Je voudrais pas crever Boris Vian Je voudrais pas crever, poème d’un homme jeune qui se sait bientôt condamné, donne son titre à un recueil de vingt-trois poèmes publiés après la mort de Boris Vian (1920–1959), et dont l’annonce de 1962 a marqué, avec quelques romans et nouvelles, le début de sa gloire posthume. N’était-ce point d’ailleurs une sorte de « chanson du néant » ? Lorsque Noël Arnaud offrit à son tour l'édition de 1972, il y joignit quelques lettres de Vian au Collège de Pataphysique, l'institution pour laquelle celui-ci s'enthousiasma, passion qui venait après tant d'autres et qui avaient brûlé sa vie, telles que l'amour et l'amitié, le jazz, l'écriture, la liberté… Boris Vian Je voudrais pas crever (1951–1959) Je voudrais pas crever Je voudrais pas crever Avant d'avoir connu Les chiens noirs du Mexique Qui dorment sans rêver Les singes à cul nu Dévoreurs de tropiques Les araignées d'argent Au nid truffé de bulles Je voudrais pas crever Sans savoir si la lune Sous son faux air de thune À un coté pointu Si le soleil est froid Si les quatre saisons Ne sont vraiment que quatre Sans avoir essayé De porter une robe Sur les grands boulevards Sans avoir regardé Dans un regard d'égout Sans avoir mis mon zobe Dans des coinstots bizarres Je voudrais pas finir Sans connaître la lèpre Ou les sept maladies Qu'on attrape là-bas Le bon ni le mauvais Ne me feraient de peine Si si si je savais Que j'en aurai l'étrenne Et il y a z-aussi Tout ce que je connais Tout ce que j'apprécie Que je sais qui me plaît Le fond vert de la mer Où valsent les brins d'algues Sur le sable ondulé L'herbe grillée de juin La terre qui craquelle L'odeur des conifères Et les baisers de celle Que ceci que cela La belle que voilà Mon Ourson, l'Ursula Je voudrais pas crever Avant d'avoir usé Sa bouche avec ma bouche Son corps avec mes mains Le reste avec mes yeux J'en dis pas plus faut bien Rester révérencieux Je voudrais pas mourir Sans qu'on ait inventé Les roses éternelles La journée de deux heures La mer à la montagne La montagne à la mer La fin de la douleur Les journaux en couleur Tous les enfants contents Et tant de trucs encore Qui dorment dans les crânes Des géniaux ingénieurs Des jardiniers joviaux Des soucieux socialistes Des urbains urbanistes Et des pensifs penseurs Tant de choses à voir À voir et à z-entendre Tant de temps à attendre À chercher dans le noir Et moi je vois la fin Qui grouille et qui s'amène Avec sa gueule moche Et qui m'ouvre ses bras De grenouille bancroche Je voudrais pas crever Non monsieur non madame Avant d'avoir tâté Le goût qui me tourmente Le goût qu'est le plus fort Je voudrais pas crever Avant d'avoir goûté La saveur de la mort.. Pourquoi que je vis Pourquoi que je vis Pour la jambe jaune D'une femme blonde Appuyée au mur Sous le plein soleil Pour la voile ronde D'un pointu du port Pour l'ombre des stores Le café glacé Qu'on boit dans un tube Pour toucher le sable Voir le fond de l'eau Qui devient si bleu Qui descend si bas Avec les poissons Les calmes poissons Ils paissent le fond Volent au-dessus Des algues cheveux Comme zoizeaux lents Comme zoizeaux bleus Pourquoi que je vis Parce que c'est joli La vie, c'est comme une dent La vie, c'est comme une dent D'abord on y a pas pensé On s'est contenté de mâcher Et puis ça se gâte soudain Ça vous fait mal, et on y tient Et on la soigne et les soucis Et pour qu'on soit vraiment guéri Il faut vous l'arracher, la vie Y avait une lampe de cuivre Y avait une lampe de cuivre Qui brûlait depuis des années Y avait un miroir enchanté Et l’on y voyait le visage Le visage que l’on aurait Sur le lit doré de la mort Y avait un livre de cuir bleu Où tenaient le ciel et la Terre L’eau, le feu, les treize mystères Un sablier filait le temps Sur son aiguille de poussière Y avait une lourde serrure Qui crochait sa dure morsure À la porte de chêne épais Fermant la tour à tout jamais Sur la chambre ronde, la table La voûte d’eau chaude, la fenêtre Aux verres enchâssés de plomb Et les rats grimpaient dans le lierre Tout autour de la tour de pierre Où le soleil ne venait plus C’était vraiment horriblement romantique Ha ha ha… Quand j'aurais du vent dans mon crâne Quand j'aurai du vent dans mon crâne Quand j'aurai du vert sur mes osses P'tet qu'on croira que je ricane Mais ça sera une impression fosse Car il me manquera Mon élément plastique Plastique tique tique Qu'auront bouffé les rats Ma paire de bidules Mes mollets mes rotules Mes cuisses et mon cule Sur quoi je m'asseyois Mes cheveux mes fistules Mes jolis yeux cérules Mes couvre-mandibules Dont je vous pourléchois Mon nez considérable Mon cœur mon foie mon râble Tous ces riens admirables Qui m'ont fait apprécier Des ducs et des duchesses Des papes des papesses Des abbés des ânesses Et des gens du métier Et puis je n'aurai plus Ce phosphore un peu mou Cerveau qui me servit À me prévoir sans vie Les osses tout verts, le crâne venteux Ah comme j'ai mal de devenir vieux. Je n'ai plus très envie Je n'ai plus très envie D'écrire des poésies Si c'était comme avant J'en ferais plus souvent Mais je me sens bien vieux Je me sens bien sérieux. Je me sens consciencieux Je me sens paresseux. Si j’étais pohéteû Si j’étais pohéteû Je serais ivrogne J’aurais un nez rouge Une grande boîte Où j’empilerais Plus de cent sonnets Où j’empilerais Mon œuvre complet J’ai acheté du pain dur J'ai acheté du pain dur Pour le mettre sur un mur Par la barbe Farigoule Il n'est pas venu de poule J'en étais sûr, maman J'en étais sûr. Y’a du soleil dans la rue Y a du soleil dans la rue J’aime le soleil mais j’aime pas la rue Alors je reste chez moi En attendant que le monde vienne Avec ses tours dorées Et ses cascades blanches Avec ses voix de larmes Et les chansons des gens qui sont gais Qui sont payés pour chanter Et, le soir, il vient un moment Où la rue devient autre chose Et disparaît sous le plumage De la nuit, pleine de peut-être Et des rêves de ceux qui sont morts Alors je descends dans la rue Elle s’étend là-bas jusqu’à l’aube Une fumée s’étire tout près Et je marche au milieu de l’eau sèche De l’eau rêche, de la nuit fraîche Le soleil reviendra bientôt Un homme tout nu marchait Un homme tout nu marchait L'habit à la main L'habit à la main Et c'est peut-être pas malin Mais ça me fait rire L'habit à la main L'habit à la main Ha ha ha… Un homme tout nu Un homme tout nu Qui marchait sur le chemin Le costume à la main J'ai mal à ma rapière J'ai mal à ma rapière Mais j' le dirai jamais J'ai mal à mon bédane Mais j' le dirai jamais J'ai mal à mes cardans J'ai mal à mes graisseurs J'ai mal à ma badiole J'ai mal à ma sacoche Mais j' le dirai jamais, là Mais j' le dirai jamais Ils cassent le monde Ils cassent le monde En petits morceaux Ils cassent le monde À coups de marteau Mais ça m'est égal Ça m'est bien égal Il en reste assez pour moi Il en reste assez Il suffit que j'aime Une plume bleue Un chemin de sable Un oiseau peureux Il suffit que j'aime Un brin d'herbe mince Une goutte de rosée Un grillon de bois Ils peuvent casser le monde En petits morceaux Il en reste assez pour moi Il en reste assez J'aurais toujours un peu d'air Un petit filet de vie Dans l'œil un peu de lumière Et le vent dans les orties Et même, et même S'ils me mettent en prison Il en reste assez pour moi Il en reste assez Il suffit que j'aime Cette pierre corrodée Ces crochets de fer Où s'attarde un peu de sang Je l'aime, je l'aime La planche usée de mon lit La paillasse et le châlit La poussière de soleil J'aime le judas qui s'ouvre Les hommes qui sont entrés Qui s'avancent, qui m'emmènent Retrouver la vie du monde Et retrouver la couleur J'aime ces deux longs montants Ce couteau triangulaire Ces messieurs vêtus de noir C'est ma fête et je suis fier Je l'aime, je l'aime Ce panier rempli de son Où je vais poser ma tête Oh, je l'aime pour de bon Il suffit que j'aime Un petit brin d'herbe bleue Une goutte de rosée Un amour d'oiseau peureux Ils cassent le monde Avec leurs marteaux pesants Il en reste assez pour moi Il en reste assez, mon cœur Un de plus Un de plus Un sans raison Mais puisque les autres Se posent les questions des autres Et leur répondent avec les mots des autres Que faire d’autre Que d’écrire, comme les autres Et d’hésiter De répéter Et de chercher De rechercher De pas trouver De s’emmerder Et de se dire « Ça sert à rien » Il vaudrait mieux gagner sa vie Mais ma vie, je l’ai, moi, ma vie J’ai pas besoin de la gagner C’est pas un problème du tout La seule chose qui en soit pas un C’est tout le reste, les problèmes Mais ils sont tous déjà posés Ils se sont tous interrogés Sur tous les plus petits sujets Alors moi, hein, qu’est-ce qui me reste ? Ils ont pris tous les mots commodes Les beaux mots à faire du verbe Les écumants, les chauds, les gros Les cieux, les astres, les lanternes Et ces brutes molles de vagues Ragent, rongent les rochers rouges C’est plein de ténèbres et de cris C’est plein de sang et plein de sexe Plein de ventouses et de rubis Alors moi, hein, qu’est-ce qui me reste ? Faut-il me demander sans bruit Et sans écrire et sans dormir ? Faut-il que je cherche pour moi Sans le dire, même au concierge Au nain qui court sous mon plancher Au papaouteur dans ma poche Ni au curé de mon tiroir ? Faut-il, faut-il que je me sonde Tout seul sans une sœur tourière Qui vous empoigne la quéquette Et vous larde comme un gendarme D’une lance à la vaseline ? Faut-il, faut-il que je me fourre Une tige dans les naseaux Contre une urémie du cerveau Et que je voie couler mes mots ? Ils se sont tous interrogés Je n’ai plus droit à la parole Ils ont pris tous les beaux luisants Ils sont tous installés là-haut Où c’est la place des poètes Avec des lyres à pédale Avec des lyres à vapeur Avec des lyres à huit socs Et des pégases à réacteurs J’ai pas le plus petit sujet J’ai plus que les mots les plus plats Tous les mots cons, tous les mots laids J’ai plus que me moi le la les J’ai plus que du dont qui quoi qu’est-ce Qu’est, elle et lui, qu’eux nous vous ni Comment voulez-vous que je fasse Un poème avec ces mots-là ? Eh ben, tant pis, j’en ferai pas ! J’aimerais J’aimerais Devenir un grand poète Et les gens me mettraient Plein de lauriers sur la tête Mais voilà Je n’ai pas Assez de goût pour les livres Et je songe trop à vivre Et je pense trop aux gens Pour être toujours content De n’écrire que du vent Donnez le si Donnez le si Il pousse un if Faites le tri Il naît un arbre Jouez au bridge, et le pont s'ouvre Engloutissant les canons les soldats Au fond, au fond affectionné De la rivière rouge Ah oui, les Anglais sont bien dangereux. Un poète Un poète C’est un être unique À des tas d’exemplaires Qui ne pense qu’en vers Et n’écrit qu’en musique Sur des sujets divers Des rouges et des verts Mais toujours magnifiques Si les poètes étaient moins bêtes Si les poètes étaient moins bêtes Et s’ils étaient moins paresseux ils rendraient tout le monde heureux pour pouvoir s’occuper en paix de leurs souffrances littéraires ils construiraient des maisons jaunes avec des grands jardins devant et des arbres pleins de zoizeaux de mirliflûtes et de lizeaux des mésongres et des feuvertes des plumuches, des picassiettes et des petits corbeaux tout rouges qui diraient la bonne aventure il y aurait de grands jets d’eau avec des lumières dedans il y aurait deux cents poissons depuis le croûsque au ramusson de la libelle au pépamule de l’orphie au rara curule et de l’avoile au canisson il y aurait de l’air tout neuf parfumé de l’odeur des feuilles on mangerait quand on voudrait et l’on travaillerait sans hâte à construire des escaliers de formes encor jamais vues avec des bois veinés de mauve lisses comme elle sous les doigts Mais les poètes sont trop bêtes ils écrivent pour commencer au lieu de s’mettre à travailler et ça leur donne des remords qu’ils conservent jusqu’à la mort ravis d’avoir tellement souffert on leur donne des grands discours et on les oublie en un jour mais s’ils étaient moins paresseux on ne les oublierait qu’en deux. Elle serait là, si lourde Elle serait là, si lourde Avec son ventre de fer Et ses volants de laiton Ses tubes d'eau et de fièvre Elle courrait sur ses rails Comme la mort à la guerre Comme l'ombre dans les yeux Il y a tant de travail Tant et tant de coups de lime Tant de peine et de douleurs Tant de colère et d'ardeur Et il y a tant d'années Tant de visions entassées De volonté ramassée De blessures et d'orgueils Métal arraché au sol Martyrisé par la flamme Plié, tourmenté, crevé Tordu en forme de rêve Il y a la sueur des âges Enfermée dans cette cage Dix et cent mille ans d'attente Et de gaucherie vaincue S'il restait Un oiseau Et une locomotive Et moi seul dans le désert Avec l'oiseau et le chose Et si l'on disait choisis Que ferais-je, que ferais-je Il aurait un bec menu Comme il sied aux conirostres Deux boutons brillants aux yeux Un petit ventre dodu Je le tiendrais dans ma main Et son cœur battrait si vite… Tout autour, la fin du monde En deux cent douze épisodes Il aurait des plumes grises Un peu de rouille au bréchet Et ses fines pattes séches Aiguilles gainées de peau Allons, que garderez vous Car il faut que tout périsse Mais pour vos loyaux services On vous laisse conserver Un unique échantillon Comotive ou zoizillon Tout reprendre à son début Tous ces lourds secrets perdus Toute science abattue Si je laisse la machine Mais ses plumes sont si fines Et son cœur battrait si vite Que je garderais l'oiseau. Y en a qui ont des trompinettes La la la… Y en a qui Ont des trompinettes Et des bugles Et des serpents Y en a qui Ont des clarinettes Et des ophicléides géants Y en a qui Ont des gros tambours Bourre bourre Et ran plan plan Mais moi Je n’ai qu’un mirliton Et je mirlitonne Du soir au matin Moi je n’ai qu’un mirliton Mais ça m’est égal Si j’en joue bien Oui mais voilà… Est-ce que j’en joue bien ? La la la… Je veux une vie en forme d’arête Je veux une vie en forme d'arête Sur une assiette bleue Je veux une vie en forme de chose Au fond d'un machin tout seul Je veux une vie en forme de sable des mains En forme de pain vert et de cruche En forme de savate molle En forme de faridondaine De ramoneur ou de lilas De terre pleine de cailloux De coiffeur sauvage ou d'édredon fou Je veux une vie en forme de toi Et je l'ai, mais ça ne suffit pas encore Je ne suis jamais content. Un jour Un jour Il y aura autre chose que le jour Une chose plus franche, que l’on appellera le Jodel Une encore, translucide, comme l’arcanson Que l’on s’enchâssera dans l’œil d’un geste élégant Il y aura l’auraille, plus cruel Le volutin, plus dégagé Le comble, moins sempiternel Le baouf, toujours enneigé Il y aura le chalamondre L’ivrunini, le baroïque Et tout un planté d’analognes Les heures seront différentes Pas pareilles, sans résultat Inutile de fixer maintenant Le détail précis de tout ça Une certitude subsiste : un jour Il y aura autre chose que le jour. Tout a été dit cent fois Tout a été dit cent fois, Et beaucoup mieux que par moi. Aussi quand j’écris des vers C’est que ça m’amuse C’est que ça m’amuse C’est que ça m’amuse et je vous chie au nez. Je mourrai d'un cancer de la colonne vertébrale Je mourrai d'un cancer de la colonne vertébrale Ça sera par un soir horrible Clair, chaud, parfumé, sensuel Je mourrai d'un pourrissement De certaines cellules peu connues Je mourrai d'une jambe arrachée Par un rat géant jailli d'un trou géant Je mourrai de cent coupures Le ciel sera tombé sur moi Ça se brise comme une vitre lourde Je mourrai d'un éclat de voix Crevant mes oreilles Je mourrai de blessures sourdes Infligées à deux heures du matin Par des tueurs indécis et chauves Je mourrai sans m'apercevoir Que je meurs, je mourrai Enseveli sous les ruines sèches De mille mètres de coton écroulé Je mourrai noyé dans l'huile de vidange Foulé aux pieds par des bêtes indifférentes Et, juste après, par des bêtes différentes Je mourrai nu, ou vêtu de toile rouge Ou cousu dans un sac avec des lames de rasoir Je mourrai peut-être sans m'en faire Du vernis à ongles aux doigts de pied Et des larmes plein les mains Et des larmes plein les mains Je mourrai quand on décollera Mes paupières sous un soleil enragé Quand on me dira lentement Des méchancetés à l'oreille Je mourrai de voir torturer des enfants Et des hommes étonnés et blêmes Je mourrai rongé vivant Par des vers, je mourrai les Mains attachées sous une cascade Je mourrai brûlé dans un incendie triste Je mourrai un peu, beaucoup, Sans passion, mais avec intérêt Et puis quand tout sera fini Je mourrai. Lettre à Boris Modérateur Amovible du Corps des Satrapes PARIS, 24–26 palotin 87 Vendremanche, 13–15 mai 1960 Mon cher Boris, Que deviens-tu ? La dernière fois que je t'ai vu, en voisin, Cité Véron, c'était devant le cerisier et nous parlions de lui très affectueusement, c'est si rare aujourd'hui, les cerises à Paris. Un peu plus tard, en plein soleil, à Antibes où tu devais venir avec des amis retrouver d'autres amis, une voix soudain a dit : …« Nous apprenons la mort »… C'était une voix de la Radio-Télévision française. Elle ne simulait pas l'émotion, cette voix, c'était fort louable et s'efforçait de même ne pas paraître tout à fait indifférente. C'était le bon ton de la plus parfaite radio-objectivité. Pourtant, elle ne pouvait taire tout à fait une bien légitime jubilation professionnelle en apprenant à ses chers auditeurs que précisément, pour ne pas dire opportunément, tu étais mort en visionnant un film tiré d'un livre intitulé, comme ça se trouve : « J'irai cracher sur vos tombes ». Et la voix, après avoir rendu subrepticement hommage à la justice immanente, redevint primesautière, permanente, ondulatoire et bien de chez elle, en annonçant… et maintenant passons à quelque chose de plus gai. Il apprenait ta mort Boris. Et que savait-il de ta vie et de ton savoir-vivre, et de la sienne de vie ! C'est ce qu'on se disait tantôt, le cerisier et moi, Cité Véron, à deux pas de l'Arizona, comme on parlait affectueusement de toi. En haut, sur la terrasse, ta fille jouait avec la mienne, et Ergé et le Schmürz faisaient aussi bon manège. Il faisait beau. Pourtant la veille, le petit chat noir avait dévoré le trèfle à quatre feuilles, ainsi les supporters du bonheur ont aussi leurs petits ennuis. Les autres de même et l'angoisse du végétarien devant la Sainte Table n'a toujours d'égale que celle de la plante végétarienne qui crève et grève de faim devant la plante Carnivore. Il faisait beau et nous faisions de même dans la mesure du possible. De la cabine des projectionnistes du Moulin Rouge à images, sans coquillage à l'oreille, on entendait le bruit de la mer et en même temps le strident et réconfortant tintamarre des torpilles du grand film « Coulez le Bismarck », en attendant les édifiants échos du Dialogue des Carmélites. Si Dieu veut bien entendu, que cet autre chef-d'œuvre passe aussi par ici. À part cela rien de bien nouveau, sabrées, goupillonnées, enlevées, bellico, pacifico, presto, les Actualités, nocléo-tricolères et proliféro-pétrolifères suivent leur cours. On joue toujours Hémoglobine à la Tragédie française et, mais ceci te fera plaisir, à la Foire du Trône la noce de l'Écume des Jours poursuit son voyage dans le Train-Fantôme qui a maintenant deux étages. Je t'embrasse, mon cher Boris, et à bientôt ou tard. Ton ami      JACQUES PRÉVERT