je pensais que vous le saviez, répondit O’Mara, presque avec douceur, étant donné que cela s’est passé à deux niveaux d’ici. Il pratiquait une intervention sur deux QCQL lorsque le bloc opératoire a été éventré. Un éclat de métal a déchiré sa combinaison. Il y a eu une dépressurisation et, juste avant que le poison qui sert d’atmosphère à ses patients se soit dissipé dans l’espace, Mannon en a respiré. Mais il vit encore. Conway découvrit qu’il avait retenu son souffle. — J’en suis heureux, dit-il. — Moi aussi, déclara avec brusquerie O’Mara. Mais ce que j’avais commencé à vous dire c’est qu’il ne reste aucun diagnosticien et aucun professeur autre que vous, et que l’hôpital est plongé dans une pagaille épouvantable. En tant que médecin le plus haut placé de l’hôpital, quelles sont vos intentions? Il resta à fixer Conway. Il attendait une réponse. XX Conway avait cru que rien ne pourrait le bouleverser plus profondément que la destruction du système traducteur quelques heures plus tôt. Il découvrait à présent qu’il ne désirait pas de la responsabilité que O’Mara lui mettait sur les épaules et le simple fait d’y penser le terrorisait. Cependant, il y avait eu un temps où il avait rêvé d’être nommé directeur du Secteur Général et d’avoir un contrôle absolu du domaine médical à l’intérieur de cet organisme gigantesque. Mais, dans ces rêves, l’hôpital n’avait jamais été un Léviathan à l’agonie partiellement détruit par la guerre et virtuellement paralysé par l’interruption de toute communication entre ses organes vitaux et séparés. Il n’avait jamais envisagé non plus qu’il serait hérissé d’armes mortelles, doté d’un personnel insuffisant et d’un nombre de patients dépassant de loin sa capacité. Il était probable que c’était uniquement en de telles circonstances que quelqu’un tel que lui pouvait devenir directeur d’un pareil hôpital, se dit-il tristement. Il n’était pas le meilleur élément disponible, mais le seul. Malgré tout, de savoir qu’il serait à la tête du Secteur Général durant les derniers jours ou les dernières semaines de son existence, lui faisait ressentir une émotion indéfinissable : un mélange de peur, de colère et de fierté. Conway jeta un rapide coup d’œil à son service, à la rangée ordonnée bien qu’irrégulière des lits destinés aux terriens et aux Tralthiens, et à son équipe efficace et calme. Il pouvait être fier d’être parvenu à ce résultat. Mais il commençait à comprendre qu’il avait considéré ce lieu comme un refuge où il s’était terré, et qu’il avait fui ses responsabilités. — J’ai bien une idée, dit-il brusquement à O’Mara. Mais elle n’est pas très brillante et j’estime que nous ferions mieux d’aller en discuter dans votre bureau. Parce que vous allez probablement émettre des objections et que vos éclats de voix risqueraient de gêner mes malades. O’Mara le fixa d’un regard pénétrant. Lorsqu’il parla, toute trace de colère avait disparu de sa voix qui était à nouveau simplement ironique. — Je trouve des objections à faire à toutes vos idées, professeur. C’est dû au fait que je possède un esprit bien plus méthodique que vous. En chemin vers le bureau du psychologue ils croisèrent un groupe d’officiers supérieurs du corps des Moniteurs et O’Mara expliqua à Conway qu’il s’agissait d’une partie de l’état major de Dermod qui s’apprêtait à transférer le haut commandement tactique à l’intérieur de l’hôpital. Dermod se trouvait actuellement à bord du Vespasien. Mais à présent même les gros cuirassés ne pouvaient plus résister à la poussée de l’ennemi et le commandant de la flotte avait déjà eu le Domitien presque entièrement détruit sous lui … Une fois arrivés, O’Mara s’expliqua. — Ce n’est pas une idée tellement valable et lorsque nous avons rencontré ces Moniteurs, en venant ici, j’en ai eu une que j’estime meilleure. Supposez que nous demandions à Dermod de nous laisser utiliser les traducteurs de son vaisseau? … O’Mara secoua négativement la tête. — C’est hélas impossible. J’ai déjà envisagé cette solution. Il semble que les uniques ordinateurs-traducteurs suffisamment importants pour mener à bien cette tâche sont ceux des cuirassés, et ils font à tel point partie intégrante de leur structure que le vaisseau qui devrait s’en passer deviendrait pratiquement une épave. De plus, pour nos besoins les plus stricts, il nous faudrait disposer des ordinateurs de vingt cuirassés. Nous ne disposons plus d’autant d’unités et Dermod a trouvé une autre utilisation à celles qui nous restent. « Et maintenant, quelle est votre première idée? Celle qui n’est pas brillante. Conway l’expliqua. Lorsqu’il eut terminé O’Mara le fixa durant près d’une minute. — Considérez que je m’oppose à votre projet, et catégoriquement, dit-il finalement. Considérez, si vous voulez, que j’ai bondi au plafond et que j’ai abattu mon poing sur mon bureau, car c’est exactement ce que j’aurais fait si je n’étais pas aussi crevé. Savez-vous vraiment dans quoi vous vous êtes laissé embringuer? Quelque part, dans les profondeurs de l’hôpital, s’éleva le son d’une explosion qui possédait une résonance ridicule rappelant celle d’un gong. Conway sursauta involontairement, puis rétorqua : — Je le crois. Il se produit une importante confusion mentale et un certain inconfort, mais j’estime qu’il doit être possible d’éviter cela en laissant l’entité étrangère prendre presque totalement possession de son cerveau, jusqu’au moment où le but désiré est atteint. Il suffit alors de reprendre partiellement le contrôle de son esprit, puis d’effectuer la traduction. C’est ce qui s’est passe avec la bande Tralthienne et il n’existe aucune raison pour que ça ne marche pas avec une bande DBLF, ou n’importe quelle autre. La langue DBLF est très facile et il est plus aisé de gémir comme un Kelgien que de barrir comme un Tralthien … Conway espérait qu’il n’aurait pas à s’attarder quelque part, qu’il n’aurait à rester que le temps strictement nécessaire pour régler les problèmes locaux de traduction. Certains sons des langages extra-terrestres étaient extrêmement difficile à reproduire, mais il envisageait de modifier certains instruments de musique qui pourraient dans certains cas remplacer les cordes vocales. Et il ne serait pas l’unique traducteur ambulant car il restait encore des médecins extra-terrestres et humains qui pourraient l’aider en prenant une ou deux bandes. Certains étaient peut-être déjà sous l’influence de doubles personnalités, mais il n’avait pas encore pensé à les utiliser comme interprètes. Alors que Conway parlait, sa langue avait fort à faire pour ne pas se laisser distancer par son esprit qui s’était emballé. — Un instant, l’interrompit O’Mara. Vous ne cessez de répéter qu’il faut d’abord laisser une personnalité prendre le dessus, puis la réprimer, et finalement faire cohabiter les deux. Vous risquez de découvrir que vous n’en êtes pas capable. Le mélange de plusieurs bandes physiologiques est d’une utilisation délicate et vous n’avez jusqu’à présent jamais partagé votre esprit avec plus de deux de ces bandes. Je dispose de votre dossier. O’Mara hésita un instant avant d’ajouter avec gravité : « Ce que l’on obtient, ce sont les souvenirs enregistrés par un spécialiste médical extra-terrestre qui se trouve sur sa planète natale. Ce n’est pas une entité étrangère qui lutte pour prendre possession de l’esprit récepteur, mais en raison du fait que ses souvenirs et sa personnalité sont juxtaposés aux siens, on risque de s’imaginer qu’il essaye de s’en emparer et d’être pris de panique. Certaines bandes ont été enregistrées par des individus très agressifs, vous savez. « Il arrive parfois des choses étranges aux médecins qui gardent pour la première fois plusieurs bandes durant un certain temps. Ils ressentent de la douleur, des démangeaisons, parfois des troubles organiques. Tout cela est d’origine psychosomatique, naturellement, mais pour les personnes concernées c’est aussi pénible qu’une affection réelle. Un esprit fort pourrait contrôler et même annuler ces troubles, mais un esprit qui est uniquement fort finit par être brisé. Pour pouvoir surmonter cette épreuve il faut posséder un esprit à la fois fort et flexible, et également quelque chose qui fasse office d’ancre mentale, un élément que l’on doit trouver soi-même … « Et en supposant que j’accepte, conclut-il brusquement, combien de bandes vous faudrait-il? Conway établit rapidement une liste mentale. Tralthien, Kelgien, Malfien, Nidien, les plantes ambulantes qu’il avait rencontrées avant de se rendre sur Etla et qui étaient elles aussi, restées au Secteur Général, ainsi que les créatures que Mannon soignaient lorsqu’il avait été blessé. — FGLI, DBLF, ELNT, DBDG Nidien, AACP et QCQL, dit-il. Six en tout. O’Mara serra les lèvres. — Je n’aurais rien à dire si c’était un diagnosticien qui voulait faire cette tentative, rétorqua-t-il, car ces derniers ont l’habitude de projeter leur esprit en six directions différentes. Mais vous êtes simplement … — Le médecin au statut le plus élevé de tout l’hôpital, termina Conway en souriant. — Hmmm … déclara O’Mara. Dans le silence qui s’ensuivit ils purent entendre des voix humaines et un étrange langage singulier dans le couloir, à l’extérieur du bureau. Ils ignoraient qui était à l’origine de ces bruits, mais ces personnes devaient crier très fort car le bureau du commandant était censé être insonorisé. — Entendu, dit brusquement O’Mara, vous pouvez essayer. Mais je ne tiens pas à devoir m’occuper de vous dans le cadre de ma spécialité, ce qui est une possibilité bien plus grande que vous ne semblez le penser. Nous ne disposons pas d’un nombre suffisamment important de médecins pour que je vous laisse foncer tête baissée dans une cellule capitonnée. Je vais vous coller un chien de garde. Nous allons ajouter une bande GLNO à celles se trouvant déjà sur votre liste. — Prilicla ! — Oui. En raison de sa faculté d’empathie, il a été soumis à une rude épreuve par les radiations émotionnelles paniquées qui le baignent depuis un certain temps et j’ai dû lui faire administrer des sédatifs. Mais je pense qu’il pourra malgré tout vous aider. Allez vous allonger sur le divan. Conway obéit et O’Mara installa le casque sur son crâne. Puis le commandant se mit à lui parler avec douceur. Par instants, il lui posait des questions et à d’autres il se contentait de soliloquer. Il déclara qu’il fallait absolument être inconscient pour un transfert multiple et que Conway devrait, en fait, dormir durant au moins quatre heures afin que de bons résultats pussent être obtenus. Il ajouta que le professeur avait grand besoin de sommeil et dit encore qu’il était probable que Conway avait proposé un plan aussi abracadabrant dans l’unique but d’avoir une excuse légitime pour prendre un peu de repos. Un travail important l’attendait, lui dit doucement le psychologue, et en plus d’être sept personnes à la fois, il lui faudrait également se trouver en sept endroits à la fois, ce qui justifiait amplement qu’il fît un bon somme … — Je ne pense pas que ce sera très difficile, répondit Conway qui luttait pour garder les yeux ouverts. Je ne resterai dans chaque service que le temps strictement nécessaire pour apprendre quelques termes et phrases de base et les enseigner aux infirmières. Juste de quoi leur permettre de comprendre lorsqu’un chirurgien leur dit : « Scalpel » ou encore « Écartez-vous, votre respiration me chatouille la nuque … » Les dernières paroles que Conway perçut nettement furent celles de O’Mara qui lui répondait : — Raccrochez-vous à votre sens de l’humour, mon vieux, vous allez en avoir besoin … Il s’éveilla dans une chambre qui était à la fois trop vaste et trop exiguë, étrangère de six manières différentes tout en étant en même temps très familière. Mais il ne se sentait pas reposé le moins du monde. Accroché au plafond par six pattes filiformes il y avait un petit, énorme, fragile, magnifique, répugnant insecte qui lui rappelait ses pires cauchemars : les cllels amphibies qu’il avait l’habitude de chasser au fond de son lac privé pour son petit déjeuner ; et maintes autres choses y compris un Cinrusskin absolument normal en tout point semblable à lui. L’être commençait à frissonner légèrement face aux radiations émotionnelles qu’émettait Conway. Tous ses égo savaient que les GLNO de Cinruss étaient des êtres empathiques. Conway se fraya un chemin jusqu’à la surface du tourbillon de pensées, de souvenirs et d’impressions étrangères, et estima qu’il était temps de se mettre au travail. Il disposait de Prilicla pour tester son idée. Il commença à chercher et à extraire les souvenirs et l’expérience du GLNO qui partageait son esprit et plongea dans un écheveau de données étrangères en quête du type d’informations dont il se ne souvenait pas consciemment mais qu’il utilisait constamment : la connaissance de la langue Cinrusskin. Non, pas la langue Cinrusskin, se reprit-il avec irritation, « sa » langue. Il devait penser, réagir, et écouter comme un GLNO. Il parvint graduellement à ce résultat … Et ce n’était guère agréable. Il était un Cinrusskin, un membre d’une race d’insectes fragiles vivant sous faible gravité et possédant des facultés empathiques. Il pouvait à présent accorder à certaines choses l’attention qu’elles méritaient : l’élégant exosquelette délicatement tacheté et l’éclat iridescent et plein de jeunesse des ailes pas entièrement atrophiées de Prilicla, de même que la façon dont ses mandibules frissonnaient d’inquiétude face à sa détresse. Car Conway appartenait maintenant à une race dotée de la faculté d’empathie. Tous les souvenirs et les expériences de sa vie de GLNO étaient ceux d’un empathique normalement heureux et sain, mais qui avait à présent perdu sa faculté d’empathie. Il pouvait naturellement voir Prilicla, mais il ne possédait plus le pouvoir qui lui aurait permis de partager ses émotions et qui aurait subtilement nuancé chacune de ses paroles, chacun de ses gestes et chacune de ses expressions. Tout ce qui faisait de chaque rencontre entre deux Cinrusskins une expérience apportant une joie sans mélange. Il pouvait se souvenir avoir eu des contacts empathiques, se souvenir en avoir eu toute sa vie, mais à présent il n’était guère plus qu’un sourd et muet. Son cerveau humain n’avait pas cette faculté et en imprimant dans son esprit le souvenir de l’avoir autrefois possédée il ne pouvait pas dire qu’il avait fait une bonne affaire. Prilicla émit une série de sons cliquetants et bourdonnants. Conway, qui ne s’était jamais adressé au GLNO autrement que par l’entremise du traducteur automatique qui filtrait toutes les intonations et les émotions, l’entendit dire : — Je suis désolé. Sa voix était emplie d’inquiétude et de pitié. En réponse, Conway tenta de faire les doux trilles et cliquetis du nom du GLNO et dont la prononciation du mot Prilicla n’était qu’une approximation maladroite. À la cinquième tentative il parvint à émettre un son relativement proche de celui qu’il avait voulu produire. — C’est très bien, ami Conway, approuva chaleureusement Prilicla. Je ne pensais pas que votre idée permettrait d’obtenir de pareils résultats. Pouvez-vous me comprendre? Conway chercha les mots sons qu’il désirait trouver, puis se mit à les reproduire soigneusement. — Merci, dit-il. Et oui. Il tenta alors de construire des phrases plus compliquées, d’exprimer des termes techniques afin de traduire des détails médicaux et physiologiques. Il y parvint pour certains et échoua pour d’autres. C’était au mieux le plus primitif des charabias, mais il persévéra. Puis il fut brusquement interrompu dans ses efforts. — Ici, O’Mara, annonça une voix qui jaillit de l’interphone de la chambre. Vous devez vous être réveillé, à présent, et je dois vous fournir les dernières informations sur la situation, professeur. L’attaque des forces Impériales se poursuit toujours, mais elle s’est un peu atténuée depuis que nous avons reçu en renforts des volontaires extraterrestres. Il y a des Melfiens, quelques Tralthiens supplémentaires et un bataillon d’Illensiens. Vous allez donc devoir vous occuper également de PVSJ qui respirent le chlore. À l’intérieur de l’hôpital … Suivit une énumération détaillée des pertes et du personnel encore disponible réparti par espèces, emplacement et nombre, ainsi que d’autres données sur les problèmes particuliers qui se posaient à chaque section, et sur leur urgence. «  … a vous de décider par où commencer, ajouta O’Mara. Mais le plutôt sera le mieux. Cependant, au cas où vous vous sentiriez désorienté, je répète … — Inutile, répondit Conway. J’ai passé le cap le plus difficile. — Bien. Comment vous sentez-vous? — C’est épouvantable, horrible, et très bizarre. — Votre réaction est absolument normale, déclara sèchement O’Mara. Terminé. Conway défit la sangle qui le retenait au lit et posa ses jambes sur le sol. Il se raidit immédiatement, incapable de se lever. Parmi tous les êtres qui habitaient son esprit nombreux étaient ceux qui étaient terrorisés par l’apesanteur. Leur réaction était instinctive et c’était pour cette raison qu’elle était si difficile à surmonter. Puis, durant un instant, il fut pris de panique comme il découvrait que ses pieds n’adhéraient pas au plafond comme ceux de Prilicla. Et lorsqu’il relâcha sa prise, sur le rebord du lit, il se rendit compte avec horreur qu’il s’était retenu avec un appendice livide et flasque, affreusement différent des contours nets et durs du manipulateur qu’il s’était attendu à voir. Il parvint cependant à traverser la chambre et à s’engager dans la coursive. Il la suivit sur une distance de cinquante mètres. Puis quelqu’un l’arrêta. Un infirmier en colère, vêtu de l’uniforme vert du corps des Moniteurs, voulait savoir pour quelle raison il avait quitté son lit et de quelle section il venait. Le langage utilisé par le militaire était haut en couleurs et plutôt insultant. Conway prit alors conscience de son gros corps grossier et fragile, d’un rose répugnant. Un corps absolument parfait, insistait une partie de son esprit, bien qu’un peu trop maigre. Et cette monstruosité informe et chétive était ceinte, au point où prenaient naissance ses deux appendices inférieurs, par un morceau de tissu blanc qui n’avait apparemment aucune utilité. Ce corps lui semblait ridicule autant que totalement étranger. Bon Dieu ! pensa O’Mara qui luttait pour se dégager d’un tourbillon d’impressions étrangères. J’ai oublié de m’habiller. XXI La première mesure que prit Conway fut d’installer un représentant de chaque espèce dans la salle des communications. Il avait rétabli un semblant d’ordre dans le réseau en postant à chaque interphone des Moniteurs chargés d’en interdire l’usage aux extra-terrestres … si les usagers en puissance n’insistaient pas trop et n’étaient pas trop musclés. Cela permettait désormais aux membres du personnel de type terrien de communiquer entre eux. Mais avec des extra-terrestres au central, on pouvait répondre et retransmettre les appels émanant d’êtres appartenant à d’autres catégories. Conway passa près de deux heures, plus de temps qu’il n’en avait perdu partout ailleurs, pour se mettre en rapport avec les standardistes extra-terrestres et établir une liste de synonymes qui leur permettraient de transmettre des messages simples, très simples. Il était accompagné par deux Moniteurs experts en linguistique et ce furent ces derniers qui lui suggérèrent de faire un enregistrement sur bande de sa pierre de Rosette heptalingue et d’en établir d’autres pouvant convenir aux situations particulières de chaque service. Où qu’il aille, il était suivi par Prilicla, les linguistes, et un technicien radio du corps, en plus des groupes d’infirmières qui s’agglutinaient de temps en temps autour de lui. C’était un cortège impressionnant, mais Conway n’était pas d’humeur à apprécier cela. Le personnel soignant de type terrien représentait plus de la moitié de l’effectif global actuel, mais les blessés humains du corps des Moniteurs étaient supérieurs aux extra-terrestres dans un rapport de trente contre un. À certains niveaux, une infirmière avait sous sa responsabilité tout un service occupé par des Moniteurs, avec seulement quelques Tralthiens ou Kelgiens qui essayaient de la seconder. Dans de tels cas, le travail de Conway consistait simplement à permettre un échange minimal de termes entre infirmières humaines et extra-terrestres. Mais dans d’autres cas, lorsque le personnel médical était composé de ELNT et de FGLI alors que tous les patients placés sous leur responsabilité étaient des DBLF, des QCQL et des terriens ; que des humains devaient s’occuper de ELNT ou que des AACP végétaux devaient veiller sur un assortiment de pratiquement toutes les espèces présentes, la solution la plus simple eût été de transférer ces patients dans des services placés sous la responsabilité d’êtres de la même espèce qu’eux … mais ils ne pouvaient pas toujours être déplacés pour diverses raisons : leur cas était trop grave ; le personnel nécessaire pour effectuer le transfert n’était pas disponible ; où il n’y avait aucune infirmière appartenant à l’espèce en question. En présence de telles situations, le travail de Conway était infiniment plus complexe. Le manque d’infirmières, quelle qu’en fût l’espèce, était un mal chronique. En ce qui concernait les médecins, la situation était désespérée. Il contacta O’Mara. — Nous ne disposons pas d’un nombre suffisant de médecins, dit-il. Je pense que nous devrions laisser plus de liberté d’action aux infirmières tant sur le plan du diagnostic que sur celui du traitement des blessés. Elles devront faire ce qu’elles estiment être le mieux, sans attendre le feu vert des docteurs qui, de toute façon, sont bien trop occupés pour pouvoir superviser leur travail. De nombreux blessés arrivent à chaque instant et je ne peux pas trouver de … — Faites-le, c’est vous le patron, l’interrompit durement O’Mara. — Bien, répondit Conway, irrité. Autre chose. De nombreux médecins m’ont proposé de prendre deux ou trois bandes afin de pouvoir servir d’interprètes, en plus de la bande qu’ils ont déjà pour effectuer les interventions. Et certaines infirmières se sont également portées volontaires pour … — Non ! hurla O’Mara. Certains de vos volontaires sont déjà montés me voir, mais ils ne peuvent pas faire l’affaire. Les médecins qui nous restent sont soit des internes très jeunes, soit des membres du service de santé du corps des Moniteurs, soit encore des extra-terrestres qui sont arrivés avec les volontaires. Aucun ne possède l’expérience des bandes physiologiques multiples. Cela les plongerait irrémédiablement dans la démence, en moins d’une heure. « Quant aux infirmières, ajouta-t-il avec une pointe d’ironie dans la voix, vous avez déjà dû noter que les femelles DBDG de type terrien possèdent un esprit plutôt singulier. Une de leurs singularités est une tendance d’origine sexuelle et profondément enracinée à faire les difficiles. En dépit de tout ce qu’elles peuvent dire, elles ne permettront jamais, je dis bien jamais, à des étrangers de prendre apparemment possession de leur jolie petite cervelle. Si cela devait se produire, il en résulterait de graves dommages mentaux. Je m’y oppose formellement. Terminé. Conway reprit sa visite des services. Cela devenait épuisant. Bien que sa technique se fût améliorée, le processus de traduction l’obligeait à une tension constante. Et dans les périodes relativement calmes, entre les moments où il tenait son rôle d’interprète, il avait l’impression que sept personnes différentes discutaient en hurlant à l’intérieur de son cerveau, alors que sa propre voix ne parvenait que rarement à se faire entendre. Sa gorge était à vif, à force d’émettre des sons pour laquelle elle n’avait pas été prévue, et il avait faim. Mais ses sept lui-même avaient des opinions différentes sur la façon d’apaiser cette faim, des idées épouvantablement différentes. Etant donné que le ravitaillement de l’hôpital avaient souffert autant que tout le reste de ces attaques, il ne disposait plus d’un vaste choix dans lequel il aurait peut-être découvert des plats insipides qui n’auraient pas scandalisé, ou tout au moins pas donné envie de rendre à ses alter ego. Il dut se contenter de manger des sandwiches en gardant les yeux fermés, de peur de découvrir ce qui les composait, et de boire de l’eau et du glucose. Aucune de ses multiples personnalités n’avait de préjugés contre ce liquide. Finalement, une certaine organisation dans la réception et le traitement des blessés fut mis en place dans chaque niveau habitable … c’était très lent, mais cela fonctionnait. Et maintenant qu’il y avait de quoi recevoir les blessés, le travail suivant de Conway consisterait à évacuer ceux qui encombraient les abords des sas. Il y avait même à présent des civières pressurisées ancrées à la coque externe, lui avait-on dit. Prilicla s’y opposa. Durant quelques minutes, Conway essaya de découvrir pour quelle raison. Une des objections principales de Prilicla était que tout le personnel de l’hôpital était épuisé, lui inclus. Les autres arguments manquaient de poids ou étaient trop subtils pour le système de communication embryonnaire à leur disposition. Conway les ignora et se dirigea vers le sas le plus proche. En ce lieu, les problèmes étaient fort semblables à ceux qui se posaient à l’intérieur de l’hôpital … Son principal handicap était représenté par la radio et de son scaphandre qui gênait considérablement le processus de traduction. Mais la perte de temps provoquée fut compensée par le système de déplacement plus rapide qu’il mit au point. Les opérateurs de rayons tracteurs qui halaient les épaves et les débris autour de l’hôpital pouvaient déplacer tout son groupe d’un point à l’autre en quelques secondes. Mais il découvrit que la portion Melfienne de son esprit, qui n’avait pas été troublée outre-mesure par l’apesanteur régnant à l’intérieur de l’hôpital, était plongée dans une profonde terreur hors de ses murs protecteurs. Le ELNT Melfien qui avait enregistré cette bande, un être amphibie très proche d’un crabe qui vivait principalement sous les flots, ne s’était encore jamais rendu dans l’espace. Conway dut combattre la panique qui menaçait son esprit aux nombreux colocataires, autant que la peur que tous ressentaient face à la bataille qui se déroulait au-dessus de leurs têtes. O’Mara lui avait dit que la pression de l’ennemi s’était amoindrie, mais Conway ne pouvait s’imaginer une attaque plus violente que celle à laquelle il assistait. Aucun missile n’était employé entre les unités combattantes car attaquants et défenseurs étaient bien trop rapprochés les uns des autres et formaient une mêlée inextricable. Comme de petits modèles réduits aux déplacements rapides, tellement nets qu’il avait l’impression de pouvoir en saisir un en tendant simplement la main, les vaisseaux tournoyaient en effectuant un ballet furieux et chaotique. Séparément ou regroupés, ils plongeaient, tournoyaient, esquivaient frénétiquement, rompaient leur formation ou voyaient leur formation rompue, se regroupaient puis attaquaient à nouveau. C’était un mouvement ininterrompu irrésistible et presque hypnotique. Cela ne produisait naturellement pas le moindre son. Des missiles étaient toujours lancés contre l’hôpital, une cible trop volumineuse pour pouvoir être ratée, et leurs explosions étaient perceptibles grâce à l’onde de choc plus que par la détonation. Entre les vaisseaux, les rayons tracteurs et presseurs se tendaient tels des doigts solides mais invisibles vers leur cible afin de la ralentir ou la dévier de façon à ce qu’il fût possible de l’atteindre avec un rayon vibreur. Parfois trois appareils, ou plus, convergeaient sur une unique cible et la démantelaient en quelques secondes. Parfois, un vibreur bien dirigé éventrait le système chargé de créer une gravité artificielle interne juste avant de stopper la poussée des moteurs. L’équipage était alors écrasé par la forte accélération et le vaisseau basculait hors du champ de bataille, à moins qu’un servant braquât sur lui un autre vibreur ou qu’un opérateur de rayon tracteur le ramenât vers le Secteur Général dans l’espoir qu’il y eût des survivants. Mais qu’il y en eût ou non, l’épave pourrait être utilisée … La coque de l’hôpital, autrefois lisse et luisante, était à présent une masse de cratère profonds et déchiquetés et de plaques gauchies. Et comme les missiles frappaient deux fois, ou même trois fois, au même endroit (c’était ainsi que l’ordinateur traducteur avait été détruit) on comblait ces cratères à l’aide des épaves, dans l’espoir d’empêcher les missiles d’exploser plus profondément à l’intérieur de l’hôpital. Pour ce faire, tous les types d’épaves pouvaient convenir et les opérateurs de rayons tracteurs ne faisaient pas les difficiles. Conway se trouvait sur un affût de projecteur de rayon tracteur lorsqu’un de ces appareils détruits fut halé vers eux. Il vit les sauveteurs jaillir hors de l’abri du sas, contourner prudemment la carcasse, puis y pénétrer. Environ dix minutes plus tard ils en assortirent en tirant … quelque chose. — Professeur, dit le sous-officier responsable de la batterie. Je crois que j’ai fait une erreur. Mes hommes disent que la bestiole qu’ils viennent de dégager appartient à une espèce qu’ils ne connaissent pas et ils voudraient que vous alliez lui jeter un coup d’œil. Je suis désolé mais, vous savez, toutes les épaves se ressemblent. Je ne crois pas que celle-ci soit celle d’un appareil de la Fédération … Six parties de l’esprit de Conway contenaient des personnalités qui ne disposaient d’aucune donnée sur la guerre et qui n’accordaient guère d’importance à cette nuance. En tant que représentant d’une minorité cérébrale, Conway ne le pensait pas non plus, mais il savait par contre que ni lui ni le sergent n’avaient le temps de se lancer dans un débat moral à ce sujet. Il jeta un bref regard, puis ordonna : — Amenez-la à l’intérieur. Niveau Deux-Quarante. Service numéro sept. Depuis qu’il avait ces bandes dans son esprit, Conway avait dû se contenter d’observer sans rien faire, pendant que les patients (des blessés dont l’état était tel qu’ils auraient eu besoin d’être pris en charge par de grands chirurgiens, ne fût-ce que pour effectuer l’intervention elle-même) étaient opérés par des êtres épuisés, harassés, mais bien intentionnés, qui ne possédaient tout simplement pas une habileté suffisante. Ils faisaient ce travail du mieux qu’ils le pouvaient, tout simplement parce qu’il n’y avait personne de plus capables qu’eux pour l’effectuer. Conway aurait souvent voulu intervenir, mais il s’était souvenu, et s’était fait rappeler par Prilicla et le reste de son entourage, qu’il devait penser à la situation dans son ensemble et non aux cas isolés. Réorganiser l’hôpital était bien plus important que n’importe lequel des patients. Mais à présent il estimait qu’il devait renoncer à son rôle d’organisateur pour redevenir un véritable médecin … Il s’agissait d’une nouvelle espèce et O’Mara ne disposerait pas d’une bande sur sa physiologie. De plus, si le patient reprenait conscience, il ne pourrait lui donner le moindre renseignement pour la simple raison que le traducteur était hors d’usage. Mais Conway s’occuperait de cet être et personne ne pourrait l’en dissuader. Le service numéro sept se trouvait à côté de la Section ou un médecin militaire Kelgien et Murchison faisaient des miracles sur un assortiment de patients FGLI, QCQL et de type terrien, et il leur demanda à tous deux de venir l’assister. Conway classifia le nouvel arrivant en tant que TRLH. Cela avait été rendu possible par le fait que la combinaison spatiale du blessé était aussi transparente que souple. Si elle n’avait pas été aussi flexible, cet être aurait eu des blessures moins sévères, mais ce serait alors la combinaison elle-même qui aurait cédé, au lieu de ployer sous la pression des forces qui étaient venues s’écraser contre elle. Conway pratiqua une petite ouverture dans le scaphandre, préleva un échantillon de l’atmosphère interne, puis le scella. Il plaça l’échantillon dans l’analyseur. — Et dire que je trouvais celle des QCQL épouvantable, avoua Murchison lorsqu’il lui communiqua les résultats. Mais il est possible de reproduire cette atmosphère. Je suppose qu’il va falloir remplacer l’air de cette salle? — Oui. Occupe-t-en, répondit Conway. Ils se glissèrent dans leurs combinaisons chirurgicales, le modèle ultra léger standard, hormis pour les sections des bras et des mains qui se terminaient par une fine pellicule élastique qui formait comme une seconde peau. L’air ambiant fut remplacé par l’atmosphère que respirait le patient et ils se mirent à découper son scaphandre. Le TRLH possédait une fine carapace qui couvrait son dos et s’incurvait vers le bas et le dessous pour protéger la région centrale inférieure. Quatre jambes massives, ayant une unique jointure, prenaient naissance dans la section découverte et la tête, très grosse mais à l’ossature légère, était dotée de quatre appendices manipulateurs, de deux yeux en retrait mais extensibles, et de deux bouches, d’une desquelles coulait un filet de sang. L’être avait dû être projeté contre plusieurs éléments métalliques en saillie. Sa coquille était brisée en six endroits et, en un point, elle avait presque volé en éclats. Les morceaux étaient profondément enfoncés dans la chair et, en cette partie de son corps, l’être perdait rapidement son sang. Conway commença par répertorier les dommages internes à l’aide du scanner à rayons X puis, quelques minutes plus tard, il fit signe pour indiquer qu’il était prêt à commencer l’intervention. Il n’était pas prêt le moins du monde, mais le patient se vidait de son sang. La disposition des organes internes était différente de tout ce qu’il avait auparavant rencontré et les six personnalités médicales qui partageaient son cerveau n’avaient elles non plus jamais rien vu de semblable. Mais Conway recevait des suggestions sur le métabolisme probable des êtres qui respiraient une atmosphère aussi corrosive de la part du QCQL, du Melfien l’explication des méthodes pouvant être employées pour explorer la carapace endommagée, alors que les FGLI, DBDL GKNO et AACP lui communiquaient leur expérience. Mais cela ne lui simplifiait pas toujours la tâche … À tout instant ils lui hurlaient des avertissements pour l’inciter à la prudence, à tel point qu’à une occasion Conway resta plusieurs secondes immobile, les mains tremblantes, dans l’impossibilité de poursuivre l’intervention. Il devait à présent sonder plus profondément les souvenirs implantés dans son cerveau, alors qu’il n’avait jusque là recherché que des données sémantiques, et tout remontait à la surface. Les cauchemars et les névroses de ces individus étaient éveillés par le fait de se retrouver inextricablement mélangés à d’autres et ce phénomène s’amplifiait et empirait à chaque minute. Les êtres qui avaient fourni les bandes n’avaient jamais fait le moindre séjour dans un hôpital à multi-environnements et n’avaient pas l’habitude des points de vue d’autres espèces. Conway pensa que la solution consistait à se rappeler constamment qu’il n’était pas placé sous l’influence de personnages séparés mais simplement d’une masse de données de types différents. Cependant il était affreusement épuisé et il commençait à perdre tout contrôle sur ce qui se déroulait dans son esprit. Et les souvenirs s’enflaient en un flot sombre. Souvenirs insignifiants mais secrets et honteux, pour la plupart concernant le sexe … et cela, chez les extra-terrestres, lui était totalement étranger, à tel point étranger qu’il eût voulu hurler. Il découvrit brusquement qu’il était courbé en deux et en sueur, comme si un poids insupportable lui écrasait le dos. Il sentit Murchison lui saisir le bras. — Qu’est-ce qui se passe? demanda-t-elle d’une-voix pressante. Je peux faire quelque chose? Il secoua négativement la tête, car durant une seconde il n’avait pas su comment s’exprimer dans sa langue maternelle. Puis il la fixa durant dix bonnes secondes. Lorsqu’il se détourna il gardait d’elle une image qui correspondait à ce qu’elle était pour lui, et non ainsi que pouvait la voir un Tralthien, un Melfien, ou un Kelgien. L’inquiétude qu’il avait lue dans les yeux de la fille ne s’adressait qu’à lui. Par instants, Conway avait eu ses propres pensées, normales, humaines. Il les serra contre lui avec force et, durant un moment, il put se dominer à nouveau. Un laps de temps suffisant pour pouvoir terminer l’intervention chirurgicale en cours. Puis son esprit se scinda brusquement en sept éléments et il chut dans le puits sans fond et ténébreux de sept enfers différents. Il ne sut pas que ses membres se raidirent, ployèrent, et se tordirent comme si chacun d’eux avait été possédé par des entités différentes. Il ignora également que Murchison le tira à l’extérieur de la salle et le soutint pendant que Prilicla, qui risquait sa vie et ses membres arachnéens si fragiles, lui administrait l’injection qui lui ferait perdre conscience. XXII Le bourdonnement de l’interphone éveilla brusquement Conway, dans le cadre étroit, agréable et familier, de sa propre chambre. Il se sentait reposé, frais et dispos, et il était impatient de prendre son petit déjeuner. De plus, la main qu’il utilisa pour repousser ses draps possédait cinq doigts roses, ce qui lui sembla tout à fait naturel. Mais il prit alors conscience d’une chose très étrange qui le fit hésiter pendant un certain moment. Tout était silencieux !.. — Afin de vous éviter une fatigue inutile en demandant : « Où suis-je? » ou encore « quelle heure est-il? » Je vais vous apprendre que vous êtes resté inconscient durant deux jours, dit la voix lasse de O’Mara. Pendant cette période, hier en début de matinée, pour être exact, l’ennemi a interrompu son offensive et ne l’a pas encore reprise. Vous m’avez donné énormément de travail. Pour votre bien vous avez été placé sous hypnose afin d’oublier tout ce qui s’est passé, et vous ne pourrez donc pas m’être éternellement reconnaissant de tout ce que j’ai fait pour vous. Comment vous sentez-vous, à présent? — En pleine forme, répondit Conway avec enthousiasme. Je ne ressens pas la … je veux dire qu’il semble y avoir beaucoup de place, dans ma tête … O’Mara poussa un grognement. — La répartie qui s’impose est naturellement que votre tête est vide, mais je m’abstiendrai de la faire. Le psychologue en chef, en dépit de ses efforts pour conserver un ton sec et ironique, comme à l’accoutumée, paraissait totalement épuisé … ses paroles étaient rendues indistinctes par la lassitude. Mais Conway savait que O’Mara n’était pas un homme a être las … il pouvait seulement, s’il était surchargé de travail pendant une période extrêmement longue, succomber à la fatigue mentale … — Le commandant de la flotte désire nous rencontrer dans quatre heures, ajouta O’Mara. Aussi ne vous occupez d’aucun cas d’ici là. À présent tout se déroule normalement, quoi qu’il en soit, et vous pouvez vous permettre de faire l’école buissonnière pendant un certain temps. Je vais aller me coucher. Terminé. Il découvrit qu’il serait extrêmement difficile de passer quatre heures sans rien faire. Le réfectoire principal était bondé de Moniteurs : servants des batteries de projecteurs chargés de la défense de l’hôpital, équipages des vaisseaux, membres des services d’entretien et de la division médicale qui venaient prêter main forte au personnel soignant civil. Les conversations animées et nerveuses étaient trop joyeuses et se rapportaient toutes à la tournure qu’avait pris et prendrait la bataille. Il semblait que les Moniteurs avaient été repoussés jusqu’à la coque externe lorsqu’une force de volontaires extra-terrestres Illensiens avait jailli hors de l’hyperespace, juste au-delà de la sphère formée par les appareils ennemis. Les vaisseaux Illensiens, trop volumineux et mal conçus, ressemblaient à des cuirassés bien qu’ils eussent en fait un armement comparable à celui d’un croiseur léger. Mais à la vue de ces énormes appareils jaillissant hors du néant, l’ennemi avait été pris de panique. Les forces attaquantes avaient temporairement battu en retraite pour se regrouper et les Moniteurs, qui n’avaient quant à eux absolument rien à regrouper, avaient porté leurs efforts sur l’augmentation de l’armement de leur dernière ligne de défense : l’hôpital lui-même. Mais bien que cela l’eût autant concerné que toutes les autres personnes présentes, Conway éprouvait de la répugnance à se mêler de ces conversations joyeusement morbides. Depuis que O’Mara avait effacé toutes les bandes physiologiques et avait effectué un rafistolage de son esprit, le cauchemar de l’avant-veille et sa connaissance des langues extra-terrestres avaient disparus et il ne pouvait à présent engager la moindre conversation avec les extra-terrestres disséminés dans la salle. Les infirmières de type terrien étaient quant à elles monopolisées par les Moniteurs, généralement selon un rapport de dix ou vingt contre une, avec une amélioration évidente du moral de part et d’autre. Conway mangea rapidement et se leva. Il avait parfaitement conscience que son propre moral avait lui aussi grand besoin d’être remonté. Ce qui l’incita brusquement à se demander si Murchison était de service, en repos, ou endormie. Si elle dormait il ne pourrait rien faire, mais si elle travaillait il n’aurait qu’à la faire remplacer et ensuite … Chose étrange, il n’avait guère de remords de conscience à l’idée d’abuser sans vergogne de son autorité à des fins personnelles. Il estima qu’en temps de guerre les personnes devaient se sentir moins liées qu’en période normale à leurs codes éthiques ou professionnels. Sur le plan moral Conway dégénérait. Mais Murchison venait de terminer son service lorsqu’il arriva dans sa section et il n’eut pas à commettre ouvertement le crime qu’il avait eu l’intention de perpétrer. De cette même voix forte et trop désinvolte qu’il avait jugée si artificielle, lorsqu’il l’avait entendue dans le réfectoire, il lui demanda si elle n’était pas libre, lui proposa d’aller faire une promenade et marmonna quelque chose d’horriblement banal concernant un travail intensif et pas assez de distractions … — Pas libre … distractions ! Mais je ne souhaite qu’une seule chose : allez dormir ! protesta-t-elle. Puis elle ajouta, sur un ton plus modéré : « Tu ne pourrais … je veux dire, ou pourrions-nous aller, que pourrions-nous faire? L’hôpital est une épave. Est-ce que je devrai m’habiller? — L’aire de délassement est toujours là, répondit Conway. Et tu es très bien comme ça. L’uniforme réglementaire des infirmières, une blouse bleue serrée et un pantalon … très ajusté afin de permettre de se glisser facilement dans ou hors d’un scaphandre, mettait la silhouette de Murchison en valeur, mais elle paraissait morte de fatigue. Comme elle débouclait la ceinture blanche retenant ses bourses à instruments et qu’elle ôtait sa coiffe et son filet à cheveux, Conway rugit dans les profondeurs de sa gorge, ce qui provoqua une quinte de toux. Sa gorge était toujours irrité pour avoir été utilisée afin d’émettre des sons extraterrestres. Murchison rit tout en secouant sa chevelure et en frottant ses joues, dans le but de leur rendre quelques couleurs. — Promets-moi de ne pas me retenir trop longtemps … lui demanda-t-elle avec bonne humeur. Alors qu’ils se dirigeaient vers l’aire de délassement il leur était difficile de ne pas parler travail. De nombreuses sections de l’hôpital s’étaient retrouvées sans atmosphère et le surpeuplement des services encore habitables était important … il n’y avait pas un seul couloir encore pressurisé qui n’était pas bondé de blessés. Et c’était une situation que nul n’avait prévue. Personne ne s’était attendu à ce que l’ennemi utilise un armement limité. S’il avait employé l’arme nucléaire il n’y aurait pas eu à présent ce surpeuplement des services et, sans doute, pas d’hôpital. La plupart du temps Conway n’écoutait pas Murchison, mais elle ne semblait pas le noter. Peut-être parce que son esprit était ailleurs, lui aussi … Ils découvrirent que pas le moindre détail de l’aire de délassement n’avait changé, mais que tout ce qui n’était pas des détails avait été radicalement bouleversé. Le centre de gravité de l’hôpital se trouvait au-dessus de l’aire de loisirs et tout ce que qui aurait normalement dû se trouver sur le sol ou dans la baie était regroupé contre le plafond, où s’était créé un chaos translucide d’eau mêlée de sable, de poches d’air, et d’une procession de globes de liquide à travers lesquels le soleil submergé brillait dans des teintes de pourpres chaud et profond. — Oh, que c’est joli ! Et reposant, aussi, s’exclama Murchison. L’éclairage donnait à sa peau une coloration chaude et sombre qui, pour Conway, était indescriptible mais extrêmement belle. Ses lèvres, d’un pourpre doux virant vers le noir, étaient légèrement entrouvertes pour révéler des dents qui paraissaient presque iridescentes, et ses grands yeux étaient mystérieux et luisants. — Le terme le plus juste serait : romantique, fit-il remarquer. Ils se propulsèrent doucement dans la vaste salle, en direction du restaurant. Les cimes des arbres glissaient sous eux et ils franchirent une nappe de brouillard dû au refroidissement de la vapeur que faisait naître le chaud soleil sous-marin. Cette brume couvrit leur visage et leurs bras de gouttelettes. Conway prit la main de Murchison et la serra avec douceur, mais leur vitesse n’était pas tout à fait la même et ils se mirent à tournoyer autour de leur centre de gravité. Conway fléchit légèrement son coude pour attirer Murchison vers lui, et leur mouvement s’amplifia. Puis il glissa son autre bras autour de la taille de la fille qu’il serra contre lui. Elle alla pour protester puis, brusquement, elle l’embrassa et l’étreignit avec autant de passion que lui. Et la baie vide, les falaises et le ciel liquide et pourpre, tournoyèrent follement autour de leurs deux corps enlacés. Dans un recoin calme et impersonnel de son esprit Conway pensa que sa tête aurait tourné même si son corps avait été fermement ancré sur le sol, en raison de ce genre de baiser. Puis ils atteignirent lentement le sommet de la falaise, de l’autre côté de la baie, et ils se séparèrent en riant. Ils utilisèrent les plantes vertes artificielles pour se tirer vers l’ex-restaurant. À l’intérieur il faisait sombre et durant sa lente chute vers le plafond, de l’eau s’était accumulée sous la verrière transparente et sous les parasols de chaque table. Comme des fruits fragiles et inconnus l’eau pendait en grappes qui s’agitaient légèrement à leur passage, ou éclataient en centaines de petits globes argentés lorsqu’ils heurtaient une table. En raison de la faible hauteur du plafond et du manque de clarté, il leur était difficile d’éviter les obstacles et ils furent bientôt entourés de ces sphères liquides qui semblaient venir se réunir autour d’eux pour renvoyer une centaine de reflets minuscules et distordus de Murchison et de Conway. Ce dernier pensa que c’était semblable à un monde de rêve, un rêve ou tous ses désirs étaient comblés. La silhouette sombre et belle de Murchison qui flottait à son côté ne lui permettait pas d’en douter. Ils s’assirent à une des tables, avec prudence afin de ne pas déloger l’eau accumulée sur le parasol. Conway prit les mains de Murchison dans une des siennes, alors qu’il se servait de l’autre pour les retenir à leurs sièges. — Je dois te parler, lui dit-il. Elle lui adressa un sourire las. Conway essaya de le faire. Il tenta de dire les choses qu’il s’était si souvent répétées à lui-même, mais ce qui sortit de sa bouche fut un galimatias décousu. Elle était belle, dit-il, et il ne voulait pas être simplement son ami. Elle était une petite idiote stupide pour être restée et il l’aimait. Il la désirait et il aurait été heureux de passer des mois (pas trop quand même) à la garder dans un recoin où elle n’aurait pu répondre rien d’autre que oui. Mais à présent ils n’avaient pas le temps de faire les choses convenablement. Elle occupait tout le temps ses pensées et même pendant l’opération du TRLH c’était cela qui lui avait permis de tenir jusqu’au bout. Et durant tout le bombardement, il avait eu peur que … — Je m’inquiétais à ton sujet, moi aussi, l’interrompit-elle avec douceur. Tu te rendais dans chaque section de l’hôpital et les missiles explosaient de partout … Tu savais toujours exactement ce qu’il fallait faire et … et j’avais peur que tu te fasses tuer … Son visage s’assombrit alors que son uniforme trempé collait à son corps. Conway sentit sa gorge se serrer. « Tu as été merveilleux avec le TRLH, ajouta-t-elle avec chaleur. C’était comme de travailler avec un diagnosticien. Sept bandes, d’après ce que m’a dit O’Mara. Je … je lui avais demandé de m’en donner une, un peu plus tôt, afin de pouvoir t’aider. Mais il a refusé parce que … Elle hésita, puis détourna le regard. «  … parce qu’il pense que les filles sont très difficiles dans le choix des personnes qu’elles autorisent à prendre possession d’elles. Je veux naturellement parler de l’esprit … — À quel point difficiles? dit Conway d’une voix pâteuse. Est-ce que les … les amis sont exclus de ce choix? Alors qu’il lui posait cette question il se pencha involontairement vers elle et sa main lâcha le siège auquel il se retenait. Conway s’éleva lourdement, heurta le parasol, et son front frôla un des globes en suspension. La tension de surface se brisa et l’eau se répandit sur son visage. Il cracha et repoussa le liquide qui se pulvérisa en un nuage de petites bulles irisées. Puis il les vit. C’était l’unique fausse note dans cet univers paradisiaque, une pile de missiles non amorcés qui occupaient un recoin obscur de la salle. Ils étaient retenus au sol par des pinces ainsi que par un filet. On avait pris cette précaution supplémentaire, au cas où les fixations s’ouvriraient sous l’impact d’une explosion. Le filet n’était pas tendu et, sans lâcher Murchison, Conway se propulsa vers lui d’un coup de pied. Il tâtonna jusqu’au moment où il trouva la bordure du filet et put le soulever. — Il est impossible d’avoir une discussion tranquille alors que nous flottons dans les airs, dit-il doucement. Entre dans mon salon … Ce filet ressemblait peut-être un peu trop à une toile d’araignée à moins que le ton de la voix de Conway eût un peu trop rappelé celui que devait employer une épeire pour inviter une mouche. Il sentit qu’elle hésitait. La main qu’il tenait dans la sienne tremblait. « Je … je devine ce que tu ressens, dit-elle rapidement, sans le regarder. Je t’aime bien, moi aussi. Et mes sentiments envers toi sont peut-être plus forts que cela. Mais ce ne serait pas bien. Je sais que nous n’avons pas le temps, mais nous éclipser comme ça … c’est égoïste. Je continue de penser à tous les hommes qui se trouvent dans les couloirs, et aux blessés qui vont encore arriver. Je sais que ça peut paraître démodé, mais nous sommes censés penser d’abord aux autres. C’est pourquoi … — Merci, dit Conway avec colère. Merci de me rappeler où est mon devoir. — Oh, je t’en prie ! Elle se mit à pleurer et l’étreignit à nouveau, collant sa tête contre la poitrine de Conway. « Je ne désirais pas te faire de peine et je ne voudrais pas que tu m’en veuilles. Mais je ne pensais pas que la guerre était une chose aussi horrible. J’ai peur. Je ne veux pas que tu sois tué et rester seule. Oh, je t’en supplie, serre-moi fort contre toi et … et dis-moi ce que je dois faire … Ses yeux scintillaient et ce ne fut qu’en voyant un de ces minuscules points lumineux s’éloigner dans les airs que Conway prit conscience qu’elle pleurait en silence. Il ne s’était jamais imaginé que Murchison pouvait pleurer. Il la serra contre lui durant un long moment, puis il s’écarta d’elle avec douceur. — Je ne t’en veux pas, dit-il durement, mais je ne tiens pas à parler de ce que je ressens en ce moment. Viens, je vais te raccompagner jusqu’à ta chambre. Mais il ne put le faire. Les mugissements des sirènes retentirent seulement quelques minutes plus tard et lorsqu’ils s’interrompirent une voix résonna dans les haut-parleurs pour demander au professeur Conway de se rendre à l’interphone le plus proche. XXIII Autrefois, cette salle avait abrité la Réception, avec trois Nidiens chargés de résoudre très rapidement les problèmes parfois complexes posés par le transfert des patients entre les vaisseaux-ambulances qui les amenaient et l’hôpital lui-même. À présent on y trouvait le quartier général du haut commandement et vingt moniteurs qui murmuraient dans leur laryngophone, les yeux rivés à des écrans sur lesquels apparaissaient les appareils ennemis selon des rapports d’agrandissement allant de zéro à cinq cents. Sur deux écrans principaux on voyait des sections de la flotte Impériale en partie masquées par des lignes spectrales et des dessins géométriques, alors qu’un stratège de haut rang essayait de prédire quel serait le prochain mouvement de l’ennemi. Le dernier écran offrait une vision panoramique de la coque de l’hôpital. Un missile fondit vers elle comme une lointaine étoile filante. Il y eut un petit éclair et un minuscule geyser de débris s’éleva. Le déchirement métallique qui se réverbéra dans la salle était hors de proportion avec cette image. — Ils se sont retirés hors de portée des batteries lourdes de l’hôpital et ils continuent de nous pilonner de missiles, déclara Dermod. C’est une tactique de harcèlement destinée à nous affaiblir avant l’offensive principale. Toute contre-attaque de notre part, avec nos forces mobiles encore disponibles, aurait pour résultat leur destruction. Elles sont à tel point inférieures en nombre qu’elles ne peuvent avoir la moindre utilité sans le soutien des défenses de l’hôpital. Nous n’avons donc d’autre choix que de tenir du mieux que nous le pouvons et préserver nos forces pour … — Quelles forces? demanda colèreusement Conway. À son côté, O’Mara émit un borborygme désapprobateur et de l’autre côté du bureau le commandant de la flotte lui adressa un regard sévère. Lorsque Dermod parla à nouveau, il s’adressait directement à Conway, sans pour autant répondre à sa question. — Nous pouvons également nous attendre à subir des petits raids exécutés à l’aide d’unités rapides et très maniables, dans le but de nous ébranler encore plus. Les blessés dont vous aurez à vous occuper seront des Moniteurs chargés de la défense de la coque, des membres des équipages des vaisseaux et peut-être également quelques ennemis. Ce qui m’amène à un sujet sur lequel j’aimerais avoir quelques précisions. Vous semblez vous occuper d’un grand nombre d’ennemis blessés, professeur, et vous m’avez dit que vous avez déjà atteint les limites du … — Comment diable pouvez-vous le dire? s’exclama Conway. L’expression de Dermod se fit encore plus distante, mais cette fois il répondit à la question. — Parce que je dispose de rapports indiquant que des patients sont couchés côte à côte avec des êtres de même type physiologique et qu’ils découvrent brusquement que leur voisin parle un charabia incompréhensible. Quelles mesures comptez-vous prendre pour … — Aucune ! rétorqua Conway. Il était à présent tellement en colère qu’il aurait aimé saisir ce militaire borné et insensible par la gorge et le secouer jusqu’au moment où il retrouverait un semblant d’humanité. Au début, il avait trouvé Dermod plutôt sympathique. Il avait estimé que cet homme était attentionné et sensible, autant qu’un commandant de flotte compétent, mais depuis quelques jours il personnifiait les forces aveugles et implacables qui avaient pris au piège Conway et tous les autres membres du personnel de l’hôpital. Depuis le début de la dernière offensive ennemie, il avait été prévu une réunion journalière des autorités militaires et médicales, et lors des trois entrevues de ce type qui avaient déjà eu lieu Conway s’était rendu compte qu’il s’opposait de plus en plus fréquemment au commandant de la flotte. Mais lorsque Conway l’attaquait, Dermod ne ripostait pas. Il se contentait de le fixer avec des yeux si tristes et lointains que Conway avait l’impression que le militaire ne le voyait même pas. Et lorsque O’Mara lui avait calmement conseillé de tenir sa langue et de ne pas être aussi susceptible, cela avait été inutile. O’Mara avait avancé que Dermod devait diriger les opérations, qu’il s’efforçait de faire de son mieux, et que la tension à laquelle il était soumis excusait une certaine brusquerie de sa part. — Vous ne traitez certainement pas les blessés ennemis de la même façon que les nôtres, dit froidement Dermod à l’instant même où Conway venait de décider de se montrer à l’avenir plus patient avec ce militaire insensible. — Il est difficile de savoir à qui nous avons affaire, répondit Conway d’une voix si calme que O’Mara en parut immédiatement inquiet. De vagues différences dans la conception des combinaisons n’ont aucune signification pour les infirmières ou pour moi-même. Et lorsque, ainsi que cela se produit fréquemment, le scaphandre est en lambeaux de même que l’uniforme, ce dernier est souvent impossible à identifier, parce que maculé de sang. Entre l’injection d’analgésique et le moment où le blessé sombre dans l’inconscience, les gémissements qu’il émet ne sont pas faciles à traduire. De plus, s’il existe une méthode permettant de faire la différence entre le hurlement de douleur d’un Moniteur et celui d’un ennemi, je ne tiens pas à la connaître. Il avait commencé sa phrase d’une voix calme mais lorsqu’il la termina il criait presque. «  … Je ne fais aucune différence entre les blessés, pas plus que les autres membres du personnel soignant ! Nous sommes toujours dans un hôpital, bordel ! À moins que … — Calmez-vous, Conway. C’est toujours un hôpital, dit avec douceur O’Mara. — Mais c’est également une base militaire ! rétorqua sèchement Dermod. — Ce que je ne comprends pas, intervint O’Mara qui essayait désespérément d’empêcher les choses de s’envenimer, c’est la raison pour laquelle ils ne nous détruisent pas à l’aide d’armes nucléaires … Une autre explosion, plus lointaine cette fois, renvoya son écho métallique dans la salle. — S’ils ne nous achèvent pas avec une bombe atomique, commandant, répondit Dermod dont les yeux étaient toujours rivés sur ceux de Conway ; c’est tout simplement parce qu’ils doivent s’emparer de l’hôpital et non le détruire. Les forces politiques qui sont derrière cette attaque en ont besoin. L’ennemi doit prendre et occuper cet avant-poste de la Fédération. Le général de l’Empire doit remporter un triomphe et non une victoire à la Pyrrhus, soumettre l’ennemi et occuper son territoire, peu importe le nombre d’ennemis ou les dimensions ridicules du territoire en question, afin que cette campagne apparaisse comme un triomphe militaire aux yeux des citoyens de l’Empire. « Nos pertes sont très lourdes, ajouta froidement Dermod. En raison de la nature d’un combat spatial, le pourcentage de blessés est seulement de dix pour cent et nous avons la chance de disposer à la fois d’importantes installations médicales immédiatement accessibles et d’une excellente position défensive. Le nombre de blessés ennemis est bien plus élevé que le nôtre et je l’évalue selon un rapport de vingt contre un, et s’ils devaient à présent nous envoyer une bombe nucléaire (alors qu’ils auraient pu le faire au tout début de l’engagement sans perdre un seul homme) certaines questions extrêmement embarrassantes seraient posées au sein de l’Empire. Et si l’Empereur ne pouvait répondre à ces questions il risquerait de découvrir que cette guerre, et toute la belle ferveur martiale qu’il a fait naître, se retournerait contre lui … — Pourquoi ne pas les contacter? l’interrompit durement Conway. Dites-leur la vérité à notre sujet et parlez-leur des blessés. Vous ne vous attendez certainement pas à pouvoir remporter cette bataille, alors … pourquoi ne pas capituler? … — Nous ne pouvons pas communiquer avec eux, professeur. Ils refusent de nous écouter. Ou s’ils le font, ils ne croient pas une seule de nos paroles. Ils savent, ou croient savoir, ce que nous sommes censés avoir fait sur Etla et les atrocités qui sont commises ici. Leur dire que nous avons sincèrement voulu aider les Etliens et que nous avons été contraints d’assurer la défense de cet hôpital ne serait d’aucune utilité. Une série d’épidémies s’est abattue sur Etla juste après notre départ et cet établissement n’a plus rien, extérieurement bien sûr, d’un hôpital. Tout ce que nous pourrions leur dire n’aurait aucun poids, seuls nos actes comptent. Et ce que nous faisons est exactement ce que la propagande Impériale les a incités à attendre de notre part. « S’ils réfléchissaient vraiment, ils se seraient déjà interrogés sur le nombre important d’extraterrestres qui nous aident. Selon leur point de vue, nous avons asservi les autres races. Pour eux, ce ne sont guère plus que des esclaves maintenus sous le joug d’une horrible tyrannie. Les volontaires qui se battent à nos côtés ne le font pas comme des esclaves, mais au stade actuel c’est une nuance qui est trop subtile pour pouvoir être notée. L’ennemi se laisse guider par les émotions plus que par la logique … — Et moi également ! L’interrompit durement Conway. Je pense à mes patients. Les services sont surpeuplés. Des blessés gisent dans tous les recoins et les couloirs de l’hôpital, dans des conditions de protection insuffisantes en cas de dépressurisation … — Vous êtes devenu incapable de penser à autre chose qu’à vos malades, professeur ! rétorqua sèchement Dermod. Peut-être serez-vous surpris d’apprendre que je pense à eux, moi aussi, mais que je fais tout mon possible pour ne pas me laisser gagner, comme vous, par une sentimentalité larmoyante. Si je permettais à de tels sentiments d’avoir le dessus je finirais par ressentir de la colère, par haïr l’ennemi. Et avant même de m’en rendre compte, j’éprouverais un désir de revanche … Une autre explosion résonna comme un gong désaccordé et puissant dans tout l’hôpital. Le commandant augmenta progressivement la voix. «  … Or vous devez savoir que le corps des Moniteurs fait office de police dans la majeure partie de la galaxie habitée et que pour maintenir la paix à l’intérieur de la Fédération il doit faire appel aux sciences psychologiques et sociales. En bref, qu’il s’est chargé de guider et façonner l’opinion tant sur le plan des individus que de toute une population planétaire. Je peux accepter la situation dans laquelle nous nous trouvons : une équipe de Moniteurs et de médecins valeureux qui résistent face aux attaques implacables et incessantes d’un ennemi à la supériorité numérique écrasante. Même ainsi, il faudrait que cette situation se prolonge extrêmement longtemps pour que la Fédération se mette vraiment en colère et mobilise toutes ses forces contre l’ennemi. Trop longtemps pour que cela puisse nous être de la moindre utilité. Mais pensez à la façon dont nous serions vengés, professeur ! À présent sa voix tremblait et son visage était blême et tendu de fureur. Il criait. « Dans le cadre d’une guerre interstellaire il est impossible d’annexer des mondes. On peut seulement les détruire. Les quarante planètes de ce petit Empire puant seraient écrasées, pulvérisées, totalement anéanties ! O’Mara ne disait rien et Conway ne pouvait pas parler, lui non plus, pas plus qu’il ne parvenait à détacher le regard de Dermod pour voir la réaction du psychologue face à cet éclat. Il n’aurait jamais cru possible que le commandant de la flotte donne ainsi libre cours à sa colère et il était brusquement terrorisé. Car sa vie dépendait autant de l’équilibre mental et nerveux de Dermod que de celui de O’Mara, que cela lui plaise ou non. — Mais le corps est une force de police, si vous vous en souvenez, ajouta-t-il colèreusement. Nous essayons de considérer cela comme un simple incident, une émeute à l’échelle interstellaire dans laquelle les pertes dans les rangs des émeutiers sont plus nombreuses que dans ceux des forces chargées du maintien de l’ordre. J’estime personnellement qu’il est trop tard pour leur faire comprendre la vérité et éviter une guerre généralisée, mais je me refuse à haïr nos ennemis. Voilà toute la différence entre vouloir maintenir la paix et vouloir faire la guerre, professeur. « Et je n’admets pas que des médecins pleurnicheurs et à l’esprit étroit, qui n’ont d’autres soucis que de s’occuper de leurs blessés, me rappellent de quelle, horrible façon mes hommes meurent. Qu’ils essayent de me faire changer de point de vue, me faire haïr des gens qui sont en tout point semblables à nous, si ce n’est qu’ils ont reçu de fausses informations. « Et peu m’importe que vous vous occupiez des blessés ennemis avec autant de prévenances que des nôtres, hurla-t-il. Il avait essayé de baisser la voix, mais avait échoué. « Cependant, vous allez obéir aux ordres que je vais vous donner à leur sujet. Nous nous trouvons dans une base militaire et ces blessés appartiennent à l’autre camp. Ceux dont l’état permet de se déplacer doivent être placés sous bonne garde, afin de les empêcher de commettre des actes de sabotage. Est-ce que vous comprenez, professeur? — Oui, commandant, répondit Conway d’une voix fluette. Lorsqu’il quitta la Réception en compagnie de O’Mara, quelques minutes plus tard, Conway avait toujours l’impression d’être sur des charbons ardents. Il était à présent évident qu’il s’était lourdement trompé sur le compte du commandant de la flotte et qu’il devait lui présenter ses excuses pour les pensées peu amènes qu’il avait eues à son sujet. Sous son vernis de froideur, Dermod était un homme foncièrement bon. Brusquement, O’Mara s’adressa à lui. — J’aime bien voir ces personnes réservées et possédant un fort contrôle d’elles-mêmes perdre leur sang froid à l’occasion. Sur un plan psychologique, c’est une réaction utile, si l’on tient compte de la tension nerveuse à laquelle Dermod est actuellement soumis. Je ne suis pas mécontent que vous soyez parvenu à le mettre en colère. — Et quelle est votre opinion à mon sujet? demanda Conway. — Professeur, votre cas est totalement différent. Vous ne possédez aucun contrôle de vous-même. En dépit de votre nouvelle autorité, qui devrait faire de vous un exemple de tolérance et de bonne conduite, vous réagissez toujours comme un enfant trop gâté et coléreux. Vous devriez vous surveiller, professeur. Conway avait espérer trouver de la sympathie, pour l’admonestation sévère que lui avait adressée Dermod, ainsi qu’un peu de considération pour la tension à laquelle il était lui aussi soumis, et non des critiques d’un autre tiers. Lorsque O’Mara le quitta pour gagner son bureau, quelques minutes plus tard, Conway était encore trop en colère pour pouvoir dire quoi que ce soit. XXIV Le jour suivant, Conway n’eut pas l’opportunité de présenter ses excuses au commandant de la flotte, car les « émeutiers » lancèrent leur plus violente attaque et les responsables médicaux et militaires du Secteur Général eurent bien trop à faire pour avoir un entretien. Mais baptiser cette bataille du nom d’émeute ne faisait pas la moindre différence sur la nature et le nombre des blessés qui affluaient brusquement, pensa ironiquement Conway, car elle commençait comme un véritable massacre pour les deux camps. Les forces ennemis approchaient et entamaient leur pilonnage de l’hôpital avec une puissance de feu fantastique. Elles serraient le Secteur Général de si près que, parfois, des unités Impériales approchaient à moins d’une cinquantaine de mètres de sa coque. Les vaisseaux de Dermod : le Vespasien, un cuirassé Tralthien et quelques autres petites unités toujours opérationnelles, se ruèrent vers l’hôpital pour s’y ancrer à l’aide de rayons tracteurs. Ils n’avaient plus la place suffisante pour pouvoir manœuvrer sans gêner les servants des batteries lourdes installées sous eux. Ils se posèrent et appuyèrent de leurs armes légères la puissance de feu des batteries fixes, partout où c’était chose possible. Mais il s’agissait sans doute de la manœuvre qu’attendait le commandement ennemi. Avec une rapidité que seul un plan longuement étudié rendait possible, les attaquants éclaircirent leurs rangs, s’éparpillèrent, puis se regroupèrent sur une petite section du Secteur Général. La puissance de feu des trois quarts de la flotte Impériale se concentra sur ce point. Une pluie de missiles perfora l’épais blindage. Ils firent voler en éclat les épaves ayant servi à obstruer les cratères creusés par les explosions antérieures et traversèrent la coque interne moins résistante. Rayons tracteurs et vibreurs s’emparaient des épaves encore en place et les déchiquetaient sauvagement, puis ils les écartaient de façon à permettre à de nouveaux missiles de pénétrer plus profondément dans l’hôpital. Les défenses du corps des Moniteurs firent d’épouvantables ravages au sein des vaisseaux étroitement regroupés, mais cela ne dura que quelques minutes. La puissance de feu de l’ennemi se déchaîna sur elles. Les batteries furent pilonnées, éventrées, et harcelées jusqu’au moment où ce ne fût plus qu’une masse informe de chair et de métal. Une section de la coque externe restait à présent sans protection et, brusquement, il fut évident que l’Empire ne lançait pas une simple attaque mais un assaut. Couverts par le tir des appareils Impériaux regroupés, trois vaisseaux géants et non armés descendaient lourdement vers la section non défendue. Des transports de troupes … Le Vespasien fut aussitôt envoyé combler le vide dans les défenses. Le cuirassé se rua vers le point où le premier transport de troupes allait se poser, soutint le feu roulant des Moniteurs autant que celui de l’ennemi, et utilisa toute sa puissance de tir dès que sa cible apparut au-dessus de la courbe de la coque … On donna maintes explications à ce qui se passa. Une erreur de calcul de la part du pilote, un coup porté par l’ennemi, une erreur de tir de la part d’autre Moniteurs ou encore des missiles qui dévièrent de leur trajectoire juste au mauvais moment. Mais on n’avança jamais l’hypothèse que le colonel Williamson avait pu délibérément vouloir éperonner le transport ennemi, car tous savaient qu’il s’agissait d’un officier compétent qui gardait la tête froide et qui rendait coup pour coup. Même à un stade aussi désespéré de la bataille, il aurait su que c’était une tactique stupide en raison de la supériorité numérique écrasante de l’adversaire. Le Vespasien heurta le plus gros, mais le moins solide, des transports à proximité de sa poupe. Il semblait devoir le transpercer entièrement lorsqu’il s’immobilisa en crissant silencieusement. À l’intérieur de l’épave une unique petite explosion embrasa le brouillard créé par l’atmosphère qui s’échappait, mais les deux vaisseaux restèrent rivés l’un à l’autre, en tournant lentement sur eux-mêmes. Durant une seconde, la bataille sembla s’interrompre. Puis les batteries des Moniteurs se remirent en action, ignorant les autres cibles si leurs projecteurs pouvaient atteindre le second transporteur qui approchait. En quelques minutes, les vibreurs arrachèrent des plaques de blindage en trois points de sa coque et l’entamèrent plus profondément. L’appareil se retira lourdement en perdant son atmosphère. Le troisième battit en retraite, imité par le reste des forces adverses, mais sur une faible distance seulement. L’intensité du pilonnage avait légèrement diminué, mais il n’avait pas cessé pour autant. Même avec un effort d’imagination on ne pouvait prendre cela pour une victoire du corps des Moniteurs. L’ennemi avait simplement fait une erreur de jugement, il s’était un peu trop hâté. Il était indispensable d’affaiblir encore un peu les défenses de l’hôpital. Les rayons tracteurs atteignirent les épaves et interrompirent doucement leurs révolutions sur elles-mêmes, puis les ramenèrent vers la coque ravagée du Secteur Général. Des Moniteurs s’élancèrent dans l’espace pour aller à la recherche des survivants et les blessés ne tardèrent pas à affluer dans les services. Mais par des routes détournées car sous les épaves des vaisseaux se trouvaient à présent d’autres ruines et d’autres équipes de secours qui luttaient pour libérer les blessés qui étaient victimes de cette guerre absurde pour la seconde ou troisième fois … Le Dr Prilicla appartenait à une de ces équipes de secours. Les GLNO étaient les êtres les plus fragiles de la Fédération et tous savaient que la couardise était une de leurs principales caractéristiques de survie. Mais Prilicla guidait sa fragile bulle pressurisée au-dessus des plaques déchiquetées et au sein des débris qui dérivaient autour de lui, à la recherche de la vie. Les êtres vivants irradiaient des émotions, même lorsqu’ils étaient inconscients, et le petit GLNO indiquait sans erreur possible qui était encore vivant et qui était déjà mort. Alors que des blessés se vidaient de leur sang à l’intérieur de leur scaphandre ou que leurs scaphandres eux-mêmes perdaient leur pression, cela permettait de diriger les équipes de secours la où elles pouvaient encore être utiles et l’action de Prilicla permettait de sauver un grand nombre, un très grand nombre, de vies. Mais pour un empathique, un être sensible aux émotions, c’était un travail infernal dans tous les sens horribles et douloureux du terme … Le commandant O’Mara était omniprésent. Sans les conditions d’apesanteur régnant dans l’hôpital le psychologue en chef aurait dû se traîner d’un point à l’autre du Secteur Général, mais en l’absence de toute pesanteur son extrême fatigue le retardait uniquement dans la mesure où il calculait mal les distances et heurtait très souvent des portes et des gens. Mais lorsqu’il s’adressait à des patients ou à des infirmières de type terrien, ou encore à des Moniteurs, cette lassitude n’était jamais perceptible dans sa voix. Sa simple présence avait un effet salutaire même sur les membres du personnel appartenant à d’autres espèces, bien que ces derniers ne pussent comprendre ses paroles. Ils se rappelaient de lui, à l’époque où ils avaient encore eu des traducteurs à leur disposition, et de sa capacité de leur tanner le cuir par quelques paroles mordantes. Les extra-terrestres : les Tralthiens FGLI massifs et lourdeaux, les Melfriens ELNT semblables à des crabes, et les autres, étaient présents de partout. À certains niveaux, ils dirigeaient le personnel de type humain alors qu’à d’autres ils assistaient les infirmières et les infirmiers du corps des Moniteurs. Ils étaient épuisés, n’avaient aucun répit et, trop souvent, ils ne comprenaient pas ce qu’on leur disait. Mais à eux tous ils permettaient de sauver de nombreuses vies. Si chaque fois qu’un missile atteignait l’hôpital ils perdaient un peu de terrain … Le professeur Conway ne quittait pas le réfectoire. Il était en communication constante avec la plupart des autres niveaux, mais les coursives qui y conduisaient étaient dans un grand nombre de cas privées de toute atmosphère, ou obstruées par des débris, et tous estimaient préférable que le dernier professeur encore vivant de l’hôpital demeurât dans un lieu relativement sûr. Il devait s’occuper d’un grand nombre de blessés de type humain et les cas extra-terrestres les plus délicats, des blessés provenant des rangs des combattants ou du personnel soignant, lui étaient envoyés. D’une certaine façon, il avait le service le plus grand et le plus complexe de tout l’hôpital. Etant donné que le personnel n’avait plus le temps de se réunir pour prendre ses repas, et que l’on envoyait directement de la nourriture préemballée à chaque service, la salle à manger principale avait été reconvertie. Des lits et un bloc opératoire avaient été fixés au sol, aux murs et au plafond de la grande salle et les patients qui appartenaient tous au personnel spatial n’étaient gênés ni par l’apesanteur ni par la vue des autres blessés qui flottaient quelques mètres au-dessus d’eux. C’était d’ailleurs une disposition pratique pour tous ceux qui pouvaient encore se parler. Conway avait atteint un tel degré de fatigue qu’il ne pouvait plus ressentir son épuisement. Les petites détonations sourdes des missiles formaient un fond sonore monotone. Il savait que les explosions rognaient régulièrement les coques externes et internes, que c’était une érosion mortelle qui ouvrirait bientôt chaque coursive et chaque salle sur l’espace, mais son cerveau avait cessé de réagir. Lorsque les blessés arrivaient, il faisait le nécessaire, mais ces réactions étaient à présent les simples réflexes conditionnés d’un médecin. Il avait perdu la majeure partie de sa capacité de réflexion, de perception ou de mémoire, et lorsqu’il se souvenait, il n’avait aucun sens de l’écoulement du temps. Le dernier cas extra-terrestre, pour lequel il avait dû prendre quatre bandes physiologiques, se détachait de la routine moyenne sanglante et bruyante, tout comme d’admission des blessés du Vespasien. Mais Conway ignorait si cela s’était passé trois jours ou trois semaines plus tôt, ou encore lequel de ces épisodes venait en premier dans l’ordre chronologique. Il se rappelait souvent l’arrivée des blessés du Vespasien. Il avait découpé le scaphandre en lambeaux du commandant Stillman puis il l’avait déshabillé avant de repousser les morceaux qui continuaient de flotter autour du lit. Stillman avait eu deux côtes brisées, un humérus fracturé et avait été victime d’une légère décompression qui affectait momentanément sa vision. Jusqu’au moment où l’injection avait fait effet, il n’avait cessé de demander des nouvelles du colonel. Le colonel Williamson, quant à lui, demandait constamment des nouvelles de son équipage. Il se trouvait dans un plâtre qui le couvrait de la tête aux pieds, il souffrait très peu, et il avait immédiatement reconnu Conway. Il avait eu sous ses ordres un équipage très important et il devait connaître tous ses membres par leurs noms, ce qui n’était pas le cas de Conway. — Stillman se trouve à trois lits sur votre droite, lui avait appris Conway, et les autres sont disséminés dans toute cette salle. Les yeux de Williamson avaient suivi les rangées de blessés suspendus au-dessus de lui. Il n’avait rien pu déplacer d’autre. — Je ne reconnais pas certains d’entre eux, avait-il dit. En observant les contusions livides qui cernaient l’œil droit, la tempe et la mâchoire de Williamson, les points où son visage avait heurté l’intérieur de son casque, Conway avait hissé les commissures de ses lèvres en un semblant de sourire, pour répondre : — Un certain nombre d’entre eux ne vous reconnaîtraient pas non plus. Et il se rappelait du second TRLH … Il était arrivé sanglé dans une civière pressurisée dont le générateur d’atmosphère avait été rempli de ce poison que ces êtres appelaient de l’air. À travers la double transparence de la cloison de la civière et du scaphandre du TRLH les blessures apparaissaient nettement … une large fracture de la carapace qui avait sectionné de nombreux vaisseaux sanguins. Il n’avait pas eu le temps d’aller chercher les bandes dont il s’était servi pour opérer le TRLH précédent, car le blessé se vidait de son sang. D’un signe de tête, Conway avait indiqué de fixer la civière dans la zone dégagée, au centre de la salle, puis il avait rapidement échangé les gants de son scaphandre contre ceux chirurgicaux. Depuis les lits suspendus au plafond, des yeux suivaient chacun de ses mouvements. Il avait plongé ses mains dans le matériau flasque et transparent de la tente. Le film fin et résistant était aussitôt devenu élastique et avait cédé, sans perdre ses propriétés. Il adhérait aux gants non comme une seconde peau, mais en tout cas comme une seconde paire de gants. Avec prudence, afin de ne pas trop tendre le film qui séparait les deux atmosphères réciproquement empoisonnées, Conway avait ôté la combinaison du blessé et pris des instruments fixés à l’intérieur de la civière étanche. Il était possible d’effectuer des tâches très compliquées à travers les parois d’une tente flexible. Deux PVSJ et un QCQL se trouvaient à quelques lits de là pour le prouver à Conway, mais les possibilités étaient limitées par les instruments et les médicaments disponibles à l’intérieur de la tente et par la légère entrave que le tissu apportait aux mouvements. Il venait doter les éclats de carapace de la zone endommagée lorsque l’explosion d’un missile qui avait touché l’hôpital non loin de là avait ébranlé le sol. La sonnerie d’alarme indiquant une chute de pression avait résonné quelques minutes plus tard et Murchison et le médecin militaire Kelgien (tout le personnel médical du service) étaient allés hâtivement vérifier la fermeture hermétique des tentes des patients qui n’étaient pas en état d’effectuer eux-mêmes ce contrôle. La baisse de pression, sans doute due à une petite fissure entre deux plaques de blindage, était légère mais pour le patient de Conway cet incident pourrait être fatal. Il s’était mis à travailler avec une hâte frénétique. Mais alors qu’il luttait pour ligaturer les vaisseaux sanguins sectionnés, l’enveloppe élastique de la civière pressurisée s’était mise à enfler. Il lui était difficile de tenir les instruments chirurgicaux, et virtuellement impossible de les guider avec précision. En fait, ses mains étaient repoussées hors du champ opératoire. La différence entre la pression régnant à l’intérieur de la tente et celle de la salle n’était guère importante et n’aurait peut-être même pas été perçue dans les oreilles de Conway, mais l’enveloppe élastique avait continué de s’enfler. Conway avait dû renoncer et une demi-heure plus tard, lorsque la fissure avait été colmatée et qu’une pression normale avait été rétablie, il s’était remis à l’ouvrage. Mais il avait été alors trop tard. Il se souvenait que sa vue avait brusquement baissé et qu’il avait eu un choc de surprise lorsqu’il avait pris conscience qu’il pleurait. Les pleurs n’étaient pas dus à un réflexe conditionné professionnel, il savait que les médecins ne pleurent pas au sujet de leurs patients. Probablement s’était-il agit d’un mélange de colère face à la mort du blessé (due à un incident stupide) et d’une extrême fatigue. Et lorsqu’il avait noté les expressions des convalescents qui l’entouraient, Conway, s’était senti horriblement gêné. À présent, tout ce qui l’entourait avait pris un rythme saccadé et irrégulier. Il garda les yeux clos et plusieurs secondes, ou minutes, passèrent avant qu’il fût capable de les ouvrir à nouveau, bien qu’il n’eût pas perçu l’écoulement du temps. Les patients capables de se déplacer (êtres dont les blessures permettaient de se mouvoir dans la salle et de regagner rapidement leur tente en cas de dépressurisation) allaient d’un lit à l’autre pour effectuer les petites taches indispensables, ou discuter avec des patients qui ne pouvaient se déplacer. D’autres s’accrochaient comme des bancs de poissons disgracieux alors qu’ils conversaient entre eux. Mais Conway était toujours trop occupé par les blessés qui venaient d’arriver ou trop désorienté par un trop grand nombre de bandes physiologiques pour s’entretenir avec les plus anciens de ses convalescents. La plupart du temps, quoi qu’il en soit, ses yeux se portaient sur les silhouettes endormies de Murchison et du Kelgien qui flottaient près de l’entrée du service. Le Kelgien pendait comme un grand point d’interrogation velu et poussait par instant les légers gémissements émis par certains DBLF lorsqu’ils sont endormis. Murchison flottait quant à elle à l’extrémité d’un câble de sécurité de trois mètres, tournant lentement sur elle-même. Il était étrange de constater avec quelle fréquence les dormeurs adoptaient une position fœtale, en apesanteur, pensa tendrement Conway comme il admirait ce magnifique bébé adulte qui flottait à l’extrémité d’un cordon ombilical d’une minceur impensable. Il aurait désespérément voulu dormir lui-même, mais c’était son tour de garde et il ne serait pas relevé avant longtemps … peut-être cinq minutes ou cinq heures, mais une éternité, de toute façon. Il devait continuer à s’occuper. Sans prendre conscience qu’il venait de prendre une décision, il se retrouva dans l’entrepôt où avaient été regroupés les cas désespérés. Ce ne fut qu’alors que Conway prit le temps de discuter ou, si toute conversation était impossible, de faire ces petites choses essentielles et en même temps inutiles qui apportent un certain réconfort aux mourants. En présence d’extra-terrestres, il pouvait seulement se tenir à leur côté et espérer que cette épave sanglante et brisée de Tralthien, de Meltien, ou d’êtres appartenant à une autres espèce, possédait une parcelle de la faculté empathique de Prilica, afin qu’elle pût comprendre qu’il était son ami et deviner ce qu’il éprouvait. Ce ne fut que graduellement que Conway prit conscience que les blessés capables de marcher l’avaient suivi dans cette salle en tirant derrière eux ceux qui en étaient incapables. Ils se regroupèrent lentement autour et au-dessus de lui, l’expression grave, déterminée, et respectueuse. Le commandant Stillman se propulsa vers l’avant du groupe, avec maladresse car dans sa main encore valide il tenait une arme. — Ce massacre doit prendre fin, professeur, dit-il calmement. Nous en avons tous discuté longuement et nous avons pris cette décision. Et il faut y mettre immédiatement un terme. Il retourna brusquement son arme et la tendit à Conway. « Vous pourrez en avoir besoin. Vous devrez peut-être la braquer contre Dermod afin de l’empêcher de faire quelque chose de stupide pendant que nous lui expliquerons ce qui s’est passé … Juste à côté de Stillman flottait la forme momifiée du colonel Williamson et de l’homme qui l’avait tiré jusque-là. Ils se parlaient à voix basse dans une langue qui était à la fois étrangère et familière à Conway. Avant qu’il eût pu la reconnaître, tous les patients se déplaçaient à nouveau et il nota qu’un grand nombre d’entre eux étaient armés. Les pistolets faisaient partie de leur équipement réglementaire et Conway n’avait pas pensé à eux lorsqu’il avait rangé les combinaisons dans un placard du service. Il estima que Dermod serait fou de rage contre lui. Il suivit les convalescents vers l’issue principale du service, puis dans la coursive qui conduisait à la Réception. Stillman parlait presque tout le temps, lui expliquant ce qui s’était passé. Puis, lorsqu’ils furent pratiquement arrivés à destination, il demanda sur un ton angoissé : — Professeur, vous ne pensez pas que je suis … que je suis un traître? Tant d’émotions différentes bouillonnaient en Conway que tout ce qu’il trouva à répondre fut un seul mot : — Non ! XXV L’arme braquée sur le commandant de la flotte, il se sentait ridicule mais il devait admettre que c’était sans doute l’unique moyen de parvenir à leurs fins. Conway était entré dans la salle de la Réception, puis s’était frayé un chemin jusqu’à Dermod en évitant les officiers et en contournant les consoles de contrôle. Finalement, il avait dirigé son arme contre le commandant alors que les autres entraient à leur tour. Il avait naturellement tenté d’expliquer la situation, mais sans se montrer très convaincant. —  … Vous voudriez donc que je capitule, professeur, résuma Dermod avec lassitude, sans regarder l’arme. Ses yeux allaient du visage de Conway à ceux des blessés qui flottaient dans la salle, immobiles. Il semblait être choqué et déçu, comme si l’un de ses amis venait de commettre un acte véritablement répugnant. Conway décida de faire une nouvelle tentative. — Pas capituler, commandant, dit-il en désignant l’homme qui retenait toujours la civière de Williamson. Nous … je veux dire que cet homme, là-bas, à besoin d’un émetteur. Il veut ordonner un cessez-le-feu … Conway bafouillait, tant il était impatient d’expliquer ce qui s’était passé. Il commença son récit par l’afflux de blessés dû à la collision entre le Vespasien et le transport de troupes ennemi. L’intérieur des deux vaisseaux ressemblait à un abattoir et, alors que tous savaient qu’il y avait autant d’ennemis que de Moniteurs parmi les blessés, il avait été impossible pour des raisons de temps et de personnel disponible de faire le moindre tri. Plus tard, lorsque les blessés les moins gravement atteints s’étaient mis à circuler à l’intérieur du service, pour converser ou aider à soigner leurs compagnons, il s’était avéré que la moitié des patients appartenaient à l’autre camp. Chose étrange, cela n’avait pas semblé affecter outre mesure les blessés et le personnel soignant avait été quant à lui bien trop occupé pour le remarquer. Et les plus valides avaient continué d’effectuer les tâches simples et pas toujours plaisantes qui permettaient de soulager leurs semblables, ces choses qu’il était tout simplement indispensables d’effectuer dans une salle au personnel si peu nombreux. Et ils avaient discuté … Car les Moniteurs avaient appartenu à l’équipage du Vespasien. Comme ce vaisseau avait fait escale sur Etla, ces hommes possédaient à des degrés divers une certaine maîtrise de l’étlien. Or les Etliens parlaient une langue utilisée dans tout l’Empire … un langage qui était l’équivalent de l’universel employé dans la Fédération. Ils avaient longuement conversé entre eux et ils avaient entre autre appris, après la dissipation partielle de la prudence et de la méfiance initiales, que le transport de troupes ennemi avait eu à son bord certains officiers supérieurs. Un de ceux qui avaient survécu à la collision faisait partie de l’état major de la flotte Impériale qui assiégeait le Secteur Général … «  … Et durant ces derniers jours, mes patients n’ont parlé que d’une seule chose : des possibilités de paix, conclut Conway, à bout de souffle. Les pourparlers ont été naturellement menés à un niveau non officiel, mais je crois que le colonel Williamson et Héraltnor, ici présent, ont un grade suffisant pour leur donner un certain poids. Héraltnor, l’officier ennemi, se tourna vers Williamson et s’adressa à lui en étlien, avec véhémence. Il inclina ensuite doucement le visage immobilisé par le plâtre du colonel afin que ce dernier pût voir le commandant de la flotte, puis il fixa Dermod à son tour, visiblement anxieux. — Il n’est pas stupide, commandant, dit laborieusement Williamson. Il a entendu les explosions et vu sur les écrans que nos défenses ont été anéanties. Il dit que si ses hommes se posaient maintenant nous ne pourrions rien faire pour les en empêcher. C’est la stricte vérité, commandant, et vous le savez aussi bien que moi. Il ajoute que l’état major va certainement ordonner un débarquement et que ce n’est qu’une question d’heures, mais il désire cependant obtenir un cessez-le-feu, pas une reddition. « Il ne désire pas que son camp remporte une victoire, conclut le colonel d’une voix faible. Il veut simplement l’interruption des combats. Il dit encore que certaines choses qu’il a apprises sur notre compte et sur celui de cette guerre devraient être tirées au clair … — Il dit énormément de choses, rétorqua le commandant Dermod avec colère. À en juger par son visage il semblait être soumis à une torture, comme s’il avait désespérément voulu espérer mais qu’il n’osait pas le faire. « Et vous paraissez avoir énormément discuté entre vous ! ajouta-t-il. Pourquoi ne pas m’avoir tenu au courant? — Ce sont moins les paroles que les actes qui comptent ! intervint Stillman d’un ton sec. Au début, ils ne croyaient pas un traître mot de ce que nous leur disions. Mais le Secteur Général ne ressemblait absolument pas à ce qu’ils s’étaient attendus à trouver. Cet endroit rappelait plus un hôpital qu’une salle de tortures. Ils savaient que les apparences sont parfois trompeuses et ils étaient très suspicieux, mais ils ont vu des médecins et des infirmières humains et extra-terrestres lutter côte à côte, avec la mort au-dessus de leurs têtes et ils ont surtout vu Conway. Les discussions ont été inutiles, tout au moins jusqu’à une période récente. C’est ce que nous avons fait qui a compté. Ce qu’il a fait !.. Conway sentait ses oreilles s’échauffer. — Mais c’était exactement pareil dans chaque service de cet hôpital ! protesta-t-il. — Laissez-moi terminer, professeur, dit respectueusement Stillman. Conway ne semblait jamais dormir. Il ne prenait jamais le temps de nous parler dès que nous étions hors de danger, mais il ne laissait jamais tomber les patients du service d’à-côté, bien que leurs cas soient désespérés. Et il a prouvé que pour deux d’entre eux tout espoir n’était pas perdu, et ils se trouvent à présent avec nous, dans le service principal. Quel que soit le camp auquel appartenait un blessé, il s’efforçait de le sauver avec le même acharnement … — Stillman, l’interrompit sèchement Conway. Vous dramatisez les choses … —  … Cependant, ils hésitaient encore un peu, poursuivit Stillman sans tenir compte de cette interruption. Mais c’est le cas du TRLH qui a été décisif. Les TRLH sont des volontaires extra-terrestres du camp adverse et, habituellement, les sujets de l’Empire ne les tiennent pas en haute estime et, surtout en raison du fait que celui en question appartenait au camp adverse, ils s’attendaient à trouver les mêmes sentiments chez nous. Mais Conway a vraiment fait tout ce qu’il était matériellement possible de faire pour cet être et, lorsque la chute de pressurisation l’a contraint à interrompre l’intervention chirurgicale et que l’extra-terrestre est mort, tous ont pu voir sa réaction … — Stillman ! cria Conway avec colère. Mais Stillman n’entra pas dans les détails. Il resta silencieux pour observer avec anxiété Dermod. Tout le monde fixait Dermod, à l’exception de Conway qui regardait Héraltnor. L’officier de l’Empire n’était guère imposant, pensa Conway. C’était un homme grisonnant, entre deux âges et très banal, avec un menton lourd et des cernes d’inquiétude autour des yeux. Comparé à l’uniforme vert impeccable et alourdi de décorations que portait Dermod, le pyjama blanc et informe fourni aux patients DBDG mettait Héraltnor en position d’infériorité. Alors que le silence régnait toujours dans la salle, Conway se demanda s’ils s’adresseraient un salut militaire ou s’ils se contenteraient de hocher la tête. Mais ils trouvèrent mieux et se serrèrent la main. * * * Au début, il y eut naturellement une période de suspicion et de méfiance. Le commandant en chef des forces de l’Empire fut tout d’abord persuadé que Héraltnor avait été hypnotisé, mais lorsque la commission d’enquête composée d’officiers Impériaux se fut rendue au Secteur Général, après le cessez-le-feu, cette méfiance s’estompa rapidement. Pour Conway, l’unique chose qui s’estompait était sa crainte de voir de nouveaux services éventrés et ouverts sur l’espace. Lui et son équipe avaient toujours énormément de travail, bien que les techniciens et des médecins militaires de la flotte impériale eussent tout mis en œuvre pour remettre en état le Secteur Général. Alors qu’ils travaillaient, les premiers éléments du personnel soignant qui avaient été évacués commencèrent à revenir, tant des membres des services médicaux que d’entretien, et l’ordinateur traducteur fut remis en activité. Puis, cinq semaines et six jours après le début du cessez-le-feu, la flotte Impériale quitta le voisinage de l’hôpital. Les Impériaux laissaient leurs blessés derrière eux, pour la simple raison qu’il eût été impossible de mieux les soigner que là où ils se trouvaient, et aussi parce que la flotte aurait peut-être d’autres batailles à mener. Lors d’une de ses réunions journalières avec les responsables de l’Hôpital, qui se composaient toujours uniquement de O’Mara et de Conway étant donné qu’aucun médecin de haut rang ne s’était trouvé parmi les nouveaux arrivants, Dermod essaya d’exposer une situation fort complexe en termes extrêmement simples. —  … À présent que les citoyens de l’Empire connaissent entre autres choses la vérité au sujet d’Etla, dit-il avec gravité, l’Empereur et son administration sont virtuellement renversés. Mais la situation est toujours confuse dans certains secteurs et une démonstration de force aidera sans doute à rétablir l’ordre. J’aimerais que ce ne soit qu’un simple déploiement de force et c’est la raison pour laquelle j’ai demandé à leurs commandants d’emmener avec eux certains de nos spécialistes en contact culturels et en sociologie. Il est nécessaire de se débarrasser de cet Empereur, mais pas au prix d’une guerre civile. « Héraltnor aurait aimé que vous partiez avec eux, professeur, mais je lui ai rétorqué que … À son côté, O’Mara poussa un gémissement. — Non content d’avoir sauvé des centaines de vies et d’avoir écarté le spectre d’une guerre généralisée dans toute la galaxie, dit le psychologue en chef, notre jeune et brillant professeur qui fait des miracles a été invité à se rendre … — Fichez lui la paix, O’Mara ! ordonna sèchement Dermod. Ce que vous venez de dire est entièrement vrai, ou presque. S’il n’avait pas … — La force de l’habitude, commandant, expliqua O’Mara sur un ton de légère ironie. En tant que psychiatre, j’estime qu’il est de mon devoir d’empêcher sa tête d’enfler … À cet instant, derrière le bureau de Dermod, l’écran de la console principale, où se trouvait à nouveau un réceptionniste Nidien et non plus un Moniteur, s’éclaira et l’image d’une tête velu de Kelgien y apparut. Il semblait qu’un important transporteur DBLF arrivait avec du personnel FGLI et ELNT, en plus des Kelgiens dont dix-huit étaient des professeurs. Le Kelgien visible sur l’écran savait que l’hôpital était toujours très endommagé et que seuls trois sas étaient encore utilisables, et il tenait à régler les questions de logement et d’affectation des nouveaux arrivants avec le diagnosticien se trouvant à la tête du Secteur Général, avant même de s’y amarrer … — Thornnastor n’est toujours pas remis et il n’y a aucun autre … commença Conway. O’Mara se pencha vers lui et lui saisit le bras. — Sept bandes, rappelez-vous, dit-il sur un ton bourru. Nous n’allons pas jouer sur les mots, professeur. Conway adressa à O’Mara un long regard soutenu qui vit au-delà de l’expression désapprobatrice et dure, et de la voix autoritaire et sarcastique du psychologue. Conway n’était pas un diagnosticien et ce qu’il avait fait deux mois plus tôt lui avait été imposé et avait failli le tuer. Mais ce que voulait dire O’Mara, si l’on se basait sur sa main posée sur le bras de Conway et l’expression de son regard, et non sur son visage renfrogné et le ton de sa voix, était que ce ne serait plus qu’une simple question de temps. Rougissant de plaisir, réaction que Dermod mit probablement sur le compte d’un certain embarras devant la pointe lancée par O’Mara, il régla rapidement les problèmes de logement et d’affectation du personnel se trouvant à bord du transporteur Kelgien, puis s’excusa. Il devait retrouver Murchison dans l’aire de délassement dix minutes plus tard, et c’était elle qui lui avait demandé de venir la rejoindre … Ce fut alors qu’il sortait de la salle qu’il entendit O’Mara déclarer d’une voix morose : —  … Et en plus de la satisfaction d’avoir épargné à des multitudes de personnes les horreurs d’une guerre, je parie qu’il va avoir la fille en prime …