Les sables de Mars Arthur Clarke Au prix d’efforts fantastiques, les hommes sont parvenus à s’implanter sur Mars ! Un voile de mystère recouvre cette tentative et le monde ignore encore ce qui se passe sur cette planète froide et stérile. Martin Gibson est le premier reporter autorisé à s’embarquer sur « L’Ares », qui effectue son voyage d’essai vers la colonie sidérale. Dès le décollage, la réalité dément toutes ses prévisions ; loin d’être fastidieuse comme il se l’imaginait, cette croisière ne tarde pas à lui ouvrir les yeux sur mille problèmes insoupçonnés du public. Mais les étonnements de Gibson se multiplient à son arrivée sur Mars. S’il y découvre une étrange colonie en pleine activité, il sent aussi que l’amabilité dont on l’entoure est factice. Il fait figure d’intrus, d’indésirable. Pourquoi ? Persuadé qu’on se ligue contre lui pour dissimuler un important secret, Gibson se met en tête d’élucider cette énigme. Il n’y parviendrait pas si, au hasard d’une exploration,une singulière trouvaille ne lui valait une soudaine célébrité parmi les colons. A mesure qu’il pénètre plus avant dans les secrets de la cité martienne, il est gagné par l’enthousiasme. Oubliant ses devoirs de reporter pour participer à l’extraordinaire bataille que les pionniers livrent contre la sauvagerie glacée de la planète, il n’informe pas la Terre de ce qu’il apprend. Martin Gibson est lui-même conquis par ce monde désolé mais riche de promesses, au point que le retour sur sa planète natale ne lui semble plus souhaitable, Quels sont donc les sortilèges qui enchaînent Gibson à la première cité extra-terrestre ? Pourquoi est-il devenu un autre homme ? La réponse à ces deux questions est enfouie dans les sables rouges des déserts de Mars. Arthur C. Clarke Les sables de Mars THE SANDS OF MARS Roman traduit de l’anglais par A. Jager et J.-G. Vandel Bibliothèque Marabout Collection dirigée par Jean-Baptiste Baronian. © Sidgwick and Jackson, Londres, et Éditions Fleuve Noir, Paris, 1955. Chapitre premier — Alors, c’est la première fois que vous grimpez là-haut ? fit le pilote en se penchant nonchalamment en arrière. Son siège balança sur son pivot, tandis que l’homme se croisait les mains derrière la nuque d’un air peu fait pour rassurer son passager. — Oui, répondit Martin Gibson, sans quitter des yeux son chronomètre égrenant les secondes. — Je m’en doutais. Vous n’avez jamais dit l’exacte vérité dans vos romans ; c’est un non-sens que de parler d’évanouissement sous l’effet de l’accélération. Pourquoi les gens écrivent-ils de pareilles sornettes ? C’est mauvais pour les affaires. — Je m’excuse, répliqua Gibson, mais je crois que vous faites allusion à mes premiers romans. Les voyages interplanétaires n’existaient pas encore à l’époque, et je devais faire appel à mon imagination. — C’est possible, accorda l’autre à regret. ( Il ne prêtait pas la moindre attention à ses instruments, bien qu’il ne lui restât plus que deux minutes avant le départ. ) Je suppose que ce doit être amusant, pour vous, de vivre ce que vous avez si souvent décrit. L’adjectif, pensa Gibson, n’était pas exactement celui qu’il aurait employé lui-même, mais il comprit le point de vue de son compagnon. Que de fois les douzaines de héros — et de bandits — qu’il avait fait vivre s’étaient-ils figés devant l’implacable marche de l’aiguille des secondes, dans l’attente du moment où les propulseurs les précipiteraient dans l’éther ! Et maintenant, comme cela arrive toujours quand on sait attendre, la réalité se substituait à la fiction. Cet instant fatidique ne se situait plus qu’à quatre-vingt-dix secondes dans le futur immédiat. Oui, c’était amusant ; un beau cas de justice immanente … Le pilote lui adressa un coup d’œil, lut dans ses pensées et sourit avec bonne humeur. — Ne vous laissez pas épouvanter par vos propres récits. Ainsi, pour tenir un pari, je suis une fois resté debout au moment de l’envol. Mais c’était tout de même une chose idiote à ne pas faire. — Je n’ai pas peur, rétorqua Gibson, avec une emphase superflue. — Hum ! fit l’autre, qui condescendait à regarder le cadran : la trotteuse avait encore un circuit à accomplir. Alors, poursuivit-il, à votre place, je ne me cramponnerais pas au siège comme vous le faites. Ce n’est que du béryl-manganèse, vous pourriez le plier. Timidement, le romancier se détendit. Il savait qu’il était en train d’élaborer des réflexes synthétiques pour répondre à la situation, mais ces réflexes n’en étaient pas moins réels pour cela. — Bien sûr, reprit le pilote, toujours très à son aise, mais les yeux rivés à présent sur le tableau de bord, ce ne serait pas très agréable si ça durait plus de quelques minutes. Ah … voici les pompes à carburant qui démarrent. N’ayez pas peur du départ à la verticale, qui provoque souvent de drôles de réactions, et laissez votre siège se balancer où il veut. Fermez les yeux si ça peut vous faire du bien. Vous entendez les fusées d’allumage ? Il nous faut à peu près dix secondes pour acquérir l’élan définitif ; ça n’a rien d’extraordinaire, à part le bruit. Il faudra vous y faire. J’AI DIT : IL FAUDRA VOUS Y FAIRE ! Mais Martin Gibson n’y songeait guère. Il avait déjà sombré tranquillement dans l’inconscience sous l’effet d’une accélération qui ne dépassait pas encore celle d’un rapide ascenseur. Il revint à lui quelques minutes plus tard et un millier de kilomètres plus loin ; il se sentait très honteux. Un rayon de soleil jouait en plein sur son visage. Il comprit que le volet protecteur de la coque extérieure devait avoir glissé de côté. La lumière était brillante, mais pas d’un éclat aussi intolérable qu’il s’y attendait. Cependant, il réalisa bientôt que seule une partie de son intensité filtrait au travers du verre teinté. Il regarda le pilote, activement occupé à rédiger son carnet de bord. Tout était très calme, en dehors d’un curieux bruit de craquements étouffés, ressemblant presque à des explosions en miniature, qui résonnait de temps à autre d’une façon déconcertante. Il toussa discrètement pour annoncer son retour à la vie, et demanda la signification de ce bruit bizarre au pilote. — Des contractions thermiques dans les moteurs, dit ce dernier brièvement. Ils viennent de chauffer jusqu’aux environs de cinq mille degrés Fahrenheit et refroidissent très vite. Vous vous sentez mieux, à présent ? — Ça va, répondit Gibson sans mentir. Je peux me lever ? Psychologiquement, il rebondissait après avoir atteint un fond, sans s’aviser que c’était là une situation mentale très instable. — Si vous voulez, dit l’autre d’un air de doute, mais prenez la précaution de vous tenir à quelque chose de solide. Gibson ressentit soudain une merveilleuse exaltation. L’instant qu’il avait attendu toute sa vie était arrivé. Enfin dans l’espace ! Il s’en voulait d’avoir manqué l’envol, mais il saurait combler cette regrettable lacune en écrivant son récit. Vue de mille kilomètres d’altitude, la Terre était encore énorme et elle lui causa une sorte de déception. La raison en devint bientôt évidente. Après avoir eu sous les yeux tant de photos et tant de films pris à bord de fusées, l’effet de surprise était gâché ; Gibson savait exactement à quoi il devait s’attendre. Les inévitables bandeaux de nuages se déplaçant lentement autour du globe étaient là. Les séparations entre la terre et les mers étaient nettement définies, et on voyait une quantité de minuscules détails au centre, tandis qu’en remontant vers la ligne d’horizon, tout se perdait dans une brume de plus en plus épaisse. Même dans le cône de bonne visibilité qui s’ouvrait verticalement sous lui, la plupart des caractéristiques étaient méconnaissables et donc dépourvues de sens. Sans aucun doute, un météorologue eût connu des transports de joie devant cette vivante carte du temps qui s’étendait sous lui. Il est vrai que la plupart des météorologues se trouvaient pour le moment à bord des satellites artificiels d’où le spectacle était encore meilleur. Gibson se fatigua bientôt de la recherche de villes et des autres œuvres de l’homme. Il devait reconnaître avec humilité que des milliers d’années de civilisation avaient fort peu influencé le panorama. Il commença dès lors à s’intéresser aux étoiles, ce qui lui valut sa deuxième désillusion. Elles étaient bien là, et par centaines, mais pâles et blafardes, comme le simple fantôme des soleils aveuglants qu’il s’attendait à découvrir. Naturellement, il fallait en incriminer le verre sombre du hublot qui, en adoucissant leur clarté, frustrait du même coup les étoiles de toute leur splendeur. Il ressentit une vague contrariété car, jusqu’ici, une seule chose avait répondu exactement à ses prévisions : la sensation de flottement, la faculté de se propulser de paroi en paroi d’un simple coup de doigt, étaient aussi délicieuses qu’il l’espérait, encore que les dimensions de la cabine ne permissent aucune expérience ambitieuse. L’absence de poids déterminait un état enchanteur, féerique, surtout depuis qu’il existait des drogues immobilisant les organes régulateurs ; le mal de l’Espace n’était plus qu’une histoire ancienne. Heureusement ! Comme ses héros avaient souffert ! ( Ses héroïnes aussi, probablement, mais il n’en parlait jamais. ) Il se rappela le premier vol de Robin Blake, dans la version originale de Poussière martienne. En l’écrivant, il était fortement sous l’influence de D.H. Lawrence, à l’époque. ( Il serait intéressant, songea-t-il, de dresser un jour la liste des auteurs qui ne l’avaient pas influencé une fois ou l’autre. ) On ne peut nier que Lawrence est magnifique dans ses descriptions de sensations physiques ; ce qui n’avait d’ailleurs pas empêché Gibson de le battre sur son propre terrain. Il avait consacré un chapitre entier au mal de l’Espace, décrivant chaque symptôme en détail, depuis les nausées d’avant-garde, parfois repoussées au prix d’un gros effort de volonté, en passant par les soulèvements internes que même les plus optimistes ne pouvaient plus ignorer, jusqu’aux cataclysmes organiques de la période finale, suivis de l’impitoyable et ultime épuisement. Ce passage avait été un chef-d’œuvre de réalisme absolu. Quel dommage que son éditeur eût insisté pour le supprimer ! Il s’était donné beaucoup de mal pour ce chapitre et en avait réellement vécu les sensations en l’écrivant. Ainsi, même à présent … — Je n’y comprends rien, déclara pensivement l’officier sanitaire, tandis qu’on évacuait le romancier, maintenant inerte, au travers du sas. Il a passé avec succès ses tests médicaux et il aura très certainement reçu les piqûres d’usage avant de quitter la Terre. Ça doit être un cas psychosomatique. — Je ne sais pas ce que c’est, se plaignit amèrement le pilote en suivant le cortège au cœur de la Station de l’Espace n° 1, mais je voudrais tout de même bien savoir qui va nettoyer mon appareil ! Personne ne sembla disposé à répondre à cette grave question, et Martin Gibson encore moins que tout autre. Le malheureux n’avait pour l’instant que la vague notion de murs blancs défilant dans son champ de vision. Peu à peu, il ressentit une impression de pesanteur croissante, tandis qu’une chaleur douce et caressante commençait à se glisser dans ses membres ; il prit enfin pleinement conscience de son entourage. Il se trouvait dans une salle d’hôpital, et une batterie de lampes infrarouges le baignait d’un rayonnement tiède et énervant qui pénétrait ses chairs jusqu’à l’os. — Eh bien ? prononça enfin le docteur. Gibson sourit faiblement. — Je suis confus, dit-il. Est-ce que cela risque de se reproduire ? — Je ne sais même pas pourquoi cela vous est arrivé ! C’est tout à fait exceptionnel ; les médicaments que nous possédons à l’heure actuelle sont réputés infaillibles. — Je crois que c’est ma faute, reprit le romancier. Voyez-vous, j’ai l’imagination assez fertile et je m’étais mis à évoquer les symptômes du mal de l’Espace — d’une façon très objective, bien sûr — mais avant que je sache ce qui se passait, je … — Halte-là ! ordonna durement le docteur. Mettez un terme à vos spéculations ou nous serons obligés de vous renvoyer sans délai sur Terre. Il ne faudra pas vous livrer à ce manège si vous allez sur Mars, sans quoi il ne restera pas grand-chose de vous dans trois mois. Un frisson passa le long de l’échine torturée de l’homme de lettres. Il se remettait rapidement et le cauchemar de tout à l’heure s’estompait déjà. — Ça ira très bien, dit-il. Laissez-moi m’échapper de cette fournaise avant cuisson complète. Il se remit sur pied sans trop d’assurance. C’était une étrange impression que de retrouver son poids normal, ici, dans l’Espace. Il se souvint alors que la Station n°1 pivotait sur son axe et que les quartiers résidentiels étaient construits le long des parois extérieures, de sorte que la force centrifuge donnait l’illusion de la pesanteur. La grande aventure, songea-t-il avec regret, n’avait pas très bien commencé. N’empêche qu’il était décidé à ne pas se laisser renvoyer chez lui, en disgrâce. Ce n’était pas seulement une question de fierté personnelle, mais l’effet sur le public et sur sa réputation serait déplorable. Il frémit en imaginant les titres des journaux : GIBSON DE RETOUR ! LE MAL DE L’ESPACE FAIT RECULER LE ROMANCIER-ASTRONAUTE ! Même les hebdomadaires littéraires sérieux le tourneraient en ridicule. Quant au Times, mieux valait ne pas y penser ! — Heureusement, reprit le médecin, que nous disposons de douze heures avant le départ de l’astronef. Je vais vous conduire à la section de pesanteur nulle, pour voir comment vous réagirez là-bas, avant de vous délivrer un bulletin de santé convenable. Gibson pensa que c’était une bonne idée. Il s’était toujours considéré comme suffisamment apte ; jusqu’alors, il ne lui était jamais sérieusement venu à l’esprit que ce voyage pouvait être inconfortable, mais aussi dangereux. On pouvait rire du mal de l’Espace quand on ne l’avait pas expérimenté, mais après, c’était une autre histoire … La station intérieure, la Station de l’Espace n° 1, ainsi qu’on l’appelait habituellement, ne se trouvait qu’à deux mille kilomètres de la Terre ; elle bouclait le circuit autour de la planète toutes les deux heures. Ayant été, à l’origine, le premier tremplin de l’homme vers les étoiles, elle n’était plus indispensable aux voyages intersidéraux, mais sa présence exerçait encore un effet sensible sur les conditions économiques du vol interplanétaire. Toutes les traversées vers la Lune et les autres planètes partaient de là. Les vaisseaux atomiques, peu maniables, flottaient à côté de cet avant-poste de la Terre tandis que les cargaisons étaient chargées dans leurs flancs. Un service navette de fusées à carburant chimique reliait la station avec la planète, car une loi interdisait à tout appareil à propulsion atomique de naviguer à moins d’un millier de kilomètres de la surface terrestre. Cette marge de sécurité était même considérée comme insuffisante par beaucoup, le souffle radio-actif d’un propulseur nucléaire pouvant couvrir cette distance en moins d’une minute. La Station n° 1 s’était agrandie avec les ans par des adjonctions progressives autour du moyeu central, si bien que les techniciens qui l’avaient conçue à l’origine ne l’auraient jamais reconnue. Autour de l’axe s’étaient multipliés les observatoires, des laboratoires de transmission dotés d’antennes fantastiques et d’un tas informe d’équipement scientifique que seul un spécialiste aurait pu identifier. Mais, en dépit de toutes ces additions, la tâche essentielle du satellite artificiel consistait toujours à ravitailler en carburant les petites fusées dont se servait l’homme pour défier l’immense solitude du système solaire. — Êtes-vous bien sûr de vous sentir mieux maintenant ? demanda le docteur en voyant Gibson esquisser quelques pas. — Je pense que oui, répliqua l’interpellé, sans se compromettre. — Alors venez avec moi au centre d’accueil, on vous servira un réconfortant — une bonne boisson chaude, ajouta-t-il pour éviter tout malentendu. Vous pourrez vous asseoir et lire le journal pendant une demi-heure, en attendant que l’on décide de votre sort. Il sembla au romancier qu’il accumulait déception sur déception. À deux mille kilomètres de la Terre, en plein milieu des étoiles, il était contraint d’aller consommer un thé douceâtre — du thé ! — dans une espèce de salon d’attente de dentiste. On n’y voyait aucune fenêtre, probablement parce que la vue du ciel tourbillonnant à toute vitesse aurait pu réduire à néant l’excellent travail du personnel médical. La seule façon de passer le temps était de feuilleter la pile de revues, des revues qu’il avait d’ailleurs déjà lues. Elles étaient peu maniables car il s’agissait d’éditions ultra-légères, apparemment imprimées sur papier à cigarettes. Par bonheur, il tomba sur un très ancien numéro d’Argosy qui contenait un récit écrit par lui, mais depuis si longtemps qu’il en avait complètement oublié la fin et dont il fit son délice jusqu’au retour du docteur. — Votre pouls paraît normal, déclara presque à regret l’homme de science. Nous allons vous conduire à la salle de pesanteur nulle. Suivez-moi et ne vous étonnez de rien, quoi qu’il arrive. Sur cette singulière réflexion, il mena son patient dans un large couloir brillamment éclairé qui semblait s’incurver vers le haut dans les deux directions opposées, à partir de l’endroit où il se tenait. Il n’eut pas le temps de détailler le phénomène, car son guide venait de faire glisser une porte située sur le côté et escaladait une série de marches métalliques. Gibson fit machinalement quelques pas derrière lui, puis il réalisa soudain ce qu’il y avait au-delà et s’arrêta pile en poussant malgré lui un cri d’étonnement. Directement sous ses pieds, l’inclinaison de l’escalier était raisonnable, de l’ordre de quarante-cinq degrés, mais elle devenait rapidement plus abrupte jusqu’à ce que les marches finissent par s’élever à la verticale une douzaine de mètres plus haut. Plus haut encore — et c’était là une vision propre à dérouter tout nouveau venu — la pente s’accentuait implacablement et les marches arrivaient en fin de compte juste au-dessus de sa tête, puis elles disparaissaient dans une courbe dont l’autre extrémité devait être située derrière lui ! Le docteur perçut son exclamation et se retourna avec un rire rassurant. — Il ne faut pas toujours en croire vos yeux, dit-il. Montez, voyez comme c’est facile. Gibson obéit à contrecœur mais, ce faisant, il commença à comprendre que deux choses bizarres se produisaient. Tout d’abord, il devenait graduellement plus léger ; ensuite, et malgré la raideur apparente de l’escalier, l’inclinaison de quarante-cinq degrés restait constante sous ses pieds. La direction verticale elle-même s’inclinait à mesure qu’il progressait, de sorte qu’en dépit de la courbure croissante, la pente ne changeait jamais. Il ne fallut pas longtemps pour en trouver l’explication. La pesanteur factice n’était due qu’à la force centrifuge produite par le mouvement rotatif de la station sur son axe et, au fur et à mesure qu’on approchait du centre, cette force diminuait jusqu’à devenir inexistante. En se rapprochant de l’axe, l’escalier décrivait une sorte de spirale dont Gibson avait autrefois connu le nom en géométrie. Dans le plan de la pesanteur artificielle, l’inclinaison demeurait constante sous le pied, en dépit de l’illusion d’optique. Il s’agissait d’une de ces particularités auxquelles les habitants des stations de l’espace devaient s’habituer assez rapidement. Lorsqu’ils retournaient sur Terre, il est probable que la vue d’un escalier normal était tout aussi choquante à leurs yeux. Au terme de l’ascension, la notion de haut ou de bas n’existait plus. Gibson et son guide débouchèrent dans une grande salle cylindrique qui eût été entièrement vide sans la présence de cordes qui la sillonnaient dans tous les sens. À une extrémité s’ouvrait un hublot d’observation par où pénétrait un rayon de soleil. Ce rayon se déplaçait de façon continue, balayant la paroi métallique comme le faisceau d’un projecteur en quête d’une cible, s’éclipsait l’espace d’un instant pour réapparaître par l’autre hublot. C’était là le premier indice permettant de se rendre compte que la station tournait effectivement sur son axe. L’écrivain chronométra sommairement la rotation en notant combien de temps il fallait à la clarté pour retourner à sa position originale. Le « jour » de ce petit monde artificiel durait moins de dix secondes ; c’était suffisant pour donner une impression de pesanteur normale à la périphérie de la gigantesque roue. Gibson se compara à une araignée au milieu de sa toile tandis qu’il suivait le docteur le long des cordes-guides dont on se servait pour se propulser sans effort, en utilisant alternativement les deux mains. Ils parvinrent ainsi jusqu’au poste d’observation, qui était situé au bout d’une cheminée prolongeant l’axe de la station ; de la sorte, ce local émergeait de la masse inextricable des autres installations et procurait un champ de vision des étoiles presque illimité. — Je vais vous laisser ici un moment, déclara le docteur. Il y a pas mal de choses à voir, vous serez très bien. Sinon, rappelez-vous que la pesanteur normale existe au bas de ces escaliers. « Naturellement, pensa Gibson. Et il y a aussi de la place à bord de la prochaine fusée qui redescend sur Terre. » Mais il était décidé à subir le test et à décrocher un bulletin de santé en règle. On ne pouvait absolument pas se rendre compte que c’était bien le satellite artificiel qui pivotait, et non le décor constitué par le soleil et les étoiles. Un acte de foi était nécessaire pour penser le contraire, en plus d’un sérieux effort de volonté. Les étoiles se déplaçaient si vite que seules les plus brillantes étaient nettement visibles ; quant au soleil — Gibson se décida à lui jeter un bref regard du coin de l’œil — , c’était une comète dorée qui traversait le ciel toutes les cinq secondes. On comprenait aisément pourquoi l’homme antique s’était refusé à croire que sa terre ferme tournait, et qu’il avait attribué une rotation à la sphère céleste. En partie cachée par la masse du satellite, la Terre ressemblait à un énorme croissant remplissant la moitié du ciel. Elle se complétait au fur et à mesure que la station poursuivait la course sur l’orbite, autour d’elle. Dans quarante minutes environ, elle atteindrait son plein pour devenir tout à fait obscure et invisible une heure plus tard, alors qu’elle éclipserait le soleil comme un noir bouclier et que la station passerait dans le cône d’ombre. Elle accomplissait toutes ses phases en deux heures. La notion du temps se trouvait ici déformée, la division familière en jours et en nuits, en mois et en saisons n’ayant plus aucun sens pour les habitants du satellite. À environ un kilomètre de la base, et se déplaçant avec elle sur l’orbite sans qu’aucun lien ne les réunisse, flottaient les trois fusées qui se trouvaient être « au port » à ce moment-là. Celle qui avait la forme d’une petite flèche était l’appareil qui avait amené Gibson de la Terre une heure auparavant, au prix de terribles nausées. La seconde était la fusée-cargo de la ligne lunaire, d’une capacité approximative de mille tonnes. La troisième était naturellement l’Arès, aveuglante dans la splendeur de sa nouvelle peinture d’aluminium. Gibson ne s’était jamais consolé de l’abandon des conceptions d’astronefs racés et aérodynamiques qui avaient été le rêve du début du XX siècle. L’espèce d’haltère luisant qui se profilait sur les étoiles n’était pas conforme à son idée d’un vaisseau de l’espace. Le monde l’avait accepté, mais pas lui. Naturellement, il connaissait les arguments habituels : pourquoi caréner une fusée qui ne pénétrait jamais dans une atmosphère et dont les lignes n’étaient profilées qu’en vertu de considérations de structure et d’alimentation en énergie ? Puisque les groupes propulseurs, puissamment radio-actifs, devaient se situer aussi loin que possible des cabines de l’équipage, la solution des deux sphères reliées par un long tube était la plus simple. « C’était aussi la plus laide », pensa-t-il. Mais cela importait à peine puisque l’Arès passerait pratiquement toute son existence dans le vide intersidéral, où les seuls spectateurs étaient les astres. L’étrange vaisseau avait probablement déjà fait le plein de carburant et il n’attendait plus que le moment précis où ses moteurs l’arracheraient à l’orbite sur laquelle il évoluait. Alors commencerait le voyage le long de la grande hyperbole qui menait à Mars. À ce moment-là, lui, Martin Gibson, serait à bord, enfin embarqué dans une aventure à laquelle il n’avait jamais vraiment cru. Chapitre II À bord de l’Arès, le bureau du capitaine n’était pas destiné à contenir plus de trois hommes lorsque la gravitation agissait, mais il y avait largement assez de place pour six quand l’astronef naviguait en orbite libre, car on pouvait alors, selon ses goûts, se tenir sur les parois ou au plafond. Ce jour-là, parmi le groupe qui se réunissait selon des angles surréalistes autour du capitaine Norden, un seul homme n’était jamais allé dans l’Espace et ne savait pas ce qu’on attendait de lui. Il est vrai que ce n’était pas une réunion ordinaire. Le voyage inaugural d’une fusée est toujours un événement et l’Arès était le premier de tous les astronefs de sa ligne à avoir été conçu principalement pour le transport des passagers et non pour le fret. Lorsqu’il serait définitivement mis en service, il transporterait un équipage de trente hommes et cent cinquante passagers dans une ambiance de luxueux confort. Bien entendu, pour sa croisière d’essai, les proportions étaient renversées : pour l’instant, son équipage de six hommes attendait l’arrivée de l’unique passager, Martin Gibson. — Je n’ai encore pas très bien compris, remarqua Owen Bradley, l’officier en électronique, à quoi il servira quand nous l’aurons avec nous. Et d’abord, de qui est cette brillante idée ? — J’allais y arriver, reprit le capitaine Norden en passant la main sur l’ancien emplacement de ses magnifiques mèches blondes, disparues depuis quelques jours. ( Les astronefs emportent rarement des coiffeurs professionnels et, malgré la présence de nombreux amateurs empressés, on préfère d’habitude retarder la taille jusqu’au retour. ) Vous connaissez tous M. Gibson, évidemment ? Cette réflexion provoqua un concert de réponses, qui n’étaient pas toutes respectueuses. — Je trouve ses histoires de mauvais goût, déclara le docteur Scott, les dernières en date, tout au moins. Bien sûr, Poussière martienne n’était pas mauvais, mais ce bouquin est démodé à présent, cela va de soi. — Allons donc ! protesta Mackay, l’astronavigateur. Ses derniers récits sont de loin les meilleurs, maintenant qu’il s’intéresse au fondamental et qu’il a renoncé au domaine des sensations. Cette explosion, chez le doux petit Écossais, était des plus singulières. Avant que quiconque eût pu se joindre à la conversation, le capitaine intervint. — Nous ne sommes pas ici pour parler de critique littéraire, ne vous en déplaise. Nous aurons assez de temps pour cela plus tard. La Compagnie désire que je précise un ou deux points avant tout. M. Gibson est un homme très considéré, un hôte distingué, et si on l’a invité à participer à ce voyage, c’est pour lui permettre d’en faire la relation dans un ouvrage ultérieur. Il ne s’agit donc vraiment pas d’une campagne publicitaire ( « Bien sûr que non ! » lança Bradley d’un ton lourd de sarcasmes ), mais la Compagnie espère naturellement que ses futurs clients ne seront pas … euh … découragés par ce qu’ils liront. En plus de cela, nous écrivons une véritable page d’histoire, et notre voyage inaugural doit être dûment enregistré pour l’avenir. Aussi, tâchez de vous comporter pendant quelque temps comme des gentlemen, car le livre de Gibson atteindra probablement le demi-million d’exemplaires et votre réputation peut dépendre de votre attitude pendant ces trois prochains mois. — Ça ressemble dangereusement à du chantage, fit Bradley. — Entendez-le de cette façon si vous voulez, ajouta Norden avec bonne humeur. Bien entendu, je vais expliquer à notre invité qu’il ne doit pas s’attendre à un service semblable à celui qui existera plus tard, quand nous disposerons de stewards, de cuisiniers et de Dieu sait quoi encore. Il le comprendra sans doute et n’exigera pas le petit déjeuner au lit chaque matin. — Est-ce qu’il aidera au nettoyage ? questionna un homme à l’esprit pratique. Norden allait traiter de ce problème d’étiquette quand un bourdonnement se fit entendre au tableau de réception radio, tandis qu’une voix faisait vibrer le haut-parleur. — La Station n° 1 appelle l’Arès. Votre passager va monter à bord. Le capitaine poussa un commutateur et répondit : « O.K., nous sommes prêts. » Il se retourna ensuite vers l’équipage. — Avec toutes ces têtes tondues autour de lui, le pauvre homme va se croire transporté à la prison d’Alcatraz, un jour de rassemblement. Jimmy, va au-devant de lui et aide-le à traverser le sas quand le ferry sera accouplé. Martin Gibson était encore un peu sous le coup de la joie qu’il avait ressentie d’avoir surmonté le principal obstacle, à savoir la visite médicale. La perte de la sensation de pesanteur, éprouvée en quittant la base pour la traversée à bord de la petite fusée-ferry à air comprimé, l’avait à peine affecté, mais le spectacle qui l’attendait à l’intérieur de la cabine du capitaine Norden lui flanqua momentanément une rechute. Même en l’absence de pesanteur, on se plaisait à prétendre qu’une certaine direction était le « bas » et il semblait naturel d’attribuer la qualité de plancher à la surface sur laquelle étaient fixées la table et les chaises. Par malheur, une décision de la majorité semblait en avoir décidé autrement, car deux membres de l’équipage pendaient du « plafond » comme des stalactites, alors que deux autres affichaient des poses abandonnées, selon des angles très arbitraires, à mi-hauteur entre les deux parois. Gibson eut l’impression que seul le capitaine se tenait dans une posture normale. Pour aggraver les choses, leur tête rasée donnait à ces hommes habituellement très présentables un air plutôt sinistre, de sorte que la scène tout entière évoquait fort une réunion de fantômes dans quelque château hanté. Il y eut un court moment de silence pendant que l’équipage détaillait le romancier. Ils le reconnurent tous du premier coup car son visage était devenu familier au grand public depuis la parution de son best-seller Tonnerre à l’Aube, il y avait de cela près de vingt ans. C’était un petit homme rondouillard mais éveillé, dans les quarante-cinq ans, à la voix étonnamment profonde et sonore. Norden présenta ses collaborateurs, de la gauche vers la droite : — Voici mon ingénieur, le lieutenant Hilton ; le docteur Mackay, notre navigateur. J’ajoute qu’il n’est que docteur en philosophie et non en médecine comme le docteur Scott que voici. Le lieutenant Bradley est officier en électronique et Jimmy Spencer, qui vous a accueilli dans le sas d’entrée, est notre surnuméraire. Il espère devenir capitaine à la longue. Gibson considéra le petit groupe avec une certaine surprise. Ainsi, c’était là tout l’équipage, cinq hommes et un gamin ? Son expression devait avoir révélé sa pensée, car le capitaine se mit à rire. — Nous ne sommes pas nombreux, n’est-ce pas ? Mais il faut vous dire que cet appareil est presque entièrement automatique, et qu’il n’arrive jamais rien dans l’Espace. Quand nous entreprendrons le service régulier des voyageurs, l’équipage sera porté à trente hommes. Pour ce voyage-ci, nous avons fait le poids en fret, de sorte qu’en réalité nous allons naviguer en tant que cargo rapide. Gibson observait soigneusement les hommes qui seraient ses seuls compagnons durant les trois prochains mois. Sa première impression ( il se méfiait toujours des premières impressions mais avait soin de les noter ) ne fut faite que d’étonnement : ils étaient si ordinaires, dès qu’on retranchait des éléments superficiels tels que leur singulière position ou leur calvitie temporaire. On ne pouvait vraiment pas deviner qu’ils appartenaient à la profession la plus romantique du monde depuis que les derniers cow-boys avaient troqué leurs pur-sang contre des hélicoptères. Sur un signal qu’il ne remarqua pas, tous les hommes prirent congé en se propulsant avec une aisance étonnante et précise vers la porte restée ouverte. Le capitaine se réinstalla sur son siège et lui offrit une cigarette, qu’il accepta sans conviction. — Vous ne craignez pas de fumer ? s’étonna Gibson. N’est-ce pas un gaspillage d’oxygène ? — Si nous devions interdire le tabac pendant trois mois, ce serait la mutinerie, observa Norden en riant. D’ailleurs, la quantité d’oxygène consumée est négligeable. Bien sûr, autrefois on était plus prudent. Un jour, une marque de cigarettes lança un mélange spécial pour l’astronautique, imprégné d’un produit renfermant de l’oxygène, de sorte que l’air ne s’en trouvait pas appauvri. L’idée n’eut pas grand succès, d’autant plus qu’un équipage fut une fois incommodé par une dose d’oxygène trop forte. Quand vous allumiez ces cigarettes, elles fusaient comme des pétards ! On n’en vit bientôt plus. Le capitaine Norden, nota Gibson avec un peu de regret, ne cadrait pas très bien avec l’image qu’il s’en était faite. Selon les meilleures — ou tout au moins les plus populaires — traditions littéraires, le commandant d’un astronef devait être un vétéran grisonnant, au regard dur, qui avait passé la moitié de sa vie dans l’éther et qui pouvait naviguer les doigts dans le nez à travers le système solaire grâce à sa prodigieuse connaissance des pistes de l’Espace. Il devait aussi être pète-sec et, lorsqu’il distribuait des ordres, ses officiers devaient se mettre au garde-à-vous ( chose peu commode en zone de pesanteur zéro ), saluer prestement et rompre sur un demi-tour réglementaire. Au lieu de cela, le maître de l’Arès n’avait certainement pas atteint la quarantaine, et on aurait pu le prendre pour un homme dont les affaires sont prospères. Quant à la rigidité de la discipline, Gibson n’en avait encore décelé aucune trace. Cette impression — il devait s’en rendre compte plus tard — n’était pas tout à fait exacte. La seule discipline existant à bord de l’Arès était librement consentie, et c’était l’unique formule pouvant convenir au genre d’hommes qui composaient l’équipage. — Ainsi, vous n’êtes jamais allé dans l’Espace jusqu’ici ? questionna Norden en observant son passager d’un air méditatif. — J’ai peur que non. Plusieurs fois, j’ai tenté de m’embarquer pour la Lune, mais c’est absolument impossible si vous n’êtes pas en mission officielle. Il est vraiment dommage que les voyages interplanétaires soient encore si coûteux. Norden sourit. — Nous espérons que l’Arès contribuera à modifier cette situation. Je dois dire, ajouta-t-il, que vous avez fort bien réussi à écrire des tas de choses sur le sujet avec … euh … un minimum d’expérience pratique. — Oh, vous savez, fit Gibson avec désinvolture, en émettant ce qu’il crut être un petit rire, on croit généralement, à tort, que les auteurs doivent avoir vécu tout ce qu’ils décrivent dans leurs ouvrages. Quand j’étais plus jeune, je me documentais en lisant tout ce que je trouvais en matière de récits de voyages dans l’Espace. J’ai fait de mon mieux pour rendre exactement la couleur locale, c’est tout. N’oubliez pas que tous mes romans interplanétaires ont été écrits dans les premiers temps et que j’ai à peine effleuré le sujet ces dernières années. Il est même assez surprenant que le public continue à associer mon nom à ce genre. Norden se demanda dans quelle mesure cette modestie était feinte. Gibson savait parfaitement bien que c’étaient ses récits d’aventures interplanétaires qui l’avaient rendu célèbre et qui avaient incité la Compagnie à l’inviter à ce voyage. Le capitaine reconnaissait qu’en somme, les circonstances pourraient fournir le sujet d’une histoire assez attrayante. Mais cela, c’était pour plus tard ; pour l’instant, il devait apprendre à son navigateur d’occasion la routine de l’existence sur le petit monde particulier qu’était l’Arès. — Nous conservons à bord l’heure terrestre normale, expliqua-t-il, celle du méridien de Greenwich, et toute activité cesse avec la « nuit ». Il n’y a pas de quarts nocturnes comme cela se pratiquait autrefois. Les instruments nous remplacent quand nous dormons, de sorte que notre service n’est pas continu. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui font que nous pouvons nous contenter d’un équipage aussi réduit. Comme nous ne sommes pas trop à l’étroit pour cette traversée, chacun aura sa cabine personnelle. La vôtre est une cabine normale de passager, la seule qui soit équipée ; j’espère que vous la trouverez confortable. Tous vos bagages sont-ils là ? Combien vous a-t-on laissé embarquer ? — Cent kilos. Ils sont dans le sas d’entrée. — Cent kilos ! répéta Norden en essayant de cacher son étonnement. Pas possible, il devait émigrer en emportant tous ses souvenirs de famille avec lui ! En bon astronaute, le capitaine avait horreur du poids inutile et il ne doutait pas que Gibson n’emmenât des tas d’objets superflus. Malgré tout, si la Compagnie avait donné son accord et si la charge autorisée n’était pas dépassée, il n’avait rien à redire. — Jimmy va vous conduire à votre cabine. C’est notre homme à tout faire, au cours de ce voyage. Il paie son périple de cette façon tout en apprenant la pratique du vol interplanétaire. La plupart d’entre nous débutent de cette manière, en s’engageant pour la traversée vers la Lune pendant les vacances. Jimmy est d’ailleurs un garçon très brillant, il possède déjà des grades universitaires. Gibson se fit à l’idée d’avoir pour domestique un jeune collégien érudit tout en se dirigeant vers le quartier des passagers derrière son steward improvisé, qu’il paraissait d’ailleurs intimider sérieusement. Pareils à des fantômes, ils glissaient le long des couloirs brillamment éclairés en utilisant les petits systèmes qui avaient pas mal contribué à rendre la vie plus confortable à bord des astronefs dépourvus de gravitation. Frôlant chaque paroi, une courroie sans fin munie de poignées à intervalles réguliers se déplaçait sans trêve à une vitesse de plusieurs kilomètres à l’heure. Il suffisait de saisir l’une de ces poignées pour voyager sans le moindre effort d’un bout à l’autre de la fusée, encore qu’il fallût une certaine adresse pour changer de conducteur aux intersections. La cabine était petite, mais coquette et aménagée avec un goût excellent. Un éclairage ingénieux et des cloisons recouvertes de miroirs la faisaient paraître beaucoup plus vaste qu’elle ne l’était en réalité. Un lit pivotant pouvait être retourné pendant la « journée » pour faire office de table. Il restait peu de signes de l’absence de pesanteur, et tout avait été conçu pour que le voyageur se sentît chez lui. Au cours de l’heure suivante, Gibson s’occupa à ranger ses affaires et à se familiariser avec les dispositifs de la pièce. L’invention qui le charma le plus était un miroir à barbe qui se transformait, sur simple pression d’un bouton, en un hublot donnant sur les étoiles. Il ne put que rester perplexe devant tant d’imagination. Finalement, tout fut disposé en bonne place et il ne lui resta plus rien à faire. Il s’étendit alors sur le lit, en prenant soin de boucler les ceintures élastiques autour de sa poitrine et de ses cuisses. L’illusion de poids ainsi acquise n’était pas très convaincante, mais, somme toute, elle valait mieux que rien et donnait une notion de la direction verticale. En reposant tranquillement dans la riante petite chambre qui allait être son univers pendant cent jours, il oubliait les déceptions et les petits ennuis qui avaient gâté sa traversée depuis la Terre. Maintenant, tout irait bien. Autant qu’il s’en souvenait, il y avait longtemps qu’il n’avait pas confié sa destinée aux mains des autres. Contrats, tournées de conférences, projets, il avait tout abandonné en bas. Cette impression de bienheureuse détente était trop belle pour durer, mais il laissait son esprit la savourer tout à loisir. Ce fut une série de petits coups timides frappés à la porte qui le tirèrent de son sommeil au bout d’un temps indéterminé. Sur l’instant, il ne réalisa pas où il se trouvait. Peu à peu, il reprit pleinement conscience et, débouclant les attaches qui le retenaient, il sauta à bas du lit. Comme ses mouvements n’étaient encore qu’imparfaitement coordonnés, il alla rebondir au plafond conventionnel avant d’atteindre la porte. Jimmy Spencer était là, légèrement essoufflé. — Le capitaine vous présente ses respects, monsieur. Vous plairait-il de venir assister au départ ? — Mais comment donc ! Attendez un instant, je prends mon appareil. Il réapparut presque aussitôt, porteur d’un Leica XXA tout neuf, que le jeune garçon contempla avec une envie non déguisée, ainsi que d’une collection complète de lentilles auxiliaires et de posemètres. Malgré tous ces handicaps, il atteignit rapidement la galerie d’observation qui courait comme une ceinture autour de la coque de l’Arès. Pour la première fois, Gibson eut la vision des étoiles dans toute leur splendeur. Il se trouvait sur la face nocturne de l’astronef, où les filtres solaires avaient été enlevés, si bien que ni l’atmosphère, ni le verre teinté ne s’interposaient plus entre elles et lui. L’Arès ne tournait pas sur son axe comme la station, mais il était au contraire maintenu rigoureusement immobile par un système de gyroscopes, de sorte que les constellations restaient fixes dans son ciel. En contemplant cette magnificence qu’il avait bien souvent tenté ( en vain ) de dépeindre dans ses livres, Martin éprouvait une grande difficulté à analyser ses émotions. Il lui répugnait pourtant de gaspiller la moindre impression susceptible d’être décrite plus tard avec profit. Chose bizarre, ce n’était ni l’éclat ni le nombre imposant des étoiles qui le frappait le plus. Il avait déjà observé des firmaments presque aussi splendides que celui-ci, du haut des montagnes terrestres ou depuis le pont d’observation d’avions stratosphériques, mais la présence de ces feux ne s’était jamais manifestée avec autant d’intensité autour de lui, sans horizons, et encore plus bas, sous ses pieds mêmes ! La Station de l’Espace n° 1 flottait dans le vide à quelques mètres du hublot, semblable à un jouet brillant et compliqué. Il n’existait aucun moyen de juger avec exactitude de son éloignement ou de sa taille, car ses formes n’avaient rien de familier et le sens de la perspective semblait faire défaut. La Terre et le Soleil, cachés derrière la masse de l’astronef, étaient invisibles. Soudain, une voix immatérielle et singulièrement proche résonna dans un haut-parleur camouflé : — Cent, secondes avant le départ. À vos postes, s’il vous plaît. Effaré, Gibson se retourna pour consulter Jimmy. Sans lui laisser le temps d’ébaucher la moindre question, celui-ci lui expliqua très vite qu’il devait rejoindre son poste et s’éclipsa dans une gracieuse virevolte, le laissant seul avec ses pensées. L’instant qui suivit s’écoula avec une remarquable lenteur, bien que ponctué par de fréquents chronométrages du haut-parleur. Gibson se demanda de qui pouvait bien être la voix ; elle ne ressemblait pas à celle de Norden, en tout cas. Il ne s’agissait probablement que d’un ruban, commandé par le circuit automatique régissant la conduite de l’astronef à partir de ce moment. — Encore vingt secondes. L’élan sera acquis en dix secondes environ. «  Encore dix secondes. «  Cinq secondes, quatre, trois, deux, une … Tout doucement, quelque chose s’empara de Martin, le fit glisser le long de la courbe de la paroi parsemée de hublots et le déposa sur une surface brusquement devenue « le plancher ». Il était difficile de se faire au retour de la notion de haut et de bas, et encore plus d’associer sa réapparition à ce tonnerre lointain et assourdi qui venait de succéder au silence. En bas, dans la deuxième sphère composant l’autre moitié de l’Arès, à l’intérieur de ce monde mystérieux d’atomes en fission et de machines automatiques, où aucun homme ne pouvait pénétrer sans perdre la vie, des forces capables de mouvoir les étoiles mêmes venaient de se déchaîner. Pourtant, Gibson ne ressentait rien de ce malaise dû à une accélération croissante et impitoyable qui accompagne toujours l’envol d’une fusée à propulsion chimique. L’Arès disposait d’un espace illimité pour manœuvrer, il pouvait en utiliser autant qu’il lui plaisait pour se libérer de son orbite actuelle et se glisser lentement sur l’hyperbole de transit qui le conduirait vers Mars. De toute façon, la puissance maximum de la propulsion atomique ne pouvait déplacer sa masse de deux mille tonnes qu’avec une force égale seulement au dixième de l’attraction terrestre ; pour l’instant, la puissance était encore maintenue au-dessous de la moitié de cette valeur. En effet, les moteurs nucléaires fonctionnaient à une température si élevée qu’ils ne pouvaient être employés qu’à faible rendement ; c’était là une des raisons empêchant leur utilisation pour des envols directs du sol d’une planète. Toutefois, à l’encontre des propulseurs chimiques à combustion brève, ils pouvaient maintenir leur poussée pendant des heures d’affilée. Il ne fallut pas longtemps à Gibson pour se réorienter. L’accélération de la fusée était si lente — il calcula qu’elle conférait à son corps un poids effectif de moins de quatre kilos — qu’il pouvait encore se mouvoir sans contrainte. La Station n° 1 n’avait apparemment pas changé de place, et il dut attendre presque une minute avant de pouvoir déceler un éloignement réel. Il se souvint alors, un peu tard, de son appareil photos et pensa à enregistrer le départ. Après avoir enfin déterminé avec justesse ( il l’espérait ) le temps de pose convenable pour ce minuscule objet brillant éclairé sur un fond noir de jais, il constata non sans dépit que la station s’était éloignée d’une distance appréciable. Au bout de dix minutes, elle n’était déjà plus qu’une lointaine tache de lumière, difficile à distinguer parmi les étoiles. Après sa disparition complète, Gibson se porta sur le côté diurne de l’astronef pour prendre quelques vues de la Terre qui s’enfuyait. Ce fut un immense et mince croissant qui s’offrit tout d’abord à sa vue, une masse beaucoup trop gigantesque pour que le regard pût l’embrasser en entier d’un seul coup. En l’observant, il remarqua que le croissant s’élargissait peu à peu, ce qui était normal puisque l’Arès devait encore accomplir au moins un circuit complet avant de s’échapper et de foncer dans une spirale vers Mars. La Terre ne rétrécirait pas d’une façon notable avant une bonne heure et elle apparaîtrait alors dans son plein. « Cette fois, c’en est fait, pensa Gibson. J’ai laissé là-bas toute trace de ma vie passée et de celle de mes ancêtres, en remontant jusqu’au dernier remous de vase au fond du premier océan. Aucun colon, aucun explorateur faisant voile loin de son pays natal n’a jamais abandonné autant de choses derrière lui. En dessous de ces nuages repose toute l’histoire de l’humanité. Je pourrai bientôt éclipser avec mon petit doigt ce qui formait le domaine de l’Homme il y a une génération à peine, et ce que son ingéniosité avait bâti avec le temps. » Cette inexorable retraite vers l’inconnu avait presque le caractère définitif de la mort. Ainsi devait s’en aller l’âme dépouillée, laissant tous ses trésors derrière elle pour gagner finalement les ténèbres et la nuit. Le romancier était toujours en contemplation une heure plus tard, quand l’Arès atteignit enfin sa vitesse d’échappement et se libéra de la Terre. Rien ne permit de déceler que cet instant était arrivé et dépassé, car le Globe dominait toujours le ciel et les moteurs maintenaient leur grondement distant et étouffé. Ceux-ci devraient encore fonctionner dix heures avant de suspendre leur activité pour le reste du voyage. Gibson dormait lorsque ce stade fut atteint. Le brusque silence, la perte totale du peu de pesanteur artificielle dont l’astronef avait bénéficié au cours des dernières heures l’en avertirent confusément dans son sommeil. Comme dans un rêve, il promena son regard autour de la cabine obscure jusqu’à ce qu’il découvrît un petit groupe d’étoiles qui s’encadrait dans le hublot. Elles étaient complètement immobiles. Comment croire que l’Arès fonçait à présent hors de l’orbite de la Terre à une vitesse si grande que le Soleil lui-même n’aurait pu le retenir ? Tout en somnolant, l’écrivain resserra les attaches de ses draps pour s’empêcher de dériver dans la pièce. Près de cent jours s’écouleraient avant qu’il ressente à nouveau la moindre impression de pesanteur. Chapitre III C’était toujours le même groupe d’étoiles qui garnissait le hublot au moment où une série de notes musicales se déversèrent des haut-parleurs en un joyeux carillon, tirant Gibson d’un sommeil sans rêves. Il s’habilla avec une certaine hâte et se précipita vers le pont d’observation pour voir ce qu’il était advenu de la Terre depuis la veille. Ce fut plutôt déroutant, du moins pour un Terrien, de découvrir tout d’abord deux lunes dans le ciel. Mais elles étaient bien là, côte à côte, toutes deux dans leur premier quartier, l’une à peu près le double de l’autre. Plusieurs secondes lui furent nécessaires pour réaliser qu’il avait sous les yeux la Lune et la Terre, et pour comprendre enfin que le croissant le plus petit, le plus éloigné, était son propre monde à lui. Malheureusement, l’Arès ne passait pas très près de la Lune, mais, même à cette distance, cet astre était au moins dix fois plus gros qu’on ne le voyait d’habitude. Les chaînes de cratères se voyaient nettement le long de la ligne hérissée séparant la nuit du jour, encore que la majeure partie du disque ne se devinât que par la pâle lueur terrestre qu’il reflétait. Soudain Gibson se pencha en avant, se demandant s’il devait en croire ses yeux. Pourtant, aucun doute n’était possible ! Au milieu de la brume de ce paysage glacé, dans l’attente d’une aube qui ne viendrait pas avant de nombreux jours, de minuscules fanaux brillaient comme des lucioles au crépuscule. Encore absentes cinquante ans plus tôt, c’étaient les lumières des premières cités lunaires, qui témoignaient sous les étoiles que la vie s’était enfin installée sur un astre resté désert pendant des milliards d’années. Une petite toux discrète issue de nulle part interrompit sa rêverie. Une voix légèrement amplifiée fit alors remarquer sur un ton de conversation : — Si M. Gibson veut bien se rendre au mess, il y trouvera un peu de café tiède et quelques restes de porridge. Il jeta un rapide coup d’œil sur sa montre. Phénomène sans précédent, il avait totalement oublié le petit déjeuner. Quelqu’un était sans doute allé le chercher dans sa cabine et, ne l’ayant pas trouvé, l’avertissait par les haut-parleurs. Le romancier prit sans tarder la direction du mess et, dans sa hâte, il s’égara complètement dans le labyrinthe des couloirs. Les dimensions de l’astronef étaient surprenantes, et si un jour des pancartes placées un peu partout devaient guider les passagers, pour l’instant on en était réduit à chercher son chemin comme on le pouvait. Puisqu’il n’y avait ni haut ni bas, non plus qu’une division naturelle de l’espace dans l’horizontale ou la verticale, on disposait d’une dimension supplémentaire pour se perdre, et Gibson l’utilisa au maximum. Il déboucha enfin dans le mess en affichant un air contrarié et trouva l’équipage engagé dans une controverse technique sur les mérites des différents types de fusées intersidérales. Tout en grignotant son déjeuner, il prêta soigneusement l’oreille. Étonné de se trouver si peu d’appétit, il se souvint que, dans l’espace, l’absence d’efforts musculaires produisait souvent cet effet, providentiel du point de vue ravitaillement. Il se mit à observer le petit groupe d’hommes pour les fixer dans son esprit et pour enregistrer leur comportement, leurs traits distinctifs. La présentation de Norden n’avait servi qu’à leur mettre un nom sur le visage ; jusqu’ici, ils ne représentaient pas pour Gibson des personnages bien définis. C’était bizarre de penser qu’avant la fin du voyage, il connaîtrait probablement chacun d’entre eux mieux que la plupart de ses relations terrestres. Aucun secret, aucun masque ne pouvaient subsister dans ce monde en vase clos. Pour le moment, c’était le docteur Scott qui avait la parole. ( Gibson devait découvrir par la suite que le fait n’avait rien d’extraordinaire ). Il semblait posséder un caractère facile à emballer et inclinait à faire montre d’autorité sur des sujets qu’il n’était vraisemblablement pas qualifié pour traiter. Celui qui l’interrompait avec le plus de succès était Bradley, le technicien en électronique et en radio, un homme d’un cynisme sec, qui semblait prendre un malin plaisir dans le sabotage verbal. De temps en temps, il jetait une petite bombe dans la conversation, ce qui l’interrompait un instant, jamais bien long. Mackay, le petit mathématicien écossais, entrait aussi dans la bataille de temps à autre ; il parlait rapidement, d’une façon précise, presque pédante. Il eût été — se dit Gibson — plus à sa place dans une université qu’à bord d’un astronef. Le capitaine se comportait comme un arbitre pas très impartial, soutenant alternativement chaque parti par souci d’empêcher une victoire décisive. Le jeune Spencer était déjà à son travail tandis qu’Hilton, le dernier membre de l’équipage, demeurait étranger à la discussion. Tranquillement assis, il observait les autres avec un amusement détaché. Son visage familier obsédait le romancier ; où donc l’avait-il déjà vu ? Mais bien sûr ! Quel sot il était de n’y avoir pensé plus tôt ! c’était le grand Hilton ! Gibson se tourna sur son siège, oubliant pour de bon un repas à demi consommé, pour dévisager avec admiration et envie l’homme qui avait ramené l’Arcturus sur Mars après la plus folle aventure de l’histoire du vol interplanétaire. Des six hommes qui avaient jamais atteint Saturne, trois seulement vivaient encore. Avec ses compagnons disparus, Hilton avait visité de lointains satellites dont les seuls noms avaient quelque chose de magique : Titan, Encelade, Tethys, Rhéa, Dioné … Il avait découvert l’incomparable splendeur des anneaux entourant la planète, et dont la symétrie semblait trop parfaite pour être l’ouvrage de la nature. Avant de retourner vers la lumière et la chaleur des mondes centraux, il avait poussé jusqu’aux ultimes régions où évoluent les géants glacés de la famille solaire. « Oui, pensa Gibson, il y a pas mal de choses dont je voudrais l’entretenir avant la fin de ce voyage. » Le groupe s’effritait au fur et à mesure que les officiers s’en allaient en flottant vers leurs différents postes, mais l’imagination du romancier continuait à faire le tour de Saturne. Le capitaine Norden se dirigea vers lui, mettant un terme au mirage. — J’ignore quel genre d’emploi du temps vous vous êtes tracé, dit-il, mais je suppose que vous aimeriez faire le tour de notre astronef. Après tout, c’est ce qui se passe d’ordinaire à ce stade de vos récits. Gibson sourit machinalement. Il faudrait encore quelque temps avant qu’on oubliât son passé, c’était certain. — Je dois reconnaître que vous avez raison, admit-il. C’est évidemment la manière la plus simple de mettre le lecteur au courant des appareils et d’ébaucher le décor de l’action. Cela n’a plus autant d’importance à présent, car chacun sait comment est fait l’intérieur d’une fusée. On suppose que les détails techniques sont connus et il est possible d’entamer directement l’intrigue. Mais lorsque j’ai débuté dans mes romans d’anticipation, vers 1960, il fallait retarder l’histoire par des milliers de mots d’explication sur les équipements pressurisés ou la propulsion atomique, et prendre soin d’éclairer les autres détails surgissant dans le cours du récit. — Si je comprends bien, fit Norden avec le plus désarmant des sourires, il n’y a pas grand-chose que je puisse vous apprendre sur l’Arès ? Gibson s’arrangea pour rougir. — Je serais très heureux que vous me le fassiez visiter, que ce soit ou non dans la tradition littéraire. — Très bien, reprit Norden, toujours souriant. Nous commencerons donc par le poste de pilotage ; suivez-moi. Deux heures durant, ils flottèrent au long du labyrinthe de couloirs qui traversaient et sillonnaient comme des artères le corps sphérique de l’Arès. Gibson savait que l’intérieur de la fusée lui serait bientôt familier au point de lui permettre d’évoluer les yeux bandés d’une extrémité à l’autre, mais avant d’en arriver là, il devrait encore s’y perdre plus d’une fois comme il l’avait déjà fait. Comme l’appareil avait la forme d’une boule, on l’avait divisé en zones de latitude, à l’image de la Terre. La nomenclature qui en résultait était très utile parce qu’elle fournissait sur-le-champ un plan mental de la fusée. C’est ainsi que se diriger vers le « Nord » signifiait aller dans la direction du poste de pilotage et du quartier de l’équipage. Un voyage à l’Équateur suggérait une visite, soit à la grande salle à manger occupant la majeure partie du plan central, soit à la galerie d’observation qui ceinturait l’astronef. L’hémisphère austral était presque entièrement occupé par les réserves de carburant, quelques entrepôts et des machines diverses. À présent que l’Arès n’utilisait plus ses moteurs, on l’avait fait pivoter dans l’espace de telle façon que l’hémisphère septentrional fût sans cesse éclairé par le soleil ; l’hémisphère sud, inhabité, demeurait dans l’obscurité. L’entrée du pôle Sud était commandée par une petite porte métallique chargée d’une série impressionnante de scellés officiels et d’une pancarte portant ces mots : À n’ouvrir que sur ordre exprès du capitaine ou de son représentant. C’est derrière cette issue que prenait naissance le long et étroit conduit qui reliait le corps principal de la fusée à la sphère plus petite renfermant la génératrice et les groupes moteurs, à cent mètres de là. Gibson se prenait à douter de l’utilité d’une porte que jamais personne n’était autorisé à franchir, quand il se souvint qu’on avait bien dû prévoir un moyen d’accès permettant aux robots de la Commission de l’Énergie atomique d’atteindre leur lieu de travail. Fait assez étrange, ce ne furent pas les merveilles scientifiques et techniques — merveilles dont il prévoyait d’ailleurs l’existence — qui causèrent la plus forte impression chez le romancier, mais bien le quartier réservé aux passagers : c’était une galerie alvéolaire à cabines serrées, qui occupait la plus grande partie de la zone dite septentrionale tempérée. Et cette impression fut plutôt désagréable. Une maison qui attend ses occupants peut être plus désolée qu’une vieille ruine déserte ayant déjà résonné des bruits de la vie, et qu’un monde de fantômes peut encore habiter. Ces couloirs vides où se répercutait l’écho, ces artères qu’animerait un jour une circulation intense s’étendaient, mornes et solitaires, sous la vive clarté dispensée par les hublots des parois, une clarté beaucoup plus bleuâtre que sur Terre, plus dure et plus froide aussi. Lorsqu’il regagna sa cabine, Gibson était épuisé, physiquement et mentalement. Norden avait été un guide beaucoup trop consciencieux ; il le suspectait d’avoir voulu tirer de cette visite, qui lui plaisait visiblement, une petite revanche d’amour-propre. Il ignorait ce que ses compagnons pensaient au juste de ses activités littéraires, mais il ne tarderait plus à être fixé. Étendu sur sa couchette, il s’employait à classer ses impressions lorsqu’on frappa doucement à sa porte. — La guigne ! fit-il à voix basse. Qui est là ? reprit-il un peu plus haut. — C’est Jim … Spencer, monsieur Gibson. J’ai un radio-télégramme pour vous. Le jeune Jimmy dériva dans la pièce, porteur d’une enveloppe revêtue du sceau de l’officier des transmissions. Elle était cachetée, mais Gibson présuma qu’il devait être à peu près le seul à bord à ignorer son contenu. Il pesta intérieurement. On ne pouvait jamais échapper à la Terre, elle vous rattrapait partout. Le message était bref et ne renfermait qu’un mot superflu : New-Yorker, Revue des Quatre Mondes, Vie Interplanétaire désirent cinq mille mots chacun. Transmettre avant dimanche prochain. Tendresses. Ruth. Il soupira. Son départ avait été si hâtif qu’il n’avait même pas pris le temps de consulter une dernière fois son agent littéraire Ruth Goldstein, à part un coup de téléphone urgent envoyé de l’autre bout du monde. Pourtant, il lui avait fait comprendre sans équivoque qu’il désirait avoir la paix pendant une quinzaine. Son avertissement se révélait inutile, naturellement. Ruth avait passé outre, certaine ( comme toujours ) de l’arrivée de la commande en temps utile. Eh bien, pour une fois, on ne l’aurait pas ; elle pouvait attendre, il avait bien mérité ses vacances. Il saisit son calepin et griffonna quelques mots en vitesse tandis que Jimmy, discret, regardait ailleurs. Regrets. Droits exclusifs déjà promis à Éleveur de porcs Alabama du Sud et Basse-Cour de l’Amateur. Enverrai détails d’un mois à l’autre. Quand empoisonneras-tu Harry ? Tendresses. Martin. Harry était la moitié littéraire, faisant pendant à celle des affaires, de la société Goldstein and Co. Marié avec Ruth depuis plus de vingt ans, leur union était un succès, bien que Gibson n’eût cessé de leur rappeler depuis quinze ans qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre et que cette aventure ne pouvait, selon toute logique, plus durer beaucoup. Légèrement ahuri, Jimmy Spencer disparut avec ce bizarre message, laissant l’écrivain seul avec ses réflexions. Gibson devrait se mettre au travail un jour ou l’autre, mais pour l’instant, sa machine à écrire était enfouie dans la cale, hors de sa portée. Il avait même songé à lui attacher une de ces étiquettes : « Sans usage dans l’Espace. Peut être entreposée dans le Vide », avant de renoncer courageusement à la tentation. Comme la plupart des écrivains qui ne doivent pas compter sur leurs seuls revenus littéraires, Gibson détestait commencer à écrire. Passé ce cap, c’était quelquefois différent. Ses vacances durèrent une semaine entière. Au bout de cette période, la Terre n’était plus qu’une brillante étoile, que le Soleil allait bientôt absorber dans son éclat. Gibson concevait mal qu’il avait connu antérieurement une existence autre que celle du petit univers autonome de l’Arès. L’équipage ne s’appelait plus Norden, Hilton, Mackay, Bradley et Scott, mais John, Fred, Angus, Owen et Bob. Il avait appris à les étudier tous, encore que Hilton et Bradley conservassent une curieuse réserve, impossible à pénétrer. Chaque homme avait une personnalité bien à lui. L’intelligence était à peu près tout ce qu’ils avaient de commun. L’homme de lettres évoquait parfois avec embarras les équipages imaginaires de ses astronefs romanesques. Il se rappelait le maître-pilote Graham, héros de Cinq Lunes de trop, et demeuré l’un de ses personnages favoris. Graham était un dur ( n’avait-il pas survécu à un séjour d’une demi-minute dans le vide avant de pouvoir endosser son équipement pressurisé ? ) qui liquidait régulièrement sa bouteille de whisky par jour. Quel contraste frappant avec Angus Mackay, docteur en philosophie et astronaute, qui était en train de lire un exemplaire copieusement annoté des Contes de Canterbury, en ingurgitant de temps à autre une lampée de lait ! L’erreur de Gibson était d’avoir supposé, comme tant d’autres romanciers des années 1950 à 1960, qu’il n’existerait aucune différence fondamentale entre les vaisseaux de l’Espace et les vaisseaux de l’Océan, ou entre les hommes qui les monteraient. Certes, il y avait des traits communs, mais ils étaient bien minces en regard de nombreuses dissemblances, et ce pour des raisons purement techniques, qui auraient pu être prévues ; mais les auteurs populaires du milieu du siècle avaient choisi le chemin facile, en usant des méthodes traditionnelles de Herman Melville et de Frank Dana, dans un milieu où elles étaient ridiculement déplacées. Un astronef ressemblait davantage à un avion stratosphérique qu’à tout ce qui s’était jamais déplacé à la surface de l’océan, mais la formation technique de son équipage atteignait un niveau beaucoup plus élevé que celui des aviateurs. Un homme comme Norden avait passé cinq années à l’école et trois autres dans l’Espace. Après deux années supplémentaires de théorie astronautique supérieure, il s’était seulement vu qualifier pour son poste actuel. La semaine avait été très calme. Gibson se contentait d’errer paresseusement et se laissait vivre pour la première fois depuis des années. Il se plaisait à contempler, des heures durant, l’incroyable étendue du champ des étoiles et à se mêler aux discussions qui faisaient de chaque repas une affaire d’une durée indéfinie. Aucun horaire strict n’était en vigueur à bord de l’astronef. Personne n’aurait pu exercer de contrainte sur l’équipe et Norden lui-même était trop intelligent pour s’y essayer. Il savait que le travail serait exécuté convenablement par des hommes qui y mettaient leur amour-propre. À part les rapports sur l’entretien journalier, que chacun d’entre eux paraphait avant leur présentation au capitaine, il ne restait à accomplir qu’un minimum de contrôle et de surveillance. L’Arès était un bel exemple de démocratie en action. Gibson s’adonnait tranquillement à une partie de fléchettes avec le docteur Scott quand ils connurent la première émotion du voyage. Peu de jeux d’adresse sont praticables dans l’espace, c’est pourquoi les cartes et les échecs furent longtemps les ressources classiques, jusqu’au jour où un Anglais astucieux découvrit que l’envoi de fléchettes s’accommodait très bien du manque de pesanteur. La distance entre le lanceur et la cible était portée à dix mètres, mais le jeu obéissait sur tous les autres points aux règles élaborées depuis des siècles par les buveurs de bière des fumeuses tavernes britanniques. Gibson avait constaté avec satisfaction qu’il excellait à cet exercice. Il s’arrangeait presque toujours pour battre Scott à plate couture en dépit de la technique très étudiée du docteur, ou peut-être précisément à cause d’elle. Cette technique consistait à disposer la flèche en l’air, à se reculer d’une paire de mètres pour juger de sa direction en fermant un œil, et à la propulser finalement d’une habile tape de la main. Scott était en train de viser avec optimisme pour décrocher un triple vingt quand Bradley pénétra dans la pièce en brandissant un message. — Ne te retourne pas tout de suite, dit-il de sa voix douce et agréablement modulée, nous sommes suivis … Tout le monde le regarda bouche bée tandis qu’il se prélassait à l’entrée. Mackay fut le premier à réagir. — Des détails, s’il te plaît, dit-il sèchement. — Un projectile-cargo Mark III court derrière nous à bride abattue. Il vient d’être lancé de la station extérieure et doit nous dépasser dans quatre jours. On voudrait que je l’attrape au passage avec le contrôle radio, mais au bout d’une portée pareille, la dispersion va être énorme et je crois que c’est beaucoup demander. Je doute qu’il parvienne jamais à moins de cent mille kilomètres de nous. — Qu’est-ce qu’il vient faire par ici ? Quelqu’un aurait-il oublié sa brosse à dents ? — Il paraît qu’il transporte des médicaments urgents. Tiens, docteur, jette un coup d’œil. Scott lut le message avec soin. — C’est intéressant, ça … On croit avoir trouvé un antidote à la fièvre martienne. C’est un sérum fabriqué par l’Institut Pasteur. Ils doivent être assez sûrs de leur affaire, pour se donner tant de mal pour nous toucher. — Mais enfin, m’expliquerez-vous un jour ce que c’est que cette histoire de projectile et de fièvre martienne ? explosa Gibson. Le docteur Scott accéda à son désir avant que quiconque eût pu placer un mot. — La fièvre martienne n’est pas réellement une maladie originaire de là-bas. Elle semble causée par un organisme terrestre qu’on y a transplanté et qui a préféré le nouveau climat. Elle produit le même genre d’effet que la malaria : on en meurt rarement, mais ses répercussions économiques sont très graves. En une seule année, le pourcentage des heures de travail perdues … — Merci beaucoup. Je m’en souviendrai très bien. Et le projectile ? Hilton se glissa tout doucement dans la conversation. — C’est une simple fusée automatique munie d’un dispositif radio et qui atteint une très grande vitesse finale. On l’utilise au transport du fret entre les stations de l’Espace, ou au rattrapage des astronefs qui ont oublié quelque chose derrière eux. En arrivant à portée de notre émetteur, elle captera les ordres que nous lui communiquerons et elle se dirigera vers nous. Dis donc, Bob, fit-il soudain en se tournant vers Scott, pourquoi ne l’a-t-on pas envoyée directement sur Mars ? Elle pourrait arriver là-bas bien avant nous. — Parce que ses petits passagers n’aimeraient pas beaucoup ça ! Il va falloir que je prépare des bouillons de culture pour leur subsistance et veiller sur eux comme une bonne d’enfants. Ce n’est pas tout à fait ma spécialité, mais je pense pouvoir encore me souvenir de certaines cuisines que j’élaborais à Saint-Thomas. — Est-ce qu’il ne conviendrait pas d’aller peindre une croix rouge sur la coque ? lança Mackay, risquant un de ses rares traits d’esprit. Gibson réfléchit profondément. — J’avais toujours eu l’impression, dit-il après un silence, que la vie sur Mars était très saine, aussi bien physiquement que psychologiquement. — Il ne faut pas toujours croire ce qu’on lit dans les bouquins, déclara Bradley d’un ton traînant. Je me demande pourquoi il y a des gens qui veulent y aller à tout prix. C’est plat, c’est froid et c’est rempli de plantes faméliques et misérables qui semblent tirées d’un conte d’Edgar Poe. On a englouti des millions dans cet endroit sans en avoir encore retiré un sou. Celui qui va là-bas de sa propre volonté devrait se faire examiner du point de vue mental. Soit dit sans vous blesser, bien entendu. Gibson ne fit que sourire d’un air aimable. Il avait appris à déprécier d’au moins quatre-vingt-dix pour cent le cynisme de Bradley, encore qu’il ne sût jamais jusqu’à quel point ce cynisme feignait d’être outrageant. Pour une fois pourtant, le capitaine Norden usa de son autorité, non pas tellement pour empêcher Bradley de triompher, mais surtout pour éviter qu’un défaitisme aussi noir se traduisît un jour sous forme d’écrit. Il jeta un regard courroucé à son technicien en électronique, puis dit au romancier : — Il faut préciser, Martin, que si M. Bradley déteste Mars, il tient la Terre et Vénus dans une aussi piètre estime. Aussi, ne vous laissez pas trop influencer par ses opinions. — Je m’en garderai bien, fit Gibson en riant. J’aimerais cependant vous poser une question. — Oui, laquelle ? s’inquiéta Norden. — Est-ce que M. Bradley éprouve pour lui-même la même estime que celle qu’il ressent pour tout ce qui l’entoure ? — Oui, et c’est assez bizarre. Ça démontre qu’au moins un de ses jugements est exact. — Touché, murmura Bradley, déconcerté pour une fois. Je me retire donc fort en colère pour méditer une réplique appropriée. En attendant, Mac, voudrais-tu déterminer les coordonnées du projectile et me faire savoir quand il arrivera à portée ? — D’accord, dit Mackay d’un air absent, car il était déjà replongé dans les poèmes de Chaucer. Chapitre IV Au cours des journées qui suivirent, Gibson fut trop absorbé par ses propres affaires pour prendre part aux activités limitées de la vie sociale de l’Arès. Sa conscience lui avait reproché sa paresse, comme chaque fois qu’il restait inactif plus d’une semaine, et il était de nouveau en plein travail. Ses collègues respectaient maintenant son isolement. ( Il ne se considérait plus comme un vulgaire passager. ) Au début, ils s’introduisaient dans sa cabine quand ils venaient à passer par-là, pour parler de vétilles ou échanger de solennelles doléances à propos du temps. C’était très agréable, mais Gibson s’était vu dans l’obligation de mettre fin à cet état de choses en affichant l’avis suivant sur sa porte : Attention. Chantier. Inutile de dire que cet écriteau s’enrichit rapidement de nombreux commentaires dus à différentes mains, mais son but fut atteint. La machine à écrire avait été dépêtrée de ses bagages et elle occupait maintenant la place d’honneur dans la petite cabine. Reflet d’un travail qu’il exécutait dans l’ordre, des éléments de manuscrits attachés par des élastiques pour prévenir toute fuite gisaient dans tous les coins, comme à l’accoutumée. Le fragile papier carbone lui avait causé pas mal d’ennuis par sa tendance à aller se fourrer dans l’aérateur ou à se coller au ventilateur, mais Gibson était à présent maître des petites techniques qui régissent l’existence dans un milieu sans pesanteur. On les acquérait étonnamment vite et elles devenaient bientôt une habitude. Il avait trouvé très pénible de coucher ses impressions de l’Espace sur le papier. On ne pouvait écrire avec simplicité : « l’espace est terriblement vaste » et laisser cela comme ça. L’envol de la Terre, en particulier, avait mis son talent à une rude épreuve, mais il s’en était tiré sans avoir réellement menti. Devant sa dramatique description du globe s’enfonçant derrière le jet propulseur des propulseurs, le lecteur n’aurait jamais l’impression que l’auteur se trouvait alors dans un état de bienheureuse inconscience, bientôt suivi d’un état de conscience non bienheureuse. Dès qu’il eut produit une couple d’articles susceptibles de faire pour un temps le bonheur de Ruth ( elle avait envoyé trois nouveaux radiogrammes de sévérité croissante ), il se dirigea vers le Nord, dans la direction du bureau des transmissions. Bradley recueillit les feuilles dactylographiées avec un manque d’enthousiasme évident. — Je suppose qu’à partir d’aujourd’hui, ce sera tous les jours la même chose, dit-il d’un ton renfrogné. — Je l’espère, mais je crains que non. Ça dépend de mon inspiration. — Dites donc, il y a un infinitif bizarre, là, en haut de la page 2. — Il est excellent ; c’est voulu. — À la page 3, vous avez mis « centrifuge » alors que vous vouliez dire « centripète ». — Puisque je suis payé au mot, vous ne trouvez pas que c’est déjà bien généreux de ma part d’en employer de longs comme ça ? — À la page 4, deux phrases successives commencent par « Et ». — Dites donc, allez-vous vous décider à transmettre ces fichus racontars, ou faut-il que je le fasse moi-même ? Bradley grimaça un sourire. — Je voudrais bien vous y voir ! Mais sérieusement, j’aurais dû vous dire d’utiliser un ruban noir, le contraste n’est pas aussi bon avec un bleu. Évidemment, à cette distance, l’émetteur d’imprimé s’en accommodera très bien, mais quand nous serons plus éloignés de la Terre, il faudra absolument produire un signal clair et net. Tout en parlant, il introduisait les feuilles in-quarto dans le tambour de l’émetteur automatique. Médusé, Gibson les regarda disparaître une à une dans le ventre de la machine pour émerger cinq secondes plus tard dans un panier récupérateur en fil de fer tressé. Il éprouvait une étrange impression à imaginer ses mots en train de fuir dans l’espace en un flot continu, à la vitesse d’un million de kilomètres toutes les trois secondes. Pourtant, le temps nécessaire à la transmission d’un seul feuillet était assez long, quand on savait qu’il existait sur Terre des machines capables de débiter plusieurs centaines de pages imprimées à la minute. — C’est une histoire compliquée, expliqua Bradley lorsqu’il lui posa la question. Nous ne pouvons pas nous servir d’appareils de fac-similé à grande vitesse pour des portées supérieures à cent millions de kilomètres, avec la faible puissance dont nous disposons. Plus le rythme est rapide, plus la largeur de bande du système s’étale, et elle collecte alors des parasites qui submergent le signal. C’est d’ailleurs pourquoi la téléphonie n’est pas pratique pour les communications à très longue distance. — Je crois avoir compris, dit Gibson. Mais comment se fait-il que les émissions radio en provenance de Mars ou de Vénus ne soient pas troublées, même quand ces planètes se trouvent à mi-chemin de leur course autour du soleil ? — Parce que les compagnies émettrices de là-bas peuvent se permettre de concentrer leurs rayons par des réflecteurs de cent mètres de diamètre et de leur insuffler une bonne quantité de mégawatts. Nous ne disposons, quant à nous, que d’une petite antenne de cinq mètres de diamètre, et si notre puissance dépassait quelques centaines de kilowatts, nos tubes émetteurs se volatiliseraient … — Ah, bon …, fit pensivement Gibson, qui en resta là. Il commençait à récupérer les feuilles de son manuscrit lorsqu’un avertisseur se mit à crépiter dans la jungle des cadrans, des manettes et des compteurs qui recouvraient pratiquement toute la cloison du petit bureau. Bradley se précipita sur l’un des récepteurs et entreprit une mystérieuse manœuvre avec une grande célérité. Un sifflement perçant se fit bientôt entendre dans le haut-parleur. — C’est le projectile qui vient enfin d’arriver à portée, expliqua-t-il, mais il est encore loin. Je parierais qu’il va nous manquer d’au moins cent mille kilomètres. — Qu’est-ce qu’on peut faire, en pareil cas ? — Pas grand-chose. Je viens de brancher notre balise-radio, de sorte que s’il capte notre signal, il fera automatiquement route dans notre direction, jusqu’à s’approcher à quelques kilomètres. — Et s’il ne nous reçoit pas ? — Alors, il continuera à foncer jusqu’à ce qu’il sorte du système solaire. Sa vitesse est suffisante pour lui permettre d’échapper au Soleil ; la nôtre aussi, d’ailleurs. — C’est une agréable perspective. Combien de temps faudrait-il ? — Pour quoi faire ? — Pour quitter le système solaire. — Une paire d’années, peut-être. Il vaudrait mieux que vous demandiez à Mackay. Je ne sais pas tout, moi ; je ne suis pas comme les héros de vos romans ! — Possible, mais vous pourriez très bien en être un, dit Gibson, imperturbable, avant de se retirer. L’approche du projectile avait ajouté un élément d’intérêt inattendu, et fort bien accueilli, à la vie à bord de l’Arès. Une fois passée la période d’enchantement due à la nouveauté de l’expérience, un voyage dans l’espace pouvait devenir terriblement monotone. Certes, il en serait autrement au cours des prochaines traversées, quand l’astronef grouillerait de vie, mais en attendant, il y avait des moments où la solitude était très déprimante. Si le sweepstake de l’obus-cargo avait été organisé par le docteur Scott, les prix étaient fermement détenus par le capitaine Norden. Après quelques calculs, Mackay avait démontré que l’engin passerait approximativement à une distance de cent vingt-cinq mille kilomètres de l’Arès, avec une marge d’incertitude de trente mille kilomètres en moins ou en plus. La plupart des paris tablaient sur les données les plus probables mais quelques pessimistes, se défiant de Mackay, s’étaient égarés jusqu’à deux cent cinquante mille kilomètres. Les enjeux ne se composaient pas d’espèces, mais d’articles plus utiles tels que cigarettes, bonbons et autres délices. En effet, le poids des bagages personnels des membres de l’équipage étant strictement limité, ces objets étaient beaucoup plus appréciables que des billets de banque. Mackay avait même lancé une demi-bouteille de whisky dans la bataille, s’adjugeant ainsi un volume d’espace d’environ vingt mille kilomètres d’épaisseur. Il ne buvait jamais de cette mixture lui-même, expliqua-t-il, mais il en apportait un peu à un compatriote installé sur Mars. Le pauvre n’était pas fichu de s’en procurer du véritable là-bas, et il n’avait même pas la possibilité de se payer un voyage en Écosse pour se ravitailler. Personne ne le crut, d’ailleurs, ce qui était un peu injuste, car il y avait du vrai dans son histoire. ! — Jimmy ! — Oui, capitaine. — As-tu terminé la vérification des jauges à oxygène ? — Oui, capitaine, tout est normal. — Que devient ce dispositif d’enregistrement automatique que les physiciens ont installé dans la cale ? Est-ce qu’il a l’air de fonctionner encore ? — Ma foi, il fait le même bruit qu’au départ. — Bon. As-tu nettoyé le gâchis que M. Hilton a fait dans la cuisine, en laissant déborder son lait ? — Oui, capitaine. Alors, tu as vraiment fini tout ton travail ? — Je pense que oui, mais j’espérais … — C’est parfait. J’ai une tâche plutôt intéressante à te confier, quelque chose de très différent de la routine habituelle. M. Gibson souhaiterait pouvoir polir ses connaissances en astronautique. Naturellement, n’importe lequel d’entre nous pourrait lui apprendre tout ce qu’il désire, mais … euh … tu es celui qui est sorti le plus récemment du collège et tu réussiras peut-être le mieux parce que tu n’as pas encore oublié les difficultés du débutant, comme nous avons tendance à le faire. Cela ne prendra pas beaucoup de ton temps ; tu n’auras qu’à aller le trouver sur sa demande et répondre à ses questions. Je suis sûr que tu peux t’en tirer. — Entrez ! lança Gibson sans daigner lever la tête. La porte s’ouvrit derrière lui et le jeune Spencer dériva en flottant dans la cabine. — Voici le livre, monsieur Gibson. Je pense que vous y trouverez tout ce que vous désirez. Il s’agit des Éléments d’Astronautique de Richardson, édition spéciale ultralégère. Il posa le volume devant le romancier, qui se mit à feuilleter les fragiles feuillets avec un intérêt qui diminuait au fur et à mesure qu’il voyait fondre la proportion de mots par page. Finalement, à peine arrivé à la moitié du livre, il renonça en tombant sur une page dont la seule phrase était la suivante : « En substituant à la distance du périhélie la valeur de l’équation 15.3, nous obtenons … Tout le reste ne formait qu’un ensemble de chiffres. — Es-tu bien sûr qu’il s’agit là de l’ouvrage le plus élémentaire de la bibliothèque ? émit-il d’un air de doute, sans vouloir cependant décevoir Jimmy. Encore qu’un peu surpris de la nomination officieuse de Spencer à ce poste d’instructeur, il avait été assez astucieux pour en deviner la raison. Chaque fois qu’il se présentait un travail dont personne ne voulait se charger, la corvée avait une curieuse tendance à retomber sur les épaules du surnuméraire. — Mais certainement, il est vraiment simple, assura Jimmy. On n’y parle pas de la notion de vecteur et on ne touche même pas à la théorie des perturbations. Il faudrait que vous voyiez quelques-uns des ouvrages que Mackay a dans sa chambre. Chaque équation recouvre une double page. — Eh bien, merci quand même. Je t’appellerai quand j’aurai besoin de tes lumières. Il y a à peu près vingt ans que je n’ai pas fait de maths, bien que je me sois emballé là-dessus autrefois. Tu me diras quand il faut que je te rende ce livre. — Rien ne presse, monsieur Gibson. Je ne m’en sers plus souvent, maintenant que j’ai atteint le niveau supérieur. — Oh, pendant que j’y pense, tu pourrais peut-être me donner un renseignement avant de t’en aller. À ce qu’il paraît, des tas de gens se tracassent encore à propos des météores, et on m’a demandé de fournir les derniers tuyaux sur la question. Jusqu’à quel point sont-ils dangereux ? — Jimmy réfléchit un instant. — Je pourrais vous le dire en deux mots, mais à votre place, je consulterais M. Mackay ; il possède des tables qui donnent les chiffres exacts. — Parfait, je lui en parlerai. Il aurait pu facilement faire appeler l’astronavigateur, mais tout motif l’autorisant à quitter son travail était trop bon pour être gaspillé. Il trouva le petit Écossais en train de pianoter sur l’énorme machine à calculer électronique. — Les météores ? répéta l’interpellé. Ah oui, un sujet très intéressant. Malheureusement, j’ai peur que des tas de fantaisies n’aient été écrites sur leur compte. Il n’y a pas si longtemps, on croyait encore que le premier astronef qui quitterait l’atmosphère serait soumis à leur feu roulant … — Certains le croient toujours, répliqua Gibson, ou tout au moins, ils prétendent que le transport des passagers sur une grande échelle ne sera jamais sûr. Mackay émit un grognement dégoûté. — Les météores sont considérablement moins dangereux que les éclairs, et le plus gros d’entre les normaux a environ la grosseur d’un pois. — Mais il y a tout de même un astronef qui a été endommagé ! — Vous voulez parler du Star Queen ? Un seul accident sérieux dans ces cinq dernières années donne un pourcentage des plus rassurants. Ils n’ont encore à leur actif aucune destruction totale. — Et le Pallas ? — Nul ne sait ce qu’il est devenu. Et je précise que la théorie populaire n’est pas très en vogue chez les experts. — Je peux donc conseiller au public d’oublier tout qu’on lui a raconté ? — Certainement. Bien sûr, il y a la question de poussière … — La poussière ? — Oui, elle est la cause de certains ennuis, particulièrement sur les stations de l’espace, dont il faut ausculter les parois extérieures d’année en année pour déceler les trous qu’elle y provoque. Les corpuscules sont habituellement beaucoup trop petits pour être visibles à l’œil nu, mais un grain infime se déplaçant à cinquante kilomètres/seconde peut traverser une épaisseur de métal surprenante. Comme Gibson paraissait un peu alarmé par ces explications, Mackay se hâta de le rassurer. — Il n’y a vraiment pas le moindre sujet de s’en faire, répéta-t-il. Il se produit toujours des fuites minuscules à travers la coque des stations, mais l’approvisionnement en air en tient compte. Pour autant que Gibson fût occupé, ou qu’il prétendît l’être, il trouvait toujours le temps de flâner le long des labyrinthes pleins d’échos de l’astronef ou de s’asseoir dans la galerie d’observation équatoriale pour y contempler les étoiles. Il avait pris l’habitude de s’y rendre pendant le concert quotidien. En effet, à quinze heures précises, le dispositif de sonorisation générale était branché et, pendant une heure, la musique de la Terre se déversait en sourdine ou en ouragan dans les passages déserts de l’Arès. Chaque jour, quelqu’un de différent choisissait le programme, de sorte qu’on ne savait jamais à quel genre il fallait s’attendre, mais, avec l’habitude, il devenait facile de deviner l’identité du sélectionneur. Norden aimait le classique léger et l’opéra ; Hilton ne voyait pratiquement que Beethoven et Tchaïkovski. Mackay et Bradley, quant à eux, affectionnaient aussi bien la sévère musique de chambre que des cacophonies atonales auxquelles les autres ne trouvaient, ou ne voulaient trouver, ni queue ni tête. La micro-bibliothèque et la micro-discothèque de l’Arès étaient si bien fournies qu’elles auraient suffi à couvrir les besoins d’une vie entière dans l’Espace. En fait, elles contenaient l’équivalent de deux cent cinquante mille livres et de plusieurs milliers d’œuvres orchestrales, toutes enregistrées sur épreuves électroniques et n’attendant que le bon plaisir des amateurs. Assis dans la galerie d’observation, Gibson s’évertuait à chercher combien d’étoiles, parmi les Pléiades, il pouvait découvrir à l’œil nu, lorsqu’un petit projectile siffla près de son oreille et vint se ficher sur le verre du hublot, où il continua à vibrer un instant comme une flèche. Effectivement, il semblait bien à première vue que c’était une flèche et Gibson se demanda sur le coup si les Cherokees n’avaient pas repris le sentier de la guerre. Il constata ensuite qu’une grosse ventouse de caoutchouc remplaçait la pointe, tandis qu’une longue ficelle partait de la base, juste derrière les plumes. En remontant le long du cordon, il trouva à son extrémité le docteur Robert Scott, lequel se halait par des gestes vifs qui le faisaient ressembler à une araignée dynamique. Gibson composait une remarque suffisamment piquante quand, fidèle à son habitude, le docteur prit les devants. — Pas ingénieux, mon système ? dit-il. Une portée de vingt mètres, un poids d’une livre seulement. Je vais le faire breveter dès mon retour sur Terre. — À quoi sert-il ? demanda le romancier d’un ton résigné. — Fichtre ! Vous n’avez pas encore compris ? Supposez que vous vouliez vous déplacer d’un endroit à un autre à l’intérieur d’une station de l’Espace dépourvue de pesanteur. Vous n’avez qu’à projeter ceci sur la moindre surface plane située à proximité de votre destination et enrouler la corde. Vous disposez d’une ancre parfaite tant que vous laissez agir la ventouse. — D’accord, mais qu’est-ce qui vous empêche de vous déplacer normalement ? — Quand vous aurez vécu dans l’espace aussi longtemps que moi, vous saurez ce qui ne va pas. À bord d’une fusée comme celle-ci, de nombreuses poignées vous permettent de vous agripper, mais admettons que vous vouliez atteindre une cloison nue de l’autre côté d’une pièce. Vous vous propulsez alors d’un endroit quelconque et qu’est-ce qui se passe ? Il faut stopper votre élan d’une façon ou d’une autre, normalement avec les mains, à moins que vous ne réussissiez à faire un crochet avant l’arrivée. Bon ; maintenant, savez-vous quel est le cas qu’un médecin doit traiter le plus souvent à bord d’un astronef ? La foulure du poignet, conséquence habituelle de la parade avec les mains. D’ailleurs, même si vous arrivez sans mal, vous rebondirez tant que vous n’aurez pas saisi un appui quelconque. Il est possible aussi que vous restiez suspendu en l’air. C’est ce qui m’est arrivé un jour sur la Station n° 3, dans un grand hangar. Le mur le plus proche était à quinze mètres de moi et il n’y avait rien à faire pour l’atteindre. — Vous ne pouviez pas vous faire une piste en crachant dans la direction opposée ? demanda Gibson très sérieusement. Je croyais que c’était là le moyen reconnu pour tourner la difficulté. — Essayez un jour ou l’autre, vous verrez à quelle distance ça vous mène. Et d’abord, ce n’est pas hygiénique. Savez-vous ce que je fus obligé de faire ? Une chose pas drôle du tout. Je ne portais que mon short et ma veste, comme d’habitude, et je calculai qu’ils représentaient à peu près le centième de ma masse. Si je pouvais les lancer à la vitesse de trente mètres à la seconde, je parviendrais au mur en une minute environ. — Et ça a marché ? — Oui, mais cet après-midi-là, le directeur était précisément en train de faire visiter la station à sa femme. Maintenant, vous savez pourquoi j’en suis réduit à gagner ma vie sur ce satané engin et à rouler éternellement ma bosse. — Je crois que vous avez manqué votre vocation, déclara Gibson avec admiration. Mon métier vous conviendrait très bien. — Vous n’avez pas l’air de me croire, dit l’autre, amer. — C’est assez difficile à avaler, non ? Voyons un peu votre jouet. Scott le lui passa. C’était un pistolet à air comprimé modifié, muni d’une bobine de fil de nylon réglée par un ressort et attachée à la crosse. — Ça ressemble à … — Si vous me dites que ça ressemble à un pistolet cosmique, je vous fais passer pour contagieux. C’est la troisième fois qu’on me fait cette blague ! — Alors, vous avez bien fait de m’interrompre, conclut Gibson en rendant l’arme à son fier inventeur. À propos, que devient Owen avec son projectile ? Est-ce qu’il l’a déjà contacté ? — Non, et ça n’a pas l’air d’être pour bientôt. Mac prétend qu’il passera à cent quarante-cinq mille kilomètres de nous, certainement hors de portée. Ce n’est vraiment pas de chance, il n’y a pas d’autres fusées en partance pour Mars avant des mois. C’est d’ailleurs pourquoi ils tenaient tant à nous rattraper. — Owen est un drôle d’oiseau, n’est-ce pas ? questionna Gibson avec assez d’inconséquence. — Oh, il n’est pas si mauvais que ça quand on le connaît. Les bruits qui courent sur lui sont absolument faux. Ce n’est pas lui qui a empoisonné sa femme, c’est elle qui s’est suicidée, répliqua Scott avec délectation. Le docteur en philosophie Owen Bradley était absolument dégoûté. Comme tout un chacun à bord de l’Arès, il prenait sa tâche avec un sérieux passionné, bien qu’il en plaisantât fort souvent. Depuis douze heures, c’est à peine s’il avait quitté un instant la cabine des transmissions, dans l’espoir de surprendre un changement de modulation dans l’émission du projectile. Ce serait le signe qu’il avait capté ses signaux et qu’il commençait à faire route vers eux. Mais rien ne se produisait et Bradley n’était aucunement fondé à croire que les choses allaient changer bientôt. La petite balise auxiliaire conçue pour l’appel de tels projectiles n’avait qu’une portée pratique de vingt mille kilomètres. Largement suffisant en des circonstances normales, ce rayon d’action était vraiment inapproprié cette fois-ci. Bradley composa le numéro du bureau de l’astronavigateur, qui était branché sur l’automatique intérieur de la fusée. Mackay décrocha presque aussitôt. — Quoi de neuf, Mac ? — Oh, il n’approchera pas beaucoup plus près. Je viens de faire le point avec les dernières données en réduisant au possible la marge d’erreur. Il est à cent cinquante mille kilomètres et se déplace selon une trajectoire presque parallèle à la nôtre. Il ne faut pas compter le voir à moins de cent quarante-quatre mille, et pas avant trois heures environ. Je crois que j’ai perdu mon pari, nous allons le louper. — On le dirait, ma parole ! grommela Bradley. Enfin, nous verrons. Je vais descendre à l’atelier. — Pour quoi faire ? — Fabriquer une fusée individuelle pour courir après ce fichu machin, bien sûr. Dans une histoire de Gibson, il n’y en aurait guère que pour une demi-heure. Descends donc me donner un coup de main ! Mackay se trouvait plus près de l’Équateur que Bradley et il atteignit le premier l’atelier du pôle Sud. Il attendait avec une molle perplexité quand son coéquipier arriva, chargé de bouts de câbles coaxiaux qu’il venait d’aller chercher au magasin. Il expliqua brièvement son plan : — J’aurais déjà pu m’y mettre plus tôt, mais je suis de ceux qui espèrent jusqu’au dernier moment, d’autant plus qu’il va falloir créer un drôle de chantier. L’ennui, avec notre balise, c’est qu’elle rayonne dans toutes les directions, ce qui est normal, bien sûr, puisqu’on ne sait jamais de quel côté peut venir un cargo. Je vais donc construire un réflecteur d’ondes et concentrer toute la puissance dont nous disposons vers notre fugitif. Il dessina la grossière ébauche d’une antenne directrice simple qu’il commenta en quelques mots : — Ce dipôle est celui de l’émetteur actuel, les autres sont les directeurs et les réflecteurs. C’est primitif, mais facile à fabriquer et ça doit normalement suffire. Appelle Hilton si tu as besoin d’aide. Combien de temps te faut-il ? Mackay, qui possédait une remarquable adresse des mains pour un homme de sa condition, regarda successivement le dessin et le petit tas de matériel que Bradley avait apporté. — À peu près une heure, évalua-t-il, déjà à l’ouvrage. Où vas-tu, à présent ? — Il faut que je sorte sur la coque pour déplomber l’installation et la mettre hors circuit. Quand tu seras prêt, apporte ton appareil au sas, si tu veux bien. Mackay n’y connaissait pas grand-chose, en radio, mais il comprit assez facilement l’intention de son compagnon. Pour l’instant, la petite balise de l’Arès déversait sa puissance dans le volume infini de l’espace. Bradley se proposait de la débrancher de son antenne actuelle et de diriger avec précision toute la force de son rayonnement vers le bolide, multipliant ainsi sa portée. Environ une heure plus tard, Gibson rencontra l’Écossais qui traversait l’astronef en toute hâte, derrière un fragile assemblage de fils parallèles espacés par des dents en plastique. Muet d’étonnement, il le suivit vers le sas où l’officier attendait déjà avec impatience, dans son encombrant équipement, le casque rabattu de côté. — Quelle est l’étoile la plus proche dans le prolongement du projectile ? demanda Bradley. Mackay évalua mentalement. — Il n’est pas à proximité de l’écliptique en ce moment, médita-t-il tout haut. Les dernières données que j’avais étaient … voyons … déclinaison : quinze vers le nord ; ascension droite : environ quatorze heures. Je suppose qu’il doit être — ah ! je ne peux jamais me rappeler … — oui, il ne doit pas être loin d’Arcturus, pas à plus de dix degrés, je présume. Je peux te donner les chiffres exacts dans une minute. — C’est suffisant pour l’instant. D’ailleurs, pour commencer, je vais faire pivoter le rayon d’ondes. Qui est dans la cabine d’émission en ce moment ; — Le patron et Fred. Je les ai prévenus, ils sont à l’écoute. Je garderai le contact avec toi par l’inter. Bradley bascula son casque sur sa tête et disparut par le sas sous les yeux de Gibson, qui le regardait avec une certaine envie. Son rêve était d’endosser un jour un de ces scaphandres ; il avait soulevé la question plusieurs fois, mais Norden avait répondu que le règlement le défendait. Ces vidoscaphes comportent des mécanismes extrêmement complexes : un profane pourrait commettre une erreur de manipulation. Il faudrait alors payer les pots cassés, et peut-être même organiser des funérailles dans des circonstances plutôt imprévues. Une fois franchie la porte extérieure, Bradley ne perdit pas son temps à admirer les étoiles. Il se propulsa lentement au-dessus de la masse luisante de la coque au moyen de son petit réacteur individuel, jusqu’à l’endroit où il avait déjà enlevé une lamelle de blindage. En dessous de cette section gisait un réseau de câbles et de fils dénudés, étincelant sous l’aveuglante clarté solaire. Rapidement, il fit une épissure provisoire avec l’un des câbles déjà coupé, tout en hochant tristement la tête devant cet effroyable micmac dont l’unique propriété consisterait à renvoyer dans une direction la moitié de la puissance de l’émetteur. Il chercha ensuite Arcturus, la découvrit et dirigea le faisceau vers elle. Après avoir balayé un instant les alentours avec un regain d’optimisme, il poussa le bouton qui commandait la radio de son vidoscaphe. — Qu’est-ce que ça donne ? demanda-t-il anxieusement. La voix découragée de Mackay résonna dans le haut-parleur. — Rien du tout. Je vais te brancher sur la cabine. Norden confirma. — Le signal parvient toujours, mais l’engin ne nous a encore pas captés. Bradley était déconcerté. En augmentant la portée de la balise vers cette unique direction dans un rapport de un à dix, il était pourtant bien sûr de son affaire ! Il continua à faire pivoter le faisceau pendant quelques minutes, puis il abandonna. Il imaginait déjà le petit projectile glissant hors de son atteinte avec son étrange mais précieuse cargaison, vers les limites inconnues du système solaire, et même au delà. Il rappela Mackay. — Écoute, Mac, insista-t-il, je voudrais que tu vérifies tes coordonnées encore une fois et que tu viennes ici tenter ta chance. Je vais rentrer pour arranger l’émetteur. Dès que l’Écossais l’eut relevé, il regagna rapidement la cabine d’émission. Il y trouva Gibson et le reste de l’équipage autour du récepteur auquel parvenait toujours le sifflement continu, exaspérant du fuyard lointain. Il ne restait plus guère de traces de la nonchalance habituelle, presque féline, de Bradley, lorsqu’il consulta des dizaines de schémas de circuits et quand il fonça sur les connexions de l’appareil. Un court instant lui suffit pour introduire quelques fils au cœur de l’émetteur d’appel. Tout en travaillant, il lança une série de questions à Hilton. — Toi qui t’y connais en obus-cargos, dis-moi pendant combien de temps il doit recevoir notre signal pour qu’il se dirige vers nous avec précision ? — Ça dépend naturellement de sa vitesse relative et de plusieurs autres facteurs. En l’occurrence, puisque c’est une affaire de faible accélération, dix bonnes minutes, je pense. — Et ensuite, si notre balise vient à flancher, ça n’a plus d’importance, hein ? — Non, dès que l’engin met le cap sur nous, l’émission peut s’arrêter. Bien entendu, il faudra envoyer un nouveau signal quand il passera à proximité immédiate, mais ça me paraît facile. — Si je l’attrape, quel délai lui faut-il pour arriver ici ? — Un jour ou deux, peut-être moins. Qu’est-ce que tu vas fabriquer ? — Les amplificateurs de puissance de cet émetteur marchent sur sept cent cinquante volts. Je vais tout simplement emprunter un courant de mille volts à une autre source. Ça signifie une vie éphémère pour les tubes, mais nous doublerons ou triplerons la puissance tant qu’ils tiendront. Il appela Mackay sur l’intercom. Ignorant que l’émetteur avait été mis provisoirement hors service, l’Écossais continuait à agiter avec conscience son réflecteur d’ondes vers Arcturus, tel un Guillaume Tell cuirassé maniant son arbalète. — Hello, Mac ! Tu es prêt ? — Je suis pratiquement ossifié, répondit l’autre avec dignité. Dans combien de temps … — On commence tout de suite. Allons-y ! Il abaissa la manette, Gibson, qui s’attendait à voir s’envoler une gerbe d’étincelles, fut assez déçu. Tout semblait se passer comme auparavant, mais Bradley, qui en savait plus long, fixait ses compteurs en se mordillant furieusement les lèvres. Une demi-seconde devait suffire aux ondes pour franchir le gouffre qui les séparait de la lointaine et minuscule fusée, dont le merveilleux mécanisme automatique deviendrait à jamais inutile s’il n’était pas touché par cet ultime signal. La demi-seconde s’écoula, puis une autre. L’obsédant sifflement hétérodyne continuait sans cesse d’affluer dans le haut-parleur. Soudain, il s’arrêta d’un seul coup. Un silence absolu qui parut durer une éternité s’appesantit sur la cabine. À cent cinquante mille kilomètres de là, le robot analysait le nouveau signal qui lui parvenait. Cinq secondes peut-être lui furent nécessaires pour réagir, le bruit retentit de nouveau, mais cette fois modulé dans un incessant chapelet de bîp-bip-bîp … Bradley stoppa l’enthousiasme qui se déclenchait dans la cabine. — Nous ne sommes pas encore sauvés, dit-il. Souvenez-vous qu’il doit capter notre signal pendant dix minutes pour accomplir son changement de cap ! Il observait ses compteurs, se demandant avec anxiété combien de temps les lampes amplificatrices allaient soutenir cette lutte inégale … Elles tinrent le coup sept minutes, mais Bradley en tenait en réserve, toutes prêtes, et l’émission reprit au bout de vingt secondes. Les remplaçantes étaient encore en action quand les ondes du projectile changèrent une fois de plus leur modulation. Avec un soupir de soulagement, Bradley mit fin à la torture de la balise. — Tu peux rentrer, Mac ! lança-t-il dans le micro. On l’a eu ! — Dieu merci ! j’ai presque attrapé un coup de soleil et mes articulations sont pour ainsi dire déboîtées à force d’agiter cet arc de Cupidon ! Gibson, qui avait été un spectateur attentif mais ignorant, prit alors la parole. — Quand vous en aurez terminé avec vos réjouissances, dit-il, peut-être daignerez-vous m’expliquer en quelques phrases courtes et bien choisies comment vous êtes parvenus à lever ce lapin d’un nouveau genre ? — Mais … en dirigeant le signal de la balise et en survoltant l’émetteur, tout simplement ! — Oui, je sais cela, mais je ne comprends pas pour quelle raison vous venez de débrancher le tout une nouvelle fois. Le robot du projectile a rempli son rôle, expliqua Bradley avec l’air d’un professeur de philosophie qui s’adresse à un élève mentalement arriéré. Le premier signal indiquait qu’il avait détecté notre appel, et nous savions qu’il était en train de mettre automatiquement le cap sur nous. Il lui a fallu plusieurs minutes pour en finir avec ça. Alors, il a coupé ses moteurs et nous a envoyé le second signal. Évidemment, son éloignement n’a pas encore beaucoup diminué, mais nous sommes certains qu’il fait route dans notre direction et qu’il arrivera dans nos parages d’ici un jour ou deux. À ce moment-là, je ferai le nouveau émettre la balise, ce qui aura pour effet d’amener l’engin à un kilomètre — ou même moins — de notre appareil. — Hé ! fit Gibson, brusquement inquiet. Et s’il réussissait un coup direct sur nous ? — Vous devez bien penser que ses inventeurs ont prévu le cas. Dès qu’il arrive dans le voisinage, un astucieux petit dispositif sensible aux radiations de la balise entre en action. En vertu d’une loi que vous connaissez peut-être, la puissance de radiation est inversement proportionnelle à la distance, et ce dispositif n’est conçu que pour agir sous une puissance élevée, c’est-à-dire à proximité directe de l’émission. À cet instant précis, le système de freinage est automatiquement déclenché. — Très ingénieux, reconnut Gibson, admiratif. Je dois cependant vous dire, au risque de vous surprendre, que je me souviens encore très bien de cette règle élémentaire de physique malgré mon âge avancé … On entendit une petite voix au fond de la pièce. — Puis-je me permettre de vous rappeler, capitaine …, commença Jimmy. Norden éclata de rire. — O.K. Il faut payer ses dettes. Voici les clés — caisson n° 26. Qu’est-ce que tu vas faire de cette bouteille de whisky ? — Je pensais la revendre au docteur Mackay. — Je suppose, déclara Scott en lançant un regard sévère au surnuméraire, que cet instant vaut bien d’être fêté par tout le monde, et je propose que nous portions un toast … Sans écouter la suite, Jimmy s’enfuyait déjà à la recherche de son butin. Chapitre V — Dire qu’il y a seulement une heure, nous n’avions qu’un passager, remarqua le docteur Scott tout en veillant avec sollicitude à l’introduction de la longue boîte de métal dans le sas, et que nous en accueillons maintenant plusieurs milliards ! — Vous pensez qu’ils ont bien supporté le voyage ? demanda Gibson. Les thermostats semblent avoir fonctionné parfaitement ; nos hôtes doivent être à leur aise. Je vais les transférer dans les cultures que j’ai préparées, ils pourront s’y gorger à volonté et ils y vivront très heureux jusqu’à notre arrivée. Le romancier se dirigea vers le plus proche hublot d’observation. Il put distinguer la forme tronquée et peinte en blanc du projectile couché le long de la coque. Des câbles d’arrimage flottaient mollement derrière lui comme les tentacules de quelque créature sous-marine. Lorsque l’engin s’était presque immobilisé à quelques kilomètres de l’astronef par l’effet de son dispositif de télécommunication, il avait fallu procéder à sa capture finale par des moyens beaucoup moins perfectionnés. Hilton et Bradley étaient sortis avec des câbles et ils avaient ceinturé le projectile qui se rapprochait lentement. Les treuils électriques de l’Arès le halaient maintenant à l’intérieur. — Que va devenir la fusée porteuse ? demanda Gibson au capitaine Norden, qui observait lui aussi le déroulement de l’opération. Nous conserverons la partie mécanique et les commandes, et nous abandonnerons la carcasse dans l’espace. Elle ne vaut pas le carburant pour l’amener sur Mars. Nous aurons ainsi un petit satellite pour nous tout seuls tant que notre accélération ne sera pas reprise. Comme le chien dans le roman de Jules Verne ! Lequel ? De la Terre à la Lune ? Je ne l’ai jamais lu. J’avais tout de même essayé une fois, mais ça m’ennuyait. C’est toujours pareil avec ces vieilles histoires. Rien n’est plus périmé que la science-fiction d’hier, et Jules Verne appartient à celle d’avant-hier. Gibson sentit la nécessité de défendre son métier. — Ainsi, vous ne croyez pas que la science-fiction puisse jamais avoir une valeur littéraire permanente ? — Je ne le pense pas. Elle peut quelquefois revêtir une valeur sociale lorsqu’elle vient d’être écrite, mais elle paraît toujours grotesque et archaïque à la génération suivante. Regardez, par exemple, ce que sont devenues les histoires de voyages intersidéraux … — Allez-y, continuez, ne vous occupez pas de mes opinions. Norden était visiblement calé sur le sujet, mais cette constatation ne surprit pas le moins du monde son interlocuteur. Si l’un de ses compagnons s’était soudain révélé comme expert en reboisement, en sanskrit ou en bimétallisme, Gibson en eût facilement pris son parti. De toute façon, il savait que la science-fiction était restée très populaire parmi les astronautes professionnels. — Très bien, dit Norden. Voyons donc ce qui s’est passé dans cette branche. Jusqu’en 1960 — peut-être 1970 —, on écrivait encore des romans sur le premier voyage dans la Lune. Ils sont complètement ridicules à présent. Lorsque la Lune fut atteinte, il fut de bon ton d’écrire sur Mars et Vénus pendant quelques nouvelles années. De nos jours, ces récits sont également périmés ; on ne les lit plus guère que pour se payer une pinte de bon sang. Je suppose que les planètes plus éloignées resteront encore un bon filon pour une autre génération, mais le roman d’aventures interplanétaires tel que nos grands-pères l’ont connu a vraiment pris fin en 1970. — Pourtant, le thème du voyage dans l’Espace est toujours aussi prisé … — Oui, mais ce n’est plus de la science-fiction. C’est, soit de la simple actualité, comme les textes que vous transmettez à la Terre, soit de la pure fantaisie. Pour intéresser, l’action doit se dérouler à l’extérieur du système solaire, et elle pourrait tout aussi bien appartenir à un conte de fées. La plupart de ces romans ne sont d’ailleurs que cela. Norden venait de parler avec un grand sérieux, mais il y avait une étincelle de malice dans ses yeux. — Je conteste vos arguments sur deux points, déclara Gibson. Tout d’abord, les gens — nombre de gens — lisent toujours les récits de Wells, bien qu’ils soient vieux d’un siècle. Ensuite, et pour aller du sublime au ridicule, ils lisent encore mes premiers ouvrages, tels que Poussière martienne, que l’actualité a pourtant dépassés et laissés loin en arrière. — Wells faisait de la littérature, répliqua Norden, mais même sans cela, je puis défendre mon point de vue. Lesquelles, parmi ses histoires, sont les plus populaires ? Des romans honnêtes, comme Kipps et Tono-Bungay, évidemment. Si on lit ses fantaisies, c’est en dépit de leurs prophéties irrémédiablement désuètes, et non à cause d’elles. Seule la Machine à explorer le temps est encore un peu en vogue, tout simplement parce que l’action se déroule dans un futur lointain, et aussi parce que Wells y a mis son meilleur style. Il y eut un bref silence. Gibson se demanda si le capitaine allait aborder le deuxième point. — Quand avez-vous écrit Poussière martienne ? demanda finalement Norden. Le romancier opéra un rapide calcul mental. — En 1973 ou 1974. — Je ne pensais pas que cela remontait aussi loin, mais ça concorde bien avec mon raisonnement. Les voyages interplanétaires allaient seulement commencer et tout le monde était en éveil. Comme vous vous étiez déjà fait un nom dans la fiction conventionnelle, Poussière martienne a trouvé son succès dans le nouvel engouement. — Mais vous expliquez seulement pourquoi il s’est vendu à l’époque, et vous ne répondez pas à ma seconde remarque. Cet ouvrage est toujours très prisé, et je crois même que la colonie martienne en a acquis plusieurs exemplaires, malgré qu’il n’y soit question que d’une planète Mars imaginaire. — J’attribue cela à la publicité sans scrupule de votre éditeur, à votre habile tactique pour rester célèbre, et aussi, peut-être, au fait que c’est la meilleure histoire que vous ayez jamais écrite. De plus, comme dirait Mac, votre ouvrage s’est arrangé pour acquérir une vogue en cette année 1970, et il hérite à présent d’une valeur de curiosité. — Hum ! fit Gibson en supputant le poids de l’argument. Il resta silencieux un instant, puis son visage se plissa comme pour contenir un rire qu’il laissa bientôt échapper. — Eh bien, s’étonna Norden, déconcerté, qu’y a-t-il de si drôle ? — Notre conversation même. J’étais en train de me demander ce qu’aurait pensé Wells s’il avait su qu’un jour deux hommes discuteraient de ses romans à mi-chemin entre la Terre et Mars. — N’exagérez rien, rétorqua le capitaine en souriant. Nous n’avons encore accompli qu’un tiers du voyage. Il était bien passé minuit quand Gibson s’éveilla brusquement d’un sommeil profond. Quelque chose venait de le troubler, un bruit ressemblant à une lointaine explosion dans les entrailles de la fusée. Il se dressa sur son séant, dans l’obscurité, la poitrine comprimée par les bandes élastiques qui le maintenaient sur son lit. Seule une lueur stellaire perçait à travers le hublot, sa cabine étant située dans la section nocturne. Il prêta l’oreille, la bouche entrouverte, retenant sa respiration pour saisir le moindre son. Pendant la nuit, l’Arès s’animait d’innombrables rumeurs, mais elles lui étaient toutes familières. La fusée vivait ; le silence aurait signifié la mort de tout ce qui se trouvait à son bord. Par exemple, la perpétuelle et calme respiration des pompes à air, entraînant et canalisant les vents artificiels de cette petite planète, était infiniment rassurante. Sur ce faible fond sonore, d’autres bruits se détachaient par intermittence : le vrr occasionnel d’un moteur accomplissant une tâche mystérieuse et automatique, le tic de la pendule électrique toutes les trente secondes, et quelquefois le bourdonnement de l’eau circulant dans le système de conduites. Aucune de ces résonances n’aurait pu le tirer de son sommeil, car elles lui étaient aussi intimes que les battements de son cœur. Encore à moitié endormi, il se dirigea vers la porte de la cabine et écouta un instant dans le couloir. Tout semblait parfaitement normal et il réalisa qu’il était probablement le seul à s’inquiéter. Un moment, il se demanda s’il ne devrait pas appeler Norden, puis il se ravisa. Il avait dû rêver, ou la détonation provenait peut-être d’un appareil entrant en action pour la première fois. Il avait regagné son lit quand une idée lui vint tout à coup. Après tout, le bruit avait-il été si lointain ? C’était une vague impression, mais il aurait aussi bien pu être tout proche. Et puis, en somme, Gibson était fatigué et cela n’avait pas d’importance. D’ailleurs, sa confiance dans les instruments du bord était illimitée, presque touchante. Si vraiment quelque chose n’allait pas, l’alarme automatique aurait alerté tout le monde. Ce dispositif, assez puissant pour réveiller un mort, avait été éprouvé plusieurs fois au cours du voyage. Le romancier pouvait se rendormir sur ses deux oreilles, le système veillait sur lui de toute sa vigilance. Gibson avait parfaitement raison, mais il ne le sut jamais. Le lendemain matin, il avait tout oublié de l’incident. La caméra quitta lentement la chambre du conseil en deuil et suivit le cortège funèbre au long de l’enroulement sans fin de l’escalier menant aux créneaux battus par les vents, qui surplombaient la mer. Un instant, les sanglots de la musique s’estompèrent tandis que les silhouettes chargées de leur tragique fardeau se détachaient, immobiles sur les remparts d’Elseneur, devant le soleil couchant, « Adieu, doux prince. » C’était fini. La lumière illumina brutalement la petite salle, laissant l’État du Danemark à quatre siècles et cinquante millions de kilomètres en arrière. Gibson rappela ses esprits à la réalité et s’arracha au charme qui le retenait prisonnier. « Jusqu’à quel point, se demanda-t-il, Shakespeare aurait-il apprécié cette interprétation déjà vieille d’une génération, mais aussi peu touchée par le temps que les chefs-d’œuvre antiques de la poésie immortelle ? Et surtout, qu’aurait-il pensé de ce fantastique théâtre, avec ses rangées de sièges flottant en l’air sur le plus superficiel des supports ? » — Dommage, déclara le docteur Scott, tandis que les six hommes qui composaient le public s’éloignaient dans le couloir, que nous ne puissions disposer d’une aussi belle collection de films au cours des prochaines traversées. Nous ne pouvons pas conserver cette série, elle est destinée à la Filmathèque Centrale martienne. — Quel sera le prochain programme ? demanda Gibson. — Nous ne sommes pas encore fixés. Peut-être une fantaisie musicale courante ou, si l’on s’en tient aux classiques, nous pourrions projeter Autant en emporte le vent. — Mon grand-père était fou de ce film ; j’aimerais bien le voir maintenant que l’occasion s’en présente, s’empressa de dire Jimmy Spencer. — Très bien, répliqua Scott, je soumettrai la question à la Commission des Loisirs ; nous verrons si ça peut s’arranger. Puisque cette commission était uniquement composée de Scott et de personne d’autre, les négociations avaient de grandes chances d’aboutir. Norden, qui était resté plongé dans ses pensées depuis la fin du spectacle, se glissa derrière Gibson et émit un petit toussotement nerveux. — À propos, Martin, dit-il, vous souvenez-vous m’avoir turlupiné pour essayer un vidoscaphe ? — Oui, vous m’avez dit que c’était formellement interdit par le règlement. Le capitaine parut embarrassé, ce qui était une attitude qui ne lui ressemblait pas beaucoup. — D’une certaine manière, oui, mais nous n’accomplissons pas une traversée normale et, techniquement, vous n’êtes pas un passager. Après tout, je crois que nous pourrons trouver un moyen. Gibson était comblé, lui qui, depuis longtemps, souhaitait connaître l’impression que l’on pouvait bien ressentir à l’intérieur d’un de ces scaphandres, à flotter dans le vide avec les étoiles autour de soi. Il ne lui vint même pas à l’idée de demander à Norden pourquoi il avait changé d’avis, et le capitaine lui en sut infiniment gré. Le projet mijotait depuis environ une semaine. Chaque matin se déroulait dans le bureau du capitaine une petite cérémonie rituelle entre Norden et Hilton, quand ce dernier venait présenter le rapport quotidien sur l’activité du bord et le comportement de la multitude des appareils au cours des dernières vingt-quatre heures. D’ordinaire, il n’y avait rien d’important à signaler ; Norden se bornait à parapher les feuilles et à les classer avec le livre de bord. La variété était la dernière chose qu’il désirât sur ce chapitre, encore qu’elle ne lui fût pas épargnée parfois. — Écoute, Johnnie, déclara Hilton ce matin-là ( il était le seul à appeler Norden par son prénom ; pour le reste de l’équipage, il était toujours le « patron » ), en ce qui concerne la pression d’air, c’est maintenant bien établi : la baisse est pratiquement constante. Dans dix jours environ, nous dépasserons la limite de tolérance. — Sacré nom d’une pipe ! Pas de doute, il faut faire quelque chose. J’espérais qu’il n’y aurait rien à redouter avant notre arrivée. — Je crains qu’on ne puisse pas attendre jusque-là. Cette tolérance est stupide, bien sûr. Une fuite dix fois plus grosse ne serait même pas vraiment dangereuse. Mais tu sais comme moi que l’enregistrement de la courbe de pression s’en va devant la Commission de Sécurité de l’Espace au retour, et qu’il se trouvera bien une vieille fille nerveuse pour pousser les hauts cris si nous descendons en dessous du minimum. — Où crois-tu qu’est l’avarie ? — Dans la coque, presque certainement. — La petite fuite des alentours du pôle Nord dont tu m’as déjà parlé ? — Je ne crois pas, c’est trop brusque. J’ai l’impression que nous sommes percés une nouvelle fois. Norden parut légèrement contrarié. Des crevaisons dues à la poussière météorique survenaient deux ou trois fois par an sur un astronef de cette taille. Le plus souvent, on les laissait s’accumuler jusqu’à ce que la perte d’air fût digne d’intérêt, mais celle-ci semblait un peu trop grosse pour être ignorée. — Combien de temps faudra-t-il pour la réparation ? — Voilà l’ennui, reprit Hilton d’un air un peu dégoûté. Nous n’avons qu’un détecteur pour cinquante mille mètres carrés de coque. Peut-être bien que deux jours seront nécessaires. Si seulement ç’avait été un bon gros trou, les caissons étanches automatiques entraient en action et le neutralisaient à notre place. — Je suis rudement content qu’il n’en soit rien, dit Norden en faisant la grimace. Il aurait encore fallu rendre pas mal de comptes ! Jimmy Spencer qui, comme d’habitude, avait hérité de la corvée dont personne ne voulait, découvrit la crevaison trois jours plus tard, après avoir fait une douzaine de fois le tour de la fusée. Le petit cratère était à peine visible à l’œil nu, mais le détecteur de fuites — super-sensible décela un vide imparfait près d’un certain endroit de la coque. Jimmy marqua l’emplacement à la craie avant de se replonger avec gratitude à l’intérieur du sas. Norden sortit ensuite le plan de l’astronef et détermina la position approximative d’après le rapport du surnuméraire. Il émit alors un petit sifflement tandis que son regard montait vers le plafond. — Jimmy, dit-il, est-ce que M. Gibson est au courant de ce que tu viens de faire ? — Non, j’ai continué malgré tout à lui donner ses cours d’astronautique, bien que ce ne fût pas très drôle de mener ce travail de front avec … — Ça va, ça va ! Tu ne crois pas que quelqu’un d’autre lui a parlé de la fuite ? — Je ne sais pas, mais je crois qu’il m’en aurait fait part dans ce cas-là … — Bon, écoute bien : cette damnée crevaison se trouve en plein dans le milieu de la paroi de sa cabine, et si jamais tu lui en touches un mot, je t’écorche vif, compris ? — Oui, capitaine, balbutia le jeune garçon avant de s’enfuir précipitamment. — Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Hilton d’un ton résigné. — Il faut éloigner Martin sous un prétexte quelconque et reboucher ce trou aussi vite que possible. — Je trouve bizarre qu’il n’ait jamais remarqué l’impact. Ça a dû faire du raffut ! — Il était probablement sorti à ce moment-là. Je suis quand même surpris qu’il n’ait pas ressenti le courant d’air, qui doit être assez fort. — La circulation normale le neutralise certainement. Et puis, après tout, pourquoi faire tant d’histoires ? Pourquoi ne pas tout dire et expliquer à Martin ce qui s’est passé ? Il n’y a aucune raison d’en faire un mélodrame ! — Ah oui, tu crois ? Suppose qu’il raconte à ses lecteurs qu’un météore de douzième grandeur a perforé l’astronef, et qu’il poursuive en disant que ce genre de chose arrive à chaque voyage ? Combien parmi eux comprendront que, non seulement il n’y a aucun danger réel, mais que nous n’avons même pas l’habitude de nous en inquiéter quand ça se produit ? Je vais te dire ce que sera la réaction populaire : « Cette fois, c’est un petit, mais si ç’avait été un gros ? » Le public n’a jamais eu confiance dans les statistiques. Tu vois d’ici les manchettes ? L’ARÈS TRANSPERCÉ PAR UN MÉTÉORE ! Ce serait plutôt mauvais pour le commerce ! — Alors, pourquoi ne pas simplement l’expliquer à Martin et lui demander de se tenir tranquille ? — Ce ne serait pas très loyal envers ce pauvre garçon, d’autant plus qu’il n’a rien pour alimenter ses articles depuis des semaines. Il vaudrait mieux ne rien dire du tout. — O.K., soupira Hilton, si c’est ton idée … Mais ne t’en prends pas à moi s’il y a des retours de flamme. — Pas de danger, fais-moi confiance. Toute sa vie, Gibson s’était passionné pour les inventions ; le scaphandre pressurisé n’était qu’un nouveau mécanisme s’ajoutant à la collection de ceux qu’il avait étudiés ; Bradley avait été désigné pour lui en apprendre le maniement correct, pour sortir avec lui dans l’Espace et veiller à ce qu’il ne s’égare pas. Le romancier avait oublié que les scaphandriers de l’Arès ne comportaient pas de jambes et que l’on se bornait simplement à s’asseoir à l’intérieur. C’était assez normal puisqu’ils étaient destinés à un usage en pesanteur nulle et non pour la marche sur les planètes dépourvues d’atmosphère. L’absence de joints flexibles pour les genoux simplifiait grandement leur ligne : ils n’étaient rien de plus qu’un cylindre coiffé d’une calotte en plexiglas, avec deux bras articulés sortant de son extrémité supérieure. Le long des flancs couraient de mystérieuses tuyauteries et des renflements se rapportant au conditionnement d’air, à la radio, au régulateur thermique et au système de propulsion à basse puissance. On disposait d’une liberté de mouvements considérable au milieu de ce fourbi ; on pouvait retirer son bras pour atteindre les commandes internes, et même prendre un repas sans trop d’acrobaties. Depuis bientôt une heure, Bradley était dans le sas avec son élève, s’assurant que celui-ci comprenait bien le rôle des principales commandes et l’interrogeant sur leur manipulation. Le romancier appréciait cet enseignement scrupuleux, mais il commença à montrer des signes d’impatience en voyant que la leçon ne semblait pas devoir prendre fin. Finalement, il se révolta lorsque l’officier se mit à lui expliquer les dispositifs sanitaires assez primitifs de l’appareil. — Au diable tout cela ! protesta-t-il. Nous ne sortons pas pour si longtemps ! Bradley sourit. — Vous seriez surpris, dit-il sur un ton lugubre, du nombre de malheureux qui ont commis cette erreur. Il ouvrit un compartiment dans la paroi du sas et en retira deux rouleaux de corde montés comme des moulinets de pêche. Ils s’encastraient fermement entre des crampons fixés sur les scaphandres, de telle sorte qu’ils ne pouvaient se défaire par accident. — Sécurité n° 1, précisa-t-il. Ayez toujours un ancrage sûr à la fusée. Les règles sont faites pour être transgressées, mais pas celle-ci. Pour être doublement rassuré, je vais attacher votre appareil au mien avec dix autres mètres de corde. Nous voici prêts à escalader le Matterhorn. La porte extérieure pivota sur ses gonds. Gibson sentit les dernières traces d’air l’entraîner en s’échappant. Cette faible impulsion le mit en mouvement vers la sortie et il dériva lentement vers les étoiles. Le flottement tranquille et le silence complet contribuaient à rendre cette minute très impressionnante. L’Arès s’éloignait derrière Gibson avec une constance inexorable qui le terrifiait. Il plongeait dans l’Espace — le véritable Espace, cette fois — et le seul lien qui le rattachait à la sécurité était ce mince filin qui se déroulait à son côté. Cette sensation, pourtant toute neuve, éveilla en lui de faibles échos familiers. Il retrouvait une impression qu’il croyait avoir oubliée à tout jamais, celle qu’il avait ressentie étant enfant, le jour où on l’avait laissé choir dans dix mètres d’eau pour lui apprendre à nager. Comme alors, il s’élançait à présent la tête la première dans un élément nouveau et inconnu. La friction de la bobine avait stoppé son élan quand la corde qui l’attachait à Bradley donna une secousse. Il avait presque oublié son compagnon, qui s’éloignait à présent en le remorquant derrière lui au moyen des petits réacteurs de la base de son scaphandre. Gibson eut très peur lorsqu’une voix, brisant le silence, résonna dans son haut-parleur. — N’employez vos propulseurs que quand je vous le dirai. Nous ne devons pas acquérir une trop grande vitesse et il faut prendre garde à ne pas emmêler nos liens. — D’accord, répliqua-t-il, vaguement contrarié de cette intrusion dans son intimité. Il se retourna vers l’astronef, qui était déjà à plusieurs centaines de mètres et s’éloignait rapidement. — Quelle est la longueur de la corde ? demanda-t-il avec anxiété. Il n’y eut pas de réponse et il connut un instant de panique avant de se souvenir du bouton marqué Émission. — À peu près un kilomètre, répondit Bradley, lorsqu’il eut répété sa question. C’est suffisant pour procurer une agréable sensation de solitude … — Et si elle se cassait ? reprit Gibson, qui ne plaisantait qu’à moitié. — Pas de danger, elle est capable de supporter votre poids terrestre en entier. Et même si ça se produisait, nous pourrions rentrer le plus facilement du monde avec nos propulseurs. — Mais supposez qu’ils ne fonctionnent plus ? — Cette conversation est vraiment optimiste. Je ne crois pas à cette éventualité, à moins d’une grave négligence ou de trois avaries simultanées. Rappelez-vous qu’un groupe propulseur de secours est prévu en pareil cas. Vous avez aussi des indicateurs d’alarmes dans votre appareil, pour vous avertir bien avant que le réservoir principal ne soit vide. — Mais en supposant …, insista l’écrivain. — Alors, la seule chose à faire serait de pousser le bouton de la balise de S.O.S. et d’attendre qu’on vienne vous dépanner. Dans des circonstances comme celles-là, je crains que les secours ne se pressent pas beaucoup. Celui qui se fourrerait dans un pétrin pareil n’aurait pas droit à beaucoup de sympathie. Il y eut une saccade soudaine : ils étaient arrivés à la distance extrême permise par la corde. Bradley neutralisa le rebondissement avec ses réacteurs. — Nous sommes loin de chez nous, maintenant, dit-il tranquillement. Il fallut plusieurs secondes à Gibson pour repérer l’Arès. Ils se trouvaient du côté de la face nocturne de l’astronef et celui-ci était presque entièrement dans l’ombre. Les deux sphères n’avaient plus l’air que de lointains et minces croissants qu’on eût pu facilement confondre avec la Terre et la Lune, vues d’un million de kilomètres. Toute véritable notion de rapport était supprimée ; la fusée semblait une chose trop petite et trop frêle pour matérialiser encore un refuge. Gibson était enfin seul avec les étoiles. Il savait gré à Bradley de respecter le silence et de ne pas faire intrusion dans ses pensées. Peut-être son compagnon était-il aussi impressionné que lui par la grandiose solennité du moment. Les étoiles luisaient, si brillantes et si nombreuses qu’on ne pouvait tout d’abord situer la constellation la plus familière. Gibson découvrit enfin Mars, l’astre le plus lumineux dans le ciel après le soleil lui-même et il lui fut alors possible de déterminer le plan de l’écliptique. Tout doucement, par quelques prudentes éjections de ses réacteurs, il fit pivoter le scaphandre de façon à diriger sa tête vers l’étoile polaire. Il récupéra la « position debout normale », et le champ des étoiles devint enfin reconnaissable. Il avança lentement le long du Zodiaque tout en se demandant combien d’hommes dans l’histoire avaient déjà connu cette sensation. Il repéra successivement Jupiter, puis Saturne. Du moins le pensa-t-il, car les planètes ne pouvaient plus désormais être distinguées des étoiles par leur brillance constante, ce repère si utile mais quelquefois si trompeur des astronomes amateurs. Il ne chercha ni la Terre ni Vénus, sachant que l’éclat du soleil l’eût aveuglé en un éclair s’il tournait les yeux dans cette direction. Un pâle bandeau de lumière soudait les deux hémisphères du ciel : c’était la Voie Lactée. L’écrivain remarqua nettement les lambeaux et les déchirures qui hachaient les bords de ce chemin céleste, comme si des continents d’étoiles tentaient de s’en échapper pour voyager seuls dans l’infini. Dans l’hémisphère austral, une crevasse noire béait, comme un tunnel percé au milieu des astres, vers un autre univers. Martin se tourna vers la Grande Nébuleuse d’Andromède, cette gigantesque lentille spectrale. Il pouvait la recouvrir du bout de son pouce et pourtant, elle représentait une galaxie complète, aussi vaste que le fantastique anneau d’étoiles au sein duquel il flottait. Ce fantôme brumeux était un million de fois plus lointain que les étoiles, elles-mêmes un million de fois plus éloignées que les planètes. Comme les aventures et les voyages de l’homme semblaient méprisables, comparés à ces étendues sans limites ! Gibson était à la recherche d’Alpha du Centaure parmi les constellations inconnues de l’hémisphère austral lorsqu’il aperçut une silhouette impossible à identifier sur-le-champ. À une distance énorme, un objet blanc et rectangulaire flottait dans le vide. Ce fut du moins sa première impression, mais il réalisa bientôt que son sens de la perspective était en défaut : en réalité, il avait sous les yeux quelque chose de très petit situé à quelques mètres de là. Néanmoins, il lui fallut encore un moment pour reconnaître dans ce vagabond de l’espace … un très ordinaire feuillet de manuscrit qui tournait lentement sur lui-même ! Le romancier continua à fixer l’apparition quelque temps, afin de se convaincre que ce n’était pas une illusion. Il brancha ensuite son émetteur et fit part de sa trouvaille à Bradley. L’autre ne fut pas surpris le moins du monde. — Ça n’a rien d’extraordinaire, répondit-il avec une certaine impatience. Depuis des semaines, nous nous débarrassons de nos déchets et il se peut que quelques-uns flottent encore dans les parages, puisque nous n’avons pas la moindre accélération. Bien entendu, à la première manœuvre de freinage, nous allons nous séparer d’eux et ils poursuivront leur course hors du système solaire. « C’est l’évidence même », pensa Gibson. Il se sentait un peu ridicule, car rien n’est plus déconcertant qu’un mystère qui s’évapore d’un seul coup. Il s’agissait probablement d’une vieille épreuve manuscrite d’un de ses propres articles. Si elle avait été un peu plus proche, il aurait pu s’amuser à la récupérer comme souvenir pour observer les effets de son séjour dans l’espace. Malheureusement, elle était hors d’atteinte et il n’existait aucun moyen de l’attraper sans se détacher de la corde qui le reliait à l’Arès. Gibson serait mort depuis des siècles que ce morceau de papier promènerait toujours son message parmi les constellations, un message dont personne ne saurait jamais le texte. À leur retour, Norden les attendait dans le sas de décompression. Il paraissait assez content de lui, mais Gibson n’était pas d’humeur à remarquer de tels détails. Il naviguait encore au milieu des étoiles et un bon moment lui serait nécessaire pour retrouver le sens de la réalité, avant que sa machine à écrire ne commençât à crépiter doucement au rappel de ses émotions. — Vous avez eu fini à temps ? chuchota Bradley lorsque le romancier ne put plus l’entendre. — Oui, avec quinze minutes d’avance. Nous avons stoppé les ventilateurs et la fuite a été repérée tout de suite grâce à la bonne vieille technique de la bougie fumeuse. Un vulgaire rivet et un raccord de peinture à séchage rapide ont fait le reste. Nous pourrons toujours reboucher la coque extérieure à l’arrivée, si cela en vaut la peine. Mac a fait du bon travail ! Chapitre VI Pour Gibson, la traversée s’écoulait avec une sérénité assez agréable. Fidèle à son habitude, il s’était arrangé pour créer une ambiance de confort maximum. ( Il n’entendait pas seulement par-là l’aménagement matériel, mais aussi ses rapports avec les êtres humains qui vivaient avec lui. ) Il avait noirci un nombre de pages satisfaisant, dont quelques-unes étaient très bonnes et la plupart passables, mais il n’espérait pas atteindre son plein rendement avant l’arrivée sur Mars. Le voyage entrait maintenant dans sa dernière phase et l’on ressentait une inévitable impression de déclin, l’intérêt se relâchait. Cet état de choses persisterait jusqu’à l’alignement sur l’orbite de la planète rouge. Il ne fallait plus rien espérer d’ici là ; toute l’exaltation de l’aventure avait disparu. Gibson avait connu son dernier sursaut de curiosité le matin où ils perdirent définitivement la Terre de vue. De jour en jour, elle s’était rapprochée davantage des immenses ailes nacrées du halo solaire, comme si elle voulait immoler toutes ses richesses sur le bûcher de Phœbus. En dernier lieu, elle n’était plus visible qu’au travers du télescope, semblable à une minuscule étincelle scintillant hardiment sur le fond éclatant qui devait bientôt l’engloutir. Ce matin-là, le romancier crut pouvoir la découvrir encore, mais pendant la nuit quelque colossale explosion avait projeté le halo à un demi-million de kilomètres plus avant dans l’Espace, et la Terre avait disparu au milieu du rideau incandescent. Elle ne devait pas réapparaître avant une semaine, et alors elle aurait incroyablement changé. Si quelqu’un avait demandé à Jimmy Spencer ce qu’il pensait de Gibson, le jeune garçon aurait fourni des réponses assez variées aux différents stades de la traversée. Tout d’abord, il avait été très intimidé par la présence de ce passager distingué, mais ce sentiment de respect avait disparu assez rapidement. Il fallait porter au crédit du romancier le fait qu’il était complètement dépourvu de snobisme et qu’il n’abusait jamais de sa situation privilégiée à bord de l’Arès. Sous ce rapport, Jimmy le trouvait donc plus accessible que les autres habitants de l’astronef, lesquels étaient tous ses supérieurs à un degré quelconque. Quand Gibson s’était mis à prendre un sérieux intérêt à l’astronautique, son jeune instructeur avait commencé à le suivre de près une ou deux fois par semaine, en s’efforçant à plusieurs reprises de capter son amitié. Tâche difficile entre toutes, car le romancier ne semblait jamais être le même homme. Certains jours, il était prévenant, délicat et généralement de bonne compagnie, mais en d’autres occasions il était si renfrogné et si morose qu’on le classait facilement comme le plus détestable des occupants de l’Arès. Quant à ce que Gibson pensait de lui, Jimmy n’en savait pas grand-chose, mais il avait parfois la désagréable impression de n’être considéré que comme un objet pouvant offrir quelque utilité un jour ou l’autre. La plupart de ceux qui connaissaient un peu le vieux célibataire ressentaient cette impression, et beaucoup avaient raison. Pourtant, comme il n’avait jamais cherché à exploiter Jimmy, ces soupçons ne reposaient sur aucun fondement réel. La formation technique de l’écrivain était un autre aspect déroutant de sa personnalité. En entreprenant ses cours du soir ( ainsi que chacun les appelait ), Jimmy supposait que son élève désirait simplement éviter de magistrales erreurs dans les articles qu’il transmettait à la Terre, mais qu’il n’éprouvait aucun penchant spécial pour l’astronautique. La suite prouva que c’était loin d’être le cas. Le romancier ressentait un besoin presque avide d’explorer les branches les plus abstraites de la science et de demander des preuves mathématiques que son professeur improvisé avait quelquefois du mal à lui fournir. Gibson avait dû posséder de solides connaissances techniques dont il lui restait des fragments. Il ne confia jamais comment il les avait acquises, pas plus qu’il ne donna la moindre raison de ses tentatives forcenées — sanctionnées d’ailleurs d’échecs répétés — de saisir des idées scientifiques beaucoup trop avancées pour lui. Son désappointement, après chaque défaite, était si manifeste que Jimmy s’en désolait pour lui, sauf les jours où Gibson montrait un mauvais caractère et avait tendance à blâmer son instructeur. Il se produisait alors un bref échange de paroles discourtoises ; Jimmy remballait ses livres et la leçon n’était reprise qu’après les excuses du romancier. D’autres fois, Gibson supportait ces contretemps avec une bonne humeur résignée et changeait simplement de sujet. Il parlait alors de ses propres expériences, de l’étrange jungle littéraire dans laquelle il vivait, un monde de bêtes bizarres et souvent carnivores, dont le comportement intéressait passionnément le jeune garçon. Il était bon narrateur ; il soulignait le scandale et minait les réputations avec une facilité remarquable. Il paraissait le faire sans la moindre malice, mais quelques-unes de ses histoires sur des personnages en vue et distingués eurent le don de choquer extrêmement son prude auditeur. Chose curieuse, les gens qu’il critiquait si volontiers semblaient souvent être ses amis les plus intimes. C’était là une particularité que Jimmy avait du mal à comprendre. Malgré tous ces avertissements, l’écrivain parlait assez facilement lui-même quand le moment était venu. Un jour, une leçon échoua sur un banc d’équations différentielles et il apparut que la seule ressource imaginable consistait à quitter le navire. Gibson, qui traversait une ère d’amabilité, referma ses livres en soupirant et se tourna vers son jeune compagnon pour remarquer d’un ton anodin : — Tu ne m’as jamais parlé de toi, Jimmy. En fin de compte, de quel coin d’Angleterre es-tu ? — De Cambridge. Du moins, c’est là que j’ai vu le jour. — J’ai très bien connu cette région-là il y a vingt ans. Mais tu n’y demeures plus actuellement ? — Non, j’avais six ans à peu près quand mes parents sont venus habiter Leeds, dans le Yorkshire, où nous sommes fixés depuis. — Pourquoi as-tu choisi l’astronautique ? — C’est plutôt difficile à dire. La science m’a toujours intéressé, et le vol interplanétaire prenait la vedette alors que j’étais encore enfant. Je suppose que j’y suis venu tout naturellement comme je me serais sans doute tourné vers l’aviation si j’étais né cinquante ans plus tôt. — Ainsi, tu ne t’intéresses au vol intersidéral qu’en tant que problème technique, et non parce que c’est une chose … comment dirais-je ? — susceptible de révolutionner la pensée humaine, d’ouvrir la voie vers de nouvelles planètes, et ainsi de suite ? Jimmy sourit. — Je crois que c’est un peu cela. Bien sûr, je m’occupe aussi de ces idées-là, mais c’est le côté technique qui me passionne réellement. Même s’il n’y avait rien sur les planètes, je voudrais encore savoir comment les atteindre. Gibson hocha la tête d’un air moqueur et affligé. — Alors, tu vas grandir dans la peau d’un de ces savants insensibles, qui connaissent tout à propos de rien. Encore un homme de valeur de perdu ! — Je suis heureux de vous entendre dire que ce sera une perte, rétorqua Jimmy avec assez d’esprit. Et pourquoi la science vous captive-t-elle, vous ? Le romancier se mit à rire, mais il y avait une nuance de contrariété dans sa voix quand il répondit : — Je ne m’intéresse à la science que comme un moyen et non comme une fin. Cet argument, son jeune compagnon en était sûr, ne reflétait pas du tout la vérité. Mais quelque chose lui conseillait de ne pas creuser le sujet plus avant. D’ailleurs, avant qu’il pût répliquer, Gibson lui posa de nouvelles questions. L’interrogatoire semblait inspiré par une sollicitude amicale si véritable que Jimmy ne put s’empêcher d’en être flatté ; il se laissa aller à parler librement, avec facilité. Et puis, même si l’on était en train de l’étudier de la façon impersonnelle et médicale d’un biologiste qui contrôle les réactions d’un animal de laboratoire, cela n’avait pas d’importance. Il était enclin à se confier et préférait accorder aux mobiles de l’écrivain le bénéfice du doute. Il raconta son enfance, puis son adolescence ; Gibson comprit bientôt la nature des nuages occasionnels qui obscurcissaient parfois son caractère enjoué. C’était une vieille histoire, presque aussi vieille que le monde. La mère de Jimmy était morte alors qu’il n’était guère qu’un bébé, et son père l’avait laissé à la charge d’une sœur mariée. La tante du gamin avait été bonne pour lui, mais il ne s’était jamais senti chez lui parmi ses cousins, gardant l’impression d’être un étranger. Étant rarement en Angleterre, son père ne lui avait jamais été d’un grand secours ; quand il mourut, l’enfant avait à peu près dix ans. Il semblait n’avoir laissé qu’une très légère trace dans la mémoire de son fils qui, chose assez étrange, conservait un souvenir plus net d’une mère qu’il n’avait guère pu connaître. Une fois la glace rompue, Jimmy parla sans réticence, comme s’il était heureux de se soulager. Au début, Gibson posa quelques questions pour l’inciter à poursuivre, mais ces stimulants se firent de plus en plus rares et devinrent même complètement superflus. — Je ne crois pas que mes parents s’aimaient vraiment, continua Jimmy. D’après ce que m’a dit tante Ellen, leur union était une erreur, car il y avait eu avant un autre homme et une déception. Mon père servit de consolateur. Oui, je sais que je peux vous sembler cruel, mais il faut vous rappeler que c’est arrivé il y a bien longtemps, et que ça n’a plus beaucoup de signification pour moi à présent. — Je comprends, murmura Gibson, comme s’il compatissait vraiment. Parle-moi encore de ta maman. — Son père, c’est-à-dire mon grand-père, était professeur à l’université. Je crois que ma mère a toujours vécu à Cambridge puisque c’est là qu’elle a commencé ses études d’histoire. Oh, tout cela ne peut vraiment pas vous intéresser ! — Si, au contraire, dit le romancier avec empressement. Continue, je te prie. Et Jimmy continua. Tout ce qu’il disait devait avoir été appris par ouï-dire, mais les images qu’il faisait apparaître étaient étonnamment claires et détaillées. Son auditeur comprit que tante Ellen était bavarde et que son neveu avait été un petit garçon très attentif. Il s’agissait d’un de ces innombrables romans de l’adolescence, qui fleurissent aussi vite qu’ils se fanent, au cours de ces années qui sont le microcosme de la vie elle-même. Mais celui-ci n’avait pas fini comme tant d’autres. Un jour, la mère de Jimmy — il n’avait pas encore dit son nom — était tombée amoureuse d’un jeune candidat ingénieur qui se trouvait à mi-chemin de sa carrière universitaire. Ce fut une idylle passionnée et l’on prévoyait une union idéale, encore que la jeune fille eût quelques années de plus que son prétendant. Ils en étaient presque au stade des fiançailles quand survint la rupture. Jimmy ne sut jamais ce qui s’était passé au juste. On emmena, dit-on, le jeune homme gravement malade, ou bien victime d’une grande dépression nerveuse. Toujours est-il qu’il ne revint jamais à Cambridge. — Ma mère ne s’en consola pas, poursuivit-il, en se donnant un air de grande sagesse qui, malgré tout, ne semblait pas déplacé. Mais un autre étudiant l’aimait beaucoup et elle l’épousa. J’ai quelquefois de la peine en pensant à mon père, parce qu’il ne devait rien ignorer de la première aventure. Je ne l’ai jamais beaucoup vu, il était … Qu’y a-t-il, monsieur Gibson, vous ne vous sentez pas bien ? Le romancier se força à sourire. — Ce n’est rien, juste une atteinte du mal de l’Espace. Je m’en ressens de temps à autre ; il n’y paraîtra plus dans une minute. Il souhaitait dire vrai. Depuis des semaines, vivant dans une ignorance totale et se croyant à l’abri des attaques du temps et du hasard, il se dirigeait tête baissée vers une collision avec le Destin. Et maintenant, le choc venait de se produire : les vingt années qu’il avait derrière lui venaient de s’évanouir comme un rêve et il se trouvait, une fois de plus, en face des fantômes de son passé. — Il y a quelque chose qui ne va pas chez Martin, déclara Bradley en recouvrant le procès-verbal des transmissions d’un large paraphe. Ça ne peut pas provenir d’une nouvelle qu’il a reçue de la Terre, je les lis toutes. Croyez-vous qu’il aurait le mal du pays ? — Il s’y prend un peu tard, si c’est vraiment ça, répliqua Norden. Après tout, nous serons sur Mars dans une quinzaine. Vous aimez faire de la psychologie en amateur, n’est-ce pas ? — C’est vrai, mais qui ne l’aime pas ? — Moi, par exemple, affirma pompeusement le capitaine. Me mêler des affaires des autres n’est pas un de mes … Une lueur de curiosité dans les yeux de Bradley l’avertit juste à temps et il coupa sa phrase à mi-course, au désappointement évident de l’autre. Martin Gibson au grand complet, son calepin y compris, venait de faire irruption dans le bureau comme un jeune reporter qui vient assister à sa première conférence de presse. — Eh bien, Owen, qu’est-ce que vous vouliez me montrer ? demanda-t-il avec avidité. Bradley s’approcha du panneau récepteur principal. — À vrai dire, ce n’est pas très impressionnant, précisa-t-il, mais c’est le signe que nous avons dépassé un nouveau jalon et ça me fiche toujours une espèce de choc. Écoutez … Il pressa le bouton du haut-parleur et augmenta lentement le volume. La pièce se remplit des sifflements et des craquements de la radio qui, au total, faisaient le vacarme d’un millier de poêles à frire en action. C’était un bruit que Gibson avait entendu fréquemment dans la cabine des transmissions, un bruit qui ne manquait jamais de l’émerveiller malgré son invariable monotonie, car c’était la voix des étoiles et des nébuleuses dont les radiations avaient commencé leur voyage avant même la naissance de l’homme. Au milieu de la jungle de ces crépitements, de ce murmure chaotique, peut-être y avait-il — il devait y avoir — la rumeur de civilisations étranges communiquant ensemble du fond de l’Espace. Malheureusement, leurs voix se noyaient dans le tumulte d’interférences cosmiques que la Nature elle-même produisait. Pourtant, ce n’était sûrement pas cela que l’on voulait lui faire entendre. En quelques gestes très délicats, l’officier des transmissions procéda à quelques ajustements de réglage tout en fronçant les sourcils. — Je l’avais sous le nez il y a une minute, j’espère qu’elle n’a pas dérivé. Ah, la voici ! Tout d’abord, Gibson ne put détecter aucune altération dans le tir de barrage sonore. Il remarqua ensuite que Bradley battait la mesure avec la main. Le rythme était assez rapide, deux coups à la seconde à peu près. Guidé par le geste, il perçut bientôt un sifflement ondulant, infiniment faible, qui traversait l’orage cosmique. — Qu’est-ce que c’est que ça ? s’enquit Gibson, bien qu’il devinât la réponse à demi. — C’est le radiophare de Déimos. Phobos en possède un également, mais il n’est pas aussi puissant et nous ne pouvons le capter pour l’instant. Quand nous serons plus proches de Mars, grâce à eux, il sera possible d’être fixé sur notre position, à quelques centaines de kilomètres près. Nous sommes à une distance dix fois supérieure à leur portée pratique, mais c’est bon à savoir. « Oui, pensa Gibson, c’est bon à savoir. » Bien sûr, cette aide de la radio n’était pas essentielle puisqu’on voyait l’objectif en permanence, mais elle simplifiait quelques problèmes de navigation. En écoutant les yeux mi-clos cette faible pulsation, parfois presque noyée dans le vacarme, il imaginait ce que devaient éprouver les marins de l’ancien temps en apercevant pour la première fois les lumières d’une côte. — Je crois que ça suffit, dit Bradley en coupant la réception. En somme, poursuivit-il, au milieu du silence, je suppose que c’est pour vous un nouveau sujet à exploiter. Tout était bien calme ces temps-ci, n’est-ce pas ? Il surveillait attentivement le romancier, mais celui-ci resta silencieux. L’air absent, il se borna à griffonner quelques mots sur son calepin, remercia Bradley avec une courtoisie inaccoutumée et s’en retourna vers sa cabine. — Vous avez raison, reconnut Norden, après son départ. Il a dû arriver quelque chose à Martin. Je ferais bien d’en toucher un mot au toubib. — Pas la peine, je ne pense pas que ça puisse s’arranger avec des pilules. Il vaut mieux le laisser se remettre tout seul. — Vous avez peut-être raison, dit le capitaine à regret, mais j’espère quand même que ça lui passera vite. Il y avait maintenant presque une semaine que cela durait. Le choc initial qu’avait ressenti Gibson, en découvrant que Jimmy Spencer était le fils de Kathleen Morgan, s’estompait déjà, mais les effets secondaires commençaient à le travailler. Parmi eux, figurait un sentiment d’irritation de voir qu’une chose pareille lui arrivait, à lui ! C’était une violation si flagrante de la loi des probabilités qu’un événement de ce genre ne se serait jamais produit dans un de ses romans ; mais la vie n’a aucun sens artistique et l’on ne peut vraiment rien y faire. Cette contrariété puérile disparut bientôt pour faire place à un malaise plus profond. Toutes les émotions qu’il avait cru définitivement enterrées, sous vingt années d’activité fiévreuse, remontaient à la surface comme des créatures sous-marines massacrées par une éruption au fond de l’océan. Sur Terre, il aurait pu s’échapper en se perdant une fois de plus dans la foule, mais ici, il était traqué sans retraite possible. Inutile de prétendre que rien n’avait changé, ou de dire : « Je savais bien que Kathleen et Gérald avaient un fils ! Alors, quelle est la différence, à présent ? » La différence était considérable. Chaque fois qu’il apercevait Jimmy, le passé lui revenait et — chose pire encore — Martin voyait l’avenir tel qu’il aurait pu exister. Le problème le plus urgent était de faire face à cet état de choses et de maîtriser cette nouvelle situation. Il n’y avait qu’une manière d’y parvenir et l’occasion ne serait pas longue à se présenter. Un jour que Jimmy revenait de l’hémisphère austral et qu’il circulait le long du pont d’observation, il aperçut Gibson assis devant un hublot, les yeux perdus dans le vide. Sur le coup, il pensa ne pas avoir été vu. Il décida de ne pas troubler sa méditation quand le romancier l’interpella. — Hello, Jimmy ! As-tu un moment de libre ? Le travail ne manquait pas, mais sachant que quelque chose n’allait pas chez son ami, le jeune homme comprit qu’il avait besoin de sa présence. Il vint alors s’asseoir à son côté, sur le banc installé dans la niche d’observation, et c’est là qu’il apprit la vérité, du moins ce que Gibson jugea nécessaire d’en divulguer entre eux. — Jimmy, je vais te confier un secret qui n’est connu que de quelques personnes. De toute façon, ne me pose aucune question avant que j’aie terminé. «  Alors que je n’avais même pas ton âge, je voulais devenir ingénieur. À cette époque, j’étais un garçon très calé et je n’eus aucune difficulté à entrer au collège en passant les examens habituels. N’ayant pas d’idée bien arrêtée au sujet d’une spécialité, je choisis le cours de mécano-physique générale, qui s’étalait sur cinq ans, une nouveauté à ce moment-là. J’obtins des résultats appréciables au cours de la première année, des notes suffisamment bonnes pour m’encourager à faire mieux la prochaine fois. Pendant la seconde année, sans être brillant, je fournis un travail bien au-dessus de la moyenne. Au cours de la troisième année, je tombai amoureux. Ce n’était pas précisément la première fois, mais je savais que celle-ci était la bonne. «  Tomber amoureux pendant ses études peut être une bonne ou une mauvaise chose, tout dépend des circonstances. S’il s’agit d’un simple flirt, l’influence n’est pas très grande dans un sens ni dans l’autre, mais si c’est sérieux, il y a deux possibilités. «  Ou bien l’effet est stimulant et donne la volonté de faire de son mieux pour montrer que l’on est meilleur que les autres ; ou bien on met trop de sentiment dans l’affaire ; seul l’amour importe, et alors vos études tombent en miettes. C’est ce qui m’est arrivé. Gibson sombra dans un silence méditatif, tandis que Jimmy jetait un coup d’œil à la dérobée sur la silhouette assise dans la pénombre à côté de lui. Sur la face nocturne de l’astronef, l’éclairage des lampes du couloir avait été adouci pour permettre d’admirer les étoiles dans toute leur incomparable splendeur. La constellation du Lion était juste au-dessus et, en plein dans son centre, étincelait le gros rubis qui était leur objectif. Après le soleil, Mars était devenu le plus brillant de tous les corps célestes et déjà son auréole commençait à être visible à l’œil nu. La chaude lumière cramoisie se reflétait sur le visage du romancier et lui conférait un air satisfait, joyeux même, tout à fait incompatible avec son état d’esprit réel. Ne peut-on jamais échapper à ses souvenirs ? Aussi nettement que vingt ans plus tôt, Gibson revoyait l’avis apposé dans le porte-affiche de la faculté : « Le doyen de la section de mécanique désire voir M. Gibson à son bureau à 3 heures. » Bien sûr, il avait dû attendre jusqu’à 3 h 15, mais cela n’y changea rien. Aurait-ce été aussi pénible si le doyen s’était montré sarcastique, glacial, distant, ou même s’il s’était mis en colère ? Martin détaillait encore le bureau où régnait un ordre inhumain, avec la secrétaire qui tapait sur sa machine dans un coin en affectant de ne rien entendre. ( Au fond, peut-être n’affectait-elle rien du tout ? La situation ne devait pas être aussi nouvelle pour elle que pour lui. ) Il aimait et respectait le doyen pour ses manières raffinées : il savait qu’il venait de le décevoir profondément, et ressentait doublement le désastre causé par son échec. Le vieil homme avait adopté son attitude favorite en pareil cas ; elle consistait à montrer plus de peine que de courroux, mais les effets s’étaient révélés plus durs qu’il ne le supposait ou qu’il ne le voulait. Le doyen lui avait offert une nouvelle chance, mais Gibson ne devait jamais la saisir. Les choses s’aggravèrent encore, par la suite, bien qu’il eût honte de l’admettre, du fait que Kathleen s’était assez bien sortie de ses examens. Après la publication des résultats, il évita la jeune fille pendant plusieurs jours ; lorsqu’ils se rencontrèrent à nouveau, Martin l’avait déjà identifiée avec la cause de sa défaite. Avec le recul du temps, Gibson voyait cette affaire avec plus d’objectivité. Aimait-il vraiment, s’il était disposé à sacrifier Kathleen pour la sauvegarde de sa dignité personnelle ? Car c’était bien cela, et il avait tenté d’en reporter le blâme sur elle. La suite était inévitable. Ce fut la brouille ; elle survint au cours de leur dernière grande randonnée à bicyclette à la campagne, leur retour eut lieu par des chemins séparés. Il y eut aussi ces lettres qui ne furent pas ouvertes, et surtout celles qui ne furent pas écrites. Il y eut encore une infructueuse tentative pour revoir Kathleen lors de sa dernière journée à Cambridge, n’eût-ce été que pour un dernier adieu. Même cela avait échoué, le message n’ayant pas atteint l’étudiante en temps voulu. Gibson attendit en vain son arrivée sur le quai, jusqu’à la dernière minute. Le train bondé de joyeux étudiants s’était étiré bruyamment hors de la gare, laissant derrière lui Cambridge et Kathleen. Gibson n’avait jamais revu ni l’un ni l’autre. Il était inutile de parler à Jimmy des tristes mois qui suivirent. Saurait-il jamais ce que cachaient ces simples mots : « J’eus une dépression nerveuse et on me conseilla d’interrompre mes études » ? Le docteur Evans avait bien remonté Martin et ce dernier lui en gardait une éternelle reconnaissance. Ce fut Evans qui le persuada d’écrire pendant sa convalescence ; les résultats les surprirent tous les deux. ( Combien savaient que son premier roman avait été dédié à son psychiatre ? Après tout, puisque Rachmaninov en avait fait autant pour son Concerto en ut mineur, pourquoi pas lui ? ) Le médecin lui donna une nouvelle personnalité et une vocation qui allait lui permettre de reconquérir sa confiance en lui-même, mais il ne pouvait restituer un avenir perdu. Toute sa vie, Gibson envierait ceux qui avaient terminé ce que lui n’avait fait que commencer, ceux dont le nom s’accompagnait de titres qu’il ne posséderait jamais, ou qui poursuivaient leur carrière dans des activités irrémédiablement interdites pour lui. Si son affliction n’avait pas eu de racines plus profondes, le mal n’aurait pas été grand, mais il avait rejeté la faute sur Kathleen pour ménager son propre orgueil, et toute son existence s’en trouvait faussée. Il associa définitivement Kathleen à l’échec et au déshonneur, et avec elle toutes les femmes. À part quelques liaisons qui n’avaient été prises au sérieux par aucun des partenaires, il n’avait jamais retrouvé l’amour, et il savait désormais que c’en était fini. Le fait de connaître son mal ne l’avait guère aidé à trouver le remède. Bien sûr, il n’était pas nécessaire de révéler tous ces détails au jeune garçon. Mieux valait lui décrire les faits dans toute leur nudité et lui laisser deviner ce qu’il pourrait. Un jour, peut-être, Martin lui en dirait plus long, mais cela dépendait de beaucoup de choses. Lorsqu’il eut terminé, Gibson fut surpris d’être en proie à une telle nervosité, dans l’attente des réactions de son confident. Il se demanda si le jeune homme avait compris le sens caché de ses paroles, s’il répartissait en lui-même les reproches avec équité, s’il allait exprimer de la sympathie, de la colère ou plus simplement de l’embarras. Brusquement, il devenait primordial de gagner son estime et son amitié. C’était de cette seule façon que Martin pourrait satisfaire sa conscience en apaisant les voix accusatrices du passé. Le visage du jeune stagiaire se trouvait dans l’ombre et l’on ne pouvait déchiffrer son expression. Une éternité sembla s’écouler avant qu’il ne rompît le silence. — Pourquoi m’avoir dit cela ? murmura Jimmy. Sa voix était complètement neutre, vide de bienveillance comme de ressentiment. Gibson hésita avant de répondre. Lui-même ne s’expliquait que difficilement les raisons qui l’avaient poussé à parler. — Il fallait que je te le dise, c’est tout, prononça-t-il. Je n’aurais pas retrouvé ma tranquillité d’esprit sans cela. Et puis … j’ai cru que ce pouvait être utile, aussi. Une fois de plus, il y eut un silence pesant, puis Jimmy se leva avec lenteur. — Je dois méditer vos paroles, dit-il d’un ton encore dépourvu d’émotion. Je ne sais quoi vous dire pour l’instant … Son départ laissa Gibson dans un état d’incertitude et de confusion extrêmes, et il était bien près de croire qu’il venait de se rendre ridicule. Le sang-froid du garçon, son manque de réaction l’avaient désemparé et il nageait dans le désarroi le plus complet. Il n’était sûr que d’une chose : c’est qu’il venait de faire un grand pas vers le soulagement de sa conscience. Mais il avait encore caché beaucoup de choses à Jimmy. Il est vrai qu’il en ignorait tant lui-même ! Chapitre VII — C’est complètement idiot ! tempêta Norden de l’air d’un chef viking en colère. Il me faut une explication ! Nom d’une pipe, il n’existe pas de possibilités d’accostage convenables sur Déimos ; où croient-ils que nous allons décharger la cargaison ? Je vais appeler l’administrateur, et ça va barder ! — À votre place, je n’en ferais rien, déclara Bradley d’une voix traînante. Vous avez remarqué la signature ? Ce n’est pas une instruction de la Terre en transit par Mars, elle vient tout droit du bureau de l’administrateur. Le vieux est peut-être un drôle de type, mais il ne fait rien sans avoir de bonnes raisons. — Citez-m’en seulement une ! Bradley haussa les épaules. — Comment le pourrais-je ? Je ne dirige pas les destinées de Mars, moi … Nous saurons bientôt de quoi il retourne. ( Il ricana. ) Je me demande comment Mac va prendre ça. Il va falloir qu’il calcule une nouvelle fois notre orbite d’approche. Norden se pencha sur le tableau de bord, manipula un bouton. — Hello, Mac. Ici, c’est le patron. Tu me reçois bien ? Il y eut un court silence, puis la voix de Hilton vibra dans le haut-parleur. — Mac n’est pas là pour l’instant. Il y a un message pour lui ? — Oui, tu pourras le lui redire si tu veux. Mars nous donne l’ordre de changer le cap ; on nous détourne de Phobos sans nous donner la moindre explication. Demande à Mac de calculer une orbite pour Déimos et de me la transmettre dès qu’il pourra. — Je ne comprends pas ! Déimos n’est qu’un amas de montagnes, pourquoi ne pas … — Oui, nous nous sommes aussi posé des tas de questions. Peut-être daignera-t-on nous renseigner là-bas. Dis à Mac de me contacter dès que possible. Veux-tu ? Le docteur Scott apprit la nouvelle à Gibson au moment où le romancier apportait les dernières retouches à l’un de ses articles hebdomadaires. — Vous connaissez la dernière ? s’exclama-t-il, hors d’haleine. Nous sommes détournés sur Déimos. Le patron est furibond, car ça peut signifier un retard d’un jour pour nous ! — Personne ne connaît le motif ? — Non, c’est le mystère complet. Nous l’avons demandé, mais Mars ne veut rien dire. Gibson se gratta la tête, examinant et rejetant une demi-douzaine de suppositions. Il savait que Phobos, la lune intérieure, servait de base depuis que la première expédition était parvenue sur Mars. Située à six mille kilomètres seulement de la surface de la planète, et pourvue d’une pesanteur inférieure à un millième de celle de la Terre, elle remplissait les conditions idéales. Les astronefs de construction légère pouvaient en toute sécurité prendre contact avec un monde où leur poids total était de moins d’une tonne et où il fallait plusieurs minutes pour tomber de quelques mètres. Un petit observatoire, une station de radio et quelques constructions pressurisées complétaient les charmes du minuscule satellite, dont le diamètre n’était que d’environ trente kilomètres. Déimos, plus petite et plus distante, ne comportait comme équipement qu’un radiophare automatique. L’Arès devait accoster dans moins d’une semaine. Déjà, Mars se présentait comme un petit disque révélant des accidents superficiels même à l’œil nu. Les télescopes ne chômaient plus, et les discussions allaient bon train au-dessus des cartes et des photographies. Gibson avait emprunté une vaste projection de Mercator de la planète ; il commençait à apprendre les noms des principales caractéristiques du relief martien ; la plupart avaient été discernés plus d’un siècle auparavant par des astronomes qui n’imaginaient pas que les hommes en feraient un jour un usage quotidien. Comme leur esprit était poétique, à ces anciens cartographes, pour choisir de tels mots dans la mythologie ! Deucalion, Élysée, Euménides, Arcadie, Atlantides, Utopie, Éos. La route de l’Arès coupait maintenant l’orbite de la planète et, dans quelques jours, les moteurs se mettraient à enrayer la vitesse acquise par l’appareil. La variation de vélocité nécessaire pour dévier de l’orbite de Phobos à celle de Déimos était insignifiante, mais elle avait pourtant demandé plusieurs heures de travail à Mackay. À chaque repas, la discussion portait sur un sujet unique : le travail qui attendait l’équipage à l’arrivée. On expliqua à Gibson, non sans une certaine aigreur, qu’il pourrait débarquer immédiatement puisqu’il voyageait pour son plaisir, lui, mais que ses amis devraient demeurer plusieurs jours sur Déimos pour procéder à la vérification de l’astronef et veiller au déchargement correct de la cargaison. Les projets du romancier pouvaient se résumer en une seule phrase : voir autant de choses que possible. C’était peut-être faire preuve d’optimisme que de s’imaginer qu’on peut visiter une planète entière en deux mois, malgré les affirmations répétées de Bradley tendant à faire croire que deux jours suffisaient largement pour Mars. L’agitation causée par la fin imminente de la traversée avait, dans une certaine mesure, arraché Gibson à ses préoccupations personnelles. Il rencontrait Jimmy une demi-douzaine de fois par jour, au mess ou ailleurs, mais ils n’avaient jamais repris leur étrange conversation. Un certain temps, le romancier avait cru que son confident l’évitait exprès, mais il se rendit bientôt compte que ce n’était pas tout à fait le cas. Comme les autres membres de l’équipage, le jeune surnuméraire était très occupé pendant la dernière phase du voyage, car Norden voulait accoster avec un appareil en parfaite condition ; une vaste opération de révision et de nettoyage était déclenchée. Pourtant, malgré son travail, Jimmy avait passablement médité les paroles de Gibson. Il avait d’abord éprouvé du ressentiment, et même une certaine colère, envers l’homme qui était responsable du malheur de sa mère. Mais au bout d’un moment, il commença à comprendre le point de vue du coupable et à voir plus clair dans ses sentiments réels. Il était assez futé pour deviner que Martin lui avait non seulement caché une bonne partie de la réalité, mais aussi qu’il avait présenté le cas sous le jour le plus favorable pour lui. Toutefois, l’écrivain semblait regretter sincèrement le passé, et son plus cher désir était de réparer le plus de dommages possible, même avec une génération de retard ; c’était visible. Ce fut une étrange sensation que de ressentir à nouveau les effets progressifs de la pesanteur et d’entendre le grondement lointain des moteurs quand l’Arès réduisit sa vitesse pour l’accorder sur la vélocité beaucoup plus faible de Mars. La manœuvre ainsi que les changements de cap définitifs prirent plus de vingt-quatre heures. Lorsque tout fut terminé, la planète offrait à la vue un disque douze fois plus gros que celui de la Lune observée de la Terre, tandis que Phobos et Déimos avaient l’aspect de minuscules étoiles dont le mouvement pouvait être nettement décelé après quelques minutes d’observation. Gibson n’avait jamais songé vraiment à quelle sorte de rouge appartenaient les immenses déserts de Mars. Le simple mot de « rouge » ne donnait aucune idée de la variété des couleurs existant sur cette boule qui grossissait lentement. Quelques régions étaient presque écarlates, d’autres d’un jaune brun, mais la nuance la plus commune était celle de la poussière de brique. L’hémisphère austral de l’astre connaissait la fin du printemps ; la calotte polaire s’était réduite au point de ne plus présenter que les quelques taches de blancheur luisante de la neige encore attardée à ces altitudes. La large ceinture de végétation, entre le pôle et le désert, était en majeure partie d’un vert pâle et bleuâtre, mais on découvrait pratiquement toute la gamme imaginable des nuances sur la surface entière du disque bigarré. L’Arès pénétra dans l’orbite de Déimos à une vitesse relative de moins de mille kilomètres-heure. Devant l’astronef, le minuscule satellite présentait déjà la forme d’une sphère qui augmentait de volume au fur et à mesure que les heures s’écoulaient, jusqu’à paraître aussi gros que Mars lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques centaines de kilomètres. Mais quel contraste avec sa grande voisine ! Pas de riches teintes rouges et vertes, mais un obscur chaos de rocs, de montagnes, dressé vers les étoiles selon divers angles, sur ce monde où la pesanteur était quasiment nulle. Les cruels rochers se rapprochèrent et défilèrent sous eux tandis que l’Arès poursuivait prudemment sa course descendante vers le radiophare dont Gibson avait naguère perçu l’appel. Il ne tarda pas à découvrir, sur une surface presque plate à plusieurs kilomètres en contrebas, les premiers signes de la présence de l’homme sur ce monde stérile. Deux rangées de pylônes verticaux jaillissaient du sol, supportant entre eux un réseau de câbles. Presque imperceptiblement, l’Arès s’abaissa vers Déimos. Les fusées principales avaient été réduites au silence depuis longtemps puisque les petits propulseurs pouvaient se charger sans difficulté des quelques centaines de kilogrammes qu’était, ici, le poids effectif de l’appareil. Il fut impossible de déceler l’instant du contact. Seul, le brusque silence des propulseurs avertit Gibson que la traversée était terminée et que l’Arès reposait déjà sur le berceau préparé pour lui. Évidemment, vingt mille kilomètres restaient à accomplir pour atteindre Mars, soit une journée de voyage à bord de l’une des petites fusées qui montaient déjà à leur rencontre, mais, en ce qui concernait l’astronef, la randonnée avait pris fin. Le romancier quitta le pont d’observation pour se hâter vers le poste de pilotage, qu’il avait évité à dessein au cours de ces dernières heures d’intense activité. Martin remarqua qu’il ne pouvait plus se déplacer avec autant de facilité, car l’influence de l’infime champ de gravitation de Déimos était juste suffisante pour contrarier ses mouvements instinctifs, de sorte qu’il devait en faire une estimation consciente. Il se demanda quelle impression il ressentirait quand il devrait de nouveau subir un champ de gravitation normal. À présent qu’il considérait comme banal le fait de ne rien peser du tout, il avait du mal à croire que trois mois plus tôt, la perspective d’être aussi léger que l’air lui paraissait étrange et insolite. Quelle faculté d’adaptation possédait le corps humain ! L’équipage au complet était assis autour de la table aux cartes dans une attitude bourgeoise et satisfaite. — Vous arrivez juste à temps, Martin, dit Norden d’un ton enjoué. Nous allons célébrer une petite fête. Allez chercher votre appareil, vous prendrez quelques photos au moment où nous porterons un toast à la santé du vieux rafiot. — Ne buvez pas tout avant mon retour ! lança Gibson avant de s’éclipser à la recherche de son Leica. Quand il revint, le docteur Scott était en train de tenter une expérience intéressante. — J’en ai assez de cette façon de boire la bière en la faisant gicler d’une poire en caoutchouc, expliquait-il. Maintenant que nous en retrouvons la possibilité, je veux la verser proprement dans un verre. Voyons combien de temps il va me falloir. — Elle sera éventée avant d’arriver à destination, prédit Mackay. Voyons voir … le carré d’environ un demi-centimètre par seconde, tu verses d’une hauteur de … Il s’abîma dans un profond calcul. Cependant, l’opération avait déjà fait des progrès. Scott tenait la boîte en fer-blanc à environ trente centimètres au-dessus de son verre et, pour la première fois depuis trois mois, le terme « au-dessus » prenait une signification, si petite fût-elle. En effet, avec une incroyable lenteur, et si paresseusement qu’on l’aurait pris pour du sirop, le liquide ambré s’échappait du trou percé dans la boîte. Un mince filet s’allongea vers le bas, imperceptible tout d’abord, puis avec une rapidité croissante. Un temps infini sembla s’écouler avant qu’il atteigne le verre. Alors une grande acclamation salua le premier contact et le niveau du liquide commença à s’élever dans le fond du récipient. —  … Je viens de calculer qu’il lui faudrait cent vingt secondes pour arriver là, annonça la voix de Mackay au-dessus du tumulte. — Alors, tu ferais mieux de revoir tes chiffres, répliqua Scott. Pas question de deux minutes, elle est déjà arrivée ! — Hein ? rugit l’autre, stupéfié, en réalisant avec retard que l’expérience était terminée. Il vérifia rapidement ses estimations et l’on vit soudain son visage s’éclairer quand il découvrit avoir mal placé une virgule. — Quel idiot je fais ! Il est vrai que je n’ai jamais été bien fameux en calcul mental. Naturellement, il fallait comprendre douze secondes. — Et dire que c’est l’homme qui nous a emmenés sur Mars ! s’exclama quelqu’un d’un ton stupéfait. Je préfère m’en retourner à pied ! Personne ne parut enclin à renouveler la tentative de Scott qui, bien qu’intéressante, avait peu de signification. Chacun se mit à absorber une quantité respectable de bière de la manière « normale », et la réunion s’égaya de plus en plus. Le docteur Scott conta en entier la légende de la navigation interplanétaire. C’était un prodigieux exploit de mémoire qui commençait ainsi : — Ce fut l’astronef Vénus qui … Gibson suivit pendant quelque temps les aventures de cet appareil trop bien nommé et de son ingénieux équipage, mais l’atmosphère commençant à devenir trop confinée pour lui, il s’éclipsa dans l’intention de reposer ses esprits. Presque instinctivement, il se dirigea vers son coin favori, le pont d’observation. Il dut s’amarrer à sa place, de crainte que la légère mais persistante attraction de Déimos ne vînt à l’en déloger. Mars, plus qu’à demi pleine et grossissant lentement, s’étalait sous ses yeux. Là-bas, les préparatifs d’accueil devaient déjà être en cours et, à cet instant même, les fusées montaient certainement vers Déimos pour transborder les hommes de l’Arès. Quatorze mille kilomètres plus bas, mais encore à six mille kilomètres au-dessus de Mars, Phobos passait sur la face obscurcie de la planète en brillant d’une lumière ardente sur le fond du croissant qui éclipsait les étoiles. Que se passait-il au juste sur cette petite lune ? Gibson se posa la question sans trop de conviction ; il le saurait bientôt, à présent. En attendant, il allait parfaire ses connaissances en astronomie. Voyons … il avait ici la fourchette double du Sinus Meridiani ( très commode, cela, en plein sur l’Équateur et à la longitude zéro ), et plus à l’est, c’était la Syrtis Major. En partant de ces deux importants jalons, il pouvait trouver les plus petits détails. Margaretifer Sinus se révélait très nettement aujourd’hui, mais on voyait un amas de nuages sur Xanthe, et … — Monsieur Gibson ! Il sursauta et regarda autour de lui. — Ah ! C’est toi, Jimmy ? Tu en as donc assez, toi aussi ? Les joues colorées du jeune garçon témoignaient qu’il était probablement à la recherche d’air frais. Il s’avança en vacillant un peu, prit place dans la niche d’observation et resta un moment à contempler Mars comme s’il ne l’avait encore jamais vue, puis il secoua la tête d’un air désapprobateur. — C’est terriblement gros, prononça-t-il, sans s’adresser à personne en particulier. — Allons, ce n’est pas aussi gros que la Terre ! protesta Gibson. En tout cas, ta réflexion n’a aucun sens, si tu ne précises pas l’étalon sur lequel tu te bases. En somme, quelles dimensions lui supposais-tu au juste ? Jimmy ne s’était visiblement jamais posé la question, et il réfléchit profondément pendant quelques instants. — Je n’en sais rien, fit-il assez tristement, mais c’est vraiment trop vaste. Tout est trop vaste. Cette conversation ne les mènerait nulle part, songea le romancier. Il fallait changer de sujet. — Qu’est-ce que tu as l’intention de faire en arrivant là-bas ? Tu as deux mois devant toi avant le retour de l’Arès. — Oh, je pense visiter Port Lowell et jeter un coup d’œil sur le désert. J’aimerais faire un peu d’exploration, si c’était possible … Une idée très intéressante, se dit Gibson. Mais il savait qu’une exploration digne de ce nom, sur Mars, ne constituait pas une entreprise facile et qu’elle demandait un équipement important, des guides expérimentés. Il était peu probable que Jimmy pût se joindre à l’une des expéditions scientifiques qui quittaient de temps à autre les installations fixes. — J’ai une idée, dit-il. On doit, paraît-il, me montrer tout ce que je désire. Peut-être me sera-t-il possible d’organiser quelques voyages vers Hellas ou Hespéria, où personne n’est encore allé. Aimerais-tu m’accompagner ? Qui sait, nous pourrions rencontrer des Martiens ! C’était la suprême blague sur Mars, depuis le jour où les premières fusées étaient revenues avec la décevante nouvelle que, tout compte fait, on n’y trouvait pas la moindre trace d’habitants. Mais nombreux étaient ceux qui, contre toute évidence, croyaient à la présence d’une vie intelligente, quelque part dans les nombreuses régions inexplorées. — Oui, murmura Jimmy. Ce serait une bonne idée. Après tout, personne ne m’en empêche : mon temps m’appartient dès l’arrivée, c’est précisé dans le contrat. Il avait prononcé ces dernières paroles d’un ton plutôt agressif, comme pour l’édification d’un supérieur pouvant être à l’écoute. Gibson trouva plus sage de ne rien répondre. Le silence se prolongea quelques minutes. C’est alors que le corps de Jimmy quitta la logette d’observation et se mit à glisser tout doucement le long de la paroi inclinée. Gibson le rattrapa presque aussitôt, et il eut tôt fait de fixer deux des poignées élastiques de la cloison à ses vêtements. Somme toute, Jimmy pouvait dormir là aussi confortablement qu’ailleurs. Et puis, Martin était trop fatigué lui-même pour le transporter sur sa couchette. Est-il vrai que nous ne sommes vraiment nous-mêmes qu’en sommeillant ? Complètement détendu, le visage du jeune garçon avait une expression paisible et satisfaite, à moins que ce ne fût la lumière vermeille de la grande planète qui luisait au-dessus d’eux qui lui donnât cette apparence de bien-être. Gibson espéra qu’il ne s’agissait pas seulement d’une illusion. D’ailleurs, la conduite du jeune homme était significative, puisqu’il avait finalement recherché sa présence. Mais il n’était pas dans son assiette et il pourrait avoir oublié la rencontre le lendemain matin ; toutefois, c’était peu probable. Jimmy avait décidé, peut-être encore inconsciemment, de donner à Gibson une nouvelle chance. Ce dernier était à l’essai, en quelque sorte. Gibson fut réveillé le lendemain par un vacarme infernal qui résonnait dans ses oreilles. On aurait dit que l’Arès allait s’écrouler en morceaux autour de lui. Il s’habilla en hâte et se précipita dans le couloir. Il y rencontra Mackay qui, sans s’arrêter pour lui donner des explications, lui cria en passant : — Les fusées sont là ! La première redescend dans deux heures. Vous feriez bien de vous préparer, c’est celle que vous devez prendre ! Le romancier se gratta la tête d’un air un peu niais. — On aurait dû me le dire, grommela-t-il. Il se rappela alors qu’on l’avait bien prévenu ; lui seul était à blâmer. Il retourna à sa cabine en vitesse et commença à entasser ses affaires dans les valises. De temps à autre, un frémissement parcourait la structure de l’Arès. Martin se demanda ce qui pouvait bien se passer. Norden, qui semblait passablement ennuyé, le rejoignit dans le sas de sortie. Le docteur Scott, habillé lui aussi pour le départ, l’accompagnait. Il transportait une volumineuse boîte en métal avec des précautions extrêmes. — J’espère que vous ferez bon voyage ! déclara le capitaine. Nous vous reverrons dans deux ou trois jours, quand nous aurons déchargé la cargaison. En attendant — oh ! j’allais oublier ! — , je dois vous faire signer ceci … — Qu’est-ce que c’est ? s’étonna Gibson, soupçonneux. Je ne signe jamais que ce que mon agent littéraire a examiné au préalable. — Lisez, pour voir, dit Norden en souriant. C’est vraiment un document historique. Il lui tendit un parchemin portant ces mots : Certificat attestant que M. Martin Gibson, romancier, a été le premier passager à voyager à bord du liner Arès, lors de sa traversée inaugurale de la Terre à Mars. Suivaient la date et la place réservée aux signatures de l’intéressé et de l’équipage. Gibson apposa un paraphe prétentieux. — Je suppose que ce papier finira au musée de l’Astronautique, le jour où l’on se décidera à en construire un, remarqua-t-il. — Tout comme l’Arès, probablement, ajouta Scott. — Ce n’est pas une chose à dire à la fin de son premier voyage ! protesta Norden. N’empêche que vous avez raison. Bon, là-dessus, il faut que je m’en aille. Les autres sont dehors dans leur vidoscaphe, vous pourrez leur crier un mot en passant. À bientôt sur Mars ! Pour la seconde fois, le romancier se glissa dans un équipement pressurisé, mais cette fois avec l’aisance d’un vétéran. — Bien entendu, expliqua Scott, vous avez déjà deviné que lorsque le service sera convenablement organisé, les passagers se rendront à bord de la fusée-ferry par l’entremise d’un boyau de raccordement. Ça coupera court à toutes ces complications. — Ils y perdront une bonne distraction, en tout cas, répliqua son compagnon en vérifiant rapidement les cadrans du tableau qu’il avait sous le nez. La porte extérieure s’ouvrit devant eux et ils se propulsèrent lentement sur la surface de Déimos. L’Arès, supporté par un berceau de cordes, sans doute préparé à la hâte au cours de la semaine précédente, semblait avoir subi les sévices d’une troupe de démolisseurs. Gibson découvrait à présent l’origine des heurts et des martèlements qui l’avaient réveillé. La majeure partie du blindage de l’hémisphère austral avait été ôtée pour donner accès aux cales, et les hommes de l’équipage, revêtus de leur scaphandre, s’employaient à extraire la cargaison qui commençait à s’entasser sur les rocs environnants. Opération des plus hasardeuses, songea le romancier, car si un débardeur donnait par mégarde de l’élan à son fardeau, il le propulserait irrémédiablement vers l’Espace, le transformant en un troisième et minuscule satellite de Mars. À cinquante mètres de l’astronef, écrasées par son énorme masse, reposaient les deux fusées ailées qui étaient arrivées pendant la nuit. On s’activait à charger du fret à bord de l’une d’elles ; l’autre, de taille beaucoup plus réduite, était manifestement réservée aux seuls passagers. Tout en suivant lentement et prudemment Scott dans sa direction, Gibson se brancha sur la longueur d’onde générale et lança un « au revoir » à ses compagnons de voyage. Leurs réponses sarcastiques lui parvinrent au milieu de halètements parfaitement justifiés quand on savait que les fardeaux manipulés, s’ils ne pesaient pratiquement rien, conservaient une inertie normale et qu’ils étaient tout aussi difficiles à mettre en mouvement que sur Terre. — C’est bien, ça ! protesta la voix de Bradley. Laissez-nous faire tout le boulot ! — Vous avez une compensation, répondit Martin en riant. Vous devez être le docker le mieux payé du système solaire ! Il sympathisait pourtant avec lui, car ce n’était pas là un genre de travail compatible avec la haute formation technique de l’équipage. Mais la mystérieuse déviation, en les privant des installations du petit port bien équipé de Phobos, avait rendu cette improvisation obligatoire. On pouvait difficilement se livrer à des épanchements individuels, avec une demi-douzaine d’auditeurs à l’écoute ; d’ailleurs, Gibson reverrait tout le monde dans quelques jours. Il aurait aimé dire un mot en particulier à Jimmy, mais il attendrait un peu. Plus tard … La vue d’un nouveau visage fut une sensation. Le pilote de la fusée les accueillit dans le sas d’entrée pour les aider à se défaire de leurs scaphandres. Les appareils furent délicatement rejetés sur Déimos en ouvrant une nouvelle fois la porte extérieure et en laissant le courant d’air faire le reste. Le pilote conduisit ses deux passagers dans une cabine de dimensions réduites et les invita à s’asseoir sur des sièges capitonnés. — Étant donné que vous ne connaissez plus la pesanteur depuis plusieurs mois, dit-il, je vais vous amener au sol avec le plus de ménagements possible. Je vous préviens que je n’utiliserai à aucun moment une accélération supérieure à celle de la gravité terrestre, même si vous avez l’impression de peser une tonne. Prêts ? — Prêt ! risqua Gibson, qui essayait vaillamment d’oublier sa première expérience. Il y eut un grondement lointain et assourdi tandis qu’une force repoussait fermement Martin dans les profondeurs de son siège. Déjà, les rochers et les montagnes de Déimos sombraient rapidement derrière l’engin. Gibson aperçut une dernière fois l’Arès, qui ressemblait à un haltère d’argent posé sur un effarant fouillis de rocailles. Une propulsion d’une durée d’une seconde avait suffi à libérer les trois hommes de l’attraction du petit satellite, et ils flottaient maintenant sur une orbite libre autour de Mars. Pendant quelques minutes, le pilote surveilla ses instruments, à l’écoute des consignes qui lui étaient données par radio et réglant l’appareil sur ses gyroscopes, puis il poussa de nouveau le bouton de mise à feu ; les propulseurs se remirent à rugir pendant quelques secondes. La fusée venait de se dégager de l’orbite de Déimos et tombait dans la direction de Mars. L’opération tout entière était la réplique en miniature d’un véritable voyage interplanétaire ; seules les distances et la durée différaient. Il faudrait seulement trois heures, et non des mois, pour atteindre le but, et les passagers n’avaient plus que quelques kilomètres à parcourir au lieu de millions. — Eh bien, fit le pilote en bloquant ses commandes et en se retournant, vous avez fait bon voyage ? — Très agréable, merci, répondit Gibson. Évidemment, les distractions sont plutôt rares quand tout se passe sans incident. — Comment ça va, sur Mars, en ce moment ? demanda Scott. — Oh, c’est toujours pareil : beaucoup de travail et peu d’amusements. On parle assez pour l’instant du nouveau dôme en construction à Port Lowell. Trois cents mètres de diamètre … Ma parole, on va se croire revenu sur Terre ! Il est même question d’arranger un cycle de pluie artificielle à l’intérieur. — Qu’est-ce que c’est que toute cette histoire à propos de Phobos ? reprit Gibson, avide de nouvelles. Ça nous a causé un tas d’ennuis … — Oh, je ne pense pas que ce soit bien grave. Personne n’en sait rien au juste, mais il y a pas mal de gens là-haut, en train d’installer un grand laboratoire. Je suppose que Phobos est destiné à devenir une station purement expérimentale et qu’ils ne se soucient pas de voir les fusées aller et venir à proximité en influençant les instruments avec toutes sortes de radiations. Le romancier éprouva une déception devant l’écroulement de plusieurs théories intéressantes. Peut-être aurait-il examiné cette explication d’une façon plus critique s’il n’avait été aussi absorbé par l’approche de leur objectif, mais il s’en contenta pour l’instant et n’accorda plus à ce sujet la faveur d’une seconde réflexion. Comme Mars ne semblait pas non plus trop pressée d’offrir des détails en pâture à sa curiosité, Martin décida d’apprendre tout ce qu’il pourrait de la vie pratique sur la planète, puisqu’il avait sous la main un colon authentique. Il éprouvait une crainte morbide de se rendre ridicule, soit par ignorance, soit par manque de tact ; n’empêche qu’au cours des deux heures suivantes, le pilote fut alternativement accaparé par les questions de Gibson et par ses instruments de vol. Mars était à moins de mille kilomètres de là quand le romancier consentit à relâcher sa victime pour consacrer toute son attention au paysage qui se dilatait sous ses yeux. La fusée passa rapidement au-dessus de l’équateur, pénétrant dans la frange extérieure d’une atmosphère extrêmement élevée, très ténue encore. Bientôt, il fut impossible de déceler la transition. Mars cessa d’être une planète flottant dans l’espace et devint une région lointaine. Les déserts et les oasis fuyaient sous l’appareil ; la Syrtis Major apparut et disparut avant que Gibson eût le temps de la reconnaître. Les trois hommes se trouvaient encore à cinquante kilomètres d’altitude lorsqu’ils eurent, pour la première fois, l’impression que l’air s’épaississait autour d’eux. Un faible et lointain gémissement, issu de nulle part, commença à remplir la cabine. L’air raréfié s’accrochait à la coque du bolide avec des doigts débiles, mais sa force allait augmenter rapidement, trop rapidement même en cas d’erreur de navigation. Gibson ressentit les effets de la décélération grandissante au fur et à mesure que l’appareil perdait de la vitesse. Le sifflement était devenu si intense, même à travers l’isolant des parois, qu’il eût été difficile d’entretenir une conversation normale. Cette phase parut durer très longtemps bien qu’elle ne s’étendît en réalité que sur quelques minutes. Finalement, le hurlement du vent déclina peu à peu. La fusée avait amorti toute sa vitesse excédentaire contre la résistance de l’air. La matière réfractaire de son nez et de ses ailes en lames de couteau, qui avait viré au rouge cerise, n’allait pas tarder à se refroidir. Converti en un simple planeur rapide, l’appareil survolait le désert à moins de mille kilomètres à l’heure, guidé par radio vers Port Lowell, sa destination. La première vision que Gibson eut de la colonie fut une petite tache blanche à l’horizon, sur le fond sombre de l’Aurorea Sinus. En un arc de cercle gigantesque, le pilote dirigea la fusée vers le sud en perdant encore de l’altitude et de la vitesse. Au moment du virage, Gibson eut pendant un court instant l’image d’une demi-douzaine de vastes coupoles étroitement serrées les unes contre les autres. Le sol monta ensuite rapidement au-devant de lui, il y eut une série de légers cahots et l’appareil roula quelques dizaines de mètres avant de s’immobiliser complètement. Gibson était sur Mars. Il venait d’atteindre ce qui, pour l’homme antique, n’était qu’une lueur rougeâtre au milieu des étoiles ; ce qui, à peine un siècle plus tôt, ne représentait encore qu’un monde mystérieux et inaccessible, mais qui, à présent, était devenu la nouvelle frontière de la race humaine dans l’univers. — Il y a un véritable comité de réception, remarqua le pilote. Toute l’équipe de transports est venue au-devant de nous. Je ne savais pas qu’ils disposaient d’autant de véhicules ! Deux engins petits et ramassés, montés sur de larges roues, roulaient à leur rencontre. Chacun d’eux comportait une cabine de conduite pressurisée, assez large pour contenir deux personnes, mais une douzaine de passagers étaient parvenus à y prendre place en s’agrippant à des poignées providentielles. Derrière eux arrivaient deux gros cars half-tracks, eux aussi remplis de curieux. Gibson, qui ne s’attendait pas à trouver une pareille foule, se mit en devoir de préparer un petit speech. — Vous ne savez probablement pas encore vous servir de ces instruments-là, fit le pilote en exhibant deux masques respiratoires, mais ça ne sera pas long, vous n’aurez qu’à les porter une minute pour arriver aux « poux ». Aux poux ? s’étonna Gibson en lui-même. Ah, mais bien sûr, ces petites voitures ne pouvaient être que les fameux « poux des sables » martiens, qui servaient aux déplacements sur la planète. — Je vais vous les fixer, poursuivit l’autre. Ça va pour l’oxygène ? Bon, allons-y. Oui, je sais, ça semble un peu drôle au début. Lentement, l’air s’échappa en sifflant de la cabine, jusqu’à égalisation des pressions intérieure et extérieure. Gibson éprouva des démangeaisons désagréables sur les parties exposées de son épiderme. C’était inévitable, l’atmosphère qui l’entourait étant plus rare qu’au sommet de l’Everest. Trois mois de lente accoutumance à bord de l’Arès, plus toutes les ressources de la science médicale moderne, avaient été nécessaires pour lui permettre de poser le pied sur Mars sans autre protection qu’un masque à oxygène … Il était flatté de voir qu’autant de monde était venu pour l’accueillir. Naturellement, la planète n’avait pas souvent l’occasion de recevoir un hôte aussi distingué, mais Gibson n’ignorait pas que l’active petite colonie ne consacrait d’habitude que peu de temps aux cérémonies. Le docteur Scott émergea à côté de lui, toujours porteur de la volumineuse boîte en métal dont il avait pris si grand soin pendant tout le voyage. À sa vue, un groupe de colons se porta au-devant de lui et l’entoura en ignorant complètement le romancier. Martin perçut leurs voix, si déformées dans cet air raréfié qu’elles en étaient presque incompréhensibles. — Heureux de vous revoir, docteur ! Voyons, laissez-nous vous débarrasser ! — Nous avons tout préparé ; il y a en ce moment dix cas en attente à l’hôpital. Nous saurons à quoi nous en tenir dans une semaine. — Allons, montons en voiture, nous discuterons plus tard ! Avant que Gibson eût réalisé ce qui se passait, Scott et ses disciples étaient soustraits à sa vue. On entendit le gémissement aigu d’un moteur puissant et le car s’ébranla vers Port Lowell, laissant Martin aux prises avec un sentiment de ridicule comme il n’en avait jamais connu dans sa vie. L’écrivain avait complètement oublié le sérum. L’arrivée de ce dernier revêtait une importance infiniment plus grande pour Mars que la visite d’un romancier, si populaire fût-il sur sa planète natale. C’était là une leçon de modestie qu’il n’oublierait pas de sitôt. Heureusement, il n’était pas tout à fait abandonné, car il restait encore des « poux des sables ». Un passager descendit de l’un d’eux et se dirigea rapidement vers lui. — M. Gibson ? Westerman, du Times — c’est-à-dire du Martian Times. Nous sommes enchantés de vous recevoir. Et voici … — Henderson, chef du service d’accueil, interrompit un grand gaillard au visage étroit, visiblement contrarié d’avoir été devancé. Je veillerai à ce que vos bagages vous suivent. Montez, s’il vous plaît. Il sautait aux yeux que Westerman aurait préféré mettre le grappin sur le nouvel arrivant, mais le journaliste dut se soumettre avec le maximum de bonne grâce qu’il put extérioriser. Gibson pénétra dans la voiture d’Henderson par la poche de plastique souple qui formait sas d’entrée — un système simple mais pourtant efficace — et l’autre le rejoignit presque aussitôt dans la cabine de conduite. Il fut soulagé de pouvoir ôter son masque respiratoire, car les quelques instants passés au-dehors lui avaient semblé pénibles. Contrairement à la sensation qu’il prévoyait, Martin se sentait très lourd et presque engourdi. N’ayant pas subi la moindre pesanteur depuis trois mois, il devait se réaccoutumer à son propre poids, même si ce dernier n’atteignait que le tiers de sa valeur terrestre. Le véhicule s’élança sur la piste en direction des dômes, distants de deux kilomètres. Pour la première fois, Gibson remarqua le vert brillant et marbré des plantes vivaces qui étaient la forme la plus commune de la vie sur Mars. Au-dessus de sa tête, le ciel n’était plus d’un noir de jais, mais d’un bleu resplendissant et profond. Le soleil approchait du zénith ; ses rayons engendraient une chaleur surprenante à travers la carrosserie en plastique de la cabine. Gibson se mit à scruter la voûte sombre du ciel pour tenter d’y découvrir la petite lune où il avait laissé ses compagnons. Henderson le remarqua. Il ôta une main du volant pour désigner un point proche du soleil. — La voici, dit-il. Le romancier disposa ses mains en abat-jour au-dessus de ses yeux et redoubla d’attention. Il repéra finalement, un peu à l’ouest du soleil, une brillante étoile suspendue comme une lointaine ampoule électrique, sur le fond bleu sombre du ciel. Ce n’était pas possible, les dimensions étaient beaucoup trop petites, même pour Déimos ! Martin ne comprit qu’un peu plus tard que son compagnon se méprenait sur l’objet de ses recherches. Cette lueur vigilante et stable, qui brillait d’une façon si inattendue dans le ciel diurne était ( et resterait encore pour de nombreuses semaines … ) l’étoile du matin de Mars. Mais on la connaissait mieux sous le nom de « Terre ». Chapitre VIII — Désolé de vous avoir fait attendre, s’excusa Whittaker, le maire, mais vous savez ce que c’est … L’administrateur est en conférence depuis une heure et j’ai tout juste pu lui glisser à l’oreille que vous étiez là. De cette façon, une présentation ne sera pas nécessaire. La pièce avait tout d’un banal bureau terrestre. La porte annonçait en termes assez simples : « Administrateur général ». Pas de nom, c’était superflu. Dans tout le système solaire, chacun savait qui régissait Mars, et on pouvait difficilement évoquer cette planète sans penser aussi à Warren Hadfield. Quand Hadfield se leva de derrière son bureau, Gibson fut surpris de constater qu’il était notablement plus petit qu’on se l’imaginait. Martin devait avoir jugé l’homme, une fois de plus, d’après ses propres récits. Pourtant, la stature mince et nerveuse, de même que l’expression de sensibilité du visage étaient bien celles qu’il s’attendait à trouver. Le romancier aborda l’entrevue un peu sur la défensive, car trop de choses dépendaient de l’impression qu’il allait faire. Son séjour serait infiniment plus facile s’il gagnait Hadfield à sa cause. S’il s’en faisait un ennemi, mieux vaudrait qu’il rentre chez lui sur l’heure. — J’espère que Whittaker s’est occupé de vous, s’inquiéta l’administrateur, après l’échange de formules de politesse. Vous comprendrez qu’il m’était impossible de vous recevoir plus tôt : je rentre tout juste d’une tournée d’inspection. Alors, est-ce que vous vous habituez à la vie ici ? — Très bien, affirma Gibson en souriant. J’ai bien cassé quelques objets en les lâchant en l’air, mais je commence à me réaccoutumer à la pesanteur. — Et que pensez-vous de notre petite ville ? — C’est une réalisation remarquable ; je ne sais comment vous avez réussi à faire tant de choses en si peu de temps. Hadfield le dévisagea avec intensité. — Soyez franc, c’est plus petit que vous le croyiez, n’est-ce pas ? Gibson hésita. — Eh bien, je suppose que oui, mais il faut dire que j’ai encore à l’esprit des étalons tels que Londres et New York. Somme toute, deux mille personnes ne formeraient qu’un gros village sur Terre. Mais il faut aussi tenir compte du fait qu’une bonne partie de Port Lowell est souterraine. L’administrateur ne parut ni contrarié ni surpris. — Chacun éprouve une déception en voyant la plus grande ville de Mars pour la première fois, dit-il. Néanmoins, lorsque les nouveaux dômes seront achevés, d’ici une semaine, la cité aura pris une bonne extension. Dites-moi, quels sont au juste vos projets, à présent que vous êtes parmi nous ? Vous savez sans doute qu’au début, je n’étais pas tellement favorable à votre visite. — J’ai appris cela sur Terre, répondit Gibson, plutôt pris de court. ( Il devait découvrir par la suite que la franchise était l’une des qualités majeures de l’administrateur, ce qui n’allait pas sans lui attirer de nombreuses antipathies ). Vous craigniez peut-être que je sois une gêne pour vous ? — Exactement, mais puisque vous êtes ici, nous ferons tout pour vous être agréable. J’espère que vous ferez de même. — De quelle manière ? s’enquit le romancier, déjà raidi en vue d’une prompte riposte. Hadfield se pencha au-dessus de la table et joignit les mains avec une vivacité fébrile. — Nous sommes en guerre, monsieur Gibson ! Nous sommes en guerre avec Mars et avec toutes les forces que cet astre peut mobiliser contre nous : le froid, le manque d’eau, le manque d’air. Et puis, nous sommes aussi en guerre avec la Terre, une guerre de papiers, peut-être, mais qui comporte aussi ses victoires et ses défaites. Je mène un combat à l’extrémité d’une ligne de ravitaillement qui n’a jamais moins de cinquante millions de kilomètres de longueur. Les marchandises les plus urgentes mettent au moins cinq mois à me parvenir et je ne les reçois que si l’on juge que je ne peux pas m’arranger autrement. «  Je suppose que vous savez quel est le principal objectif pour lequel je lutte ? C’est l’autonomie ! Rappelez-vous que les premières expéditions devaient tout emporter avec elles. Eh bien, nous pouvons maintenant produire par nos propres moyens les matières premières nécessaires à la vie. Nos ateliers sont pratiquement en mesure de fabriquer tout ce qui n’est pas trop compliqué, mais la question de la main-d’œuvre n’est pas résolue. Certains articles spéciaux doivent toujours être manufacturés sur Terre, et nous ne pourrons y changer grand-chose avant que notre population ait décuplé. Chacun sur Mars est un expert dans un domaine, mais il existe plus de métiers spécialisés sur Terre qu’il n’y a de gens sur Mars, et ce n’est pas la peine de biaiser avec des chiffres. «  Vous voyez ces graphiques ? Ils montrent notre indice de production en matières clés : j’en ai commencé le tracé il y a cinq ans. Nous avons atteint le niveau d’autonomie pour environ la moitié d’entre elles et j’espère que dans cinq autres années, nous n’aurons plus à importer que quelques rares articles. Je le répète : actuellement, notre plus grand besoin, c’est la main-d’œuvre, et c’est là que vous pouvez nous aider. Gibson se sentit un peu mal à l’aise. — Je ne puis m’engager par aucune promesse. Faut-il vous rappeler que je suis ici en simple reporter ? Je suis moralement de votre côté, mais je dois décrire les faits tels que je les vois. — J’en conviens, mais les faits ne sont pas tout. Ce que j’attends de vous, c’est que vous expliquiez à votre public les choses que nous espérons accomplir, aussi bien que celles que nous avons déjà accomplies. Le plus gros reste encore à faire, mais nous ne pourrons en venir à bout que si la Terre nous accorde son appui. Aucun de vos prédécesseurs n’a compris cela. « Exact », pensa Gibson. Il se souvenait d’une série d’articles parus dans le Daily Telegraph, à peu près un an auparavant. La relation était des plus scrupuleuses, mais un compte rendu analogue sur les premières réalisations des pionniers après cinq ans de présence en Amérique du Nord eût paru tout à fait décourageant. — Je crois pouvoir discerner les deux aspects du problème, dit-il. Du point de vue de la Terre, Mars est une colonie très lointaine qui coûte beaucoup d’argent et n’offre rien en retour. Le premier enthousiasme des explorations interplanétaires est éteint et, à présent, les gens se demandent quels avantages ils vont en retirer. Jusqu’ici, il faut reconnaître que c’est très médiocre. Je suis convaincu que votre œuvre a de l’importance mais c’est, à mon avis, plus un acte de foi qu’une affaire de logique. Sur Terre, l’homme moyen ( en admettant qu’il envisage seulement la question ) pense que les millions dépensés ici seraient plus utiles à l’amélioration de sa propre planète. — Je comprends votre difficulté à saisir le sens de notre lutte. Le cas est banal, mais la réponse n’est pas facile. Essayons de vous convaincre de la façon suivante : je suppose que la plupart des gens intelligents reconnaîtraient la valeur inestimable d’une base scientifique établie sur Mars et qui se consacrerait uniquement à des recherches et à des études ? — Sans aucun doute. — Alors, pourquoi ne peuvent-ils voir l’intérêt de la création d’une culture indépendante, susceptible de donner naissance à une civilisation autonome ? — Voilà précisément l’ennui. Les Terriens ne croient pas la chose possible ou, s’ils en admettent la possibilité, ils ne pensent pas qu’elle soit utile. Vous lirez souvent des articles affirmant que Mars sera toujours un fardeau pour la planète mère, à cause des terribles difficultés naturelles que vous rencontrez dans vos travaux. — Que dire de l’analogie entre Mars et la colonisation de l’Amérique ? — On ne peut la pousser trop loin. Après tout, les pionniers américains trouvèrent à l’origine de l’air respirable et de quoi se nourrir. — En effet ; mais, bien que notre problème soit beaucoup plus difficile, nous avons aussi des moyens beaucoup plus puissants à notre disposition. Qu’on nous donne du temps et du matériel, et nous pourrons rendre ce monde aussi habitable que l’ancien. Même maintenant, vous ne trouverez guère d’émigrants désireux de rentrer ; ils connaissent trop l’importance de leur rôle. Il est possible que la Terre n’ait pas encore besoin de Mars, mais cela viendra un jour. Soyez-en sûr. — Si seulement je pouvais y croire ! dit Gibson un peu étourdiment. Il désigna du doigt la nappe de végétation d’un vert vif, qui venait échouer contre le dôme quasi invisible comme les vagues d’une mer en colère, les grandes plaines qui disparaissaient trop vite derrière l’horizon étonnamment proche, et les collines écarlates encadrant la cité : — Mars est un monde intéressant, et qui n’est même pas sans beauté, mais il ne sera jamais semblable à la Terre. — Pourquoi devrait-il être semblable ? Et encore, à quoi pensez-vous en parlant de la Terre ? Aux pampas de l’Amérique du Sud, aux vignobles de France, aux îles de corail du Pacifique, aux steppes sibériennes ? La Terre est tout cela à la fois ! Un jour, l’homme sera chez lui partout où il pourra vivre, quel qu’en soit le lieu. Et tôt ou tard, on pourra vivre sur Mars sans tout ceci. Hadfield eut un geste vers la coupole protectrice qui flottait au-dessus de la ville. — Croyez-vous vraiment, contesta Gibson, que les êtres humains pourront jamais s’adapter à l’atmosphère de ce monde ? Ce ne seront plus des humains, s’ils y parviennent … L’administrateur resta un moment sans répondre, puis il remarqua tranquillement : — Je n’ai pas dit qu’ils s’adapteraient à Mars. Avez-vous jamais envisagé la perspective de voir Mars accomplir la moitié du chemin ? Laissant tout juste à son interlocuteur le temps d’absorber ses paroles, il se leva avant que Martin eût pu articuler la question qui lui venait à l’esprit. — Eh bien, j’espère que Whittaker prendra soin de vous et qu’il vous fera voir tout ce que vous désirez. Vous comprendrez que la situation des transports est plutôt critique, mais néanmoins, nous vous mènerons à tous les avant-postes si vous nous donnez le temps de prendre nos dispositions. Si vous avez la moindre difficulté, faites-le-moi savoir. Le renvoi était poli et définitif, tout au moins pour cette fois. L’homme le plus occupé de la planète Mars venait d’octroyer à Gibson une généreuse partie de son temps et le romancier devrait attendre la prochaine occasion pour satisfaire sa curiosité. — Que pensez-vous de notre administrateur, maintenant que vous avez fait sa connaissance ? demanda Whittaker lorsque Gibson revint dans son bureau. — Il a été très aimable et très complaisant, répliqua ce dernier, avec précaution. C’est un enthousiaste, n’est-ce pas ? Whittaker pinça les lèvres. — Je ne suis pas sûr que ce soit le mot qui convienne. À mon avis, Hadfield considère Mars comme un ennemi à vaincre. C’est ce que nous faisons tous, bien entendu, mais il a de meilleures raisons que la plupart d’entre nous. Vous avez certainement entendu parler de sa femme ? — Non. — Elle a été l’une des premières victimes de la fièvre martienne. Elle est morte deux jours après son arrivée ici. — Ah, je comprends, articula lentement le romancier. C’est donc pour cela que tant d’efforts sont déployés pour y trouver un remède ? — Naturellement. Il y tient beaucoup. De plus, c’est une lourde atteinte à nos ressources. Nous ne pouvons guère nous permettre de tomber malades, ici ! Cette dernière réflexion, songeait Gibson en traversant Broadway ( ainsi appelée parce que c’était une artère de quinze mètres de large ) résumait presque la situation de la colonie. Martin n’était pas encore bien remis de la déception qu’il avait connue au début, en découvrant à quel point Port Lowell était minuscule et combien cette colonie manquait de tous les luxes auxquels on était habitué sur Terre. Avec ses rangées de maisons métalliques uniformes et ses quelques bâtiments publics, la cité ressemblait plus à un camp militaire qu’à une ville, encore que les habitants eussent fait de leur mieux pour l’enjoliver avec des fleurs terrestres. Certaines d’entre elles avaient atteint des dimensions impressionnantes par suite de la pesanteur faible, et Oxford Circus1 resplendissait de tournesols ayant trois fois la hauteur d’un homme. Ils commençaient même à devenir gênants, mais personne n’avait le cœur de suggérer qu’on les enlève. S’ils continuaient de croître à ce rythme, il faudrait un coup de hache habile pour les abattre sans endommager l’hôpital. Gibson continua pensivement à remonter l’avenue jusqu’à Marble Arch1, le point de rencontre des Dômes n° 1 et n° 2. Il devait bientôt apprendre que c’était un carrefour sous beaucoup d’autres rapports. En effet, George’s, le seul et unique bar de la planète, était installé en ce point stratégique à deux pas des multiples sas qui ouvraient sur l’extérieur. — Bonjour, m’sieur Gibson, lança le barman. J’espère que le patron était de bonne humeur ? Comme le romancier venait de quitter le bâtiment administratif moins de dix minutes plus tôt, il se dit qu’il y avait là un écho pour le moins rapide. Il découvrirait plus tard que les nouvelles voyageaient très vite à Port Lowell et que la plupart aboutissaient à George. Ce dernier était un personnage étonnant. Les cabaretiers n’étant considérés que comme relativement — et non absolument — nécessaires au bien-être de la cité, il avait deux professions officielles. Régisseur bien connu sur Terre, il s’était décidé à émigrer devant les exigences déraisonnables des trois ou quatre épouses qu’il avait acquises dans un élan d’enthousiasme viril. Maintenant, chargé de la direction du petit théâtre de la ville, il semblait très satisfait de son sort. Ayant dépassé la quarantaine, c’était l’homme le plus âgé de toute la planète. — Nous avons une représentation la semaine prochaine, annonça-t-il après avoir servi son nouveau client. Une ou deux bonnes comédies. J’espère que vous serez des nôtres. — Mais certainement, il me tarde même d’y assister. Cela se produit souvent ? — À peu près une fois par mois. Nous avons le cinéma trois fois par semaine et nous estimons que ce n’est pas trop mal. — Je suis heureux d’apprendre que Port Lowell connaît aussi un peu de vie nocturne. — Vous en serez surpris ! Mais je ferais mieux de ne pas vous parler de ça, vous allez tout raconter dans les journaux. — Je n’écris pas pour ce genre de presse, riposta Gibson, en sirotant d’un air rêveur la bière locale. Bien que synthétique, ce résultat de composés de laboratoire n’était pas détestable du tout quand on s’y était habitué. Le bar était complètement désert à cette heure de la journée, où chacun à Port Lowell travaillait ferme. Gibson tira son calepin et se mit à dresser une liste tout en sifflotant un petit air. C’était une habitude gênante dont il n’avait même pas conscience, mais George contre-attaqua en tournant le bouton de la radio. Pour une fois, il s’agissait d’un programme divertissant émis pour Mars d’un endroit quelconque de la face nocturne de la Terre. L’émission, lancée dans l’éther par un nombre impressionnant de mégawatts, était reçue et transmise par la station construite sur les collines basses du sud de la ville. La réception était bonne, à part un soupçon de parasites provenant de cet émetteur infiniment plus puissant qu’est le soleil. Gibson se demanda si la voix quelque peu médiocre de la soprano et les fades accents de la musique légère justifiaient tout ce déploiement de technique pour les faire parvenir d’un monde à l’autre. Pourtant, il était probable qu’une bonne moitié des habitants de Mars étaient à l’écoute, envahis, à des degrés divers, par une sentimentalité et une nostalgie qu’ils auraient d’ailleurs niées avec indignation. Martin termina la liste des principales questions qu’il devrait poser. Il se sentait comme un nouvel élève à la première leçon ; tout était si étrange ici, rien ne pouvait être considéré comme naturel. On avait du mal à croire qu’à vingt mètres de là, au-delà de cette bulle transparente, vous attendait une mort rapide par étouffement. Cette crainte n’avait cependant jamais tourmenté Gibson à bord de l’Arès, où elle aurait été aussi fondée. Mais ici, tout semblait différent parce qu’on avait sous les yeux cette brillante plaine verte, ce champ de bataille où les vigoureuses plantes martiennes menaient leur combat annuel pour la vie, un combat qui se terminerait par la mort des vainqueurs comme des vaincus avec l’avènement de l’hiver. Brusquement, Martin ressentit un besoin presque incoercible de fuir ces rues étroites pour retrouver l’air libre. C’était pour ainsi dire la première fois qu’il se rendait compte que la Terre lui manquait vraiment, lui qui croyait qu’elle n’avait plus rien de neuf à lui offrir. Tout comme Falstaff, il se mit à rêver de vertes prairies, avec cette ironie supplémentaire que ces prairies l’environnaient de tous côtés, qu’elles étaient cruellement visibles et pourtant hors de portée. — George, prononça-t-il tout à coup, il y a cinq jours que je suis là et je n’ai pas encore mis le nez dehors. Il paraît que je dois m’en abstenir tant que je n’ai pas d’accompagnateur pour veiller sur moi. Comme vous n’aurez pas de clients avant une heure ou deux, soyez chic, emmenez-moi faire un tour, seulement pour dix minutes … De toute évidence, pensa-t-il avec un peu de honte, le barman devait trouver sa requête assez stupide. Il se trompait. On demandait si fréquemment à George un pareil service qu’il commençait à s’y habituer. Somme toute, son travail consistait à satisfaire les caprices de ses clients, et la plupart des nouveaux venus semblaient éprouver le même désir après quelques jours passés sous le dôme. George haussa les épaules en philosophe, en se disant qu’il devrait réclamer une augmentation comme psychothérapeute de la cité, puis il disparut dans son arrière-boutique. Il revint un instant plus tard, porteur d’une paire de masques respiratoires et de leur équipement accessoire. — Nous n’aurons pas besoin de tout l’appareillage une belle journée comme aujourd’hui, expliqua-t-il tandis que Gibson ajustait maladroitement son engin. Assurez-vous que le caoutchouc mousse adhère bien autour de votre cou. Bon … allons-y. Mais rappelez-vous : seulement pour dix minutes … Le romancier lui emboîta le pas avec l’empressement d’un chien de berger derrière son maître. Ils se trouvèrent bientôt devant deux valves de sortie, l’une large et grande ouverte qui conduisait au Dôme n° 2, et une autre plus petite menant à l’air libre. Cette dernière consistait en un simple tube de métal d’environ trois mètres de diamètre, qui traversait la paroi de briques de verre joignant au sol l’enveloppe flexible de la coupole en plastique. Il y avait quatre portes distinctes, et l’ouverture de chacune d’elles était subordonnée à la fermeture des trois autres. Gibson approuvait pleinement ces précautions, mais il trépignait d’impatience devant la lenteur du système. Le dernier panneau hermétique pivota enfin vers l’intérieur, découvrant la grande plaine verte qui s’étalait à perte de vue. Martin ressentit de nouveau un picotement sur sa peau nue, à cause de la faible pression atmosphérique, mais l’air léger avait une température raisonnable et le romancier ne tarda pas à se sentir tout à fait à son aise. Ignorant complètement la présence de son guide, il se mit en devoir de se frayer un chemin au travers de la végétation basse et dense, tout en s’étonnant de la voir croître en telle abondance autour du dôme. Peut-être était-elle attirée par la chaleur ou par la faible déperdition d’oxygène de la cité ? Après quelques centaines de mètres, Gibson se sentit débarrassé de l’oppression causée par la bulle translucide et il s’arrêta, enfin libre sous la voûte des cieux. Sa tête était encore entièrement emprisonnée, mais il ne s’en souciait pas. Il se pencha pour examiner les plantes qui lui montaient jusqu’aux genoux. Auparavant, il avait souvent vu des photographies de plantes martiennes. À la vérité, celles-ci n’étaient pas bien passionnantes, et d’ailleurs son peu de connaissances en botanique ne lui permettait pas d’apprécier leurs particularités. En fait, s’il en avait rencontré de pareilles dans quelque coin perdu de la Terre, c’est à peine s’il leur aurait accordé un deuxième regard. Aucune ne dépassait le niveau de sa taille, et elles semblaient faites de morceaux de parchemin vert et brillant, très mince mais très résistant, visiblement destiné à capter le plus possible de lumière solaire sans perdre une humidité précieuse. Leurs feuilles rugueuses se déployaient comme de petites voiles dans le soleil, dont elles suivaient la course dans le ciel jusqu’au crépuscule, moment où elles restaient prosternées dans la direction de l’ouest. Martin aurait bien voulu voir quelques fleurs jeter un soupçon de contraste sur cette nappe d’un vert émeraude vif ; malheureusement, on n’en trouvait aucune sur Mars. Peut-être en existait-il autrefois, quand l’air était assez dense pour des insectes, mais à présent, la plupart des plantes martiennes étaient autofécondées. George le rejoignit, attendit avec patience en regardant la végétation d’un œil morne et indifférent. Gibson crut qu’il ruminait sa contrariété d’avoir été attiré au-dehors d’une façon aussi cavalière, mais ses scrupules étaient tout à fait injustifiés. George méditait tout simplement sur sa nouvelle production, supputant s’il devait ou non lancer une comédie de Noël Coward après le désastre qui avait sanctionné la dernière tentative de sa troupe de s’attaquer à des pièces d’époque. Brusquement, il sortit de sa rêverie pour interpeller Gibson d’une voix grêle mais nettement audible à cette courte distance : — Tiens, c’est assez drôle ! Restez immobile une minute et observez la plante qui est dans votre ombre. Le romancier obéit à cette bizarre consigne. Pendant un court instant, rien ne se produisit. Puis il constata que les feuilles de parchemin commençaient à se replier très lentement les unes sur les autres. Le processus tout entier fut terminé en trois minutes environ. Après ce laps de temps, la plante n’était plus qu’une petite boule de papier vert crispé, réduite à une fraction infime de sa grosseur primitive. George ricana. — Elle croit que la nuit va tomber, dit-il, et elle ne veut pas être prise à l’improviste par la chute du soleil. Si vous vous en allez, elle va réfléchir au moins une demi-heure avant de se risquer à rouvrir sa boutique. On pourrait certainement lui provoquer une crise nerveuse en continuant ce manège toute la journée. — Est-ce qu’elles ont une utilité quelconque ? demanda Gibson. Je veux dire, sont-elles comestibles ou contiennent-elles une substance chimique de quelque valeur ? — Elles ne sont certainement pas mangeables, non qu’elles soient vénéneuses, mais elles ne constituent pas une nourriture, loin s’en faut ! Voyez-vous, leur nature diffère complètement de celle des plantes terrestres. Ce vert n’est qu’une coïncidence, ce n’est pas de … comment appelez-vous ça ? — De la chlorophylle ? — Exactement. Elles ne dépendent pas de l’air comme leurs sœurs terrestres, mais elles tirent du sol tout ce qu’il leur faut pour vivre. En réalité, elles pourraient croître dans le vide absolu, comme la végétation de la Lune, si elles trouvaient un sol approprié et suffisamment de soleil. « Un véritable triomphe de l’évolution », pensa Gibson. Mais dans quel but ? Pourquoi la vie s’accrochait-elle d’une façon aussi tenace sur ce petit monde en dépit des plus mauvais tours de la nature ? L’administrateur avait dû tirer du spectacle de ces plantes coriaces et obstinées une partie de son propre optimisme. — Hé ! lança George, il est temps de rentrer ! Martin le suivit avec résignation. Il ne se sentait plus accablé par cette claustrophobie qu’il savait due pour une part à l’inévitable réaction engendrée par l’oisiveté. Ceux qui venaient ici pour une tâche bien définie n’avaient pas le temps de réfléchir ; ils dépassaient sans doute ce stade sans s’en rendre compte, mais on laissait à Gibson toute latitude pour réunir des impressions et, parmi toutes celles qu’il avait glanées, celle qui prédominait était un sentiment d’impuissance devant le travail accompli par l’homme et les problèmes restant encore à résoudre. Dire que les trois quarts de la planète étaient encore inexplorés ! Cela donnait une idée de ce qui restait à faire. Ses premières journées à Port Lowell avaient été bien remplies et même assez attrayantes. Il était arrivé un dimanche, de sorte que le maire avait pu se libérer de ses occupations pour lui faire visiter la ville, aussitôt après son installation dans l’un des quatre appartements du Grand Hôtel martien. ( Les trois autres n’étaient pas encore achevés ). Ils avaient commencé par le Dôme n° 1, le premier construit, et Whittaker avait retracé fièrement l’évolution de sa cité depuis les quelques huttes pressurisées édifiées dix ans plus tôt. Il était amusant, touchant même, de voir combien les colons s’attachaient à utiliser le plus souvent possible les noms des rues et des endroits familiers de leurs lointaines résidences terrestres. Il existait bien un système scientifique de numérotation des artères de Port Lowell, mais personne ne l’utilisait jamais. La plupart des maisons d’habitation étaient des constructions métalliques uniformes, hautes de deux étages, aux angles arrondis, percées de fenêtres assez petites. Elles abritaient chacune deux familles, sans place à revendre, car le taux des naissances était le plus élevé de tout l’univers connu. Rien de surprenant, puisque la population tout entière avait un âge moyen allant de vingt à trente ans, les membres les plus âgés du personnel administratif approchant à peine de la quarantaine. Chaque immeuble possédait un curieux porche qui laissait Gibson perplexe. Il réalisa bientôt que son rôle était d’agir comme valve en cas de danger. Whittaker l’emmena tout d’abord vers le centre administratif, le plus haut bâtiment de la ville. Un homme placé sur son toit aurait presque pu atteindre, en étendant le bras, le dôme qui flottait au-dessus. La visite n’avait d’ailleurs rien de très passionnant. Il aurait pu s’agir de n’importe quel service du même genre sur Terre, avec ses rangées de bureaux, de machines à écrire et de classeurs. Le central d’aération présentait beaucoup plus d’intérêt. C’était vraiment là le cœur de Port Lowell. S’il cessait jamais de fonctionner, la cité et tous ceux qu’elle contenait ne tarderaient pas à mourir. Gibson n’imaginait que vaguement la façon dont la colonie se procurait son oxygène. Au moment donné, il avait eu l’impression qu’elle l’extrayait de l’air ambiant, ayant perdu de vue qu’une atmosphère aussi rare que celle de Mars en contenait moins de un pour cent. Le maire lui désigna l’énorme tas de sable roux amassé par les bulldozers à l’intérieur du dôme. Ce que chacun appelait du « sable » n’avait en réalité que peu de ressemblance avec son homonyme terrestre. Cette mixture complexe d’oxydes métalliques n’était rien de plus que les débris d’un monde rouillé à mort. — Tout l’oxygène nécessaire se trouve là-dedans, dit Whittaker en donnant un coup de pied dans la masse poudreuse, de même que presque tous les métaux imaginables. Nous avons eu un ou deux coups de veine sur Mars, et celui-ci n’est pas le moindre. Il se pencha pour ramasser un morceau plus solide que le reste. — Je n’ai rien d’un géologue, reprit-il, mais regardez-moi ça ! Pas mal, hein ? On prétend que c’est en majeure partie de l’oxyde de fer. Évidemment, le fer n’a pas grande utilité, mais il y a les autres métaux. Le magnésium est à peu près le seul que nous ne puissions extraire directement. Son meilleur gisement est dans les vieux fonds marins. Ainsi, à Xanthe, il en existe des couches salées d’une centaine de mètres d’épaisseur dans laquelle nous n’avons qu’à puiser selon nos besoins. Ils pénétrèrent dans une construction basse et brillamment éclairée, où aboutissait un courant continu de sable transporté sur courroies à bennes. Malgré l’empressement exagéré mis par l’ingénieur responsable pour expliquer les opérations, Gibson se contenta de retenir que le minerai était fondu dans des hauts fourneaux électriques, que l’oxygène en était tiré avant d’être purifié et condensé, et qu’enfin les divers déchets métalliques s’acheminaient vers des traitements plus compliqués. On produisait également ici une certaine quantité d’eau, presque suffisante pour les besoins de la colonie, encore qu’il existât d’autres modes d’approvisionnement. — Il est évident, déclara Whittaker, que nous ne devons pas seulement emmagasiner de l’oxygène, mais qu’il nous faut aussi conserver un taux convenable à la pression de l’air et nous débarrasser du CO . Vous comprenez bien, n’est-ce pas, que le dôme n’est maintenu en place que par la pression intérieure et qu’il ne possède aucun autre support ? — Oui, admit Gibson, et je suppose que si cette pression tombait, tout le dispositif s’effondrerait comme un ballon crevé ? — C’est cela. Aussi, nous conservons le taux de 150 millimètres en été, un peu plus en hiver. Ça nous donne à peu près la même pression d’oxygène que sur Terre. Quant au CO , ce sont tout simplement les plantes qui s’en débarrassent pour nous. Nous en avons importé en quantité suffisante pour ce travail, puisque la végétation martienne ne se prête pas à la photosynthèse. — C’est ce qui explique les tournesols hypertrophiés d’Oxford Circus, je pense ? — Oh, ceux-là sont plutôt destinés à la décoration qu’à autre chose. Je crains qu’ils ne commencent à devenir un peu gênants. Il va falloir que je mette un terme à leur prolifération. À présent, si vous le voulez bien, allons faire un tour à la ferme. L’appellation était plutôt séduisante pour désigner l’usine de produits alimentaires qui occupait le Dôme n° 3. L’atmosphère y était particulièrement humide et la lumière solaire s’y trouvait renforcée par des groupes de tubes fluorescents, de sorte que la production pouvait s’y poursuivre jour et nuit. Gibson ne connaissait pas grand-chose en matière de culture hydroponique ; aussi ne fut-il que médiocrement intéressé par les chiffres que Whittaker lui déversa dans l’oreille. Malgré tout, il comprit que le ravitaillement en viande était l’un des problèmes majeurs et s’extasia devant l’ingéniosité déployée pour le résoudre en pratiquant sur une vaste échelle la culture de cellules dans d’énormes bacs remplis de liquide nutritif. — C’est mieux que rien, commenta le maire d’un air un peu rêveur, mais qu’est-ce que je ne donnerais pas pour un vrai gigot d’agneau ! Malheureusement, l’élevage nous prendrait tellement de place que nous ne pouvons pas y songer. — Nous essayerons pourtant de créer un petit cheptel de vaches et de moutons quand le nouveau dôme sera terminé. Ça plaira aux enfants, qui n’ont jamais vu le moindre animal. Ce n’était pas tout à fait la vérité, et Gibson devait s’en rendre compte par la suite. Whittaker avait incidemment oublié de parler des deux habitants les plus fameux de Port Lowell. — À la fin de la visite, le romancier commença à ressentir les effets d’une légère indigestion mentale. Il est vrai que les mécanismes de la vie de la cité étaient vraiment complexes et que son guide ne lui épargnait aucun détail. Aussi, ce fut pour Martin un soulagement intense lorsqu’ils s’en retournèrent finalement au domicile du maire. — Je pense que c’est beaucoup pour un seul jour, dit le magistrat, mais je tenais à vous faire faire le tour aujourd’hui, étant donné que nous avons tous pas mal de besogne demain, et qu’il me sera difficile d’en distraire un moment. Vous comprenez, l’administrateur est en voyage. Il ne rentrera pas avant jeudi, et c’est moi qui suis chargé de la surveillance générale en son absence. — Où est-il allé ? s’enquit Gibson, plus par politesse que par intérêt véritable. — Oh, jusqu’à Phobos, répondit l’autre après une courte hésitation. Il sera heureux de vous rencontrer dès son retour. C’est alors que la conversation fut interrompue par l’arrivée de Mrs. Whittaker et de ses enfants, et le romancier fut contraint de parler de la Terre pendant tout le reste de la soirée. C’était la première fois — mais ce ne devait pas être la dernière — qu’il remarquait l’insatiable intérêt que les colons portaient à la planète mère. Ils ne l’admettaient pas ouvertement, ils affichaient une indifférence bornée envers le « vieux monde » et ses affaires, mais leurs questions, et surtout leurs rapides réactions aux commentaires et aux critiques terrestres, démentaient formellement leur attitude. Parler à des enfants qui n’avaient jamais vu la Terre, étant nés et ayant vécus toute leur jeune vie à l’abri des grandes coupoles, causait une étrange impression. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien représenter à leurs yeux ? Était-ce quelque chose de plus réel que les pays fabuleux des contes de fées ? Tout ce qu’ils en connaissaient ne provenait que de livres et de photos, mais du seul point de vue de leurs sensations, ils l’assimilaient à une étoile comme les autres. Ils ignoraient les diverses températures du cycle saisonnier, même s’ils pouvaient observer le vaste manteau de mort de l’hiver qui s’étendait sur le paysage au-delà de la paroi transparente, quand le soleil descendait dans le ciel septentrional. Ils voyaient aussi les plantes fantastiques se faner et périr pour faire place à une nouvelle génération au retour du printemps, mais pas la moindre répercussion de ces changements ne franchissait les barrières de la ville. Les ingénieurs de la centrale électrique se contentaient de mettre en action de nouveaux circuits de chauffage en se riant des plus terribles rigueurs du climat de Mars. Et pourtant, malgré le décor entièrement artificiel qui les entourait, ces enfants paraissaient heureux et bien portants, dans l’ignorance où ils étaient de tout ce qui leur manquait. Gibson essaya d’imaginer quelles seraient leurs réactions s’ils venaient jamais sur Terre. Une très intéressante expérience, mais qui n’aurait lieu que bien plus tard, puisque aucun des enfants nés ici n’avait encore atteint l’âge de quitter ses parents. Les lumières de la ville s’éteignaient quand le romancier quitta la maison du maire après sa première journée sur Mars. Whittaker le raccompagna à son hôtel, mais Gibson parla peu tout le temps que dura le trajet, tant son esprit était plein d’impressions confuses. Il essayerait de les démêler le lendemain matin mais, dès maintenant, il se rendait compte que la plus grande cité martienne n’était rien de plus qu’un village mécanisé à outrance. Gibson n’avait pas encore assimilé la complexité du calendrier martien, mais il savait que les jours de la semaine étaient identiques à ceux de la Terre et que le lundi suivait le dimanche de la façon habituelle. ( Les mois avaient également les mêmes noms, mais ils étaient longs de cinquante à soixante jours ). Lorsqu’il quitta l’hôtel à une heure de la journée qu’il crut raisonnable, la ville lui apparut complètement déserte. Il n’y avait nulle part de ces groupes de badauds qui, la veille, observaient son comportement avec tant d’intérêt. Chacun était au travail, au bureau, à l’usine ou au laboratoire, et il eut l’illusion d’être un gros bourdon paresseux venant faire irruption dans une ruche particulièrement active. Il trouva Whittaker assiégé par une armée de secrétaires et parlant dans deux téléphones à la fois. N’ayant pas le cœur de le déranger, il s’en alla sur la pointe des pieds et entreprit une petite exploration tout seul. Après tout, il n’y avait pas grand danger de se perdre, la distance maximum qu’on pouvait parcourir en ligne droite n’excédant pas cinq cents mètres. Ce n’était vraiment pas le genre d’expédition que Martin avait imaginé dans ses romans … C’est ainsi qu’il passa ses premiers jours à Port Lowell, à errer de droite et de gauche pour se documenter pendant les heures d’activité, et rendant visite le soir à la famille du maire ou aux autres membres de l’administration. Il lui semblait qu’il vivait là depuis des années. Il n’y avait plus rien à découvrir, et Martin connaissait tout le personnel dirigeant jusqu’au chef suprême. N’empêche qu’il se sentait toujours un étranger, car seul un milliardième de la surface de Mars lui avait été dévoilé. Au-delà du rideau translucide du dôme, derrière les collines rouillées, au bout de la plaine d’émeraude, tout était mystère. Chapitre IX — C’est vraiment épatant de vous revoir tous ! fit Gibson en transportant avec précaution les rafraîchissements du bar. Et maintenant, je pense que vous allez tirer une bonne bordée ? Avouez que votre premier réflexe va être d’aller retrouver les petites amies du coin ? — Ce n’est pas si facile, rétorqua Norden. Elles se marient souvent entre deux de nos voyages, et nous devons agir avec tact. À propos, George, qu’est devenue Miss Margaret Mackinnon ? — Vous voulez parler de Mrs. Henry Lewis ? Elle a un beau petit garçon. — L’a-t-elle appelé John, au moins ? demanda Bradley, sans discrétion particulière. — Allons, soupira Norden, j’espère qu’elle m’aura quand même gardé un morceau du gâteau nuptial. À la vôtre, Martin ! — Et à l’Arès ! compléta Gibson en choquant son verre. Vous avez dû le remettre en état ? Il avait une bien drôle d’allure la dernière fois que je l’ai vu … Norden ricana. — Oh, ça non ! Nous laissons sa carcasse démontée jusqu’au rechargement. Nous n’avons pas grand-chose à craindre de la pluie ! — Qu’est-ce que tu penses de Mars, Jimmy ? reprit le romancier. Tu es le seul nouveau, avec moi, ici. — Je n’ai pas encore vu beaucoup, répliqua prudemment le jeune garçon. Tout paraît assez petit, c’est la seule chose que je puisse dire. Gibson s’étrangla, au point qu’on dut le calmer par des tapes dans le dos. — Je me souviens de t’avoir entendu dire exactement le contraire quand tu étais sur Déimos. Tu l’as certainement oublié ! Il est vrai que tu étais un peu éméché à ce moment-là … — Je n’ai jamais été ivre ! protesta Jimmy avec indignation. — Alors, laisse-moi te complimenter pour la qualité de ton imagination, elle m’a bien trompé. N’empêche que ce que tu me dis m’intéresse, parce que c’est exactement ce que j’éprouve après avoir vu tout ce qui était à voir, sous la coupole. Il n’y a qu’un remède, aller dehors pour se dégourdir les jambes. Je me suis déjà permis quelques balades aux alentours, mais je vais faire mieux : je me suis débrouillé auprès du service des transports pour avoir un pou des sables à ma disposition. Demain, je m’attaque aux collines. Tu m’accompagnes ? Les yeux de Jimmy se mirent à briller d’envie. — Avec joie, si c’est possible. — Hé ! Et nous ? protesta Norden. — Oh, vous connaissez déjà l’endroit. Néanmoins, comme il reste une place de libre, vous pourrez la tirer au sort. On nous donne un chauffeur officiel, car ils ne veulent pas nous laisser sortir seuls avec un de leurs précieux véhicules. Je suppose qu’on peut difficilement les en blâmer. La chance sourit à Mackay, sur quoi les autres commencèrent à prétendre qu’ils ne désiraient pas tellement participer à l’expédition. — Eh bien, ça arrange tout, dit Gibson. Rendez-vous à l’Office des Transports, Dôme n° 4, demain matin à dix heures. Maintenant, il faut que je vous quitte, j’ai trois articles à écrire, ou plutôt un article avec trois titres différents, si vous préférez. Les explorateurs furent bientôt prêts à partir. Chacun apportait l’équipement de protection reçu à l’arrivée mais jamais encore utilisé, et qui comprenait le masque respiratoire, des tubes d’oxygène, un purificateur d’air et la combinaison calorifique isolante, avec ses cellules génératrices compactes. Ce vêtement pouvait vous tenir au chaud, et même à l’aise par une température extérieure de moins cent degrés. Les explorateurs n’auraient pas à s’en servir au cours du voyage, à moins d’un accident de voiture qui les isolerait loin de la base. Le pilote, un « dur », était un jeune géologue qui se vantait d’avoir passé autant de temps en dehors de Port Lowell qu’à l’intérieur. Il paraissait extrêmement compétent et débrouillard, si bien que Gibson n’eut aucun scrupule à remettre sa précieuse personne entre ses mains. — Ces engins ont-ils souvent des pannes ? s’informa-t-il en grimpant à bord de la petite voiture. — C’est assez rare. Ils ont un formidable coefficient de sécurité, sans compter qu’il n’y a vraiment pas grand-chose à craindre. Bien sûr, un chauffeur imprudent s’enlise quelquefois, mais en général on peut se dépêtrer avec le treuil. Ce mois-ci, il n’y a eu que deux cas de malchanceux obligés de rentrer à pied à la base. — J’espère que nous ne serons pas le troisième, déclara Mackay tandis que le véhicule s’engageait dans la valve de sortie. — Je ne me tracasse pas, fit l’autre avec un gros rire, en attendant l’ouverture de la porte extérieure. Comme nous ne devons pas trop nous éloigner de Port Lowell, nous pourrons toujours réintégrer le dôme, même en admettant que le pire se produise. Avec une brusque accélération, ils franchirent la valve, et se trouvèrent aussitôt hors de la ville. Une route étroite, percée au travers de la végétation vivace, et sur laquelle s’embranchaient d’autres artères disposées en étoile, faisait le tour de la cité. Elles conduisaient aux mines proches, à la station de radio, aux observatoires des collines et à l’aérodrome. C’était à l’aérodrome que se déroulait en ce moment même le déchargement de la cargaison de l’Arès, par l’intermédiaire de fusées accomplissant la navette avec Déimos. — Allez-y, faites votre choix ! lança le chauffeur en stoppant à la première bifurcation. Quel chemin prend-on ? Gibson, qui était en train de se débattre avec une carte trois fois trop grande pour la cabine, essuya un regard de dédain de la part du géologue. — Je ne sais pas où vous avez déniché ça, dit ce dernier. Je suppose que c’est l’administrateur qui vous l’a collée dans les mains, mais n’importe, elle est tout à fait périmée. Dites-moi seulement où vous voulez aller et je vous y emmène sans m’occuper de votre paperasse. — Parfait, articula humblement l’intéressé. Je suggère que nous montions sur les collines pour avoir un panorama. Allons à l’observatoire, si vous voulez. Le pou bondit en avant et se mit à filer le long de l’étroite chaussée. Ses passagers virent le vert éclatant qui les entourait se fondre en une tache trouble et sans limite. — À quelle vitesse ces engins-là peuvent-ils rouler ? s’inquiéta Gibson dès qu’il se fut dégagé du giron de Mackay, où l’avait projeté ce départ foudroyant. — Oh, au moins du cent à l’heure sur une bonne route, mais comme il n’y en a pas une seule vraie sur Mars, mieux vaut ne pas s’emballer. En ce moment, je fais du soixante. Sur terrain difficile, on doit s’estimer heureux si l’on atteint la moitié. — Et leur rayon d’action ? renchérit Mackay, encore un peu effrayé. — Un bon millier de kilomètres, même sans se priver de chauffage, de cuisson et du reste. Pour les voyages vraiment longs, nous traînons une remorque avec des cellules génératrices de réserve. Le record est d’à peu près cinq mille kilomètres. En ce qui me concerne, j’en ai déjà fait trois mille d’un coup, quand je prospectais du côté d’Argyre. Mais quand on s’embarque dans de pareilles expéditions, on s’arrange pour se faire parachuter du ravitaillement. Ils ne roulaient que depuis deux minutes, et Port Lowell descendait déjà derrière l’horizon. La courbe accentuée de la planète rendait l’appréciation des distances très difficile. Ainsi, la vue des coupoles à demi cachées incitait à croire qu’il s’agissait de constructions beaucoup plus vastes, situées à une distance beaucoup plus grande qu’elles ne l’étaient en réalité. Peu après, tandis que le pou montait à l’assaut de terrains plus élevés, les bulles transparentes commencèrent à réapparaître. Les collines qui dominaient Port Lowell avaient moins de mille mètres d’altitude, mais elles constituaient une barrière très utile en hiver, contre les vents froids soufflant du sud ; elles fournissaient en outre des sommets élevés pour l’émetteur de radio et l’observatoire. Les quatre hommes arrivèrent à la station de radio une demi-heure après leur départ. Ressentant le besoin de se dégourdir les jambes, ils ajustèrent leurs masques et sortirent un à un du véhicule par la valve élastique. Le paysage n’avait rien de très impressionnant. Au nord, les dômes familiers de Port Lowell flottaient comme de l’écume sur une mer de jade. Vers l’ouest, Gibson put tout juste avoir un aperçu du désert rougeâtre qui ceignait la planète tout entière. Comme le sommet des collines se trouvait un peu au-dessus de lui, le sud lui était caché, mais il savait que le bandeau vert de la végétation s’étendait sur plusieurs centaines de kilomètres, jusqu’à la Mare Erythraeum. C’est à peine si quelques plantes poussaient sur les hauteurs, probablement à cause du manque d’humidité, pensa-t-il. Martin se dirigea vers le poste émetteur. Celui-ci était entièrement automatique, et ne nécessitait aucun personnel. Un réflecteur parabolique géant braqué vers la Terre, distante de soixante millions de kilomètres sur la route du Soleil, reposait sur la colline. Le long de ses rayons invisibles allaient et venaient les messages qui reliaient les deux mondes. Peut-être qu’à ce même instant, l’un des articles de Gibson s’envolait vers la planète mère, à moins qu’une directive de Ruth Goldstein n’accourût vers Mars. La voix de Mackay, fluette et déformée par la rareté de l’air, le fit se retourner. — En voilà une qui va se poser … là, sur la droite ! Non sans peine, il repéra la trace minuscule d’une fusée qui traversait le ciel à toute vitesse. Elle vira au-dessus de la cité et se perdit derrière les dômes pour prendre contact avec le sol de la piste. Gibson espéra qu’elle apportait au moins le reste de ses bagages, qui mettaient décidément longtemps à le rejoindre. L’observatoire était situé à environ cinq kilomètres au sud, sur l’autre versant des collines, en un lieu où les lumières de Port Lowell ne risquaient pas de gêner les travaux. Gibson s’attendait à découvrir les coupoles métalliques luisantes qui sont, sur Terre, l’enseigne typique des astronomes, mais il se rendit compte que seule dépassait une petite bulle en plastique dont l’unique objectif était d’abriter le personnel. Les instruments proprement dits se trouvaient à l’air libre, encore qu’une protection fût prévue en cas de mauvais temps, chose très rare sur cette planète. Les lieux semblaient déserts. Les excursionnistes stoppèrent près du plus gros appareil, un télescope à miroir d’un mètre à peine de diamètre ; à la vérité, cet instrument était minuscule pour appartenir au principal observatoire de Mars. On voyait aussi deux petits réfracteurs, ainsi qu’un système horizontal compliqué que Mackay définit comme étant un canalisateur, ou quelque chose de ce genre. Avec le dôme pressurisé, c’était à peu près tout. Quelqu’un devait se trouver là, car un pou était parqué à proximité du bâtiment. — Ce sont des gens très sympathiques, déclara le chauffeur en arrêtant sa voiture. Ils mènent une existence assez morne, ici, et les visites leur font toujours plaisir. Sans compter qu’ils ont de la place pour détendre nos membres engourdis et qu’ils vont nous permettre de déjeuner confortablement. — Nous ne pouvons tout de même pas les obliger à improviser un repas pour nous ! protesta Gibson, qui répugnait à contracter des obligations dont il ne pouvait se libérer en réciproquant. Le chauffeur parut sincèrement surpris, puis il se mit à rire de bon cœur. — Comprenez-moi … Ici, nous ne sommes pas sur Terre. Sur Mars, chacun s’entraide ; nous y sommes obligés, sans quoi nous n’arriverions à rien. D’ailleurs, j’ai emporté des provisions et je n’ai besoin que d’un fourneau. Vous ne savez pas ce que c’est que de cuire un repas à l’intérieur d’un pou avec quatre hommes à bord. Comme prévu, les deux astronomes de service les accueillirent à bras ouverts et la petite coupole à air conditionné ne tarda pas à se remplir d’odeurs de cuisine. Pendant ce temps-là, Mackay, qui avait accroché l’aîné des savants, entreprenait avec lui une discussion technique sur les travaux de l’observatoire. La conversation était d’un niveau trop élevé pour Gibson, mais il essaya pourtant d’en tirer des éléments d’information. En principe, les deux hommes parlaient surtout d’astronomie de position, une tâche obscure mais essentielle qui consiste à déterminer les longitudes et les latitudes, et à fournir des signaux horaires. Le travail d’observation proprement dit était très restreint, car cette besogne revenait depuis longtemps aux énormes instruments installés sur la Lune ; le minuscule télescope de Mars ne pouvait espérer rivaliser avec eux, surtout avec le handicap supplémentaire que formait l’atmosphère non négligeable de cette planète. C’est à peine si l’on avait daigné mettre à profit le faible surcroît de précision offert par l’orbite plus large de Mars pour vérifier la parallaxe de quelques étoiles rapprochées. Tout en mangeant — son appétit était meilleur qu’il ne l’avait jamais été depuis son arrivée — , Gibson ressentait une certaine satisfaction d’avoir un peu égayé la dure existence de ces hommes dévoués. Comme il n’avait pas encore rencontré suffisamment d’astronomes pour que ses illusions fussent détruites, il éprouvait pour eux un respect tout à fait disproportionné, car il s’imaginait qu’ils menaient une vie monacale dans leurs lointaines retraites. Même son premier contact avec les excellents cocktails du bar du mont Palomar n’avait pas réussi à le débarrasser de ses croyances simplistes. Après le repas, chacun s’attela consciencieusement au lavage de la vaisselle, qui dura ainsi deux fois le temps normal. Les visiteurs furent ensuite invités à jeter un coup d’œil dans le télescope. On était au début de l’après-midi et Gibson se dit qu’il n’y avait sans doute pas grand-chose à voir. En quoi il se trompait. Au début, l’image fut trouble et Martin dut ajuster le réglage avec des doigts malhabiles. Ce n’était pas facile de viser dans l’oculaire spécial alors qu’on portait un masque respiratoire, mais l’écrivain maîtrisa bientôt les difficultés. En plein milieu du champ de vision, sur le fond du ciel presque noir, une splendide faucille nacrée, grosse comme une lune de trois jours, pendait à proximité du zénith. Quelques marques étaient visibles sur la partie illuminée, mais Martin ne put les identifier en dépit de tous ses efforts. Une trop grande partie de la planète se trouvait dans l’obscurité pour qu’on pût apercevoir un seul des principaux continents dans sa totalité. Pas très loin de là flottait un croissant de forme identique, mais beaucoup plus petit et plus pâle. Le romancier reconnut distinctement certains cratères familiers. Planètes jumelles, la Terre et la Lune formaient certes un beau couple, mais elles étaient impuissantes à faire naître en Gibson de la nostalgie ou du regret pour ce qu’il avait abandonné, tant elles paraissaient lointaines et éthérées. Un astronome prit la parole, son masque tout proche de celui de Gibson. — Quand il fait nuit, on peut distinguer les lueurs des villes sur la face nocturne, celles de New York et de Londres en particulier. Pourtant, le plus magnifique spectacle, c’est le reflet du soleil sur la mer. Il se produit sur le bord du disque et prend à cette distance l’aspect d’une étoile chatoyante, mais il n’est perceptible qu’en l’absence de nuages dans le secteur. Malheureusement, la partie que nous avons sous les yeux n’est formée que de terres émergées. Avant de quitter l’observatoire, les quatre compagnons eurent un regard pour Déimos, qui se levait à l’Est de sa façon paresseuse habituelle. Le grossissement maximum du télescope semblait rapprocher la grossière petite lune à quelques kilomètres et Gibson ne fut pas peu surpris d’y dénicher deux taches brillantes juxtaposées, qui représentaient l’Arès. Il aurait bien voulu détailler un peu Phobos, mais le satellite n’était pas encore levé. Comme il n’y avait plus rien d’autre à voir, les visiteurs prirent bientôt congé des deux astronomes pour regagner leur « pou des sables ». Ils distinguèrent encore les signes d’adieu un peu tristes que faisaient leurs hôtes alors que le véhicule courait déjà au flanc de la colline. Le chauffeur expliqua qu’il allait faire un détour dans le but de ramasser des spécimens de roche. Gibson n’éleva aucune objection, car pour lui chaque coin de la planète avait sensiblement le même intérêt qu’un autre. Aucune route véritable ne parcourait les hauteurs, mais toutes les aspérités avaient été usées par l’érosion au cours des âges, si bien que le sol était devenu parfaitement lisse. Çà et là, quelques rocs récalcitrants émergeaient encore, étalant une débauche fantastique de couleurs et de formes, mais ces obstacles pouvaient être évités aisément. Une fois ou deux, les hommes passèrent devant de petits arbres — si l’on pouvait leur décerner ce nom — d’une espèce que Gibson n’avait encore jamais vue. On aurait plutôt dit des morceaux de corail, avec leur silhouette raide et pétrifiée. Selon le chauffeur, ces arbustes étaient vivants et excessivement vieux, mais personne n’avait encore pu mesurer leur vitesse de croissance. Une rudimentaire évaluation de leur âge concluait à cinquante mille ans ; quant à leur système de reproduction, il demeurait un mystère absolu. Vers le milieu de l’après-midi, les explorateurs atteignirent une falaise basse mais resplendissante de couleurs. La « crête de l’Arc-en-Ciel », ainsi dénommée par le géologue, rappela irrésistiblement au romancier les plus flamboyants canons de l’Arizona, à une échelle beaucoup plus petite. Mackay et Jimmy descendirent du véhicule pour permettre à leur compagnon de ramasser des échantillons ; Gibson, ravi, en profita pour impressionner la moitié de la pellicule multichrome qu’il tenait prête pour une telle occasion. Si le film pouvait rendre cette gamme de nuances avec fidélité, il tiendrait les promesses de son fabricant. Malheureusement, Martin devrait attendre son retour sur Terre pour le faire développer, car personne sur Mars n’était outillé pour ce genre de photos. — Allons, dit le géologue, je crois qu’il est temps de prendre le chemin du retour si nous voulons être rentrés pour le thé. Nous pouvons passer par le même chemin qu’à l’aller, c’est-à-dire nous en tenir aux sommets, ou bien alors contourner les collines. Vous avez une préférence ? — Pourquoi ne pas revenir par la plaine ? Ce serait plus direct, objecta Mackay, qui commençait à s’ennuyer un peu. — Oui, mais ce serait aussi le chemin le plus mauvais … On ne peut pas faire de vitesse au milieu de ces énormes trognons de choux. — Je déteste revenir sur mes pas, déclara Gibson. Faisons le tour des collines pour voir ce que nous pouvons trouver par-là. Le chauffeur grimaça un sourire. — Ne vous faites pas trop d’illusions : c’est à peu près la même chose des deux côtés. Bon, allons-y ! Le « pou » démarra, et la crête de l’Arc-en-Ciel disparut bientôt derrière eux. Ils suivaient maintenant un chemin sinueux à travers une région complètement stérile d’où les arbres pétrifiés avaient même disparu. Gibson apercevait de temps à autre une tache verte qui ressemblait à de la végétation mais qui, vue de plus près, se révélait être un nouvel édifice minéral. Cette contrée, véritable paradis des géologues, possédait une étrange beauté. C’était sans doute l’un des coins les plus magnifiques de Mars. Ils roulaient depuis une demi-heure quand les collines s’abaissèrent pour faire place à une longue vallée tortueuse qui, sans erreur possible, était le lit d’un ancien cours d’eau. Un grand fleuve y avait coulé cinquante millions d’années plus tôt — expliqua le chauffeur — avant d’aller se jeter dans la Mare Erythraeum, l’une des rares mers martiennes ayant reçu un nom correct, encore que bien démodé. Le « pou » stoppa sur la demande de ses passagers et chacun contempla le lit rocailleux avec des sentiments divers. Gibson tenta d’imaginer le paysage tel qu’il devait apparaître en ces temps reculés, quand les grands reptiles régnaient sur la Terre et que l’homme n’était encore que la chimère d’un lointain futur. Les falaises rougeâtres avaient dû à peine changer au cours des siècles, mais elles encadraient alors une étrange rivière qui s’étirait avec lenteur par suite d’une pesanteur faible. Oui, ce spectacle aurait pu être celui de la Terre à la même époque. Aucun œil intelligent n’en avait-il été le témoin ? Personne ne savait. Les Martiens existaient peut-être alors, avant d’être ensevelis par le temps. L’antique cours d’eau avait cependant laissé un héritage, sous la forme d’une humidité dont les effets se manifestaient au creux de la vallée. Une étroite bande de végétation, dont le vert éclatant contrastait avec la rouille des falaises, s’était ainsi propagée depuis l’ancienne mer Erythraeum. Les plantes étaient les mêmes que celles du côté opposé de la colline, déjà connues de Gibson, mais il s’y mêlait çà et là quelques nouveautés. Assez hautes pour mériter le nom d’arbre, elles ne possédaient cependant pas de feuilles mais seulement des branches minces, en forme de fouets, qui tremblaient continuellement en dépit de l’immobilité de l’air. Gibson se dit que c’étaient les silhouettes les plus sinistres qu’il eût jamais vues. On les supposait capables d’enrouler soudain leurs tentacules autour d’un passant sans méfiance. En réalité, il le savait fort bien, elles étaient totalement inoffensives, comme tout ce qui appartenait à Mars. Après avoir erré dans la vallée, les voyageurs commençaient à escalader l’autre versant quand le chauffeur arrêta brusquement son engin. — Hé ! dit-il. C’est bizarre, je ne savais pas qu’il y avait de la circulation dans ce coin-ci … N’étant pas aussi observateur qu’il aimait à le croire, Gibson ne sut tout d’abord ce qu’il voulait dire. Il remarqua enfin une piste courant le long de la vallée, perpendiculaire à leur route. — Plusieurs véhicules lourds sont passés ici, remarqua le géologue. Je suis certain que cette piste n’existait pas la dernière fois que je suis venu dans les parages, il y a de cela … Voyons … à peu près un an. Aucune expédition vers Erythraeum n’a pourtant eu lieu pendant ce temps-là … — Dans quelle direction mène-t-elle ? demanda Gibson. — Eh bien, en remontant la vallée jusqu’à l’autre versant, vous aboutissez à Port Lowell. C’est ce que j’avais l’intention de faire. Cette direction-ci ne conduit qu’à la mer. — Si nous la suivions un peu ? Nous avons le temps. Sans trop se faire prier, le chauffeur fit faire demi-tour au véhicule et ils redescendirent la vallée. De place en place, la piste s’évanouissait lorsqu’ils passaient sur de la roche lisse, mais elle réapparaissait chaque fois un peu plus loin. Pourtant, ils finirent par la perdre complètement. — Je ne sais pas ce que ça veut dire, grommela le géologue après avoir stoppé. Ils n’ont pu aller que par-là. Avez-vous remarqué en passant ce défilé, à un kilomètre derrière nous à peu près ? Je parie à dix contre un que c’est par-là que ça se dirige. — Et où cela aboutirait-il ? — C’est là que ça devient amusant : c’est un cul-de-sac intégral. Il y a bien un mignon amphithéâtre environ deux kilomètres plus loin, mais on ne peut en sortir que par où l’on y pénètre. J’ai passé une couple d’heures dans cet endroit-là quand on procédait au premier examen de la région. C’est un petit coin charmant, bien abrité et doté d’un peu d’eau de source. — Une cachette idéale pour des contrebandiers, dit Gibson en riant. Le chauffeur esquissa un sourire. — C’est une idée comme une autre. Il existe peut-être un gang spécialisé dans le trafic de beefsteaks avec la Terre. Je sens que je vais en exiger un par semaine pour prix de mon silence. L’étroit défilé avait visiblement servi jadis de lit à un affluent de la rivière principale. La circulation y était en tout cas beaucoup plus pénible que dans la grande vallée. Avant d’avoir parcouru un long trajet, les quatre amis se rendirent compte qu’ils étaient sur la bonne piste. — On a fait du nivelage par ici, remarqua le chauffeur. Ce tronçon de route n’existait pas la dernière fois. J’ai même dû m’engager sur cette rampe et il a presque fallu que j’abandonne la voiture. — À votre avis, de quoi s’agit-il ? demanda le romancier, qui commençait à se passionner pour ce mystère. — Oh, il existe plusieurs projets de recherches très spécialisées et dont on n’entend pas beaucoup parler. Il se peut qu’on ait entrepris quelque chose à proximité de la ville, par exemple. Il avait notamment été question de construire un observatoire magnétique. Les générateurs de Port Lowell seraient assez bien abrités par les collines. Pourtant, je ne crois pas que ce soit l’explication, car j’ai entendu dire … Nom d’une pipe ! Ils venaient de déboucher brusquement du défilé et découvraient devant eux un ovale de verdure presque parfait, flanqué de petites montagnes ocrées. Ce qui devait avoir été autrefois un délicieux lac de montagne formait encore un décor reposant pour un œil fatigué de rocs multicolores et sans vie. Au début, Gibson remarqua à peine le brillant tapis de végétation tant il était fasciné par l’agglomération de dômes qui s’étendait au bord de la petite plaine comme une miniature de Port Lowell lui-même. Ils roulèrent en silence sur la route tracée au cœur de la vivante couche verte. Personne à l’extérieur des coupoles, mais un gros véhicule de transport trahissait des présences certaines. — Une drôle d’installation …, estima le chauffeur en ajustant son masque. On devait avoir une excellente raison pour dépenser tant d’argent. Attendez-moi une minute, le temps que j’essaie de voir quelqu’un. Ses compagnons le virent disparaître à l’intérieur de la plus grosse coupole. Son absence sembla durer un siècle, tant leur impatience de savoir était grande. La porte extérieure se rouvrit enfin et le géologue revint lentement vers eux. — Alors ? questionna Gibson avec avidité, tandis qu’il reprenait sa place à leur côté. Qu’est-ce qu’on vous a dit ? Il y eut un bref silence, puis le « pou » démarra. — Dites donc, qu’est devenue cette fameuse hospitalité martienne ? On ne nous a pas invités ! s’écria Mackay. Le géologue parut embarrassé. Il avait tout à fait l’air d’un homme qui vient de commettre une gaffe. — C’est une station de recherches industrielles, dit-il, après avoir toussoté et en choisissant ses mots avec un soin évident. Elle fonctionne depuis peu, c’est pourquoi je n’en avais pas entendu parler jusqu’ici. On ne peut pas y entrer, parce qu’ils ont stérilisé les locaux et qu’ils se soucient peu d’y laisser introduire des spores. Il faudrait prendre un bain de désinfectant et changer tous nos vêtements. — Je comprends, fit Gibson. Quelque chose lui disait qu’il était inutile de poser d’autres questions. Il avait la certitude, la conviction même, que leur compagnon ne révélait qu’une partie de la vérité, et non la plus importante. Pour la première fois, les doutes et les soupçons qu’il avait voulu ignorer jusque-là commencèrent à se cristalliser dans son esprit. Cela avait commencé même avant son arrivée, quand l’Arès avait été mystérieusement détourné de Phobos. Et voilà maintenant que Martin tombait sur cette station de recherche camouflée … Bien qu’expérimenté, le chauffeur avait été aussi surpris que les hommes de l’Arès ; après coup, il avait tenté de faire oublier son indiscrétion involontaire. Il y avait là un mystère. Le romancier renonçait à imaginer lequel, mais ce devait être énorme, car non seulement cela concernait Mars, mais aussi Phobos. La plupart des colons étaient tenus dans l’ignorance, ce qui ne les empêchait pas de garder le secret quand ils le découvraient par hasard. Mars cachait son jeu, et ne pouvait le cacher qu’à la Terre. Chapitre X Le Grand Hôtel martien n’abritait maintenant pas moins de deux clients, ce qui imposait un effort sévère à son personnel de fortune. Les compagnons de Jimmy s’étaient arrangés pour être hébergés chez des amis, mais comme lui-même ne connaissait personne à Port Lowell, il avait dû se résigner à accepter l’hospitalité officielle. Gibson se demandait si cela irait sans inconvénient. En effet, il ne désirait pas forcer une amitié qui, malgré tout, était encore fragile et provisoire. Or, si Jimmy demeurait en contact permanent avec lui, les résultats pouvaient être désastreux. L’écrivain se souvenait d’une épigramme composée un jour par un de ses ennemis et qui disait : « Martin est le meilleur garçon du monde, à condition que vous ne le voyiez pas trop souvent. » Il y avait assez de vérité là-dedans pour le blesser, et Gibson se souciait peu de refaire une expérience de ce genre. Peu à peu, sa vie avait adopté une routine assez stable. Le matin était consacré au travail. C’était le moment où il jetait sur le papier ses impressions sur Mars, non sans présomption d’ailleurs, puisqu’il n’avait vu jusque-là qu’une bien minime partie de la planète. L’après-midi était réservé aux tours d’inspection et aux interviews des habitants. Jimmy l’accompagnait parfois dans ces visites, et une fois même, tout l’équipage de l’Arès s’était rendu avec lui à l’hôpital pour voir où en étaient le docteur Scott et ses collègues dans leur lutte contre la fièvre martienne. Il était encore trop tôt pour tirer des conclusions, mais Scott semblait assez optimiste : — Ce qu’il nous faudrait, disait-il en se frottant les mains avec nervosité, c’est une bonne épidémie qui permettrait d’essayer convenablement notre remède. Nous n’avons pas assez de cas en ce moment. Jimmy avait deux raisons pour suivre le romancier dans ses démarches. Tout d’abord, son ami pouvait pénétrer à peu près partout où il le désirait, et c’était pour le jeune homme l’occasion de voir des endroits intéressants qu’il n’eût jamais connus sans cela. Le deuxième motif, purement intime celui-là, était son intérêt croissant pour le singulier caractère de Martin Gibson. Ce dernier n’avait jamais repris leur premier entretien, en dépit de rapports devenus très étroits. Jimmy sentait que le romancier était soucieux de s’attirer son amitié et de lui faire oublier ses erreurs du passé. L’étudiant était très capable d’accepter son offre, car il réalisait assez bien que Martin pouvait lui être extrêmement utile dans sa carrière. Comme beaucoup de jeunes gens ambitieux, il calculait froidement ses intérêts et composait son attitude en conséquence. Gibson eût été passablement consterné d’apprendre certains calculs de son protégé au sujet d’avantages que pouvait valoir son patronage. Toutefois, il eût été injuste de prétendre que l’esprit de Jimmy n’était occupé que par ces considérations matérielles. À certains moments, il comprenait la solitude intérieure de son ami, la solitude du célibataire qui prend de l’âge. Peut-être réalisait-il aussi, encore inconsciemment, qu’il commençait à représenter pour lui le fils que Gibson n’avait jamais eu. Il n’était pas bien sûr de désirer ce rôle, mais il se sentait quelquefois plein de compassion pour Martin, et il éprouvait alors le besoin de lui être agréable. Après tout, il est difficile de ne pas ressentir une certaine affection pour quelqu’un qui vous aime. L’incident qui introduisit un élément nouveau et tout à fait inattendu dans la vie du jeune garçon fut vraiment très banal. Jimmy était sorti seul un après-midi et, comme la fantaisie l’avait pris d’aller boire quelque chose, il avait pénétré dans le petit café situé en face du bâtiment de l’administration. Malheureusement, il avait mal choisi son heure, car le local fut subitement envahi alors qu’il sirotait tranquillement une tasse de thé. La pause de vingt minutes qui interrompait toute activité sur Mars venait de commencer. C’était une règle que l’administrateur avait imposée dans l’intérêt de la productivité, encore que chacun eût préféré s’en passer et terminer le travail un peu plus tôt. Jimmy fut très vite entouré par une armée de jeunes femmes qui se mirent à le lorgner avec une candeur alarmante et un manque total de retenue. Une demi-douzaine d’hommes étaient entrés avec la bande, mais ils se réunirent autour d’une même table pour s’assurer une mutuelle protection. D’ailleurs, à en juger par leur air absorbé, ils continuaient à se battre mentalement avec les dossiers qu’ils avaient laissés sur leurs bureaux. Une femme à l’aspect sévère, qui devait approcher de la quarantaine — probablement une secrétaire en chef — était assise juste en face de Jimmy et conversait avec une toute jeune fille. Il décida de finir sa consommation aussi vite que possible et de s’en aller. Comme il se frayait à grand-peine un passage, il trébucha soudain sur une jambe étendue. S’agrippant à la table, il réussit à éviter le pire, mais au prix d’un douloureux choc au coude. Sur le coup, il oublia qu’il n’était plus à bord de l’Arès et manifesta ses sentiments par quelques mots bien choisis puis, rouge jusqu’aux oreilles, il s’enfuit vers la liberté. Toutefois, il avait eu le temps de remarquer que la femme d’un certain âge s’efforçait de retenir son rire, tandis que la plus jeune n’essayait même pas d’en faire autant. Il oublia bientôt cette petite mésaventure. Ce fut Gibson qui la lui rappela le lendemain, tout à fait incidemment, tandis qu’ils conversaient tous les deux. Ils en étaient venus à parler de l’évolution rapide de la cité au cours des dernières années, en se demandant si elle se poursuivrait au même rythme dans l’avenir. Le romancier faisait remarquer la répartition normale des âges, qui était due au fait qu’aucune personne de moins de vingt et un ans n’avait été admise à émigrer sur Mars. Il existait de la sorte une brèche complète entre dix et vingt et un ans, un trou que le taux de natalité élevé de la colonie ne tarderait pas à combler. Jimmy écoutait sans trop d’intérêt quand cette réflexion de son ami le fit sursauter. — C’est drôle, lâcha-t-il, hier, j’ai aperçu une jeune fille qui avait à peine dix-huit ans. Il se tut brusquement. Comme une bombe à retardement, le souvenir du rire moqueur qui avait accompagné sa fuite hors du café venait d’éclater dans sa mémoire. Il n’entendit pas Gibson lui rétorquer qu’il avait dû se tromper. L’idée venait de s’imposer à lui qu’il devait revoir cette fille, qui qu’elle fût ou d’où qu’elle vînt. Dans une agglomération comme Port Lowell, tout le monde se rencontrait tôt ou tard, au hasard d’une promenade. Mais comme Jimmy n’avait pas l’intention d’attendre une entrevue problématique, il s’installa dès le lendemain devant une tasse de thé, à la même table du petit bar, juste avant la pause de l’après-midi. Ce comportement peu subtil lui avait causé une certaine angoisse. Sa présence n’allait-elle pas paraître trop manifestement intéressée ? Mais, après tout, n’était-ce pas son droit de se rafraîchir, comme les employés du service administratif ? Bien sûr, il y avait aussi la débâcle de la veille. Pour se réconforter, Jimmy évoqua une citation où il était question de cœurs courageux et de belles dames. Ses scrupules étaient superflus. Bien qu’il eût attendu jusqu’à ce que le café se vidât de tous ses clients, il ne vit aucune trace de la belle ni de sa compagne. Elles avaient dû aller ailleurs. Pour un jeune homme débrouillard comme lui, ce n’était qu’un échec, gênant peut-être, mais provisoire. La jeune fille devait certainement travailler dans le bâtiment de l’administration et l’on pouvait invoquer d’innombrables prétextes pour le visiter. Jimmy pouvait, par exemple, demander quelques renseignements sur ses appointements, mais il réfléchit et se dit que cela ne le conduirait pas dans les bureaux du classement ou des sténodactylos, où elle était probablement employée. Il valait mieux surveiller l’édifice aux heures d’entrée et de sortie du personnel. Avant que Jimmy ne tentât de résoudre ses difficultés, le destin entra de nouveau en jeu sous les traits de Martin Gibson qui arrivait, passablement essoufflé. — Je te cherche partout, Jimmy ! Dépêche-toi d’aller t’habiller ; tu ne sais donc pas qu’il y a un spectacle ce soir ? Nous sommes tous invités chez l’administrateur avant la séance. Il nous reste deux heures … — Quelle est la tenue de rigueur pour un dîner officiel, ici ? — Short noir et cravate blanche, je pense, dit Gibson, en hésitant un peu. Ou bien le contraire. De toute façon, on nous le dira à l’hôtel. J’espère qu’on trouvera quelque chose à ma taille. On trouva, mais de justesse. Sur Mars, où les vêtements sont réduits à leur plus simple expression par suite du conditionnement de l’air, la tenue de soirée consistait simplement en une chemise de soie blanche à deux rangées de boutons de nacre, une cravate noire et un short de satin noir comportant une ceinture de larges anneaux d’aluminium montés sur un support élastique. Le tout avait meilleure allure qu’on aurait pu le croire, mais ainsi accoutré, Gibson représentait une sorte de compromis entre un boy-scout et un page. Par contre, Norden et Hilton portaient beau. Mackay et Scott étaient moins élégants ; quant à Bradley, il ne s’en préoccupait pas le moins du monde et ça se voyait. La résidence de l’administrateur était la demeure privée la plus vaste de la planète, encore qu’elle eût semblé très modeste sur Terre. Les invités se réunirent dans le salon d’attente où on leur servit l’apéritif — un véritable, celui-là — avant de passer à la salle à manger. En tant que second en grade après Hadfield, le maire Whittaker avait été également invité. En écoutant la conversation des deux hommes avec Norden, Gibson nota, pour la première fois, le respect dont les colons entouraient les hommes qui assuraient la liaison avec la Terre. Hadfield ne tarissait pas d’éloges sur l’Arès et devenait presque lyrique lorsqu’il vantait sa vitesse, sa capacité de transport et les heureux effets qui en découlaient pour l’économie de Mars. — Avant d’aller plus loin, déclara-t-il, une fois l’apéritif vidé, je serais heureux de vous présenter ma fille, qui s’occupe en ce moment des préparatifs. Je vous prie de m’excuser, je cours la chercher … Il ne fut absent que quelques secondes. — Voici Irène, annonça-t-il, en cherchant vainement à ne pas laisser transparaître de fierté dans sa voix. Il la présenta à chacun de ses invités, un par un, et arriva finalement devant Jimmy. La jeune fille regarda ce dernier avec un charmant sourire. — Je crois que nous nous sommes déjà rencontrés, n’est-ce pas ? dit-elle. Les joues du jeune stagiaire s’empourprèrent, mais il ne perdit pas pied et lui retourna son sourire. — C’est exact, répondit-il. C’était tout de même stupide de sa part de n’y avoir pas songé. En réfléchissant un tant soit peu, il aurait dû deviner qui elle était. Sur Mars, le seul homme qui pouvait se permettre d’enfreindre les règles était celui qui les instituait ! Jimmy se souvenait d’avoir entendu dire que l’administrateur avait une fille, mais il ne lui était pas venu à l’idée d’associer les deux faits. Tout s’expliquait, à présent : quand Hadfield et sa femme avaient émigré, leur fille unique les accompagnait, ainsi que le prévoyaient les clauses du contrat. Personne d’autre n’avait été autorisé à en faire autant. Bien qu’excellent, le repas fut un peu pénible pour Jimmy, non faute d’appétit ( ce qui eût été inconcevable ), mais parce que le jeune homme était mal placé et qu’il mangeait d’un air distrait. Assis presque à l’extrémité de la table, il ne pouvait voir Irène qu’en se tordant le cou d’une façon fort peu distinguée, aussi éprouva-t-il un sérieux soulagement quand le dîner fut terminé et quand les invités se levèrent pour le café. Deux autres habitants de la maison de l’administrateur attendaient déjà au salon : c’était un couple de chats siamois, occupant les meilleurs sièges et contemplant les visiteurs d’un regard impénétrable. Gibson, à qui ils furent présentés comme Topaze et Turquoise, essaya aussitôt de s’en faire des amis. — Aimez-vous les chats ? demanda Irène à Jimmy. — Oui, plutôt …, répondit-il, bien qu’il les eût en horreur. Il y a longtemps qu’ils sont ici ? — Oh, environ un an. Ce n’est qu’un caprice, vous savez. Ils sont les seuls animaux vivant sur cette planète, et je me demande s’ils l’apprécient … — En tout cas, je suis certain que la planète, elle, les apprécie. Est-ce qu’ils ne sont pas un peu gâtés ? — Ils sont trop indépendants. Je ne crois pas qu’ils éprouvent réellement de l’affection pour quelqu’un, même pour papa, qui aime pourtant se l’imaginer. Avec beaucoup de tact, et profitant des bonnes dispositions de la jeune fille qui allait toujours au-devant de ses questions, Jimmy amena la conversation sur des sujets plus personnels. Il apprit ainsi qu’elle travaillait à la section de comptabilité, et qu’elle était également au courant de pas mal d’autres besognes du service administratif, où elle espérait occuper un jour un poste important. Il devina que la situation de son père était plutôt un léger handicap pour Irène. Si cela contribuait à lui rendre la vie plus facile sur certains points, sur d’autres elle constituait un préjudice bien défini, car Port Lowell était férocement démocratique. Il était très difficile de cantonner Irène au sujet martien, car elle préférait de beaucoup entendre parler de la Terre, qu’elle avait quittée tout enfant et qui revêtait dans son imagination l’aspect fabuleux d’un rêve. Jimmy fit de son mieux pour répondre à sa curiosité, trop heureux de captiver son attention. Il parla des grandes villes du globe, de ses montagnes et de ses océans, de son ciel bleu aux nuages fuyants, de ses rivières et de ses arcs-en-ciel, toutes choses dont Mars était privée. Tout en s’animant, il sombrait de plus en plus sous le charme des yeux rieurs de sa compagne. On ne pouvait les décrire mieux, car Irène paraissait être, à tout moment, sur le point de vous faire partager une plaisanterie secrète. Se moquait-elle encore de lui ? Jimmy n’en était pas sûr et, d’ailleurs, il ne voulait pas en tenir compte. Qu’il est stupide de croire, se disait-il, que l’on reste bouche cousue en de telles occasions ! Il n’avait jamais été aussi bavard de toute sa vie … Il réalisa soudain qu’un grand silence s’était fait et que tous les regards étaient braqués sur eux. — Hum ! toussota Hadfield. Si vous en avez terminé tous les deux, nous pourrions peut-être nous en aller. Le spectacle commence dans dix minutes. Quelques instants plus tard, ils faisaient leur entrée dans le petit théâtre où la majeure partie de la population de Port Lowell semblait s’être entassée. Whittaker, qui était parti en avant pour prendre certaines dispositions, les accueillit à la porte et les mena aux places réservées qui occupaient presque entièrement la première rangée. Gibson, Hadfield et Irène se trouvaient au centre, flanqués de Norden et de Hilton, au grand désarroi de Jimmy, auquel ne resta plus que la solution de regarder le spectacle. Comme la plupart des représentations d’amateurs, celle-ci n’était bonne qu’à moitié. Animée par une chanteuse soprano qui pouvait rivaliser avec les meilleures professionnelles terrestres, la partie musicale se révéla excellente. Gibson ne fut pas surpris de voir la mention « ex-chanteuse du Royal Covent Garden Opéra » suivre son nom sur le programme. Suivit un intermède dramatique qu’une héroïne malheureuse et un vilain moyenâgeux interprétèrent de leur mieux. Le public l’apprécia particulièrement, le fit savoir en applaudissant ou en huant les différents personnages, et en criant des conseils gratuits. Ensuite se produisit l’un des plus étonnants ventriloques que le romancier eût jamais vus. La démonstration allait se terminer que — le fantaisiste avoua délibérément la supercherie une minute avant la fin — Martin réalisa seulement qu’un récepteur radio était caché à l’intérieur de la poupée, ainsi qu’un acolyte dans la coulisse. Le morceau suivant, une satire sur la vie de la cité, était tellement rempli d’allusions à la vie locale que l’écrivain n’en comprit que des fragments. En tout cas, les tribulations du personnage principal ( un fonctionnaire tourmenté, visiblement calqué sur le maire Whittaker ) déchaînèrent des tempêtes de rires. L’hilarité augmenta encore quand un individu pittoresque se mit à le harceler de questions saugrenues ( les réponses étant notées sur un petit calepin sans cesse égaré ) et qui prenait des photos de tout ce qu’il apercevait. Gibson mit plusieurs minutes à comprendre l’allusion faite à sa personne, puis il commença à virer au rouge foncé. Il se dit finalement qu’il ne lui restait qu’une chose à faire : rire plus fort que les autres. La séance se termina par des chœurs auxquels tous les spectateurs prêtèrent leurs voix. C’était un genre de distraction que Gibson ne prisait guère, mais il y trouva cependant plus de plaisir que d’habitude. Une certaine émotion l’étreignit même alors qu’il entonnait les derniers accents, si bien que son chant s’étrangla dans sa gorge. Il resta silencieux un instant, surpris de ce qui lui arrivait. La réponse pouvait se lire sur les visages qui l’environnaient. Il y avait là des hommes et des femmes unis dans une même tâche, tendus vers un but unique, chacun et chacune sachant que son travail était vital pour la communauté. Tous étaient conscients de leurs réalisations et ils éprouvaient une satisfaction que bien peu de gens pouvaient s’offrir sur Terre, où toutes les frontières étaient atteintes depuis longtemps déjà. Ce sentiment se trouvait encore intensifié et rendu plus vivace par le fait que Port Lowell était si petit que chacun s’y connaissait. Bien sûr, c’était trop beau pour durer. Avec l’agrandissement de la colonie, l’esprit d’équipe de ces pionniers disparaîtrait peu à peu. Tout deviendrait trop vaste et trop bien organisé, l’exploitation de la planète ne serait plus qu’un travail comme un autre. Mais pour l’instant, la sensation était merveilleuse et l’homme qui pouvait en connaître une de cette qualité, une fois dans sa vie, avait de la chance. Gibson ne se sentait pas le droit de partager cette joie, car il n’était qu’un étranger. Néanmoins, il commençait à en avoir assez de son rôle de visiteur indépendant. S’il en était encore temps, Martin voulait se joindre aux conquérants de Mars. Tel fut le moment précis où Martin Gibson troqua son âme terrestre contre une âme martienne. Personne n’en sut jamais rien. Même ceux qui étaient à ses côtés, s’ils remarquèrent quoi que ce soit, crurent simplement qu’il avait interrompu pendant quelques secondes le chant qu’il entonnait maintenant avec une ardeur nouvelle. Le public se désagrégea par groupes joyeux, de deux ou trois personnes qu’on entendit encore rire, parler et chantonner alors qu’ils s’éloignaient dans la nuit. Le romancier et ses compagnons reprirent le chemin de l’hôtel après avoir pris congé de l’administrateur et du maire. Les deux hommes qui veillaient pratiquement sur les destinées de la planète les regardèrent partir au long des rues étroites. Alors, Hadfield se tourna vers sa fille et lui murmura : — Tu peux regagner la maison maintenant, chérie ; Whittaker et moi allons faire un petit tour. Je serai de retour dans une demi-heure. Répondant de temps à autre à des saluts, ils attendirent que le square fût complètement désert. Whittaker, qui devinait le motif de leur entretien, trépignait d’impatience. — Rappelez-moi que je dois féliciter George pour son spectacle de ce soir, prononça Hadfield. — Entendu. Entre parenthèses, j’ai bien aimé l’allusion à Gibson, notre cafard public. Je suppose que vous voulez étudier de près son dernier exploit ? L’administrateur parut un peu surpris par cette attaque directe. — Il est un peu tard, et d’ailleurs rien ne prouve que l’irréparable soit accompli. Je suis simplement en train de me demander comment nous pourrions empêcher de pareils accidents dans l’avenir. — Ce n’est vraiment pas la faute du chauffeur. Il ne savait rien du projet, c’est par un pur hasard qu’il est tombé dessus. — Croyez-vous que Gibson soupçonne quelque chose ? — Franchement, je n’en sais rien, mais il est assez malin … — Pourquoi diable nous ont-ils envoyé un reporter ? Dieu sait si j’ai tout fait pour l’éloigner d’ici ! Il est capable de découvrir ce qui se passe avant longtemps. Je crois qu’il n’y a qu’une solution … — Laquelle ? — Le mettre au courant. Ne pas tout lui révéler, peut-être, mais assez pour qu’il se tienne tranquille. Ils marchèrent en silence pendant quelques instants, puis Hadfield remarqua : — C’est assez risqué ; cela suppose qu’il soit entièrement digne de notre confiance. — Je l’ai bien observé, ces dernières semaines. Voyez-vous, en principe, il est de notre côté parce que nous réalisons le genre de choses dont il a parlé toute sa vie dans ses bouquins. Toutefois, il n’est pas encore sûr de son fait ; c’est pourquoi j’estime qu’il serait infiniment dangereux de le renvoyer sur Terre sans qu’il ait appris la nature exacte de ce qu’il soupçonne. De nouveau, il y eut un long silence. Les deux hommes avaient atteint la limite du dôme ; le paysage martien, faiblement éclairé par la lueur irradiée par la ville, s’offrait à leurs yeux. — Il faudra que j’y réfléchisse, dit Hadfield en pivotant pour retourner sur ses pas. Tout dépend de la rapidité des événements … — Vous n’avez encore rien ? — Non ! Que le diable les emporte ! On ne peut jamais fixer de dates à ces savants ! Un jeune couple passa bras dessus, bras dessous, devant eux, sans les remarquer. Whittaker sourit. — À propos, Irène semble beaucoup s’intéresser à ce jeune … Comment s’appelle-t-il … Spencer ! — Oh, je n’en sais rien. Il représente surtout un nouveau visage, et puis, le vol interplanétaire est un métier tellement plus romantique que celui que nous avons ici ! — Toutes les jeunes filles en pincent pour les astronautes, hein ? Ne venez pas me dire que je ne vous ai pas prévenu ! Il devint bientôt évident pour Gibson que quelque chose était arrivé à Jimmy, et deux suppositions lui suffirent pour trouver la réponse correcte. Martin approuvait pleinement le choix de son protégé. Irène paraissait être une charmante enfant, d’après le peu qu’il avait vu d’elle. Elle était assez puérile, mais ce n’était pas nécessairement un handicap. Beaucoup plus important était son naturel gai et agréable, bien que l’écrivain lui eût découvert une fois ou deux un air songeur qui, d’ailleurs, ajoutait à son charme. Elle était aussi extrêmement jolie. Si l’âge de Gibson lui permettait de dire que ce n’était pas là un point capital, Jimmy pouvait voir la question d’un œil différent. Martin résolut d’attendre que le jeune garçon abordât le premier la question. Selon toute probabilité, Jimmy était encore persuadé que personne n’avait rien remarqué. Pourtant, le sang-froid de Gibson l’abandonna quand son protégé lui annonça son intention d’occuper un emploi temporaire à port Lowell. Sa décision n’avait en soi rien d’anormal, elle était même de pratique courante parmi les équipages de fusées en escale, qui ne tardaient pas à ressentir les atteintes de l’ennui s’ils restaient inactifs entre deux voyages. Le travail qu’ils choisissaient était toujours d’ordre technique et se rapportait d’une façon ou d’une autre à leur activité professionnelle. Mackay, par exemple, enseignait les mathématiques aux cours du soir, tandis que l’infortuné Scott avait rallié l’hôpital sans délai, dès son arrivée, sans s’accorder la moindre détente. Mais Jimmy, semblait-il, voulait du changement. On manquait de personnel à la section de comptabilité et il pensait que ses connaissances en mathématiques pourraient être utiles. Il avança un argument très persuasif que Gibson écouta avec un véritable plaisir. — Mon cher Jimmy, dit Martin, lorsqu’il eut terminé, pourquoi me dire tout ceci ? Rien ne t’empêche de faire ce que tu veux si tu en as envie. — Je sais, mais comme vous voyez souvent le maire, j’ai pensé que vous pourriez peut-être lui en toucher un mot pour me faciliter les choses. J’en parlerai même à l’administrateur, si tu veux … — Oh, non, je ne … bredouilla-t-il. Il tenta de réparer sa bévue : — Ce n’est pas la peine de le déranger pour des vétilles pareilles. — Écoute, Jimmy, lança Gibson avec une grande fermeté, pourquoi me cacher quelque chose ? Est-ce une idée à toi ou est-ce Irène qui te l’a soufflée ? Cela valait la peine d’avoir fait le voyage jusqu’à Mars, rien que de voir l’expression du jeune amoureux. On aurait dit un poisson sorti de l’eau depuis un moment et qui venait brusquement de comprendre sa situation. — Ah ! dit finalement Jimmy. Je ne savais pas que vous étiez au courant. Vous ne le direz à personne, n’est-ce pas ? Gibson était sur le point de faire remarquer que ce serait tout à fait superflu, mais il vit dans les yeux de son interlocuteur une lueur qui le fit renoncer à toute velléité d’humour. La roue avait tourné, et il se retrouvait lui-même vingt ans plus tôt, au cours d’un certain printemps. Il savait exactement ce que Jimmy éprouvait en cet instant, comme il savait que rien de ce que l’avenir pourrait lui apporter n’égalerait les émotions que le jeune homme était en train de découvrir, toujours aussi neuves et aussi fraîches qu’au premier matin du monde. Il pourrait connaître d’autres amours plus tard : le souvenir d’Irène continuerait à façonner et à colorer sa vie, car cette jeune fille était l’incarnation d’un idéal qu’il avait emmené avec lui sur ce nouveau monde. — Je ferai ce que je pourrai, murmura le romancier, en y mettant tout son cœur. L’histoire se répète, mais jamais d’une façon identique, et une génération profite souvent des erreurs du passé. Bien des éléments échappent aux projets ou aux prévisions, mais Martin ferait tout pour se rendre utile et, cette fois-ci, les résultats seraient peut-être différents. Chapitre XI La lumière jaune s’alluma. Gibson absorba une autre gorgée d’eau, toussota discrètement et vérifia si les feuilles de son manuscrit étaient en ordre. Chaque fois qu’il parlait à la radio, sa gorge avait tendance à se serrer. Dans la cabine de contrôle, la technicienne chargée des programmes leva le pouce : le jaune vira subitement au rouge. — Allô, la Terre ? Ici Martin Gibson, qui vous parle de Port Lowell, sur Mars. Aujourd’hui est un grand jour pour nous. Ce matin, en effet, on a procédé au gonflage du nouveau dôme qui accroît dans de notables proportions l’importance de la cité. Je ne sais s’il me sera possible de vous donner une idée du triomphe que cela représente, de vous communiquer une part du sentiment de victoire que nous éprouvons ici, mais je vais l’essayer. «  Vous savez tous qu’il est impossible de respirer l’atmosphère martienne, celle-ci étant beaucoup trop ténue et ne contenant pratiquement pas d’oxygène. Port Lowell, la plus grande de nos agglomérations, est construite sous six dômes de plastique transparent, maintenus par la pression de l’air intérieur, un air parfaitement respirable encore que moins dense que le vôtre. «  Depuis un an, une septième coupole, deux fois plus vaste que les autres, était en construction. Je vais vous la décrire telle qu’elle se présentait hier quand j’y ai pénétré avant le gonflage. «  Imaginez une grande nappe circulaire d’un demi-kilomètre de diamètre, entourée d’une paroi épaisse de briques de verre deux fois haute comme un homme. Des passages conduisant aux autres dômes sont ménagés dans ce mur, de même que des issues qui s’ouvrent directement sur l’extérieur, sur les prairies d’un vert éclatant qui nous environnent de toute part. Ces passages se composent simplement de tubes métalliques munis de grandes portes circulaires se fermant automatiquement dès que l’air vient à s’échapper de l’une ou l’autre des coupoles. Sur Mars, nous n’aimons pas beaucoup mettre tous nos œufs dans le même panier ! «  Hier, quand j’ai fait mon entrée dans le Dôme n° 7, tout ce grand espace circulaire était recouvert d’une mince feuille transparente dont les bords étaient fixés à la paroi et dont la surface gisait mollement sur le sol, en plis énormes sous lesquels il fallait se frayer un chemin. Si vous pouvez imaginer que vous marchez à l’intérieur d’un ballon sphérique dégonflé, vous saurez exactement ce que j’ai pu ressentir. L’enveloppe du dôme est faite d’un plastique très résistant, très souple et d’une transparence presque parfaite ; c’est une sorte de cellophane épaisse. «  Naturellement, le port du masque était obligatoire, car il n’y avait pas encore d’air sous la coupole, qui était déjà hermétique et isolée du dehors. On s’employait d’ailleurs à en insuffler à l’intérieur aussi vite que possible, et l’on pouvait voir l’immense feuille se tendre paresseusement au fur et à mesure que la pression montait. «  L’opération se poursuivit toute la nuit. Ce matin, mon premier réflexe fut de retourner sur place ; l’enveloppe s’était enflée au centre en une énorme bulle, mais ses bords restaient encore aplatis. Ce vaste renflement, de cent mètres de diamètre environ, s’agitait comme une créature vivante et prenait progressivement de l’extension. «  Vers le milieu de la matinée, l’enveloppe avait tellement grossi que l’on voyait déjà le dôme prendre forme. Nulle part, la pellicule translucide ne touchait plus le sol. Le soufflage fut interrompu pour un test d’étanchéité, puis il fut repris vers midi. C’est alors que le soleil apporta son aide lui aussi, en réchauffant l’air, qui se dilata à l’intérieur. «  Il y a trois heures, le premier stade du gonflage était terminé. À ce moment-là, nous avons ôté nos masques pour pousser un gigantesque hourra ! Encore insuffisamment dense, l’air était toutefois respirable et les techniciens pouvaient travailler à l’intérieur sans être contraints de s’encombrer d’appareils respiratoires. Les prochains jours seront utilisés à un examen de tension de l’enveloppe et à la recherche des fuites. Bien entendu, il se peut qu’on en trouve quelques-unes, mais leur importance n’est pas grande tant que la perte d’air n’excède pas une certaine quantité. «  L’impression dominante qui règne ici est que nous venons d’élargir nos frontières sur la planète. Bientôt, de nouveaux buildings s’élèveront sous le Dôme n° 7 ; des plans sont à l’étude pour la création d’un petit parc et même d’un lac qui sera le seul et unique sur Mars, puisque l’eau ne peut en aucun cas subsister sous cette forme à l’air libre. «  Il ne s’agit évidemment que d’un début, et un jour viendra où ceci semblera n’être qu’une bien piètre réalisation, mais c’est un grand pas en avant que cette conquête d’une nouvelle superficie de Mars. C’est aussi l’espace vital pour un millier de personnes de plus. Allô, la Terre, êtes-vous à l’écoute ? Bonne nuit … La lampe rouge s’éteignit. Le romancier resta assis, les yeux fixés sur le micro, fasciné à l’idée que ses premières paroles, qui franchissaient l’Espace à la vitesse de la lumière, atteignaient seulement la planète mère. Puis il rassembla ses feuilles, se leva et passa par la porte capitonnée dans la cabine de contrôle. La technicienne lui tendit le téléphone. — On vous appelle à l’instant, monsieur Gibson. Voilà au moins quelqu’un qui ne perd pas de temps ! — En effet, répondit-il en souriant. Allô, ici Gibson. — Hadfield à l’appareil. Félicitations, je viens de vous écouter sur notre station locale … — Je suis heureux d’avoir pu vous satisfaire. Hadfield se mit à rire. — Vous devez bien penser que j’ai lu la plupart de vos écrits antérieurs. Il est très intéressant d’observer le changement d’attitude. — Quel changement ? — Au commencement, c’était « ils » : à présent, c’est « nous ». Ce n’est peut-être pas très clair, mais je crois que vous m’avez saisi ? Sans lui laisser le temps de répliquer, il poursuivit : — Voici pourquoi je vous appelais. J’ai pu enfin obtenir un arrangement pour votre voyage à Skia. Un « réaction » se rend là-bas mercredi et nous disposons de trois places à bord. Whittaker vous donnera des détails ; au revoir ! Gibson perçut un cliquetis et ce fut le silence. Tout pensif, mais passablement satisfait, il raccrocha lui aussi. L’administrateur venait de dire une vérité. Depuis bientôt un mois que Martin était là, ses vues avaient changé du tout au tout. Sa première exaltation n’avait pas duré plus de quelques jours, et le désenchantement correspondant un peu davantage. À présent, Gibson en savait assez pour considérer la colonie avec un certain enthousiasme, qui n’était d’ailleurs pas motivé par des raisons purement logiques. Martin évitait d’analyser ce sentiment, de crainte de le voir s’évanouir. Cependant, son respect croissant pour ceux qu’il côtoyait, son admiration pour leur compétence et leurs capacités, n’étaient pas étrangers à son évolution intérieure. Les pionniers de Mars étaient non seulement parvenus à subsister sur un monde démesurément hostile, ils avaient encore jeté les bases de la première civilisation extra-terrestre. Plus que jamais, Gibson aspirait à collaborer à leur œuvre, où qu’elle pût les mener. En attendant, sa première occasion réelle d’explorer Mars était arrivée. Mercredi, il s’envolerait pour Port Schiaparelli, la deuxième ville de la planète, à dix mille kilomètres à l’est, dans le Trivium Charontis. Le voyage avait déjà été prévu pour quinze jours auparavant, mais chaque fois un incident était venu le retarder. Gibson devait dire à Jimmy et à Hilton de se tenir prêts, car c’étaient eux les heureux élus. Peut-être le jeune homme ne serait-il pas aussi désireux de l’accompagner que par le passé. Il devait sans doute compter les jours qui lui restaient à passer sur Mars, et tout ce qui l’éloignait d’Irène était déplaisant, mais s’il repoussait cette chance unique, Gibson n’aurait plus aucune sympathie pour lui. — Beau travail, n’est-ce pas ? dit fièrement le pilote. Il n’y en a que six comme celui-là sur Mars. C’est un véritable exploit que d’avoir conçu un appareil qui puisse voler dans cette atmosphère si mince, même si la pesanteur est faible ! Gibson était trop ignorant en aéronautique pour apprécier les caractéristiques les plus subtiles de l’engin, mais il put quand même déceler que les ailes étaient anormalement larges. Les quatre groupes de réacteurs se trouvaient habilement encastrés dans le fuselage, de telle sorte que seuls de très légers renflements trahissaient leur présence. S’il avait vu un semblable appareil sur un aérodrome terrestre, il ne s’en serait pas soucié outre mesure, encore que le puissant train d’atterrissage à chenilles eût été de nature à le surprendre. Cet avion, étudié pour voler vite et loin, pouvait se poser sur toute surface à peu près plane. Martin monta après Jimmy et Hilton et s’installa le plus confortablement possible dans un espace assez restreint. La plus grande partie de la cabine était occupée par de grandes caisses solidement amarrées ( sans doute un envoi urgent à destination de Skia ), ce qui ne laissait que peu de place aux passagers. Les moteurs accélérèrent rapidement et leur gémissement aigu approcha de la limite de la perception. Il y eut la relâche habituelle pendant que le pilote auscultait ses cadrans et ses instruments, puis les réacteurs se déchaînèrent à plein régime et la piste commença à fuir sous eux. Quelques secondes plus tard se produisit le rassurant surcroît de puissance des fusées d’envol, qui le projeta sans effort dans le ciel. L’appareil monta régulièrement dans la direction du sud, puis il vira sur tribord en décrivant une vaste courbe qui l’amena au-dessus de la ville. Gibson se rendit compte que Port Lowell s’était effectivement agrandi depuis la dernière vision aérienne qu’il en avait eue. Le nouveau dôme était encore vide, mais il dominait la cité comme une promesse d’un avenir confortable. Martin put distinguer en son milieu les taches minuscules qu’étaient les hommes et les machines s’activant à creuser les fondations du nouveau building. Le bolide se redressa pour adopter la direction de l’est et la grande île d’Aurorae Sinus sombra bientôt derrière l’horizon. À part quelques oasis, c’était maintenant le grand désert qui s’étendait sur des milliers de kilomètres. Le pilote bloqua ses commandes sur le contrôle automatique et vint retrouver ses passagers. — Nous serons à Charontis dans quatre heures à peu près, annonça-t-il. J’ai peur qu’il n’y ait pas grand-chose à voir en route, sauf peut-être quelques effets de couleurs quand nous survolerons l’Euphrate. Après, c’est le bled plus ou moins complet jusqu’à la Syrtis Major. Gibson effectua un rapide calcul mental. — Voyons … étant donné que nous volons vers l’est et que nous sommes partis assez tard, il fera donc nuit quand nous arriverons. — Ne vous tracassez pas … Dès que nous serons parvenus à quelques centaines de kilomètres de Charontis, nous capterons les signaux de son radiophare. Mars est si petit qu’on peut difficilement faire un long voyage de jour de bout en bout. — Depuis quand êtes-vous ici ? s’enquit le romancier, qui avait interrompu la prise d’une série de clichés photographiques à travers les hublots d’observation. — Oh, depuis cinq ans. — Vous avez toujours volé ? — La plupart du temps, oui. — Vous ne préféreriez pas être sur un astronef ? — Pas particulièrement. Ce n’est pas drôle de se promener dans le néant pendant des mois entiers. Il adressa un sourire à Hilton qui le lui retourna aimablement, sans montrer pour autant un désir de se joindre à la conversation. — Est-ce tellement plus passionnant dans votre branche ? insista Gibson avec avidité. — Oh oui ! Vous avez quand même toujours un paysage sous les yeux, vous n’êtes jamais parti pour très longtemps et vous avez aussi la possibilité de découvrir quelque chose de neuf. Tenez, par exemple, j’ai déjà fait une demi-douzaine d’expéditions au-dessus des pôles, le plus souvent en été, mais l’hiver dernier, j’ai survolé la Mare Boreum : cent cinquante degrés sous zéro, à l’extérieur ! C’est le record officiel pour Mars. — Je peux le battre assez facilement, attaque Hilton. De nuit, ça descend jusqu’à deux cents degrés au-dessus de Titan2. C’était la première fois que Gibson l’entendait parler de l’expédition sur Saturne. — À propos, Fred, demanda-t-il, est-ce que ce qu’on dit est vrai ? — Que dit-on ? — Vous le savez bien ! Il paraît que vous allez faire une nouvelle tentative sur Saturne. Hilton haussa les épaules. — Ce n’est pas encore décidé : il y a un tas de difficultés. J’espère que nous nous en tirerons quand même, car il serait dommage de manquer une pareille occasion. Vous comprenez, si nous pouvons partir l’année prochaine, nous trouverons Jupiter sur notre route, ce qui nous fournira la première occasion de l’observer de près. Mackay a élaboré une orbite très intéressante. Nous nous approchons, assez près de Jupiter, au cœur même de la zone de ses satellites, et mettons à profit son champ de gravitation de manière qu’en nous faisant contourner la planète, il nous lance dans la direction correcte vers Saturne. Il faudra une extrême précision dans la navigation pour décrire avec exactitude l’orbite que nous désirons, mais c’est faisable. — Alors, qu’est-ce qui vous retient ? — L’argent, comme toujours. Le voyage durera deux ans et demi et coûtera environ cinquante milliards. Mars ne peut pas se le permettre, cela entraînerait un déficit double de celui qui existe déjà ! En ce moment, nous essayons de convaincre la Terre pour qu’elle paie la note. — Elle y viendra, à la longue, dit Gibson, mais n’oubliez pas de m’exposer tous ces faits en détail avant mon départ, afin que j’écrive un papier fumant sur ces politiciens terrestres et leurs économies de bouts de chandelle. Il ne faut pas sous-estimer la puissance de la presse. La conversation dévia ensuite de planète en planète, jusqu’à ce que Gibson réalisât brusquement qu’il était en train de perdre une magnifique occasion de contempler Mars. Après avoir obtenu la permission d’occuper le siège du pilote, étant bien entendu qu’il ne toucherait à rien, il se rendit dans le poste de pilotage et s’installa confortablement derrière les commandes. À cinq mille mètres en dessous, le désert coloré déroulait ses stries à toute vitesse vers l’ouest. L’appareil volait à une altitude qui aurait paru très basse sur Terre, mais il était indispensable de se tenir aussi près de la surface en raison du peu de densité de l’air. Chez lui, Martin était déjà monté à bord d’avions beaucoup plus rapides, mais à des hauteurs d’où le sol restait toujours invisible, et il n’avait jamais ressenti une sensation aussi grisante de vitesse pure. La proximité de l’horizon ajoutait encore à l’effet, car un détail surgissant à la limite de la visibilité défilait sous l’appareil quelques minutes plus tard. De temps à autre, le pilote venait vérifier la route, mais c’était une simple formalité, car il n’y avait pratiquement rien à faire jusqu’à ce que le voyage fût presque terminé. À mi-chemin, du café et des rafraîchissements furent servis ; Gibson rejoignit ses compagnons dans la cabine, où Hilton et le pilote discutaient ferme de Vénus, un perpétuel sujet d’irritation pour les colons martiens qui considéraient que c’était perdre son temps que de s’intéresser à cette planète fantasque. Le soleil était maintenant très bas à l’ouest et les collines, pourtant rabougries, projetaient des ombres démesurées sur le désert. À l’extérieur, la température était déjà tombée en dessous de zéro et continuait à se refroidir rapidement. Les quelques plantes coriaces qui survivaient dans cette solitude presque stérile devaient resserrer étroitement leurs feuilles pour conserver un minimum de chaleur et se défendre contre les terribles rigueurs de la nuit. Gibson bâilla et s’étira. Le rapide déroulement du paysage produisait un effet proche de l’hypnose auquel il était difficile de résister. Martin décida de sommeiller pendant les derniers moments — une heure et demie environ — du vol. Il dut être réveillé par une certaine altération de la lumière déclinante. Toujours est-il que, pendant un instant, il eut du mal à croire qu’il ne continuait pas à rêver ; il demeura bouche bée, paralysé par la surprise. Il n’avait plus sous les yeux un décor plat, presque sans physionomie, dont les limites rejoignaient à l’horizon le bleu profond du ciel. Le désert et l’horizon avaient disparu. À leur place s’élevait une chaîne de montagnes cramoisies qui s’étendait du nord au sud aussi loin que portait la vue. Les derniers rayons du soleil couchant se reflétaient sur leurs crêtes, les magnifiant d’une lueur mourante, tandis que la nuit, en rampant vers l’ouest, enveloppait leur pied de son manteau sombre. De longues secondes durant, la magnificence de la scène la dépouilla de toute réalité et même de toute menace. Puis Gibson sortit de son extase, réalisant soudain qu’ils volaient beaucoup trop bas pour franchir ces pics dignes de l’Himalaya. Cette sensation de panique dura peu, mais elle fut bientôt suivie d’une terreur infiniment plus grande. À présent que le premier choc s’éloignait de son esprit, Martin se remémorait une vérité qui aurait dû lui apparaître dès le début : Il n’y avait pas de montagnes sur Mars ! Hadfield était occupé à dicter une note urgente pour le Comité de l’Expansion interplanétaire lorsque la nouvelle arriva. Port Schiaparelli avait attendu le contact quinze minutes après l’heure prévue pour l’arrivée de l’appareil, tandis que le poste de contrôle de Port Lowell patientait dix autres minutes avant de lancer l’avis de retard. Une précieuse unité de la flotte aérienne de Mars était prête à procéder, dès l’aube, à des recherches sur l’itinéraire de vol. La grande vitesse et la basse altitude inévitable rendraient ces investigations très difficiles, mais les télescopes installés sur Phobos prêteraient leur concours dès le lever du satellite, ce qui augmenterait considérablement les chances de succès. La Terre apprit la disparition une heure plus tard, à un moment où il n’y avait pas grand-chose d’autre pour alimenter la presse ou la radio. Gibson aurait été très satisfait de la publicité qui en résulta. Partout, on se mit à lire ses derniers articles avec un intérêt morbide. Ruth Goldstein ignora tout jusqu’au moment où un éditeur avec qui elle traitait arriva en brandissant le journal du soir. Sur le coup, elle vendit les droits de réimpression de la dernière série des reportages de Gibson la moitié plus cher que ce que sa victime avait l’intention de les payer, puis elle se retira dans sa chambre pour pleurer copieusement pendant une bonne minute. Oui, ces deux événements auraient énormément plu au romancier … Dans nombre de rédactions, ses textes furent rapidement extraits des archives pour être passés à la composition sans perte de temps. Et à Londres, un éditeur qui avait versé une avance assez considérable à Gibson commença à se sentir très mal à l’aise. Le cri poussé par Martin résonnait encore dans la cabine quand le pilote atteignit les commandes. Le romancier se trouva brusquement projeté à bas de son siège quand l’avion se redressa dans un sursaut presque vertical, en une tentative désespérée de virer vers le nord. Quand il put se remettre sur pied, il aperçut dans un éclair une falaise orangée, étrangement floue, qui fondait sur eux à quelques kilomètres à peine. Même dans cet instant de panique, Gibson remarqua que la barrière, dans son rapide mouvement d’approche, avait quelque chose de très curieux ; la vérité lui apparut enfin d’un seul coup. Ce n’était pas une chaîne de montagnes, mais un obstacle non moins périlleux. L’avion fonçait vers un mur de sable porté par le vent et qui s’élevait du désert jusqu’aux limites de la stratosphère. L’ouragan les atteignit une seconde plus tard. L’appareil reçut un violent soufflet et, à travers la coque isolante, parvint un rugissement aigu et rageur, le son le plus terrifiant que Gibson eût jamais entendu. La nuit les enveloppa aussitôt et ils volèrent, désemparés et impuissants, au milieu d’une obscurité hurlante. Cela dura cinq minutes, qui parurent une éternité. Puis il y eut un brusque regain de lumière crépusculaire rouge foncé, la coque cessa d’être pilonnée par un millier de marteaux tandis qu’un silence bourdonnant remplissait la cabine. Leur vitesse même les avait sauvés en faisant de l’appareil un véritable projectile qui avait percé le cœur de la tempête. À travers le hublot arrière, Gibson entrevit une dernière fois l’ouragan qui courait vers l’ouest en labourant le désert. Les jambes en coton, il s’écroula sur son siège avec gratitude et poussa un énorme soupir de soulagement. Il se demanda tout d’abord s’ils n’avaient pas été sérieusement déviés de leur route, puis il se dit que le mal ne serait pas grand, avec les instruments de navigation perfectionnés qui équipaient l’avion. Ce fut alors seulement, quand ses oreilles ne furent plus assourdies par le vacarme, qu’il reçut son deuxième choc. Les moteurs avaient stoppé ! — Mettez vos masques ! cria le pilote au milieu d’un silence tendu. La coque peut se fendre à l’arrivée au sol ! Très maladroit, Gibson extirpa son équipement respiratoire de dessous son siège et l’ajusta sur la tête. Lorsqu’il eut fini, le sol semblait déjà s’être fort rapproché, encore qu’il fût difficile d’apprécier les distances dans l’éclairage insuffisant de la nuit tombante. Une colline basse défila et se fondit dans l’ombre. L’avion se cabra pour en éviter une autre, exécuta un saut brusque et spasmodique en effleurant le sol, puis rebondit. L’instant d’après, il reprenait contact et Gibson se raidit dans l’attente de l’inévitable fracas. Il n’osa se détendre que longtemps plus tard, encore incapable de réaliser qu’ils étaient tous indemnes. Alors, Hilton s’étira sur son siège et ôta son masque pour interpeller le pilote : — Du beau travail, l’ami ! Et maintenant, qu’est-ce qu’il nous reste à faire à pied ? Il n’y eut pas de réponse. Au bout d’un moment, le pilote prononça d’une voix brisée : — Quelqu’un peut-il m’allumer une cigarette ? J’ai la tremblote … — Voici, dit Gibson en se portant vers l’avant. On peut faire de la lumière à présent, je suppose ? En chassant la nuit martienne qui les enveloppait, l’éclairage tamisé contribua beaucoup à relever le moral des passagers. Chacun commença à ressentir une satisfaction un peu ridicule, et des plaisanteries assez fades obtinrent un écho qu’elles ne méritaient pas. La joie d’être encore en vie était si grande que les milliers de kilomètres qui séparaient les rescapés de la base la plus proche importaient à peine. — Une rude tornade, bredouilla Gibson. Est-ce qu’il s’en produit souvent de pareilles ici ? Pourquoi n’avons-nous pas été avertis ? Le pilote, enfin remis de son ébranlement nerveux, était la proie de pensées tumultueuses ; la perspective menaçante de la commission d’enquête se dessinait dans son esprit. Évidemment, même en pilotage automatique, il aurait dû surveiller la navigation de plus près … — Je n’ai jamais vu un ouragan pareil, dit-il, et pourtant j’ai fait au moins cinquante voyages entre Port Lowell et Skia. L’ennui, c’est que nous ne savons encore rien de la météorologie martienne. D’ailleurs, il n’y a qu’une demi-douzaine de stations sur la planète : c’est insuffisant pour nous donner un tableau précis. — Mais Phobos ? Ils n’ont donc pas vu de là-bas ce qui se passait, pour n’avoir rien dit ? — Phobos n’est pas encore levée, souligna le pilote, après un bref calcul. Je suppose que l’ouragan a pris naissance au-dessus d’Hadès et qu’il est déjà apaisé à l’heure actuelle. Il n’a donc pu passer à proximité de Charontis, ce qui fait que, de là non plus, on n’a pu nous prévenir. C’est un de ces accidents dont la faute n’incombe à personne. Cette pensée sembla considérablement le réjouir, mais Gibson avait du mal à faire montre d’autant de philosophie. — En attendant, répliqua-t-il, nous sommes bloqués en plein milieu du bled ! Dans combien d’heures va-t-on nous découvrir ? Existe-t-il une chance de réparer l’appareil ? — Pas le moindre espoir, les réacteurs sont en loques. Il sont conçus pour travailler dans de l’air, pas dans du sable ! — On ne pourrait pas appeler Skia ? — C’était possible en altitude, mais plus maintenant. Quand Phobos se lèvera — voyons … dans une heure — , je pourrai appeler l’observatoire, qui sera alors en mesure de nous relayer. C’est ainsi que nous devons opérer ici pour toutes nos relations à grande distance, vous comprenez ? L’ionosphère est trop perméable pour réfléchir les signaux comme sur Terre. En tout cas, je vais m’assurer que la radio est intacte. Il se porta vers l’avant et entreprit d’ausculter l’émetteur, pendant que Hilton s’occupait de vérifier les radiateurs et la pression de l’air dans la cabine, laissant les deux autres passagers méditer en tête à tête. — C’est bien ma chance ! explosa Gibson, mi-amusé, mi en colère. Je suis venu sans encombre de la Terre à Mars, soit plus de cinquante millions de kilomètres, et dès que je mets le pied sur un avion, voilà ce qui arrive ! La prochaine fois, je m’en tiendrai aux astronefs ! — Nous aurons au moins l’occasion de raconter quelque chose aux autres en rentrant, déclara Jimmy en souriant. Peut-être pourrons-nous enfin nous livrer à une véritable exploration. Il regarda à travers le hublot en disposant les mains en abat-jour au-dessus de ses yeux pour les préserver de la lumière ambiante. Le paysage environnant était plongé dans une obscurité complète, à part la tache lumineuse projetée par l’appareil lui-même. On dirait qu’il y a des collines tout autour ; nous avons eu de la chance de nous poser en un seul morceau. Diable ! voilà une falaise … Encore quelques mètres et nous allions percuter en plein dedans ! — Vous avez une idée de notre position ? cria Gibson au pilote. Son manque de tact lui valut un coup d’œil glacial. — À peu près 120 degrés est et 20 degrés nord. L’ouragan ne peut pas nous avoir tellement déviés. — Alors, nous sommes quelque part dans Aetheria, affirma le romancier en se penchant sur la carte. Oui, la région accidentée signalée ici, sans beaucoup de détails d’ailleurs. — Pas étonnant, c’est la première fois que quelqu’un se pose dans ce coin. Cette partie de Mars est presque inexplorée ; elle a été entièrement cartographiée par air, c’est tout. Gibson s’amusa de voir à quel point le visage de Jimmy s’éclairait à cette nouvelle. Le fait de se trouver en un lieu qu’aucun être humain n’avait jamais foulé présentait effectivement un attrait exceptionnel. — Je n’aime pas jouer les trouble-fête, remarqua Hilton d’un ton qui laissait prévoir que c’était précisément son intention, mais je ne suis pas du tout certain que vous pourrez contacter Phobos, même après son lever. — De quoi ? se rebella le pilote. L’émetteur est intact, je viens de l’essayer … — Peut-être, mais avez-vous remarqué où nous sommes ? Nous ne pouvons même pas voir Phobos. Cette falaise doit se trouver au sud par rapport à nous, et elle bouche complètement la vue, ce qui signifie que nos signaux sur ondes ultra-courtes ne parviendront jamais jusque-là. Pis encore, les télescopes de l’observatoire seront impuissants à nous repérer. Un silence horrifié s’installa dans la cabine. — Et alors, qu’allons-nous faire ? s’effraya Gibson. Il eut la terrifiante vision d’un calvaire de mille kilomètres à travers le désert pour gagner Charontis, mais il rejeta immédiatement cette idée de son esprit. On ne pouvait pas emporter assez d’oxygène pour un tel voyage, a fortiori le ravitaillement et l’équipement nécessaires. D’ailleurs, il était impossible de passer la nuit sans protection, sur la surface de Mars, même en cette région proche de l’Équateur. — Il faudra signaler notre présence d’une autre façon, c’est tout, déclara calmement Hilton. Au matin, nous grimperons sur les collines pour jeter un coup d’œil aux alentours. En attendant, je crois que ce n’est pas la peine de s’en faire. Il bâilla, s’étira, obstruant la cabine du plancher au plafond. — Nous n’avons pas de soucis immédiats : il y a de l’air pour plusieurs jours et assez de réserves dans les batteries pour nous chauffer presque indéfiniment. Nous aurons peut-être un peu faim s’il faut rester ici plus d’une semaine, mais je ne crois pas que nous en arriverons là. Par une sorte de consentement tacite, Hilton avait pris le commandement. Peut-être ne s’en rendait-il pas compte lui-même, mais il devenait à présent le chef du petit groupe. Le pilote lui déléguait sa propre autorité sans arrière-pensée. — Vous avez dit que Phobos se levait dans une heure ? reprit Hilton. — En effet. — Bon. Maintenant, quelle est sa course ? Je ne peux jamais me rappeler le trajet de votre fichue petite lune … — Elle se lève à l’ouest et se couche à l’est à peu près quatre heures plus tard. — Alors, elle doit se trouver au sud vers minuit ? — C’est juste. Bon Dieu ! Cela veut dire que nous ne pourrons même pas la voir ! Elle sera éclipsée pendant au moins une heure ! — Quel satellite ! grogna Gibson. On n’en trouve même pas la trace quand on en a le plus besoin ! — Ça n’a pas d’importance, fit posément l’ingénieur. En sachant avec précision où il est, on ne risque rien en envoyant des signaux de radio au moment opportun. C’est tout ce qu’on peut faire cette nuit. Personne n’a un jeu de cartes, non ? Alors, Martin, si vous nous racontiez quelques-unes de vos histoires ? C’était là une proposition imprudente, car Gibson saisit la balle au bond. — Je n’y pense guère, fit-il. C’est plutôt vous qui avez des histoires à raconter. Hilton se cabra, et le romancier se demanda un instant s’il ne l’avait pas froissé. Il savait que l’astronaute parlait rarement de l’expédition vers Saturne, mais l’occasion était trop belle pour être manquée, et elle ne se représenterait jamais plus. Et puis, comme toutes les relations de grandes aventures, ce récit ferait hausser le moral. Peut-être Hilton le comprit-il, car il s’amadoua et se mit à sourire. — Vous m’avez drôlement possédé, Martin ! Bon, je veux bien parler, mais à une condition … — Laquelle ? — Pas de citations directes, s’il vous plaît ! — Comme si j’avais l’intention d’en faire ! — Et si vous publiez quelque chose, laissez-moi voir le manuscrit auparavant. — Bien entendu ! C’était encore mieux que ce que Gibson osait espérer. Il n’avait pas eu l’intention d’écrire les péripéties vécues par son compagnon, mais il était heureux de savoir qu’il pourrait les publier s’il le désirait. L’idée qu’il n’en aurait peut-être plus jamais la possibilité ne lui vint même pas à l’esprit. Derrière les parois de l’appareil, la cruelle nuit martienne régnait partout, une nuit cloutée d’étoiles à l’éclat inerte, acérées comme des épingles. La pâle lueur de Déimos éclairait vaguement le paysage d’une phosphorescence glaciale tandis qu’à l’est, Jupiter, l’astre le plus lumineux du ciel, se levait dans toute sa gloire. Mais à l’intérieur de l’avion désemparé, les pensées des quatre hommes s’envolaient encore à six cents millions de kilomètres plus loin du Soleil. Nombre de gens étaient toujours intrigués par le fait que l’homme avait déjà exploré Saturne et pas encore Jupiter, pourtant beaucoup plus proche. Mais la distance pure ne comptait pratiquement plus dans les voyages interplanétaires et Saturne avait été atteint grâce à un hasard étonnant, qui semblait trop beau pour être vrai. Dans l’orbite de cette planète évolue Titan, le plus gros satellite du système solaire, qui a environ deux fois la taille de la Lune. En 1944, on découvrit que Titan possédait une atmosphère. Celle-ci n’était pas respirable, mais sa valeur était inestimable, car elle se composait de méthane, l’un des carburants qui conviennent le mieux aux fusées atomiques pour le décollage. Cette trouvaille créa une situation unique dans les annales du vol intersidéral. Pour la première fois, une expédition pouvait être envoyée sur un monde lointain avec la certitude que le ravitaillement serait possible à l’arrivée. L’Arcturus et son équipage de six hommes, lancés dans l’espace depuis l’orbite de Mars, atteignirent le système saturnien au bout de neuf mois, avec assez de carburant pour se poser en toute sécurité sur Titan. Les pompes avaient alors été mises en action et le remplissage des grands réservoirs s’était effectué en puisant dans la réserve des innombrables trillions de tonnes de méthane que l’on avait sous la main. Regagnant Titan chaque fois que le plein était nécessaire, l’Arcturus explora un à un les quinze satellites connus de Saturne et suivit même les bords du gigantesque anneau. En quelques mois, on sut plus de choses sur la planète qu’on n’en avait découvert pendant des siècles d’examen au télescope. Mais il avait fallu payer un lourd tribut. Deux des membres de l’équipage étaient morts, tués par des radiations, à la suite de réparations urgentes à l’un des moteurs atomiques. On les avait inhumés sur Dione, le quatrième satellite. Et puis le chef de l’expédition, le capitaine Envers, fut tué par une avalanche d’air gelé sur Titan ; son corps resta introuvable. Hilton avait alors pris le commandement et il avait pu ramener l’Arcturus intact sur Mars avec l’aide des deux autres survivants. Gibson connaissait assez bien tous ces détails. Il se revoyait encore à l’écoute des communiqués que la radio, relayée d’un monde à l’autre, déversait chaque jour à travers l’espace. Mais c’était une chose tout à fait différente que d’entendre Hilton raconter son histoire, de sa façon tranquille et curieusement impersonnelle, comme s’il avait été le spectateur plutôt que l’acteur du drame. Il parla de Titan et de ses compagnons plus petits, les satellites qui entourent Saturne et en font une image réduite du système solaire. Il décrivit comment l’Arcturus avait finalement réussi à se poser sur le satellite le plus proche de tous, Mimas, qui n’est éloigné de Saturne que d’une distance moitié moins grande que celle de la Terre à la Lune. — Nous descendîmes dans une large vallée, entre deux montagnes, à un endroit où nous étions sûrs de trouver un sol assez résistant. Nous ne voulions pas renouveler notre erreur de Rhéa ! Tout se passa bien et nous revêtîmes nos scaphandres pour tenter une sortie. Il est amusant de voir comme on est impatient dans ces moments-là, même si l’on a déjà souvent mis le pied sur un nouveau monde. «  Naturellement, Mimas n’a pas une pesanteur très forte — un centième seulement de celle de la Terre — mais c’était suffisant pour limiter les rebondissements et pour écarter tout danger d’aller se perdre dans l’espace. La progression me plaisait assez, car avec un peu de patience, nous étions toujours certains de retomber sains et saufs. «  Nous nous étions posés le matin de bonne heure. Il faut vous dire que Mimas a un jour plus court que celui de la Terre. Cet astre tourne autour de Saturne en vingt-deux heures et, comme il a toujours la même face tournée vers la planète, ses jours et ses mois ont la même longueur, comme sur la Lune. Nous étions descendus sur l’hémisphère septentrional, pas très loin de l’Équateur, et la plus grande partie de Saturne se voyait au-dessus de l’horizon. Son aspect était surnaturel. L’immense corne de croissant dressée dans le ciel ressemblait à quelque montagne tordue, haute de milliers de kilomètres. «  Vous avez certainement tous vu les films que nous avons rapportés, en particulier celui qui montre, en couleur et à un rythme accéléré, le rythme complet des phases de Saturne. Malgré tout, je ne pense pas que ces photos aient pu vous donner une idée bien exacte de ce que fut notre vie, avec cette chose énorme présente dans le ciel. Elle était si vaste qu’il était impossible d’en prendre une image complète en une seule fois. En lui faisant face, les deux bras étendus, vous aviez l’impression d’effleurer du bout des doigts les extrémités les plus éloignées des anneaux. On ne les voyait pas bien, parce qu’ils étaient presque sur champ, mais on pouvait toujours dire où ils se trouvaient rien qu’en se basant sur le large bandeau d’ombre qu’ils projetaient sur le paysage. «  Aucun d’entre nous ne se lassait de ce spectacle, qui se modifiait sans cesse à cause de la rotation rapide de la planète. Les formations de nuages ou ce qui en tenait lieu, évoluaient d’un côté à l’autre du disque en quelques heures en se transformant sans arrêt. On y voyait les couleurs les plus merveilleuses, où dominaient les différentes gradations de vert, de brun et de jaune. De temps à autre se produisaient de grandes éruptions lentes. Des masses aussi grosses que la Terre surgissaient alors des profondeurs et s’étalaient paresseusement en une immense tache à mi-chemin autour du globe. «  Il était difficile d’en distraire son regard bien longtemps. Même dans sa première phase, quand Saturne était encore invisible, on devinait sa présence par un grand trou dans les étoiles. J’ai été aussi témoin d’une chose bizarre, que je n’ai pas mentionnée dans mon rapport parce que ce n’était pas une certitude absolue. Une fois ou deux, alors que nous étions dans l’ombre de la planète, et que son disque aurait dû être parfaitement obscur, j’ai cru voir une faible lueur phosphorescente émerger de la face nocturne. Cela ne dura pas longtemps, si jamais ce fut réel. Peut-être était-ce une sorte de réaction chimique qui se produisait dans cette chaudière tournoyante ? «  Ne soyez pas surpris si je vous dis que mon désir le plus cher est de retourner là-bas. Cette fois, je voudrais approcher réellement de Saturne, je veux dire à moins de mille kilomètres. On doit pouvoir y arriver en toute sécurité sans qu’il soit besoin de tellement de puissance. Il faut emprunter une orbite parabolique et se laisser choir comme une comète qui tourne autour du Soleil. Bien sûr, on ne passe vraiment à proximité que quelques minutes, mais c’est suffisant pour faire une quantité d’observations. «  Je voudrais bien aussi retourner sur Mimas et revoir briller l’énorme croissant dans son ciel. Ça vaut le voyage, rien que pour regarder Saturne croître et décroître, et apercevoir les orages qui se donnent la chasse autour de son équateur. Oui, ça vaut la peine, même si je ne devais pas en revenir, cette fois-ci. Il n’y avait pas d’héroïsme affecté dans cette remarque finale ; c’était un simple exposé de fait, et les auditeurs de Hilton le crurent sur parole. Sous l’empire du charme, chacun se sentait prêt au même pari. Gibson mit fin au long silence en s’approchant du hublot pour scruter la nuit. — Peut-on éteindre ? demanda-t-il. Le pilote accéda à son désir ; l’obscurité redevint totale. Ses compagnons s’approchèrent eux aussi du hublot. — Regardez, dit le romancier, ici, en allongeant le cou … La falaise contre laquelle ils reposaient n’était plus un mur d’ombre compact et sans relief. Sur ses crêtes les plus élevées, une lumière neuve jouait, se répandait sur les flancs rocheux et filtrait dans la vallée. Phobos venait de surgir de l’ouest et commençait son ascension météorique vers le sud, amorçant sa course inversée dans le ciel. De minute en minute, la lumière devenait plus forte et le pilote entreprit d’envoyer ses signaux. L’opération venait à peine de commencer que le pâle clair de lune s’éteignit d’une façon si brutale que Gibson poussa une exclamation d’étonnement. Phobos était entré dans l’ombre de Mars et cesserait de luire pendant près d’une heure. Il était impossible de prévoir si oui ou non le satellite réapparaîtrait au-dessus de la crête de la grande falaise dans une position favorable au repérage de leur émission. Les rescapés gardèrent espoir. Soudain, la lumière illumina de nouveau les pics, mais cette fois elle venait de l’est. Phobos avait émergé de son éclipse et redescendait à présent vers l’horizon, qu’il atteindrait dans un peu plus d’une heure. Le pilote coupa le contact, dégoûté. — Ça ne va pas, dit-il, il va falloir essayer autre chose … — J’y suis ! s’écria Gibson avec excitation. Est-ce qu’on ne pourrait pas transporter l’émetteur au sommet de la colline ? — J’y ai pensé, mais seul le diable serait capable de le démonter sans outils appropriés. Tout l’appareil, y compris les antennes, fait corps avec la coque. — De toute façon ; nous ne pouvons pas en faire plus pour ce soir, déclara Hilton. Je suggère que chacun prenne un peu de repos avant l’aube. Bonne nuit à tous ! C’était un conseil excellent, mais malaisé à suivre. L’esprit du romancier continua à travailler, élaborant des plans pour le lendemain. Il ne glissa dans un assoupissement léger que lorsque Phobos eut finalement disparu à l’est et que sa lumière eut cessé de jouer ironiquement sur le haut de la falaise. Et même alors, il rêva qu’il essayait de tendre une courroie de transmission entre le moteur et le train d’atterrissage afin de permettre à l’avion de couvrir en roulant le dernier millier de kilomètres qui les séparait de Port Schiaparelli … Chapitre XII Quand Gibson s’éveilla, l’aube était levée depuis longtemps. Le soleil était invisible derrière les falaises, mais ses rayons reflétés par les flancs écarlates qui dominaient l’appareil inondaient la cabine d’une lumière étrange, presque lugubre. Martin s’étira, engourdi. Ces sièges n’étaient pas conçus pour le sommeil ; il avait passé une mauvaise nuit. Il chercha des yeux ses compagnons, nota l’absence de Hilton et du pilote. Jimmy étant encore en plein sommeil, ils avaient dû se réveiller les premiers et partir en reconnaissance. Martin ressentit une vague contrariété d’avoir été tenu à l’écart, mais il se dit qu’il aurait été plus contrarié encore si l’on avait interrompu son sommeil. Un court message de Hilton était fixé, bien en vue, sur la paroi et disait simplement : Sommes sortis à 6 h 30 ; serons absents environ une heure. Aurons faim en rentrant. Fred. L’allusion pouvait difficilement être ignorée. D’ailleurs, Gibson se sentait lui-même en appétit. Il fureta dans la réserve contenant le ravitaillement de secours en se demandant combien de temps elle les ferait tenir. Ses tentatives de préparer une boisson chaude dans la petite cafetière à pression éveillèrent Jimmy, qui parut un peu honteux quand il réalisa qu’il était le dernier à reprendre conscience. — Bien dormi ? demanda le romancier en cherchant les tasses. — Désastreux, répondit le jeune garçon en passant les mains dans ses cheveux. On dirait que je ne me suis pas reposé depuis une semaine. Où sont les autres ? Un bruit dans le sas satisfit aussitôt sa curiosité : un instant plus tard, Hilton fit son apparition, suivi du pilote. Tous deux se défirent de leur masque et de leur équipement chauffant ( la température était encore proche de zéro à l’extérieur ), puis ils s’approchèrent avec avidité des parts de chocolat et de viande concentrée que Gibson avait réparties avec une équité impeccable. — Alors, s’enquit anxieusement le romancier, quel est le verdict ? — Je peux vous dire tout de suite que nous avons une drôle de chance d’être encore vivants, prononça Hilton entre deux bouchées. — Je ne l’ignore pas … — Vous ignorez pas mal de choses, car vous n’avez justement pas vu l’endroit où nous nous sommes posés. Nous avons longé parallèlement cette falaise pendant près d’un kilomètre avant de nous arrêter. Si nous avions dévié d’un degré sur tribord, ça y était, nous rentrions dedans ! En touchant le sol, l’appareil s’en est approché un petit peu, mais pas assez pour encourir le moindre dégât. «  Nous sommes dans une grande vallée qui va d’est en ouest. On dirait une faille géologique plutôt qu’un ancien lit de rivière. La falaise qui est en face de nous a une bonne centaine de mètres de hauteur et elle est pratiquement verticale. Si nous voulons que Phobos nous découvre, il suffira de marcher un peu vers le nord jusqu’au moment où la muraille n’obstruera plus la vue. En fait, je crois que ce serait la meilleure solution ; autrement dit, il faudrait pousser l’appareil sur une zone dégagée. Alors, nous pourrons utiliser la radio, nous aurons de plus grandes chances d’être repérés par les télescopes ou par les recherches aériennes. — Combien pèse l’engin ? fit Gibson, sceptique. — Environ trente tonnes à pleine charge, mais il y a un tas d’objets que nous pouvons évacuer, évidemment. — Non, c’est impossible ! s’écria le pilote. Cela entraînerait une baisse de pression, et nous ne pouvons pas nous permettre de gaspiller de l’air. — Fichtre ! Voilà un point que j’avais oublié … N’importe, le sol est assez lisse et le train de roues est intact. Le romancier émit un bruissement qui était le reflet sonore d’un doute extrême. Même en tenant compte du fait que la pesanteur ne dépassait pas le tiers de celle de la Terre, déplacer l’avion n’allait pas être une tâche facile. Pendant les quelques minutes qui suivirent, son attention fut occupée par le café qu’il essayait de verser. Sa pression relâchée, la cafetière laissa échapper sa vapeur, et bientôt la cabine en fut saturée au point qu’on put croire que chacun allait absorber son petit déjeuner sous forme d’inhalation. Préparer des boissons chaudes sur Mars n’était jamais une sinécure, car l’eau soumise à une pression normale bouillait aux alentours de soixante degrés ; celui qui oubliait cette notion élémentaire allait au-devant d’un désastre. Les rescapés terminèrent en silence leur frugal mais nourrissant repas, l’esprit absorbé par l’élaboration de plans susceptibles d’assurer leur salut. Ils ne se tourmentaient pas outre mesure, sachant que d’actives recherches devaient être en cours et que leur découverte n’était qu’une question de temps. Mais ce temps pouvait être réduit à quelques heures s’ils arrivaient à transmettre un signal quelconque à Phobos. Après le déjeuner, ils essayèrent de déplacer l’appareil. Tirant et poussant, ils parvinrent à le bouger de cinq bons mètres au prix d’un gros effort, mais les chenilles s’enfoncèrent dans le sol mou et ils furent impuissants à sortir la machine de sa fâcheuse position. À bout de souffle, les quatre compagnons renoncèrent et ils regagnèrent la cabine pour concevoir une autre solution. — Si nous pouvions étendre quelque chose de blanc sur une grande surface ? suggéra Gibson. Cette excellente idée se réduisit à rien après qu’une fouille intensive de l’habitacle eut donné lieu, en tout et pour tout, à la découverte de six mouchoirs et de quelques chiffons souillés. On dut admettre que, même dans les conditions les plus favorables, leur étalage ne serait pas visible du satellite. — Il n’y a plus qu’une ressource, dit Hilton. Il va falloir arracher les projecteurs d’atterrissage, les traîner au bout d’un câble jusqu’à ce qu’ils soient dégagés de la falaise et les diriger ensuite vers Phobos. J’aurais bien voulu l’éviter, car l’aile va certainement subir des dégâts et il est dommage de disloquer une bonne machine. À voir l’expression amère du pilote, il était clair qu’il partageait pleinement ce point de vue. Jimmy eut soudain une intuition. — Pourquoi ne construirait-on pas un héliographe ? dit-il. Si nous agitions un miroir vers Phobos, ceux de là-bas devraient logiquement en percevoir l’éclat … — À six mille kilomètres ? releva Gibson d’un ton incrédule. — Pourquoi pas ? Ils disposent de télescopes grossissant plus de mille fois. Ne pourriez-vous pas distinguer la lueur d’un miroir brandi au soleil à six kilomètres d’ici ? — Je suis sûr qu’il y a quelque chose d’erroné dans ton calcul, bien que je ne sache pas quoi, dit le romancier. Ce n’est jamais aussi simple que ça, mais je suis d’accord sur le fond. Bon, maintenant, qui possède une glace ? Après un quart d’heure de recherches, le projet dut être abandonné car il n’y avait rien qui ressemblât à un miroir à bord de l’appareil. On pourrait découper un morceau de l’aile et le polir, proposa Hilton d’un air pensif. Ça ferait presque aussi bien l’affaire. C’est un alliage de magnésium qu’on aura du mal à rendre brillant, objecta le pilote, décidé à défendre son avion jusqu’au bout. Gibson bondit sur ses pieds. Sans mot dire, il se dirigea vers le fond de la cabine et commença à fureter parmi ses bagages, présentant obstinément le bas de son dos à ses compagnons, dont la curiosité s’éveillait. Il trouva bientôt ce qu’il désirait et fit volte-face. — Voici la solution ! annonça-t-il triomphalement. Un flot de lumière intolérable emplit soudain la cabine, inondant chaque recoin d’un dur éclat et projetant des ombres tordues sur la paroi. On eût dit qu’un éclair avait frappé l’appareil, et chacun resta à demi aveuglé pendant plusieurs minutes, ne conservant sur sa rétine qu’une image incandescente et figée. — Excusez-moi, fit Gibson d’un air contrit. Je ne l’avais encore jamais employé à pleine puissance, c’est destiné à l’utilisation de nuit à l’extérieur. — Fichtre ! grommela Hilton en se frottant les yeux. J’ai cru que vous aviez laissé tomber une bombe atomique. Vous devez effrayer vos sujets à mort quand vous prenez des photos ! L’effet normal est seulement celui-ci, rectifia le romancier en procédant à une nouvelle démonstration. Chacun frémit de nouveau, mais cette fois l’éclat fut à peine remarqué. — C’est un dispositif spécial que j’ai fait réaliser avant de quitter la Terre. Je voulais avoir l’assurance de pouvoir faire de la photo en couleur même la nuit si je le voulais. Jusqu’ici, je n’en ai pas encore eu l’occasion. — On peut jeter un coup d’œil ? demanda Hilton. Gibson fit passer son flash et en expliqua le maniement. Il fonctionne à l’aide d’un condensateur à super-capacité, qui contient assez d’énergie pour une centaine d’éclairs par charge, et il n’a pratiquement pas encore servi. — Une centaine d’éclairs à haute puissance ? — Oui, il en produit environ deux mille d’intensité normale. — Alors, il y a assez d’énergie électrique là-dedans pour en faire une vraie bombe. J’espère qu’il ne va pas se vider d’un seul coup ? L’ingénieur examina le tube à gaz rare, pas plus gros qu’une bille, situé au centre d’un petit réflecteur. — Est-il possible de faire converger le rayonnement pour obtenir une plus grande portée ? — Oui, il y a un système derrière le réflecteur. Le faisceau reste assez large, mais je pense que ça ira. Hilton parut très satisfait. — Ils pourront certainement apercevoir ce machin-là depuis là-haut, même en plein jour, s’ils observent la région avec un bon télescope. Nous ne devons quand même pas gaspiller les éclairs. Phobos est en bonne position maintenant, n’est-ce pas ? s’assura Gibson. Je vais faire un essai sur-le-champ … Il se leva et se mit à ajuster son masque respiratoire. — N’utilisez pas plus de dix décharges, recommanda Hilton. Il faut en garder pour la nuit. Recherchez surtout un endroit très ombreux. — Est-ce que je peux sortir aussi ? sollicita Jimmy. — D’accord, mais restez ensemble et ne vous éloignez pas. Je reste ici pour voir si l’on peut organiser quelque chose avec les projecteurs d’atterrissage. Le fait de posséder enfin un plan d’action bien défini avait notablement relevé le moral. Étreignant étroitement son appareil photo et son précieux flash sur sa poitrine, Gibson se mit à gambader dans la vallée comme une jeune gazelle. Une chose curieuse, sur Mars, était de constater qu’on ajustait rapidement ses efforts musculaires à la pesanteur plus faible et qu’on adoptait tout naturellement des enjambées pas plus longues que sur Terre. Toutefois, une réserve de puissance restait disponible au cas où la nécessité ou la fougue le demanderait. Martin et Jimmy échappèrent bientôt au bouclier d’ombre de la falaise et purent obtenir une vue dégagée. Phobos, déjà haut à l’ouest, affectait la forme d’une demi-lune, mais l’astéroïde se rétrécissait rapidement en un mince croissant au fur et à mesure de sa course vers le sud. Gibson le regarda en se demandant si quelqu’un était en train d’observer la partie de Mars où il se trouvait. C’était très probable, puisque la position approximative de leur chute devait être connue. Il dut réprimer l’impulsion déraisonnable qui le poussait à gesticuler, à agiter les bras et même à hurler : « Nous sommes là, vous ne nous voyez pas ? » À environ un kilomètre de l’avion, le sol descendait en pente douce. Là, dans la partie la plus basse de la vallée, s’étalait une large ceinture brunâtre qui semblait être recouverte de grandes algues. Il se dirigea de ce côté, suivi de près par Jimmy. Ils se déplacèrent bientôt au milieu de longues plantes minces offrant la consistance du cuir, et qui appartenaient à un type encore inconnu. Les feuilles émergeaient verticalement du sol, comme de fines et hautes banderoles, et elles étaient couvertes d’innombrables gousses qui paraissaient contenir de la graine. Les surfaces planes se tournaient toutes vers le soleil ; Gibson nota avec intérêt que les côtés éclairés étaient noirs tandis que les parties abritées étaient d’un blanc verdâtre : c’était une façon simple mais efficace de réduire la déperdition de chaleur captée. Sans perdre son temps à botaniser, le romancier s’avança au cœur de la petite forêt. Les plantes ne poussaient pas trop serré et il était relativement facile de se frayer un passage. Parvenu assez loin, Martin leva son flash et le braqua dans la direction de Phobos, qui n’était plus qu’un mince croissant proche du Soleil. Il se sentit parfaitement ridicule, à brandir ainsi son appareil dans un ciel d’été, en pleine lumière. Cependant, l’heure était bien choisie, car la face de Phobos qui les regardait devait être dans l’ombre et les télescopes qui s’y trouvaient opéraient dans des conditions favorables. Gibson lâcha ses dix décharges deux par deux, en espaçant bien chaque paire. C’était le procédé le plus économique, et les signaux auraient un caractère nettement artificiel. — Ça suffira pour aujourd’hui, dit-il. Il faut conserver le reste de nos munitions pour la nuit. Jetons maintenant un coup d’œil sur ces plantes. Tu sais à quoi elles me font penser ? À de gigantesques algues marines, répliqua promptement Jimmy. — Tu as trouvé du premier coup. Je me demande ce qu’il y a dans ces gousses. Tu as un couteau sur toi ? Merci. Martin commença à tailler dans la première feuille venue jusqu’à ce qu’il fût parvenu à crever l’un des petits ballons noirs. Ce dernier renfermait apparemment du gaz, et sous une pression considérable, car les deux amis perçurent un léger sifflement au moment où la lame pénétrait. — Quelle drôle de matière ! s’étonna Gibson. Ramenons des échantillons avec nous. Non sans difficulté, il trancha une grande feuille noire à proximité de la racine. Un liquide brun sombre se mit à suinter du morceau mutilé et libéra de minuscules bulles de gaz. Portant son trophée sur son épaule, Martin reprit le chemin de l’avion. Il ignorait qu’il emportait avec lui l’avenir d’un monde. Au bout de quelques pas, Jimmy et lui se heurtèrent à une zone de végétation plus dense et durent faire un détour. Avec le soleil comme guide, il n’y avait pas de danger de se perdre, surtout dans une région aussi petite, c’est pourquoi ils n’essayèrent même pas de revenir exactement sur leurs traces. Gibson ouvrait la marche, et il découvrit que c’était là un travail plutôt pénible. Il se demandait précisément s’il ne devait pas rabattre son orgueil et changer de place avec Jimmy, quand il remarqua avec soulagement qu’il venait de déboucher sur une piste étroite et sinueuse allant plus ou moins dans la bonne direction. Pour un observateur, c’eût été une intéressante démonstration de la lenteur de certains processus mentaux, car Gibson et son jeune compagnon avaient déjà fait six bons pas lorsqu’ils se rappelèrent une vérité simple mais effrayante, à savoir que les sentiers ne se font habituellement pas tout seuls ! — Il serait temps que nos deux explorateurs rentrent, pas vrai ? émit le pilote, qui aidait Hilton à détacher les projecteurs de la face inférieure de l’aile de l’avion. Somme toute, l’opération se révélait assez praticable, et l’astronaute espérait trouver à l’intérieur de l’appareil une coupe de câble suffisante pour traîner les phares assez loin de la falaise, afin qu’ils fussent visibles de Phobos. Les observateurs ne détecteraient peut-être pas l’éclat du flash de Gibson, mais le rayonnement constant des projecteurs leur donnerait une plus grande chance d’être repérés. — Depuis combien de temps sont-ils partis ? questionna l’ingénieur. — Environ quarante minutes. J’espère qu’ils auront eu le bon sens de ne pas se perdre. — Gibson est trop prudent pour s’éloigner. Il est vrai que je n’aurais pas confiance dans le jeune Jimmy tout seul ; il serait capable de partir à la recherche de Martiens ! — Ah ! les voici ! On dirait qu’ils sont légèrement pressés. Deux minuscules silhouettes venaient d’émerger au loin et elles bondissaient à travers la vallée. Leur hâte était si évidente que Hilton et son compagnon déposèrent leurs outils pour observer leur approche avec une curiosité croissante. Le retour si prompt des deux hommes représentait un triomphe de la prudence et du sang-froid. Figés par un étonnement incrédule, ils étaient restés immobiles un long moment devant la piste qui serpentait à travers les fines plantes sombres. Sur Terre, rien n’aurait été plus commun : c’était simplement l’une de ces espèces de sentes que le bétail imprime à la longue sur les flancs d’une colline ou les animaux sauvages dans la forêt. Sa banalité même avait tout d’abord empêché les deux hommes de la remarquer et, après avoir contraint leur esprit à en admettre la présence, ils tendaient encore à en nier l’évidence. Ce fut Gibson qui parla le premier, d’une voix étouffée, presque comme s’il craignait d’être entendu : — C’est une véritable piste mais, grand Dieu ! par qui a-t-elle été tracée ? Personne n’a jamais mis les pieds ici avant nous ! — Ce doit être une espèce d’animal … — Assez gros, en tout cas ! — Peut-être aussi gros qu’un cheval ? — Ou qu’un tigre … Cette dernière remarque suscita un silence pénible. Puis Jimmy reprit : — S’il fallait jamais se battre, je crois que votre flash serait capable d’effrayer n’importe qui … — À condition que ce n’importe qui ait des yeux. Suppose qu’il possède un autre sens que la vue ? Il était clair que Jimmy essayait de trouver de bonnes raisons pour aller de l’avant. — Je suis certain que nous pouvons courir plus vite et sauter plus haut que tout ce que nous pouvons rencontrer ici. Gibson préféra croire que la décision qu’il formula était davantage dictée par la prudence que par la peur. — Ne prenons pas de risques, dit-il avec fermeté. Rentrons directement pour dire aux autres ce que nous avons vu. Nous jugerons tous ensemble si nous devons revenir. Le jeune stagiaire avait assez de bon sens pour ne pas ronchonner, mais il ne put s’empêcher de se retourner à de nombreuses reprises tandis qu’ils reprenaient le chemin de l’avion. S’il avait des défauts, le manque de courage ne figurait pas parmi eux. Il fallut un moment pour convaincre leurs compagnons qu’ils ne tentaient pas de raconter une mauvaise plaisanterie. Chacun savait depuis belle lurette que la vie animale était impossible sur Mars. C’était une question de métabolisme : les animaux consomment beaucoup plus d’énergie que les plantes et ils ne peuvent donc pas subsister dans cette atmosphère rare et pratiquement inerte. Les biologistes avaient formulé cette conclusion peu après que les conditions à la surface de la planète eurent été exactement déterminées, si bien que, depuis dix ans, cette question était considérée comme réglée, sauf par certains romanciers obstinés. — Même si vous avez vu ce que vous prétendez, dit Hilton, il doit y avoir une explication naturelle. — Allez voir vous-même, rétorqua Gibson. Je vous certifie que c’est une piste bien tracée ! — Oh, dans ce cas, j’y vais, fit l’astronaute. — Moi aussi, ajouta le pilote. — Attendez une minute ! Nous ne pouvons pas partir tous à la fois : il faut au moins que l’un d’entre nous reste ici. Un instant, le romancier pensa à se porter volontaire, puis il comprit qu’il ne se le pardonnerait jamais. — C’est moi qui ai découvert la trace, souligna-t-il vigoureusement. — On dirait que ça tourne à la mutinerie, remarqua Hilton. Personne n’a une pièce de monnaie ? Le plus malchanceux de vous trois restera ici. — Après tout, c’est un dérangement pour rien, déclara le pilote après avoir retourné la seule face. En tout cas, je veux vous revoir ici dans une heure. Si vous tardez plus longtemps, tâchez au moins de ramener une authentique princesse martienne à la Edgar Rice Burroughs … En dépit de son scepticisme, Hilton prenait la chose plus au sérieux. — Nous sommes trois, dit-il, ça doit pouvoir aller, même si nous rencontrons quelqu’un de peu sympathique. Mais au cas où aucun d’entre nous ne rentrerait, vous devez rester ici et ne pas essayer de partir à notre recherche, compris ? — Compris, je ne bouge pas. Gibson ouvrant la marche, le trio se mit en route à travers la vallée en direction de la petite forêt. Après avoir atteint le massif de longues feuilles maigres, ils n’eurent aucune difficulté à retrouver la piste. Hilton l’étudia en silence pendant une bonne minute, cependant que Gibson et Jimmy l’observaient d’un air entendu. Il décréta bientôt : — Passez-moi votre flash, Martin, j’avance le premier … Il eût été stupide de discuter. L’astronaute était le plus grand, le plus fort et le plus alerte. Le romancier lui tendit son arme sans mot dire. Il ne peut exister de sensation semblable à celle qu’on éprouve lorsqu’on marche le long d’un étroit sentier tracé entre de hauts murs feuillus, sachant que l’on peut se trouver, d’un moment à l’autre, face à face avec une créature totalement inconnue et peut-être hostile. Gibson avait beau se dire que les animaux qui n’ont jamais été en contact avec l’homme sont rarement vindicatifs, il connaissait quand même assez d’exceptions à cette règle pour se rendre la vie intéressante. Les trois hommes étaient parvenus à peu près à mi-chemin de la forêt quand la piste se sépara en deux. Hilton suivit la branche de droite, mais il ne tarda pas à se rendre compte qu’elle menait à un cul-de-sac, une clairière d’environ vingt mètres de diamètre, où toutes les plantes avaient été coupées — ou mangées — et dont on ne voyait plus que les souches. Ces dernières recommençaient à pousser, mais il était clair que ce coin était déserté depuis quelque temps par les créatures qui l’avaient hanté. — Des herbivores, chuchota Gibson. — Et passablement intelligents, ajouta Hilton. Remarquez leur façon de laisser des racines pour qu’elles repoussent. Retournons voir le long de l’autre embranchement. Ils parvinrent devant la deuxième clairière cinq minutes plus tard. Celle-ci était beaucoup plus vaste que l’autre, et elle n’était pas vide. Hilton serra son flash un peu plus fort, tandis que d’un mouvement aisé et bien étudié, Gibson mettait son appareil en position et commençait à prendre les plus fameuses photographies de la conquête de Mars. Puis ils attendirent passivement que leur présence fût remarquée. En cet instant, des siècles de fantaisies et de légendes furent balayés. Les rêves de l’homme, qui avait toujours imaginé l’existence de voisins assez semblables à lui-même, s’évanouirent brutalement, et avec eux s’en allèrent les monstres à tentacules de Wells et autres légions de grouillantes horreurs cauchemardesques inventées par d’autres romanciers. Disparut aussi le mythe d’intelligences inhumaines regardant l’homme d’un œil froidement impassible du haut de leur sagesse fabuleuse, et capables de le bousculer sans plus de méchanceté qu’il n’en mettait lui-même à écarter un insecte rampant. Dans la clairière, les créatures, au nombre de dix, étaient toutes trop occupées à manger pour remarquer le moindre signe de la présence des intrus. En apparence, elles ressemblaient à des kangourous assez grassouillets, avec leur corps presque sphérique équilibré sur deux grandes et minces pattes de derrière. Aucun poil ne les recouvrait, et leur peau avait un curieux poli, comme celui du cuir bien entretenu. Deux maigres avant-bras, qui semblaient entièrement flexibles, prenaient naissance à la partie supérieure du corps et se terminaient par des mains minuscules semblables à des serres d’oiseaux, mais trop débiles, semblait-il, pour être d’une grande utilité pratique. La tête s’emboîtait directement sur le tronc, sans la moindre trace de cou, et comportait deux grands yeux pâles aux larges pupilles. Il n’y avait pas de nez, mais seulement une bouche triangulaire très bizarre comprenant trois espèces de chicots qui malaxaient rapidement le feuillage. Une paire de grandes oreilles presque transparentes pendaient mollement de chaque côté de la tête. Elles se crispaient de temps à autre et se repliaient en espèces de cornets qui devaient constituer des détecteurs de son extrêmement efficaces, même dans cette atmosphère rare. Le plus grand des animaux avait à peu près la taille de Hilton, mais tous les autres étaient considérablement plus petits. Il y avait un jeune, haut de moins d’un mètre, qui méritait bien le qualificatif terrestre de « petit malin ». Sautant çà et là, il s’efforçait d’atteindre les feuilles les plus succulentes en émettant occasionnellement de petits cris aigus d’un pathétique irrésistible. — À votre avis, quel est leur degré d’intelligence ? chuchota Gibson. — C’est difficile à dire. Notez bien le soin qu’ils mettent à ne pas détruire la plante qu’ils mangent. Naturellement, c’est peut-être un pur instinct, comme celui qui enseigne aux abeilles la construction de leur ruche, par exemple. — Ils se meuvent très lentement, dirait-on. Je me demande s’ils ont du sang chaud. — Je ne vois même pas pourquoi ils auraient du sang. Leur métabolisme doit être bien étrange pour leur permettre de survivre dans un pareil climat. — Ils devraient déjà nous avoir remarqués. — Le grand gaillard sait que nous sommes là, je l’ai surpris en train de nous regarder du coin de l’œil. Vous ne voyez pas comme ses oreilles demeurent pointées vers nous ? — Allons-y, montrons-nous … Hilton réfléchit. — Je ne vois pas comment ils pourraient nous faire beaucoup de mal, même s’ils le voulaient. Leurs petites mains paraissent plutôt faibles, mais je suppose que leurs chicots à trois faces pourraient causer quelques dégâts. Nous allons avancer de six pas — très lentement. S’ils viennent sur nous, je leur envoie un coup de flash pendant que vous filez. Je suis sûr que nous pourrons les distancer facilement, ils n’ont vraiment pas l’air d’être bâtis pour la vitesse. S’approchant avec une lenteur rassurante plutôt que sournoise, ils pénétrèrent dans la clairière. Il ne faisait aucun doute que les Martiens les avaient vus : dix paires de grands yeux calmes les fixèrent, puis se détournèrent tandis que leurs propriétaires reprenaient une tâche plus importante, à savoir la suite de leur repas. — Ils ne semblent même pas être curieux, fit Gibson, légèrement dépité. Serions-nous si peu intéressants que ça ? — Hé, junior nous a repérés ! Qu’est-ce qu’il va faire ? En effet, le plus petit des animaux venait de s’arrêter de manger et il regardait fixement les arrivants avec une expression qui pouvait signifier n’importe quoi, depuis une incrédulité excessive jusqu’à une confiance indifférente. Il lança deux petits cris stridents, auxquels l’un des adultes répondit par un honk circonspect, puis il se mit à sautiller dans la direction des spectateurs attentifs. Il s’arrêta à quelques pas d’eux, sans montrer le moindre signe de crainte ou de prudence. — Enchanté de vous connaître, prononça solennellement Hilton. Laissez-moi nous présenter : à ma droite, James Spencer, à ma gauche Gibson ; mais j’ai peur de ne pas avoir bien saisi votre nom … — Scouïk ! fit le Martien. — Eh bien, Scouïk, peut-on vous être utile ? La petite créature sortit une main exploratrice, secoua les vêtements de Hilton, puis elle sautilla vers Gibson, qui photographiait activement cet échange de politesses. De nouveau, elle avança une patte curieuse et le romancier détourna son appareil pour éviter les dégâts. Il tendit alors sa main, et les petits doigts se refermèrent sur elle avec une force surprenante. — Un petit gars bien sympathique, pas vrai ? dit-il après s’être dégagé non sans difficulté. Au moins, lui, il n’est pas aussi fier que ses parents. Jusqu’ici, les adultes n’avaient pas prêté la plus infime attention à la scène, et ils continuaient de mâchonner placidement à l’autre bout de la clairière. — Si seulement nous avions quelque chose à lui donner ! — Après tout, je ne crois pas qu’il puisse manger de notre nourriture. Prête-moi ton couteau, Jimmy, je vais lui couper un morceau de cette plante pour lui prouver que nous sommes des amis. Le cadeau fut accepté avec gratitude, rapidement englouti, et les petites mains se tendirent une nouvelle fois. — On dirait que vous avez du succès, Martin, railla Hilton. — J’ai peur que ce ne soit qu’un amour intéressé, soupira Gibson. Hé, laisse mon appareil tranquille, tu ne peux pas manger ça ! — Dites donc, reprit soudain l’ingénieur, voici quelque chose de bizarre. De quelle couleur disiez-vous qu’il était ? — Eh bien, brun sur le devant et … d’un vert sale derrière. — Bon ; maintenant, déplacez-vous vers son autre côté, et offrez-lui un morceau de plante. Le romancier s’exécuta ; Scouïk pivota sur ses hanches pour pouvoir attraper le nouveau présent. C’est alors qu’il se passa une chose extraordinaire. La nuance brune du devant de son corps pâlit lentement et se transforma en moins d’une minute en un vert terne. Dans le même moment, un phénomène exactement contraire se produisait dans son dos, jusqu’à ce que la permutation fût complète. — Nom d’une pipe ! s’exclama Gibson. Tout à fait comme un caméléon ! À quoi croyez-vous que ça serve ? C’est peut-être une coloration défensive ? — Non, c’est plus subtil que cela. Regardez les autres, là-bas. Vous voyez, ils sont toujours bruns — même presque noirs — du côté du soleil. Il s’agit simplement d’une adaptation permettant de capter le plus de chaleur possible et d’empêcher sa déperdition par rayonnement. Les plantes procèdent exactement de la même façon ; je me demande lequel des deux y a pensé le premier. Ce serait sans utilité pour un animal se déplaçant rapidement, mais quelques-uns de ces grands lascars n’ont pas changé de position depuis cinq minutes. Gibson se mit en devoir de photographier cette singularité, ce qui n’était guère difficile puisque chaque fois qu’il bougeait, Scouïk se tournait vers lui avec confiance et attendait patiemment, assis sur ses pattes. Quand il eut terminé, Hilton fit observer : — Il me déplaît de mettre fin à ce touchant spectacle, mais nous avons dit que nous serions rentrés dans une heure. — Nous n’avons pas besoin de nous en aller tous. Sois un bon garçon, Jimmy, retourne là-bas pour dire que tout va bien. Mais Jimmy regardait en l’air, car il était le seul à avoir remarqué qu’un avion tournoyait au-dessus de la vallée depuis cinq minutes. Le hourra que les trois amis poussèrent à l’unisson réussit même à troubler le repas des placides Martiens qui levèrent la tête d’un air désapprobateur. Scouïk fut si effrayé qu’il recula par un bond terrible, mais il surmonta bientôt ses craintes et se rapprocha une nouvelle fois. — Au plaisir ! lança Gibson par-dessus son épaule, tandis qu’ils s’éloignaient rapidement. Les natifs de l’endroit ne lui accordèrent pas le moindre regard. Ils étaient au cœur de la petite forêt quand le romancier eut soudain conscience qu’on les suivait. Il s’arrêta, se retourna. C’était Scouïk, peinant mais sautillant avec courage derrière lui. — Pfuut ! fit Gibson en agitant ses bras comme un épouvantail animé. Retourne près de ta mère, je n’ai rien pour toi ! L’effet fut complètement nul et l’arrêt de Martin ne réussit qu’à permettre au Martien de le rattraper. Hilton et Jimmy étaient déjà hors de vue, ignorant son décrochage, si bien qu’ils manquèrent une comédie très intéressante quand Gibson tenta de se débarrasser de la présence gênante de son nouvel ami sans trop choquer ses sentiments. Au bout de quelques minutes, il renonça aux manœuvres directes pour essayer la ruse. Heureusement, il avait oublié de rendre le couteau à Jimmy, de sorte qu’il parvint, non sans essoufflement, à réunir un tas d’« algues marines » qu’il posa devant Scouïk. Ce dernier avait là, pensa-t-il, de l’occupation pour un moment. Il venait d’en terminer quand ses compagnons, inquiets, le rejoignirent avec précipitation. — O.K., j’arrive, dit-il. Il fallait bien que je m’en défasse d’une façon ou d’une autre. Au moins, ceci l’empêchera de nous suivre. À l’intérieur de l’avion, le pilote commençait à s’alarmer. Une heure venait de s’écouler, et il n’y avait pas encore le moindre signe annonçant le retour des explorateurs. L’aviateur grimpa sur le sommet du fuselage, ce qui lui permit de découvrir la moitié de la vallée et la zone de végétation sombre où les passagers avaient disparu. Il était occupé à scruter les alentours quand l’avion de secours apparut à l’est et se mit à décrire des cercles au-dessus de sa tête. Dès qu’il fut certain d’avoir été repéré, le pilote dirigea une nouvelle fois son attention vers la forêt, juste à temps pour voir déboucher dans la plaine un groupe de silhouettes. Sur le coup, il se frotta les yeux d’un air incrédule. Trois personnes avaient pénétré dans le massif ; quatre en ressortaient. Et la quatrième avait un aspect vraiment étrange. Chapitre XIII À côté de ce qui fut plus tard baptisé l’accident le plus heureux de l’histoire de la conquête martienne, une visite à Trivium Charontis et à Port Schiaparelli avait naturellement quelque chose d’ennuyeux et Gibson eût souhaité pouvoir l’annuler pour rentrer tout de suite à Port Lowell avec son trophée. Il avait abandonné tout espoir de se séparer de Scouïk et comme chaque membre de la colonie brûlait d’impatience de contempler un authentique Martien vivant, les quatre voyageurs avaient décidé d’emmener la petite créature avec eux. Mais Port Lowell n’autorisait pas leur retour avant dix jours. En effet, sous les grands dômes de la capitale se livrait une bataille décisive pour la possession de la planète. Gibson, qui en recevait des échos par les communiqués de la radio, se félicita d’avoir échappé à ce combat silencieux et implacable. L’épidémie que le docteur Scott avait réclamée venait de se produire. À son apogée, un dixième de la population de la ville fut atteint de la fièvre martienne, mais le sérum de la Terre brisa l’offensive et la bataille fut finalement gagnée, bien que trois issues fatales fussent à déplorer. Ce fut la dernière fois que le fléau menaça la colonie. Amener Scouïk à Port Schiaparelli comportait des difficultés considérables, car il fallait expédier avant lui une grande quantité de sa nourriture personnelle. Au début, on douta qu’il pût vivre dans l’atmosphère oxygénée des dômes, mais on ne fut pas long à constater que cela ne le dérangeait pas le moins du monde, encore que son appétit s’en trouvât fort réduit. On n’en découvrit l’explication que bien plus tard, mais on ne connut jamais la raison de son attachement pour Gibson. Quelqu’un suggéra, un peu méchamment, que c’était parce qu’ils avaient à peu près la même conformation tous les deux. Avant de reprendre leur voyage, le romancier et ses compagnons, auxquels s’étaient joints le pilote de l’avion de secours et l’équipe de réparation arrivée par la suite, rendirent plusieurs fois visite à la petite famille des Martiens. Ils ne retrouvèrent que le même groupe, de sorte que Gibson se demanda s’il ne s’agissait pas des derniers spécimens existant sur la planète. Il devait s’avérer plus tard que ce n’était pas le cas. L’appareil parti à leur recherche avait fouillé la zone de leur ligne de vol avant de recevoir un message radio de Phobos qui signalait des lueurs bizarres sur Aetheria. ( Comme la nature de ces lueurs intriguait fortement les sauveteurs quand ils firent leur récit, Gibson en fournit l’explication avec un légitime orgueil. ) Lorsqu’on apprit aux rescapés qu’il ne faudrait que quelques heures pour remplacer le groupe de réacteurs de leur avion, ils décidèrent d’attendre que les réparations fussent terminées et d’employer leur temps à étudier les Martiens dans leur cadre habituel. Ce fut Gibson qui, le premier, soupçonna l’étonnant secret que cachait leur existence. Dans un passé lointain, l’oxygène avait dû leur être nécessaire et leur survivance dépendait encore de cet élément. Ils ne pouvaient l’obtenir directement du sol, dans lequel il se trouvait par milliards de tonnes, mais ils l’absorbaient par l’intermédiaire des plantes dont ils faisaient leur nourriture. Le romancier démontra que les nombreuses gousses portées par les feuilles en forme d’algues contenaient de l’oxygène sous une pression relativement élevée. En ralentissant leur métabolisme, les natifs avaient développé un équilibre, presque une symbiose, avec les plantes qui leur fournissaient littéralement de quoi manger et respirer. Cet équilibre, pouvait-on penser, était susceptible d’être bouleversé à tout moment par une catastrophe naturelle mais, sur Mars, les conditions naturelles avaient atteint depuis longtemps une parfaite stabilité et cet ordre des choses serait maintenu pour des millénaires, sauf si l’homme venait les troubler. La réparation ayant duré un peu plus qu’on ne le prévoyait, les rescapés ne rejoignirent Port Schiaparelli que trois jours après leur départ de Port Lowell. La deuxième ville de Mars avait moins de mille habitants, abrités par deux dômes érigés sur un plateau long et étroit. C’est là que s’était posée la première expédition parvenue sur la planète et la situation géographique de la cité n’était due en réalité qu’à un accident historique. Ce ne fut que plusieurs années plus tard, quand on connut mieux les ressources de ce nouveau monde, qu’on décida de déplacer le centre de gravité à Port Lowell et de mettre un terme à l’expansion du centre des premiers pionniers. À de nombreux points de vue, la petite agglomération était une réplique fidèle de sa plus moderne rivale. Sa spécialité était la petite mécanique, mais on y pratiquait aussi la recherche géologique — ou plutôt aérologique — et l’exploration des régions environnantes. En mettant par hasard la main sur le premier Martien, Gibson avait fait la plus grande découverte de la conquête, et ce à moins d’une heure de vol de la ville ; sa chance ne manqua pas de causer une certaine jalousie. Sa visite à Port Schiaparelli dut avoir un effet néfaste sur la vie économique de la cité, car en quelque endroit qu’il se rendît, toute activité s’arrêtait et les gens faisaient cercle autour de Scouïk. Une des distractions favorites consistait à attirer le jeune Martien dans une zone d’éclairage uniforme et à le regarder virer au noir au moment où il essayait avec béatitude de tirer l’avantage maximum de cet état de choses. Ce fut aussi à Schiaparelli que quelqu’un eut la déplorable idée de projeter des images sur son corps et d’en photographier le résultat avant qu’il ne se décolorât. Un jour, Gibson fut très contrarié de tomber sur une photo de sa mascotte avec une caricature sommaire, mais très reconnaissable, d’une vedette de la télévision. Dans l’ensemble, le séjour des trois hommes de l’Arès à Port Schiaparelli ne fut pas très enchanteur. Au bout de trois jours, ils avaient vu tout ce qui en valait la peine et les quelques voyages qu’ils purent accomplir dans la campagne environnante se révélèrent sans grand intérêt. Jimmy était toujours en mal d’Irène et dépensait un argent fou en appels téléphoniques coûteux. Le romancier était non moins impatient de retourner à la cité qu’il traitait encore de gros village peu auparavant. Seul Hilton, qui semblait posséder des réserves de patience inépuisables, prenait la vie du bon côté et en profitait pour se reposer alors que les autres se faisaient du mauvais sang. Tous trois connurent cependant une sérieuse émotion au cours de leur exil. Gibson s’était souvent demandé, avec un peu d’appréhension, ce qui arriverait si les dômes pressurisés venaient à céder. Il en eut un avant-goût au cours d’un après-midi tranquille, alors qu’il était en train d’interviewer l’ingénieur en chef de la cité. Scouïk était présent, appuyé sur ses grandes pattes de derrière. Alors que l’entretien se prolongeait, Gibson eut conscience que l’ingénieur montrait plus de signes d’impatience qu’il n’était normal. Ses pensées étaient visiblement ailleurs et il semblait s’attendre à quelque chose. Soudain, sans avertissement, le bâtiment tout entier se mit à frémir comme sous l’effet d’un tremblement de terre. Deux chocs espacés se succédèrent tandis qu’un appel retentissait dans le haut-parleur mural : — Crevaison ! Simple exercice ! Vous avez dix secondes pour gagner un abri ! Crevaison, simple exercice ! Le romancier bondit hors de son siège mais il réalisa immédiatement qu’il n’avait rien à craindre. Il perçut le bruit du claquement de portes lointaines et ce fut le silence. L’ingénieur se leva, se dirigea vers la fenêtre qui surplombait l’unique rue importante de la ville. — Tout le monde semble s’être mis à l’abri, constata-t-il. Naturellement, il n’est pas possible de faire de ces essais une surprise complète. Il y en a un par mois, et nous devons avertir les gens du jour où il aura lieu, sans quoi ils pourraient croire qu’il s’agit d’une véritable alerte. — Que doit-on faire au juste en pareil cas ? demanda son visiteur, à qui on l’avait déjà expliqué au moins deux fois mais qui ne s’en souvenait déjà plus. — Dès que vous entendez le signal, c’est-à-dire les trois explosions de fond, vous devez rechercher un abri. Si vous êtes chez vous, il faut mettre votre casque respiratoire afin de secourir quiconque ne peut en faire autant. Voyez-vous, quand la pression s’en va, chaque maison devient une unité étanche qui contient suffisamment d’air pour plusieurs heures. — Et lorsqu’on est à l’extérieur ? — La pression ne serait réduite à néant qu’au bout de quelques secondes ; comme chaque bâtiment a son propre sas d’entrée, il est toujours possible de gagner un abri à temps. Si vous vous effondrez au-dehors, on pourrait vous sauver si vous êtes secouru en moins de deux minutes, à moins que vous n’ayez le cœur malade. Mais personne ne vient sur Mars s’il a le cœur malade … — Eh bien, j’espère que vous n’aurez jamais à mettre cette théorie en pratique ! — Nous l’espérons aussi, mais ici, il faut toujours être prêt à toute éventualité. Ah, voici le signal de fin d’alerte. Le haut-parleur vibra de nouveau. — Exercice terminé. Ceux qui n’ont pas atteint un abri en temps voulu voudront bien en aviser l’administration de la façon habituelle. Fin d’émission. — Pensez-vous qu’ils se soumettront à cette consigne ? s’informa Gibson. Je croirais plutôt qu’ils vont se tenir tranquilles … L’ingénieur se mit à rire. — Ça dépend. Ils s’abstiendraient probablement s’il s’agissait d’une faute de leur part, mais en réalité, c’est la meilleure façon de révéler les points faibles de notre défense. C’est ainsi qu’on viendra nous dire, par exemple : « Voilà, j’étais en train de nettoyer un four à minerai au moment de l’alerte, et il m’a fallu deux minutes pour sortir de l’engin. Que dois-je faire si une véritable explosion se produit ? » Nous devons alors rechercher une solution pratique. Le romancier regarda Scouïk d’un air d’envie. Le Martien semblait dormir, mais une crispation occasionnelle de ses grandes oreilles translucides démontrait qu’il prenait quelque intérêt à la conversation. — Ce serait trop beau, si nous étions comme lui, sans avoir à nous tracasser au sujet de la pression d’air. Nous pourrions alors vraiment faire quelque chose de la planète … — Je me demande, reprit pensivement l’ingénieur, comment ils ont fait pour survivre ? Il est toujours fatal de s’adapter trop à un milieu ; ce qu’il faut, c’est modifier le milieu pour qu’il vous convienne. Ces paroles étaient presque un écho à la remarque qu’avait faite Hadfield lors de leur première rencontre, et Gibson devait souvent s’en souvenir au cours des années suivantes. Le retour à Port Lowell fut triomphal. La capitale était dans un certain état d’exaltation à la suite de la victoire sur l’épidémie et elle attendait avec impatience la rentrée du romancier et de son trophée. Les savants avaient préparé une véritable réception en l’honneur de Scouïk. Les zoologistes, en particulier, s’acharnaient à justifier leurs précédentes théories sur l’absence de vie animale sur Mars. Le héros du jour ne consentit à remettre sa mascotte entre les mains des experts qu’après avoir reçu solennellement l’assurance que nulle idée de dissection n’avait effleuré leur esprit un seul instant. Plein de projets, il courut ensuite chez l’administrateur. Hadfield l’accueillit avec chaleur et Gibson se plut à reconnaître un net changement d’attitude à son égard. Au début, celle-ci était, sinon hostile, du moins un peu réservée, et l’administrateur ne cherchait pas à cacher qu’il considérait la présence de son hôte comme un ennui, un nouveau fardeau ajouté à ceux qu’il supportait déjà. Ce comportement s’était adouci, et il devenait évident que l’administrateur ne considérait plus Gibson comme une calamité. — Il paraît que vous avez ajouté quelques intéressants citoyens à mon petit empire ? lui dit Hadfield en souriant. Je viens d’apercevoir votre séduisant favori ; il a déjà mordu le médecin-chef ! — J’espère qu’on le traite convenablement, au moins ? s’inquiéta Martin, alarmé. — Qui, le médecin-chef ? — Non, Scouïk, bien sûr ! Je me demande s’il n’existe pas d’autres formes plus intelligentes de vie animale que nous n’aurions pas encore découvertes … — Autrement dit, ceux-ci sont-ils vraiment les seuls véritables Martiens ? — Oui. — Il se passera encore des années avant que nous en ayons la certitude, mais je crois qu’ils sont bien les seuls. Les conditions qui ont rendu leur survivance possible ne prévalent pas en de nombreux endroits de la planète. — Il y a une chose dont je voulais vous parler … Gibson fouilla dans sa poche et retira une feuille brune d’« algue marine ». Il en creva une des gousses et l’on entendit le léger sifflement d’un gaz qui s’échappe. — Si cette plante était cultivée d’une façon appropriée, elle pourrait résoudre le problème de l’air dans les villes et mettre fin à vos mécanismes compliqués. En lui donnant suffisamment de sable pour sa subsistance, elle fournirait tout l’oxygène désirable. — Continuez, dit Hadfield, impassible. — Évidemment, il faudrait opérer une certaine sélection par croisement afin d’obtenir la variété la plus riche en gaz, poursuivit Gibson qui s’excitait sur sa propre suggestion. Il regarda son interlocuteur d’un œil soupçonneux, réalisant que l’attitude de Hadfield avait quelque chose de bizarre. En effet, un léger sourire jouait sur les lèvres de l’administrateur. — Je crois que vous ne me prenez pas au sérieux ! protesta-t-il avec amertume. Hadfield se redressa en sursautant. — Au contraire ! affirma-t-il. Je vous prends plus au sérieux que vous ne le pensez ! Il joua avec son presse-papier et sembla soudain prendre une décision. Brusquement, il se pencha vers son interphone et pressa un bouton. — Préparez-moi un « pou » et un chauffeur, dit-il. Qu’ils m’attendent devant le bloc ouest n° 1 dans une demi-heure. Puis, se tournant vers Gibson : — Pouvez-vous être disponible à ce moment-là ? — Eh bien, mais … je pense que oui. Je dois simplement aller chercher mon attirail respiratoire à l’hôtel … — Bon ; alors, à tout à l’heure … L’esprit passablement embrouillé, le romancier se trouva au rendez-vous dix minutes à l’avance. Le service des transports avait pu fournir un véhicule à temps, l’administrateur fut ponctuel comme toujours. Il donna au chauffeur des instructions que son compagnon ne put saisir, et le « pou » fut bientôt hors du dôme, sur la route qui entourait la ville. — Gibson, ce que je fais en ce moment est assez téméraire, déclara Hadfield, tandis que le décor vert émeraude défilait de chaque côté. Voulez-vous me donner votre parole que vous ne direz rien sans mon autorisation ? — Mais certainement ! répondit l’écrivain, un peu effrayé. — Je vous fais confiance parce que je crois vous savoir favorable à nos idées, et aussi parce que vous avez été plus raisonnable que je ne le pensais … — Merci, fit Martin sèchement. — Et encore pour ce que vous venez de nous apprendre sur notre propre planète. Il me semble que nous vous devons bien quelque chose en retour. Le « pou » avait bifurqué vers le sud, suivant la piste qui menait aux collines, et Gibson comprit soudain où ils allaient. — Vous n’avez pas été inquiète en apprenant notre accident ? demanda Jimmy avec anxiété. — Oh, si ! murmura Irène, terriblement même. Je ne pouvais pas trouver le sommeil en pensant à vous. — Mais à présent que c’est fini, vous ne croyez pas que cela en valait la peine ? — Peut-être, mais je me tourmente en me disant que dans un mois, vous serez déjà reparti. Oh ! Jimmy, qu’est-ce que nous allons devenir ? — Leur joie s’évanouit et un profond désespoir descendit sur les deux amoureux. On ne pouvait échapper à l’implacable réalité. Dans moins de quatre semaines, l’Arès quitterait Déimos, et des années s’écouleraient peut-être avant que Jimmy puisse revenir sur Mars. C’était une perspective trop terrible pour être exprimée. — Je ne peux pas rester ici, même si on me le permettait, reprit le jeune homme. Tant que je ne serai pas qualifié, il me sera impossible de gagner ma vie, et il me reste deux années d’études à faire, plus un voyage sur Vénus ! Il n’y a qu’une solution ! Les yeux d’Irène se mirent à briller, puis elle sombra de nouveau dans la mélancolie. — Oh, j’y ai déjà songé, mais je suis sûre que papa n’y consentira pas. — On ne risque rien en essayant. Je vais demander à Martin de lui en parler. — M. Gibson ? Vous pensez qu’il acceptera ? — J’en suis certain. Je tâcherai de me faire aussi convaincant que possible … — Je ne vois pas pourquoi il s’en occuperait … — Oh, il a de l’affection pour moi, dit Jimmy avec une belle et facile assurance. Je suis sûr qu’il sera d’accord avec nous. Il n’est pas juste que vous demeuriez toujours ici sans rien connaître de la Terre. Paris, New York, Londres … Voyons, vous n’avez pas vécu tant que vous n’avez pas vu cela. Vous voulez mon avis ? — Oui. — Votre père est égoïste en vous gardant ici. Irène fit une petite moue. Elle aimait beaucoup son père et son premier réflexe fut de le défendre avec force, mais elle était maintenant déchirée entre deux affections et elle devinait bien laquelle des deux l’emporterait à la longue. — Bien sûr, corrigea-t-il aussitôt, réalisant qu’il était allé trop loin, il a pour vous les meilleures intentions, mais il doit s’occuper de tant de choses ! Il a probablement oublié à quoi ressemblait la Terre et il ne conçoit pas tout ce que vous perdez ! Non, il faut partir avant qu’il ne soit trop tard. Irène paraissait encore indécise. C’est alors que son sens de l’humour, beaucoup plus développé que celui de Jimmy, vint à la rescousse. — Je suis certaine que si j’étais sur Terre et que vous deviez regagner Mars, vous trouveriez d’aussi bonnes raisons pour me convaincre de vous y accompagner ! Il sembla un peu choqué, avant de comprendre qu’elle ne se moquait pas vraiment de lui. — D’accord, dit-il, c’est décidé. Je parlerai à Martin dès que je le verrai, et je lui dirai d’intervenir auprès de votre père. En attendant, oublions tout ceci, voulez-vous ? Ce qu’ils firent sans tarder … Le petit amphithéâtre de collines dominant Port Lowell était tel que Gibson se le rappelait, mis à part le fait que le vert de sa végétation luxuriante s’était un peu assombri, sous l’effet des prémices d’un automne pourtant encore lointain. Le « pou des sables » stoppa devant le plus important des quatre petits dômes et ils se dirigèrent à pied vers la valve d’entrée. C’était l’endroit où Gibson avait pressenti quelque chose de mystérieux lors de sa première excursion. — Quand je suis venu ici la première fois, observa le romancier, on m’a dit qu’il fallait passer à la désinfection avant d’entrer. — Une petite exagération destinée à décourager les intrus, répondit l’administrateur sans se démonter. La porte extérieure s’étant ouverte à son signal, ils se débarrassèrent rapidement de leur équipement respiratoire. — Auparavant, ajouta Hadfield, nous prenions des précautions de ce genre, mais elles ne sont plus nécessaires. Le dernier panneau pivota et les deux hommes pénétrèrent à l’intérieur du dôme. Un employé les attendait, vêtu de la blouse blanche des services scientifiques, une blouse immaculée qui dénotait des fonctions supérieures. — Hello, Baines ! salua Hadfield. Gibson, voici le professeur Baines. Je pense que vous vous connaissez déjà de nom, l’un et l’autre … Le romancier n’ignorait pas qu’il serrait la main à l’un des plus fameux experts mondiaux dans la genèse des plantes. Un an ou deux auparavant, il avait appris par la presse son départ pour Mars afin d’y étudier la flore. — Ainsi, c’est vous l’homme qui venez de découvrir l’Oxyfère, fit le savant d’un ton rêveur. C’était un grand gaillard d’aspect rude, affichant un air distrait qui contrastait étrangement avec sa taille massive et ses traits décidés. — C’est ainsi que vous l’appelez ? Eh bien oui, je pensais l’avoir découvert, mais je commence à avoir des doutes … avoua Martin. — Vous avez en tout cas déniché quelque chose d’au moins aussi important, rectifia Hadfield. Mais Baines ne s’intéresse pas aux animaux, et il vaut mieux ne pas lui parler de vos amis martiens. Ils marchaient entre des parois basses et d’apparence provisoire qui, Gibson le remarqua, partageaient le dôme en de nombreuses pièces et couloirs. Tout paraissait avoir été construit en grande hâte. C’est ainsi qu’ils passèrent devant de magnifiques appareils scientifiques installés sur de vulgaires caisses en bois. On sentait partout une ambiance d’improvisation fiévreuse. Pourtant, chose paradoxale, on ne décelait que peu d’activité et Gibson eut l’impression que le travail qu’on y avait poursuivi antérieurement avait pris fin et qu’il ne restait qu’une faible partie du personnel initial. Baines les mena à un sas conduisant à l’une des autres coupoles et, tandis qu’ils attendaient l’ouverture de la dernière porte, il avertit tranquillement : — Prenez garde à vos yeux. Gibson utilisa promptement sa main comme écran. Sa première sensation fut faite de lumière et de chaleur. C’était presque comme s’il avait franchi d’un seul pas la distance qui sépare le pôle des tropiques. Au-dessus de sa tête, des batteries d’ampoules puissantes inondaient de lumière la chambre hémisphérique. Il y avait dans l’air quelque chose de lourd et d’oppressant qui n’était pas seulement dû à la température ; Martin se demanda quel genre d’atmosphère il respirait … Cette coupole n’était pas divisée en cellules, mais elle se présentait comme une grande étendue circulaire recouverte de petits tas de sable bien rangés où poussaient toutes les plantes martiennes que Martin connaissait, ainsi que de nombreuses autres. À peu près un quart de la surface disponible était occupé par les grandes feuilles brunes qu’il reconnut d’emblée. — Ainsi, vous les avez toujours connues ? dit-il, sans se montrer particulièrement surpris ou désappointé ( Hadfield avait raison, les Martiens étaient beaucoup plus intéressants ). — Bien sûr, confirma l’administrateur. On les a découvertes il y a environ deux ans. Elles ne sont pas tellement rares le long de la ceinture équatoriale, car elles ne poussent que sous un soleil abondant. Notre petite récolte est la plus septentrionale qui ait jamais été obtenue. Il leur faut une certaine dose d’énergie pour extraire l’oxygène du sable, expliqua Baines. C’est pourquoi nous les y aidons avec cet éclairage, tout en procédant à certaines expériences inédites. Venez voir les résultats … Gibson se dirigea vers le petit enclos en suivant l’étroite allée avec précaution. Somme toute, ces plantes n’étaient pas exactement identiques à celles qu’il avait trouvées, encore que leur souche commune fût évidente. La différence la plus surprenante résidait dans l’absence complète de gousses gazeuses, remplacées ici par des myriades de pores minuscules. — Voilà le point important, dit Hadfield. Nous avons engendré une variété qui laisse échapper son oxygène directement dans l’air parce qu’elle n’a plus besoin de l’emmagasiner. Aussi longtemps qu’elle reçoit en abondance de la chaleur et de la lumière, elle peut extraire du sable ce qui lui est nécessaire et rejeter le surplus. Tout l’oxygène que vous respirez en ce moment provient de ces plantes, il n’en existe aucune autre source à l’intérieur du dôme. — Je vois, fit lentement Gibson. Ainsi, vous aviez déjà pensé à mon idée, et vous êtes même allés beaucoup plus loin … Mais je ne comprends toujours pas la nécessité d’entourer tout ceci de mystère. — Quel mystère ? releva Hadfield avec un air d’innocence outragée. — Tout de même ! Vous venez de me demander il y a un instant de ne rien révéler à ce sujet. — Oh, c’est à cause d’une proclamation officielle qui doit avoir lieu dans quelques jours. Nous ne désirons pas soulever d’espoirs prématurés, mais il n’y a pas de véritable secret. Gibson médita cette réflexion tout au long du trajet de retour vers Port Lowell. Hadfield lui avait confié beaucoup de choses, mais avait-il tout dit ? Que devenait Phobos dans l’affaire ? Les soupçons de Martin sur le satellite étaient-ils tout à fait dénués de fondement ? En tout cas, il ne pouvait exister le moindre rapport entre l’astéroïde et ce projet particulier. Après avoir envisagé de forcer la main d’Hadfield par une question directe, Gibson se ravisa. De cette façon-là, il ne réussirait qu’à se ridiculiser. Les coupoles de Port Lowell montaient déjà derrière la convexité abrupte de l’horizon quand il se résolut à aborder le sujet qui lui tenait à cœur depuis quinze jours. — L’Arès retourne sur Terre dans trois semaines, n’est-ce pas ? remarqua-t-il d’un ton négligent. Hadfield hocha simplement la tête. La question lui semblait visiblement superflue : son compagnon devait être au courant comme tout le monde. — Si c’était possible, reprit lentement Martin, j’aimerais rester sur Mars un peu plus longtemps … Jusqu’à l’année prochaine, peut-être … — Vraiment ! fit Hadfield. L’exclamation ne trahissait ni encouragement ni désapprobation, et Gibson se vexa un peu de voir son éclatante révélation tourner court. — Et votre travail ? poursuivit l’administrateur. — Je peux aussi bien l’exécuter ici que sur Terre. — Je suppose que vous comprenez que, pour rester ici, vous devez embrasser une profession utile. ( Hadfield eut un petit sourire en coin. ) Pardonnez mon manque de tact, je voulais dire que vous devez aider à la bonne marche de la colonie. Avez-vous une idée à cet égard ? C’était un peu plus encourageant ; au moins l’administrateur ne repoussait pas la suggestion en bloc. Mais Gibson avait tout de même perdu ce point de vue dans son premier élan d’enthousiasme. — Je ne pensais pas m’établir à demeure ici, dit-il en manière d’excuse, mais je voudrais passer quelque temps à étudier les Martiens et voir si je peux en découvrir d’autres. De plus, je n’ai pas envie de quitter Mars au moment précis où cela devient intéressant. — Que voulez-vous dire ? questionna vivement son interlocuteur. — Eh bien, je veux parler de ces usines à oxygène de source végétale et de la mise en service du Dôme n° 7. J’aimerais voir ce que tout cela va devenir au cours des prochains mois. Hadfield dévisagea pensivement son passager. Il était moins surpris que Gibson ne l’imaginait, car il avait déjà connu ce genre de situation. Il s’était même demandé si cela allait arriver au romancier, et la tournure des événements ne lui déplaisait pas du tout. L’explication véritable était très simple : Gibson se sentait plus heureux qu’il ne l’avait jamais été sur Terre ; il avait accompli quelque chose de profitable pour la communauté martienne et s’en sentait devenir partie intégrante. Son assimilation était presque totale et le fait que Mars avait déjà attenté une fois à sa vie ne faisait que renforcer sa détermination de rester. En retournant sur Terre, il ne rejoindrait pas son pays, il partirait vers l’exil. — L’enthousiasme n’est pas suffisant, voyez-vous, dit encore l’administrateur. — Je comprends très bien, admit Gibson, soucieux. — Notre petit monde repose sur deux bases : la science et un travail acharné. Si l’une d’entre elles nous faisait défaut, nous ferions mieux de rentrer chez nous. — Je n’ai pas peur du travail ; et je suis sûr de pouvoir apprendre très vite n’importe laquelle des besognes administratives que vous avez ici, et même une bonne partie de la routine de certains emplois techniques … « C’est probablement vrai », pensa Hadfield. L’aptitude à remplir ces emplois était fonction de l’intelligence, et Gibson en avait beaucoup. Mais on avait besoin de plus que cela, il y avait aussi des facteurs personnels. Mieux valait ne pas encourager les espoirs du candidat avant d’avoir procédé à certaines enquêtes et discuté la chose avec Whittaker. — Voilà ce qu’il faut faire, reprit Hadfield. Déposez une demande de séjour temporaire, que je transmettrai à la Terre. Nous aurons la réponse dans une semaine environ. Naturellement, s’ils refusent, nous ne pouvons plus rien. Gibson en doutait, sachant combien peu Hadfield tenait compte des ordonnances de la planète mère quand elles contrariaient ses plans, mais il dit simplement : — Et si la Terre accepte, je suppose que la suite dépend de vous ? — Oui, je prendrai ma décision à ce moment-là. C’était plutôt satisfaisant, estima le romancier. Maintenant qu’il s’était jeté à l’eau, il éprouvait un grand soulagement, comme si tout le reste échappait à son pouvoir. Il n’avait plus qu’à se laisser porter par le courant et attendre l’évolution des événements. La porte du sas se rabattit devant eux et le « pou » pénétra dans la ville. — Même s’il avait commis une faute, se dit Martin, le mal ne serait pas grand. Il pouvait toujours regagner sa planète par la prochaine fusée, ou la suivante. Mais Mars l’avait changé, sans aucun doute. Il n’ignorait pas que quelques-uns de ses amis s’écrieraient en lisant la nouvelle : « Vous avez vu Martin, on dirait que Mars en a fait un homme ! Qui l’eût cru ? » Il se secoua. Il n’avait aucune envie de devenir un exemple vivant s’il pouvait s’en dispenser. Même dans ses moments de sentimentalité extrême, il ne réservait jamais la moindre place aux paraboles bourgeoises qui célèbrent la transformation d’hommes paresseux et égoïstes en membres utiles de la communauté. Mais il avait une peur terrible qu’une aventure de ce genre ne fût sur le point de lui arriver. Chapitre XIV — Allons, Jimmy, à quoi penses-tu ? Tu n’as pas l’air d’avoir grand appétit, ce matin … Jimmy mangeait du bout des dents une omelette synthétique qu’il avait d’ailleurs découpée en fragments microscopiques dans son assiette. — J’étais en train de penser à Irène et à son malheur. Dire qu’elle n’a jamais eu la chance de voir la Terre ! — Es-tu bien certain qu’elle désire la voir ? Je n’ai jamais entendu personne ici dire un seul mot de bien de cet endroit-là ! — Oh, elle voudrait bien y aller, je le lui ai demandé. — Cesse de tourner autour du pot ! Qu’est-ce que vous êtes en train de mijoter tous les deux ? Vous ne voulez pas vous enfuir à bord de l’Arès, par hasard ? Le jeune garçon afficha un sourire assez fade. — Ce serait une idée, mais il faudrait une bonne dose de savoir-faire pour la mettre à exécution. Franchement, vous ne pensez pas qu’Irène devrait aller sur Terre pour compléter son éducation ? En restant ici, elle va devenir une … — Une bonne fille de la campagne, sans malice, une coloniale mal dégrossie ? C’est cela que tu voulais dire ? — À peu de chose près, mais avec un peu plus de ménagements. — Excuse-moi, c’était sans mauvaise intention. D’ailleurs, je serais assez d’accord avec toi, car cette question m’était venue à l’esprit. Je crois que quelqu’un devrait en parler à Hadfield. — C’est exactement ce que … commença Jimmy avec animation. — Ce que toi et Irène désirez que je fasse, hein ? Le jeune stagiaire leva les bras en simulant le désespoir. — Ce n’est pas la peine d’essayer de vous mystifier ! — Si tu m’avais dit cela dès le début, tu te rends compte du temps que nous aurions gagné ? Mais, sincèrement, est-ce vraiment sérieux avec Irène ? Son protégé posa sur lui un regard résolu qui était à lui seul une réponse suffisante. — C’est absolument sérieux, vous devez le savoir. J’ai l’intention de l’épouser dès qu’elle en aura l’âge et que je pourrai gagner ma vie. Il y eut un profond silence, puis Gibson reprit : — Tu pourrais beaucoup plus mal tomber, c’est une charmante jeune fille, et je crois qu’une année sur Terre ne lui ferait que du bien. Malgré tout, je ne peux en parler à Hadfield en ce moment. Il est très occupé et … et puis, il vient déjà de recevoir une requête de ma part. — Ah ? fit Jimmy en relevant la tête. Le romancier toussota. — On le saura tôt ou tard, mais n’en dis rien aux autres pour l’instant. J’ai demandé à rester sur Mars. — Grand Dieu ! C’est donc cela ! Gibson contint un sourire. — Tu crois que j’ai bien fait ? — Comment ? Mais naturellement ! Je souhaiterais pouvoir en faire autant moi-même … — Même si Irène retournait sur Terre ? demanda Martin sans sourciller. — Ce n’est pas chic de me dire ça. Mais combien de temps pensez-vous rester ? — Franchement, je n’en sais rien ; ça dépend de trop de facteurs. Pour commencer, il faudra que j’apprenne un métier ! — Quel genre de métier ? — Quelque chose d’approprié à mes capacités — et de productif. Tu n’as aucune idée ? Jimmy demeura silencieux un moment, son front ridé par la concentration. Gibson aurait voulu connaître les pensées qui l’assiégeaient. Était-il peiné d’apprendre qu’ils devaient se séparer prochainement ? Au cours des dernières semaines, la tension et les rancunes qui les avaient un jour dissociés, puis réunis, s’étaient dissipées. Ils avaient atteint un état d’équilibre émotionnel agréable, mais qui n’était pas encore aussi satisfaisant que Gibson le désirait. Peut-être était-ce sa faute, peut-être avait-il eu tort de ne dévoiler ses sentiments les plus profonds qu’en les masquant derrière l’ironie et parfois même le sarcasme ? Si cela était, il avait peur de n’avoir que trop bien réussi. Il espérait mériter un jour la confiance du jeune garçon mais aujourd’hui, semblait-il, celui-ci ne venait à lui que parce qu’il désirait un service. Non, ce n’était pas loyal. Jimmy l’aimait certainement bien, probablement autant que beaucoup de fils aiment leur père, et c’était là un résultat positif dont Martin pouvait être fier. Il pouvait trouver aussi quelque motif de satisfaction dans la grande amélioration du caractère de son protégé depuis qu’ils avaient quitté la Terre. Jimmy n’était plus emprunté ni timide et, bien que plutôt sérieux, son humeur maussade avait disparu … Mais Gibson ne pouvait guère espérer davantage maintenant, car le jeune homme glissait hors de sa portée, Irène devenant le seul être qui lui importât. — Je crains de ne pas avoir beaucoup d’idées, prononça Jimmy. Bien sûr, vous pourriez toujours reprendre mon emploi ! Oh ! ça me rappelle une conversation que j’ai saisie à l’administration, l’autre jour … Sa voix se mua en un chuchotement de conspirateur et il se pencha au-dessus de la table. — Avez-vous entendu parler du projet Aurore ? — Non, qu’est-ce que c’est ? — C’est ce que j’essaie de savoir. Cela semble être tenu secret et je crois que ce doit être assez important. — Ah ? fit Gibson, soudain en alerte. Peut-être en ai-je eu des échos, après tout. Dis-moi ce que tu sais. — Voilà. Un certain soir, je m’attardais au service des dossiers pour ranger des papiers et j’étais assis à même le plancher, entre deux classeurs, quand l’administrateur et le maire Whittaker firent leur entrée. Sans s’apercevoir de ma présence, ils poursuivirent leur entretien. Je n’essayais pas d’écouter, mais vous savez ce que c’est. Tout à coup, Whittaker dit une chose qui me fit sursauter. Je crois que ses paroles étaient exactement celles-ci : « En tout cas, il faudra rendre des comptes dès que la Terre apprendra le projet Aurore, même si c’est un succès. » Là-dessus, l’administrateur a eu un petit rire et il a fait remarquer que le succès excusait tout. C’est tout ce que j’ai pu entendre, ils sont sortis presque aussitôt. Qu’est-ce que vous en pensez ? Le projet Aurore ! Le nom contenait une sorte de magie qui fit palpiter le cœur du romancier. Presque certainement, il devait y avoir un rapport avec les recherches qui avaient lieu sur les collines dominant la ville, mais cela suffisait-il à justifier la réflexion du maire ? Gibson était un peu au courant du duel qui opposait les forces politiques entre la Terre et Mars. Il comprenait, à travers les remarques occasionnelles de Hadfield et les commentaires de la presse locale, que la colonie traversait actuellement une période critique. Sur Terre, de puissantes voix s’élevaient pour protester contre ses énormes dépenses qui, semblait-il, ne pouvaient qu’augmenter indéfiniment dans l’avenir, sans espoir d’amélioration. Plus d’une fois, Hadfield avait parlé avec amertume de plans qu’il s’était vu obligé d’abandonner pour raison d’économie et d’autres projets pour lesquels il n’avait même pas pu obtenir d’autorisation. — Je vais voir ce que je peux glaner de mes … euh …diverses sources de renseignements, dit Martin. En as-tu parlé à quelqu’un d’autre ? — Non. — À ta place, je m’en abstiendrais. Après tout, il est possible que ce ne soit pas tellement important. Je te tiendrai au courant de ce que j’aurai découvert. — Vous n’oublierez pas de demander, à propos d’Irène ? … — Dès que j’en aurai l’occasion, mais ça peut exiger un certain temps. Il faut que j’attrape son père dans un de ses bons jours ! Comme détective privé, Gibson n’était pas un champion. Il effectua deux tentatives directes plutôt maladroites avant de juger que l’attaque frontale était inutile. George, le barman, avait été son premier objectif, parce qu’il était l’une de ses relations les plus précieuses : il semblait savoir tout ce qui se passait sur la planète. Cette fois pourtant, George ne se révéla d’aucun secours. — Le projet Aurore ? répéta-t-il avec une expression embarrassée. Jamais entendu parler … — En êtes-vous sûr ? insista Gibson en l’observant étroitement. L’autre parut s’abîmer dans une profonde méditation. — Tout à fait certain, dit-il enfin. Et ce fut tout. George était si bon comédien qu’il était impossible de deviner s’il mentait ou s’il disait la vérité. Gibson eut un peu plus de chance avec l’éditeur du Martian Times. Westerman était un homme à éviter parce qu’il essayait toujours de lui souffler des articles tout en le flattant, si bien que Martin se trouvait invariablement distancé dans ses communications avec la Terre. C’est pourquoi les deux seuls hommes composant l’état-major de l’unique journal martien ne furent pas peu surpris de le voir entrer dans leur petit bureau. Après avoir offert quelques feuilles de papier carbone en guise d’offrande de paix, Gibson tendit son piège. — J’essaie de réunir tous les renseignements possibles sur le projet Aurore, commença-t-il avec désinvolture. Je sais qu’il est encore tenu secret, mais je voudrais que tout soit prêt quand il pourra être divulgué. Il y eut un silence de mort qui dura quelques secondes, puis Westerman remarqua : — Je crois que, pour cela, il vaudrait mieux voir l’administrateur en personne … — Je ne voudrais pas le déranger, il a tant de travail, objecta Martin d’un air innocent. — Moi, je ne peux rien dire, en tout cas. — Vous prétendez que vous ne savez rien ? — Si vous voulez. Il n’y a qu’une douzaine de personnes sur Mars qui sont susceptibles de vous dire de quoi il s’agit. C’était quand même un précieux élément d’information. — Et vous n’êtes pas du nombre ? insista Gibson. Westerman haussa les épaules. — Je garde les yeux ouverts, et j’ai déjà fait pas mal de suppositions … Martin ne put en tirer davantage. Il le soupçonnait fortement de ne pas posséder plus de renseignements que lui-même, et d’être surtout soucieux de cacher son ignorance. Cette entrevue avait cependant confirmé deux faits capitaux : le projet Aurore existait à coup sûr, et il était extrêmement bien camouflé. Mais pour l’instant, Gibson ne pouvait que suivre l’exemple de Westerman, autrement dit, ouvrir les yeux et se livrer à des hypothèses. Il décida d’abandonner momentanément l’enquête et d’aller faire un tour au laboratoire de biophysique, dont Scouïk était l’invité d’honneur. Le petit Martien était assis sur son arrière-train et ne semblait pas s’en faire, tandis que les savants conversaient debout dans un coin pour décider de la prochaine expérience. Dès que Scouïk aperçut Gibson, il poussa un cri d’extase et bondit au travers de la pièce en renversant une chaise, épargnant par miracle les instruments de valeur. Le groupe des biologistes considéra cette démonstration avec une certaine contrariété ; il est à présumer qu’elle n’était pas conciliable avec leur opinion sur la psychologie martienne. — Alors ? questionna le romancier en s’adressant au chef de groupe après s’être libéré des étreintes de Scouïk. Avez-vous finalement déterminé son degré d’intelligence ? Le savant se gratta la tête. — C’est un drôle de petit animal. Quelquefois, j’ai l’impression qu’il se moque vraiment de nous. L’étrange, c’est qu’il est très différent du reste de la tribu. Nous avons une commission qui les étudie sur place voyez-vous. — En quoi diffère-t-il des autres ? — Autant que nous avons pu le constater, ses frères ne révèlent pas la moindre émotion, ils manquent complètement de curiosité. Vous pouvez rester debout à côté d’eux : si vous attendez un certain temps, ils mangeront tout ce qui se trouve autour de vous sans même vous remarquer, et ce, tant que vous ne les dérangez pas d’une manière ostensible. — Qu’arrive-t-il dans ce cas-là ? — Ils essaient de vous repousser comme un obstacle quelconque. S’ils n’y parviennent pas, ils vont tout simplement ailleurs. Quoi que vous fassiez, vous n’arrivez pas à les surexciter. — Est-ce qu’ils seraient d’un bon naturel ou simplement stupides ? — Je suis enclin à croire qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre. N’ayant pas connu d’ennemis naturels depuis si longtemps, ils n’imaginent pas qu’on puisse leur vouloir du mal. À présent, ils doivent être devenus esclaves de leurs habitudes. La vie est si dure pour eux qu’ils ne peuvent se permettre des luxes coûteux tels que la curiosité ou d’autres émotions. — Alors, comment expliquez-vous le comportement de ce petit lascar ? demanda Gibson en désignant Scouïk qui était en train de fouiller ses poches. Il n’a pas faim, puisque je viens tout juste de lui donner à manger, ce qui ne l’empêche pas de témoigner d’un esprit investigateur. — C’est probablement une phase qu’ils traversent étant jeunes. Voyez comme un chaton diffère d’un chat adulte, ou un enfant d’un homme, en ce qui nous concerne. — Ainsi, il deviendra comme les autres en vieillissant ? — Sans doute, mais ce n’est pas certain. Nous ne savons pas encore s’il a la faculté de contracter de nouvelles habitudes. Par exemple, il retrouve très bien son chemin à travers un labyrinthe, une fois que vous l’avez persuadé d’en faire l’effort. — Pauvre Scouïk ! fit Gibson. Quelquefois, je me sens bien coupable de t’avoir enlevé aux tiens. Enfin, c’était ta propre volonté. Viens, on va faire un petit tour. — Le petit Martien sautilla aussitôt vers la porte. — Vous avez vu ? s’écria le romancier. Il comprend ce que je dis. — Tout comme un chien quand il entend un commandement. C’est peut-être tout simplement une question d’accoutumance. Vous l’avez sorti chaque jour à cette même heure, et il en a pris le pli. Pouvez-vous nous le ramener dans une demi-heure ? Nous sommes en train de préparer l’encéphalographe pour définir quelques caractéristiques de son cerveau. Ces promenades de l’après-midi étaient un moyen de réconcilier Scouïk avec son destin et aussi de soulager la conscience de Gibson. Ce dernier se sentait parfois l’âme d’un ravisseur d’enfant qui aurait abandonné sa victime après son mauvais coup. Mais, somme toute, il servait la cause de la science, et d’ailleurs, les biologistes lui avaient juré qu’ils ne feraient aucun mal au petit être. Les habitants de Port Lowell étaient maintenant habitués à voir déambuler au long des rues ce couple étrangement assorti, et ils ne se rassemblaient plus pour les regarder passer. Entre les heures de classe, Scouïk recueillait habituellement un cortège de jeunes admirateurs désireux de s’amuser avec lui, mais ce jour-là, on était au début de l’après-midi et les enfants se trouvaient encore à l’école. Personne n’était en vue quand Scouïk et Martin tournèrent dans Broadway, mais une silhouette familière ne tarda pas à apparaître. C’était Hadfield, qui effectuait son tour d’inspection journalier, accompagné comme d’habitude de ses deux chats favoris. Topaze et Turquoise rencontrèrent le Martien pour la première fois, et leur calme aristocratique s’en trouva grandement affecté, même s’ils firent de leur mieux pour cacher leur émoi. Ils tirèrent sur leur laisse pour tenter de s’abriter derrière leur maître, alors que Scouïk ne leur accordait pas la moindre attention. — Une véritable ménagerie ! s’exclama l’administrateur en riant. Je ne crois pas que mes deux gaillards apprécient beaucoup leur rival. Ils sont les seuls depuis si longtemps, qu’ils s’imaginent que toute la place leur appartient. — Pas de nouvelles de la Terre ? s’enquit exactement Gibson. — Oh, à propos de votre requête ? Grand Dieu, je l’ai transmise il y a seulement deux jours ! Vous savez si les choses vont vite en bas … Il faudra attendre au moins une semaine avant d’obtenir une réponse. Le romancier avait déjà remarqué que la Terre était toujours le bas, et les autres planètes le haut. Ces définitions faisaient apparaître à l’esprit la curieuse image d’une grande rampe conduisant au Soleil, avec des planètes situées à différentes altitudes. — Je ne vois vraiment pas ce que mon histoire a à faire avec eux, poursuivit-il. Après tout, ce n’est pas comme s’il était question de m’accorder une place dans une fusée. Étant donné que je suis déjà ici, je leur épargne plutôt des tourments en ne rentrant pas chez moi ! — Ne croyez surtout pas que des arguments aussi sensés aient beaucoup de poids sur le comportement de nos fabricants de lois ! rétorqua Hadfield. Oh non ! Tout doit passer par le canal administratif normal … Gibson, qui était presque certain que l’administrateur ne parlait pas habituellement de ses supérieurs d’une façon aussi cavalière, ressentit cette satisfaction particulière qui vous vient lorsque vous partagez une indiscrétion commise de propos délibéré. C’était une nouvelle preuve que Hadfield lui faisait confiance et qu’il le considérait comme étant des leurs. Martin oserait-il aborder les deux questions qui occupaient son esprit, le projet Aurore et Irène ? En ce qui concernait cette dernière, il avait donné sa parole et il devrait passer aux actes tôt ou tard, mais il valait mieux avoir d’abord un entretien avec la jeune fille. Oui, c’était là une excellente raison pour remettre sa décision à plus tard. Il la remit si longtemps que l’occasion lui fut quasiment ôtée des mains. Irène sauta elle-même à l’eau, encouragée sans doute par Jimmy, qui rapporta les faits à Gibson, le lendemain. Il était aisé de dire quel avait été le résultat, rien qu’à voir le visage du jeune homme. La suggestion de sa fille devait avoir causé un choc considérable chez Hadfield, qui se figurait lui avoir donné tout ce dont elle avait besoin et qui était ainsi victime d’une illusion commune chez les parents. Cependant, il avait pris la chose avec calme, et tout s’était passé sans scène. C’était un homme trop intelligent pour adopter l’attitude d’un père profondément ulcéré. Il s’était borné à donner les raisons claires et impératives qui s’opposaient au retour d’Irène sur la Terre avant l’âge de vingt et un ans, au moment où il devait s’y rendre lui-même pour un congé de longue durée ; ils pourraient alors visiter le monde ensemble. Mais il fallait encore attendre trois ans. — Trois ans, se lamentait Jimmy. C’est comme si c’était trois siècles ! Gibson sympathisait de tout cœur, tout en essayant de montrer la chose sous son meilleur jour. — Ce n’est pas si long, en réalité. À cette époque, tu seras diplômé et tu gagneras plus d’argent que beaucoup de jeunes gens de ton âge. Il est surprenant de voir à quelle vitesse le temps file … Cette consolation n’apporta aucun soulagement à la tristesse du jeune amoureux. Le romancier était sur le point d’ajouter qu’il était encore heureux que les âges sur Mars fussent calculés d’après le temps terrestre et non selon l’année martienne de 687 jours, mais il se ravisa et posa deux questions : — En somme, que pense Hadfield de tout ça ! A-t-il parlé de toi à Irène ? — Je ne crois pas qu’il sache quelque chose. — Tu peux donner ta tête à couper qu’il est au courant ! Vois-tu, ce serait une bonne idée que d’aller le voir et d’en finir avec lui … — C’est ce que je me dis parfois, bredouilla Jimmy, mais je crois que j’ai peur. — Il faudra bien que tu y passes un jour s’il doit être ton beau-père ! D’ailleurs, que peut-il faire ? — Il peut empêcher Irène de me voir pendant le temps qui nous reste, par exemple. — Hadfield n’est pas homme à cela ; si c’était sa nature, il aurait agi depuis longtemps. Jimmy médita cette remarque sans pouvoir la réfuter. Gibson comprenait ses craintes dans une certaine mesure, car il se rappelait encore sa propre nervosité lors de son premier entretien avec l’administrateur. Et il avait alors moins d’excuses que Jimmy, l’expérience lui ayant appris que bien peu de grands hommes restent grands quand on pénètre dans leur intimité. Pour l’étudiant, bien sûr, il était encore le maître de Mars, distant et inabordable. — Et si j’allais le trouver, dit finalement le jeune stagiaire, que devrais-je dire, à votre avis ? — La vérité pure et simple ! On l’a vu réaliser des miracles en de pareilles occasions. Jimmy lui décocha un regard légèrement offensé : il ne savait jamais très bien si Gibson parlait sérieusement ou s’il se moquait de lui. C’était la faute du romancier, et elle créait le principal obstacle à leur compréhension totale. — Écoute, décida Gibson, viens avec moi chez l’administrateur ce soir et finis-en avec lui. Après tout, il faut voir la question de son point de vue. Jusqu’ici, tout lui permet de supposer qu’il ne s’agit que d’un flirt ordinaire qu’aucun de vous deux ne prend au sérieux, tandis que si tu vas lui dire que tu désires te fiancer, c’est différent. Martin fut bien soulagé de voir son protégé approuver sans autres commentaires. Somme toute, si Jimmy avait un peu de volonté, il devait prendre lui-même les décisions sans qu’il fût besoin de l’y forcer. Gibson était assez sensé pour comprendre qu’on ne devait pas risquer de détruire son assurance en voulant lui être utile. L’une des qualités de Hadfield était la ponctualité. On savait toujours où et quand le trouver, mais son courroux menaçait quiconque l’ennuyait avec les affaires courantes ou officielles pendant les quelques heures de détente qu’il s’accordait. Or, cette démarche n’était ni courante ni officielle, et elle n’était pas non plus entièrement inattendue, car l’administrateur ne montra pas la moindre surprise quand il vit qui le romancier avait amené avec lui. Aucune trace d’Irène, qui s’était effacée avec prévenance. Gibson en fit autant dès qu’il le put. Il attendit dans la bibliothèque et fureta parmi les livres. Il était en train de se demander combien d’entre eux leur propriétaire avait vraiment eu le temps de lire, quand Jimmy sortit. — M. Hadfield voudrait vous voir, annonça ce dernier. — Comment t’en es-tu tiré ? — Je ne sais pas encore, mais pas aussi mal que je m’y attendais. — Ce n’est jamais aussi terrible qu’on se l’imagine. Ne t’en fais pas, je vais te décerner les meilleures références possibles, sans aller toutefois jusqu’au faux témoignage. Quand il pénétra dans le bureau, Martin trouva Hadfield enfoui dans l’un de ses fauteuils et fixant le tapis comme s’il ne l’avait jamais vu de sa vie. Il fit signe à son visiteur d’occuper l’autre siège. — Depuis quand connaissez-vous Spencer ? commença-t-il. — Depuis que j’ai quitté la Terre. Je ne l’avais jamais vu avant de monter à bord de l’Arès. — Et vous croyez que c’est suffisant pour vous faire une bonne idée de son caractère ? — Toute une vie serait-elle assez longue pour cela ? riposta Gibson. L’autre sourit et leva les yeux pour la première fois. — N’éludez pas la question. Que pensez-vous au juste de lui ? L’accepteriez-vous comme gendre, vous ? — Oui, affirma Gibson. Et j’en serais heureux. Il valait mieux que Jimmy n’entendît pas leur conversation au cours des dix minutes qui suivirent. Pourtant, d’un autre côté, il y eût gagné, car il eût mieux compris les sentiments réels de son protecteur. Par un contre-interrogatoire serré, Hadfield tentait d’apprendre tout ce qu’il pouvait sur le jeune garçon, mais il mettait par la même occasion son interlocuteur à l’épreuve. C’était un point que Gibson aurait dû prévoir, et le fait de l’avoir négligé pour servir les intérêts de son protégé constituait un handicap. Quand l’administrateur modifia brutalement sa ligne d’attaque, Martin n’était pas du tout préparé à la parade. — Dites-moi, Gibson, lança soudain Hadfield, pourquoi vous donnez-vous tant de mal pour le jeune Spencer ? Vous m’avez dit ne le connaître que depuis cinq mois … — C’est parfaitement exact, mais au bout de quelques semaines de voyage, j’ai découvert que j’avais très bien connu ses parents. Nous étions au collège ensemble. Cela lui avait échappé malgré lui. Hadfield sourcilla légèrement ; il se demandait sans doute pourquoi Gibson n’avait jamais passé ses examens, mais ayant trop de tact pour aborder ce sujet, il se borna à poser quelques questions bénignes sur les parents de Jimmy et la date de leur rencontre. Tout au moins semblaient-elles sans importance, et Gibson y répondit avec assez d’innocence. Il oubliait qu’il avait affaire à l’un des esprits les plus subtils du système solaire, une tête au moins aussi capable que la sienne dans l’analyse des mobiles du comportement humain. Quand il en prit conscience, il était trop tard. — Je regrette, dit Hadfield, avec une douceur trompeuse, mais toute votre histoire manque de conviction. Je ne prétends pas que vous ne m’avez pas dit la vérité, et il est très possible que vous preniez un tel intérêt à Spencer parce que vous avez connu ses parents il y a vingt ans, mais vous avez essayé d’expliquer trop de choses, ce qui prouve que tout ceci vous touche à un degré infiniment plus profond. Il se pencha brusquement en avant et pointa un doigt vers le romancier. — Je ne suis pas un imbécile, Gibson ; la mentalité des hommes est mon affaire. Ne répondez à cette question que si vous le voulez, mais je crois que vous me devez la vérité maintenant. Jimmy Spencer est votre fils, n’est-ce pas ? La bombe était lâchée, l’explosion avait eu lieu. Dans le silence qui suivit, la seule émotion du romancier fut un immense soulagement. — Oui, avoua-t-il, c’est mon fils. Comment avez-vous deviné ? Hadfield sourit. Il paraissait assez content de lui, comme s’il venait de régler une question qui le tracassait depuis longtemps. — C’est extraordinaire ce que les hommes peuvent être aveugles devant les conséquences de leurs propres actes, et avec quelle facilité ils s’imaginent que personne n’a le moindre esprit d’observation. Il existe une ressemblance légère, mais très nette, entre Spencer et vous. Je me suis demandé si vous n’étiez pas parents, quand je vous ai vus tous les deux pour la première fois. J’ai été surpris d’apprendre qu’il n’en était rien. — Il est assez singulier, constata Gibson, qu’ayant passé ensemble trois mois à bord de l’Arès, personne n’ait rien remarqué. — Est-ce si bizarre ? Les compagnons de Spencer pensaient connaître sa situation et il ne leur est jamais venu à l’esprit de l’associer avec vous. C’est ce qui les a probablement empêchés de voir une ressemblance que j’ai repérée tout de suite, parce que je n’avais pas d’idées préconçues. J’aurais cependant conclu à une pure coïncidence si vous ne m’aviez pas raconté votre histoire, qui m’a fourni les indices manquants. Dites-moi, est-ce qu’il est au courant ? — Je suis certain qu’il ne s’en doute même pas. — Pourquoi en êtes-vous si sûr, et pourquoi ne lui avoir rien dit ? L’interrogatoire était impitoyable, mais Gibson ne s’en formalisait pas. Personne plus que Hadfield n’avait le droit de poser ses questions. Et puis, il lui fallait quelqu’un à qui se confier, tout comme Jimmy avait eu besoin de lui naguère, sur l’Arès, au moment de la première révélation du passé. Dire que c’était Martin qui avait mis tout en route ! Il ne s’était pas rendu compte où cela pouvait le mener … — Je crois qu’il vaut mieux retourner à l’origine, déclara-t-il en s’agitant comme s’il était mal à son aise dans son fauteuil. Lorsque je quittai le collège, je fus victime d’une dépression nerveuse qui me conduisit à l’hôpital pour plus d’un an. Quand j’en sortis, j’avais perdu tout contact avec mes amis de Cambridge. Quelques-uns essayèrent bien d’entretenir des rapports avec moi, mais je ne voulais plus me souvenir du passé. Bien sûr, je rencontrais l’un ou l’autre, de temps en temps, mais ce ne fut que plusieurs années plus tard que j’appris ce qui était arrivé à Kathleen, à la mère de Jimmy. À ce moment, elle était déjà morte. Il s’arrêta, évoquant encore, après tant d’années, l’étonnement embarrassé qu’il avait éprouvé alors, parce que la nouvelle ne lui avait causé qu’une émotion relative. — On m’a dit qu’elle avait eu un fils, mais j’en fis peu de cas. Nous avions toujours été … comment dirais-je …prudents, pensions-nous, et je crus que l’enfant était de Gérald. Voyez-vous, j’ignorais quand ils s’étaient mariés et quand Jimmy était né. Je n’avais qu’un désir : tout oublier. Je ne peux même pas me souvenir s’il me vint jamais à l’idée que l’enfant pouvait être de moi. Vous avez peut-être du mal à me croire, mais c’est la vérité. Alors, je rencontrai Jimmy, et tout me revint en mémoire. Au début, j’eus de la peine pour lui ; puis j’ai commencé à nourrir de l’affection pour lui, mais sans jamais deviner qui il était. Je me suis même surpris à lui trouver des airs de Gérald, dont je ne me souviens d’ailleurs presque plus. «  Pauvre Gérald ! Lui, bien sûr, il avait su la vérité, mais il aimait Kathleen et avait été heureux de l’épouser à n’importe quel prix. Peut-être fut-il à plaindre autant qu’elle, mais c’est une chose que l’on ne saura jamais … — Et quand avez-vous acquis une certitude ? insista Hadfield. — Il y a quelques semaines seulement, quand Jimmy m’a demandé d’authentifier un document officiel qu’il avait à remplir, sa demande d’emploi ici, je crois. C’est à ce moment-là que j’appris sa date de naissance. — Je vois, dit l’administrateur, pensivement. Mais ce n’est pas encore une preuve absolue, n’est-ce pas ? — Je suis certain, répliqua Gibson — si visiblement piqué au vif que l’autre ne put réprimer un sourire — qu’il n’y avait personne d’autre. Même s’il m’était resté quelque doute, votre réflexion de tout à l’heure l’aurait dissipé. — Et Spencer ? reprit Hadfield, revenant à sa question primitive. Vous ne m’avez pas dit pourquoi vous êtes persuadé qu’il ne sait rien. Pourquoi n’aurait-il pas confronté quelques dates, celle du mariage de ses parents, par exemple ? Ce que vous lui avez dit a certainement éveillé ses soupçons. — Je ne le crois pas, dit lentement le romancier, en choisissant ses mots avec précaution, voyez-vous, il a plutôt tendance à idéaliser sa mère. Il a pu deviner que je ne lui avais pas tout dit, mais je ne pense pas qu’il ait abouti à la conclusion exacte. Si tel avait été le cas, sa nature l’aurait poussé à s’extérioriser. Et d’ailleurs, il n’aurait encore aucune preuve même s’il connaissait la date du mariage de ses parents, que peu d’enfants savent. Non, je suis sûr qu’il ne soupçonne rien, et j’ai peur que la nouvelle ne lui porte un coup … Hadfield demeura silencieux. Gibson ne put même pas deviner ce qu’il pensait. Ce n’était pas une histoire très honorable, mais il avait au moins montré une certaine franchise. Finalement, l’administrateur haussa les épaules d’un mouvement qui semblait résumer toute une vie d’étude de la nature humaine. — Il vous aime bien, dit-il. Il surmontera ce premier choc. Gibson se détendit avec un soupir de soulagement. Il savait que le plus dur était passé. — Diable, vous avez été long ! s’étonna Jimmy. Je croyais que vous n’en finiriez jamais ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Son protecteur le prit par le bras. — Ne t’en fais pas, dit-il. Ça va très bien. Tout ira bien désormais. Gibson souhaitait dire la vérité. Hadfield s’était montré sensé, ce qui était plus que l’on ne pouvait espérer d’un père dans son cas. — Je ne cherche pas particulièrement à savoir, avait-il dit, qui étaient ou qui n’étaient pas les parents de Spencer. Nous n’en sommes plus au siècle de Victoria. Je m’intéresse au garçon lui-même, et je dois dire que je suis assez favorablement impressionné. Entre parenthèses, j’ai déjà pas mal parlé de lui avec le capitaine Norden ; je ne m’en rapporte donc pas uniquement à notre entrevue de ce soir. Oh, je voyais venir ce moment depuis longtemps ! Cela avait même quelque chose d’inévitable, étant donné qu’il y a très peu de jeunes gens de l’âge de Spencer sur Mars. Il avait étalé ses mains devant lui, et il s’était mis à observer très attentivement ses doigts. — Les fiançailles pourront être annoncées dès demain, avait-il murmuré. Et maintenant, à propos de votre affaire à vous ? Il avait lancé un regard acéré à Gibson, qui l’avait reçu sans broncher. — J’agirai au mieux des intérêts de Jimmy, dès que je jugerai le moment opportun. — Et vous avez toujours l’intention de rester parmi nous ? — J’étudierai aussi cet aspect de la question, répliqua le romancier. Mais si je retournais sur Terre, à quoi cela m’avancerait-il ? Jimmy n’y séjournera jamais plus de quelques mois en suivant. Somme toute, je le verrai encore plus souvent en demeurant ici ! — Oui, ça me paraît assez vraisemblable, dit Hadfield avec un sourire. Reste à savoir jusqu’à quel point Irène appréciera un mari qui passe la moitié de sa vie dans l’espace. Il est vrai que les femmes de marins se sont accommodées de cette existence depuis bien longtemps. Il s’arrêta brusquement. — Savez-vous ce que vous devriez faire ? — Je serais heureux d’avoir votre avis. — Ne dites rien avant que les fiançailles et le reste soient arrangés. Si vous révélez votre identité dès maintenant, je ne vois pas l’avantage qu’on pourrait en retirer. Plus tard, cependant, il faudra dire à Jimmy qui vous êtes, ou qui il est, selon votre manière de voir. C’était la première fois que Hadfield mentionnait Spencer par son prénom. Il n’en était probablement même pas conscient, mais pour Gibson, c’était l’indice probant et infaillible qu’il en parlait déjà comme de son gendre ; Martin en ressentit une sensation neuve de parenté avec lui. Ils œuvraient tous deux dans le même but, le bonheur de deux enfants en qui ils voyaient revivre leur propre jeunesse. En évoquant plus tard cet instant-là, Gibson devait le considérer comme le véritable début de son amitié pour l’administrateur, le premier homme à qui il eût voué un respect et une admiration sans borne. Cette amitié devait jouer un grand rôle dans l’avenir de Mars, un rôle plus grand qu’aucun d’eux n’aurait pu l’imaginer. Chapitre XV La journée avait débuté comme d’habitude à Port Lowell. Jimmy et Gibson avaient déjeuné ensemble paisiblement, très paisiblement même car ils étaient tous deux absorbés par leurs problèmes personnels. Jimmy se trouvait encore dans ce qui pouvait être défini comme un état extatique, encore qu’il éprouvât de temps en temps des accès de dépression à l’idée de quitter Irène. Quant à Gibson, il aurait voulu savoir si la Terre avait commencé à s’intéresser à sa demande. Quelquefois, il était sûr d’avoir commis une énorme gaffe et il en arrivait à souhaiter que les papiers se fussent égarés. De toute façon, il fallait savoir à quoi s’en tenir, aussi résolut-il d’aller à l’administration pour tenter d’activer la décision. Il devina qu’il se passait quelque chose d’anormal dès qu’il entra dans le bureau. Ce fut Mrs. Smyth, la secrétaire de Hadfield, qui l’accueillit. Habituellement, elle l’introduisait tout de suite ; quelquefois, elle expliquait que son chef était très occupé ou en communication avec la Terre, et elle lui demandait de repasser plus tard. Cette fois, elle dit tout simplement : — Je regrette, M. Hadfield n’est pas là ; il ne rentrera pas avant demain. — Il ne rentrera pas ? fit Martin, incrédule. Il est parti pour Skia ? — Oh non, répondit Mrs. Smyth, légèrement ébranlée mais sur la défensive. Je crains de ne pouvoir vous renseigner, mais il sera revenu dans vingt-quatre heures. Gibson remit à plus tard le soin d’éclaircir ce mystère. Estimant que la secrétaire était au courant de tout et qu’elle pourrait probablement répondre à sa question, il s’informa : — Savez-vous s’il est arrivé une réponse quelconque au sujet de ma demande ? Mrs. Smyth parut encore plus malheureuse. — Je crois, dit-elle, mais c’est une transmission personnelle pour M. Hadfield, et je ne peux la divulguer. Je pense qu’il voudra vous voir à ce propos dès son retour. C’était exaspérant. S’il était pénible de ne pas avoir de réponse, ce l’était encore plus d’en avoir une dont on ne pouvait prendre connaissance ! Le romancier sentit sa patience s’évaporer. — Il n’y a certainement pas de raison valable qui puisse vous empêcher de m’en parler ! Surtout si je dois en être avisé demain … — Je suis vraiment désolée, monsieur Gibson, mais je sais que M. Hadfield serait très mécontent si je vous disais la moindre chose. — Bon, très bien, dit Martin en claquant la porte avec mauvaise humeur. Il décida d’aller soulager son âme auprès de Whittaker, si toutefois ce dernier se trouvait encore dans la ville. Whittaker était à son bureau, mais il ne sembla pas particulièrement heureux de voir arriver Gibson, qui s’installa carrément dans l’un des fauteuils réservés aux visiteurs, et d’une manière qui en disait long sur ses intentions. — Écoutez, Whittaker, commença-t-il, je suis un homme patient et vous admettrez que je n’ai pas souvent des exigences déraisonnables … Comme l’autre ne paraissait pas décidé à donner une réponse correcte, Martin continua : — Il se passe quelque chose de très bizarre, et je voudrais bien, en définitive, en savoir le fin mot. Whittaker soupira. Il s’y attendait, à cette enquête. Si seulement Gibson avait patienté jusqu’au lendemain, ça n’aurait plus eu d’importance … — Qu’est-ce qui vous pousse à une déduction aussi hâtive ? demanda le maire pour gagner du temps. — Oh, des tas de choses, et ce n’est pas hâtif du tout. Je viens de chez Hadfield. Mrs. Smyth m’a répondu qu’il n’était pas là et elle est montée sur ses grands chevaux quand je lui ai posé quelques questions innocentes. — Je ne la vois pas très bien dans cet état ! objecta Whittaker avec bonne humeur. — Si vous essayez de faire comme elle, je vais me mettre à retourner les meubles ! Même si vous ne pouvez pas me dire ce qui se passe, pour l’amour de Dieu, dites-moi au moins pourquoi ! Il s’agit du projet Aurore, n’est-ce pas ? L’autre se redressa dans un sursaut. — Comment le savez-vous ? — Ne vous inquiétez pas. Je peux être têtu, moi aussi. — Mais je ne suis pas têtu ! protesta plaintivement le maire. Ne croyez pas que nous gardons le secret pour notre plaisir ; au contraire, c’est un fichu tourment. Si vous vouliez me dire ce que vous savez … peut-être que … D’accord, si ça peut vous attendrir. Le projet Aurore présente une relation quelconque avec ce laboratoire d’étude des collines où vous cultivez … comment appelez-vous ça ? … l’Oxyfère. Comme ce détail n’est pas tellement camouflé, je suppose que ce n’est qu’une partie d’un plan beaucoup plus étendu. Je soupçonne Phobos d’y être mêlé, mais je n’imagine pas de quelle façon. Vous vous êtes si bien arrangés pour garder le secret que les rares personnes qui en connaissent des bribes ne lâchent pas un mot. Mais vous cachez encore mieux votre jeu à l’égard de la Terre, où l’on ignore tout. Et maintenant, qu’avez-vous à dire ? Whittaker ne parut pas déconcerté le moins du monde. — Je vous fais mes compliments pour votre perspicacité, dit-il. Il vous intéressera peut-être de savoir qu’il y a une quinzaine, j’avais suggéré à l’administrateur de se confier à vous, sans aucune restriction. Mais il n’a pu s’y résoudre et, depuis, les événements ont évolué plus rapidement qu’on ne s’y attendait. Il joua d’un air distrait avec son sous-main, puis il prit une décision. — Je ne brûlerai pas les étapes, poursuivit-il. Je ne peux pas vous dire ce qui se passe en ce moment, mais voici une petite histoire qui peut vous amuser. Toute ressemblance éventuelle avec des lieux ou des personnages réels serait purement accidentelle … — Compris, dit Gibson en souriant. Allez-y. — Supposons que dans le premier élan d’enthousiasme qui accompagne le premier vol interplanétaire, un monde A installe une colonie sur un monde B. Au bout de quelques années, il se rend compte que cette opération lui revient plus cher qu’il ne s’y attendait et qu’il ne reçoit qu’une mince contrepartie de l’argent dépensé. Deux factions se forment alors sur la planète mère. L’une, conservatrice, veut en finir avec l’entreprise et limiter le déficit sans tarder ; l’autre, progressiste, désire poursuivre l’expérience parce qu’elle est convaincue qu’en définitive, l’homme devra explorer et maîtriser l’univers sous peine de végéter sur sa petite planète. Mais ce genre d’argument ne touche pas les contribuables, et les conservateurs commencent à prendre le dessus. «  Tout ceci, bien entendu, est assez pénible pour les colons, qui acquièrent un esprit d’indépendance et n’admettent guère d’être considérés comme des parents pauvres vivant de la charité. Seulement, ils ne voient pas d’issue. Jusqu’au jour où une découverte capitale, révolutionnaire, est faite. J’aurais dû vous expliquer dès le début que la planète B attire les meilleures intelligences de A, ce qui attise aussi la rancœur de cette dernière. Cette découverte ouvre des perspectives illimitées pour l’avenir de B, mais son application comporte certains risques, ainsi que la dépense d’une bonne partie des ressources de la colonie. Malgré tout, le plan est soumis à A, qui ne tarde pas à opposer son veto. La lutte se prolonge dans les coulisses, mais la planète mère se montre intraitable. «  Les colons se trouvent alors devant deux possibilités. D’une part, ils peuvent forcer la décision en plein jour, et en appeler à l’opinion publique du monde A, mais il est évident qu’ils seront placés dans une position très désavantageuse car leur voix sera couverte par celle de leurs adversaires habitant sur place. L’autre solution consiste à entreprendre l’exécution du plan sans en informer la Terre … je veux dire la planète A, et c’est ce qu’ils décident finalement. » Bien sûr, il y avait des tas d’autres facteurs, politiques, personnels ou d’ordre scientifique. Or, le leader des colons était un homme d’une trempe peu commune, n’ayant peur de rien ni de personne et possédant une équipe d’éminents savants derrière lui pour l’épauler. C’est ainsi que le plan se développa, mais nul ne sait encore s’il sera couronné de succès. Je regrette de ne pouvoir vous raconter la fin de l’histoire ; vous savez que ce genre de feuilleton est toujours interrompu au moment le plus passionnant … — Je crois que vous m’avez dit à peu près tout, convint Gibson. Tout, sauf un petit détail : je ne sais toujours pas ce qu’est le projet Aurore … Il se leva. — Je reviendrai demain pour entendre la fin de votre poignante histoire … — Ce ne sera pas nécessaire, expliqua Whittaker en jetant inconsciemment un coup d’œil à la pendule. Vous la connaîtrez beaucoup plus tôt que cela. À la sortie du bâtiment de l’Administration, le romancier fut intercepté par Jimmy. — Je devrais être au travail, déclara ce dernier, essoufflé, mais il fallait que je vous voie. Il se passe quelque chose d’important. — Je sais, répondit Martin avec un brin de suffisance. Le projet Aurore arrive à son dénouement, et Hadfield a quitté la ville. — Ah ! fit le jeune garçon, un peu déconcerté. J’ignorais que vous en aviez entendu parler. Mais il y a autre chose que vous ne savez pas, de toute façon. Irène est très inquiète, elle m’a confié que son père lui avait dit au revoir hier soir comme si … eh bien, comme s’il ne devait jamais revenir … Gibson émit un sifflement. Un nouveau point était acquis. Le projet Aurore n’était pas seulement important, il s’avérait aussi dangereux. C’était une éventualité que Martin n’avait pas envisagée. — Quoi qu’il arrive, dit-il, nous saurons tout demain. Whittaker vient de me l’affirmer. Mais je crois deviner où se trouve Hadfield en ce moment. — Où donc ? — Sur Phobos. Pour une certaine raison, c’est là qu’est la clé du projet, et c’est là que doit se trouver son instigateur. Gibson aurait parié gros sur l’exactitude de son pronostic. Il valait mieux qu’il ne fût pas en mesure de le faire, car il était dans l’erreur la plus complète. Hadfield était en cet instant même aussi éloigné de Phobos que de Mars, et peu confortablement installé à bord d’une petite fusée bourrée de savants et d’appareils démontés à la hâte. Il jouait aux échecs, et très mal, avec l’un des plus grands physiciens du système solaire. Son adversaire jouait d’ailleurs aussi mal que lui et un observateur aurait vite compris qu’ils essayaient simplement de passer le temps. Comme tout le monde sur Mars, ils attendaient, mais ils étaient les seuls à savoir exactement quoi. La journée s’étira lentement ; ce fut l’une des plus longues que Gibson eût jamais connues. Elle ne fut emplie que par des rumeurs et des spéculations désordonnées, chacun à Port Lowell ayant développé une théorie qu’il était soucieux de diffuser. Mais comme ceux qui savaient la vérité ne disaient rien, et que ceux qui ne savaient rien parlaient trop, la ville se trouva dans un état d’extrême confusion à la tombée de la nuit. Gibson se demanda si cela valait vraiment la peine de veiller et, aux environs de minuit, il décida d’aller se coucher. Il dormait à poings fermés au moment où, invisible et silencieux, le projet Aurore arrivait à sa suprême réalisation. Seuls les hommes qui veillaient à bord de la fusée en furent les témoins et, tout graves savants qu’ils étaient, ils se transformèrent sur-le-champ en écoliers rieurs et tapageurs, tandis que leur appareil faisait demi-tour. Gibson fut réveillé dans les toutes premières heures du matin par des coups brutaux frappés à sa porte. C’était Jimmy qui lui criait de se lever et de le rejoindre. Il s’habilla en vitesse mais, quand il eut atteint la porte, son protégé s’était déjà éclipsé dans la rue. Il le rattrapa un peu plus loin. De tous côtés, les gens commençaient à apparaître en frottant leurs yeux ensommeillés et ahuris. Un bourdonnement de voix et de cris lointains allait grandissant. Port Lowell ressemblait à une ruche que l’on vient de déranger sans ménagement. Il se passa une bonne minute avant que le romancier découvrît la raison de ce remue-ménage. L’aube venait tout juste de poindre ; à l’est, le ciel s’incendiait des premières lueurs du soleil levant. À l’est ? Mon Dieu !.. Cette aube-là naissait à l’ouest ! Personne n’était moins superstitieux que Gibson, mais à un moment donné, son esprit fut submergé par une vague de terreur. Ce ne fut pas long, car bientôt sa raison reprit le dessus. La lumière qui se répandait sur l’horizon devenait de plus en plus brillante et ses premiers rayons effleuraient les collines dominant la ville. Ils se déplaçaient rapidement, beaucoup trop rapidement pour être ceux du soleil. Brusquement, un météore doré et flamboyant émergea du désert, s’éleva presque à la verticale vers le zénith. Sa vitesse même dénonçait son identité. C’était Phobos, ou ce qui était encore Phobos quelques heures plus tôt, avant de devenir le disque de feu dont Martin pouvait sentir la chaleur ardente sur son visage. Devant ce miracle, la cité était devenue silencieuse ; peu à peu, elle prenait vaguement conscience de tout ce qu’il signifiait pour l’avenir de la planète. Ainsi, c’était cela, le projet Aurore … On l’avait bien nommé. Les morceaux du puzzle prenaient leur place, mais le dessin principal n’était pas encore clair. Avoir transformé le satellite en un deuxième soleil était un tour de force incroyable, à mettre certainement à l’actif de l’énergie nucléaire, mais Gibson ne voyait toujours pas en quoi ce phénomène pouvait résoudre les problèmes de la colonie. Il essayait d’élucider ce mystère quand le système de sonorisation générale de Port Lowell entra en action. Les haut-parleurs, qui ne servaient qu’en de rares occasions, se mirent à colporter la voix de Whittaker au long des rues. — Bonjour à tous, salua le maire. Je devine que vous êtes tous éveillés et que vous avez vu ce qui s’est passé. L’administrateur, qui est sur le chemin du retour, voudrait vous parler depuis l’espace. Le voici … Il y eut un déclic, puis quelqu’un dit tout bas : — Vous êtes branché sur Port Lowell, monsieur. Un instant plus tard, la voix de Hadfield se déversait dans la ville. Elle semblait lasse, mais triomphante, comme celle d’un homme qui vient de mener un grand combat jusqu’à la victoire. — Hello, Mars, dit-il. Ici Hadfield, qui vous parle depuis l’espace. Nous nous poserons dans une heure environ. J’espère que vous aimez votre nouveau soleil. Selon nos calculs, il lui faudra près de mille ans pour se consumer. Nous avons bombardé Phobos alors qu’il se trouvait bien en dessous de votre horizon, juste au cas où l’intensité des radiations initiales serait trop forte. La réaction est maintenant stabilisée au niveau prévu, encore qu’elle puisse s’accroître d’un faible pourcentage au cours des prochaines semaines. Il s’agit principalement d’une réaction entretenue par une résonance de mésons, très efficace mais peu violente, et il n’y a pas lieu de craindre d’explosion atomique généralisée de la matière qui compose Phobos. «  Votre nouvelle étoile vous fournira à peu près le dixième de la chaleur solaire, ce qui portera presque la température de Mars au même niveau que celle de la Terre. Mais telle n’est pas la raison pour laquelle nous avons allumé le satellite ; tout au moins, ce n’est pas la raison majeure. «  Mars a encore plus besoin d’oxygène que de chaleur, et tout l’oxygène nécessaire pour rendre l’atmosphère presque semblable à l’air terrestre se trouve sous vos pieds, enfoui dans le sable. Il y a deux ans, nous avons découvert une plante capable de dissocier le sable et d’en extraire l’oxygène. C’est une plante tropicale, qui ne peut subsister qu’à l’équateur et qui, même à cet endroit, n’y est pas très florissante. Toutefois, si nous disposions d’une chaleur solaire suffisante, il lui serait possible de se multiplier sur toute la surface de la planète — à condition de l’y aider un peu — et, dans cinquante ans, il y aurait ici une atmosphère respirable. C’est, là notre but final ; quand nous l’aurons atteint, nous pourrons aller où il nous plaira sur la surface de Mars, oublier nos villes sous globe et nos masques respiratoires. C’est un rêve que beaucoup d’entre vous verront se réaliser, et alors nous aurons ouvert des perspectives toutes neuves à l’humanité. «  Dès maintenant, nous allons retirer quelques bénéfices de cette situation inattendue. D’abord, il fera beaucoup plus chaud, tout au moins quand le Soleil et Phobos brilleront ensemble ; en conséquence, les hivers seront plus doux. Bien que le satellite ne soit pas visible au-delà de soixante-dix degrés de latitude, les nouveaux vents de convection réchaufferont aussi les régions polaires, empêchant ainsi une humidité précieuse de se figer dans une calotte de glace pendant la moitié de l’année. «  Il y aura quelques inconvénients, certes — le rythme des saisons et des nuits, par exemple, va se compliquer sérieusement ! — , mais ils seront de loin dépassés par les avantages. Et chaque jour, en voyant monter dans le ciel le phare que nous venons d’allumer, vous penserez au monde nouveau qui vient de naître. Rappelez-vous que nous sommes en train d’écrire l’histoire, car c’est la première fois que l’homme s’essaie à modifier la face d’une planète. Si nous réussissons ici, d’autres nous imiteront ailleurs, et dans les siècles à venir, des civilisations entières installées sur des mondes dont nous n’avons jamais entendu parler devront leur existence à notre réalisation de cette nuit ! «  C’est tout ce que j’avais à vous dire pour l’instant. Peut-être regrettez-vous les sacrifices que nous avons dû consentir pour redonner la vie à nos paysages désolés, mais souvenez-vous d’une chose : Mars a sacrifié un satellite, mais il a gagné un soleil. Qui oserait prétendre que nous avons perdu au change ? «  Sur ce, bonne nuit à vous tous ! Mais personne à Port Lowell ne rentra se coucher. Pour toute la ville, la nuit s’était achevée avec l’avènement d’un jour nouveau. On pouvait difficilement distraire son regard du petit disque doré qui montait à l’assaut du ciel, tandis que sa chaleur augmentait de minute en minute. « Comment vont réagir les plantes martiennes ? » se demanda Gibson. Il longea la rue jusqu’auprès de la section la plus proche de la paroi transparente du dôme. De l’autre côté, le spectacle était bien celui auquel il s’attendait : les plantes étaient toutes éveillées et tournaient leur face vers l’étrange soleil. Restait à savoir comment elles se comporteraient quand deux astres brilleraient ensemble dans le ciel … La fusée de l’administrateur se posa une demi-heure plus tard, mais Hadfield et les promoteurs du projet évitèrent la foule en pénétrant dans la ville à pied, par le Dôme n° 7, tandis qu’ils faisaient amener l’appareil devant l’entrée principale en guise d’appât. La ruse réussit si bien qu’ils se trouvèrent en toute tranquillité à l’intérieur avant que les gens eussent compris ce qui se passait, ce qui épargna aux savants des manifestations qu’ils étaient trop las pour apprécier. Cela n’empêcha pourtant pas de nombreux petits groupes de se former dans tous les coins, et l’on discuta ferme, chacun prétendant à qui mieux mieux qu’il avait toujours connu la nature exacte du projet Aurore. Phobos approchait du zénith, sa chaleur augmentait au fur et à mesure que diminuait la distance le séparant de la planète, quand Gibson et Jimmy rencontrèrent leurs camarades de l’équipage de l’Arès. Ceux-ci s’étaient mêlés à la foule, qui avait insisté avec bonne humeur mais avec fermeté pour que George ouvrît son bar. Bien entendu, chaque groupe affirma n’avoir pénétré au café que parce qu’il était sûr d’y trouver les autres. En sa qualité d’ingénieur en chef, Hilton fut soupçonné d’en savoir plus long que n’importe qui en physique nucléaire, et on le poussa en avant en le priant d’expliquer ce qui s’était passé. Il nia modestement sa compétence en la matière. — Ce qu’ils viennent de faire sur Phobos, protesta-t-il, est en avance de plusieurs années sur ce qu’on m’a appris au collège. À l’époque, les réactions des mésons n’étaient pas encore éclaircies et l’on ne songeait guère à les utiliser. En fait, je ne crois pas qu’il y ait sur Terre quelqu’un qui soit capable d’en faire autant, même à présent. Cette découverte appartient à Mars. — Tu veux nous faire croire, interrompit Bradley, que Mars est en avance sur la Terre en matière de physique nucléaire ou autre ? Cette réflexion faillit provoquer une émeute ; les compagnons de Bradley durent le soustraire à l’indignation des colons, ce qu’ils firent sans trop de hâte. Quand la paix fut restaurée, Hilton faillit remettre les pieds dans le plat en remarquant : — Il faut admettre que de très éminents savants sont venus de là-bas au cours des dernières années, aussi n’y a-t-il là rien de très étonnant … Ce raisonnement était parfaitement juste et il rappelait à Gibson ce que Whittaker lui avait dit le matin même. Mars avait exercé une attirance irrésistible sur lui comme sur beaucoup d’autres, et il comprenait maintenant pourquoi. Quels prodiges de persuasion, que de négociations compliquées, combien d’amères déceptions avait nécessité l’œuvre de Hadfield au cours des années passées ! Il n’avait peut-être pas été très difficile de convaincre les cerveaux de premier plan : ceux-ci appréciaient la grandeur de l’entreprise et répondaient « Présent ». Le second choix, les non moins indispensables artisans de la science, avait dû montrer plus de réticence. Un jour peut-être, Martin apprendrait le secret des secrets, et il saurait alors comment le projet Aurore avait été conçu et mené au succès. Le restant de la nuit sembla s’écouler très vite. Phobos descendait dans la partie est du ciel quand le soleil se leva pour saluer son rival. Toute la ville assista dans un silence fasciné à l’étrange duel, au combat inégal dont on devinait l’issue. Quand il brillait tout seul dans le ciel nocturne, Phobos était presque aussi éclatant que le Soleil, mais les premières lueurs de la véritable aurore bannissaient l’illusion. De minute en minute, il pâlissait, bien qu’il fût encore bien au-dessus de l’horizon, alors que son compagnon montait du désert. Nul n’aurait pu établir un degré de comparaison entre l’éclat des deux astres, mais il y avait peu de chances que les plantes fussent déconcertées dans leur lent pivotement. Quand le soleil étincelait, on remarquait à peine son frère artificiel. N’empêche que ce dernier était assez brillant pour accomplir sa tâche et qu’il serait pour mille ans le seigneur incontesté de la nuit martienne. Mais ensuite ? Quand ses feux s’éteindraient, quand ses éléments en combustion seraient épuisés, redeviendrait-il un satellite ordinaire ne reflétant que l’éclat du soleil ? Cela n’avait pas d’importance, et Gibson le savait. Un siècle suffirait à Phobos pour remplir son rôle, pour doter Mars d’une atmosphère qui subsisterait au cours des âges. Quand il jetterait ses dernières lueurs, la science de cette époque lointaine trouverait une autre solution, aussi inconcevable à l’heure actuelle que l’incendie atomique d’un monde l’aurait été un siècle auparavant. Alors que la première journée de l’ère nouvelle approchait de son apogée, Gibson s’attarda un instant à observer ces deux ombres qui s’étalaient sur le sol. Toutes deux étaient tournées vers l’ouest, mais si l’une bougeait à peine, la plus pâle s’allongeait à vue d’œil et devenait de moins en moins distincte. Elle mourut brusquement au moment où Phobos sombrait derrière l’horizon. Sa disparition soudaine rappela au romancier ce qu’il avait oublié, comme presque tous les habitants de Port Lowell, dans les premières heures d’exaltation. La nouvelle avait certainement atteint la Terre, car Mars devait briller dans son ciel d’un éclat beaucoup plus spectaculaire. Dans très peu de temps, la planète mère allait poser des questions extrêmement délicates … Chapitre XVI La cérémonie qui se déroula peu après fut du genre que prisent très fort les actualités de la télévision. Hadfield et son état-major étaient rassemblés en un groupe compact au bord de la clairière, avec les dômes de Port Lowell à l’arrière-plan. Une image bien composée, jugea le cameraman, encore que le double éclairage changeant compliquât un peu les choses. À la réception d’un signal de la cabine de contrôle, l’opération se déplaça de la gauche vers la droite pour donner aux téléspectateurs une impression de mouvement avant le début du véritable reportage. À la vérité, il n’y avait pas grand-chose à voir, car le paysage était presque plat, et les Terriens perdaient une bonne part de l’intérêt de cette retransmission monochrome. ( On ne pouvait utiliser les longueurs d’onde nécessaires à la couleur pour une émission en direct vers la Terre ; rien qu’en noir et blanc, l’opération n’était déjà pas commode. ) Le cameraman allait terminer son exploration de la scène quand il reçut l’ordre de braquer l’objectif sur Hadfield, qui était en train de prononcer une petite allocution. Les paroles s’en allaient dans l’ampli et il ne pouvait les entendre ; elles étaient juxtaposées à l’image qu’il envoyait dans la cabine de contrôle. De toute façon, il savait exactement ce que disait l’administrateur, ayant écouté son speech en entier peu auparavant. Le maire Whittaker tendit la bêche sur laquelle il s’appuyait avec grâce depuis cinq minutes, et Hadfield se mit à remuer le sable jusqu’à ce qu’il eût recouvert les racines de la grande plante martienne qui s’élançait hors du sol, maintenue toute droite par un tuteur en bois. La « plante à air », comme on la nommait à présent, n’était pas une chose très impressionnante. C’est à peine si elle paraissait assez rigide pour se tenir debout, même sous cette faible pesanteur. En tout cas, elle ne semblait guère contenir les destinées d’une planète … L’administrateur mit fin à son jardinage symbolique ; un autre que lui achèverait le travail et comblerait le trou. ( L’équipe des planteurs rôdait déjà à l’arrière-plan, attendant le départ des gros bonnets pour terminer la tâche. ) Il y eut des quantités de poignées de mains et de tapes dans le dos, tandis que Hadfield disparaissait au milieu de la foule qui avait fait cercle autour de lui. Le seul être qui ne prêta pas la moindre attention à cette manifestation fut le Martien-mascotte de Gibson, qui ondulait sur ses hanches comme un de ces pantins lestés revenant toujours en position verticale quelle que soit la façon dont on les culbute. L’opérateur se tourna vers lui et se rapprocha pour un gros plan. Ce serait la première fois qu’on aurait sur Terre le spectacle d’un authentique Martien. Hé là ! Qu’allait donc faire Scouïk ? Quelque chose avait dû capter son intérêt, ainsi qu’en témoignait la crispation de ses immenses oreilles membraneuses. Il se mit à avancer par petits bonds prudents. Le cameraman le suivit, tout en agrandissant le champ, pour que Scouïk restât visible. Personne n’avait rien remarqué. Gibson, en conversation avec Whittaker, paraissait avoir complètement oublié son favori. Ainsi, c’était pour cela ! Tant mieux, les téléspectateurs apprécieraient beaucoup l’astuce. Scouïk arriverait-il à ses fins avant d’être repéré ? Oui, ça y était ! D’un dernier bond, il avait sauté dans la petite fosse et son bec triangulaire commençait à mordiller la maigre plante qu’on venait d’y placer avec tant de précaution. Sans doute pensait-il que c’était très aimable de la part de ses amis, de se donner tant de peine pour lui ? … Ou bien savait-il pertinemment qu’il commettait un délit ? Son mouvement d’approche avait été si habile qu’on avait peine à croire qu’il l’avait conçu en parfaite innocence. En tout cas, l’opérateur ne voulait pas gâcher son plaisir, le tableau était unique. Il ramena un instant l’objectif sur Hadfield et sa troupe, toujours en train de se congratuler pour le travail que Scouïk se hâtait de réduire à néant. C’était trop beau pour durer. Gibson réalisa soudain ce qui se passait et il poussa un grand cri qui fit sursauter tout le monde. Il se précipita aussitôt vers le Martien qui, après un rapide coup d’œil circulaire, décida qu’il n’existait aucun endroit où se cacher et se borna à rester assis avec un air d’innocence offensée. Il n’aggrava pas son cas en résistant aux forces de la loi, quand son maître l’attrapa par une oreille pour le traîner loin du lieu du crime. Un groupe d’experts entoura aussitôt la plante à air et, après un examen plein d’anxiété, annonça que le dommage n’était pas irréparable, au grand soulagement de chacun. C’était un incident banal, et personne ne soupçonna qu’il aurait de vastes conséquences. Pourtant, il devait inspirer à Gibson l’une de ses idées les plus brillantes, les plus fertiles … L’existence du romancier était brusquement devenue très compliquée et pleine d’intérêt. Il avait été l’un des premiers à revoir Hadfield après la mise en route du projet Aurore. L’administrateur l’avait fait appeler pour lui consacrer quelques minutes, qui suffirent à changer son destin. — Je regrette de vous avoir fait attendre, avait-il dit, mais la réponse de la Terre ne m’est parvenue qu’au moment précis où je partais. La décision stipule que vous pouvez rester ici s’il nous est possible de vous embaucher dans notre structure administrative, pour employer le jargon officiel. Comme l’avenir de notre « structure administrative » dépendait assez largement de la réussite du projet Aurore, j’ai pensé qu’il valait mieux laisser la question en suspens jusqu’à mon retour … L’esprit de Gibson était enfin délivré du poids de l’incertitude. Tout était arrangé, à présent ; même s’il commettait une erreur — ce qui lui semblait improbable — Martin ne rentrerait pas. Il unissait sa destinée à celle de Mars pour régénérer un monde assoupi. — Et quel emploi avez-vous pour moi ? demanda-t-il avec un peu d’appréhension. — J’ai décidé de régulariser vos fonctions non officielles. — Que voulez-vous dire ? — Vous rappelez-vous notre première rencontre ? Je vous ai demandé de nous aider en envoyant à la Terre, non de simples reportages, mais aussi une idée plus précise de nos buts et de l’esprit que nous avons édifié sur Mars. Vous avez fait du bon travail, même si vous ignoriez tout du projet Aurore, sur lequel nous fondions nos plus grands espoirs. Je regrette d’avoir dû vous le cacher, mais votre tâche aurait été encore plus pénible si vous aviez connu notre secret sans pouvoir le révéler. N’est-ce pas votre avis ? Gibson n’était pas très enclin à partager ce point de vue, mais la thèse de son interlocuteur était défendable. — J’ai été très intéressé par le résultat de vos émissions et de vos articles, poursuivit Hadfield. Vous ignorez peut-être que nous disposons d’une méthode très précise pour en éprouver l’efficacité ? — Hein ? Laquelle ? s’enquit Martin, surpris. — Vous ne voyez pas ? Chaque semaine, environ dix mille personnes de tous les coins de la Terre font leur demande pour venir ici, et environ trois pour cent subissent avec succès les épreuves préliminaires. Depuis que vos articles paraissent, ce chiffre est monté de quinze mille par semaine et il augmente toujours. — Ah ? … fit Gibson, éberlué. Il ricana brusquement et ajouta : — Je crois pourtant me souvenir qu’au début, vous ne désiriez pas ma présence ici … — Tout le monde peut se tromper, mais j’ai appris à profiter de mes erreurs, dit l’administrateur en souriant. En résumé, je voudrais vous voir prendre la tête d’une petite équipe qui formera notre service de propagande. N’ayez pas peur, nous lui chercherons un plus beau nom ! Votre travail consistera à vendre Mars. Nos chances sont beaucoup plus grandes à présent que nous avons quelque chose à mettre à l’étalage. Si nous pouvons pousser suffisamment de gens à réclamer leur émigration, la Terre sera obligée de s’exécuter. Et plus vite ce résultat sera acquis, plus tôt nous pourrons lui promettre de suffire à nos propres besoins. Qu’en dites-vous ? Gibson éprouva une déception passagère. Sous un certain angle, il n’y avait pas grand-chose de changé. Mais Hadfield avait raison, il ne pourrait mieux servir la cause de Mars que de cette façon-là. — Ce n’est pas une mauvaise idée, convint-il. Donnez-moi une semaine pour régler mes affaires terrestres et mettre à jour mes engagements. Une semaine, c’était un peu court, pensa-t-il, mais ça suffirait pour expédier le plus gros de son travail. Il se demanda ce que Ruth allait penser. Elle se dirait probablement qu’il était fou et elle aurait raison. — Le fait que vous restiez ici va causer une forte sensation et sera très utile à notre campagne, reprit Hadfield avec satisfaction. Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que nous l’annoncions tout de suite ? — Pas le moindre … — Bon. Whittaker voudrait vous dire deux mots sur les questions de détail. Votre traitement sera celui d’un officier administratif de 2 classe, d’un âge correspondant au vôtre. D’accord ? — Naturellement. Je n’en espérais pas davantage. Il n’ajouta pas, parce que c’était superflu, que cette question ne revêtait qu’un intérêt théorique. Son traitement sur Mars, bien qu’égalant à peine le dixième de son revenu total, serait très suffisant pour lui garantir un standard de vie confortable sur une planète où le luxe était encore inconnu. Il ne voyait pas bien comment il emploierait ses biens terrestres, mais ils pourraient sans doute servir d’une façon ou d’une autre. Après une longue entrevue avec Whittaker, qui réussit presque à démolir son enthousiasme par ses lamentations sur le manque de personnel et de place, il passa le reste de la journée à écrire des dizaines de radiogrammes. Le plus long fut pour Ruth ; il traitait principalement, mais pas uniquement, d’affaires. Ruth lui avait souvent énuméré l’étonnante variété de travaux qu’elle accomplissait pour ses dix pour cent de commission, et Martin imagina ce qu’elle allait dire en apprenant qu’elle devrait, en plus, avoir l’œil sur un certain James Spencer et s’occuper de lui quand il serait à New York, ce qui se produirait assez souvent puisqu’il devait y terminer ses études. Les choses auraient été simplifiées si Gibson avait pu lui exposer les faits ; de toute façon, elle les devinerait. D’ailleurs, c’eût été déloyal envers Jimmy, qui devait être le premier à savoir. Il y avait des fois où son besoin de se confier à l’étudiant était si grand que Martin se sentait presque heureux à l’idée qu’ils allaient bientôt se séparer. Mais Hadfield avait raison, comme d’habitude. Révéler tout risquerait de dérouter et de blesser le jeune garçon, et pourrait même causer la rupture de ses fiançailles avec Irène. Le moment propice se présenterait après leur mariage, à l’époque où, Gibson l’espérait, ils seraient encore isolés du monde extérieur et à l’épreuve des coups qu’il pouvait leur porter. L’ironie du sort voulait qu’après avoir retrouvé son fils après tant d’années, il lui fallût le perdre à nouveau. Peut-être était-ce une partie de la punition qu’il avait méritée par l’égoïsme ou le manque de courage — pour ne pas dire plus — qu’il avait montrés vingt ans plus tôt ? Mais le passé devait être enterré, il fallait penser à l’avenir. Jimmy reviendrait sur Mars dès qu’il le pourrait, cela ne faisait aucun doute. Même si lui, Gibson n’avait pas connu la fierté et les satisfactions de la paternité, il aurait peut-être plus tard des compensations en voyant ses petits-enfants naître sur un monde qu’il aidait à construire. Pour la première fois de sa vie, il affronterait un futur qu’il pouvait considérer avec intérêt et émotion, un futur qui ne serait pas simplement la répétition du passé. La Terre lança sa foudre quatre jours plus tard. Gibson en eut un avant-goût lorsqu’il vit le titre qui s’étalait en première page du Martian Times. Les deux mots qu’il avait sous les yeux étaient si effarants qu’il en oublia sur le coup de lire la suite. HADFIELD RAPPELÉ Nous venons de recevoir à l’instant une information disant que le Comité d’Expansion interplanétaire vient de prier l’administrateur de rentrer à Terre à bord de l’Arès, qui quitte Déimos dans quatre jours. Aucune raison n’est donnée. C’était tout, mais c’en était assez pour mettre le feu à la planète. Aucune raison n’était donnée ; ce n’était pas nécessaire, non plus. Chacun savait de façon précise pourquoi la Terre voulait voir Warren Hadfield. — Qu’est-ce que tu penses de ça ? demanda Martin à Jimmy en lui tendant le journal au-dessus de la table où ils prenaient leur petit déjeuner. — Mon Dieu ! suffoqua le jeune garçon. Ça se gâte ! Que croyez-vous qu’il va faire ? — Que veux-tu qu’il fasse ? — Eh bien … il peut refuser de partir ; tout le monde ici l’épaulerait … — Ça ne ferait qu’envenimer les choses. Il partira, crois-moi. Hadfield n’est pas homme à refuser le combat. Le regard de Jimmy s’alluma soudainement. — Par le fait, Irène va-t-elle aussi partir ? — Ah, je m’y attendais ! s’esclaffa le romancier. Tu espères que ce coup dur aura des répercussions agréables pour vous deux ! Mais n’y compte pas trop Hadfield peut très bien laisser sa fille ici. Il se dit en lui-même que c’était peu vraisemblable. Si Hadfield partait, il aurait besoin de tout l’appui moral qu’il pourrait trouver. Malgré le travail considérable qui l’attendait, Gibson rendit une brève visite à l’Administration, où il trouva tout le monde dans un état d’incertitude voisin de l’indignation. Indignation devant le traitement cavalier infligé par la Terre à leur chef, incertitude parce que nul ne savait encore comment il allait réagir. Hadfield était arrivé le matin de bonne heure et n’avait reçu que Whittaker et sa secrétaire particulière. Ceux qui l’avaient aperçu déclaraient que, pour un homme sur le point d’être disgracié, il paraissait rudement de bonne humeur. Le romancier méditait encore la nouvelle en faisant un crochet vers le laboratoire de biologie. Il avait oublié d’aller voir son petit ami martien depuis deux jours, et il se sentait un peu coupable. Tout en longeant Régent Street, il se demanda quel genre de défense Hadfield allait présenter. Il comprenait maintenant le sens de la réflexion que Jimmy avait surprise un soir. Mais le succès excuserait-il tout ? D’ailleurs, la véritable réussite était encore lointaine ; ainsi que Hadfield l’avait dit lui-même, il faudrait un demi-siècle pour que le projet Aurore portât ses fruits, même en escomptant une assistance maximum de la part de la Terre. Il était essentiel de s’assurer cet appui, et Hadfield ferait l’impossible pour ne pas s’aliéner la planète mère. Gibson ne pouvait mieux l’aider qu’avec un tir de protection à longue portée lancé par son service de propagande. Scouïk fut enchanté de voir Martin, comme d’habitude, mais ce dernier ne répondit à ses démonstrations que d’un air distrait. Comme à l’ordinaire, l’écrivain lui offrit un morceau de plante à air puisé dans la réserve du laboratoire. Ce simple geste dut déclencher quelque chose dans son subconscient, car il s’arrêta brusquement pour se tourner vers le chef biologiste. — Je viens d’avoir une idée merveilleuse, s’écria-t-il. Vous vous souvenez, vous m’avez parlé un jour des tours que vous aviez pu lui apprendre ? — Lui apprendre ! Maintenant, le problème consiste surtout à l’empêcher de les retenir ! — Vous m’avez dit aussi que les Martiens pouvaient communiquer entre eux, n’est-ce pas ? — Oui, notre expédition a démontré qu’ils pouvaient échanger des pensées simples et même quelques idées abstraites, des notions de couleur. Cela ne prouve pas grand-chose, bien entendu ; les abeilles en font autant … Dites-moi ce que vous pensez de mon système. Pourquoi ne pas leur enseigner à cultiver les plantes à air à notre place ? Vous savez de quel formidable avantage ils disposent ; ils peuvent circuler à leur guise sur la surface de Mars, tandis que nous ne pouvons rien faire sans appareils de protection. Ils n’auront pas besoin de savoir ce qu’ils font. Nous leur procurerons les pousses — c’est par pousses que la plante se reproduit, n’est-ce pas ? — , nous leur apprendrons la routine nécessaire et nous les récompenserons ensuite ! — Un moment ! C’est une excellente idée, mais vous oubliez certains détails d’ordre pratique. Je crois que nous pourrions les entraîner de la façon que vous suggérez — nous connaissons suffisamment leur psychologie pour cela — mais puis-je vous faire remarquer qu’il n’en existe que dix spécimens connus, y compris Scouïk ? — J’y ai pensé, fit Gibson avec impatience, mais je suis persuadé que le groupe que j’ai découvert n’est pas le seul. Ce serait une coïncidence incroyable. Ils sont certainement assez rares, mais il doit s’en trouver des centaines, sinon des milliers, sur la planète tout entière. Je vais proposer qu’on effectue des reconnaissances aériennes, avec des photos de tous les massifs de plantes à air. Nous n’aurons aucune difficulté à repérer leurs clairières. Mais en tout cas, je considère que c’est une solution à long terme. Maintenant que leurs conditions d’existence sont beaucoup plus favorables, ils vont se multiplier rapidement, tout comme la végétation est déjà en train de le faire. N’oubliez pas que, même abandonnée, à elle-même, la plante à air recouvrirait entièrement les régions équatoriales avant quatre cents ans, selon nos estimations. Avec l’aide des Martiens et la nôtre, nous pourrions hâter de plusieurs années l’aboutissement du projet Aurore ! Le biologiste hocha la tête d’un air incrédule, puis il se mit à griffonner quelques calculs sur un calepin. À la fin, il pinça les lèvres. — Évidemment, conclut-il, je ne peux pas prouver pour le moment que c’est impossible, il y a trop de facteurs inconnus, y compris le plus important de tous, la vitesse de reproduction des Martiens. À propos, vous savez que ce sont d’authentiques marsupiaux ? Nous venons d’en avoir la confirmation … — Vous voulez dire, des bêtes comme les kangourous ? — Oui ; le rejeton vit dans une poche jusqu’à ce qu’il soit assez grand pour faire son entrée dans ce monde froid et rude. Nous pensons que plusieurs des femelles sont en train de porter, et il est possible qu’elles reproduisent annuellement. Scouïk étant l’unique jeune que nous ayons découvert, cela signifie que leur taux de mortalité doit être terriblement élevé, ce qui n’est pas surprenant par ce climat. — Exactement les conditions désirées ! s’exclama le romancier. À présent, plus rien ne les empêchera de proliférer, pourvu qu’ils aient toute la nourriture voulue, et nous y veillerons ! — En définitive, vous voulez élever des Martiens ou cultiver la plante à air ? trancha le savant. — Les deux ! répliqua Gibson en souriant. Ils vont ensemble comme les sardines et l’huile, ou les œufs et le jambon. — Arrêtez ! supplia l’autre, d’un air si affecté que son interlocuteur s’excusa sur-le-champ pour son manque de tact. Il avait oublié que, depuis des années, nul n’avait goûté de tels mets sur Mars. Plus Martin songeait à sa nouvelle idée, plus elle lui plaisait. Malgré l’urgence de ses affaires personnelles, il trouva le temps de rédiger pour Hadfield un mémorandum à ce sujet, dans l’espoir que l’administrateur pourrait en discuter avec lui avant son départ pour la Terre. Ce mémoire était en quelque sorte un plan visant à régénérer, non seulement un monde, mais aussi une race qui pouvait fort bien être plus vieille que l’humanité. Gibson se demandait si le changement des conditions climatiques affecterait les Martiens avant un siècle. Si la température devenait trop chaude pour eux, ils pouvaient émigrer vers le nord ou le sud, ou même, si nécessaire, vers les régions subpolaires où Phobos n’était jamais visible. Quant à l’atmosphère oxygénée, ils y avaient été accoutumés dans le passé et ils pourraient s’y réadapter. Scouïk s’en accommodait bien, lui qui respirait maintenant une quantité appréciable d’oxygène dans l’air de Port Lowell. Il n’y avait pas encore de réponse à l’énigme que la découverte des natifs avait soulevée. Étaient-ils les survivants dégénérés d’une race qui, à une époque reculée, avait possédé une civilisation qui sombra quand les conditions d’existence devinrent trop dures ? C’était un point de vue romantique pour lequel n’existait pas la moindre preuve. Les savants étaient unanimes à croire qu’il n’y avait jamais eu de culture avancée sur Mars, mais ils avaient déjà commis d’autres erreurs et une de plus n’étonnerait personne. De toute manière, ce serait une expérience extrêmement intéressante que de voir jusqu’à quel degré d’évolution monteraient les Martiens, à présent que leur monde renaissait. Car c’était leur patrie, et non celle de l’homme. Même si ce dernier la façonnait à son propre avantage, il aurait toujours le devoir de sauvegarder les intérêts de ses habitants légitimes. Personne ne pouvait dire quel rôle ces derniers assumeraient peut-être dans l’histoire de l’univers si, comme c’était inévitable, l’homme lui-même rencontrait un jour une race plus évoluée que la sienne, et qui le jugerait alors d’après son comportement sur la planète rouge. Chapitre XVII — Je regrette que vous ne repartiez pas avec nous, Martin, dit Norden alors qu’ils approchaient du Block Ouest n° 1, mais je suis sûr que vous êtes dans le bon chemin, et nous vous respectons tous pour cela. — Merci, répondit Gibson avec sincérité. J’aurais aimé faire le voyage avec vous, mais … bah ! nous en aurons cent fois l’occasion plus tard ! Quoi qu’il arrive, je ne veux pas rester ici toute ma vie ! Il ricana. Je suppose que vous n’imaginiez pas un semblable échange de passagers … Norden se rembrunit. — Certainement pas. Sous certains rapports, c’est même embarrassant. Je me sens l’âme du capitaine qui conduisit Napoléon à l’île d’Elbe. Comment Hadfield prend-il la chose ? — Je ne l’ai pas rencontré depuis que l’ordre de rappel est arrivé, mais je dois le voir demain avant son départ pour Déimos. Whittaker prétend qu’il paraît assez confiant et qu’il n’a pas l’air de s’en faire. — À votre avis, que va-t-il se passer ? — Sur le plan officiel, Hadfield va être accusé de détournement de fonds, de matériel et de personnel. C’est suffisant pour l’envoyer en prison pour le restant de ses jours, mais comme la moitié des dirigeants et tous les savants de Mars sont impliqués, qu’est-ce que la Terre pourra faire ? C’est une situation très amusante. L’administrateur est un héros pour le public sur deux mondes, et le Comité d’Expansion interplanétaire devra mettre des gants. Je crois que le verdict sera celui-ci : « Vous n’auriez pas dû faire cela, mais enfin, si vous l’avez fait, tant mieux. » — Et alors, on le laissera revenir ici ? — Il le faut : personne ne peut le remplacer ! — On devra quand même lui trouver un successeur un jour … — D’accord, mais ce serait une folie que de perdre Hadfield alors qu’il peut encore travailler pendant des années. Et que Dieu vienne en aide à celui qui reprendra le flambeau ! — Je dois reconnaître que c’est une fonction très spéciale, sans compter qu’il se passe probablement des choses que nous ignorons. Pourquoi la Terre a-t-elle rejeté le projet Aurore quand on le lui soumit à l’origine ? — Je me suis déjà posé la question et j’ai l’intention d’en avoir le cœur net un jour ou l’autre. En attendant, ma théorie est celle-ci : je crois qu’il y a en bas pas mal de gens qui ne veulent pas que Mars devienne trop puissante et, encore moins, indépendante. Remarquez qu’ils n’ont aucun dessein criminel, mais ils n’en acceptent pas l’idée, voilà tout. C’est trop blessant pour leur amour-propre, et ils désirent voir leur planète rester le centre de l’univers. — Savez-vous qu’il est amusant de vous entendre parler de la Terre comme si elle était un amalgame d’avarice et de tyrannie ? Après tout, ce n’est pas très juste ! Ceux que vous maudissez en ce moment sont les dirigeants du Comité d’Expansion interplanétaire et de ses organisations annexes, et ces hommes essaient vraiment de faire de leur mieux. N’oubliez pas que tout ce dont vous disposez ici est dû à leur esprit d’entreprise et à leur initiative. Je crains que vous, les colons — Norden grimaça un sourire en coin — , vous ne voyiez les choses d’un point de vue trop personnel. J’ai la faculté de considérer les deux aspects de la question. Quand je suis ici, je comprends votre raisonnement et je sympathise même avec vous ; mais dans trois mois, je me trouverai de l’autre côté et je penserai probablement que vous êtes une bande de rouspéteurs et d’ingrats, sur Mars ! Gibson se mit à rire, mais sans trop de conviction. Il y avait une bonne dose de vérité dans ce que Norden venait de dire. La seule difficulté et le coût du voyage interplanétaire, ainsi que le temps nécessaire pour aller d’un monde à l’autre, provoquaient inévitablement une certaine incompréhension, pour ne pas dire une intolérance, entre la Terre et Mars. Martin formula le vœu qu’avec l’accroissement de la vitesse des transports, ces barrières disparaîtraient et que les deux planètes se rapprocheraient l’une de l’autre par l’esprit comme par le temps. Ils avaient maintenant atteint le bloc et attendaient le véhicule qui devait mener le capitaine à la piste d’envol. Le reste de l’équipage avait déjà fait ses adieux auparavant et il était en route pour Déimos. Seul Jimmy avait bénéficié d’une dispense spéciale pour accompagner Hadfield et Irène le lendemain. Le jeune garçon avait incontestablement fait du chemin depuis son départ, pensa Gibson avec amusement. Il ne peut s’empêcher de se demander quelle quantité de travail Norden allait obtenir de lui au cours de la traversée. — Eh bien, John, j’espère que vous aurez un bon retour, dit Gibson en lui tendant la main, comme la porte du sas s’ouvrait. Quand aurai-je le plaisir de vous revoir ? — Dans dix-huit mois, à peu près. Il faut que j’aille sur Vénus entre-temps. Quand je reviendrai, j’espère trouver du changement ; je veux voir des plantes à air et des Martiens partout ! — Je n’en promets pas tant dans un si court délai, répondit le romancier en riant, mais nous ferons l’impossible pour ne pas vous décevoir ! Ils se serrèrent la main et Norden disparut à l’intérieur. Gibson réalisa qu’il était impossible de ne pas ressentir une poussée d’envie en évoquant toutes les choses que son ami allait retrouver, toutes les beautés de la Terre qui lui avaient naguère semblé si communes et qu’il ne reverrait pas avant de nombreuses années. Il lui restait encore des adieux à faire, les plus difficiles de tous. Sa dernière entrevue avec Hadfield nécessiterait un tact et une délicatesse considérables. La comparaison de Norden était bonne : ce serait une sorte d’entretien avec un monarque détrôné sur le point de partir en exil. En fait, les appréhensions de Gibson furent sans fondement. Hadfield était toujours le maître de la situation, et il semblait très rassuré quant à son avenir. Quand Gibson entra, il venait de terminer le tri de ses papiers. La pièce paraissait froide et nue, avec ses trois corbeilles à papiers dans un coin, regorgeant d’imprimés et de notes au rebut. Whittaker devait emménager le lendemain pour y assumer l’intérim. — J’ai parcouru votre exposé au sujet des Martiens et des plantes à air, déclara l’administrateur en explorant les recoins les plus secrets de son bureau. C’est une idée très intéressante, mais personne ne peut me dire si elle est valable ou non. La situation est extrêmement compliquée et nous n’avons pas d’informations suffisantes. Le dilemme se résume à ceci : aurons-nous une meilleure rémunération de nos efforts si nous enseignons aux natifs à cultiver les plantes ou si nous faisons ce travail nous-mêmes ? De toute façon, nous allons mettre sur pied une petite équipe de recherche qui étudiera la question, encore que nous ne puissions pas faire grand-chose tant que nous n’avons pas plus de Martiens ! J’ai demandé au docteur Petersen de s’occuper du côté scientifique, et j’aimerais que vous traitiez vous-même les problèmes administratifs que l’affaire ne manquera pas de soulever, en laissant toutefois les décisions majeures à Whittaker, bien entendu. Petersen est un garçon très calé, mais il manque d’imagination. À vous deux, vous créerez un équilibre souhaitable. — Je serai très heureux de faire tout mon possible, répliqua Gibson, enchanté de la perspective, bien qu’un peu inquiet de cet élargissement de ses responsabilités. Pourtant, le fait que Hadfield lui confiât cette tâche était encourageant et démontrait qu’on avait confiance en ses capacités. Tout en discutant des détails techniques, le romancier acquit la conviction que son interlocuteur ne pensait pas être absent plus d’un an. Il semblait même attendre le voyage avec impatience, comme s’il s’agissait d’un congé trop longtemps retardé. Martin espéra que son optimisme se trouverait justifié par les événements. Vers la fin de leur entretien, la conversation dévia inévitablement sur Irène et Jimmy. La longue traversée offrirait à Hadfield toute la latitude désirable pour observer son futur gendre, et Gibson conçut l’espoir que Jimmy se comporterait à son avantage. Il était visible que l’administrateur considérait cet aspect du voyage avec un tranquille amusement. Ainsi qu’il le fit remarquer, si les deux jeunes gens pouvaient s’entendre pendant trois mois dans un espace aussi restreint, leur mariage serait un succès. Si quelque chose n’allait pas, alors plus vite ils s’en rendraient compté, mieux cela vaudrait. En quittant le bureau de Hadfield, Gibson pensa lui avoir suffisamment exprimé sa sympathie. Le chef savait que la planète tout entière était derrière lui et que le romancier ferait tout pour gagner à sa cause l’appui de la Terre. Martin se retourna pour contempler l’inscription discrète apposée sur la porte. Quoi qu’il arrivât, il ne serait pas nécessaire de la modifier, car les mots désignaient la fonction et non l’homme. Pendant douze mois ou plus, Whittaker, le dirigeant démocratique de Mars et le serviteur consciencieux — dans les limites raisonnables — de la planète mère, travaillerait derrière cette cloison. Quel que fût celui qui s’en allait ou celui qui revenait, la définition serait la même, car c’était encore là une idée de Hadfield, une tradition qu’il avait implantée et selon laquelle l’emploi importait plus que celui qui l’occupait. Il ne lui avait pas donné un très bon départ, estima Gibson, car l’anonymat n’était guère une caractéristique de l’administrateur. La dernière fusée pour Déimos partit trois heures plus tard, emmenant Hadfield, Irène et Jimmy à son bord. La jeune fille était venue au Grand Hôtel martien pour aider son prétendant à réunir ses bagages et pour faire ses adieux à Gibson. Elle débordait d’agitation et semblait si rayonnante de bonheur qu’on avait plaisir à la regarder. Ses deux rêves se réalisaient d’un seul coup : elle retournait sur Terre, et avec celui qu’elle aimait. Gibson souhaita qu’elle ne connût jamais de déception dans l’une ou l’autre de ses expériences. Personnellement, il ne croyait pas qu’elle aurait lieu de les regretter. Les malles du jeune stagiaire étaient difficiles à boucler à cause des nombreux souvenirs qu’il avait amassés durant son séjour, principalement des spécimens de plantes et de minéraux recueillis au cours de diverses excursions en dehors des dômes. Tout étant soigneusement pesé, il dut prendre des décisions déchirantes quand on découvrit qu’il dépassait de deux kilos le poids autorisé. Finalement, la dernière valise fut bouclée et prit le chemin de l’aéroport. — N’oublie pas de contacter Mrs. Goldstein dès ton arrivée, elle attend de tes nouvelles, recommanda le romancier. — Je n’y manquerai pas. C’est vraiment chic de votre part de vous donner tant de mal. Nous apprécions beaucoup tout ce que vous avez fait pour nous, n’est-ce pas, Irène ? — Oh, oui ! Je ne sais pas ce que nous serions devenus sans vous … Martin sourit avec un peu d’envie. — Oh, dit-il, je crois que vous vous seriez quand même débrouillés d’une façon ou d’une autre ! Mais je suis content que tout ait bien tourné pour vous et je suis certain que vous allez être très heureux. Et puis … j’espère aussi qu’on ne sera pas trop longtemps sans vous revoir tous les deux, ici … En serrant la main du jeune garçon, il ressentit une fois de plus l’immense désir de lui révéler son identité et de lui faire ses adieux comme à un fils, quelles qu’en fussent les conséquences. Mais s’il s’y décidait, il savait que la raison dominante serait le pur égoïsme. Ce serait comme une prise de possession, un acte gratuit, inexcusable, qui détruirait tout le bien qu’il avait forgé au cours des derniers mois. En relâchant son étreinte, il crut distinguer dans l’expression de Jimmy quelque chose qu’il n’y avait jamais vu auparavant, c’était peut-être l’aube d’un soupçon, une ébauche à demi consciente qui préludait à l’épanouissement de la révélation. Martin l’espéra ; sa tâche n’en serait que plus aisée quand l’heure sonnerait. Il regarda le couple s’éloigner main dans la main, au long de la rue étroite, tous deux étrangers à ce qui les environnait. Ils l’avaient déjà oublié, mais plus tard, ils se souviendraient. L’aube allait pointer quand Gibson sortit par la valve principale et s’éloigna de la ville encore endormie. Phobos s’était couché depuis une heure et la lumière provenait des étoiles et de Déimos, maintenant haut à l’ouest. Martin regarda sa montre : encore dix minutes, s’il n’y avait pas d’anicroche. — Viens, Scouïk, dit-il, on va faire un petit trot pour se réchauffer. Il y avait au moins cinquante degrés sous zéro, mais le petit Martien n’en semblait pas autrement affecté. Il valait mieux quand même lui donner un peu de mouvement. Quant à son maître, il se sentait parfaitement à l’aise dans son attirail protecteur au grand complet. Il était remarquable de voir combien les plantes avaient poussé au cours des dernières semaines. Grâce à Phobos, elles dépassaient maintenant la taille d’un homme. Le projet Aurore commençait déjà à marquer son empreinte sur la planète. Même la calotte du pôle Nord, qui aurait dû approcher de sa limite maximum en ce milieu d’hiver, avait stoppé sa progression, tandis que sur l’hémisphère opposé les débris de la calotte australe avaient complètement disparu. Les deux compagnons s’arrêtèrent à un kilomètre environ de la ville, assez loin pour que ses lumières ne gênassent pas l’observation. Gibson jeta un nouveau coup d’œil sur sa montre : moins d’une minute à attendre. Il savait bien ce que ses amis devaient éprouver à ce moment précis. Comme il était bizarre de les imaginer sur ce petit disque biscornu, à peine visible ! Soudain Déimos devint considérablement plus brillant, il sembla se fendre en deux fragments quand une étoile incroyablement lumineuse s’arracha de son côté et se mit à glisser avec une lenteur majestueuse vers l’ouest. L’éclat des fusées atomiques était si éblouissant, même à des milliers de kilomètres de distance, que l’œil avait du mal à le supporter. Martin sentait que ses amis dirigeaient leurs regards vers lui. Ils devaient être près des hublots pour observer le monde en forme de croissant qu’ils désertaient, tout comme lui lorsqu’il avait fait ses adieux à la Terre. Que pensait Hadfield à présent ? Se demandait-il s’il reviendrait jamais ? Gibson n’avait plus de doute là-dessus. Quelles que fussent les batailles qui l’attendaient, il en sortirait vainqueur, comme par le passé. Il retournait sur Terre en triomphe, pas en disgrâce. L’aveuglante étoile d’un blanc bleuté s’éloignait maintenant de Déimos, vers le Soleil et la Terre. À l’est, le cercle du soleil émergea à l’horizon et les gigantesques plantes vertes commencèrent à s’agiter dans leur sommeil, un sommeil déjà interrompu par le passage météorique de Phobos. Gibson regarda une dernière fois les deux taches qui descendaient vers l’ouest et leva sa main pour un adieu silencieux. — Allons, Scouïk, dit-il, il est temps de rentrer, j’ai pas mal de travail devant moi. Il pinça les oreilles du petit Martien avec ses doigts gantés. — Et c’est valable pour toi aussi, ajouta-t-il. Tu ne t’en doutes pas encore, mais nous avons tous les deux du pain sur la planche. Ils rebroussèrent chemin dans la direction des grandes coupoles qui luisaient faiblement dans les premières lueurs du matin. La vie allait paraître étrange à Port Lowell, maintenant que Hadfield n’était plus là et qu’un autre travaillait derrière la porte marquée « Administrateur ». Martin s’arrêta brusquement. De façon fugitive, il venait d’avoir la vision du futur, tel qu’il serait à quinze ou vingt ans de là. Qui commanderait alors les destinées de la planète, quand le projet Aurore entrerait dans sa phase décisive et que le dénouement serait déjà prévisible ? La question et la réponse lui apparurent presque simultanément. Pour la première fois, il sut ce qui se trouvait au bout de la route où il venait de s’engager. Un jour peut-être, il aurait le devoir et le privilège de continuer l’œuvre commencée par Hadfield. Il était possible que ce fût une pure illusion, ou la prémonition d’une puissance encore cachée et qu’il avait méconnue. Il le saurait tôt ou tard. Avec une nouvelle vigueur, Martin Gibson, romancier, ancien habitant de la Terre, reprit sa marche vers la ville. Son ombre se confondait avec celle du petit Martien qui sautillait à son côté, tandis qu’au-dessus de leurs têtes, les dernières ombres de la nuit évacuaient le ciel et qu’autour d’eux, les hautes plantes sans fleurs se déployaient face au Soleil. Une poésie de la science Arthur C. Clarke ( né en 1917 ) est un des plus grands écrivains anglais de science-fiction. Dans son œuvre, le dosage entre la science et la fiction est toujours parfait, au point qu’il n’est pas exagéré de prétendre qu’Arthur C. Clarke est un des rares auteurs qui ait écrit de la vraie science-fiction, au sens le plus précis du terme. Ses premières publications datent de 1939. Il a connu la grande notoriété internationale avec 2001, l’Odyssée de l’espace, que Stanley Kubrick a magistralement porté à l’écran. Parmi ses ouvrages les plus récents, il convient de citer Rendez-vous avec Rama qui est peut-être un des chefs-d’œuvre du genre. Pour le reste, on peut mentionner La cité et les astres, Prélude à l’espace, Les sables de Mars et la fameuse nouvelle Les neuf milliards de noms de Dieu.